mardi 26 août 2014

"Voilà, ça c'est Géraut tout craché, c'est le type le plus gentil que je connaisse, il pense toujours aux autres avant lui !"

Soyez prévenus, vous avez échappé au pire avec un titre qui aurait fort bien pu être "Comme un vol de Géraut hors du charnier natal..." Mais la citation retenue est plus juste que ce jeu de mots à se faire retourner José-Maria de Hereda dans sa tombe (d'autant que "Mon père, ce Géraut...", ça ne collait pas avec l'histoire...). Plus sérieusement, parlons aujourd'hui d'une vraie satire sociale, un roman acide et drôle, méchant et tendre, piquant et rafraîchissant, qui pose avec une légèreté de façade bien des questions liées à notre société actuelle, dans son attachement au paraître plus qu'à l'être, dans son égoïsme, dans ses conventions gentiment hypocrites et dans sa déshumanisation. "J'aurais dû apporter des fleurs", d'Alma Brami, qui vient de paraître au Mercure de France, est un court roman où Géraut, dont je parle sans vous l'avoir encore présenter, crache au visage du lecteur son mal-être à défaut de pouvoir le faire ouvertement, dans sa vie de tous les jours. Saura-t-il se libérer ou est-il condamné à périr noyé dans son aigreur ?





Géraut tombe par hasard sur Jean-Yves, un de ses amis de jeunesse. Enthousiaste, ce dernier invite son pote retrouvé à venir dîner chez lui un soir. Géraut s'en passerait bien, mais par politesse, il n'ose pas refuser. Et il y va. Les mains vides, parce que Jean-Yves et son épouse Greta ont tout. Alors, comme il ne sait pas quoi offrir dans ces conditions, il n'offre rien.

Ce soir-là, le bonheur de Greta et Jean-Yves éclabousse Géraut qui encaisse la condescendance de celui qui l'appelle "mon Géraut", en oubliant que Géraut, ce n'est pas son prénom... Il en prend plein la figure de cette vie de couple et de famille qu'il n'a pas, de cette réussite qu'il n'a pas, de cette culture qu'il n'a pas, de cette joie qu'il na plus.

Géraut approche de la cinquantaine, il vit seul mais passe voir régulièrement sa vieille mère, un tantinet acariâtre, il est dégarni et bedonnant, rien d'un don juan, sa seule relation, avec Françoise, est une impasse pleine d'équivoque, il n'a plus de travail et bien peu de chance d'en retrouver, il ne se voit aucun avenir.

Et voilà que son nouvel ancien ami ou ancien nouvel ami, enfin, Jean-Yves, quoi, le mec qui semble ne l'avoir jamais quitté, lui dégote un job, dans l'épicerie de son neveu, comme homme à tout faire, le job sans perspective d'avenir, qu'on cherche quand on a 18 ans pour l'argent de poche, pas quand on est un adulte sur la pente descendante. Mais il accepte, oui, il accepte.

Commence sa nouvelle vie, sous la houlette de ce patron pour qui il est invisible, avec une demoiselle qui ne vient lui tenir compagnie que pour espérer obtenir les faveurs du patron, avec ces clients qui le traitent comme un employé de troisième zone... Et il ne se plaint pas, Géraut, il ne dit rien, ou alors, merci. Et il rougit. Et transpire. Enormément.

Il manque toutefois un élément clé à ce résumé : c'est Géraut qui nous raconte cette vie en ruines qui est la sienne. Attention, pas le Géraut béni-oui-oui qui se tient bien comme il faut en toutes circonstances, n'élève jamais la voix, ne se révolte pas, accepte cette existence morne. Non, celui qui parle, ce n'est pas le Géraut veule et falot, c'est le Géraut intérieur qui fulmine.

Une voix qui n'est plus atone, inaudible, balbutiante, polie, soumise. Non, c'est voix intérieure, c'est la rage brute d'un homme malheureux, la lave du volcan qui gronde mais n'a pas encore fait sauter le bouchon du cratère pour gicler partout. C'est la cocotte-minute qui va siffler, signalant qu'il faut vite ouvrir la soupape.

Oui, le Géraut qui raconte sa vie est tout sauf la chiffe molle qui se présentent aux autres. Et si les quatre vérités qui le taraudent ne jaillissent pas au nez de tout ceux qui le traitent comme une merde, pardon, il n'y a pas d'autre mot, c'est parce qu'il n'en est pas encore à renverser toutes les conventions qui lui ont été enseignées.

Mais, cette voix, elle, ne se gêne pas. Elle renvoie à la figure de tous ces fantoches leur bonheur, leur mépris, leur bonnes intentions, leur gentillesse de façade, leur commisération, leur pitié, leur amitié en toc, leurs bons sentiments dégoulinants... Et, à travers eux, la voix intérieure de Géraut dégomme toute cette société des apparences, du faux semblant, du carton-pâte, du sourire perpétuel, du bonheur factice...

Tout passe à la moulinette made in Géraut : le mariage, la famille, l'enfant-roi, les tensions entre génération, l'hypocrisie, la solitude et comment on la meuble, les relations hommes-femmes, le désir, l'amitié... Tout est à jeter, pour Géraut, en tout cas, tout ce dans quoi il évolue et a toujours évolué.

Ils ont tout, ou croient tout avoir, mais tout est factice, comme ce bouquet de fleurs qu'on apporte chez des invités en guise de remerciement mais qui va finir, au mieux, dans un pauvre vase, sur un coin de meubles, ou dans un évier en attendant qu'on lui trouve le récipient adéquate. L'équivalent du cadeau qu'on met à la cave ou aux toilettes une fois l'invité reparti. Une simple convention de plus à respecter.

Géraut, c'est le con du dîner, sauf qu'il ne l'est pas, con. Non, il enregistre, il note tout, remarque tout, et même si l'on ne voit pas forcément des gens mal intentionnés en face de lui, force est de reconnaître qu'ils sont tous très agaçants, à leur manière. Le couple Greta / Jean-Yves est une splendeur en la matière, exubérant, vulgaire, pénible, à coup de mots doux et de joie de vivre pas du tout forcée.

En lisant le début du roman, et en particulier cette phrase terrible qui accompagne l'invitation faite à Géraut, "n'apporte rien, on a tout", une chanson m'est venue en tête, exactement sur ce thème-là, mais avec une tonalité générale teintée de douce ironie. Bien loin de la férocité du Géraut intérieur, Polo et Sanseverino ont choisi de se moquer. Mais l'idée, je pense, est la même que dans le roman d'Alma Brami.

"M'as-tu-vu comme je suis heureux ?", clament Jean-Yves et Greta. "M'as-tu-vu comme je suis malheureuse", crie sans cesse la mère de Géraut, grande spécialiste du chantage affectif, avec comme aide de camp, une assistante à domicile qui lui obéit au doigt et à l'oeil pour culpabiliser cet homme qui n'a pas besoin de ça...

Nulle part, il n'est tranquille, en sécurité, serein, sûr de lui. Sans doute ne l'a-t-il jamais été. Un damné de la terre, ce brave Géraut (argh, voilà que je parle de lui exactement comme les autres, qui le font entrer en ébullition !). On le découvre là, à un tournant de sa vie, mais difficile d'imaginer qu'il ait pu être un jour un mec, un vrai, rayonnant de confiance en lui.

Mais justement, le vase, pas celui où l'on mettra son bouquet de fleurs, puisqu'il n'en a pas apporté, non, celui, métaphorique, qu'une simple goutte fait déborder, est plein à ras bord. Et tous ces gens, avec leur gentillesse doucereuse ou leur indifférence bonhomme, y apporte leur écot liquide. Fini, le Géraut qui ne dit mot et consent, finit le spectre flou, fini la carpette, fini Géraut !!!

Et pour cela, il n'y a qu'une chose à faire... Mais je ne vais pas vous le dire !

On est clairement dans une satire, donc on se moque et on caricature. A gros traits, peut-être, personnellement, je ne trouve pas tant que ça, ayant eu l'impression d'avoir déjà croisé pas mal de personnages qu'on trouve au fil des pages de "J'aurais dû apporter des fleurs". A moins que je sois cynique et misanthrope, moi ? Non, ce n'est pas mon genre, ça se saurait...

Ce sont des personnages de théâtre, avec tout ce qu'il y a d'artificiel, là-dedans. Ils jouent des rôles, certains qu'ils ont choisi, construit, d'autres pas. Ils n'ont pas de profondeur et surtout aucune sincérité. Ils ne sont pas méchants, Jean-Yves ne pense pas à mal en trouvant du boulot à Géraut, juste ne se rend-il pas compte de l'humiliation qu'il lui impose.

A l'image de cette société en toc qui est là nôtre où il faut se verser un seau d'eau glacée sur la tronche pour s'octroyer le droit de faire un don à un oeuvre caritative, tout est ostentation outrancière, le désintéressement factice et même la politesse devient une forme d'hypocrisie, un comportement de circonstance sans profondeur.

Pourtant, je crois que s'arrêter trop longtemps sur les autres personnages, tous secondaires, serait une erreur. C'est vraiment sur Géraut qu'il faut se focaliser. Parce que "J'aurais dû apporter des fleurs" est un roman en "caméra subjective". On voit à travers les yeux de Géraut, mais on pense surtout à travers son subconscient.

La caricature, dont je parle, et si elle émanait de Géraut ? Et si, allez, je lâche le mot, et si Géraut était juste méchant ? Comprenons-nous bien, peut-être l'est-il et peut-être a-t-il des raisons objectives de l'être. Mais, ces gens qu'il nous décrit, sont-ils effectivement ainsi ? Ne les voit-on pas à travers un prisme déformant ?

La voix intérieure de Géraut, c'est son moi confit dans l'aigreur et la rancoeur qu'il n'a jamais su exprimer. S'il est méchant, il n'est pas né ainsi. Il l'est devenu sous l'influence de ce monde extérieur qui l'a exclut, petit à petit. Méchant, parce que prisonnier de ce monde qu'il méprise et qui le lui rend bien.

Méchant, parce que profondément malheureux d'être Géraut. Et cette méchanceté, cette rage prennent de la truculence par le biais de l'écriture d'Alma Brami. Géraut, c'est Jean-Pierre Darroussin avec la voix intérieure d'Albert Dupontel. C'est cruel, peut-être injuste, mais c'est un défouloir pour ce garçon de déverser des horreurs sur ceux qui l'entourent.

On n'est pas dans un roman comique, plutôt dans une chronique douce-amère portée par une écriture inventive et riche. Et si la tonalité est sombre dès le départ, lorsqu'on comprend à qui et à quoi on va avoir affaire, ensuite, on se demande si on va allez vers le fond du fond du trou ou si une rédemption est possible.

j'ai les réponses, j'aimerais vous en parler, mais c'est impossible, évidemment. Non pas qu'on soit dans un roman à suspense, mais juste parce qu'il faut suivre le cheminement de Géraut. Eh oui, que voulez-vous, on a bon fond. On s'attache à cet homme, malgré tout. Malgré la double image finalement très négative qu'il renvoie, alors que ces deux volets s'opposent.

Et, surtout, j'ai une question lancinante en tête depuis que j'ai terminé "J'aurais dû apporter des fleurs" : suis-je plus proche de Géraut, ou des gens qu'il contemple et décrit avec acrimonie ? Je me retrouve aussi bien dans le Géraut de façade que dans sa voix intérieure, parfois. Mais je me reconnais aussi dans le retrait nécessaire, parfois, pour échapper à une société étouffante et des gens pas toujours intéressants.

Pour autant, je ne condamne personne, même si je préférerais m'élever au-dessus des partis, comme dirait l'autre. Tous ces personnages, j'en suis certains, ont la capacité de se rédimer, de sortir du cadre qui est le leur. Tous ont aussi la capacité de rejeter le modèle qu'ils ont accepté ou qu'on leur a inculqué.

Mais qui dirait à Jean-Yves qu'on n'a pas gardé les cochons ensemble, à Greta qu'elle est d'une vulgarité sans non, à Dimitri, le patron de l'épicerie, que c'est un jeune crétin, et je suis poli, à Françoise qu'elle n'est plus de la première jeunesse et à sa mère que c'est une vieille folle ? Comment envisager une société où tout le monde s'enverrait des "mots doux", sans le vernis nécessaire au vivre-ensemble (mais non, je ne décris pas les réseaux sociaux !) ?

Vous avez vu ? On ne dit plus savoir-vivre, on dit vivre-ensemble... Subtile nuance, non ? Et peut-être ce qui sépare Géraut de sa voix intérieure, le premier ayant du savoir-vivre, la seconde s'astreignant au vivre-ensemble, parce qu'on ne peut pas faire autrement. Que va devenir Géraut ? Et nous, qu'allons-nous devenir ?

dimanche 24 août 2014

"Tu es l'innocence, mon secret. Promets-moi que je resterai le tien".

Le secret. Inépuisable sujet pour les écrivains. Parfois, même, c'est un sillon que certains creusent, livre après livre, histoire après histoire. Un sujet protéiforme qu'on peut aborder de mille et unes façons. Mais, seul, le secret ne suffit pas. L'émotion doit aller avec, pour faire vibrer le lecteur, lui offrir ce moment où, spectateur, complice, il partage le secret, mais également en faire le témoin du moment où le secret est révélé, et les conséquences de cette révélation. Voilà, j'ai tout dit. Mais non, enfin, que croyez-vous ! Allez, parlons du nouveau roman de Catherine Locandro qui, après un roman très personnel, "L'Enfant de Calabre", désormais disponible en poche, nous propose "L'Histoire d'un amour", toujours chez Héloïse d'Ormesson. Un titre bien moins anodin qu'il paraît et qui marque, malgré sa brièveté (à peine 120 pages).





Luca est un homme routinier. Ce professeur de lycée à Rome, va tous les matins ou presque prendre son expresso au café Alfredo, où il lit son journal, la Repubblica, avant de rejoindre sa salle de classe et ses élèves. Au passage, il échange quelques mots avec les autres habitués des lieux, dont certains de ses collègues.

Mais, le 10 novembre 1995, la routine est brusquement brisée. Tout s'est passé normalement jusqu'à ce que Luca ouvre les pages du quotidien et qu'il reste saisi. Aussitôt, il se fait porter pâle, plongeant dans ses souvenirs, ou plutôt de retrouvant démuni devant la révélation au vu et au su de tous du secret qu'il avait si bien gardé depuis près de 30 ans...

Commence alors le récit de cette histoire d'amour fulgurante, éphémère, violente qui a marqué cet homme à jamais. Mais, parallèlement, on suit Luca en 1995, essayant de gérer la révélation de ce qu'il n'a jamais dit à personne, de tout ce qu'il a refoulé au plus profond de sa mémoire, sans jamais l'oublier ou le renier, juste pour respecter sa promesse.

Nous sommes à la fin des années 60, à Rome. Luca a suivi un ami qui l'a emmené faire le figurant sur un plateau de télé, pour se faire de l'argent de poche. L'invitée principale de l'émission, c'est la Chanteuse et Luca est instantanément sous le charme. Il la regarde, avec son entourage de star, figure presque spectrale, venue chanter puis repartie, comme évanouie...

L'image hante le jeune homme, qui a une petite vingtaine d'années. Alors, il revient lors de l'émission suivante. Pour la revoir. Lui parler peut-être. Et il y parvient, quelques secondes. Le temps que la Chanteuse lui signe un autographe. Un premier contact, qui aurait pu être le dernier. Qui aurait dû être le dernier.

Mais, une fois l'émission terminée, l'homme qui flanque toujours la Chanteuse et semble la couper du reste du monde, est revenu et, discrètement, il a expliqué à Luca que la chanteuse voulait le revoir. De fil en aiguille, la passion va s'installer. Mais dans des conditions bien différentes d'une histoire d'amour plus classique.

Car Luca est amoureux d'une femme, mais il doit faire avec la Chanteuse. Terrible dissociation et cette armure publique qu'elle revêt pour devenir celle que les foules adulent et qu'il ne parvient pas vraiment à fendre. Et elle non plus. Un curieux ménage à trois, un homme, une femme et la Chanteuse.

C'est même plus qu'un ménage à trois, car la Chanteuse n'est pratiquement jamais seule. Accompagnée, escortée, soustraite, conduite, au point de se demander si elle est libre, si elle décide de quoi que ce soit, dans sa vie. Mais oui, on le comprend vite, elle décide. Et ses désirs sont des ordres. Auxquels tous se plient. Luca compris.

Simplement, les désirs de la femme et les désirs de la Chanteuse sont difficilement compatibles, alors on dissimule. On rend tout secret, on scelle, on plombe, on enterre et on jette les clés. Je force le trait, pour l'image, mais vous le voyez avec le titre de ce billet, phrase prononcée par la Chanteuse, le secret est inextricablement lié à l'histoire de cette amour. Il est dans ses gènes. Et là où il y a des gènes...

Oui, un peu facile, que voulez-vous, on ne se refait pas... Et le calembour est d'autant plus aisé que du plaisir, il y en a dans cette histoire. Il n'est pas relaté, lui aussi fait partie du secret, mais on comprend bien que cette passion est osmose, qu'avec Luca, la Chanteuse enfin s'abandonne pour redevenir la femme dont plus personne ne prononce le véritable prénom, tandis qu'avec elle, lica grandit.

Il y a, dans l'histoire d'amour entre la Chanteuse et Luca, un incroyable et bouleversant paradoxe. Car lui est éperdument amoureux de la femme, quand tous n'ont d'yeux que pour la star ; et elle voit en lui quelqu'un qu'il n'est pas... Ces derniers mots sont étranges, j'en conviens, permettez-moi de ne pas en dire plus. En lisant "L'histoire d'un amour", vous comprendrez.

Je peux simplement dire qu'au moment de la rencontre avec Luca, la Chanteuse traverse une période très douloureuse de sa vie. Pas la première. Pas la dernière. Toute sa vie sera une succession de drames interrompant des bonheurs avec la violence d'un coup de glaive. La rumeur en fera une sorcière, on soulignera ou plaindra, rarement les deux à la fois, sa destinée tragique...

Et la Chanteuse elle-même a fini par croire que le bonheur n'est pas fait pour elle. La parenthèse avec Luca, c'est l'oeil du cyclone, le calme avant que la tempête se déchaîne... Elle porte malheur, la Chanteuse, ou s'en persuade. Et, forcément, cette histoire, si passionnée, si sincère soit-elle, ne peut que se ressentir de cet état de fait.

La Chanteuse, en lui imposant le secret, le protège. De cette presse, pas encore dite "people", qui fait ses choux gras de la vie et surtout du malheur des gens célèbres. De ce public, qui ne supporterait sans doute pas la révélation de cette idylle et ferait, par rancoeur, jalousie ou dépit, de la vie de Luca un enfer.

Oui, elle le protège. Lui ne s'en rend pas compte, ne comprend pas, vit mal ce que lui impose la Chanteuse, comme s'il n'était que son dernier caprice. Il lui faudra du temps pour comprendre à quel point tout ce décorum n'était qu'une magnifique preuve de la sincérité et de la force de l'amour que lui portait la Chanteuse.

Lui, de son côté, il va devoir vivre avec ce secret. Et il va tenir sa promesse. Il ne parlera ni à sa maman, ni à son plus jeune frère avec qui il faisait les 400 coups, ni à celle qui deviendra plus tard son épouse, ni à la fille qui naîtra de cette union, ni... A personne, je vous dis, à personne jusqu'à ce que ce secret s'étale dans les colonnes d'un journal, en pages intérieures, peut-être, mais en pleine lumière.

Et c'est comme si tout s'écroulait dans la vie de cet homme, presque quinquagénaire, désormais, qui n'a jamais craché le morceau et se retrouve trahit. Nul sans doute, en le croisant dans la rue ce matin-là, n'aurait pu faire le rapport entre cet homme et ce qui est paru dans le journal. Mais pour lui, c'est comme si on lui avait volé sa raison de vivre, ce secret avec qui il vivait en symbiose depuis si longtemps.

Ce qu'il y a de bouleversant dans le roman de Catherine Locandro, c'est qu'on sait d'emblée cet amour impossible, voué à l'échec. Il ne peut en être autrement. En tout cas, pour son accomplissement. Mais il est plus bouleversant encore de se rendre compte que, chacun de son côté, ils n'ont jamais oublié ces instants, ce lien qui les a unit, contre vents et marées. Contre le destin, même.

La parution des informations concernant son histoire le libère du secret dont il était le farouche gardien... Mais le voilà vide ! Menteur ! Pris en flagrant délit, vis-à-vis des siens ! Et ce jour, lorsqu'il dit au café Alfredo à ses collègues de faire savoir qu'il est malade et sera absent, c'est parce qu'il va lui falloir affronter cela.

C'est le contre-champ du roman. Et c'est aussi une histoire magnifique, touchante, que cet homme d'âge mûr, culpabilisant comme un adolescent et affrontant ces révélations comme s'il avait été surpris en train de faire une énorme bêtise... Et l'on comprend que, comme il lui avait rendu sa liberté en la considérant comme une femme et non comme la Chanteuse, ces révélations tardives, dans un contexte spécial, sont sa façon, à son tour, de lui rendre sa liberté.

"L'histoire d'un amour" n'est pas seulement une histoire d'amour (mais non, euh, ce n'est ni une évidence, ni un pléonasme, laissez-moi finir, euh !), ni une histoire centrée sur un secret. C'est aussi l'histoire de deux solitudes qui entrent en collision et modifient leurs trajectoires respectives. Deux immenses solitudes, celle de la Chanteuse, isolée du commun des mortels par son statut de star, et celle d'un garçon que les cigognes n'ont pas dû déposer au bon endroit.

Né dans une famille modeste, originaire de la région napolitaine, installée dans les quartiers populaires de Rome, vouée aux travaux manuels et regardant avec dédain les intellectuels. Or, très tôt, la passion de Luca, ce sont les livres. Il se rêve philosophe, mais doit oublier les études pour gagner sa pitance en portant aux domicile des clients les tripes que fabrique son oncle boucher.

Bien avant sa rencontre avec la Chanteuse, Luca se sentait déphasé, pas à sa place. Il n'a pas une vie malheureuse, attention ! Mais, simplement, il aspire à autre chose, une inaccessible étoile qu'il s'est résigné, jeune adulte, à voir sans cesse s'éloigner. On ne connaît pas sa vie en détails, mais, de ce que l'on sait, on l'imagine plutôt introverti, discret, timide, effacé, solitaire.

Et lecteur. En cachette, sans que ça se sache, parce que temps perdu, argent gaspillé, c'est pas un métier, c'est pas pour nous, etc. Complexes en tous genres. Et une passion déjà clandestine, qu'il partagera ensuite avec la Chanteuse, qui elle aussi, aurait rêvé d'études, de culture, d'une vie différente de la sienne, qu'elle ne renie pas, mais... Ne plus seulement être icône ou égérie, mais être soi-même, par soi-même.

Elle va l'attirer dans son orbite, astre si brillant, et il va découvrir sa vie. Une existence qui, comme la sienne, n'est sans doute pas adaptée à ce qu'est intrinsèquement la Chanteuse. Si elle se sent étrangère dans sa propre vie, lui va se sentir étranger à son intimité. Avec une scène qui avait tout pour être magnifique de douceur et qui devient terriblement violente, lors d'une soirée de Noël...

A deux, pourtant, ils sont moins seuls (non, non, ce n'est toujours pas un poncif, c'est un fait), ensemble, ils se trouvent, se complètent, comblent leurs manques leurs vides. Pour Luca, que l'on suit, c'est l"évidence. Pour la Chanteuse, on le comprend, même si c'est toujours à contre-temps. Car la Chanteuse reste aussi secrète sur ses sentiments, et Luca, dans sa jeunesse, n'a pas toujours la comprenette très rapide...

Je pourrais encore vous dire tout un tas de choses sur cette histoire, ce livre, mais ce ne serait rien, car tout cela est artificiel, dilué, bien moins dense, fort et concentré que le livre lui-même. Une lecture qui nous plonge dans cette histoire qui agit aussi comme une madeleine de Proust. Car, la Chanteuse, nous la connaissons tous.

J'ai pris la décision de ne pas donner son nom dans ce billet, puisqu'il n'est jamais prononcé. Mais on reconnaît évidemment très vite la Chanteuse. Si vous êtes perspicace, pas comme moi, qui n'ai rien vu venir avant de me prendre le texte dans la figure, vous trouverez, les indices sont là. D'autres l'ont dit, et ça se saura, forcément. Et sans doute, cela contribuera-t-il au succès du livre, tant la Chanteuse est encore populaire aujourd'hui. En tout cas, je l'espère.

Mais, moi, je ne vous le dirai pas. Le livre est arrivé en librairie cette semaine seulement, si vous lisez ce billet maintenant ou dans les prochains jours, peut-être ne le saurez-vous pas non plus. Le dire, c'est aussi conditionner le lecteur à ce qu'il va lire. C'est tellement plus fort de le découvrir par soi-même et de ressentir toutes les émotions engendrées par cette lecture.

A noter que si Catherine Locandro laisse parler son imagination, le fameux article de journal, détonateur du récit, existe bel et bien, tout comme le contexte particulier dans lequel il a été publié. L'amour de Luca perle à chaque ligne, mais on comprend à quel point il a été réciproque plus on avance dans l'histoire.

Et quand on dit qu'il n'y a pas d'amour, mais que des preuves d'amour (je vous remercie, la maison a épuisé son stock de clichés éculés), ici, ces preuves apparaissent. Simplement magnifiques, pleines de sens et de force. Non, plus jamais Luca n'a été seul depuis cette histoire d'amour. Elle, c'est moins sûr, enfermée dans une tour d'ivoire qu'on appelle vedettariat...

Mais lui a trouvé son alter ego, malgré les différences, les divergences, l'impossibilité de cet amour, la douleur, la réclusion dans le secret. Malgré tout cela, la Chanteuse est l'unique personne à qui Luca pourra écrire ce vers de Paul Eluard qui va me servir de conclusion pour ce billet : "je t'ai faite à la taille de ma solitude".

vendredi 22 août 2014

"Il faut que j'arrête ma carrière avant que le jeu me tue, c'est devenu un boulot, ma décision est irrévocable, mon sommet est derrière moi..."

Foot et littérature, un oxymore, pour beaucoup, qu'on parle à des amateurs de foot ou à des lecteurs invétérés. Pour moi, ce sont deux passions complémentaires depuis toujours tant les émotions que peut procurer un bon match sont proches de celles engendrées par un bon roman. Aujourd'hui, c'est donc un roman qui parle de foot et écrit par un journaliste sportif dont nous allons parler. La maison ne recule devant rien, pas même devant des défis plus dangereux encore que l'Ice Bucket Challenge ! Plus sérieusement, Vincent Duluc, éminente plume de la rubrique football de l'Equipe, a choisi la voie du roman, ou plutôt de la biographie romanesque, pour évoquer un joueur hors norme au destin tragique : George Best. Dans "le cinquième Beatles", paru chez Stock, on découvre la trajectoire météorique de ce joueur immense qui n'était heureux que pendant 90 minutes, le temps de ses matches. Et, à travers lui, c'est toute une époque qui est dépeinte, la folie des sixties, mais aussi la naissance du foot business, tel qu'on le connaît aujourd'hui.





C'est l'histoire d'un gamin né dans une famille ouvrière et protestante de Belfast qui, très tôt, manifeste un intérêt pour le ballon rond. Il est plutôt débrouillard et bon élève, mais dès qu'il a 5 minutes, il joue au foot. Au point qu'il quittera une des écoles les plus huppées de la ville où on l'a envoyé parce qu'on n'y joue qu'au rugby, le sport de la haute.

Ce gamin va vite être repéré par un des observateurs les plus aguerris du foot britannique, qui surveille les jeunes joueurs pour le compte du club de Manchester United et continuera à la faire encore pendant de longues années. Et ce garçon-là, pour lui, c'est une évidence, a tout d'un génie du jeu. Et son flair ne l'a jamais trompé.

Voilà comment George Best, le bien nommé, va quitter, si jeune, sa verte Irlande pour rejoindre Manchester et ses Red Devils. Il n'est encore qu'adolescent, un gringalet, pas impressionnant pour deux sous, mais il se métamorphose dès que le ballon est là pour devenir un autre. Comme tous les gamins partout dans le monde qui ont, de tous temps, tripoté la balle, il n'ambitionne qu'une chose : ne jamais la perdre et marquer le plus possible.

Mais lui, contrairement à tant d'autres, il y parvient.

Reste à se faire à cette vie particulière imposée aux jeunes footballeurs. D'abord, il vit chez une logeuse, la débonnaire Mrs Fulloway, a du mal à se faire aux règles dispensées par le club. Par exemple, en tant qu'Irlandais, il doit avoir un boulot salarié, ce qui est valable pour les ressortissants écossais, mais pas pour les Anglais.

Alors, il rentrera à Belfast, pour mieux revenir, s'affranchir de ces règles et bientôt, devenir un des plus grands espoirs du club mancunien. Sous la houlette du mythique entraîneur Matt Busby et aux côté de joueurs bien plus expérimentés, tels que Bobby Charlton, George Best va faire renaître le club de ses cendres.

Et l'expression n'est pas anodine. Car le Manchester United a vu s'arrêter son histoire s'arrêter le 6 février 1958, à 15h03, sur l'aéroport de Munich. Un terrible crash aérien au décollage, qui décime ceux qu'on appelait les Busby Babes, sans doute l'équipe qui aurait dominé l'Europe au début des années 60... George Best a alors 11 ans. 11...

Tout est alors à reconstruire et George Best sera un des artisans de cette renaissance hélas éphémère. En 11 saisons, oui, 11, toujours, sous le maillot rouge de United, il va devenir un des plus brillants footballeurs européens, le meilleur, le jeu de mots est facile, de sa génération. Ballon d'Or en 1968, il a porté à lui seul ou presque l'équipe au titre européen, le premier pour un club anglais, avec une victoire extraordinaire en finale face au Benfica d'Eusebio.

Il a 22 ans, 2 fois 11, et sa carrière est à son sommet. Le déclin va commencer. En effet, en 1969, Matt Bubsy se retire et laisse à d'autres la destinée de Manchester United. 11 ans après le crash de Munich. Sans lui, le club va chuter, tomber dans la médiocrité, malgré les arabesques et les buts de Georges Best, dernier joyaux d'une couronne en toc.

Or, George Best ne vit que pour gagner. Etre le meilleur individuellement ne sert à rien si, collectivement, c'est le désert. Et Manchester United va en traverser un, et un long, à partir de cette époque. Devenu une idole absolue, premier footballeur aux cheveux longs, au maillot sorti du short, au bas baissés, première rock star du foot, il ne va alors plus cesser de défrayer la chronique, mais plus seulement dans les pages sportives.

Séducteur invétéré, il va multiplier les liaisons, fulgurantes comme ses dribbles, prenant toutes ses conquêtes à contre-pied le temps d'en pendre une ou plusieurs autres à son bras. Des promesses de Gascon faites aux unes, un comble pour un Irlandais, des ruptures plus ou moins tapageuses, la vie sentimentale de George Best est un roman à elle toute seule.

Mais ce serait oublié qu'il a été fidèle à une seule maîtresse, la plus exclusive et la plus dangereuse de toutes : la vodka. Footballeur exceptionnel, George Best n'en avait pas moins la plus déplorable des hygiènes de vie, dormant peu pour mieux profiter de ses conquêtes, ou alors, s'endormant piteusement, trop soûl pour honorer la jolie blonde rentrée à ses côtés...

George Best et l'alcool, le combat d'une vie. Pour arrêter ? Peut-être, mais il ne le fera jamais. Ou alors sur des périodes très courtes. "En 1969, j'ai arrêté l'alcool et les femmes. Ce furent les 20 minutes les plus horribles de ma vie", déclarera-t-il avec cet humour ravageur, qui contribuera aussi à en faire une coqueluche médiatique.

Mais, quand on se noie dans l'alcool, qu'on sèche les entraînements, qu'on oublie parfois les matches, qu'on vit à part du reste de l'équipe, à son rythme propre, comment imaginer que cela puisse durer ? 1968 aura effectivement été son sommet. Ensuite, sportivement comme personnellement, ce ne sera qu'un long et pathétique déclin.

De retours lucratifs en apparitions éclairs, mais toujours bien rémunérées, celui qui aura arrêté le foot en pleine gloire à 26 ans, quittant son club de toujours autant que le club l'a viré pour ses frasques, jouera très ponctuellement jusqu'en 1984 ! Il faut dire que le train de vie du garçon, entre blondes, alcool et voitures de sport à gogo, est du genre dispendieux et qu'il faut bien trouver de quoi l'assurer.

George Best, c'est l'incarnation moderne, footballistique et swinging sixties du mythologique tonneau des Danaïdes, sans cesse rempli et toujours vide. Bien sûr, on s'attache à ce personnage parce qu'il est extravagant, unique, phénoménal, mais ce que Vincent Duluc montre, c'est le côté touchant, pathétique qui se cache derrière l'image publique brillante véhiculée à l'envi par les tabloïds autant que par les médias classiques.

Car George Best, c'est d'abord un garçon timide et renfermé qui ne s'ouvre que lorsque Dame Vodka lui a dénoué les inhibitions. Un charmeur qui n'a pas besoin de parler pour séduire, tant son aura suffi à ensorceler toutes celles (et même tous ceux, car les hommes aussi sont fous de lui) qui passent à sa portée.

Mais cette timidité s'accompagne d'une incroyable solitude qui ne sera jamais comblée par la multitude de maîtresses qui traverseront son existence, comme autant d'étoiles filantes. Très peu d'amis véritables, des relations tendues avec ses coéquipiers, en particulier l'autre star de Manchester, Bobby Charlton, qui incarne la vieille Angleterre quand George Best, lui, est à lui seul la révolution pop au point d'être l'égal des Beatles dans son domaine.

Oui, George Best, l'homme, est totalement inadapté à la vie. Il n'y a que sur le terrain, pendant les 90 minutes que dure un match qu'il est heureux, libre, confiant, épanouis, malgré les coups, nombreux, qu'il prendra. On raconte que, suite à ses chocs, il avait plus d'eau dans les genoux qu'il n'en a bu de toute sa vie...

Abîmé par ses excès autant que par la violence dont il fait l'objet (au passage, lire ce livre au moment de l'affaire Brandao, c'est assez croustillant, tant Thiago Motta pourrait passer pour un enfant de choeur à côté des défenseurs anglais des années 60...), il conservera toujours cette prestance, cette brillance, simplement émoussées, moins efficaces, mais toujours aussi impressionnantes.

Oui, il était le meilleur, comme son nom l'indique. Mais ce don a aussi été son drame, sans doute, enfermé dans cette position de génie, d'idole, de sauveur des couleurs mancuniennes... Star orpheline d'une équipe, en club, comme en sélection nationale, espiègle au point d'aller défier l'immense Johan Cruijff sur ses terres, lors d'un match entre les Pays-Bas et l'Irlande du Nord. Déjà au bout du rouleau, hors de forme, George Best sera l'homme du match, incroyable de facilité balle au pied et facétieux au possible...

Si vous ne connaissez pas la suite de l'existence de George Best, je ne vous dis rien, tout est raconté par Vincent Duluc avec un immense respect mais sans concession. Les dernières pages font monter une boule dans la gorge, il y a certains détails qui touchent énormément. On sent toute l'admiration du journaliste qui a découvert le joueur lors d'un voyage linguistique Outre-Manche. Le joueur annonçait sa retraite et Vincent Duluc avait... 11 ans, oui, vous l'avez deviné...

George Best, c'est aussi une figure de cette époque de la fin des années 60 où sautent tous les carcans. Le parallèle avec les Beatles est très pertinent, tant ils furent importants pour le jeunesse de leur époque. Et cette comparaison peut encore aller plus loin : si Liverpool a choisi de baptiser son aéroport du nom de John Lennon, celui de Belfast s'appelle George Best...

Vincent Duluc rend parfaitement cette ébullition, cette folie d'une époque effrénée où tout devient permis ou presque, avec ces filles hurlant à la moindre apparition de l'idole, hystériques. Le rythme de cette partie est haletant mais George Best le traverse avec un flegme incroyable, une discrétion qui n'est pas sans noblesse, une sensation bizarre d'être deux, un garçon timide de Belfast dans le corps d'une star du foot.

Il est surtout le premier à avoir fait du foot un véritable business, le premier pour qui sport et argent seront étroitement lié, le premier qui touchera des émoluments pharaoniques, bien avant les salaires quelquefois indécents qu'on connaît désormais. Alcoolique et coureur, mais aussi sacré négociateur, il saura, sans agent aux dents de vampire, trouver des contrats parfois ubuesques et à peine respectés, mais qui lui permettront de continuer sa vie de bâton de chaise.

Si le nom de George Best vous parle un peu ou pas du tout, vous aurez du mal à imaginer à quel point il a marqué la société britannique de son empreinte. En tant que joueur, et même après. Tout au long de sa vie, il aura marqué la mémoire de ceux qui l'auront vu jouer et enflammé l'imagination de ceux qui ne l'auront pas connu sous les couleurs de Manchester United.

La photo qui est sur le bandeau est le sujet des dernières pages du livre de Vincent Duluc. A l'image de George Best, elle dit tout de son image public, le sourire ravageur, la voiture de sport, l'impression de luxe laissée par la présence du chauffeur, la femme blonde qu'il va peut-être séduire, à moins que ça ne soit déjà fait... Et pourtant, on ne sait rien du contexte dans lequel elle a été prise, comme on en sait finalement bien peu sur l'homme et ses souffrances.

"Les gens disent que je ne devrais pas brûler la chandelle par les deux bouts. Mais c'est peut-être parce qu'ils n'ont pas une assez grande chandelle", disait encore George Best, si lucide sur son cas, sans doute bien plus que tous ceux qui ont érigé son mythe, pierre par pierre, article par article, photo par photo.

"Le cinquième Beatles" est une mine d'anecdotes souvent drôles sur ce personnage tellement atypique, mais aussi le récit d'une vie qui n'aura jamais été heureuse, malgré tout ce qu'elle a généré. Malgré le bonheur que lui a su procurer aux autres lorsqu'il courait balle au pied plus vite que les autres joueurs sans...

Vous aimez le foot ? Vous devez lire ce livre. Vous détestez le foot, vous devez découvrir ce personnage incroyable qui vous renforcera sans doute dans votre rejet d'un sport devenu business. Mais, n'oubliez pas une chose, et l'on en revient à la citation mise en titre de ce billet : George Best n'a plus aimé ce jeu lorsqu'il est devenu un métier. Et c'est ce que nous devons méditer, acteurs, amateurs, détracteurs du foot : n'oublions pas que c'est d'abord un jeu. Et ne perdons pas ça de vue, où nous aurons tout perdu.


Comment ne pas finir avec des images ? Un hommage, d'abord, avec des images d'archives, beaucoup de jeu, mais aussi quelques images hors terrain où l'on retrouve le personnage raconté par Vincent Duluc...





Et puis des buts, forcément, des buts !




Et puis, ce fameux sommet, la finale de Coupe d'Europe, en 1968, contre Benfica. Manchester United s'impose 4 buts à 1 après prolongations et George Best marque le 2e but mancunien au tout début de la première prolongation...



jeudi 21 août 2014

"Tu recherchais un minimum de stabilité. Tu rêvais de devenir raisonnable".

Comme je le fais souvent depuis que je tiens le blog, j'ai, au fil des pages, noté quelques phrases qui pourraient servir de titre au billet à venir. Mais je le fais en même temps que je lis, sans connaître le fin mot de l'histoire, puis je choisis, pour que ça colle avec l'histoire et avec ce que j'ai l'intention de vous raconter. Le livre du jour n'a pas échappé à cette règle. Et, si j'avais trouvé des phrases, des formules qui claquaient plus, qui en jetaient grave, j'ose le dire, en revanche, elles ne collaient pas avec l'histoire et les thématiques que je voulais mettre en exergue. Alors, oui, cette citation est un poil banale, au premier regard, mais elle résume le coeur de ce roman. Un roman qui a plus de 30 ans, signé d'un romancier qu'on s'arrache désormais : George R.R. Martin. Un roman plein de musique rock, folk, pop, une play-list magistrale qu'il fait bon écouter en lisant, un thriller fantastique qui est aussi le roman d'une génération. Avec "Armageddon Rag", que Folio réédite en poche, on a un magnifique roman qui transcende les genres et évoquent avec nostalgie, colère et fatalisme cette Amérique que tant d'hommes et de femmes ont rêvé de changer.





Sandy Blair est écrivain. Son premier roman a eu droit à un succès critique autant que public, mais tout cela s'est érodé avec le deuxième et le troisième et, lorsque s'ouvre le roman, il peine à dépasser la page 37 du quatrième... C'est alors qu'un coup de téléphone, pour le moins inattendu, va bouleverser sa vie.

Un coup de téléphone venu du passé, pourrait-on dire, d'une vie antérieure, même, lorsqu'il était journaliste pour un magazine symbole de la contre-culture de la fin des années 60 et du début des années 70, le Hog. C'est son ancien rédacteur en chef qui l'appelle, le même qui, 7 ans plus tôt, l'a foutu dehors sans ménagement et a fait depuis du magazine, une sorte de mensuel sur papier glacé consacré à l'art de vivre, bien loin des idéaux qu'il défendait lors de la décennie précédente.

Le genre d'appel qu'on a envie d'interrompre aussitôt parce qu'il vous rappelle l'ingratitude et la mesquinerie dont on a été un jour victime. Le genre d'interlocuteur à qui on a envie de violemment raccrocher au nez, à défaut de pouvoir écraser le combiné sur le nez en question. Je ne dis pas que c'est juste, je dis simplement que ça soulagerait.

Pourtant, lorsque l'homme explique ce qu'il attend de Sandy, celui-ci écoute. Et attentivement. Car, au-delà de la proposition qui lui est faite, l'écrivain est frappé par autre chose, qui le sidère et le réveille en même temps : la possibilité de se replonger dans un passé perdu, oublié, refoulé, même. La possibilité de retrouver toute une époque et les idéaux qui allaient avec.

Qu'en est-il exactement ? Eh bien, le rédacteur en chef du Hog voudrait que Sandy enquête sur un meurtre, rien que ça. Mais pas le meurtre de n'importe qui : celui d'un producteur de musique. Jamie Lynch est une figure de la musique pop, on lui doit la découverte et la célébrité d'un immense groupe des années 60 au destin tragique : les Nazgûl.

Un groupe emmené par un chanteur charismatique, véritable icone, Patrick Henry Hobbins, une musique qui a marqué une génération, des textes qui avaient su toucher au coeur et à l'âme ces jeunes gens qui contestaient la société américaine de leur temps, refusaient la guerre au Vietnam, les inégalités sociales ou raciales, la société de consommation, etc.

Un groupe entré dans la légende du rock puis devenu, un soir, par l'atroce magie d'un drame, un véritable mythe. Mais un mythe qui, au fil des ans, a pris la poussière. Disons-le, à part les fans de toujours, qui se raréfient, on a peu à peu oublié les Nazgûl et leur musique est aussi progressivement tombé aux oubliettes.

Il faut dire qu'en 12 ans, tout a énormément changé. Le "flower power" a laissé place aux années 80 du fric roi, le rock psychédélique a été remplacé par le disco. Désormais, on veut se trémousser sur de la musique écrite au kilomètre et des textes qui ne font pas mal à la tête, rien de plus. Le rock contestataire, c'est ringard, les idées qu'il défendait avec. Et puis, surtout, cette jeunesse là a grandi.

Mais, pour Sandy, dont la collection de disques occupe un pan de mur entier de son bureau, avec comme pièces maîtresses, les différents albums des Nazgûl, tout cela résonne bien différemment. il accepte donc la mission du reportage sur l'assassinat de Jamie Lynch, mais à ses conditions : il veut du temps. Le temps de faire son enquête, de retrouver les témoins et pourquoi pas, la piste du ou des assassins du producteur, tandis que la police du Maine, où a eu lieu le crime, patauge gentiment dans la semoule.

L'adjoint du flic qui mène l'enquête lui confirme, aucune piste ni même aucun embryon de piste, pour le moment. Mais, en découvrant la scène de crime et en apprenant les détails du dossier, Sandy est frappé par plusieurs choses : l'horreur de l'acte, d'abord, car Jamie Lynch a été massacré ; ensuite, tous les éléments relient cette mort aux Nazgûl, et ça ne peut pas être un simple hasard.

Intrigué pour de bon, Sandy laisse sa vie d'écrivain et de conjoint derrière lui et se lance à fond dans son reportage, son enquête au long cours, cherchant à retrouver aussi bien les acteurs directs, les membres survivants des Nazgûl, mais aussi ses amis, ceux avec qui il a partagé cette époque si particulière, lorsqu'il était un activiste, un gauchiste, un radical.

Commence un long voyage à travers l'Amérique du début des années 80, à la rencontre de musiciens qui ont été des stars avant de retomber dans l'anonymat et qui ont su gérer ou pas leur célébrité et l'argent. A la rencontre aussi de ceux qui, à la fin des années 60, portaient les cheveux longs et des jeans troués, mais surtout rêvaient de changer ce monde.

Parmi les amis de Sandy, anciens amis, plus exactement, car le contact a rarement été maintenu, certains ont été changés par le monde, pour devenir le contraire de ce qu'ils étaient alors, d'autres se sont accrochés à ces idéaux et cette contre-culture, au point d'en faire leur univers autarcique, d'autres enfin, ont vu leur existence radicalement bouleversé par cette lutte sans merci entre générations, entre l'Amérique de Papa et le monde qu'ils voulaient renverser pour mieux le reconstruire.

Personne n'est sorti indemne de cette époque, physiquement, psychologiquement, philosophiquement. Et Sandy, dans ce maelström, se rend compte brutalement que cela vaut aussi pour lui. Qu'il a bien changé, en 12 ans. Qu'il n'est plus le jeune homme révolté de cette époque, qu'il a ronronné et qu'il n'a surtout probablement pas trouvé encore sa voie...

Son reportage, son enquête, mais tout simplement aussi cette nouvelle vie faite d'errance à bord de sa Mazda rebaptisée Daydream, vont le replonger dans son propre parcours, son propre passé, ses propres infidélités, même inconscientes. Et puis, surtout, il va faire des découvertes pour le moins surprenantes...

Pendant que l'enquête de police officielle s'est trouvé un coupable idéal qui a une bonne tête d'erreur judiciaire, Sandy a en effet découvert que quelqu'un essayait de convaincre les Nazgûl de reprendre le chemin de la scène et des studios... Un quelqu'un bien mystérieux, discret et cachottier dont il ne connaît que le nom : Edan Morse.

Vous imaginez bien que Sandy n'est pas au bout de ses surprises. Mais, "Armageddon Rag" va bien plus loin encore que ce que l'on peut imaginer. Thriller fantastique, dit-on ? Roman qui commence par un meurtre rituel bien gore ? Chic, alors ! Eh bien, pas du tout. Nous ne sommes ni dans la surenchère de violence du "Trône de fer", ni dans une version rock d'Hannibal Lecter.

Non, ce roman de George R.R. Martin que Folio ressort est bien différent et ce classement en thriller fantastique est presque trompeur. En fait, ce livre s'inscrit dans cette tradition de la littérature américaine contemporaine à revenir sur ce changement majeur que furent, qu'on le veuille ou non, et même si c'est sans doute imparfait, ce tournant des années 60-70.

Musicalement, on va y revenir, politiquement, mais aussi sur le plan démographique, avec l'arrivée à l'âge adulte de ces baby-boomers qui vont chercher à rompre avec le modèle ancien hérité de leurs parents, voire grands-parents, socialement parce que ces mouvements sont politiques, philosophiques, raciaux, indépendamment, pour beaucoup, des milieux sociaux d'origine.

Martin appartient à cette génération, comme son personnage central, Sandy Blair. Et tout ce qu'il raconte, parfois teinté de nostalgie, d'un peu d'ironie, aussi, me semble-t-il, mais surtout de désenchantement, il l'a certainement connu lui-même. Et lui aussi s'est certainement posé la question de savoir ce qu'il restait de cette jeunesse dans l'adulte installé qu'il était devenu.

Si je parle d'appellation trompeuse, c'est parce que ce roman fleuve de près de 600 pages dans son édition Folio, n'est pas simplement une enquête sur un meurtre. C'est une quête initiatique avant tout, qui fait passer cette intrigue de thriller petit à petit au second plan, parce que les objectifs évoluent et changent au fil des rencontres de Sandy.

De même, si le fantastique est présent, il n'est pas omniprésent. On n'est pas dans un roman de fantasy, ici, mais vraiment dans un roman contemporain. Les manifestations du fantastique existent, elles sont réelles et je pense que chaque lecteur les observera de façon différentes. Pour moi, Martin joue dans ce registre entre manifestations véritables et souvenirs rejaillissant brusquement des placards mentaux où on les avaient rangé, sagement.

Car le coeur du livre, c'est bien ça : mais que sommes-nous donc devenus ? Qu'avons-nous fait de nos idéaux de jeunesse ? Sommes-nous si différents, ou plutôt si indifférents, de ce que nous étions ? Ce roman pourrait être sous-titré "qu'avons-nous fait de nos 20 ans ?" et j'aurais pu choisir aussi ce titre pour le billet.

C'est à la recherche de lui-même que va partir d'abord sans le savoir Sandy. Son enquête, même si elle va aboutir à des découvertes surprenantes, qui vont aussi contribuer à remettre bien des choses en cause, va bifurquer sensiblement. Mais, au-delà, ce que Sandy va devoir trouver, c'est ce juste équilibre entre idéaux et mise en application concrète.

Peut-être est-ce d'ailleurs aussi un des thèmes centraux du roman : comment mettre en oeuvre ses idées justes et belles, même à contre-courant, comment changer le monde qui ne se laisse pas toujours faire, sans basculer dans un radicalisme qu'on peut considérer comme contradictoire, par rapport aux idéaux d'origine.

Bon, en gros, ne peut-on pas concilier la personnalité en rébellion de sa jeunesse avec la personnalité plus posée et réfléchie de son âge adulte ? De ses amis ou connaissances croisées au cours de son périple par Sandy, peu sont véritablement heureux, c'est un fait, et il en fait partie. D'autres ont choisi la radicalité et peuvent sembler aussi inquiétants que ceux qu'ils dénoncent (oui, je sais, je suis un tiède, mais je suis en réalité assez éloigné de tous ces questionnements).

Si fantômes il y a dans "Armageddon Rag", ce sont d'abord ceux du passé, avec lequel Sandy a rompu sans vraiment larguer les amarres. Maintenant, je mentirais en vous disant que le fantastique ne sert qu'à jouer avec ces abstractions, non, bien sûr, il intervient plus avant, mais il faut aller loin dans l'histoire pour cela et ne pas forcément s'attendre à un déferlement. On est dans la sobriété et la principale magie qui opère est celle de la musique.

Si j'ai passé un aussi bon moment de lecture avec "Armageddon Rag", c'est évidemment pour son histoire qui, même si elle ne répond pas exactement, je me répète, aux critères d'un pur thriller fantastique, mais surtout parce qu'il baigne dans la musique pop rock des années 60 et 70. Une pure merveille dont je ne vais pas vous faire la liste ici, ce serait fastidieux.

Chaque chapitre renvoie à une chanson, pratiquement que des classiques, et lorsque ce sont des chansons un peu moins connues, ce sont des groupes emblématiques de cette époque, les Beatles, les Doors, Jefferson Airplanes, Grateful Dead, Creedance Clearwater Revival, Simon & Garfunkel, Dylan, Hendrix, les Stones, la comédie musicale Hair, etc., etc.

J'ai lu au son de ces chansons, certaines familières, d'autres moins, et j'ai été bercé par toute cette contre-culture, comme on dit, qu'elle sous-tend. La force de Martin, c'est de réussir à nous faire entendre jusqu'à la musique et aux mots des Nazgûl, dont il parle si bien. Les mots, bon, c'est un peu plus simple, mais cet "Armageddon Rag", morceau de plus de 20 minutes, typique de cette époque où l'on ne se contraignait pas aux formats radiophoniques, où rien n'était calibré, fabriqué comme maintenant, c'est comme si je l'entendais...

Et plus j'avançais, plus je trouvais que ce roman, paru il y a plus de 30 ans, restait d'une brûlante actualité. Sur les questions générationnelles qu'il pose, sur les idéaux, noyés parfois dans la masse, sur les aspirations culturelles, politiques, musicales d'une époque... Le bégaiement de l'histoire est flagrant et si ce n'est pas le disco qui, cette fois, tue les musiques plus créatives, les textes plus profonds ou engagés, les rythmes moins uniformisés, c'est une espèce de variété sirupeuse et creuse qui envahit les ondes comme une crue ayant fracassé toutes les digues.

Et finalement, l'impression qu'il faut, pour s'accomplir pleinement, lutter contre cette hypnose permanente qui nous est proposée, si séduisante, si facile d'accès, mais si vide de sens et d'orientations. Je ne suis ni un rebelle, ni le troll que certains veulent voir si complaisamment en moi, non, je suis juste quelqu'un qui a peur du vide. Et ce monde actuel l'est tellement, et à tous points de vue, que j'en ai quotidiennement le vertige.

Et même si je n'ai pas un caractère à "bouillir de rage", j'aspire à mieux. A des idéaux plus riches, profonds, différents... Un monde où "culture" ne serait plus un vain mots, servi à toutes les sauces mais surtout les plus claires. Un monde où l'on tirerait tous ensemble vers le haut, plutôt que de revendiquer comme un évidence le besoin de chacun de tirer vers le bas.

lundi 11 août 2014

"Amour, quand je pense au mal terrible que tu me fais souffrir, je vais en courant à la mort, pensant terminer ainsi mon mal immense" (Miguel de Cervantès).

Je souris en pensant au décalage entre la phrase qui sert de titre à ce billet et le roman dont nous allons parler. Et pourtant, le lien existe et ce n'est même pas moi qui l'ai inventé. Enfin, si, un peu, mais en cela je suis parfaitement fidèle à l'esprit de l'auteur. Explications plus détaillées dans quelques paragraphes. Avant cela, ambiance musicale sur le blog, entre musique psychédélique, rock expérimental, rock progressif et musique répétitive, si j'ai tout bien saisi (exemple en bas de la page) pour planer grave. Le Stoner Rock, vous connaissez ? En lisant "Stoner Road", de Julien Heylbroeck, paru aux éditions ActuSF, je me suis senti dans les pantoufles à pompon de Monsieur Jourdain, car j'ai découvert que j'en avais écouté sans le savoir... Mais, au-delà de la musique et des substances le plus souvent prohibées qui l'accompagnent, voici un roman en forme de road movie, de buddy movie, de film d'horreur et de série Z, mais aussi et surtout, une histoire d'amour...





Cet été 1996 Josh est malheureux. Car Josh a été plaqué par Ofelia, la ravissante Mexicaine qui partageait sa vie jusqu'à il y a peu. Lassée de ce garçon à la motivation rarement très affirmée, et c'est un euphémisme, la demoiselle a pris ses cliques et ses claques et s'est barrée, oh, l'ignoble manque d'originalité du drame, avec Matt, son meilleur ami.

Mais, enfin, Josh a décidé de se retirer les doigts du... euh, de se bouger le... enfin, bref, de se secouer les puces, car sa belle Ofelia, il veut la reconquérir. Pour ça, direction le désert, au milieu de nulle part, là où doit se dérouler une Generator Party, une sorte de rave, mais pour amateurs de rock planant, si j'ai tout bien capté.

Josh sait parfaitement où doit se dérouler cette fête plus ou moins improvisé où l'on se défonce joyeusement aux rythmes lancinants du Stoner Rock, le souci, c'est qu'il a plusieurs jours de retard, au moment de monter dans sa vieille Pontiac. Et pour cause, il vient lui-même tout juste de redescendre d'un nuage psychotrope tout rose qui l'a emmené, mais genre too high, tu vooooiiiis ?

Voilà un des trucs qui a poussé Ofelia à le quitter : si elle utilise volontiers les drogues de façon récréative, Josh, lui, est un vrai junkie qui ne se déplace jamais sans sa pharmacie portative, sauf qu'il n'y a pas vraiment de sparadrap et de mercurochrome en cas de premiers soins à donner. Un produit pour chaque circonstance de la vie et, évidemment, quelques extras pour les cas de force majeure. Ce n'est pas pour rien qu'on l'a affublé du doux sobriquet de Doc Défonce...

Bref, tel le lapin d'Alice (lui aussi, il a du piocher dans les poches de Doc Défonce, d'ailleurs...), Josh est en retard. Il ne se fait aucune illusion, il va arriver après la bataille, lorsque le gros des troupes de teufeurs aura regagné ses pénates, mais il en reste toujours qui prolonge la fête ou, tout simplement, on du mal à se remettre de leurs émotions. Un brin chimique, quand même, les émotions...

Mais Josh compte sur ces traînards pour lui donner quelques indices concernant la direction prise par sa bien-aimée une fois la fête terminée. Et par son bellâtre, à qui il mettrait bien son poing dans la figure... Josh file, file, file sur la route qui va vers Ofelia (non, ça, ce n'est pas du Stoner Rock) pour arriver au plus vite.

Sauf que, sur place, rien ne se passe vraiment comme prévu. D'abord, on cuit, il n'y a rien de rien dans ce foutu désert, à part du sable et de la rocaille, et les rares personnes encore présentes sur les lieux de la fête n'ont même plus l'air de se souvenir de ce qui s'est passé les derniers jours. Il devait y en avoir de la bonne en circulation, parce qu'ils ont tous de la cervelle de canut dans le ciboulot.

La seule chose qu'apprend Josh, c'est le programme de cette Generator party, et la présence, manifestement décoiffante, d'un groupe au nom tellement bizarre que personne n'arrive à le retenir et encore moins à le prononcer. Un nom aux consonances aztèque, on dirait, avec des t et des l partout. Déjà, à jeun, pas évident, alors en fin de trip...

En plus de leur musique, c'est ce qu'ils ont distribué qui, apparemment, a eu de l'effet sur le public présent. Des champignons hallucinogènes, mais bien plus que ça encore, au point d'avoir eu le trip de chez trips... sans plus se souvenir de rien ! Voilà qui n'arrange pas les affaires de Josh, qui ne trouve aucune trace d'Ofelia sur place. Aucune de Matt non plus, mais ça, il s'en fout un peu...

Malgré un état de dépendance prononcé, Josh se lance dans une quête pour retrouver sa belle évanouie. D'abord, retrouver les groupes avec qui Ofelia, jeune fille sérieuse et délicate, aurait pu partir, de gré ou de force, on ne sait jamais, avec tous ces produits aux effets bizarres. Mais, de cette enquête, rien ne va sortir, Josh manquant même y laisser la vie.

Voilà comment il va rencontrer un gars qui est tout son contraire : Luke. Un redneck pur sucre, plus porté sur la country que sur le rock, raide comme la justice, n'aimant que l'Amérique, avec un A doublement majuscule. Le genre à rejoindre une milice pour chasser les wetbacks et les hippies hors des frontières de son pays chéri... Un bon gros néo-con, si vous voyez ce que je veux dire...

Pas vraiment le genre à traîner avec Josh ou Ofelia. Mais lui aussi cherche une femme, sa soeur, disparue comme Ofelia, lors d'une Generator party à laquelle participait le même groupe au nom bizarre... La coïncidence est trop grande, le groupe trop mystérieux et les causes trop nobles pour que ces deux là essayent de passer outre leurs différences fondamentales de points de vue... J'ai bien dit : essayent.

A eux deux, tant bien que mal, ils vont reprendre l'enquête, pénétrant chacun à leur tour dans le monde de l'autre, et, celui de Josh comme celui de Luke est plutôt haut en couleur, tant au niveau des lieux que des personnages qu'on y rencontre. Et tant bien que mal ils vont remonter la piste de ce groupe dont les concerts sont aussi rares que mystérieux.

A aucun moment, ils ne s'attendent à ce qu'ils vont, à force de persévérance, découvrir. Tout simplement, parce que cela dépasse l'entendement. Mais, pour l'amour d'Ofelia, Josh est prêt à tout, même à braver la folie, la violence, la monstruosité... Et même à supporter quelques jours de plus l'insupportable Luke, aux idées bien, bien courtes...

Alors oui, "Stoner Road" est un road movie. Josh, seul ou accompagné, parcourt sans doute quelques milliers de kilomètres au long du livre, dans une Amérique encore plus en déshérence que celle que traverse à Road 66. Là, aux frontières avec le Mexique, où l'on finit par ne plus trop savoir si on l'a franchie ou pas, il n'y a rien. Hostile, la nature...

Une Amérique loin d'être celle des cartes postales. On n'y croise que des freaks, des brutes, des cas sociaux, des zinzins, des foutraques... Et ça, sans même compter les drogués ! J'ai l'air de me moquer, mais l'Amérique de "Stoner Road" est tout simplement et volontairement délirante. La normalité, si tant est que ce mot ait un sens, y est quasiment absente.

Accrochez-vos ceintures, parce que cette Amérique-là n'est certainement pas celle des guides touristiques. Et, parce qu'il y a une cohérence dans tout cela, on comprend bientôt qu'il faut se méfier des apparences et que les monstres, puisque c'est ainsi qu'on baptise souvent un peu trop vite ces êtres, c'est vrai peu ordinaire, ne sont pas ceux que l'on croit. Et entre les potes zarbis de Josh et les copains propres sur eux de Luke, mon choix est vite fait, au final.

"Stoner Road" est aussi un buddy movie. Je ne vais pas entrer dans le détail, car il faut lire pour mieux se rendre compte de ce que l'attelage entre Josh et Luke a d'inconciliable. Tout les sépare et les séparera sans doute toujours. Et, comme souvent, dans les bons buddy movies, on finit par se demander lequel des deux personnages est vraiment le boulet. Là encore, j'ai mon idée, renforcée par la chute très drôle du roman, en forme de morale (celle du moraliste, pas du moralisateur).

Heylbroeck force le trait, sur Josh, comme sur Luke, et il fait de cet improbable duo le moteur de son roman. Un moteur qui dérate, qui tire à hue et à dia, qui tourne en rond aussi, parce qu'à force de ramer dans des sens contraires, c'est ce qui se passe, mais un duo qui doit aussi ne pas oublier ses motivations profondes. Et, là, l'union doit faire la force, malgré tout.

"Stoner Road" est aussi un roman fantastique tirant sur l'horreur, façon série Z. Là, vous allez devoir me croire sur parole, parce que l'irruption de ces éléments ne peut être racontée. Il faut la découvrir en lisant le roman. Disons qu'on est quelque part entre "Une nuit en enfer" et "Las Vegas Parano", une version sous acides, mais costauds, les acides, d' "Armageddon Rock", de George R.R. Martin (qui fera l'objet du prochain billet sur ce blog, minute teasing !).

Je me suis follement amusé à lire ce roman. Il faut dire que j'avais pour référence une nouvelle de Julien Heylbroeck parue dans l'anthologie du festival Zone Franche 2013, qui mettait en scène un tueur en série visant des obèses à la sortie de fast-foods... J'ai retrouvé dans "Stoner Road" cette même folie, ce sens de l'humour décalé et pince-sans-rire. Avec, à la clé, de l'horreur, oui, mais la encore traité d'une façon telle, qu'on a plus envie d'exploser de rire que de se cacher les yeux avec les mains.

Ou alors, je suis bien plus gravement atteint que je ne le croyais...

Reste l'histoire d'amour... En fin d'ouvrage, vous trouverez une interview de l'auteur, qui vous donne quelques clés de lectures. Franchement, lisez-les annexes, vous apprendrez plein de choses, sur le Stoner Rock, mais pas seulement. Et vous verrez que Julien Heylbroeck y évoque sa volonté, qui ne saute pas tout de suite aux yeux, d'écrire avant tout un roman d'amour.

Non, ça ne saute pas aux yeux, mais petit à petit, on collecte des éléments qui ramènent à quelques grandes histoires d'amour tragiques de la littérature. Mais la motivation de Josh est unique : reconquérir Ofelia (dont le prénom est déjà un indice). Elle aurait pu s'appeler Eurydice ou Guenièvre, car Lancelot et Orphée sont des références du roman.

Pourtant, celle que j'ai retenue, et qui explique le choix d'une citation de Cervantès, c'est Don Quichotte. Josh, c'est l'homme de la Manche, lancée dans une quête pour retrouver sa Dulcinée et se faire aimer d'elle. A ses côtés, Luke fait figure de Sancho Panza assez convaincant, même s'il n'a pas la bonhomie du personnage originel et si son bon sens le mène à quelques idées extrêmes et racistes qui ne le rendent pas aussi sympathique que son modèle.

Josh a sa vieille Pontiac pour Rossinante, même si c'est avec un tout autre destrier qu'il foncera vers son destin (amateurs de belles caisses, accrochez-vous !) et rien ne peut l'arrêter ou le dissuader de poursuivre sa quête. Contrairement à l'original, fou à lier, Josh est sain d'esprit mais la quantité de produits qu'il absorbe ne l'a pas franchement arrangé.

Toutefois, la folie est omniprésente dans "Stoner Road", à la fois source et génératrice de peur, comme si l'une et l'autre s'alimentaient en circuit fermé. Mais non, Josh, lui, contrairement à un personnage secondaire digne du personnage incarné par Sam Neil dans "l'Antre de la folie", n'est pas fou.

La preuve ? Les géants aux cent bras qu'il va charger, en digne hériter du chevalier à la triste figure ne sont pas des moulins à vent... Et le risque est bien plus grand que de se retrouver accrocher à leurs ailes, tournant lentement, ridicule et désarmé, à la merci du moindre souffle d'air, dans une position bien peu noble...

J'ai fait long, non ? Alors, je m'arrête là, juste en vous redisant que "Stoner Road" est un excellent divertissement et une play list portative. Car quoi de mieux que d'utiliser des titres emblématiques de ce genre musicales pour nommer les chapitres et permettre aux lecteurs de se plonger en quelques clics dans l'ambiance (euh, seule la musique est fournie, je précise) ?

Je vais faire de même pour conclure ce billet, en vous proposant deux titres de cette imposante et passionnante discographie. En l'occurrence, si je ne connaissais pas le premier groupe, originaire d'Allemagne, j'ai pas mal écouté le second, made in USA et un peu plus pêchu... Monsieur Jourdain, je vous l'ai dit !

Le premier, c'est Kadavar :





Le second, c'est Queen of the Stone Age :



vendredi 8 août 2014

"Rome, partie de modestes débuts a crû au point de plier sous le poids de sa propre grandeur" (Tite-Live).

Avouez que ce titre de billet en jette, non ? Eh oui, nous allons plonger dans l'Empire romain, mais pas vraiment celui que l'on connaît. Non, un Empire uchronique, qui a duré, a crû et s'est développé bien au-delà des frontières qu'on lui connaît. Un Empire romain élargi et modernisé qui devient un immense terrain de jeu pour l'esprit créatif et facétieux d'un romancier. Un Empire où il se passe des choses étranges, où les dieux des panthéons ne sont jamais bien loin, où les identités s'affirment, où l'on est prompt à la trahison... Bref, des promesses d'aventures dans un univers plein de surprises et de trouvailles, voilà ce que propose Julien Pinson dans "la plume du Quetzalcoatl" (sans l'accent sur le o, désolé, moi et les caractères spéciaux...), publié aux éditions Voy'El. Un voyage plein d'humour et de rebondissements, avec un duo de personnages centraux digne des meilleurs buddy movies. Un excellent divertissement.


Couverture La plume du Quetzalcoatl


Arthorius est Pacifieur Impérial. Comprenez qu'il occupe un poste important dans la diplomatie romaine, pour laquelle il travaille à l'intégration dans l'Empire des populations récemment colonisées. Voilà 7 années qu'il accomplit sa mission au Nouveau Monde, où l'Empire a fini par s'imposer après un long conflit.

7 années qu'il n'est pas revenu au pays natal. Mais le revoilà. Pas de gaieté de coeur. Non pas qu'il ne se sente plus romain, mais parce que, s'il revient, c'est pour une raison inquiétante. Il doit référer d'une découverte pas très rassurante au Panthéon, afin que ceux-ci jugent des décisions à prendre et de la nouvelle mission dont il devra s'acquitter.

A son arrivée, Arthorius se retrouve flanqué d'un étrange personnage, un satyre appelé Dom, un vétéran de la légion dont le franc-parler et le cynisme parfois rafraîchissant, parfois dépassant les convenances, va demander un temps d'adaptation à Arthorius. Mais, on ne se débarrasses pas de Dom comme ça et, sans le savoir, une complicité entre les deux personnages s'instaure, qui sera au coeur du roman.

Alors, pourquoi Arthorius est-il revenu après une si longue absence ? A cause de ce qu'il a dans ses bagages. Surprise pour le Pacifieur, lui qui souhaitait rencontrer le Conseil Restreint, se voit convoqué devant le Grand Conseil. La plus haute instance de l'Empire, rassemblant l'ensemble des dieux du Panthéon.

Cela fait 60 ans qu'un mortel, comme Arthorius, n'a plus été convoqué devant le Grand Conseil, c'est dire si l'heure est grave. L'événement est rarissime dans l'Histoire et se termine rarement bien pour l'humain concerné... A Athorius de tout faire pour se faire bien voir de ce conseil parfois capricieux, souvent dissipé et toujours impitoyable.

Qu'est-ce qui peut bien motiver un tel branle-bas ? Quelque chose qui se trouve dans un coffret, dans les bagages du Pacifieur. Quelque chose qui remet en cause l'entière position de l'Empire romain au Nouveau Monde. Quelque chose qui est le symbole d'un danger imminent dont il va falloir s'occuper le plus rapidement possible sous peine d'une sacrée déconvenue outre-mer.

Une plume.

Ah oui, je vous sens dubitatif. Mais ce que rapporte Arthorius du Nouveau Monde et qui semble inquiéter l'ensemble des divinités romaines, c'est une plume. Pas n'importe laquelle, forcément. Une plume qui brille d'une infinité de couleurs. Une plume dont la vue peut glacer d'effroi une assemblée de dieux parmi les plus puissants du monde connu.

Une plume qui, selon toute logique, devrait être grise, dépourvue de toute couleur, morte. Comme celui à qui elle appartient, le Serpent à Plumes, le dieu Quetzalcoatl. Ce dieu même que les légions romaines, soutenues par les dieux, ont combattu au Nouveau Monde afin de le conquérir. Ce dieu qui a été vaincu et tué.

Ou pas.

Eh oui, cette plume qui irradie signifie que le dieu ennemi est toujours envie. Et pas besoin d'être soi-même un dieu pour comprendre les implications de cette découverte : vivant, Quetzalcoatl doit panser ses plaies et ruminer quelque part sa vengeance. Et préparer son prochain plan d'action pour repousser l'Empire romain et redonner au Nouveau Monde son indépendance.

Arthorius va devoir éclaircir tout cela, découvrir où se cache Quetzalcoatl, ce qu'il prépare... Un seul indice, c'est dans la coiffe d'un natif du Nouveau Monde que Arthorius a trouvé la plume. Et ce n'est pas non plus une bonne nouvelle : si tous les peuples du Nouveau Monde s'unissent, les légions romaines présentes là-bas auront bien du mal à résister.

Pourtant, à peine sorti du Conseil, et tout étonné d'être encore entier, Arthorius comprend que sa mission, déjà complexe, sera encore plus difficile que prévu : on a manifestement décidé de lui mettre des bâtons dans les roues. Peut-être de le faire disparaître, avant qu'il ait pu reprendre la mer... Mais qui ? Qui d'autre qu'un dieu romain pour savoir ce que sait le Pacifieur ?

Commence un périple dans ce Nouveau Monde, de Néo Rhodes, immense cité surplombée par la statue du Colosse, aux montagnes Rocheuses, avec, à chaque escale, de nouvelles rencontres, de nouvelles aventures, de nouveaux dangers. Et surtout, l'impérieuse nécessité de trouver, pour celui qui est avant tout un diplomate, des solutions à la crise qui approche...

Bien sûr, la trame de ce roman est assez dramatique si l'on s'en tient à ce résumé, mais ne vous y trompez pas, on rigole énormément à la lecture de ce roman. Le mélange entre fantasy et uchronie est très bien réalisé et l'on retrouve aussi bien du steampunk que des mafieux dignes du Chicago d'Al Capone, et même un côté western. Le tout... en toges.

Julien Pinson joue à merveille des clichés de ces différents genres, du péplum au film de gangsters, crée une ambiance très particulières, qui m'a rappelé "Tintin en Amérique", sans les questions raciales que peut souvent poser l'oeuvre d'Hergé, en particulier à ses débuts. Mais l'auteur s'amuse et nous avec, même si, peu à peu, il noue les fils d'un dénouement bien plus sérieux.

Car rester sur le simple décalage comique serait une erreur. "La plume de Quetzalcoatl" est avant tout un roman d'aventures et d'action avec au coeur du récit, une guerre qui menace et une ambiance propice à la trahison et aux coups fourrés en tous genres. Et l'on retrouve, mise en action, la fameuse maxime "si vis pacem, para bellum", "si tu veux la paix, prépare la guerre".

Et puis, il y a ce duo central. Arthorius, guindé, empesé par sa fonction et sa prestance de diplomate, sérieux jusqu'à l'ennui, peu porté sur l'action mais aussi assez taciturne. Et à ses côtés, Dom, le satyre, le boute-en-train qui n'a jamais, au grand jamais, sa langue dans sa poche et peut vous créer des ennuis en aussi peu de temps qu'il faut pour balancer une grosse vanne...

Pardonnez-moi ce lien, mais j'ai eu, dès son apparition, l'impression de voir en Dom la réincarnation de l'âne de Shrek. Dom parle dans ma tête avec la voix d'Eddy Murphy, ce sourire perpétuellement moqueur dans la voix et cette capacité à mettre le doigt juste là où ça fait mal, à toucher là où ça vexe... Un bel enquiquineur, en somme !

Mais aussi, un personnage terriblement attachant, finalement, même pour ce grand gars si sérieux d'Arthorius. Leur entente va leur permettre de se tirer de bien des mauvais pas et de faire avancer la quête du diplomate. Mais à qui se fier pour pacifier ? Voilà la question qui hante Arthorius, bien seul, malgré la présence de son nouvel ami et d'autres connaissances, que je vous laisse découvrir.

Arthorius doit justement gérer ce délicat équilibre entre guerre et paix. Il est diplomate, rappelons-le, et, manifestement, dans son genre, il se débrouille bien. Son action a commencé 7 ans plus tôt à l'issue d'une guerre, mais là, elle risque bien de prendre fin, et pas seulement son action, par une autre, s'il ne réussit pas à trouver les bons interlocuteurs et à empêcher un nouveau conflit dévastateur.

Cependant, Pacifieur ne veut pas dire victime sacrificielle montant docilement à l'autel où elle sera immolée. En latin dans le texte : "faut pas prendre les enfants des bons dieux romains pour des canards sauvages à la graisse d'urus (avec du miel ?)". Et s'il n'a guère de doute sur ce que le fatum pourrait bien lui réserver, il n'est pas décidé à le laisser s'accomplir sans s'être auparavant battu unguibus et rostro.

L'univers créé par Julien Pinson est vaste, il y a sans doute encore énormément à exploiter. J'ai évoqué Tintin, mais on pense aussi évidemment à Astérix, pour le jeu sur les clins d'oeil, les anachronismes et les trouvailles. L'auteur s'amuse, et nous avec, quand il nous emmène à Yellowstone, dans un parc gentiment revisité.

Oui, je pense que cet univers, mais aussi le duo Arthorius / Dom, même si je ne veux pas trop en dire sur l'évolution de leurs relations au fur et à mesure que leurs aventures se déroulent, mériteraient de nouveaux développements, car il est certain, et pas seulement en allant vers le Nouveau Monde mais en explorant, pourquoi pas, de nouvelles contrées, qu'ils pourraient vivre de nouvelles aventures. Enfin, loin de moi l'idée de mettre la pression sur un auteur, bien sûr...

Julien Pinson s'inscrit dans cette tendance très actuel qui consiste à faire intervenir les panthéons dans la vie des humains, concrètement, comme une continuation des mythologies antiques, en revisitant cela avec les techniques et les outils de la fantasy. On pense à Neil Gaiman, Christophe Lambert, Sylvie Miller et Philippe Ward et d'autres, certains dont j'ai parlé ici déjà, d'autres à venir, mais je ne les cite pas tous, parce que, parfois, les irruptions divines sont des surprises à ne pas dévoiler...

J'ai lu ce roman, le premier de Julien Pinson, il me semble, pour préparer une table ronde des Imaginales, consacrée à Rome. "Tous les chemins mènent à Rome" en était le thème, et on a pu le vérifier avec Cristina Rodriguez, Fabien Clavel et Johan Héliot, aux côtés de Julien Pinson. Et je ne regrette pas cette plongée, car je me suis énormément amusé.

C'est un roman parfait pour cette période estivale à qui veut se détendre, se distraire et jouer avec les clins d'oeil, nombreux, qui jalonnent le texte. Et puis, c'est aussi une belle occasion, dans un contexte jamais facile, de faire découvrir ou redécouvrir une petite maison d'éditions indépendante spécialisée dans la SFFF, les éditions Voy'El.

dimanche 3 août 2014

Je suis tombé par terre, c'est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c'est la faute à Sylvo.

Dans quelques jours, ce blog fêtera ces trois ans d'existence (rassurez-vous, rien ne sera organisé pour fêter ça, ici, on parle de livres) et je me rends compte que, par hasard, je vais vous parler du deuxième volet d'une série dont le premier tome avait l'objet d'un des premiers billets publiés. Avec un univers vraiment très intéressant, des clins d'oeil appuyés autant pour l'ambiance que pour une multitudes de détails, ce qui donne un côté très sympa et amusant à ce deuxième roman. Mais, petit à petit, c'est tout autre chose qui s'installe, l'obscurité gagne du terrain et c'est un final à la fois plein d'action et de noirceur qui attend le lecteur. Le titre annonce bien l'imminence de la catastrophe : "Avant le déluge". Ainsi est intitulé la deuxième enquête de l'elfe détective Sylvo Sylvain et de son acolyte, Pixel le pillywiggin, dans le Panam (re)créé par Raphaël Albert. Un hommage au roman populaire publié aux éditions Mnémos et disponible dans la version poche chez Hélios.





Après la résolution de l'affaire dite de la "Conjuration des éléments", l'elfe Sylvo Sylvain et le pillywiggin Pixel ont préféré se faire discrets et ils ont attendu que les tensions retombent pour reprendre le boulot. Mais leur réputation est faite et leur petite agence, assez minable auparavant, est en plein essor. Ils ont même dû recruter du personnel pour pouvoir traiter les affaires qui leur sont soumises.

Ils sont dans l'aisance, peut-être pas encore tout à fait la prospérité, mais ça va bien pour eux. En plus, leur succès après le démantèlement du complot leur a valu la bienveillance, à défaut de l'amitié, de personnalités puissantes, ce qui n'est jamais inutile. Résultat, quand une affaire pose problème, c'est bien souvent à eux qu'on fait appel.

D'ailleurs, Hobo et le Géomètre, les deux recrues de Sylvo et Pixel sont sur la brèche, chacun sur des affaires délicates. Le second est même en immersion et ne donne que peu de nouvelles cez derniers temps au point de rendre son silence inquiétant. Et puis, il y a le petit dernier, Broons, encore un gamin, un adolescent bien débrouillard.

Sylvo l'a sorti d'un mauvais coup dans lequel il s'était fourré et l'a pris sous son aile pour qu'il puisse mettre ses aptitudes à quelque chose de plus utile. Pour l'instant, il est encore en phase d'apprentissage, mais Sylvo, et surtout Pixel qui est devenu le confident du gamin, pensent qu'il pourra voler de ses propres ailes sur des enquêtes. Mais, là, il a la tête ailleurs, il est amoureux, le môme...

Quand arrive une certaine Madame Lane, ce sont donc les patrons eux-mêmes qui vont devoir s'y coller. A condition qu'ils acceptent l'affaire, car, comme ça leur arrive souvent, Sylvo et Pixel ne sont pas d'accord. Il faut dire que l'affaire touche une de leur connaissance. J'allais écrire un ami, mais non, le mot est inadéquat.

Jacques Londres, journaliste qui leur a donné un fameux coup de main dans leur enquête sur la Conjuration et qui, lui, en a tiré bien des avantages. On dit qu'il a l'oreille du Duc Armest, il est la coqueluche du tout-Panam qui chante et qui pétille, il n'écrit quasiment plus, car les sujets du quotidien, ce n'est plus pour lui.

Bref, Jacques Londres a salement pris le boulard, changeant physiquement, socialement, personnellement. Donc, non, il n'est pas vraiment un ami pour les deux détectives qui eux, ont tout fait pour rester comme avant. Alors, quand Madame Lane vient leur demander de le retrouver parce que le journaliste a disparu, Sylvo et Pixel ne sont pas d'accord.

Finalement, après une bonne engueulade, ils acceptent de retrouver celui qui, forcément, avec sa nouvelle lubie de ne s'occuper que d'affaires d'importance, a dû déranger quelque puissant... Mais Jacques Londres n'est pas le seul à disparaître à ce moment-là. Barnabé Porf, le fils du célèbre Nain, est lui aussi introuvable, et voilà que Broons, le fidèle Broons, ne donne plus signe de vie...

Dans un Panam où bruissent les rumeurs de complot de toutes sortes, où des groupuscules républicains ourdissent le renversement du pouvoir en place, où rode un tueur en série qui assassine des femmes de façon horrible, Sylvo et Pixel vont se lancer dans une enquête bien plus complexe qu'ils ne l'ont imaginer.

Et vont bientôt comprendre que ce qu'a découvert Londres fait de la Conjuration des éléments, une agréable blague... Car le journaliste enquêtait au moment de sa disparition sur l'Académie, une des institutions les plus puissantes du Royaume. Elle rassemble ceux qu'on appelle désormais couramment les Technomages, dont la magie est l'assurance d'une protection à toute épreuve pour le pays.

Alors, si Londres, quoi qu'il ait découvert, a essayé de remettre cela en cause, il a levé un sacré lièvre. Mais qu'a-t-il découvert réellement ? Voilà le problème : il n'a laissé derrière lui que de menus indices, sans queue ni tête, qui ne donnent que des débuts de pistes à Sylvo et Pixel. Rien de vraiment concret. Sauf un nom : Arsène Lutin, l'un des hors-la-loi les plus recherchés du Royaume, cambrioleur insaisissable qui nargue les autorités à chacun de ses forfaits...

Volontairement, je vais arrêter ici ce résumé et vous laisser découvrir la suite. Bien sûr, on va continuer à parler du contenu de ce roman qui mêle fantasy et roman noir, façon roman populaire du début du XXe siècle, mais je vous laisse exprès sans trop de repères, comme si vous étiez lecteur du livre lui-même.

En effet, "Avant le déluge" est un roman foisonnant, plein d'imagination et de créativité, qui réserve bien des surprises à ses personnages, et aux lecteurs dans leur sillage. Vous aurez bien compris que ce Panam rappelle une autre ville, mais qu'elle ne l'est pas. Raphaël Albert décalque Paris pour construire une ville à sa façon et, si l'on connaît un peu la capitale, la vraie, c'est à la fois très réussi, et très drôle.

Le nom des rues, des quartiers, tout y est, dans un univers steampunk (Sylvo, par exemple, se déplace sur une McQueen, sorte de moto à vapeur qui doit être, j'imagine, un clin d'oeil à la Triumph de "la Grande évasion") mais surtout, dans une ville habitée aussi bien par les humains, comme Jacques Londres, que par le petit peuple.

Eh oui, Sylvo et Pixel ne sont pas les seules créatures à arpenter les rues de Panam. Bien au contraire, ils y passent inaperçus, puisqu'on trouve dans cette capitale aussi bien des nains que des lutins, des centaures, des leprechauns ou des gobelins, etc. J'ai évoqué la magie, apanage des Technomages, mais pas seulement. Chacun peut, en fonction des caractéristiques de son peuple, invoquer différents sorts, Sylvo compris.

Au final, on a l'impression de connaître les lieux comme sa poche ou presque, on visualise bien les endroits qui ne sont pas ceux que l'on croit. Et on se laisse prendre au jeu de cette ville cosmopolite où chacun se mêle tranquillement aux autres, sans pour autant perdre la notion de communauté. Oui, il fait bon vivre à Panam, malgré les soucis évoqués plus haut.

L'époque, parce qu'il faut bien chercher quelques équivalences pour vous aider à comprendre de quoi il en retourne, c'est un Paris très XIXe, mélange de Second Empire et de IIIe République, mais, et je ne vais pas en dire plus, certains événements présents dans "Avant le déluge" peuvent faire penser à des événement historiques précis.

Oui, ce Paris de Maurice Leblanc, Léo Malet, Gaston Leroux ou Emile Gaboriau revit, requinqué par la présence en son sein d'éléments de fantasy, parfaitement intégré au décor. Le roman noir et la fantasy s'épousent, l'un servant l'autre et réciproquement. Le tout, épicé par tout un tas de clins d'oeil à la culture populaire et à l'imaginaire collectif plus contemporain (on croise même, entre autres, Claude François, à Panam, eh oui !). Il revisite jusqu'au calendrier, à la religion, à la politique, bien sûr, tout ça avec beaucoup de finesse et d'esprit.

La créativité de Raphaël Albert est sans borne, nous emmenant aussi bien dans un cirque que sur les quais, jouant avec Panam/Paris comme un terrain de jeu dont il utilise chaque recoin ou presque, comme d'un univers de jeu de rôles. Il y instille humour, intrigue, suspense, violence, parfois, et même action avec brio.

En témoigne cette incroyable course-poursuite sur la ligne D des tramways panaméens, scène qu'il faut absolument se représenter mentalement et qui aurait franchement de la gueule sur un grand écran de cinéma. Elle n'est pas la seul scène spectaculaire de ce roman, mais c'est elle qui me vient spontanément à l'esprit, ainsi que le souvenir de l'attraction qu'elle a exercé sur le lecteur que je suis, tournant les pages comme entraîné dans cette partie ébouriffante de l'histoire.

Et puis, mine de rien, je me rends compte que ce billet contient beaucoup d'éléments présents dans "Avant le déluge" qui servent son intrigue. Une intrigue polymorphe, une trame tissée d'histoires qui se rejoignent, créant une sensation de crescendo dans le chaos. Car, oui, l'histoire sympa et drôle du début, les affaires sérieuses mais pas graves qui occupent les détectives, tout cela va basculer vers l'obscurité.

Où se trouve le point d'équilibre ? Je ne sais pas vraiment, en fait. C'est brutal, brusque, comme la trappe du magicien qui s'ouvre pour permettre à la personne enfermée dans sa boîte de disparaître aux regards d'un public médusé, admiratif. Le déclic se fait et tout s'effondre autour de Sylvo, Pixel et de leurs nouveaux amis. Et l'histoire n'est plus du tout sympa. Non, plus du tout.

L'orage, métaphorique, ne vous méprenez pas avec le titre du roman, il a sa raison d'être, évidemment, éclate à la surprise du duo central de l'histoire, les plongeant dans des situations terribles où ils ne maîtrisent plus rien, où ils ne sont plus rien, et certainement pas les deux héros qui ont démantelé la Conjuration des éléments.

Pire, c'est une réaction en chaîne qui va se produire et ce n'est plus seulement le monde quotidien de l'elfe et du pillywiggin qui va être pris dans la tourmente, mais bien leur existence toute entière. Avec, à la clé, le retour du passé, qui hante Sylvo de longue date et qu'il a essayé de laisser derrière lui en quittant la Grande Forêt, bien longtemps auparavant, pour se noyer dans Panam.

Il y a, dans la dernière partie, une formidable tirade sur le mal. J'ai failli en extraire un morceau pour en faire le titre de ce billet et puis, je me suis dit qu'on ne pouvait détacher de ces lignes un morceaux comme on le fait de la cuisse d'un poulet. Mais il y a énormément de choses dans ces paragraphes, certaines qui restent encore inexpliquées, d'autres qui apparaissent, à propos du passé de Sylvo. Et enfin, d'autres qui vont guider son avenir...

On est au coeur d'une série qui exploite un univers vraiment très intéressant, je me répète, et on atteint dans ce final, un point d'orgue, quelque chose qui va bouleverser tout cela pour les prochains épisodes, du général au particulier. Fantaisie et fantasy seront toujours là, mais l'univers se sera assombri, comme si un nuage fourbe ne quittait plus le ciel de Panam qui, comme le dit la chanson, n'est pas longtemps cruel...

Et j'ai déjà bien envie de lire la 3e aventure de Sylvo Sylvain, déjà disponible.