En cette mi-octobre 1686, Nella n'a que 18 ans quand elle arrive à Amsterdam. Elle a quitté sa maison natale, dans une région plus rurale des Provinces-Unies, pour rejoindre la plus grande ville de la République. Jeune mariée, elle rejoint son époux, Johannes Brandt, qui a plus de deux fois son âge et est l'un des plus riches marchands amstellodamois.
Johannes a fait fortune, comme beaucoup de Hollandais à cette époque, en naviguant sur toutes les mers du monde pour rapporter au pays des produits introuvables sous nos latitudes, épices, sucres, étoffes particulières... En prenant de l'âge, il est moins souvent absent, mais il consacre toujours l'essentiel de son temps à son métier, en étant au service de la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.
D'ailleurs, quand Nella débarque, si j'ose dire, dans la grande maison de Johannes, située dans la fameuse "Courbure d'or", sur le canal du Herengracht, un des lieux les plus prisés de la ville, Johannes n'est pas là pour l'accueillir. A sa place, Nella découvre une femme d'une grande austérité et bien peu amène : Marin, la soeur de Johannes.
Vivent également là Cornelia, une orpheline qui a su se sortir de cette terrible condition pour devenir la servante des Brandt, et Otto, ancien esclave racheté par Johannes lors d'une expédition en Afrique, homme à tout faire dont la peau noire ne passe pas inaperçue le long des canaux d'Amsterdam. C'est parmi eux que Nella va devoir trouver sa place.
Encore bien naïve, malgré un caractère affirmé, elle doit faire avec un mari absent le plus clair du temps et avec une belle-soeur qui se conduit comme la véritable maîtresse de maison. Marin est l'incarnation du puritanisme calviniste, d'une sévérité morale sans faille et d'une rectitude qui confine à la rigidité.
Malgré ses efforts, Nella sent vite que la tâche s'annonce herculéenne (pour ne pas évoquer un autre personnage mythologique, Sisyphe, tant chaque minuscule avancée semble se solder par une reculade immédiate). Son nouvel époux ne s'intéresse guère à elle, en fait, il ne semble s'intéresser qu'à son travail, et Marin la considère avec hauteur et dédain...
Et puis, quelques semaines après son arrivée, Johannes fait enfin un geste envers Nella. Sans doute pas celui qu'elle attendait, c'est vrai, mais ce n'est pas rien. C'est un cadeau. Un très beau cadeau. Comprenez : un cadeau très cher. Un cadeau qui n'est pas dénué d'ambiguïté aussi : la prendrait-il encore pour une petite fille qu'elle n'est plus ?
En effet, ce cadeau, c'est une magnifique maison de poupée. Un jouet, oui, peut-être, mais bien plus que cela aussi, tant sa facture est soignée. Et, plus encore, parce que cette maison de poupée reproduit en fait la propre maison des Brandt, celle où Nella vient d'emménager récemment. Sa maison, désormais, quoi qu'en pense Marin, et malgré toutes ses difficultés à y trouver sa place.
Marin s'étrangle devant ce cadeau. Sa religion proscrit les reproductions religieuses uniquement, mais cet objet heurte ses convictions. Et peut-être se sent-elle ainsi dépossédée, remise à sa place, ou tout du moins, au même niveau de cette Nella qu'elle méprise. Mais, pour cette dernière, c'est le jardin secret qu'elle attendait, l'opportunité de desserrer le carcan, d'avoir quelque chose à elle...
Aussitôt, elle décide de la meubler. Mais, elle ne connaît pas Amsterdam, à qui s'adresser ? Elle va trouver la réponse dans la "Liste de Smit", un recueil de références, ancêtre de nos pages jaunes, si je puis faire un raccourci. Au milieu des commerçants et des artisans, Nella découvre l'existence d'un miniaturiste auquel elle décide aussitôt de s'adresser.
Bientôt, les premières pièces arrivent. Elles sont magnifiques, les meubles comme les personnages sont d'une minutie remarquable, un travail de première qualité. Mais, ces pièces sont aussi terriblement troublantes. Et vont l'être de plus en plus, au fur et à mesure des livraisons... Au point d'effrayer Nella...
Je n'en dis pas plus, il faut conserver le mystère de cette histoire absolument étonnante. On se lance dans ce livre en s'attendant à un roman historique classique pour découvrir peu à peu une véritable tragédie à l'antique. Mais, ne mettons pas la charrue avant les boeufs, commençons, si vous le voulez bien, par le début, et le début, c'est ceci :
La fameuse maison de poupée de Petronella Oortman, qui est exposée dans l'un des plus célèbres musées au monde : le Rijksmuseum, à Amsterdam. Le voilà, le point de départ, le stimulus qui a mis le feu à l'imagination de Jessie Burton ! Alors comédienne, la jeune femme qui n'a pas encore 30 ans, découvre cette maison de poupée lors d'une visite du musée, en 2009.
Et c'est parti pour une incroyable aventure littéraire, un manuscrit que se disputent près d'une quinzaine de maisons d'édition britannique, plus de 400 000 exemplaires vendus outre-Manche, des traductions dans plus d'une trentaine de langues... N'en jetez plus ! Avec "Miniaturiste", Jessie Burton a frappé fort, redonnant vie à Petronella Oortman, devenue Nella dans le livre.
Soyons bien clair, "Miniaturiste" est une pure fiction, qui imagine a vie des habitants de cette maison. Il ne s'agit pas de romancer un témoignage, une biographie de Petronella Oortman. Mais simplement de partir de cette maison de poupée, construite pour elle, meublée par elle puis transmise de génération en génération, pour raconter la vie d'une riche famille dans le siècle d'or hollandais.
Voilà, le décor est planté et le talent de Jessie Burton, c'est justement avant tout le reste de redonner vie à une époque, à une ville, à une société. On se retrouve vraiment plongés dans Amsterdam à la fin du XVIIe, au coeur d'une société tout à fait paradoxale, écartelée entre la richesse immense produite par la VOC et son puritanisme, son austérité calviniste.
"Miniaturiste", c'est une fresque historique parce qu'il y a ce décor qui est plus qu'un décor, en fait. Cette ville est une actrice-clé du roman, car c'est elle qui impose son mode de vie aux personnages : religion, j'en ai déjà parlé, classes sociales et opulence, mais aussi la condition féminine, qui est l'un des sujets centraux du livre, à travers Nella, bien sûr, mais aussi Marin et même Cornelia.
Nella au premier chef, bien sûr, puisqu'elle est le moteur et le détonateur de cette histoire. Parce que l'on croit qu'avec son mariage, auquel elle n'a pu se dérober, elle a signé pour un destin dont elle n'aura jamais le contrôle, puisqu'elle sera entièrement soumise à cet époux qui décide de tout. Oui, mais, chez les Brandt, tout cela va devenir bien plus compliqué.
Et, malgré les difficultés, les épreuves, les drames, aussi, qui vont bouleverser l'existence de cette riche famille, Nella va avoir l'opportunité de reprendre la main, de devenir maîtresse d'elle-même et de son sort. A quel prix ? Face à quelles avanies ? Ah, oui, ce ne sera pas facile du tout, mais, en quelques mois, la jeune et candide Nella va mûrir brusquement pour devenir adulte et éclairée.
D'ailleurs, on aimerait aller au-delà de la fin du livre, même s'il est ainsi parfaitement cohérent. On voudrait que la saga familiale nous soit contée, qu'on voit évoluer les Brandt pendant bien plus longtemps pour constater son évolution. Et plus particulièrement voir ce que Nella va devenir, quelle femme elle sera dans un univers patriarcal aussi solide.
Elle a un exemple parfait sous les yeux, d'ailleurs : Marin, à sa façon, a brisé les codes, refusé les conventions sociales dictées par les hommes pour les hommes. Exemple, contre-exemple... Chacun se fera son idée, mais sous ses airs revêches, Marin est un formidable personnage qu'on croirait sorti d'un roman de Hawthorne ou des soeurs Brontë.
A cela, il faut ajouter, évidemment ce qu'on appelle le siècle d'or hollandais (on le notera, parallèle au siècle d'or français, alors que, en cette même époque, Français et Hollandais se sont souvent fait la guerre, des guerres à forte connotation religieuse, puisque Louis XIV vient de révoquer l'édit de Nantes), l'essor du commerce maritime, mais aussi ses corollaires moins glorieux, comme l'esclavage.
Voilà pour le contexte. Mais, "Miniaturiste", c'est, j'ai présenté ainsi ce livre plus haut, une vraie tragédie à l'antique : le destin va s'emmêler pour venir bousculer la prospère famille Brandt. Nella va découvrir petit à petit tous les secrets qui se cachent dans cette maison, la vraie, pas sa reproduction, et les conséquences de ces révélations vont frapper toute la maisonnée.
Oui, il y a vraiment ce côté antique, ces personnages aux prises avec une existence qu'ils ne maîtrisent plus, qu'on leur dicte malgré eux, et des aléas forcément douloureux qu'il va falloir surmonter, ou bien périr... La fresque historique est bien là, mais elle prend vite une tournure qu'on n'attendait pas vraiment.
Amsterdam est l'unité de lieu, certes un peu plus vaste qu'une traditionnelle scène de théâtre ; l'unité de temps, elle aussi, est plutôt respectée car, alors qu'on imagine une saga familiale sur des années, voire des générations, on découvre une intrigue ramassé en quelques mois à peine, pour ne pas dire quelques semaines ; enfin, l'unité d'action, c'est cette famille aux allures presque carcérales dans laquelle Nella a atterri.
Et puis, il y a ce mystère, que j'évoque depuis le début ou presque. Je tourne autour sans m'y arrêter. Ce mystère, c'est la formidable mise en abyme que crée Jessie Burton entre l'auteure qu'elle est, ses personnages et ceux de la maison de poupée. Je n'entrerai pas dans le détail, évidemment, il faut vous laisser découvrir cela par vous-même.
Mais, il y a quelque chose d'absolument génial et qui rejoint, d'une certaine façon, tout ce que l'on vient d'évoquer jusqu'ici, l'impression que l'on joue à la poupée, que Jessie Burton manipule ses personnages exactement comme Nella le fait de ses miniatures. Exactement comme Petronella le fit, lorsqu'elle meubla sa propre maison de poupée.
Oh, je sais que ça semble peu clair expliqué ainsi, mais je suis certain que, ceux qui ont déjà lu "Miniaturiste" voient parfaitement ce que je veux dire. Le travail narratif de Jessie Burton est d'autant plus impressionnant qu'elle n'avait encore jamais publié. Sa maîtrise est stupéfiante et son travail absolument remarquable, parce qu'elle sait créer une atmosphère oppressante et la rendre plus étouffante encore de manière très simple.
J'ai adoré ce côté étrange, on pourrait presque dire fantastique, d'ailleurs, en tout cas, on est à la limite de basculer dans ce genre-là. C'est une vraie réussite et une formidable trouvaille qui apporte un vrai plus à un roman qui avait déjà tout pour être remarqué. Mais, cette idée-là, c'est ce qui lui permet de passer dans la catégorie supérieure, celle des romans qui vous marquent longtemps.
Un dernier mot, parce qu'on ne peut évoquer un livre dont l'idée est née au Rijksmuseum sans parler peinture. Certes, Rembrandt et Vermeer sont déjà morts depuis des années lorsque débute l'action de "Miniaturiste", mais Jessie Burton a, pour moi, saisi ce qu'il y a dans cette peinture baroque flamande pour donner de la couleur et de la matière à son roman.
La maison et ses clairs-obscurs, qui font écho directement aux zones d'ombre des différents personnages, rappellent directement le travail de Rembrandt, qui aurait parfaitement pu représenter cette maison de poupée, voire carrément, la maison des Brandt. Mais Vermeer aurait parfaitement pu peindre Cornelia ou Marin, Johannes dans sa splendeur... Un monde un peu trop parfait, en trompe-l'oeil, en parfait accord avec ce que découvre Nella à son arrivée...
Mon billet, lui, n'est pas miniature, comme vous le voyez. L'enthousiasme fait courir les doigts sur le clavier... Au fil des pages, je me suis pris à regretter que Stanley Kubrick ne puisse plus porter son regard sur "Miniaturiste" et en réaliser une adaptation. Il y aura certainement une adaptation, ce roman la vaut largement, mais quelle âme, quel souffle le réalisateur de "Barry Lyndon" aurait pu y apporter !
Je ne suis encore jamais allé à Amsterdam, autrement qu'à travers la lecture ou des reportages, des films. Si j'ai un jour la chance d'y aller, la visite du Rijksmuseum sera une étape obligatoire. Et je suis certain que, au milieu de tous les chefs-d'oeuvre qu'on peut y voir, je ferai une longue pause devant la maison de poupée de Petronella Oortman. En espérant y entendre la voix de Nella.
Et y apercevoir la main du Miniaturiste...
"Amsterdam, la Courbure d'or dans le Herengracht", tableau de Gerrit Berckheyde, autre peintre du Siècle d'or hollandais.
Aaah ! Ton avis donne envie d'aller flâner à Amsterdam, dans les rues, dans les musées parmi les toiles des maîtres flamands :)
RépondreSupprimerLa ville a tout de même énormément changé en plus de trois siècles, que ce soit la Courbure d'or que j'évoque dans le billet ou la Kalverstraat, où se trouve l'échoppe du Miniaturiste... Mais je pense que la visite vaut toujours la peine, les villes construites autour de canaux sont toujours promesse de belles balades.
SupprimerLa ville est magnifique, le Rijksmuseum sublime pourtant je ne me souviens pas de la maison de poupées de Petronella Oortman par contre votre enthousiasme m'a convaincu d'acheter ce livre :) Tout cela promet un voyage à Amsterdam :)
RépondreSupprimerUne vraie découverte pour moi, j'ai pioché le livre au hasard en Angleterre, dans une librairie qui se trouve juste côté du musée Sherloch Holmes, qui lui était blindé. :) Je l'ai dévoré en grande partie dans l'Eurostar au retour. D'habitude je lis très peu de romans qui ne sont pas de l'imaginaire, mais j'ai beaucoup aimé le travail de Burton ainsi que l'univers.
RépondreSupprimerPardon, mais "Miniaturiste" est un roman d'imaginaire. De par sa dimension fantastique, mais aussi parce que le travail de Jessie Burton a été d'imaginer la vie des habitants de la maison représentée par la maison de poupée de Petronella Oortman.
SupprimerL'imaginaire, ce n'est pas que la SF ou la fantasy et uniquement des univers inventés de toutes pièces, l'imaginaire, c'est nous quand nous jouions, enfants, à la poupée, aux petites voitures, aux cow-boys et aux indiens, l'imaginaire est partout ;)