Les Mortemer règne, le mot semble parfaitement adéquat, sur une île pas plus grosse qu'un caillou, le genre qui n'apparaît même pas sur les cartes. Où se situe-t-elle exactement ? On l'ignore, le seul repère est la ligne de ferry qui la relie au continent en un peu plus d'une heure. Pour le reste, cette île minuscule et sans nom est donc le royaume des Mortemer.
Jusqu'à sa mort, un an plus tôt, c'est Aristide, le patriarche, qui portait la couronne, si je puis m'exprimer ainsi. Architecte, il avait, à son arrivée quelques décennies plus tôt, rasée la maison de famille de son épouse, Olivia, pour y faire construire une étonnante maison de verre et d'acier, sobrement nommée Glass, qui a rapidement réussi à faire l'unanimité contre elle sur l'île.
C'est là qu'Aristide et Olivia ont fondé une famille : ils ont eu un garçon, Luc, qui, une fois devenu adulte, a épousé Rose, une jeune femme rencontrée sur le continent. Ensemble, ils ont donné naissance à une fille, désormais adolescente, et qu'ils ont baptisée Marnie. A voir cet arbre généalogique, on pourrait croire que les Mortemer ont tout pour être heureux.
Et pourtant...
Désormais, alors que le rocher se dépeuple peu à peu et redevient "inculte, un peu comme une insulte", pour reprendre les paroles de la chanson de Serge Lama, Seules les trois femmes demeurent à Glass. Marnie, 14 ans, a conquis une totale indépendance, agissant à sa guise, découchant pour aller dormir dans des granges ou plantant son compas dans le ventre d'un garçon qui lui plaît...
Une jeune terreur en devenir qui n'envisage pas une seconde de partir de cette île sauvage aux falaises abruptes. C'est d'ailleurs là, en surplomb du vide et de l'océan déchaîné, qu'elle se sent enfin sereine et confiante. C'est au vent qu'elle confie ses joies et ses peines, ses doutes et ses envies. Bien plus qu') sa meilleure amie, Jane, qui l'accompagne pourtant dans ces promenades risquées.
Comment cerner exactement Marnie ? C'est sans doute impossible. Sa mère, malade, n'en est pas capable. Sa grand-mère, elle, s'attendrit de voir cette jeune fille briser toutes les convenances et toutes les étiquettes, imposant sa jeune autorité à tous et se fichant comme d'une guigne de ce qu'on peut penser d'elle...
Olivia, Rose, Marnie... Trois femmes que tout pourrait séparer mais qui sont inextricablement liées, comme recluses dans cette maison aux transparences trompeuses. Olivia, héritière des Mortemer, est une femme vieillissante qui conserve toute son autorité, toute sa rigidité morale et sociale. Une espèce d'anachronisme, comme tout, ou presque, sur cette île, qui, par moments, paraît désuète.
On pourrait croire l'aînée des Mortemer inflexible, une sorte de statue du Commandeur, et pourtant, peu à peu, on va découvrir ses faiblesses, ses doutes, son attachement inattendu à sa bru et son inconditionnel amour pour sa petite fille. Parce que ces trois femmes ne sont pas juste des recluses : elles se serrent les coudes. Contre vents et marées. Contre les autres. Contre les hommes.
"Le Vertige des falaises" est un roman choral. Différents personnages s'expriment dans les courts chapitres qui composent l'histoire. Marnie et Olivia sont celles que l'on croise le plus, mais, à leurs côtés, on a aussi le regard de personnages qui n'appartiennent pas au clan Mortemer. Certains y sont liés, comme Pudence, la gouvernante, le médecin ou le prêtre de l'île, d'autres ne sont que des témoins extérieurs.
Il flotte sur cette île, sur cette maison une bien étrange ambiance, mais difficile de comprendre pourquoi exactement. Oh, on a bien des soupçons, qui enflent peu à peu au fil des récits, mais sans jamais vraiment nous apporter de certitudes. Les faits se dévoileront lentement, au rythme de la vie sur l'île des Mortemer...
Dans la note que Gilles Paris a placée en fin de roman, il explique que l'inspiration pour écrire "le Vertige des falaises" lui est venu en partie de la lecture d'un roman d'Agatha Christie : "la Maison biscornue" (disponible au Masque, dans une traduction récemment revue). C'est loin d'être le plus connu des livres de la romancière anglaise, et pourtant, c'était un de ceux qu'elle préférait.
Que vous ayez lu ou que vous ayez envie de lire "le Vertige des falaises", il est intéressant de s'attaquer aussi à ce roman christien, publié après la IIe Guerre mondiale. Une intrigue à la fois classique pour l'auteure (tout le monde est un coupable potentiel) et pourtant assez atypique : on est à Londres, enfermé dans une maison qui n'a rien des habituels cottages où enquêtent Poirot ou Miss Marple.
Agatha Christie s'y parodie même, affirmant avec une ironie mordante que les femmes ne sont pas faites pour enquêter, et propose une intrigue d'une grande modernité. Je serais assez curieux, d'ailleurs, de savoir comment il fut accueilli à sa sortie. Bref, si "le Vertige des falaises" n'est pas une réécriture de "la Maison biscornue", il y a d'amusants parallèles à faire et ses deux lectures se nourrissent l'une l'autre.
En ce qui me concerne, j'ai commencé par le livre de Gilles Paris puis celui d'Agatha Christie. Or, avant de découvrir cette référence en fin de lecture du "Vertige des falaises", j'avais envisagé une autre référence : je trouvais qu'il flottait sur cette île une ambiance à la Daphné du Maurier ( ce qui m'a fait sourire, puisque c'est Tatiana de Rosnay, auteure d'une récente biographie, qui signe la phrase écrite sur le bandeau).
Oui, Glass a des faux airs de Manderley, on imaginerait même un jour Marnie, devenue adulte, prononcer la mythique phrase d'ouverture : "la nuit dernière, j'ai rêvé que je retrounais à Glass"... Olivia pourrait être la cousine de Rebecca de Winter et Prudence fait furieusement pensé à la fidèle Mrs Danvers, air revêche compris.
Si l'on ne retrouve pas devant la maison de verre et d'acier le même parc luxuriant que devant la propriété des De Winter, il y a en revanche sur l'île des Mortemer ces fameuses falaises qui semblent attirer Marnie comme un aimant, et qui rappellent certaines scènes de "Rebecca", des scènes-clés de ce récit, puisque c'est par elles qu'on aboutira à la vérité.
Oui, il y a dans le roman de Gilles Paris ce genre d'ambiance un peu surannée, et je n'emploie pas ce mot de façon péjorative, au contraire. On ne sait pas vraiment quand se déroule cette histoire, et cette ambiguïté m'a beaucoup plu. Elle rappelle un peu ce que les scénaristes de la série "Bates Motel" ont fait, en utilisant une esthétique très fifties tout en resituant l'histoire de nos jours.
"Rebecca", "Psychose"... Encore un dénominateur commun, et il n'est pas innocent. Eh oui, "le Vertige des falaises" est un roman hitchcockien, par bien des points. A commencer par le prénom de sa jeune héroïne, Marnie, qui n'a pas la blondeur de Tippi Hedren, mais qui est auréolée d'un certain mystère (pour ne pas dire un mystère certain).
A l'inverse de son homonyme sur pellicule, la Marnie de Gilles Paris semble tout à fait maîtriser la situation et présider à son destin avec une assurance qui n'est pas sans rappeler la Pénélope de "la Maison biscornue". On se dit surtout que, sous l'indépendance qu'elle affiche, se cache une attention pleine d'acuité. En clair, si quelqu'un connait tout ce qui se passe sur l'île, c'est bien Marnie.
Tout ce qui se passe, et donc tous les secrets de ses habitants, tous les non-dits... Et il y en a énormément, sur cette île ! Difficile d'instaurer une intimité parfaite lorsqu'on vit sur une si petite île, au sein d'une si petite communauté, où tout le monde connaît tout le monde depuis longtemps (les nouveaux arrivants étant bien plus rares que les partants).
Un vrai paradoxe lorsqu'on regarde Glass, cette maison dont le nom dit autant la transparence que sa structure. Or, derrière ces murs de verre, se cachent bien des secrets inavouables. Les secrets des Mortemer, dont Olivia et plus encore Marnie, qui a l'avenir devant elle, sont les dépositaires. Tout ce qui se passe sur l'île des Mortemer doit rester sur l'île des Mortemer...
Au coeur du "Vertige des falaises", on a ces deux magnifiques personnages que sont Marnie et Olivia. Impossible d'entrer plus dans la psychologie de ces deux êtres ici, car ce sont évidemment les principaux ressorts de l'intrigue. Mais, il faut noter que Gilles Paris a abandonné l'enfance de ses narrateurs précédents pour entrer dans l'adolescence, et offrir d'autres perspectives.
Bien sûr, Marnie conserve une certaine candeur, l'ingénuité de celle qui a encore tout à découvrir dans l'existence, qui ne sait rien du monde qui l'entoure, je parle du monde au sens large, car il y a cette île, qu'elle connaît dans ses moindres recoins. C'est son monde, elle en est l'héritière et elle le sait. Pour reprendre la métaphore initiale, c'est elle qui y régnera.
Restera ou partira faire sa vie ailleurs ? Ce choix se présentera à elle un jour, il dépendra certainement de sa relation avec Vincy, ce garçon dans le ventre duquel elle a planté la pointe de son compas. Mais sera-t-elle aussi libre sur le continent que sur l'île ? Conservera-t-elle cette totale indépendance d'esprit et de comportement si elle intègre la société ? Restera-t-elle Marnie ?
Elle est terriblement attachante, Marnie, si seule, si solide mais ayant tant de raison d'être malheureuse. Jamais elle ne le reconnaîtra, au contraire, elle lutte contre le fatalisme à sa façon, avec le même aplomb qu'elle déploie lorsqu'elle défie les falaises, le vent, les vagues. Attachante, oui, mais énigmatique, aussi. Jusqu'à quel point ?
Gilles Paris orchestre de main de maître cette histoire, créant cette atmosphère pesante, inquiétante, hors du temps et du monde, comme si le vent soufflant sur les falaises abruptes de l'île étourdissait le lecteur. Il y a de nombreux voiles qui empêchent de tout voir, de tout comprendre de la réalité de l'île. Il vont se déchirer progressivement pour faire apparaître la vérité.
La vérité des Mortemer.
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