samedi 15 avril 2017

"Il y a des héros en bien comme en mal, disait La Rochefoucauld ou Nietzsche, je ne sais plus trop, et il y avait de ça chez Jugan".

Tout d'abord, mille excuses, les dernières semaines ont été très chargées et le blog est passé au second plan. Profitons de ce weekend pascal pour réveiller la Belle au Bois Dormant et le rythme habituel reviendra progressivement. Pour cette reprise, voici un roman paru dans une collection de littérature générale, en grand format comme en poche, mais qui aurait parfaitement pu être publié comme un roman noir. Parce que la tension y monte petit à petit jusqu'à un dénouement qu'on devine dramatique, forcément dramatique, sans savoir quelle forme cela prendra... Avec "Jugan" (désormais en poche chez Folio), Jérôme Leroy, déjà croisé sur ce blog avec "Le Bloc", s'intéresse à un personnage aussi fascinant que dangereux, un monstre (c'est ainsi qu'il est qualifié dans le livre, on verra pourquoi) n'ayant plus aucune limite morale, une sorte de trou noir capable d'engloutir tous ceux qui l'approchent de trop près... Une sorte d'anti-Dorian Gray, à tout point de vue.



Au début des années 2000, la petite ville de Noirbourg, dans le Cotentin, a été le cadre d'événements qui restent gravés dans les mémoires de ceux qui se trouvaient là. C'est le cas du narrateur du roman, jeune enseignant à l'époque et qui, plus d'une décennie après, continue à souffrir de cauchemars récurrents où un visage le hante...

Ce masque, qu'on croirait sorti droit d'un film d'horreur, c'est celui de Joël Jugan. Au début des années 1980, il s'était fait connaître par une série d'actes violents signés par un groupe d'extrême gauche, Action Rouge, avant d'être traqué et arrêté. Jugé et incarcéré, il a passé près de 20 ans derrière les barreaux.

Lorsqu'il sort, en ce début de nouveau millénaire, il n'est plus le même. Le jeune adulte d'antan a laissé place à un homme mûr. Mais, les changements ne s'arrêtent pas là : le visage presque angélique du héros révolutionnaire est méconnaissable, détruit par la bêtise et la folie humaines. Il est devenu une sorte de Joseph Merrick, un monstre dont on s'écarte.

A sa libération, il a choisi de rentrer à Noirbourg, là où tout a commencé pour lui. Son ancienne camarade au sein d'Action Rouge, Clotilde, s'est portée garante de sa réinsertion et l'a intégré à l'équipe du centre social qui apporte aide et soutien aux élèves en difficulté. Histoire de reprendre pied après tout ce temps coupé du monde.

Mais, Jugan a beau arborer ce visage mutilé, difforme, hideux, il a conservé de sa jeunesse triomphante un charisme indéniable, naturel, qui lui donne un ascendant immédiat sur nombre de ceux qui croisent son chemin. C'est le cas de Clotilde, comme si rien n'était arrivé depuis leur jeunesse, mais aussi du narrateur, malgré sa position plus extérieure.

Et puis, ce sera le cas d'Assia. Son père, arrivé en France depuis le Maghreb avant sa naissance, tient une épicerie dans un quartier modeste de Noirbourg. Assia est une excellente élève qui a l'ambition de réussir par les études mais doit, pour cela, concilier sa vie d'élève, l'aide qu'elle apporte à son père en tenant la caisse du magasin et son travail au centre social pour gagner un peu d'argent.

Un parcours sans faute pour une jeune fille solitaire, studieuse mais introvertie, essayant d'attraper un ascenseur social trop souvent en panne. Une demoiselle sans histoire, concentrée sur le travail, faute de réussir à créer de véritables relations amicales, respectueuse de l'éducation reçue de son père, qu'elle aime et respecte. Une vie sans éclat...

Jusqu'à ce qu'elle rencontre Joël Jugan.

Joël Jugan... Sans doute pourrait-on parler des heures de ce personnage et de sa complexité. On est tenté de dire qu'il y a (au moins) deux Jugan, celui d'avant la prison, celui d'après. Mais, je n'en suis pas si certain, en fait. Oui, entre ces deux époques, il a changé, bien sûr, il a vieilli, il a été défiguré dans des circonstances tragiques, il a rongé son frein...

Oui, entre le jeune homme qui a opté pour la lutte armée et l'homme mûr qui revient à Noirbourg, il y a de profondes différences, le second ne mettant plus en avant cet engagement politique fort qui fut le sien. Et pourtant, chez l'un comme l'autre, une même haine profondément enracinée pour le monde tel qu'il est. Et un même nihilisme, aussi.

La vraie différence, c'est que le jeune Jugan était un chef de bande, un meneur d'hommes et de femmes, prônant la lutte armée pour rendre le monde meilleur, en tout cas, c'est ainsi qu'il était perçu par ses amis, alors que le Jugan revenu dans le Cotentin apparaît solitaire et avare en paroles, presque goguenard, mais débarrasser des illusions qu'il n'a peut-être même jamais nourries.

Jugan est un monstre, ce n'est pas moi qui le dis, j'insiste, c'est ainsi qu'on nous le présente. Un monstre physiquement parlant, on le comprend rapidement, avec ce visage qui met mal à l'aise ses interlocuteurs, mais aussi un monstre moralement. Là encore, je reprends les termes du livre, que les faits viennent peu à peu éclaircir.

Au fil de ma lecture, alors que je me triturais les méninges pour échafauder les hypothèses du drame qui allait forcément intervenir, on le sait dès les premières pages que cette histoire va mal finir, une idée a émergé : et si Joël Jugan était un anti-Dorian Gray ? La parfaite antithèse du personnage d'Oscar Wilde...

Joël Jugan n'est pas un damné de la terre, il est né dans un milieu de notable de province, dans ce paisible Cotentin. Mais, très vite, il choisit de remettre en cause ces racines, cette éducation, et rejoint des mouvements d'extrême gauche. Il n'a rien du dandy du roman de Wilde, si ce n'est cette prestance, ce physique de jeune premier et ce charisme incroyable.

Pas de toile où fixer ce beau visage, peu de photos, même au moment de son arrestation spectaculaire et mouvementée. Juste le souvenir d'une gueule d'ange lancée dans une guerre ouverte qui va faire bien des victimes. Et puis, deux décennies plus tard, ce même visage, pas seulement marqué par l'âge, mais détruit, irrémédiablement abîmé.

On peut adhérer au combat de Jugan, comme certains ont pu soutenir Action Directe (c'est évidemment à ce mouvement qu'on pense, en lisant le livre de Jérôme Leroy), on doit dénoncer les conditions dans lesquelles Jugan a vu son visage ainsi massacré, mais je l'ai dit, Joël Jugan est une personnalité plus complexe.

Son engagement de jeunesse, son épopée violente frappée du sceau de l'idéologie m'ont paru être des leurres pour masquer sa volonté de pouvoir, son absence de peur, mais aussi de sentiments, une personnalité qui ressemble fort à celle d'un sociopathe... A sa sortie de prison, ceux qui l'ont connu avant sa chute voient encore en lui ce leader politique charismatique.

Ils attendent, à l'image de Clotilde, qu'il redevienne celui qu'il était, qu'il leur offre une nouvelle jeunesse, aventureuse, dangereuse, combattante, qu'il redevienne le guerrier défiant le monde imparfait, injuste dans lequel nous vivons. Mais ce Jugan-là n'est plus. Tout cela ne l'intéresse plus, son optique est différente, destructrice, perverse...

Pas de toile, non, à l'inverse de Dorian Gray, la duplicité de Joël Jugan s'est inscrite sur son visage... Défiguré de manière scandaleuse, il assume ce nouveau visage, le porte comme un étendard, joue de cette monstruosité mais conserve ce magnétisme, cette capacité à séduire, à entraîner les autres dans son sillage.

A vous de vous faire une idée de ce personnage, après tout, rien ne dit que vous penserez comme moi, mais, à l'image de ce narrateur incapable d'oublier ce qu'il a vécu, on ressort marqué par ce retour à Noirbourg de Joël Jugan, marqué par les événements qui vont s'enchaîner, comme si sa simple présence avait agi comme une chiquenaude faisant tomber une ligne de dominos.

Mais, en évoquant Dorian Gray, j'occulte la véritable inspiration littéraire suivie par Jérôme Leroy pour ce roman. Une inspiration qui apparaît par une série de clins d'oeil dans le corps de l'histoire. Cette inspiration, c'est "l'Ensorcelée", de Jules Barbey d'Aurevilly (attention, je mets la quatrième de couverture en lien, mais elle donne quelques éléments aussi sur "Jugan").

S'inspirant de ce roman-feuilleton très sombre, Jérôme Leroy en tire une réécriture contemporaine en forme de négatif photographique, puisque son histoire délaisse la religion et ses attraits pour ceux d'une idéologie à l'opposé de l'échiquier politique. Et n'oublie pas la dimension sociale, en mettant en scène des personnages issues de classes modestes, rejetant les inégalités que leur impose la société.

Ah, un dernier élément à évoquer, la petite part de mystère qu'insuffle Jérôme Leroy, qui reprend, me semble-t-il, là aussi des éléments présents dans le livre de Barbey d'Aurevilly : la superstition. Dans "Jugan", elle s'incarne dans un personnage de gitane liseuse de bonne aventure et jeteuse de sorts. Figure d'exclusion qui vient rappeler qu'il y a toujours plus modeste et plus rejeté que soit...

"Jugan" a tout pour faire un roman noir, peut-être pas sous cette forme, avec une construction un tout petit peu différente. Mais, dans cette version, on ressent tout de même la tension depuis les premières pages jusqu'aux dernières, une tension qui va crescendo jusqu'à un dénouement où la violence redoutée déferle, mais qui perdure ensuite, parce qu'on efface pas aussi simplement le souvenir du visage martyrisé de Joël Jugan.

Alors, si vous êtes lecteur de noir, n'hésitez pas, je pense qu'il y a aussi de quoi vous satisfaire dans ce roman troublant, où beauté et horreur semblent inextricablement liées, où le paisible Cotentin tremble sous l'onde de choc et où la sincérité et l'idéalisme sont balayés par le cynisme et la volonté de pouvoir, par la violence et l'égoïsme.

Une terrible fable qui rappelle que les causes, quelles qu'elles soient, s'incarnent parfois dans la mauvaise personne, celle dont le charisme et l'ego finisse par prendre le dessus et par la reléguer à l'arrière-plan. Et, par cette histoire, Jérôme Leroy pose également la question du choix de la violence pour défendre ses idées...

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