Un père, un fils, de la musique... Enfin, d'un côté la musique comme passion, presque un mode de vie, et de l'autre, plus ardue, la pratique, avec des tentatives plus ou moins concluantes. Notre livre du jour tient à la fois du récit autobiographique et la quête d'un père pour essayer de combler le vide de la génération qui le sépare de son fils. Spécialiste reconnu de la musique rock et auteur d'un impressionnant "Dictionnaire du rock", Michka Assayas se dévoile dans un roman (le mot est en quatrième de couverture) où il évoque son fils, Antoine, et son adolescence un peu difficile. Mais aussi son expérience de musicien, un peu particulière. "Un autre monde", paru aux éditions Rivages, n'est, a priori, pas un clin d'oeil à Téléphone, le rock étant essentiellement anglo-saxon pour Assayas, mais il aurait tout à fait pu mettre son titre au pluriel, car ce livre, c'est effectivement la rencontre entre des univers et des générations différentes, qu'il n'est jamais évident de faire cohabiter.
Michka Assayas est né à la fin des années 1950 et, dès l'enfance, il s'est pris de passion pour la musique rock. Beatles et Stones d'abord, forcément, puis tout la musique anglo-saxonne qu'il se met à collectionner. Des disques dont il apprend par coeur tout ce qu'on peut savoir à leur sujet. Suivrons le rock progressif et le punk, dans les années 1970.
Bien que timide, Michka passe outre, au début des années 1980, et prend contact avec le mythique magazine "Rock & Folk" pour lequel il va écrire différents articles et découvrir un mouvement musical directement issu du punk : la New Wave. Il sera d'ailleurs le premier journaliste français à écouter jouer New Order...
Une première partie de vie marquée par la musique, immergée dedans, même. Mais, en simple auditeur, en aficionado, dirons-nous. Car, Michka a très vite compris que la pratique de la musique ne serait jamais sa "cup of tea". Pas uniquement à cause du solfège, mais parce que le rythme, la coordination et lui sont incompatibles...
Une question qu'il ne s'est jamais vraiment posée, vivant sa passion à fond comme on peut le faire lorsqu'on est jeune. Une passion qu'il retranscrira dans l'encyclopédie qu'il consacrera des années plus tard à la musique rock. Mais, une fois devenu adulte, la pratique de la musique va revenir au premier rang de ses priorités, pour l'aider dans sa difficile tâche de père.
Au début des années 2000, Antoine est un adolescent qui ravirait ses parents s'il n'entrait pas dans un âge ingrat aux conséquences parfois problématiques. Que le garçon pique dans les porte-monnaie parentaux, passe encore, qui ne l'a pas fait ? Qu'il taxe aussi des fringues ou divers objets connectés (portables, ordinateurs...) chez son père et sa mère, allez, soyons magnanimes.
Mais, lorsque Michka et la mère d'Antoine découvre que leur rejeton se sert directement à la source, via leurs cartes bleues, et qu'il a même "emprunté" de l'argent à sa grand-mère sans la prévenir, là, ça devient nettement plus embêtant et nécessite de sévir de façon exemplaire. Toutefois, au-delà de ces sanctions, Michka prend conscience du gouffre qui le sépare désormais de ce jeune homme qui grandit trop vite...
Il a remarqué que son fiston aimait bien taquiné la batterie qu'on lui avait offerte pour un de ses anniversaires. Un instrument dont il joue même plutôt pas mal, montrant un sens du rythme qui a toujours manqué à son père. Et voilà que germe dans l'esprit du père un moyen de renouer avec son fils et de partager quelque chose avec lui.
Michka se met en tête de se lancer dans une aventure musicale en compagnie d'Antoine. Avec un outil qui n'existait pas du temps où il avait l'âge de son fils : l'informatique. Eh oui, plus vraiment besoin de maîtriser la technique, se dit-il, quand la machine peut le faire à votre place ! Parallèlement, il décide de jouer de la basse, ce qui, pour quelqu'un qui n'a aucun sens du rythme, est une sacrée gageure !
"Un autre monde", c'est d'abord un premier chapitre qui représente environ 40% du livre dans lequel Michka Assayas retrace son propre parcours de jeunesse, jusqu'aux années 80, avec sa passion pour le punk et la new wave. Un vrai reportage sur une époque incroyablement créative et une partie sur l'adolescence, avec ses excès et ses emportements.
A noter que Michka, à cette époque, ne parviendra jamais à faire partager sa passion à ses propres parents. Imperméables à la musique, son père et sa mère ne se feront jamais aux rythmes et au chanson qui enthousiasmaient leur fils. Amusant de relever cette différence de générations qui apparaît là et qu'on va retrouver plus tard, avec Michka dans le rôle du père, cette fois.
Ensuite, "Un autre monde" retrace l'aventure musicale commune du père et du fils, auxquels on doit ajouter Louise, adolescente elle aussi, connaissance des Assayas, embarquée dans cette histoire et chanteuse de l'éphémère projet. Bien sûr, il est toujours question de la relation entre le père et le fils, marquée par cette naïve fierté de Michka, mais aussi une légitime inquiétude de voir son enfant mal tourner.
Pourtant, j'ai eu la sensation que ce livre, petit à petit, se focalisait de plus en plus sur la relation de Michka Assayas à la pratique musicale. Le voilà, l'autre monde du titre. Longtemps, la musique pour Michka Assayas s'est résumée à l'écoute de disques, aux concerts, puis aux interviews de musiciens, mais la pratique, elle, était toujours absentes de cela.
Il y a dans le savoir encyclopédique de l'auteur en matière de rock quelque chose de purement théorique, presque abstrait. Michka Assayas se retrouve dans la position d'Alice, face au miroir, mais ne se résolvant pas à le traverser pour découvrir, in situ, le pays des merveilles. La musique, il la regarde à travers le miroir, sans parvenir à en devenir un acteur.
Avec cette idée de trouver une activité commune pour essayer de canaliser son fils et de lui faire passer ses mauvais penchants, Michka Assayas renoue avec cette idée très tôt enterrée : devenir musicien. Et, en amateur de punk rock, il sait parfaitement que nul n'est besoin de maîtriser parfaitement solfège, rythme et technique musicale pour faire du bon son.
Je dois dire que toute cette aventure musicale, pas franchement terrible, soyons honnêtes (un exemple ici), donne une histoire assez amusante, une sorte de roman adolescent, mais un peu attardé, l'ado en question, au cours duquel Michka Assayas, malgré sa timidité et d'autres handicaps plus techniques, persévère pour enfin accéder à cet "autre monde" qu'il admire tant.
"Un autre monde", soyez-en conscient, n'est pas une fiction. Mais c'est bien un roman, entre auto-fiction, quête initiatique, roman adolescent et voyage musical (si vous aimez lire en musique, vous allez être gâtés, entre les morceaux cités et les groupes simplement évoqués, on peut tenir largement les 200 pages du livre).
Ajoutez à cela ce côté punk, volontairement adopté par Michka Assayas pour son projet musical, une idée qui tranche énormément avec sa personnalité timide et traqueuse, et vous avez un livre où l'on ne sait plus toujours qui est l'adolescent et qui est l'adulte. La passion de Michka Assayas en devient contagieuse et ses efforts pour former un groupe qui tienne la route, louables.
Au coeur de ce livre, la relation entre un père et son fils, une génération qui fait toute la différence. Michka Assayas, au milieu du livre, explique parfaitement son dilemme, celui d'un père qui ne veut pas se la jouer autoritaire, mais sans non plus devenir un papa ami. Trouver la juste mesure, la poigne de fer dans le gant de velours (et c'est pas facile de jouer de la basse ainsi)...
Bien sûr, il y a la musique qui est principalement cet autre monde, qui sert de titre au livre. Mais, je crois que l'on trouve plusieurs versions de cet autre monde au fil des pages. Les musiciens, donc, qui sont dans un monde qui leur appartient et qu'ils nous ouvre. A nous de décider si l'on accepte ou pas ce voyage.
Mais Michka Assayas lui-même a fait l'expérience d'un autre monde à lui, dans lequel personne ou presque n'était admis, lorsqu'il s'est lancé dans la folle aventure de son dictionnaire. Une entreprise qui ne l'a pas seulement absorbé, mais l'a carrément englouti, sous les millions de signes que contiennent ces deux volumes.
Et puis, il y a ces mondes générationnels qu'on peine toujours à comprendre : celui de ses parents, lorsqu'on est jeune, celui de ses enfants, lorsqu'on vieillit et qu'on devient soi-même parent. Oh, bien sûr, on pourrait dire qu'on commence jeune con et qu'on finit vieux con, parce que c'est aussi un peu à ça que ça revient, mais ce serait réducteur.
Il y a, dans ce récit, une infinie tendresse d'un père pour son fils. Et, malgré la culture rock, pas franchement l'envie de le voir se lancer trop vite dans une existence estampillée "sexe, drogue et rock'n'roll". La musique, ce langage qu'on dit universel, a quelque chose d'une bouée lancée à la mer, dans un moment où la situation du fils échappe au père.
On est sans doute loin de l'image d'Epinal associée au punk, mais, à défaut du mode de vie, l'état d'esprit est là, dans cette musique imparfaite qui unit enfin dans un objectif commun un père et son fils qui ont tant de mal à communiquer. "No Future", balançaient les punks avec tout le mépris que leur inspirait la société, mais, cette musique anarchique est la base de l'avenir commun de Michka et Antoine Assayas. Joli paradoxe !
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
lundi 29 février 2016
dimanche 28 février 2016
"L'endroit était si laid : on pouvait y construire ce qu'on voulait, rien de ce qu'on y mettrait ne pouvait être pire que ce qui existait déjà" (Johan Otto von Spreckelsen).
Il est des livres qu'on attaque en ce demandant un peu où l'on va, parce que le sujet n'est pas ordinaire. On se demande ce qu'on peut bien raconter là-dessus, surtout quand le livre fait 350 pages. Et puis, la magie opère, parce que le sujet qu'on redoutait s'avère receler bien plus qu'on ne pouvait l'imaginer. Sans oublier un incroyable personnage, comme seule la réalité peut en façonner, un être qui semble évoluer dans un monde différent du commun des mortels... Voilà mon cheminement à la lecture de "la Grande Arche", nouveau roman de Laurence Cossé, paru en ce début d'année chez Gallimard. On ne le croirait pas, mais ce monument si épuré a connu une naissance des plus compliquées, poursuit une vie précaire et incertaine, révèle bien des travers de la société française et de sa classe dirigeante et a été rejeté avant même son achèvement par celui qui l'a rêvé... Une fresque urbanistique légère malgré la gravité des événements, pleine d'humour et ciselée comme du gothique flamboyant...
En 1958, la construction du CNIT, bâtiment à la pointe de la modernité, marque la création du quartier de la Défense, juste à l'extérieur des limites de Paris. Dédié aux affaires, il va, au fil des décennies suivantes, prendre de l'ampleur jusqu'à devenir cet espace dédié aux tours et aux bâtiments de verre et d'acier (et un peu de béton, aussi) que l'on connaît.
Toutefois, dès la fin des années 60, on réfléchit à la construction d'un monument particulier qui puisse faire de la Défense un lieu plus remarquable encore. Avec, en prime, l'idée de prolonger la fameuse perspective qui débute à la Concorde avec l'Obélisque et remonte les Champs-Elysée jusqu'à l'Arc de Triomphe, en plaçant au bout de l'Avenue de la Grande Armée un troisième joyau.
Mais, tergiversations, doutes, hésitations, changement de locataire à l'Elysée, priorités différentes, crise économique, que sais-je encore ?, à la fin des années 70, rien n'a été décidé et la Défense, tout en se développant, reste avec ce vide à combler. C'est alors que la France bascule à gauche, avec l'élection de François Mitterrand, en 1981.
A peine installé à l'Elysée, le nouveau président annonce son intention de lancer une politique de grands travaux. Et, parmi les chantiers envisagés, on retrouve celui de la Défense, auquel il entend d'ailleurs se montrer particulièrement attentif. Et, sans attendre, il demande que soit organisé un concours international duquel devrait sortir le projet de monument pour la Défense.
Des centaines de projets sont alors envoyés, présentés anonymement au jury et, après délibérations, l'un d'entre eux va emporter la majorité des suffrages. Un projet qui, d'ailleurs, est aussi celui qui a attiré l'attention du président... Un simple cube évidé, pour la forme principale. Sans doute le projet le plus simple et pourtant le plus attractif.
Mais, surprise, ce projet n'est pas signé par une des pointures de l'architecture mondiale. Au contraire, c'est un parfait inconnu dont le nom est associé au projet vainqueur : Johan Otto von Spreckelsen. Un architecte indépendant qui, non seulement, n'appartient pas à un grand cabinet, mais n'a même pas le sien. Sur son CV, la construction de quatre églises au Danemark, un point c'est tout...
L'histoire de l'Arche, c'est aussi l'histoire de cet homme, né en 1929, dont cette réalisation aurait dû être le couronnement de la discrète carrière. Seulement voilà, rien ne va se passer comme prévu, dès le départ, et pratiquement jusqu'au bout, et l'heure de gloire de celui qu'on surnommait Spreck va rapidement tourner au cauchemar.
"La Grande Arche", c'est aussi le portrait de ce personnage très particulier. Un Danois, protestant, un austère qui ne se marre pas, mais surtout un rêveur, plus artiste qu'urbaniste, voilà ce qui ressort de ce que Laurence Cossé nous raconte de cet homme, dont la biographie est pleine de parties vacantes et dont la carrière ne le prédisposait sans doute pas à ce qu'il va connaître en France.
On ressort avec une immense tendresse pour ce personnage tellement atypique. Un homme à la sensibilité exacerbée, capable de dessiner l'Arche mais, manifestement, pas d'être son maître d'oeuvre. Son projet, aussi fascinant soit-il, ne fera que poser des problèmes techniques à ses réalisateurs, mais pas seulement. Et Spreck sera intransigeant, défendant son rêve sans répit.
De tous les acteurs de ce projet, c'est certainement avec le président François Mitterrand qu'il s'est le mieux entendu. Pour le reste, ces années françaises ne seront qu'une suite d'incompréhensions, de malentendus, de décalages culturels mais aussi, allez, disons-le, de coup tordu. Car l'Arche telle qu'elle se dresse à la Défense aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec le projet initial de Spreck.
Flanqué d'une épouse aussi discrète que redoutablement déterminée, et qui, aujourd'hui, continue à nourrir une violente rancoeur à l'égard de notre cher et beau pays, Johan Otto von Spreckelsen va se battre pour son Cube, comme il n'a jamais cessé de l'appeler. Mais, devant l'inertie française, les reculs incessants, les modifications sur son travail, il finira par jeter l'éponge.
Une décision incroyable, sans doute inédite, que cette démission alors que l'Arche n'est pas encore sorti de terre, mais l'apogée d'une collaboration impossible. Spreck n'est sans doute pas exempt de reproche, mais il faut reconnaître, et c'est l'un des aspects les plus marquants du livre de Laurence Cossé, que rien ne lui a été épargné.
Bienvenue en France, sa Tour Eiffel, ses 360 sortes de fromages, ses centrales nucléaires, son Mont-Blanc et sa technocratie reine ! Car, d'emblée, lorsque les hommes du président, avec à leur tête, Robert Lion, sans qui, reconnaissons-le, l'Arche n'existerait sans doute pas, une masse de questions indépendantes de la volonté de Spreck et qui, d'une certaine façon, ne le regardent pas, vont s'abattre comme un vol de sauterelles.
C'est bien beau, de construire tout plein de monument, tout beaux, tout neuf, embellissant encore la plus belle ville du monde que voudrait être Paris, mais ça coûte un peu d'argent. Et l'Arche, petit dernier des projets, il va falloir le rentabiliser. L'aventure de l'Arche, c'est aussi cette course à la promotion immobilière qui file la nausée.
Il faudrait sortir des calculettes et refaire le trajet pour estimer, et encore, à la louche, la quantité de pognon (public) qui a été engloutie dans cette histoire, et pas uniquement dans la mise en oeuvre du monument. C'est un feuilleton à rebondissements multiples, entre crise économique, alternances politiques, ambitions personnelles, financières et industrielles, valses-hésitations, coquilles vides, démarchages et tractations diverses...
Dallas à la Défense autour de l'Arche... Un mic-mac assez désolant, et bien loin de la pureté originelle du projet imaginé par Speck. Et pourtant, même tronqué, revu, refaçonné, modifié, abîmé, éloigné du projet de base, il faut reconnaître que ce Cube évidé s'intègre parfaitement à son décor, mais surtout, vient idéalement compléter la fameuse perspective...
Lorsqu'on cherche à regarder au-delà de la carte postale, c'est un sacré panier de crabes sur lequel on tombe. Et on comprend que Johan Otto von Spreckelsen, habitué à la rigueur et à la simplicité danoises, à la culture du compromis et non à celui du conflit permanent pour tout et pour rien, ait fini par capituler.
Je n'entre pas dans les détails, tout le feuilleton est parfaitement retracé par Laurence Cossé dans ce livre qui tient autant du récit, de l'enquête que du roman. On pourrait imaginer que tout cela serait rébarbatif, cela le sera peut-être pour certains lecteurs, mais, de mon côté, je me suis passionné pour ce projet d'envergure autour duquel se forme un vrai suspense.
Car, lorsque le concours est initié en 1983, l'idée qui préside au projet, c'est d'inaugurer le nouveau monument à l'été 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, qu'on imagine déjà se dérouler dans le faste. C'est dire si l'urgence va grandir, après tant d'atermoiements et de modifications. Et l'on ressent cette tension, car l'échec n'est pas une option, ce serait un camouflet pour François Mitterrand.
Autour de tout cela, Laurence Cossé mène son enquête. Elle reprend toute la documentation qui a été écrite sur le sujet, par la presse, par les acteurs du projet, aussi. Elle va à la rencontre des hommes qui ont participé à ce qui est, malgré tout, une formidable aventure. Et leur passion, leur enthousiasme restent intacts, 30 ans après. Leur fierté aussi, je pense.
Et puis, il y a aussi une virée au Danemark, distillée au compte-gouttes, sur les traces de Johan Otto von Spreckelsen. Une occasion de comprendre un peu mieux cette culture pour l'auteur, parce qu'on l'a dit, la pierre d'achoppement, c'est un décalage culturel inconciliable, deux manières d'envisager la vie publique bien trop éloignées.
Une occasion de découvrir grandeur nature son travail (et, lorsqu'on va chercher les photos des quatre églises, pas besoin d'avoir fait des études poussées d'architecture pour repérer la filiation, la progression et la sensation d'aboutissement qu'il y avait dans l'Arche) et d'essayer d'obtenir le témoignage de sa veuve. En vain.
Une aventure humaine, oui, une réussite artistique, oui, un échec urbanistique, sans doute, pour toutes les raisons expliquées dans le livre, mais dont la principale est que ce monument n'a pas été pensé pour être fonctionnel, alors que sa rentabilité dépend justement de cette fonctionnalité, une illustration parfaite du capharnaüm permanent qu'entretient notre classe dirigeante, également...
Chapeau à Laurence Cossé d'avoir su rendre tout cela passionnant. Son écriture n'y est évidemment pas pour rien. Elle dévoile d'ailleurs en partie ses secrets, dans ce domaine, avec un élément qui peut surprendre : le choix de parler, alternativement, de Spreckelsen, de Spreck ou même, de Johan Otto von Spreckelsen.
Une question de rythmique... Depuis le gueuloir de Flaubert, on connaît bien ces questions, même si, forcément, certains auteurs s'y retrouvent plus que d'autres. Laurence Cossé a aussi un côté architecte dans son travail d'écriture, alternant donc les scansions courtes et les scansions longues, dans une mélopée qui n'est certainement pas étrangère à la facilité avec laquelle on se plonge dans son histoire.
Elle y ajoute un sens de l'humour, souvent pince-sans-rire, toujours de bon aloi et parfois teinté d'une réelle ironie. Ah, le zézaiement d'Edgar Faure, par exemple, quel plaisir de lecteur ! Et un certain nombre d'autres vannes qui font toujours mouche et n'épargnent pas grand-monde. Il fallait aussi cela pour alléger l'édifice, le ciseler pour qu'il ne tourne pas à l'architecture stalinienne, massive et indigeste.
Habitant les Hauts-de-Seine, mais à l'opposé par rapport à la Défense, il m'est évidemment arrivé de me retrouver à proximité de l'Arche. Après avoir lu ce livre, je me dis qu'une visite, presque un pèlerinage, s'imposerait. Forcément, le regard sera différent et l'impression aussi. Et qui sait si je ne croiserai pas certains fantômes.
Car, outre mon agacement profond pour cette technocratie sclérosante qui caractérise notre pays, et pas seulement en matière de grands travaux, je suis ressorti de cette lecture avec des impressions étranges, assez contrastées, et même bouleversé. Les impressions, elles sont liées à ce passionnant processus de création auquel, malgré tout, on assiste.
Mais, dans le même temps, l'impéritie générale qui entoure ce chantier aboutit à un projet qui, si l'on n'a pas idée de tout cela, semble admirable. En revanche, lorsqu'on zoome, si je puis dire, lorsqu'on s'approche, on a mal. Et on se demande à quoi ressemblera l'Arche de la Défense dans quelques décennies, alors que, déjà, il se détériore... Et je ne parle même pas de l'intérieur, totalement inadapté à la vie du bureau, et sans doute à toute forme de vie humaine.
Et puis, il y a le bouleversement. Le mot peut sembler fort. Mais, j'ai aussi écrit ce billet en pensant à Spreck, pardonnez cette familiarité. Il fait partie de ces personnages qu'on rencontre parfois et qui marquent, malgré eux. J'ai eu la sensation de rencontrer un vrai rêveur, un être détaché des contingences qui nous encombrent, des liens qui entravent nos ailes.
Mais notre monde n'est pas fait pour les rêveurs, il faut croire. Et le destin de Johan Otto von Spreckelsen, tellement lié à l'Arche, jusqu'au tragique, m'a secoué. On en sait si peu sur lui, un homme de passage, évaporé, envolé, sans doute désormais sur les nuages qu'il avait dessinés pour accompagner son Cube...
Quelle part de lui Spreck a-t-il mis dans ce projet ? Son coeur, son âme ? Le voir, au fil des mois, au fils des renoncements et des couleuvres qu'il faut avaler, ressentir l'altération de son rêve a quelque chose de profondément touchant, et d'assez écoeurant aussi. Si fier de sa création, il finira par rejeter la créature, donnant une dimension terriblement romantique à cette histoire.
En 1958, la construction du CNIT, bâtiment à la pointe de la modernité, marque la création du quartier de la Défense, juste à l'extérieur des limites de Paris. Dédié aux affaires, il va, au fil des décennies suivantes, prendre de l'ampleur jusqu'à devenir cet espace dédié aux tours et aux bâtiments de verre et d'acier (et un peu de béton, aussi) que l'on connaît.
Toutefois, dès la fin des années 60, on réfléchit à la construction d'un monument particulier qui puisse faire de la Défense un lieu plus remarquable encore. Avec, en prime, l'idée de prolonger la fameuse perspective qui débute à la Concorde avec l'Obélisque et remonte les Champs-Elysée jusqu'à l'Arc de Triomphe, en plaçant au bout de l'Avenue de la Grande Armée un troisième joyau.
Mais, tergiversations, doutes, hésitations, changement de locataire à l'Elysée, priorités différentes, crise économique, que sais-je encore ?, à la fin des années 70, rien n'a été décidé et la Défense, tout en se développant, reste avec ce vide à combler. C'est alors que la France bascule à gauche, avec l'élection de François Mitterrand, en 1981.
A peine installé à l'Elysée, le nouveau président annonce son intention de lancer une politique de grands travaux. Et, parmi les chantiers envisagés, on retrouve celui de la Défense, auquel il entend d'ailleurs se montrer particulièrement attentif. Et, sans attendre, il demande que soit organisé un concours international duquel devrait sortir le projet de monument pour la Défense.
Des centaines de projets sont alors envoyés, présentés anonymement au jury et, après délibérations, l'un d'entre eux va emporter la majorité des suffrages. Un projet qui, d'ailleurs, est aussi celui qui a attiré l'attention du président... Un simple cube évidé, pour la forme principale. Sans doute le projet le plus simple et pourtant le plus attractif.
Mais, surprise, ce projet n'est pas signé par une des pointures de l'architecture mondiale. Au contraire, c'est un parfait inconnu dont le nom est associé au projet vainqueur : Johan Otto von Spreckelsen. Un architecte indépendant qui, non seulement, n'appartient pas à un grand cabinet, mais n'a même pas le sien. Sur son CV, la construction de quatre églises au Danemark, un point c'est tout...
L'histoire de l'Arche, c'est aussi l'histoire de cet homme, né en 1929, dont cette réalisation aurait dû être le couronnement de la discrète carrière. Seulement voilà, rien ne va se passer comme prévu, dès le départ, et pratiquement jusqu'au bout, et l'heure de gloire de celui qu'on surnommait Spreck va rapidement tourner au cauchemar.
"La Grande Arche", c'est aussi le portrait de ce personnage très particulier. Un Danois, protestant, un austère qui ne se marre pas, mais surtout un rêveur, plus artiste qu'urbaniste, voilà ce qui ressort de ce que Laurence Cossé nous raconte de cet homme, dont la biographie est pleine de parties vacantes et dont la carrière ne le prédisposait sans doute pas à ce qu'il va connaître en France.
On ressort avec une immense tendresse pour ce personnage tellement atypique. Un homme à la sensibilité exacerbée, capable de dessiner l'Arche mais, manifestement, pas d'être son maître d'oeuvre. Son projet, aussi fascinant soit-il, ne fera que poser des problèmes techniques à ses réalisateurs, mais pas seulement. Et Spreck sera intransigeant, défendant son rêve sans répit.
De tous les acteurs de ce projet, c'est certainement avec le président François Mitterrand qu'il s'est le mieux entendu. Pour le reste, ces années françaises ne seront qu'une suite d'incompréhensions, de malentendus, de décalages culturels mais aussi, allez, disons-le, de coup tordu. Car l'Arche telle qu'elle se dresse à la Défense aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec le projet initial de Spreck.
Flanqué d'une épouse aussi discrète que redoutablement déterminée, et qui, aujourd'hui, continue à nourrir une violente rancoeur à l'égard de notre cher et beau pays, Johan Otto von Spreckelsen va se battre pour son Cube, comme il n'a jamais cessé de l'appeler. Mais, devant l'inertie française, les reculs incessants, les modifications sur son travail, il finira par jeter l'éponge.
Une décision incroyable, sans doute inédite, que cette démission alors que l'Arche n'est pas encore sorti de terre, mais l'apogée d'une collaboration impossible. Spreck n'est sans doute pas exempt de reproche, mais il faut reconnaître, et c'est l'un des aspects les plus marquants du livre de Laurence Cossé, que rien ne lui a été épargné.
Bienvenue en France, sa Tour Eiffel, ses 360 sortes de fromages, ses centrales nucléaires, son Mont-Blanc et sa technocratie reine ! Car, d'emblée, lorsque les hommes du président, avec à leur tête, Robert Lion, sans qui, reconnaissons-le, l'Arche n'existerait sans doute pas, une masse de questions indépendantes de la volonté de Spreck et qui, d'une certaine façon, ne le regardent pas, vont s'abattre comme un vol de sauterelles.
C'est bien beau, de construire tout plein de monument, tout beaux, tout neuf, embellissant encore la plus belle ville du monde que voudrait être Paris, mais ça coûte un peu d'argent. Et l'Arche, petit dernier des projets, il va falloir le rentabiliser. L'aventure de l'Arche, c'est aussi cette course à la promotion immobilière qui file la nausée.
Il faudrait sortir des calculettes et refaire le trajet pour estimer, et encore, à la louche, la quantité de pognon (public) qui a été engloutie dans cette histoire, et pas uniquement dans la mise en oeuvre du monument. C'est un feuilleton à rebondissements multiples, entre crise économique, alternances politiques, ambitions personnelles, financières et industrielles, valses-hésitations, coquilles vides, démarchages et tractations diverses...
Dallas à la Défense autour de l'Arche... Un mic-mac assez désolant, et bien loin de la pureté originelle du projet imaginé par Speck. Et pourtant, même tronqué, revu, refaçonné, modifié, abîmé, éloigné du projet de base, il faut reconnaître que ce Cube évidé s'intègre parfaitement à son décor, mais surtout, vient idéalement compléter la fameuse perspective...
Lorsqu'on cherche à regarder au-delà de la carte postale, c'est un sacré panier de crabes sur lequel on tombe. Et on comprend que Johan Otto von Spreckelsen, habitué à la rigueur et à la simplicité danoises, à la culture du compromis et non à celui du conflit permanent pour tout et pour rien, ait fini par capituler.
Je n'entre pas dans les détails, tout le feuilleton est parfaitement retracé par Laurence Cossé dans ce livre qui tient autant du récit, de l'enquête que du roman. On pourrait imaginer que tout cela serait rébarbatif, cela le sera peut-être pour certains lecteurs, mais, de mon côté, je me suis passionné pour ce projet d'envergure autour duquel se forme un vrai suspense.
Car, lorsque le concours est initié en 1983, l'idée qui préside au projet, c'est d'inaugurer le nouveau monument à l'été 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, qu'on imagine déjà se dérouler dans le faste. C'est dire si l'urgence va grandir, après tant d'atermoiements et de modifications. Et l'on ressent cette tension, car l'échec n'est pas une option, ce serait un camouflet pour François Mitterrand.
Autour de tout cela, Laurence Cossé mène son enquête. Elle reprend toute la documentation qui a été écrite sur le sujet, par la presse, par les acteurs du projet, aussi. Elle va à la rencontre des hommes qui ont participé à ce qui est, malgré tout, une formidable aventure. Et leur passion, leur enthousiasme restent intacts, 30 ans après. Leur fierté aussi, je pense.
Et puis, il y a aussi une virée au Danemark, distillée au compte-gouttes, sur les traces de Johan Otto von Spreckelsen. Une occasion de comprendre un peu mieux cette culture pour l'auteur, parce qu'on l'a dit, la pierre d'achoppement, c'est un décalage culturel inconciliable, deux manières d'envisager la vie publique bien trop éloignées.
Une occasion de découvrir grandeur nature son travail (et, lorsqu'on va chercher les photos des quatre églises, pas besoin d'avoir fait des études poussées d'architecture pour repérer la filiation, la progression et la sensation d'aboutissement qu'il y avait dans l'Arche) et d'essayer d'obtenir le témoignage de sa veuve. En vain.
Une aventure humaine, oui, une réussite artistique, oui, un échec urbanistique, sans doute, pour toutes les raisons expliquées dans le livre, mais dont la principale est que ce monument n'a pas été pensé pour être fonctionnel, alors que sa rentabilité dépend justement de cette fonctionnalité, une illustration parfaite du capharnaüm permanent qu'entretient notre classe dirigeante, également...
Chapeau à Laurence Cossé d'avoir su rendre tout cela passionnant. Son écriture n'y est évidemment pas pour rien. Elle dévoile d'ailleurs en partie ses secrets, dans ce domaine, avec un élément qui peut surprendre : le choix de parler, alternativement, de Spreckelsen, de Spreck ou même, de Johan Otto von Spreckelsen.
Une question de rythmique... Depuis le gueuloir de Flaubert, on connaît bien ces questions, même si, forcément, certains auteurs s'y retrouvent plus que d'autres. Laurence Cossé a aussi un côté architecte dans son travail d'écriture, alternant donc les scansions courtes et les scansions longues, dans une mélopée qui n'est certainement pas étrangère à la facilité avec laquelle on se plonge dans son histoire.
Elle y ajoute un sens de l'humour, souvent pince-sans-rire, toujours de bon aloi et parfois teinté d'une réelle ironie. Ah, le zézaiement d'Edgar Faure, par exemple, quel plaisir de lecteur ! Et un certain nombre d'autres vannes qui font toujours mouche et n'épargnent pas grand-monde. Il fallait aussi cela pour alléger l'édifice, le ciseler pour qu'il ne tourne pas à l'architecture stalinienne, massive et indigeste.
Habitant les Hauts-de-Seine, mais à l'opposé par rapport à la Défense, il m'est évidemment arrivé de me retrouver à proximité de l'Arche. Après avoir lu ce livre, je me dis qu'une visite, presque un pèlerinage, s'imposerait. Forcément, le regard sera différent et l'impression aussi. Et qui sait si je ne croiserai pas certains fantômes.
Car, outre mon agacement profond pour cette technocratie sclérosante qui caractérise notre pays, et pas seulement en matière de grands travaux, je suis ressorti de cette lecture avec des impressions étranges, assez contrastées, et même bouleversé. Les impressions, elles sont liées à ce passionnant processus de création auquel, malgré tout, on assiste.
Mais, dans le même temps, l'impéritie générale qui entoure ce chantier aboutit à un projet qui, si l'on n'a pas idée de tout cela, semble admirable. En revanche, lorsqu'on zoome, si je puis dire, lorsqu'on s'approche, on a mal. Et on se demande à quoi ressemblera l'Arche de la Défense dans quelques décennies, alors que, déjà, il se détériore... Et je ne parle même pas de l'intérieur, totalement inadapté à la vie du bureau, et sans doute à toute forme de vie humaine.
Et puis, il y a le bouleversement. Le mot peut sembler fort. Mais, j'ai aussi écrit ce billet en pensant à Spreck, pardonnez cette familiarité. Il fait partie de ces personnages qu'on rencontre parfois et qui marquent, malgré eux. J'ai eu la sensation de rencontrer un vrai rêveur, un être détaché des contingences qui nous encombrent, des liens qui entravent nos ailes.
Mais notre monde n'est pas fait pour les rêveurs, il faut croire. Et le destin de Johan Otto von Spreckelsen, tellement lié à l'Arche, jusqu'au tragique, m'a secoué. On en sait si peu sur lui, un homme de passage, évaporé, envolé, sans doute désormais sur les nuages qu'il avait dessinés pour accompagner son Cube...
Quelle part de lui Spreck a-t-il mis dans ce projet ? Son coeur, son âme ? Le voir, au fil des mois, au fils des renoncements et des couleuvres qu'il faut avaler, ressentir l'altération de son rêve a quelque chose de profondément touchant, et d'assez écoeurant aussi. Si fier de sa création, il finira par rejeter la créature, donnant une dimension terriblement romantique à cette histoire.
"Charles Draper en est persuadé, plus personne ne veut de lui dans cette baraque".
La jalousie... Y a-t-il plus vieux sujet de littérature que celui-là ? A part peut-être l'amour, et encore, et puis, les deux thèmes sont inextricablement liés, de toute manière. En voici donc un nouvel exemple, avec un roman sur la crise de la quarantaine, sur le manque de confiance en soi mais aussi sur l'égoïsme. Il suffit d'un doute, infime, pour déstabiliser un couple, une famille, jusqu'à un hypothétique drame... "Charles Draper", publié aux éditions Lattès, est le quatrième roman du journaliste Xavier de Moulins, un livre aux accents chabroliens, mais au arrangés au goût des années 2010 et à l'ère des nouvelles technologies. Avec, derrière la stricte histoire de Charles Draper et des siens, quelques sujets de réflexion sur une génération installée qui n'est pas exemptée de doutes et d'inquiétudes... Et, au coeur de tout cela, un personnage qui ne plaira pas à tout le monde : le fameux Charles Draper...
Depuis une dizaine d'années, Charles Draper est l'heureux époux de la belle Mathilde. Ils se sont connus lorsqu'ils étaient étudiants, se sont perdus de vue puis, quelques années plus tard, se sont retrouvés par le plus grand des hasards pour ne plus se quitter. De cet amour sont nées deux adorables petites filles, Fleur et Margaux.
Lui dirige une société de déménagement, qui tourne bien, elle est institutrice. La famille Draper vivait rue Vaugirard, à Paris, jusqu'à ce qu'ils décident de changer de vie. Quitter Paris, le stress, le monde, le bruit, pour aller s'installer à la campagne, au calme. Mathilde a trouvé rapidement un poste dans une petite école où elle s'épanouit et la famille s'est installée dans une fermette.
Charles Draper, lui, a conservé un pied-à-terre à Paris, car il lui faut bien rester proche de son entreprise. Il passe quatre jours de la semaine dans la capitale et revient chaque weekend auprès des siens. Un rythme particulier auquel la famille Draper s'est habituée avec le temps. Pas question de revenir en arrière ou de laisser tomber la boîte.
Et puis, à l'automne 2014, le doute apparaît... Minuscule, d'abord, au point de se dire qu'on se trompe. Mais, au fil des semaines, cette distance, infime au départ, semble s'étendre comme une fissure qui s'élargit. Charles Draper sent Mathilde lui prêter moins d'attention, il a l'impression qu'elle a la tête ailleurs lorsqu'il la rejoint...
Deux idées s'imposent alors à lui : il est le premier responsable de cet éloignement, parce que, à 45 ans, il s'est un peu laissé aller, il a pris du bide, une bedaine qui, à elle seule, pourrait expliquer que Mathilde se fasse distante ; et, peu à peu, germe l'idée terrifiante qui va s'imposer avec de plus en plus de force, d'un amant, d'un autre homme aimé par Mathilde... Un autre homme que lui, Charles Draper.
On suit alors le virus de la jalousie s'étendre dans l'esprit et le coeur de Charles Draper qui entre alors en guerre contre lui-même et ce bide qui l'exaspère. Et puis, dans le même temps, on le voit affronter ce qu'il considère comme le désintérêt de Mathilde envers lui. Son épouse n'est pas seulement distante, elle est distraite, plus intéressée par les sms qu'elle reçoit que par son mari...
Pendant que Charles Draper dresse mentalement la liste des hommes que Mathilde pourrait fréquenter, un comble, elle qui ne voyait jamais personne quand elle était à Paris, il met tout en oeuvre pour la reconquérir, pour retrouver l'image de lui qui avait su lui plaire dix ans plus tôt et qui a disparu. Dix ans... C'est à la fois peu et tellement long !
Xavier de Moulins n'a pas choisi de nous raconter l'histoire de Charles Draper par la voix de Charles Draper lui-même. Le roman est écrit à la troisième personne du singulier et pourtant, le lecteur a le sentiment d'adopter le point de vue du personnage. C'est loin d'être anodin, car cela influence les impressions du lecteur face à cette histoire.
En clair, on n'a pas un champ/contrechamp, on n'a pas d'un côté les arguments de Charles Draper et de l'autre, par exemple, ceux de Mathilde. Et, de cet angle, il est vrai que cette dernière donne l'impression d'être préoccupée, voire de cacher des choses à son époux. De là à se dire qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que Charles Draper n'est pas la proie des idées fixes, il n'y a qu'un pas.
C'est un homme au bord de la crise de nerfs qu'on a devant nous. Et on le voit se métamorphoser sous nos yeux, d'un père et époux aimant en une espèce de bête traquée, rongé par la paranoïa et la jalousie comme par un mal virulent. Une descente aux enfers que l'emploi du temps de Charles Draper, quatre jours à Paris, trois auprès de sa famille, évidemment, n'arrange pas.
Mais, ce à quoi on assiste aussi, c'est cette guerre, j'ai utilisé le mot plus haut, que Charles Draper se déclare à lui-même. A certains détails, on comprend qu'on a affaire à un homme qui n'a jamais été très sûr de lui, qui a mis du temps à trouver un équilibre et que la rencontre avec Mathilde a été un déclic, un gage de sérénité.
Sans Mathilde, c'est toute la vie de Charles Draper qui devient bancale. Ce sont tous les vieux démons qui reviennent au galop et la défiance que ressent ce quadra d'un seul coup fragilisé vaut quasiment plus pour lui-même que pour sa femme : il n'est pas, n'est plus à la hauteur, il gâche ce qu'il a de meilleur.
La guerre de Charles Draper contre Charles Draper va trouver un théâtre d'opération inattendu : les salles de sport. On l'a compris, le principal complexe de cet homme repose tout autour de sa ceinture abdominale. Une bouée, certes pas insolite pour un homme de son âge, mais qui devient sa bête noire, son obsession.
Et voilà Charles Draper se muant en sportif assidu, prêt à tout pour faire disparaître les bourrelets disgracieux qu'il associe à tous ses maux et à tous ses problèmes. Une fois chassée la vilaine bedaine, il en est certain, Mathilde lui reviendra comme avant et la vie reprendra son cours... Les doutes et les envies d'ailleurs seront oubliées, effacées...
Cette activité physique va croître parallèlement et au même rythme que la jalousie qui gagne Charles Draper. A se demander laquelle des deux alimentent vraiment l'autre. Car, en aucun cas, la frénésie sportive de Charles Draper ne va résoudre son principal problème et sa certitude d'être cocu, le mot est lâché, ne va aller qu'en s'amplifiant...
Les Draper, c'est un couple assez emblématique de notre époque. Peut-on les qualifier de bobos ? Oui, même si le terme est parfois un peu fourre-tout. Disons qu'on a une famille de la classe moyenne supérieure qui fait ce choix, on le sait, assez tendance, de délaisser les grandes villes pour les grands espaces. Un choix qui n'est pas toujours, loin de là, une réussite.
Mais, Mathilde s'épanouit parfaitement dans cette nouvelle vie. Elle est ravie d'enseigner à une classe paisible et peu nombreuse, au lieu d'affronter les classes parfois difficiles de la capitale ou de la proche banlieue. Un épanouissement qui s'étend à sa vie extra-scolaire, aussi, avec des amitiés qui se créent, des rencontres qui se font, des hobbys qui se découvrent...
C'est peut-être d'ailleurs ça que Charles Draper va remarquer en premier : que Mathilde, à l'automne 2014, ne paraît plus aussi épanouie qu'avant... Cette préoccupation, il y voit, à tort ou à raison, un indice de culpabilité. Et si Mathilde lui cachait quelque chose ? On retrouve alors un élément là encore très générationnel : le rôle du téléphone portable.
Cet objet devenu un prolongement de nous, dont on a du mal à se séparer, qu'on utilise n'importe quand, n'importe où, un fil à la patte qu'on emmène partout où l'on va, qui nous transmet des messages quoi qu'on fasse, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Le parfait complice des activités clandestines...
Si Mathilde a une double vie, elle n'est pas très discrète, puisqu'elle semble focalisée sur son portable, recevant ou envoyant de mystérieux messages à un (des ?) interlocuteur(s) tout aussi mystérieux... Une habitude du quotidien qui, dans l'esprit de Charles Draper, devient la pièce à conviction majeure sur laquelle se fonde sa jalousie...
L'un des enjeux du livre, c'est de comprendre si Charles Draper a raison de se méfier ainsi de son épouse. Si ses présomptions sont fondées ou ne relèvent que d'une obsession nourrie par une haine de soi, revenue aussi subitement qu'une poussée de fièvre. Xavier de Moulins entretient parfaitement l'ambiguïté, sans pour autant justifier les actes de son personnage.
Car, il faut le dire, Charles Draper n'est pas le personnage le plus sympathique qu'on puisse croiser, dans un livre ou ailleurs. Il se dégage de lui une certaine froideur qui pourrait presque le rendre inquiétant. Et les comportements qu'il adopte au fur et à mesure de l'histoire n'aident pas vraiment à le prendre en pitié.
Et puis, il y a ce nom... Vous aurez noté que depuis le début du billet, je l'appelle "Charles Draper". Un prénom et un nom toujours associés, presque comme s'ils ne formaient qu'un seul mot, Charledraper... Longtemps, je me suis demandé si on allait l'appeler simplement Charles, ou Monsieur Draper. Soyons franc, c'est le cas, mais le plus souvent, c'est Charles Draper, comme le titre du livre.
Comme on dit Jack Bauer, comme on dit Steve Austin, on dit Charles Draper et là encore, cela donne une impression étrange. Comme une certaine distance. Mais, en fait, c'est plus Charles Draper comme on dit Samuel Hall, personnage central qui nous déteste tous de la chanson d'Alain Bashung. Car il n'est pas un héros, un justicier, mais un homme en colère, jaloux et, on va s'en rendre compte également petit à petit, égoïste, à qui l'angle du livre confère le beau rôle...
Il y a chez Charles Draper quelque chose du personnage que François Cluzet incarne dans "l'Enfer", de Claude Chabrol. Cette référence cinématographique s'est imposée à moi, d'abord en raison du thème commun entre le livre et ce film, mais sans doute encore plus parce que c'est Claude Chabrol qu'on trouve derrière la caméra.
Il y a dans le livre de Xavier de Moulins une ambiance familiale lourde de non-dits et de secrets tus qui rappellent ces atmosphères dans lesquelles excellaient le réalisateur. Le romancier installe cela dans notre société contemporaine, et non plus dans la bourgeoisie des années 1960-70, mais les ressorts sont très proches. Et l'imminence d'un drame se ressent aussi.
Pourtant, c'est à un autre film qu'il est fait référence dans "Charles Draper", dès l'exergue, puis plus loin dans le corps du récit, cette fois. Il s'agit d'un autre film d'un réalisateur de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard : "le Mépris". On peut même entrevoir un parallèle entre la situation qu'imagine Xavier de Moulins et l'histoire de ce classique du cinéma français.
Alors que le couple se défait, que Charles Draper laisse place à une version "Mister Hyde" de lui-même, le mépris fait effectivement son apparition. Un mépris forcément réciproque, d'un côté, celui de Charles Draper, parce qu'il y a le sentiment de trahison, de l'autre, celui de Mathilde, parce que le comportement de son mari l'insupporte, qu'elle y voit un enfantillage... Mais lequel est le plus méprisable des deux ?
Un dernier mot sur un final qui m'a un peu surpris, désarçonné, même. Evidemment, je ne vais pas vous expliquer pourquoi... Je crois que le point de vue sur ces dernières pages variera d'un lecteur à l'autre, dans la réception, la perception de ces ultimes événements. J'ai relu deux ou trois fois ces dernières pages, pour être sûr. Et je ne suis pas encore complètement certain d'avoir arrêté une décision...
J'ai une idée, une hypothèse, qui me semble cohérente et m'appartient. Une lecture de ce dénouement qui parachève "l'oeuvre" de Charles Draper, sa montée en tension et sa fièvre jalouse. Xavier de Moulins joue avec le rêve et la réalité, l'imaginé et le vécu, l'agissement et l'acte manqué... Comme s'il y avait un peu de Patrick Bateman, l' "American Psycho" de Brett Easton Ellis, dans Charles Draper...
Depuis une dizaine d'années, Charles Draper est l'heureux époux de la belle Mathilde. Ils se sont connus lorsqu'ils étaient étudiants, se sont perdus de vue puis, quelques années plus tard, se sont retrouvés par le plus grand des hasards pour ne plus se quitter. De cet amour sont nées deux adorables petites filles, Fleur et Margaux.
Lui dirige une société de déménagement, qui tourne bien, elle est institutrice. La famille Draper vivait rue Vaugirard, à Paris, jusqu'à ce qu'ils décident de changer de vie. Quitter Paris, le stress, le monde, le bruit, pour aller s'installer à la campagne, au calme. Mathilde a trouvé rapidement un poste dans une petite école où elle s'épanouit et la famille s'est installée dans une fermette.
Charles Draper, lui, a conservé un pied-à-terre à Paris, car il lui faut bien rester proche de son entreprise. Il passe quatre jours de la semaine dans la capitale et revient chaque weekend auprès des siens. Un rythme particulier auquel la famille Draper s'est habituée avec le temps. Pas question de revenir en arrière ou de laisser tomber la boîte.
Et puis, à l'automne 2014, le doute apparaît... Minuscule, d'abord, au point de se dire qu'on se trompe. Mais, au fil des semaines, cette distance, infime au départ, semble s'étendre comme une fissure qui s'élargit. Charles Draper sent Mathilde lui prêter moins d'attention, il a l'impression qu'elle a la tête ailleurs lorsqu'il la rejoint...
Deux idées s'imposent alors à lui : il est le premier responsable de cet éloignement, parce que, à 45 ans, il s'est un peu laissé aller, il a pris du bide, une bedaine qui, à elle seule, pourrait expliquer que Mathilde se fasse distante ; et, peu à peu, germe l'idée terrifiante qui va s'imposer avec de plus en plus de force, d'un amant, d'un autre homme aimé par Mathilde... Un autre homme que lui, Charles Draper.
On suit alors le virus de la jalousie s'étendre dans l'esprit et le coeur de Charles Draper qui entre alors en guerre contre lui-même et ce bide qui l'exaspère. Et puis, dans le même temps, on le voit affronter ce qu'il considère comme le désintérêt de Mathilde envers lui. Son épouse n'est pas seulement distante, elle est distraite, plus intéressée par les sms qu'elle reçoit que par son mari...
Pendant que Charles Draper dresse mentalement la liste des hommes que Mathilde pourrait fréquenter, un comble, elle qui ne voyait jamais personne quand elle était à Paris, il met tout en oeuvre pour la reconquérir, pour retrouver l'image de lui qui avait su lui plaire dix ans plus tôt et qui a disparu. Dix ans... C'est à la fois peu et tellement long !
Xavier de Moulins n'a pas choisi de nous raconter l'histoire de Charles Draper par la voix de Charles Draper lui-même. Le roman est écrit à la troisième personne du singulier et pourtant, le lecteur a le sentiment d'adopter le point de vue du personnage. C'est loin d'être anodin, car cela influence les impressions du lecteur face à cette histoire.
En clair, on n'a pas un champ/contrechamp, on n'a pas d'un côté les arguments de Charles Draper et de l'autre, par exemple, ceux de Mathilde. Et, de cet angle, il est vrai que cette dernière donne l'impression d'être préoccupée, voire de cacher des choses à son époux. De là à se dire qu'il n'y a pas de fumée sans feu et que Charles Draper n'est pas la proie des idées fixes, il n'y a qu'un pas.
C'est un homme au bord de la crise de nerfs qu'on a devant nous. Et on le voit se métamorphoser sous nos yeux, d'un père et époux aimant en une espèce de bête traquée, rongé par la paranoïa et la jalousie comme par un mal virulent. Une descente aux enfers que l'emploi du temps de Charles Draper, quatre jours à Paris, trois auprès de sa famille, évidemment, n'arrange pas.
Mais, ce à quoi on assiste aussi, c'est cette guerre, j'ai utilisé le mot plus haut, que Charles Draper se déclare à lui-même. A certains détails, on comprend qu'on a affaire à un homme qui n'a jamais été très sûr de lui, qui a mis du temps à trouver un équilibre et que la rencontre avec Mathilde a été un déclic, un gage de sérénité.
Sans Mathilde, c'est toute la vie de Charles Draper qui devient bancale. Ce sont tous les vieux démons qui reviennent au galop et la défiance que ressent ce quadra d'un seul coup fragilisé vaut quasiment plus pour lui-même que pour sa femme : il n'est pas, n'est plus à la hauteur, il gâche ce qu'il a de meilleur.
La guerre de Charles Draper contre Charles Draper va trouver un théâtre d'opération inattendu : les salles de sport. On l'a compris, le principal complexe de cet homme repose tout autour de sa ceinture abdominale. Une bouée, certes pas insolite pour un homme de son âge, mais qui devient sa bête noire, son obsession.
Et voilà Charles Draper se muant en sportif assidu, prêt à tout pour faire disparaître les bourrelets disgracieux qu'il associe à tous ses maux et à tous ses problèmes. Une fois chassée la vilaine bedaine, il en est certain, Mathilde lui reviendra comme avant et la vie reprendra son cours... Les doutes et les envies d'ailleurs seront oubliées, effacées...
Cette activité physique va croître parallèlement et au même rythme que la jalousie qui gagne Charles Draper. A se demander laquelle des deux alimentent vraiment l'autre. Car, en aucun cas, la frénésie sportive de Charles Draper ne va résoudre son principal problème et sa certitude d'être cocu, le mot est lâché, ne va aller qu'en s'amplifiant...
Les Draper, c'est un couple assez emblématique de notre époque. Peut-on les qualifier de bobos ? Oui, même si le terme est parfois un peu fourre-tout. Disons qu'on a une famille de la classe moyenne supérieure qui fait ce choix, on le sait, assez tendance, de délaisser les grandes villes pour les grands espaces. Un choix qui n'est pas toujours, loin de là, une réussite.
Mais, Mathilde s'épanouit parfaitement dans cette nouvelle vie. Elle est ravie d'enseigner à une classe paisible et peu nombreuse, au lieu d'affronter les classes parfois difficiles de la capitale ou de la proche banlieue. Un épanouissement qui s'étend à sa vie extra-scolaire, aussi, avec des amitiés qui se créent, des rencontres qui se font, des hobbys qui se découvrent...
C'est peut-être d'ailleurs ça que Charles Draper va remarquer en premier : que Mathilde, à l'automne 2014, ne paraît plus aussi épanouie qu'avant... Cette préoccupation, il y voit, à tort ou à raison, un indice de culpabilité. Et si Mathilde lui cachait quelque chose ? On retrouve alors un élément là encore très générationnel : le rôle du téléphone portable.
Cet objet devenu un prolongement de nous, dont on a du mal à se séparer, qu'on utilise n'importe quand, n'importe où, un fil à la patte qu'on emmène partout où l'on va, qui nous transmet des messages quoi qu'on fasse, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Le parfait complice des activités clandestines...
Si Mathilde a une double vie, elle n'est pas très discrète, puisqu'elle semble focalisée sur son portable, recevant ou envoyant de mystérieux messages à un (des ?) interlocuteur(s) tout aussi mystérieux... Une habitude du quotidien qui, dans l'esprit de Charles Draper, devient la pièce à conviction majeure sur laquelle se fonde sa jalousie...
L'un des enjeux du livre, c'est de comprendre si Charles Draper a raison de se méfier ainsi de son épouse. Si ses présomptions sont fondées ou ne relèvent que d'une obsession nourrie par une haine de soi, revenue aussi subitement qu'une poussée de fièvre. Xavier de Moulins entretient parfaitement l'ambiguïté, sans pour autant justifier les actes de son personnage.
Car, il faut le dire, Charles Draper n'est pas le personnage le plus sympathique qu'on puisse croiser, dans un livre ou ailleurs. Il se dégage de lui une certaine froideur qui pourrait presque le rendre inquiétant. Et les comportements qu'il adopte au fur et à mesure de l'histoire n'aident pas vraiment à le prendre en pitié.
Et puis, il y a ce nom... Vous aurez noté que depuis le début du billet, je l'appelle "Charles Draper". Un prénom et un nom toujours associés, presque comme s'ils ne formaient qu'un seul mot, Charledraper... Longtemps, je me suis demandé si on allait l'appeler simplement Charles, ou Monsieur Draper. Soyons franc, c'est le cas, mais le plus souvent, c'est Charles Draper, comme le titre du livre.
Comme on dit Jack Bauer, comme on dit Steve Austin, on dit Charles Draper et là encore, cela donne une impression étrange. Comme une certaine distance. Mais, en fait, c'est plus Charles Draper comme on dit Samuel Hall, personnage central qui nous déteste tous de la chanson d'Alain Bashung. Car il n'est pas un héros, un justicier, mais un homme en colère, jaloux et, on va s'en rendre compte également petit à petit, égoïste, à qui l'angle du livre confère le beau rôle...
Il y a chez Charles Draper quelque chose du personnage que François Cluzet incarne dans "l'Enfer", de Claude Chabrol. Cette référence cinématographique s'est imposée à moi, d'abord en raison du thème commun entre le livre et ce film, mais sans doute encore plus parce que c'est Claude Chabrol qu'on trouve derrière la caméra.
Il y a dans le livre de Xavier de Moulins une ambiance familiale lourde de non-dits et de secrets tus qui rappellent ces atmosphères dans lesquelles excellaient le réalisateur. Le romancier installe cela dans notre société contemporaine, et non plus dans la bourgeoisie des années 1960-70, mais les ressorts sont très proches. Et l'imminence d'un drame se ressent aussi.
Pourtant, c'est à un autre film qu'il est fait référence dans "Charles Draper", dès l'exergue, puis plus loin dans le corps du récit, cette fois. Il s'agit d'un autre film d'un réalisateur de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard : "le Mépris". On peut même entrevoir un parallèle entre la situation qu'imagine Xavier de Moulins et l'histoire de ce classique du cinéma français.
Alors que le couple se défait, que Charles Draper laisse place à une version "Mister Hyde" de lui-même, le mépris fait effectivement son apparition. Un mépris forcément réciproque, d'un côté, celui de Charles Draper, parce qu'il y a le sentiment de trahison, de l'autre, celui de Mathilde, parce que le comportement de son mari l'insupporte, qu'elle y voit un enfantillage... Mais lequel est le plus méprisable des deux ?
Un dernier mot sur un final qui m'a un peu surpris, désarçonné, même. Evidemment, je ne vais pas vous expliquer pourquoi... Je crois que le point de vue sur ces dernières pages variera d'un lecteur à l'autre, dans la réception, la perception de ces ultimes événements. J'ai relu deux ou trois fois ces dernières pages, pour être sûr. Et je ne suis pas encore complètement certain d'avoir arrêté une décision...
J'ai une idée, une hypothèse, qui me semble cohérente et m'appartient. Une lecture de ce dénouement qui parachève "l'oeuvre" de Charles Draper, sa montée en tension et sa fièvre jalouse. Xavier de Moulins joue avec le rêve et la réalité, l'imaginé et le vécu, l'agissement et l'acte manqué... Comme s'il y avait un peu de Patrick Bateman, l' "American Psycho" de Brett Easton Ellis, dans Charles Draper...
samedi 27 février 2016
"La Loire est une mère qui enfante toutes sortes de jeux, badins ou meurtriers ; elle enchante ou ensorcelle, invitant l'imaginaire à se surpasser, à tenter d'improbables voyages" (Johan Bourret).
Tel le méandre d'un fleuve, vous avez deviné lequel, j'ai un peu contourné l'intrigue centrale du roman pour aller chercher ce titre en forme d'ode ligérienne. Un choix tout à fait réfléchi, car, pour moi, le thème central de notre roman du jour, c'est la fertilité et ses aléas, et la Loire n'est pas juste un décor, c'est un des acteurs de cette histoire. Vous faire un résumé de ce roman, sorti en tout début d'année, s'annonce loin d'être évident, mais il faudra bien s'y coller, sans rien dénaturer, ni rien révéler. Car c'est un roman gigogne que nous avons en main : à chaque mystère qu'on résout, un autre apparaît, et ainsi de suite. Avec une tonalité là encore très particulière, tant, par moment, semble flotter un certain onirisme assez envoûtant. "Et leurs baisers au loin les suivent", paru chez Actes Sud, est le nouveau roman de Corinne Royer, quatre ans après le très sombre et dérangeant "la vie contrariée de Louise".
Un jour de la fin du mois d'octobre, Cassandre se rend à la gendarmerie pour déclarer la disparition de son époux, Léon Nerval. Celui-ci n'a pas réapparu depuis plus de 24 heures, explique-t-elle au jeune gendarme qui la reçoit. Elle s'exprime avec affliction et candeur, et pourtant, elle ment, elle ment éhontément, car elle sait parfaitement où se trouve Léon et qu'il ne risque pas de reparaître de sitôt...
Avouez qu'on a connu moins curieuse entrée en matière, mais le lecteur, lui aussi, entre rapidement dans la confidence. Le lecteur du roman, en tout cas, car le lecteur de ce blog, lui, va rester dans le flou. C'est ainsi. Privilège du blogueur qui, lui aussi, sait avoir des ambitions de démiurge et fait parfois la bisque à ses fidèles visiteurs.
Mais, intéressons-nous à ces deux personnages. D'abord Léon, le grand disparu. Il est ancien champion du monde de tracteur pulling, mais surtout propriétaire terrien, à la tête d'une exploitation baptisée le Grand-Fleury, située en Saône-et-Loire. La maison et les terres sont toutes proches du cours de la Loire, profitant de ses alluvions pour afficher une richesse et une fertilité qui attisent les convoitises dans toute la région.
Cassandre est son épouse depuis 34 ans. Née en Haïti, elle a été adoptée très jeune par une famille bourguignonne et a donc passé l'essentiel de sa vie en France. Jamais elle n'est retournée sur son île natale, mais, les années passant, l'envie se fait de plus en plus forte... Et pourquoi pas y faire un aller sans retour ?
Pétrie de cette riche culture caraïbe, malgré l'éloignement et une famille adoptive dont on comprend qu'elle ne l'a pas traitée avec la plus grande affection, Cassandre rêve souvent d'Haïti, et pas uniquement pour renouer avec ses racines. Mais, curieusement, un autre région du monde stimule son imagination : l'Antarctique !
Un des rares livres présents au Grand-Fleury traite de ce désert de glace, ce véritable paradis blanc où se rend en voyageuse immobile Cassandre dès qu'elle laisse son esprit vagabonder. Elle n'a pas vraiment de raison particulière de rêver à l'Antarctique, mais l'étendue glacée ne cesse pourtant de s'imposer à elle... Allez savoir pourquoi...
Cassandre et Léon ne sont pas les seuls personnages de ce roman, mais je vais plutôt vous parler d'autres éléments, d'autres ingrédients qui entrent dans la composition de ce roman aux ramifications souvent inattendues. Je l'ai dit en préambule, il y a plein de mystères dans cette histoire, alors, suivons le mouvement, soyons mystérieux...
On rencontre ainsi un scientifique américain spécialiste des papillons monarques, ainsi qu'un certain nombres desdits papillons. On parle aussi de l'Algérie et de la guerre qu'on ne voulait pas nommer ainsi qui s'y est déroulée, il y a un demi-siècle. Et il est même question d'une des plus épouvantables journées de cet atroce conflit, dont les cicatrices ne sont toujours pas parfaitement refermées.
Dans ce roman, il y a un accident de la circulation, une photo immortalisant un épisode lointain, une soirée très arrosée dans un bar de Nevers, des lettres anonymes adressées à Cassandre qui succèdent à des appels téléphoniques étranges donnés par un inconnu depuis quelques semaines. Cassandre a surnommé le mystérieux interlocuteur "la Voix", faute de pouvoir déterminer de qui il s'agit.
Il y a aussi Pierre, le fils de Rose, amie de la famille et voisine. Depuis la mort de Rose, Pierre est devenu un peu le fils que n'ont jamais pu concevoir Cassandre et Léon, sans savoir de qui vient cette infertilité. Pierre, devenu le bras droit de Léon au Grand-Fleury, au point de le décharger de bien des tâches au sein de l'exploitation...
Ai-je fait le tour ? Je crois bien... Maintenant, vous savez tout, ou presque. Ne reste plus à comprendre comment tout cela s'enchaîne pour nous donner un roman qui, sans être sombre, penche plutôt vers le clair-obscur. Les zones d'ombre sont nombreuses dans cette histoire. A Cassandre la charge de dissiper les brumes, même si elle-même n'a pas non plus toutes les cartes en main.
Je restais sur le souvenir de "la vie contrariée de Louise", avec son ambiance assez glauque, par moments, là encore pleine de secrets et de non-dits, mais dont on sortait secoué, pas très fier. Et là, j'entame "Et leurs baisers au loin les suivent" et il y a ces premières pages dont je ne sais pas si elles sont du lard ou du cochon.
Si le personnage de Cassandre est une femme espiègle et/ou manipulatrice... Il y a quelque chose d'une blague de potache, dans cette venue à la gendarmerie la plus proche, malgré l'inquiétude de façade. Derrière ce visage forcément fermé, on se demande un moment s'il ne se cache pas un sourire sardonique, pleins de sous-entendus.
Le lecteur sera-t-il pris à témoin des frasques de cette épouse meurtrie au prénom si symbolique : Cassandre... Combien de mauvais présages a-t-elle en réserve, elle qui déplore la disparition de son époux devant le gendarme mais confie au lecteur qu'elle sait où il est, ne laissant pas planer sur la question un optimisme massif...
Alors, que se passe-t-il donc, au Grand-Fleury, en cette fin octobre, frisquette et grignotée par la nuit ? La narration, du moins dans la première partie du livre, contribue à joyeusement larguer le lecteur en rase campagne, car les pièces du puzzle semblent non seulement ne pas s'imbriquer, mais surtout, on se demande si elles appartiennent vraiment au même jeu...
Et puis, tout en continuant à nous mener par le bout du nez, Corinne Royer dévoile petit à petit ses batteries, assemblent progressivement les éléments de son histoire. Et le sourire, sardonique ou non, s'efface rapidement. Derrière cette disparition pas comme les autres, c'est un récit plein de péripéties, mais aussi de drames, passés ou redoutés, qu'on découvre.
Avec, à mon sens, la question de la fertilité au coeur du récit. Fertilité des hommes et des femmes, mais aussi de la terre. Comme d'habitude, lorsque je choisis de mettre en avant un thème, je me retrouve en difficulté pour l'expliciter pleinement, because les spoilers, les éléments de l'histoire qu'il ne faut pas révéler, tout ça, tout ça...
Mais essayons, puisque j'ai déjà donné certains éléments liés à cette thématique au cours de ce billet. Avec un paradoxe qui apparaît : la fertilité n'est pas toujours un bienfait. Et pourtant, je dis cela en sachant pertinemment que le fait de ne jamais avoir porté d'enfant pèse énormément à Cassandre, elle-même adoptée par une mère infertile qui n'a pas su l'aimer... Et pourtant, je le dis en sachant que la terre du Grand-Fleury est l'une des plus fertiles de la région...
Cette question fertilité/infertilité irrigue une bonne partie du livre. Elle suscite les rancoeurs et provoque les inquiétudes, elle s'installe dans l'esprit des personnages et réserve bien des surprises, au fil des révélations. Et, d'une certaine manière, on retrouve, sur un mode très différent, des questionnements communs à "La vie contrariée de Louise".
Je ne peux pas entrer plus dans le détail. Corinne Royer joue avec des archétypes assez classiques, jusque dans le dénouement de son histoire, mais elle sait les mettre en scène de façon habile et originale, avec ce côté très onirique que j'ai déjà évoqué. Cette sensation, que j'espère ne pas être le seul à ressentir, tient à plusieurs choses.
D'abord, à Cassasndre elle-même qui a une vie imaginaire bien remplie. Outre le mensonge qui est le déclic du roman (mais pas forcément des événements, comprendra-t-on plus tard), il y a cette nostalgie liée à Haïti, dont on découvrira, là encore, bien plus loin, qu'elle n'est pas seulement une envie de retour aux origines...
Et puis, il y a cette bizarre attirance pour l'Antarctique, à la fois onirique et pourtant aussi, terriblement concrète. Mais je dois dire que je me suis posé un bon moment pas mal de questions (et je crois que je m'en pose encore au moment d'écrire ce billet) sur Cassandre. Tout en elle semble souvent pas franchement rationnel...
Tout, alors, se teinte de folie plus ou moins douce, impression accentuée par la construction du livre, je l'ai dit en préambule, qui fait penser aux poupées russes : un mystère dans un mystère, dans un mystère, etc. Les énigmes s'emboîtent, les interrogations se multiplient et le lecteur, pendant un bon moment, ne sait plus à quel saint se vouer. Et de toute manière, pas à Cassandre.
Enfin, il y a ces papillons monarques... Ah, il faut bien aussi les évoquer, ceux-là, car, mine de rien, ils tiennent un véritable rôle dans l'histoire. Ils sont même au coeur d'une véritable psychose collective qui, là encore, nourrit l'impression d'onirisme. On a des images en tête qui sont dignes d'un roman ou d'un film fantastique...
Il y a un véritable effet papillon, puisque leur simple battement d'ailes (ou plutôt, l'absence de ce battement) déclenche à des milliers de kilomètres, des inquiétudes profondes, des peurs ancestrales... On retrouve, tout comme avec l'évocation de la culture haïtienne par Cassandre, quelque chose qui tient autant de la magie que de la croyance la plus traditionnelle.
Et, d'une certaine façon, ce qui se passe autour de ces papillons n'est qu'une métaphore de ce qui se passe également dans la vie de Cassandre et Léon Nerval. Là aussi, c'est un événement anecdotique qui va en entraîner toute une série d'autres qui, mis bout à bout, forment une chaîne dont l'ampleur dramatique va croissant.
Un dernier mot sur le titre du roman. Un vers d'Aragon, tiré d'un poème présent dans son recueil "le roman inachevé". Mais un vers qui se trouve dans une strophe qui a inspiré Léo Ferré pour construire le texte d'une chanson incontournable : "Est-ce ainsi que les hommes vivent ?". Chez Corinne Royer, ils ne forment pas juste le titre du livre, mais se retrouvent dans un de ses passages les plus émouvants.
Roman sur l'attachement, qui parfois, se détend, menace de rompre, en arrive là ou au contraire, se resserre, roman sur les racines, roman sur les origines et la parentalité, "Et leurs baiser au loin les suivent" est un livre plein, surprenant, envoûtant et déroutant. Intrigant et énigmatique. Riche d'une beauté à l'éclat particulier et d'une large palette d'émotions.
Un jour de la fin du mois d'octobre, Cassandre se rend à la gendarmerie pour déclarer la disparition de son époux, Léon Nerval. Celui-ci n'a pas réapparu depuis plus de 24 heures, explique-t-elle au jeune gendarme qui la reçoit. Elle s'exprime avec affliction et candeur, et pourtant, elle ment, elle ment éhontément, car elle sait parfaitement où se trouve Léon et qu'il ne risque pas de reparaître de sitôt...
Avouez qu'on a connu moins curieuse entrée en matière, mais le lecteur, lui aussi, entre rapidement dans la confidence. Le lecteur du roman, en tout cas, car le lecteur de ce blog, lui, va rester dans le flou. C'est ainsi. Privilège du blogueur qui, lui aussi, sait avoir des ambitions de démiurge et fait parfois la bisque à ses fidèles visiteurs.
Mais, intéressons-nous à ces deux personnages. D'abord Léon, le grand disparu. Il est ancien champion du monde de tracteur pulling, mais surtout propriétaire terrien, à la tête d'une exploitation baptisée le Grand-Fleury, située en Saône-et-Loire. La maison et les terres sont toutes proches du cours de la Loire, profitant de ses alluvions pour afficher une richesse et une fertilité qui attisent les convoitises dans toute la région.
Cassandre est son épouse depuis 34 ans. Née en Haïti, elle a été adoptée très jeune par une famille bourguignonne et a donc passé l'essentiel de sa vie en France. Jamais elle n'est retournée sur son île natale, mais, les années passant, l'envie se fait de plus en plus forte... Et pourquoi pas y faire un aller sans retour ?
Pétrie de cette riche culture caraïbe, malgré l'éloignement et une famille adoptive dont on comprend qu'elle ne l'a pas traitée avec la plus grande affection, Cassandre rêve souvent d'Haïti, et pas uniquement pour renouer avec ses racines. Mais, curieusement, un autre région du monde stimule son imagination : l'Antarctique !
Un des rares livres présents au Grand-Fleury traite de ce désert de glace, ce véritable paradis blanc où se rend en voyageuse immobile Cassandre dès qu'elle laisse son esprit vagabonder. Elle n'a pas vraiment de raison particulière de rêver à l'Antarctique, mais l'étendue glacée ne cesse pourtant de s'imposer à elle... Allez savoir pourquoi...
Cassandre et Léon ne sont pas les seuls personnages de ce roman, mais je vais plutôt vous parler d'autres éléments, d'autres ingrédients qui entrent dans la composition de ce roman aux ramifications souvent inattendues. Je l'ai dit en préambule, il y a plein de mystères dans cette histoire, alors, suivons le mouvement, soyons mystérieux...
On rencontre ainsi un scientifique américain spécialiste des papillons monarques, ainsi qu'un certain nombres desdits papillons. On parle aussi de l'Algérie et de la guerre qu'on ne voulait pas nommer ainsi qui s'y est déroulée, il y a un demi-siècle. Et il est même question d'une des plus épouvantables journées de cet atroce conflit, dont les cicatrices ne sont toujours pas parfaitement refermées.
Dans ce roman, il y a un accident de la circulation, une photo immortalisant un épisode lointain, une soirée très arrosée dans un bar de Nevers, des lettres anonymes adressées à Cassandre qui succèdent à des appels téléphoniques étranges donnés par un inconnu depuis quelques semaines. Cassandre a surnommé le mystérieux interlocuteur "la Voix", faute de pouvoir déterminer de qui il s'agit.
Il y a aussi Pierre, le fils de Rose, amie de la famille et voisine. Depuis la mort de Rose, Pierre est devenu un peu le fils que n'ont jamais pu concevoir Cassandre et Léon, sans savoir de qui vient cette infertilité. Pierre, devenu le bras droit de Léon au Grand-Fleury, au point de le décharger de bien des tâches au sein de l'exploitation...
Ai-je fait le tour ? Je crois bien... Maintenant, vous savez tout, ou presque. Ne reste plus à comprendre comment tout cela s'enchaîne pour nous donner un roman qui, sans être sombre, penche plutôt vers le clair-obscur. Les zones d'ombre sont nombreuses dans cette histoire. A Cassandre la charge de dissiper les brumes, même si elle-même n'a pas non plus toutes les cartes en main.
Je restais sur le souvenir de "la vie contrariée de Louise", avec son ambiance assez glauque, par moments, là encore pleine de secrets et de non-dits, mais dont on sortait secoué, pas très fier. Et là, j'entame "Et leurs baisers au loin les suivent" et il y a ces premières pages dont je ne sais pas si elles sont du lard ou du cochon.
Si le personnage de Cassandre est une femme espiègle et/ou manipulatrice... Il y a quelque chose d'une blague de potache, dans cette venue à la gendarmerie la plus proche, malgré l'inquiétude de façade. Derrière ce visage forcément fermé, on se demande un moment s'il ne se cache pas un sourire sardonique, pleins de sous-entendus.
Le lecteur sera-t-il pris à témoin des frasques de cette épouse meurtrie au prénom si symbolique : Cassandre... Combien de mauvais présages a-t-elle en réserve, elle qui déplore la disparition de son époux devant le gendarme mais confie au lecteur qu'elle sait où il est, ne laissant pas planer sur la question un optimisme massif...
Alors, que se passe-t-il donc, au Grand-Fleury, en cette fin octobre, frisquette et grignotée par la nuit ? La narration, du moins dans la première partie du livre, contribue à joyeusement larguer le lecteur en rase campagne, car les pièces du puzzle semblent non seulement ne pas s'imbriquer, mais surtout, on se demande si elles appartiennent vraiment au même jeu...
Et puis, tout en continuant à nous mener par le bout du nez, Corinne Royer dévoile petit à petit ses batteries, assemblent progressivement les éléments de son histoire. Et le sourire, sardonique ou non, s'efface rapidement. Derrière cette disparition pas comme les autres, c'est un récit plein de péripéties, mais aussi de drames, passés ou redoutés, qu'on découvre.
Avec, à mon sens, la question de la fertilité au coeur du récit. Fertilité des hommes et des femmes, mais aussi de la terre. Comme d'habitude, lorsque je choisis de mettre en avant un thème, je me retrouve en difficulté pour l'expliciter pleinement, because les spoilers, les éléments de l'histoire qu'il ne faut pas révéler, tout ça, tout ça...
Mais essayons, puisque j'ai déjà donné certains éléments liés à cette thématique au cours de ce billet. Avec un paradoxe qui apparaît : la fertilité n'est pas toujours un bienfait. Et pourtant, je dis cela en sachant pertinemment que le fait de ne jamais avoir porté d'enfant pèse énormément à Cassandre, elle-même adoptée par une mère infertile qui n'a pas su l'aimer... Et pourtant, je le dis en sachant que la terre du Grand-Fleury est l'une des plus fertiles de la région...
Cette question fertilité/infertilité irrigue une bonne partie du livre. Elle suscite les rancoeurs et provoque les inquiétudes, elle s'installe dans l'esprit des personnages et réserve bien des surprises, au fil des révélations. Et, d'une certaine manière, on retrouve, sur un mode très différent, des questionnements communs à "La vie contrariée de Louise".
Je ne peux pas entrer plus dans le détail. Corinne Royer joue avec des archétypes assez classiques, jusque dans le dénouement de son histoire, mais elle sait les mettre en scène de façon habile et originale, avec ce côté très onirique que j'ai déjà évoqué. Cette sensation, que j'espère ne pas être le seul à ressentir, tient à plusieurs choses.
D'abord, à Cassasndre elle-même qui a une vie imaginaire bien remplie. Outre le mensonge qui est le déclic du roman (mais pas forcément des événements, comprendra-t-on plus tard), il y a cette nostalgie liée à Haïti, dont on découvrira, là encore, bien plus loin, qu'elle n'est pas seulement une envie de retour aux origines...
Et puis, il y a cette bizarre attirance pour l'Antarctique, à la fois onirique et pourtant aussi, terriblement concrète. Mais je dois dire que je me suis posé un bon moment pas mal de questions (et je crois que je m'en pose encore au moment d'écrire ce billet) sur Cassandre. Tout en elle semble souvent pas franchement rationnel...
Tout, alors, se teinte de folie plus ou moins douce, impression accentuée par la construction du livre, je l'ai dit en préambule, qui fait penser aux poupées russes : un mystère dans un mystère, dans un mystère, etc. Les énigmes s'emboîtent, les interrogations se multiplient et le lecteur, pendant un bon moment, ne sait plus à quel saint se vouer. Et de toute manière, pas à Cassandre.
Enfin, il y a ces papillons monarques... Ah, il faut bien aussi les évoquer, ceux-là, car, mine de rien, ils tiennent un véritable rôle dans l'histoire. Ils sont même au coeur d'une véritable psychose collective qui, là encore, nourrit l'impression d'onirisme. On a des images en tête qui sont dignes d'un roman ou d'un film fantastique...
Il y a un véritable effet papillon, puisque leur simple battement d'ailes (ou plutôt, l'absence de ce battement) déclenche à des milliers de kilomètres, des inquiétudes profondes, des peurs ancestrales... On retrouve, tout comme avec l'évocation de la culture haïtienne par Cassandre, quelque chose qui tient autant de la magie que de la croyance la plus traditionnelle.
Et, d'une certaine façon, ce qui se passe autour de ces papillons n'est qu'une métaphore de ce qui se passe également dans la vie de Cassandre et Léon Nerval. Là aussi, c'est un événement anecdotique qui va en entraîner toute une série d'autres qui, mis bout à bout, forment une chaîne dont l'ampleur dramatique va croissant.
Un dernier mot sur le titre du roman. Un vers d'Aragon, tiré d'un poème présent dans son recueil "le roman inachevé". Mais un vers qui se trouve dans une strophe qui a inspiré Léo Ferré pour construire le texte d'une chanson incontournable : "Est-ce ainsi que les hommes vivent ?". Chez Corinne Royer, ils ne forment pas juste le titre du livre, mais se retrouvent dans un de ses passages les plus émouvants.
Roman sur l'attachement, qui parfois, se détend, menace de rompre, en arrive là ou au contraire, se resserre, roman sur les racines, roman sur les origines et la parentalité, "Et leurs baiser au loin les suivent" est un livre plein, surprenant, envoûtant et déroutant. Intrigant et énigmatique. Riche d'une beauté à l'éclat particulier et d'une large palette d'émotions.
vendredi 26 février 2016
"Allez, qui c'est les plus forts ? Évidemment c'est les Verts !" (Monty).
J'écris ce billet au lendemain d'une élimination peu glorieuse face à Bâle en Europa League, mais il y a 40 ans, tout le pays connaissait une épidémie de fièvre verte, soutenant, en tout cas pour ceux qui aimaient le football et un peu au-delà, l'équipe de Saint-Etienne dans son épopée européenne, jusqu'à la finale perdue à Gasgow, vaincu par le Bayern de Munich et les poteaux carrés... Le livre dont nous allons parler ce soir parle évidemment de foot, mais de bien d'autres choses encore, en nous plongeant au coeur de cette année 1976, lorsque le Chaudron de Geoffroy-Guichard, chauffé à blanc (enfin, à vert), a transmis sa chaleur à une ville, une région, un pays... "Un printemps 76", paru chez Stock, est signé par Vincent Duluc, journaliste à l'Equipe, quotidien sportif pour lequel il suit pourtant le rival de toujours, Lyon. Mais, il y a 40 ans, il était un adolescent amateur de foot qui a rêvé devant les exploits des Rocheteau, Larqué, Bathenay, Curkovic... Et tout cela a peut-être suscité sa vocation future...
En 1976, Vincent Duluc est collégien. Un collégien qui s'ennuie, tant en classe qu'en dehors de l'école, vivant dans une région assoupie. Fils de profs, il habite alors Bourg-en-Bresse, à quelques encablures de Lyon, berceau d'une bonne partie de la famille, mais pas de son père, originaire, lui, de Saint-Etienne.
Cette saison-là, les Verts, qui écrasent le championnat de France depuis plusieurs années, connaissent un parcours européen fantastique. Copenhague et les Glasgow Rangers n'ont pas pesé lourd, puis est venu l'exploit contre le Dinamo Kiev de la star et gaucher magnifique, Oleg Blokhine. Une victoire sur Eindhoven a enfin ouvert les portes d'une finale européenne à ce club désormais légendaire.
Ce parcours, finalement, Vincent Duluc en parle peu. Ce n'est pas tellement son propos, même si, dans la dernière partie, on suivra à travers ses yeux de jeune téléspectateur, cette finale qui reste ancrée dans les mémoires hexagonales (et un peu chauvines) pour les deux tirs sur les poteaux qui s'ils n'avaient pas été carrés, n'auraient pas empêché les Verts de marquer... Le nez de Cléopâtre des footeux...
Avec, à la clé, une incroyable anecdote que je ne vais pas vous livrer ici, mais qui ne fait que renforcer le goût amer que ressentent toujours les "meilleurs supporters", quatre décennies après ce match. Pas de quoi, pour autant, entamer la fierté d'une ville à qui le football a permis de prendre des revanches, mais aussi d'apparaître sur les cartes de l'Europe.
Car, tout est là : une ville minière et ouvrière, aux murs noirs, vivant encore à l'ère du paternalisme industriel, à travers la famille Guichard, fondatrice de Casino, pouvait faire la nique à d'autres, bien plus huppés, fortunés (même si on est alors loin du foot business actuel) et souvent condescendants. En commençant par le voisin lyonnais.
Vincent Duluc nous emmène au coeur de cette ville, dans les années 70 qui annoncent déjà la fin d'une ère, lorsque le charbon français sera jugé pas assez compétitif, trop cher, dépassé... Lorsque la Manu, cette institution locale, commencera à battre sérieusement de l'aile jusqu'à la fermeture au début du XXIe siècle...
Oui, en 1976, Saint-Etienne aborde une période de turbulence et c'est bien le foot qui maintient l'espoir. On a peu d'endroits en France où le club de foot fait à ce point corps avec sa ville. Marseille, Lens, sont les noms qui viennent naturellement avec Saint-Etienne. Et Vincent Duluc décortique parfaitement cette symbiose.
On descend à la mine, en lisant ce livre, on plonge dans cet univers si particulier, tellement dur, tellement pénible. Des hommes pour lesquels le foot devient un exutoire, encore plus lorsque les Verts forment la meilleure équipe de France, l'une des meilleures équipes d'Europe. Sans doute n'est-ce pas un hasard si, en cette année 76, c'est un homme qui a connu la mine qui se trouve à la tête du club.
Il s'appelle Roger Rocher. Son nom n'est pas encore entaché par les affaires, celle de la caisse noire, qui mettra un sérieux coup de frein à l'euphorie stéphanoise au début des années 1980. Il est alors le leader de cette équipe, avec ce franc-parler si particulier, ses phrases à l'emporte-pièce et sa mégalomanie débonnaire.
Vincent Duluc dresse un magnifique portrait de cet homme, sans qui l'histoire de ce club, des heures les plus glorieuses aux plus sombres, n'aurait pas du tout été la même. Un des premiers présidents à faire entrer son club dans le professionnalisme, avec ce que cela peut avoir de danger, de critiquable, mais qui a toujours eu à coeur les destinées de son club.
D'autres personnages-clés de la réussite stéphanoise ont aussi droit à leur portrait : l'homme de l'ombre, Pierre Garonnaire, toujours en retrait et tellement important ; Robert Herbin, l'entraîneur impassible, le Sphinx à la crinière rousse et à l'autorité presque tyrannique ; Jean-Michel Larqué, le capitaine, à la langue bien pendue et pas forcément apprécié de tous, mais respecté...
Et puis, évidemment, Dominique Rocheteau, l'Ange Vert, prodige de 20 ans, qu'un claquage privera d'une place de titulaire pour la finale de Glasgow, absence sans doute très lourde au final. Rocheteau, c'est la star d'une équipe où prime pourtant le collectif. C'est le premier footballeur-vedette de France, avec ce côté rock et don juan qui rappelle une de ses idoles : George Best (sujet du précédent roman de Vincent Duluc).
On pourrait aussi parler des deux étrangers de l'équipe, le gardien, Ivan Curkovic, et le défenseur argentin à la tignasse aussi longue que ses foulées, Oswaldo Piazza... Ils sont plus en retrait, dans ce livre qui, encore une fois, ne se concentre pas uniquement sur les questions sportives, mais nous fait revivre le contexte de ce printemps 76, apogée de la fièvre verte.
Malgré tout, Saint-Etienne ne fait pas l'unanimité, et le football non plus. Certaines élites regardent le phénomène de haut, avec un certain mépris qu'on juge de bon aloi mais qui est aussi celui des classes supérieures pour les classes les plus modestes. Jusqu'à la tête de l'Equipe, d'ailleurs, qui ne se consacre pas encore autant au foot que maintenant et trouve ce sport bien moins glorieux que les disciplines olympiques.
Quarante ans après, cette dimension n'a pas vraiment changé, sans doute à tort, même si le jeu est lui aussi noyé par le fric, les enjeux médiatiques, le chauvinisme, la violence, aussi... Non, tout n'est pas rose (ni plus vert, d'ailleurs) dans ce microcosme devenu plus financier que véritablement sportif. Mais la passion, elle, demeure, même si on la voudrait plus fair-play...
Je ne vais pas le cacher, j'aime le foot, je suis né peu de temps avant ce printemps 76, je n'étais pas assez grand pour être un véritable supporter des Verts et, à l'heure de la finale de Glasgow, je roupillais certainement du sommeil du juste. Mais, incontestablement, j'ai baigné dans cette ambiance à une époque où, rappelons-le, le foot n'avait pas autant d'heures d'antenne à la télé que maintenant, bien au contraire...
Pour Vincent Duluc (qui est un peu plus âgé que moi, mais à peine, si, si...), c'est certainement encore plus net. Amateur de football, joueur lui-même chez les jeunes, à Bourg-en-Bresse, il est forcément attentif à ce que font les Stéphanois. Et il raconte aussi comment il a vécu ce printemps 76. C'est plein de nostalgie, d'histoires amusantes.
Comme celle qui ouvre le livre, avec ce souvenir, dont on ne sait pas s'il est réel ou s'il a fini par se persuader lui-même qu'il avait vécu de l'intérieur du Stade Geoffroy-Guichard une de ces grandes heures européennes. C'est dire la passion que suscitait le club. Etait-il derrière l'un des buts, dans ces tribunes dites populaires, on revient aux questions de classe ? Oui, certainement.
Difficile de vous parler de ce livre, qui est effectivement un roman, même si ce n'est pas une fiction. On n'a pas un récit construit comme une intrigue ou une trame narrative, mais on retrouve le côté journaliste de Vincent Duluc. "Un printemps 76", c'est un peu un numéro de l'Equipe Magazine entièrement consacré à Saint-Etienne et à ce début d'année fou, fou fou...
Un numéro dont le rédacteur en chef serait un ado de 14 ans, mêlant ses souvenirs, ses passions de l'époque, sa naïveté aussi, mais transmettant sa ferveur rafraîchissante. Ainsi, dans la première partie du livre, on se retrouve dans la vie de cet adolescent, ses préoccupations légitimes : les filles, la musiques, les loisirs, tout, tout, mais pas l'école, non, vraiment pas son truc...
"Un printemps 76" est un livre très musical, chaque chapitre s'ouvre sur une exergue tirée d'une chanson sortie cette année-là. L'un des premiers chapitres est aussi entièrement consacré à ces considérations musicales, entre boums et hit-parades radiophoniques, entre 45 tours et cassettes sur lesquelles on pirate gentiment les tubes diffusés sur les radios périphériques.
Cela peut sembler anecdotique, mais c'est aussi une formidable manière de plonger dans l'époque. Entre les incontournables, qu'on écoute partout, la variété qu'on écoute surtout pour faire plaisir, et plus encore si c'est à une fille qu'on veut faire plaisir et les chansons qu'on écoute parce qu'on aime ça, ce rock progressif, si générationnel.
Voilà comment on se retrouve en quelques pages, de Michelle Torr à Patti Smith, de Gérard Lenorman à Neil Young, de Nicolas Peyrac aux Eagles, et j'en passe. On va aussi écouter les artistes de passage à Bourg-en-Bresse, des événements à ne pas manquer pour rompre la monotonie du quotidien. L'épopée des Verts, c'est tout cela puissance mille.
Enfin, un dernier point, qui concerne le journalisme et en particulier le journalisme sportif. On mesure le monde qui sépare désormais 1976 et notre époque 2.0. Les bouclages de presse écrite qui intervienne avant la fin des matches, le côté rudimentaire des outils à disposition, autant de choses qu'on imagine plus à l'heure des éditions en ligne actualisées en temps réel et en permanence.
Là encore, on a une génération de vieux de la vieille, avec leurs méthodes, leurs savoir-faire, leurs trucs, leur connaissance des hommes et des lieux... J'ai énormément ri à l'évocation de ces interviews entièrement écrites par les journalistes locaux pour faire parler un joueur pas franchement à l'aise devant un micro. Sur le plan de la déontologie, c'est particulier, et pourtant, sans rien trahir.
"Un printemps 76" est bien sûr un livre pour ceux qui ont vécu ces instants, qui aiment le foot, qui ont collectionné les images Panini et les ont échangées à la récré... Mais il n'y a pas que ça, c'est un beau livre sur une époque révolue, à tous points de vue, je pense. Et peut-être avant tout, parce que l'auteur n'est plus l'adolescent qu'il était alors.
Le printemps 2016 approche, on espère désormais que le PSG, boosté aux pétrodollars qataris, succédera à Saint-Etienne (mais aussi à Reims, avant les Verts, à Marseille et à Monaco) en finale de la plus importante des Coupes d'Europe. Ce ne serait pas à Glasgow mais à Milan, les poteaux, on en est sûr, ne seront pas carrés. Et il y aura sans doute autant de joueurs français dans l'équipe qu'il y avait de joueurs étrangers parmi les Verts de 76. Autre temps, autre foot...
Et peut-être une des meilleures raisons de lire "Un printemps 76" et tomber dans un chaudron de nostalgie...
En 1976, Vincent Duluc est collégien. Un collégien qui s'ennuie, tant en classe qu'en dehors de l'école, vivant dans une région assoupie. Fils de profs, il habite alors Bourg-en-Bresse, à quelques encablures de Lyon, berceau d'une bonne partie de la famille, mais pas de son père, originaire, lui, de Saint-Etienne.
Cette saison-là, les Verts, qui écrasent le championnat de France depuis plusieurs années, connaissent un parcours européen fantastique. Copenhague et les Glasgow Rangers n'ont pas pesé lourd, puis est venu l'exploit contre le Dinamo Kiev de la star et gaucher magnifique, Oleg Blokhine. Une victoire sur Eindhoven a enfin ouvert les portes d'une finale européenne à ce club désormais légendaire.
Ce parcours, finalement, Vincent Duluc en parle peu. Ce n'est pas tellement son propos, même si, dans la dernière partie, on suivra à travers ses yeux de jeune téléspectateur, cette finale qui reste ancrée dans les mémoires hexagonales (et un peu chauvines) pour les deux tirs sur les poteaux qui s'ils n'avaient pas été carrés, n'auraient pas empêché les Verts de marquer... Le nez de Cléopâtre des footeux...
Avec, à la clé, une incroyable anecdote que je ne vais pas vous livrer ici, mais qui ne fait que renforcer le goût amer que ressentent toujours les "meilleurs supporters", quatre décennies après ce match. Pas de quoi, pour autant, entamer la fierté d'une ville à qui le football a permis de prendre des revanches, mais aussi d'apparaître sur les cartes de l'Europe.
Car, tout est là : une ville minière et ouvrière, aux murs noirs, vivant encore à l'ère du paternalisme industriel, à travers la famille Guichard, fondatrice de Casino, pouvait faire la nique à d'autres, bien plus huppés, fortunés (même si on est alors loin du foot business actuel) et souvent condescendants. En commençant par le voisin lyonnais.
Vincent Duluc nous emmène au coeur de cette ville, dans les années 70 qui annoncent déjà la fin d'une ère, lorsque le charbon français sera jugé pas assez compétitif, trop cher, dépassé... Lorsque la Manu, cette institution locale, commencera à battre sérieusement de l'aile jusqu'à la fermeture au début du XXIe siècle...
Oui, en 1976, Saint-Etienne aborde une période de turbulence et c'est bien le foot qui maintient l'espoir. On a peu d'endroits en France où le club de foot fait à ce point corps avec sa ville. Marseille, Lens, sont les noms qui viennent naturellement avec Saint-Etienne. Et Vincent Duluc décortique parfaitement cette symbiose.
On descend à la mine, en lisant ce livre, on plonge dans cet univers si particulier, tellement dur, tellement pénible. Des hommes pour lesquels le foot devient un exutoire, encore plus lorsque les Verts forment la meilleure équipe de France, l'une des meilleures équipes d'Europe. Sans doute n'est-ce pas un hasard si, en cette année 76, c'est un homme qui a connu la mine qui se trouve à la tête du club.
Il s'appelle Roger Rocher. Son nom n'est pas encore entaché par les affaires, celle de la caisse noire, qui mettra un sérieux coup de frein à l'euphorie stéphanoise au début des années 1980. Il est alors le leader de cette équipe, avec ce franc-parler si particulier, ses phrases à l'emporte-pièce et sa mégalomanie débonnaire.
Vincent Duluc dresse un magnifique portrait de cet homme, sans qui l'histoire de ce club, des heures les plus glorieuses aux plus sombres, n'aurait pas du tout été la même. Un des premiers présidents à faire entrer son club dans le professionnalisme, avec ce que cela peut avoir de danger, de critiquable, mais qui a toujours eu à coeur les destinées de son club.
D'autres personnages-clés de la réussite stéphanoise ont aussi droit à leur portrait : l'homme de l'ombre, Pierre Garonnaire, toujours en retrait et tellement important ; Robert Herbin, l'entraîneur impassible, le Sphinx à la crinière rousse et à l'autorité presque tyrannique ; Jean-Michel Larqué, le capitaine, à la langue bien pendue et pas forcément apprécié de tous, mais respecté...
Et puis, évidemment, Dominique Rocheteau, l'Ange Vert, prodige de 20 ans, qu'un claquage privera d'une place de titulaire pour la finale de Glasgow, absence sans doute très lourde au final. Rocheteau, c'est la star d'une équipe où prime pourtant le collectif. C'est le premier footballeur-vedette de France, avec ce côté rock et don juan qui rappelle une de ses idoles : George Best (sujet du précédent roman de Vincent Duluc).
On pourrait aussi parler des deux étrangers de l'équipe, le gardien, Ivan Curkovic, et le défenseur argentin à la tignasse aussi longue que ses foulées, Oswaldo Piazza... Ils sont plus en retrait, dans ce livre qui, encore une fois, ne se concentre pas uniquement sur les questions sportives, mais nous fait revivre le contexte de ce printemps 76, apogée de la fièvre verte.
Malgré tout, Saint-Etienne ne fait pas l'unanimité, et le football non plus. Certaines élites regardent le phénomène de haut, avec un certain mépris qu'on juge de bon aloi mais qui est aussi celui des classes supérieures pour les classes les plus modestes. Jusqu'à la tête de l'Equipe, d'ailleurs, qui ne se consacre pas encore autant au foot que maintenant et trouve ce sport bien moins glorieux que les disciplines olympiques.
Quarante ans après, cette dimension n'a pas vraiment changé, sans doute à tort, même si le jeu est lui aussi noyé par le fric, les enjeux médiatiques, le chauvinisme, la violence, aussi... Non, tout n'est pas rose (ni plus vert, d'ailleurs) dans ce microcosme devenu plus financier que véritablement sportif. Mais la passion, elle, demeure, même si on la voudrait plus fair-play...
Je ne vais pas le cacher, j'aime le foot, je suis né peu de temps avant ce printemps 76, je n'étais pas assez grand pour être un véritable supporter des Verts et, à l'heure de la finale de Glasgow, je roupillais certainement du sommeil du juste. Mais, incontestablement, j'ai baigné dans cette ambiance à une époque où, rappelons-le, le foot n'avait pas autant d'heures d'antenne à la télé que maintenant, bien au contraire...
Pour Vincent Duluc (qui est un peu plus âgé que moi, mais à peine, si, si...), c'est certainement encore plus net. Amateur de football, joueur lui-même chez les jeunes, à Bourg-en-Bresse, il est forcément attentif à ce que font les Stéphanois. Et il raconte aussi comment il a vécu ce printemps 76. C'est plein de nostalgie, d'histoires amusantes.
Comme celle qui ouvre le livre, avec ce souvenir, dont on ne sait pas s'il est réel ou s'il a fini par se persuader lui-même qu'il avait vécu de l'intérieur du Stade Geoffroy-Guichard une de ces grandes heures européennes. C'est dire la passion que suscitait le club. Etait-il derrière l'un des buts, dans ces tribunes dites populaires, on revient aux questions de classe ? Oui, certainement.
Difficile de vous parler de ce livre, qui est effectivement un roman, même si ce n'est pas une fiction. On n'a pas un récit construit comme une intrigue ou une trame narrative, mais on retrouve le côté journaliste de Vincent Duluc. "Un printemps 76", c'est un peu un numéro de l'Equipe Magazine entièrement consacré à Saint-Etienne et à ce début d'année fou, fou fou...
Un numéro dont le rédacteur en chef serait un ado de 14 ans, mêlant ses souvenirs, ses passions de l'époque, sa naïveté aussi, mais transmettant sa ferveur rafraîchissante. Ainsi, dans la première partie du livre, on se retrouve dans la vie de cet adolescent, ses préoccupations légitimes : les filles, la musiques, les loisirs, tout, tout, mais pas l'école, non, vraiment pas son truc...
"Un printemps 76" est un livre très musical, chaque chapitre s'ouvre sur une exergue tirée d'une chanson sortie cette année-là. L'un des premiers chapitres est aussi entièrement consacré à ces considérations musicales, entre boums et hit-parades radiophoniques, entre 45 tours et cassettes sur lesquelles on pirate gentiment les tubes diffusés sur les radios périphériques.
Cela peut sembler anecdotique, mais c'est aussi une formidable manière de plonger dans l'époque. Entre les incontournables, qu'on écoute partout, la variété qu'on écoute surtout pour faire plaisir, et plus encore si c'est à une fille qu'on veut faire plaisir et les chansons qu'on écoute parce qu'on aime ça, ce rock progressif, si générationnel.
Voilà comment on se retrouve en quelques pages, de Michelle Torr à Patti Smith, de Gérard Lenorman à Neil Young, de Nicolas Peyrac aux Eagles, et j'en passe. On va aussi écouter les artistes de passage à Bourg-en-Bresse, des événements à ne pas manquer pour rompre la monotonie du quotidien. L'épopée des Verts, c'est tout cela puissance mille.
Enfin, un dernier point, qui concerne le journalisme et en particulier le journalisme sportif. On mesure le monde qui sépare désormais 1976 et notre époque 2.0. Les bouclages de presse écrite qui intervienne avant la fin des matches, le côté rudimentaire des outils à disposition, autant de choses qu'on imagine plus à l'heure des éditions en ligne actualisées en temps réel et en permanence.
Là encore, on a une génération de vieux de la vieille, avec leurs méthodes, leurs savoir-faire, leurs trucs, leur connaissance des hommes et des lieux... J'ai énormément ri à l'évocation de ces interviews entièrement écrites par les journalistes locaux pour faire parler un joueur pas franchement à l'aise devant un micro. Sur le plan de la déontologie, c'est particulier, et pourtant, sans rien trahir.
"Un printemps 76" est bien sûr un livre pour ceux qui ont vécu ces instants, qui aiment le foot, qui ont collectionné les images Panini et les ont échangées à la récré... Mais il n'y a pas que ça, c'est un beau livre sur une époque révolue, à tous points de vue, je pense. Et peut-être avant tout, parce que l'auteur n'est plus l'adolescent qu'il était alors.
Le printemps 2016 approche, on espère désormais que le PSG, boosté aux pétrodollars qataris, succédera à Saint-Etienne (mais aussi à Reims, avant les Verts, à Marseille et à Monaco) en finale de la plus importante des Coupes d'Europe. Ce ne serait pas à Glasgow mais à Milan, les poteaux, on en est sûr, ne seront pas carrés. Et il y aura sans doute autant de joueurs français dans l'équipe qu'il y avait de joueurs étrangers parmi les Verts de 76. Autre temps, autre foot...
Et peut-être une des meilleures raisons de lire "Un printemps 76" et tomber dans un chaudron de nostalgie...
jeudi 25 février 2016
"Ces gamins, quand ils seront habitués à leur faux paradis, ils ne s'intéresseront plus à l'autre, le vrai".
"C'est l'hymne de nos campagnes, de nos rivières, de nos montagnes..." Cette chanson de Tryo a pas mal tourné dans mon esprit pendant que je lisais notre roman du jour. Car, c'est à la campagne que nous allons nous rendre, mais une campagne qui a bien souffert des évolutions de la société contemporaine. Le bol d'air n'est pas tout à fait aussi pur qu'on pourrait s'y attendre. "Sur la majeure partie de la France", paru aux éditions Lattès, est le deuxième roman de Franck Courtès, après "Toute ressemblance avec le père" (désormais disponible en poche). Et, comme dans ce premier livre, l'auteur mêle quelques éléments de son expérience personnelle à un récit de fiction. Dans un cadre où l'on irait bien se balader, avant qu'il ne disparaisse pour de bon, effacé par la modernité galopante... Un roman qui n'est pas l'affrontement entre le passé et le présent, mais bien entre l'essentiel et le superflu.
Voilà bien longtemps que Franck n'est pas revenu à Mortcerf, village de la Brie, aux confins de l'Île de France, où ses parents possédaient une maison de campagne lorsqu'il était enfant. Mais, le souvenir de ces jours passés loin de la ville, dans cette nature qui le fascinait, est resté vivace chez ce pur citadin.
Alors, il a eu envie de retrouver ces sensations, de remettre les pieds dans ce lieu hors du temps. Mais, les lieux ont bien changé, depuis sa dernière visite... Rien n'est plus comme avant, comme dans ces souvenirs qui, certes, ont tendance à enjoliver la réalité, mais certainement pas à ce point-là. Et l'histoire qu'on va lui raconter va lui en faire la démonstration encore plus nette...
Lorsqu'il venait régulièrement à Mortcerf, Franck avait eu l'occasion de rencontrer un jeune homme originaire du coin, Quentin. Fils d'un garde-chasse, le jeune homme connaissait la région comme sa poche, l'arpentant sans cesse, malgré un pied abîmé par la polio. Cette terre, non seulement Quentin la connaissait par coeur, mais il y était profondément attaché.
Son refuge, c'était les ruines du château de Gisvres. Un coin qu'on déconseille, parce que, de ce bâtiment, il ne reste vraiment que les douves, encore pleine et pas facilement accessibles. Un endroit qui peut donc s'avérer dangereux. Mais pas pour lui, qui connaît si bien sa terre... Alors, tout au long de son enfance et de son adolescence, il a bravé l'interdiction parentale pour y traîner à toute heure.
C'est d'ailleurs là qu'il a rencontré Anne, son premier amour, sans doute le seul, d'ailleurs, pour ce garçon plutôt discret et solitaire. Lorsque son père l'a encouragé à s'éloigner, pour des études, par exemple, Quentin s'est débrouillé pour revenir. Et c'est à Mortcerf et ses alentours qu'il s'est fixé, devenant adjoint du garde-chasse. Son avenir est là, dans ce royaume, et nulle part ailleurs.
Jusqu'au jour où a débarqué Gary...
Lui aussi est originaire de la région. Mais, au contraire de Quentin, il s'en fout. La terre, les racines, la vie au grand air, c'est pas franchement son truc. Enfant maltraité par un beau-père violent, Gary est une boule de colère et de violence qui en veut à tout le monde et n'a ni dieu, ni maître, ni même véritable objectif dans l'existence.
Si ce n'est assouvir le plus souvent possible cette violence qui le ronge. Or, sa trajectoire de tête brûlée va coïncider avec le développement à Morcerf et aux alentours d'un trafic de stupéfiants en plein essor. Les changements profonds que connaît la Brie vont faciliter l'installation d'un réseau dont Gary prend la tête. Et voilà Gary terrorisant ce coin pourtant si paisible...
Dans ce climat de plus en plus tendu, l'affrontement semble inévitable. Pas seulement entre deux jeunes hommes, mais vraiment entre deux visions du monde. Celle de l'attachement aux racines, à la terre, à ce qu'elle représente, et celle du fric facile, des trafics qui permettent de vivre plus confortablement.
L'affrontement d'un paradis terrestre en voie de disparition et des paradis artificiels...
Oh, je le reconnais, la formule est un peu facile, mais c'est évidemment tout ce contexte qui donne de la valeur à l'histoire centrale de "Sur la majeure partie de la France". Car, la trame est classique et c'est justement cette réflexion sur la manière dont évolue ce grand pays agricole et rural que fut la France qui la sublime.
De quoi parle-t-on, au juste ? Mortcerf est une commune d'un peu plus d'un millier d'habitants, pas loin de Coulommiers et de Meaux. C'est le Bassin Parisien, mais on s'éloigne déjà de la capitale. Et c'est la Brie, un des greniers de la région. Pourtant, ces dernières décennies, la situation a beaucoup changé, dans différents domaines.
Paris et la proche banlieue fait tache d'huile. L'agglomération se fait conurbation... Ce ne sont plus seulement les résidences secondaires qui se multiplient, mais c'est la banlieue qui grignoter le territoire, toujours plus loin du centre. Une périphérie au diamètre élargi où la capitale envoie vivre ceux qu'elle ne veut pas voir...
Des cités poussent, qu'on appelle villes nouvelles. Des endroits uniformisés, standardisés, des villes-dortoirs sans identité, et surtout pas celle de la terre sur lesquelles on les construit. Et même les villages deviennent de simples lieux de résidences. L'agriculture dite intensive s'impose, fournissant des emplois bien éloignés de ce qu'on connaissait jusque-là.
Plus besoin de connaître la terre, les saisons, la faune et la flore... Les compétences aussi s'uniformisent, tandis que les paysans disparaissent peu à peu, ne trouvant pas de relève. La jeune génération aussi subit l'attraction de la modernité. Sur sa terre natale, jeune hommes et jeunes femmes s'ennuient. Certains veulent aller voir ailleurs, les autres s'enfoncent dans la morosité...
Voilà le décor de "Sur une majeure partie de la France". Un titre qui reprend une fameuse formule bateau pour présentateur météo, mais qu'il faut aussi prendre au pied de la lettre : ce que décrit Franck Courtès, ici, ce n'est pas spécifique à la Brie, à Morcerf et à ses alentours. C'est bien un phénomène national, enclenché depuis belle lurette...
Le terreau devient alors fertile pour que se développent les trafics et l'insécurité. Ils sont les fruits de ce développement mal maîtrisé d'un urbanisme qui viole et assassine la campagne. Et la réflexion ne s'arrête pas là. Il y a dans cette transition étrange, un attrait matériel certain. Argent, confort, modernité vont de paire, mais le premier ne se trouve pas sous les sabots d'un cheval...
L'essentiel passe à la trappe, parce qu'il ne rapporte rien, ne permet pas de se payer de jolies fringues, de belles caisses, d'afficher sa réussite. La campagne, c'est ringard, voilà, le mot est lâché. La plus violente, dans cette optique, c'est Anne. A aucun moment, elle ne s'imagine faire sa vie à Morcerf. Elle rêve d'ailleurs, et de ne surtout pas revenir.
Une question de fond qui se pose là encore dans bien des régions. Un exode rural plus sournois, insidieux, que celui que le pays a connu depuis que l'industrie a taillé des croupières à l'agriculture, et encore plus, depuis la fin de la IIe Guerre Mondiale. On ne veut pas poursuivre le sillon familial, on veut étudier, connaître l'université et, une fois diplômé, on revient rarement sur le sol natal...
Face à tout cela, Quentin représente une vision du monde totalement opposée. Il ne s'agit pas juste de dire qu'il y a d'un côté le gentil Quentin et de l'autre, le méchant Gary, tout est toujours plus compliqué. Mais, il est certain que Quentin aime cette terre, aime cette campagne, l'idée d'y vivre et d'en vivre, mais sans l'éreinter, l'exploiter sans raison, la mettre au service des intérêts humains.
Quentin reste un enfant de la terre, elle est son paradis, on retrouve cette notion qu'on peut rapprocher de l'Eden biblique, à plusieurs reprises au cours du récit. Une terre nourricière qui nous connaît autant que nous la connaissons. Ou connaissions, puisque ce savoir se perd, peu à peu, irrémédiablement... Son attachement sincère, intègre, à ce terroir, il est prêt à le défendre coûte que coûte...
Un mot sur un personnage secondaire qui m'a beaucoup touché. Personne ne connaît son vrai nom, tout le monde l'appelle par cet étrange surnom : Tikiti... Mentor ou modèle ? Je ne suis pas sûr que Quentin se pose la question en ces termes. Mais, Tikiti, c'est le paysan issu d'un temps révolu, celui qui sent encore sa terre, vit à son rythme, en a fait sa seule compagne.
On ne sait rien de lui, il intervient à plusieurs reprises, jusqu'à une scène bouleversante avec Quentin. Je n'en dis pas plus. Il est la sagesse, celui qui observe cette évolution inexorable sans se faire d'illusion, sachant que, quoi qu'il arrive, il sera balayé, lui aussi. Il est celui qui prononce la phrase qui sert de titre à ce billet.
Il est sans doute la dernière incarnation de cette France héritée de Sully, lorsque labourage et pâturage étaient deux mamelles suffisamment pleine pour assurer une prospérité à long terme au pays. Désormais, les terres arables fondent comme neige au soleil, les exploitations se rassemblent, rationalisent... Ou meurent.
"Sur une majeure partie de la France" n'est pas un roman réactionnaire, qui voudrait mettre la France sous cloche pour qu'elle demeurent un pays de clochers, un pays de cocagne. Non, c'est un livre nostalgique d'une époque où l'on pouvait changer d'air et d'univers, quitter le gris béton pour le vert forêt. J'ai connu aussi cela, même si je crois, à ma grande honte, que j'y restais un empoté de citadin.
Il y a là la dénonciation du modernisme à outrance, du libéralisme aussi et de ces tendances à tout vouloir rentabiliser en faisant souvent n'importe quoi. La Brie, le département de la Seine-et-Marne, où se déroule le roman de Franck Courtès, en est d'ailleurs un formidable exemple, tout ce que je décris plus haut s'y retrouve, jusqu'aux terrains rachetées une bouchée de pain par Disney pour y construire son paradis d'un autre genre...
J'ai peu parlé de l'histoire en elle-même, mais c'est aussi une histoire d'amour compliquée. Là encore, l'être et le paraître, le pot de terre et le pot de fer s'affrontent... Et la morale de la fable ne se vérifie pas toujours. C'est aussi une histoire d'injustice, profonde, violente, dont on mesure à la fin les ravages. Et encore, à lire les dernières pages, je pense qu'on n'en voit qu'une partie infime.
J'aurais tant envie de vous parler de l'atroce paradoxe qu'est le dénouement de ce roman. L'énervement et même la colère que j'ai pu ressentir à ces pages. On se voudrait aussi philosophe que certains personnages, mais c'est parfois impossible. En cela, ils sont admirables parce qu'ils continuent dans la voie qu'ils se sont fixés...
Un dernier mot sur Franck Courtès. Est-il le Franck qui intervient dans le prologue, à qui on raconte l'histoire de Quentin et de Gary et qui se fait intermédiaire pour nous la raconter ? Si j'en crois la quatrième de couverture, il y a des chances... 95% de vrai, m'avait-il dit, à propos de "Toute ressemblance avec le père"... Je pense que le dosage ne doit pas être loin d'être le même, cette fois.
J'ai d'ailleurs retrouvé bien des choses que j'avais appréciées dans le premier roman. Dans l'esprit, la façon simple, sans chichi, de raconter les histoires, dans la transmission d'émotions sans en rajouter outre-mesure, dans la sincérité qui s'en dégage. Dans cette quête d'une liberté que la vie moderne restreint si souvent.
Franck va à Morcerf avec une réelle fierté avant de déchanter. Cette bulle d'air à laquelle il a tant de fois respiré a éclaté en son absence. Qui sait si l'adulte y aurait retrouvé les mêmes sensations que l'enfant ou l'ado ? Mais, quoi qu'il arrive, ce n'est plus le même lieu, celui où il aimait à se perdre, sans but, sans autre ambition que de s'y sentir bien.
Pas besoin de connaître le nom des arbres et de reconnaître leurs feuilles, dit-il, pour apprécier l'endroit et être à mille lieux du quotidien bétonné. Je me retrouve parfaitement dans cette définition, même si je crois qu'il serait bon que ces savoirs ne se perdent pas en route, qu'ils continuent à se transmettre, même si c'est ringard.
Parce que l'essentiel est là. Et, qui sait, peut-être aussi, effectivement, le vrai paradis.
Des cités poussent, qu'on appelle villes nouvelles. Des endroits uniformisés, standardisés, des villes-dortoirs sans identité, et surtout pas celle de la terre sur lesquelles on les construit. Et même les villages deviennent de simples lieux de résidences. L'agriculture dite intensive s'impose, fournissant des emplois bien éloignés de ce qu'on connaissait jusque-là.
Plus besoin de connaître la terre, les saisons, la faune et la flore... Les compétences aussi s'uniformisent, tandis que les paysans disparaissent peu à peu, ne trouvant pas de relève. La jeune génération aussi subit l'attraction de la modernité. Sur sa terre natale, jeune hommes et jeunes femmes s'ennuient. Certains veulent aller voir ailleurs, les autres s'enfoncent dans la morosité...
Voilà le décor de "Sur une majeure partie de la France". Un titre qui reprend une fameuse formule bateau pour présentateur météo, mais qu'il faut aussi prendre au pied de la lettre : ce que décrit Franck Courtès, ici, ce n'est pas spécifique à la Brie, à Morcerf et à ses alentours. C'est bien un phénomène national, enclenché depuis belle lurette...
Le terreau devient alors fertile pour que se développent les trafics et l'insécurité. Ils sont les fruits de ce développement mal maîtrisé d'un urbanisme qui viole et assassine la campagne. Et la réflexion ne s'arrête pas là. Il y a dans cette transition étrange, un attrait matériel certain. Argent, confort, modernité vont de paire, mais le premier ne se trouve pas sous les sabots d'un cheval...
L'essentiel passe à la trappe, parce qu'il ne rapporte rien, ne permet pas de se payer de jolies fringues, de belles caisses, d'afficher sa réussite. La campagne, c'est ringard, voilà, le mot est lâché. La plus violente, dans cette optique, c'est Anne. A aucun moment, elle ne s'imagine faire sa vie à Morcerf. Elle rêve d'ailleurs, et de ne surtout pas revenir.
Une question de fond qui se pose là encore dans bien des régions. Un exode rural plus sournois, insidieux, que celui que le pays a connu depuis que l'industrie a taillé des croupières à l'agriculture, et encore plus, depuis la fin de la IIe Guerre Mondiale. On ne veut pas poursuivre le sillon familial, on veut étudier, connaître l'université et, une fois diplômé, on revient rarement sur le sol natal...
Face à tout cela, Quentin représente une vision du monde totalement opposée. Il ne s'agit pas juste de dire qu'il y a d'un côté le gentil Quentin et de l'autre, le méchant Gary, tout est toujours plus compliqué. Mais, il est certain que Quentin aime cette terre, aime cette campagne, l'idée d'y vivre et d'en vivre, mais sans l'éreinter, l'exploiter sans raison, la mettre au service des intérêts humains.
Quentin reste un enfant de la terre, elle est son paradis, on retrouve cette notion qu'on peut rapprocher de l'Eden biblique, à plusieurs reprises au cours du récit. Une terre nourricière qui nous connaît autant que nous la connaissons. Ou connaissions, puisque ce savoir se perd, peu à peu, irrémédiablement... Son attachement sincère, intègre, à ce terroir, il est prêt à le défendre coûte que coûte...
Un mot sur un personnage secondaire qui m'a beaucoup touché. Personne ne connaît son vrai nom, tout le monde l'appelle par cet étrange surnom : Tikiti... Mentor ou modèle ? Je ne suis pas sûr que Quentin se pose la question en ces termes. Mais, Tikiti, c'est le paysan issu d'un temps révolu, celui qui sent encore sa terre, vit à son rythme, en a fait sa seule compagne.
On ne sait rien de lui, il intervient à plusieurs reprises, jusqu'à une scène bouleversante avec Quentin. Je n'en dis pas plus. Il est la sagesse, celui qui observe cette évolution inexorable sans se faire d'illusion, sachant que, quoi qu'il arrive, il sera balayé, lui aussi. Il est celui qui prononce la phrase qui sert de titre à ce billet.
Il est sans doute la dernière incarnation de cette France héritée de Sully, lorsque labourage et pâturage étaient deux mamelles suffisamment pleine pour assurer une prospérité à long terme au pays. Désormais, les terres arables fondent comme neige au soleil, les exploitations se rassemblent, rationalisent... Ou meurent.
"Sur une majeure partie de la France" n'est pas un roman réactionnaire, qui voudrait mettre la France sous cloche pour qu'elle demeurent un pays de clochers, un pays de cocagne. Non, c'est un livre nostalgique d'une époque où l'on pouvait changer d'air et d'univers, quitter le gris béton pour le vert forêt. J'ai connu aussi cela, même si je crois, à ma grande honte, que j'y restais un empoté de citadin.
Il y a là la dénonciation du modernisme à outrance, du libéralisme aussi et de ces tendances à tout vouloir rentabiliser en faisant souvent n'importe quoi. La Brie, le département de la Seine-et-Marne, où se déroule le roman de Franck Courtès, en est d'ailleurs un formidable exemple, tout ce que je décris plus haut s'y retrouve, jusqu'aux terrains rachetées une bouchée de pain par Disney pour y construire son paradis d'un autre genre...
J'ai peu parlé de l'histoire en elle-même, mais c'est aussi une histoire d'amour compliquée. Là encore, l'être et le paraître, le pot de terre et le pot de fer s'affrontent... Et la morale de la fable ne se vérifie pas toujours. C'est aussi une histoire d'injustice, profonde, violente, dont on mesure à la fin les ravages. Et encore, à lire les dernières pages, je pense qu'on n'en voit qu'une partie infime.
J'aurais tant envie de vous parler de l'atroce paradoxe qu'est le dénouement de ce roman. L'énervement et même la colère que j'ai pu ressentir à ces pages. On se voudrait aussi philosophe que certains personnages, mais c'est parfois impossible. En cela, ils sont admirables parce qu'ils continuent dans la voie qu'ils se sont fixés...
Un dernier mot sur Franck Courtès. Est-il le Franck qui intervient dans le prologue, à qui on raconte l'histoire de Quentin et de Gary et qui se fait intermédiaire pour nous la raconter ? Si j'en crois la quatrième de couverture, il y a des chances... 95% de vrai, m'avait-il dit, à propos de "Toute ressemblance avec le père"... Je pense que le dosage ne doit pas être loin d'être le même, cette fois.
J'ai d'ailleurs retrouvé bien des choses que j'avais appréciées dans le premier roman. Dans l'esprit, la façon simple, sans chichi, de raconter les histoires, dans la transmission d'émotions sans en rajouter outre-mesure, dans la sincérité qui s'en dégage. Dans cette quête d'une liberté que la vie moderne restreint si souvent.
Franck va à Morcerf avec une réelle fierté avant de déchanter. Cette bulle d'air à laquelle il a tant de fois respiré a éclaté en son absence. Qui sait si l'adulte y aurait retrouvé les mêmes sensations que l'enfant ou l'ado ? Mais, quoi qu'il arrive, ce n'est plus le même lieu, celui où il aimait à se perdre, sans but, sans autre ambition que de s'y sentir bien.
Pas besoin de connaître le nom des arbres et de reconnaître leurs feuilles, dit-il, pour apprécier l'endroit et être à mille lieux du quotidien bétonné. Je me retrouve parfaitement dans cette définition, même si je crois qu'il serait bon que ces savoirs ne se perdent pas en route, qu'ils continuent à se transmettre, même si c'est ringard.
Parce que l'essentiel est là. Et, qui sait, peut-être aussi, effectivement, le vrai paradis.
mercredi 24 février 2016
"Le destin n'existe pas. On se construit le sien, ou on meurt".
Parfois, j'aime bien vous proposez un titre que je vais ensuite allègrement contredire dans le billet. C'est le cas ce soir, pour un roman sorti au début d'année et qui a certainement pâti de la sortie quelques jours après du raz-de-marée éditorial "City on Fire". Et c'est bien dommage, parce que ce premier roman, signé par un journaliste américain, est très intéressant, nous proposant une espèce de tragédie grecque en plein coeur de New York. "Manhattan People", de Christopher Bollen (publié chez Calmann-Lévy), date de 2011, mais il reste tout à fait pertinent pour évoquer la génération X, devenue trentenaire dans les années 2000. Big Apple est évidemment un personnage à part entière du livre, mais pas franchement sous un angle de carte postale. On se demande même, par moments, si ce n'est pas le véritable méchant de l'histoire...
Joseph est né dans l'Ohio, mais dès l'âge de 18 ans, il a quitté un environnement familial un peu oppressant pour tenter sa chance à New York. Ayant découvert le théâtre dans son adolescence, il a décidé, comme tant d'autres, de devenir acteur. Près de 15 ans après, il n'est pas une star, loin de là, mais gagne sa vie, sans plus, en particulier grâce à des tournages de publicités.
Lorsqu'il ne court pas les castings, il se rend à des réunions de groupes de paroles conspirationnistes, qui ont crû et multiplié dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre. Joseph n'est pas parano, mais il est persuadé que pèse sur lui une étrange malédiction et ces rencontres ont pour but d'exorciser une peur qui le gagne au fil des jours.
On rencontre Joseph en juin 2007, le 14, pour être précis, le jour de son mariage. Pas un mariage en grande pompe, c'est même tout le contraire. Une cérémonie civile vite faite, bien faite, un échange de consentements et d'alliances, sans aucune présence familiale à leurs côtés, et voilà Delphine Kousavos devenue Madame Delphine Guiteau.
Del est le second personnage dont nous allons parler. Originaire d'une minuscule île grecque, elle n'est pas américaine, mais vit à New York depuis une dizaine d'années. D'abord comme étudiante, à Columbia, puis comme candidate à la fameuse Carte Verte, qui permet d'être résident permanent sur le territoire américain.
En attendant ce précieux sésame, Del bosse au zoo du Bronx et s'occupe de nettoyer les terrariums où évoluent les serpents. Bien loin de ses compétences en herpétologie. Elle déteste ce boulot et ses contraintes, mais il est nécessaire pour obtenir le précieux sésame. Tout comme son mariage, d'ailleurs, mais ce n'est pas du tout pour cela qu'elle a épousé Joseph.
A Columbia, pendant ses études, Del a fait la connaissance d'une étudiante en littérature, Madi, avec qui elle est devenue inséparable. Née en Floride, Madi a un père indien, de religion sikh, et une mère américaine. Une double culture qui l'a poussée, après avoir renoncé à la poésie, à faire des choix assez surprenants...
Elle s'est en effet orientée vers la finance et travaille désormais dans une société dont elle est la vice-présidente. Son objectif : convaincre les sociétés de téléphonie de délocaliser leurs centres d'appels en Inde pour, d'une certaine manière, rééquilibrer la balance entre pays riches et pays émergents. Une démarche qui ne plaît pas à tout le monde, loin de là.
Madi a un frère qui vit, lui aussi, à New York. Raj était globe-trotter avant, du jour au lendemain, de ressentir les effets d'une phobie qui le contraint à sortir le moins possible de son appartement. Il ne pratique donc plus la photographie que comme un art. Il s'est spécialisé dans des photos d'intérieurs designs, mais aussi dans les portraits et prépare une prochaine exposition.
Raj est l'ex de Del, il aurait d'ailleurs pu être son époux, mais ça ne s'est pas fait. Peut-être aussi parce que Raj est un introverti, un garçon qui vit excessivement mal sa double culture, qui a souffert plus que Madi de la séparation de ses parents et de l'éloignement de son père. Sa relation avec Madi est sans doute ce qu'il y a désormais de plus important pour lui.
Enfin, il y a William. Comme Joseph, il est comédien. Mais au contraire de son ami, il a bien du mal à trouver des engagements. Deux ans que sa carrière est au point mort et, avec l'arrivée de la trentaine, il se trouve à la croisée des chemins. Finalement, New York n'est pas pour lui. Il faudrait peut-être envisager un nouveau départ. Ou même un changement de cap.
Mais William a du mal à se résoudre à cette situation d'échec. Il en conçoit même une certaine aigreur et, s'il ne la jette pas franchement au visage de Joseph, qu'il jalouse pour sa réussite tranquille et sans doute pour simplement ce qu'il est, il sent bien que la relation se dégrade. Il se console auprès d'un mentor, Quinn, une des dernière figures du New York des années 80, décimé par le sida, personnage excentrique et sans tabou qu'il considère comme un père.
Voilà les cinq personnages autour desquels s'articule "Manhattan People". Curieusement, ils ne sont pas tous liés les uns aux autres. Joseph ne connaît pas Madi et Raj, Del, pour sa part, n'apprécie guère William qu'elle n'a rencontré que quelquefois. Pour ceux qui s'imaginaient que le roman de Christopher Bollen était une sorte de "Friends", version 2000, c'est raté.
Quant à la phrase de titre de ce billet, prononcée par Del, le lecteur va se rendre compte bien avant elle qu'elle est fausse. Le destin est en effet un personnage-clé. Une sorte de Deux ex-Machina qui va venir bouleverser l'existence de ces trois jeunes hommes et deux jeunes femmes. Cet été 2007 sera un tournant de leur vie à tous, et parfois durement...
Je ne vais pas entrer dans le détail des événements qui vont tout chambouler. D'abord, parce que le premier se produit quasiment à la moitié des 530 pages du livre. Ensuite, parce qu'on se doute bien qu'il va se passer quelque chose, j'entends par-là un événement extraordinaire. Reste à savoir quelle forme prendra ce détonateur et quelles conséquences il engendrera.
Certains trouveront peut-être que Christopher Bollen a exagéré, que son point de départ est trop gros, improbable. Mais, ne croyez-vous pas au hasard et à sa puissance, aux coïncidences ? Et voilà pourquoi, pour moi, "Manhattan People" est une tragédie en plein New York. Tragédie au sens littéraire et antique, voulais-je dire.
Le Destin s'immisce dans la vie de personnages qui n'en demandaient pas tant. Cinq personnages qui sont tous en quête de quelque chose car, finalement, aucun n'a encore atteint la stabilité qu'on peut attendre dans l'existence. Personnellement, professionnellement, affectivement, chacun d'entre eux se cherche, poursuit des buts ou s'interroge.
Les réponses vont s'imposer à eux, c'est le cas de le dire. Comme si les Parques avaient brusquement décidé de se pencher sérieusement sur leur cas et de compliquer un peu plus une vie. Pourtant, à l'issue de cet été capital, il faudra bien prendre en main ce destin. Comme si tout cela était salutaire, finalement, au moins pour une partie d'entre eux.
Un mot sur le titre original du roman, "Lightning People". Difficile de le traduire, je crois. Enfin, pour moi, avec mon niveau d'anglais, of course. Mais "Lightning", c'est la foudre, ça j'en suis sûr. Le roman s'ouvre sur un prologue, qui est le seul passage du livre à la première personne du singulier et dans lequel il est beaucoup question d'orages, d'éclairs et de foudre.
"La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, jusqu'à ce qu'elle le fasse", y lit-on. La foudre, instrument du hasard par excellence, quitte à griller sur place un ou deux être humains à chacun de ses impacts. Un conseil, relisez ce prologue après avoir terminé le livre, il prendra une toute autre dimension.
Et, même si c'est une foudre à prendre au sens figuré qui s'abat sur nos personnages, l'effet (papillon) sera le même. Oui, Joseph, Del, Madi, Raj et William vont voir s'abattre la foudre, sur ou près d'eux. Leurs réactions, leurs évolutions, leurs choix, tout cela est au coeur de l'histoire de "Manhattan People", jusqu'à un final où l'on retrouvera les éclairs. Réels et figurés.
"Manhattan People", c'est aussi la chronique d'une génération. La mienne, en plus, peut-être me suis-je d'ailleurs retrouvé dans certains de ces personnages. Je l'ai dit, ils sont en quête. Elle n'est pas (encore) une génération perdue, mais elle a du mal à se lancer dans l'existence, à se trouver une personnalité propre.
A l'exception de William, dont on ne connaît pas les originaires, tous les autres sont des déracinés : Joseph l'homme du Middle West et de ses mornes plaines, Del, la ressortissante grecques et Madi et Raj, à la double culture. Sans doute cela joue-t-il dans leur difficulté à définir une identité solide sur laquelle fonder leur existence.
Il ne sont pas perdus, non, ils avancent, ils ont des situations, ils ont fait des choix, mais ils sont insatisfaits, inquiets, incertains, en manque de confiance. En eux, autant qu'en l'avenir. Même Madi, qui incarne une réussite professionnelle et matérielle, semble cacher sous une assurance tous ses questionnements existentiels et le grand écart qu'elle s'impose entre ses deux cultures.
Christopher Bollen nous plonge dans ce délicat tournant de la trentaine, lorsque les rêves de jeunesse doivent, contraint ou forcé, laisser la place au dur affrontement à la réalité. William incarne peut-être le mieux cela, membre de la cohorte des acteurs qui voient leur vocation échouer sur les écueils de Manhattan, comme d'autres se plantent à Los Angeles.
Enfin, il y a New York, personnage à part entière du livre. Mais, on est loin de la carte postale ou de la ville de tous les rêves. Le New York décrit par Christopher Bollen est un endroit dangereux, en proie à l'insécurité, sombre, presque menaçant, et pas seulement lorsque la foudre s'abat. Une ville où l'on reste en permanence sur ses gardes.
New York, la ville qui ne dort jamais, c'est un mythe. Le cosmopolitisme, un lieu qui se démarque du reste du pays, une des incarnations du rêve américain. Nos cinq protagonistes aussi avaient sans doute cela en tête quand ils ont décidé de venir à Big Apple, plein d'espoirs, d'envies, de désirs et d'ambitions.
Mais, ils ont pas mal déchanté depuis. L'attraction solaire de la ville a masqué le miroir aux alouettes qu'elle est pour beaucoup. Oui, on peut réussir à New York, mais on peut aussi s'y casser les dents. Y perdre des illusions, rencontrer une certaine folie, une déraison qui rend le quotidien différent. Et l'on peut s'y perdre, englouti par cette ville comme une étoile par un trou noir.
Christopher Bollen, lui-même membre de la génération X, lui-même new-yorkais d'adoption (il est né dans l'Ohio, comme Joseph), est journaliste. Une personnalité de la vie culturelle de cette ville si riche, critique artistique et littéraire dans divers organes de presse et rédacteur en chef d'Interview, revue fondée à la fin des années 60 par Andy Wahrol.
C'est donc sur des sujets qu'il connaît et maîtrise parfaitement qu'il écrit. Et, lorsqu'il nous emmène dans une exposition d'art contemporain, réalisé avec un goût, euh, particulier, dirons-nous, on se dit qu'il a sans doute puisé dans son expérience. Et, même s'il ne donne pas de New York une image idéalisée, on sent que cette ville est dans son ADN et qu'il a une vraie tendresse pour ses personnages.
Joseph est né dans l'Ohio, mais dès l'âge de 18 ans, il a quitté un environnement familial un peu oppressant pour tenter sa chance à New York. Ayant découvert le théâtre dans son adolescence, il a décidé, comme tant d'autres, de devenir acteur. Près de 15 ans après, il n'est pas une star, loin de là, mais gagne sa vie, sans plus, en particulier grâce à des tournages de publicités.
Lorsqu'il ne court pas les castings, il se rend à des réunions de groupes de paroles conspirationnistes, qui ont crû et multiplié dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre. Joseph n'est pas parano, mais il est persuadé que pèse sur lui une étrange malédiction et ces rencontres ont pour but d'exorciser une peur qui le gagne au fil des jours.
On rencontre Joseph en juin 2007, le 14, pour être précis, le jour de son mariage. Pas un mariage en grande pompe, c'est même tout le contraire. Une cérémonie civile vite faite, bien faite, un échange de consentements et d'alliances, sans aucune présence familiale à leurs côtés, et voilà Delphine Kousavos devenue Madame Delphine Guiteau.
Del est le second personnage dont nous allons parler. Originaire d'une minuscule île grecque, elle n'est pas américaine, mais vit à New York depuis une dizaine d'années. D'abord comme étudiante, à Columbia, puis comme candidate à la fameuse Carte Verte, qui permet d'être résident permanent sur le territoire américain.
En attendant ce précieux sésame, Del bosse au zoo du Bronx et s'occupe de nettoyer les terrariums où évoluent les serpents. Bien loin de ses compétences en herpétologie. Elle déteste ce boulot et ses contraintes, mais il est nécessaire pour obtenir le précieux sésame. Tout comme son mariage, d'ailleurs, mais ce n'est pas du tout pour cela qu'elle a épousé Joseph.
A Columbia, pendant ses études, Del a fait la connaissance d'une étudiante en littérature, Madi, avec qui elle est devenue inséparable. Née en Floride, Madi a un père indien, de religion sikh, et une mère américaine. Une double culture qui l'a poussée, après avoir renoncé à la poésie, à faire des choix assez surprenants...
Elle s'est en effet orientée vers la finance et travaille désormais dans une société dont elle est la vice-présidente. Son objectif : convaincre les sociétés de téléphonie de délocaliser leurs centres d'appels en Inde pour, d'une certaine manière, rééquilibrer la balance entre pays riches et pays émergents. Une démarche qui ne plaît pas à tout le monde, loin de là.
Madi a un frère qui vit, lui aussi, à New York. Raj était globe-trotter avant, du jour au lendemain, de ressentir les effets d'une phobie qui le contraint à sortir le moins possible de son appartement. Il ne pratique donc plus la photographie que comme un art. Il s'est spécialisé dans des photos d'intérieurs designs, mais aussi dans les portraits et prépare une prochaine exposition.
Raj est l'ex de Del, il aurait d'ailleurs pu être son époux, mais ça ne s'est pas fait. Peut-être aussi parce que Raj est un introverti, un garçon qui vit excessivement mal sa double culture, qui a souffert plus que Madi de la séparation de ses parents et de l'éloignement de son père. Sa relation avec Madi est sans doute ce qu'il y a désormais de plus important pour lui.
Enfin, il y a William. Comme Joseph, il est comédien. Mais au contraire de son ami, il a bien du mal à trouver des engagements. Deux ans que sa carrière est au point mort et, avec l'arrivée de la trentaine, il se trouve à la croisée des chemins. Finalement, New York n'est pas pour lui. Il faudrait peut-être envisager un nouveau départ. Ou même un changement de cap.
Mais William a du mal à se résoudre à cette situation d'échec. Il en conçoit même une certaine aigreur et, s'il ne la jette pas franchement au visage de Joseph, qu'il jalouse pour sa réussite tranquille et sans doute pour simplement ce qu'il est, il sent bien que la relation se dégrade. Il se console auprès d'un mentor, Quinn, une des dernière figures du New York des années 80, décimé par le sida, personnage excentrique et sans tabou qu'il considère comme un père.
Voilà les cinq personnages autour desquels s'articule "Manhattan People". Curieusement, ils ne sont pas tous liés les uns aux autres. Joseph ne connaît pas Madi et Raj, Del, pour sa part, n'apprécie guère William qu'elle n'a rencontré que quelquefois. Pour ceux qui s'imaginaient que le roman de Christopher Bollen était une sorte de "Friends", version 2000, c'est raté.
Quant à la phrase de titre de ce billet, prononcée par Del, le lecteur va se rendre compte bien avant elle qu'elle est fausse. Le destin est en effet un personnage-clé. Une sorte de Deux ex-Machina qui va venir bouleverser l'existence de ces trois jeunes hommes et deux jeunes femmes. Cet été 2007 sera un tournant de leur vie à tous, et parfois durement...
Je ne vais pas entrer dans le détail des événements qui vont tout chambouler. D'abord, parce que le premier se produit quasiment à la moitié des 530 pages du livre. Ensuite, parce qu'on se doute bien qu'il va se passer quelque chose, j'entends par-là un événement extraordinaire. Reste à savoir quelle forme prendra ce détonateur et quelles conséquences il engendrera.
Certains trouveront peut-être que Christopher Bollen a exagéré, que son point de départ est trop gros, improbable. Mais, ne croyez-vous pas au hasard et à sa puissance, aux coïncidences ? Et voilà pourquoi, pour moi, "Manhattan People" est une tragédie en plein New York. Tragédie au sens littéraire et antique, voulais-je dire.
Le Destin s'immisce dans la vie de personnages qui n'en demandaient pas tant. Cinq personnages qui sont tous en quête de quelque chose car, finalement, aucun n'a encore atteint la stabilité qu'on peut attendre dans l'existence. Personnellement, professionnellement, affectivement, chacun d'entre eux se cherche, poursuit des buts ou s'interroge.
Les réponses vont s'imposer à eux, c'est le cas de le dire. Comme si les Parques avaient brusquement décidé de se pencher sérieusement sur leur cas et de compliquer un peu plus une vie. Pourtant, à l'issue de cet été capital, il faudra bien prendre en main ce destin. Comme si tout cela était salutaire, finalement, au moins pour une partie d'entre eux.
Un mot sur le titre original du roman, "Lightning People". Difficile de le traduire, je crois. Enfin, pour moi, avec mon niveau d'anglais, of course. Mais "Lightning", c'est la foudre, ça j'en suis sûr. Le roman s'ouvre sur un prologue, qui est le seul passage du livre à la première personne du singulier et dans lequel il est beaucoup question d'orages, d'éclairs et de foudre.
"La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, jusqu'à ce qu'elle le fasse", y lit-on. La foudre, instrument du hasard par excellence, quitte à griller sur place un ou deux être humains à chacun de ses impacts. Un conseil, relisez ce prologue après avoir terminé le livre, il prendra une toute autre dimension.
Et, même si c'est une foudre à prendre au sens figuré qui s'abat sur nos personnages, l'effet (papillon) sera le même. Oui, Joseph, Del, Madi, Raj et William vont voir s'abattre la foudre, sur ou près d'eux. Leurs réactions, leurs évolutions, leurs choix, tout cela est au coeur de l'histoire de "Manhattan People", jusqu'à un final où l'on retrouvera les éclairs. Réels et figurés.
"Manhattan People", c'est aussi la chronique d'une génération. La mienne, en plus, peut-être me suis-je d'ailleurs retrouvé dans certains de ces personnages. Je l'ai dit, ils sont en quête. Elle n'est pas (encore) une génération perdue, mais elle a du mal à se lancer dans l'existence, à se trouver une personnalité propre.
A l'exception de William, dont on ne connaît pas les originaires, tous les autres sont des déracinés : Joseph l'homme du Middle West et de ses mornes plaines, Del, la ressortissante grecques et Madi et Raj, à la double culture. Sans doute cela joue-t-il dans leur difficulté à définir une identité solide sur laquelle fonder leur existence.
Il ne sont pas perdus, non, ils avancent, ils ont des situations, ils ont fait des choix, mais ils sont insatisfaits, inquiets, incertains, en manque de confiance. En eux, autant qu'en l'avenir. Même Madi, qui incarne une réussite professionnelle et matérielle, semble cacher sous une assurance tous ses questionnements existentiels et le grand écart qu'elle s'impose entre ses deux cultures.
Christopher Bollen nous plonge dans ce délicat tournant de la trentaine, lorsque les rêves de jeunesse doivent, contraint ou forcé, laisser la place au dur affrontement à la réalité. William incarne peut-être le mieux cela, membre de la cohorte des acteurs qui voient leur vocation échouer sur les écueils de Manhattan, comme d'autres se plantent à Los Angeles.
Enfin, il y a New York, personnage à part entière du livre. Mais, on est loin de la carte postale ou de la ville de tous les rêves. Le New York décrit par Christopher Bollen est un endroit dangereux, en proie à l'insécurité, sombre, presque menaçant, et pas seulement lorsque la foudre s'abat. Une ville où l'on reste en permanence sur ses gardes.
New York, la ville qui ne dort jamais, c'est un mythe. Le cosmopolitisme, un lieu qui se démarque du reste du pays, une des incarnations du rêve américain. Nos cinq protagonistes aussi avaient sans doute cela en tête quand ils ont décidé de venir à Big Apple, plein d'espoirs, d'envies, de désirs et d'ambitions.
Mais, ils ont pas mal déchanté depuis. L'attraction solaire de la ville a masqué le miroir aux alouettes qu'elle est pour beaucoup. Oui, on peut réussir à New York, mais on peut aussi s'y casser les dents. Y perdre des illusions, rencontrer une certaine folie, une déraison qui rend le quotidien différent. Et l'on peut s'y perdre, englouti par cette ville comme une étoile par un trou noir.
Christopher Bollen, lui-même membre de la génération X, lui-même new-yorkais d'adoption (il est né dans l'Ohio, comme Joseph), est journaliste. Une personnalité de la vie culturelle de cette ville si riche, critique artistique et littéraire dans divers organes de presse et rédacteur en chef d'Interview, revue fondée à la fin des années 60 par Andy Wahrol.
C'est donc sur des sujets qu'il connaît et maîtrise parfaitement qu'il écrit. Et, lorsqu'il nous emmène dans une exposition d'art contemporain, réalisé avec un goût, euh, particulier, dirons-nous, on se dit qu'il a sans doute puisé dans son expérience. Et, même s'il ne donne pas de New York une image idéalisée, on sent que cette ville est dans son ADN et qu'il a une vraie tendresse pour ses personnages.
mardi 23 février 2016
"D'habitude, ici, on a une explication pour chaque chose qui se passe".
Un huis clos, mais en plein air. Oui, je sais, dit comme ça, c'est un peu étrange. Un oxymore, au mieux, une ânerie, au pire, essayons de s'accrocher à la première hypothèse... Un roman noir, un vrai, dur, sec, violent comme la vie sait l'être parfois. Des personnages désabusés, n'attendant pas grand-chose de l'existence et encore moins de leurs congénères. Le tout, sur une terre pas aussi sauvage qu'on pourrait le croire, surtout lorsque la convoitise s'en mêle... Voici un roman dont j'ai beaucoup entendu parler avant de le lire, mais j'ai attendu sa sortie en poche pour me lancer. Bienvenue dans les Cévennes, cadre de "Grossir le ciel", de Franck Bouysse (disponible au Livre de Poche), en pleine campagne. On s'attendrait presque à une ambiance à "la McCoy contre Hatflied", mais c'est tout autre chose qui se déroule sous nos yeux. Ou lorsque, d'un seul coup, la routine explose et tout se met à sortir de l'ordinaire...
Gus vient d'entrer dans la cinquantaine et il s'occupe de la ferme familiale, située au lieu-dit Les Doges, dans les Cévennes. Un endroit isolé, à l'écart des villages les plus proches. Un seul voisin véritable, alentour, Abel, qui, lui aussi, s'occupe d'une ferme. Attention, Gus et Abel sont des paysans, pas des agriculteurs. La différence est importante.
Du vivant des parents de Gus, on ne parlait pas avec Abel. Une brouille inexpliquée à laquelle Gus a mis un terme lorsque sa mère a rejoint son père au cimetière. Et voilà donc comment depuis une vingtaine d'années, les relations se sont réchauffées entre les deux hommes qui, sans se fréquenter au quotidien, se retrouvent régulièrement pour prendre un verre en refaisant leur petit monde, celui des Doges.
La vie de Gus et d'Abel, c'est une vie d'un autre temps, qui s'achèvera certainement avec eux, faute de descendance. Mais quelle importance ? En attendant, on vit au rythme des saisons, élevant chacun son troupeau, cultivant la terre, entretenant tant bien que mal ces fermes qu'ils n'ont quasiment jamais quittées.
Ce jour-là, un froid matin du mois de janvier, Gus, avant d'entamer sa journée, apprend la mort d'un homme dont l'image a marqué son existence pourtant bien éloignée des choses de ce monde. L'Abbé Pierre, nonagénaire qui a consacré sa vie aux autres, vient de s'éteindre et les journaux télévisés ne parlent que de ça.
Gus est touché par cette nouvelle, plus qu'il ne l'imaginait lui-même. Mais pas le temps de s'appesantir, il faut se mettre au travail. Une journée comme les autres, comme tant d'autres. Une vie qui lui convient, il n'a connu que ça, de toute manière. Sauf que cette journée, et celles qui vont suivre, ne ressembleront pas aux autres, justement.
D'abord, des coups de feu. Trois, successifs. Rien d'extraordinaire, a priori, dans un coin tellement à l'écart qu'on y chasse même lorsque ce n'est pas la haute saison. Mais là, ça ne colle pas. Et, si l'ouïe de Gus ne le trompe pas, les tirs sont venus du côté de chez Abel... Autant en avoir le coeur net. Gus se rend donc chez son voisin où, une fois n'est pas coutume, il n'est pas le bienvenu... Bizarre.
Suffisamment étrange pour éveiller la curiosité de Gus. Sans cette réaction désagréable de son voisin, il aurait sans doute vite oublié tout cela. Mais, là, voilà que son imagination se met en marche... Oh, il n'échafaude aucun hypothèse extravagante, mais force est de constater que ces coups de feu le taraudent au point de chercher à en savoir plus...
La mort de l'Abbé Pierre, les coups de feu, la mauvaise humeur d'Abel... Voilà une semaine mouvementée ! Et ce n'est pas fini. Voilà que les Doges reçoivent plusieurs visites coup sur coup, alors qu'on peut rester des mois sans jamais voir personne... Mais que se passe-t-il donc dans ce coin habituellement si calme ?
Je vous ai annoncé d'emblée la couleur : "Grossir le ciel" est un roman noir, un vrai de vrai. Un lieu isolé, au point d'en devenir presque étouffant, une tension qui monte petit à petit, par l'ajout, presque pointilliste, d'éléments anormaux. Lorsque sa vie est réglée au métronome, lorsqu'elle se déroule dans le calme d'un lieu-dit reculé, forcément, tout ce qui n'est pas habituel interpelle.
Voilà sur quoi Franck Bouysse joue : ces coups de feu, cette tension soudaine ressentie chez un voisin, ces visiteurs trop nombreux pour être honnêtes... Cela fait beaucoup, même pour un homme paisible et débonnaire comme Gus. Il n'est ni plus heureux, ni plus malheureux qu'un autre dans cette vie qui est la sienne, mais il fait avec. Il met un pied devant l'autre.
Ce Gus, bourru, taciturne, presque revêche, on le découvre peu à peu, au cours de ce livre. Pas seulement lui, mais son existence, les raisons de cet attachement à ce coin de terre, à cette vie de dur labeur, sans véritable avenir, sans ouverture sur l'horizon. Attention, je ne lui reproche rien, je suis même assez admiratif de cet homme qui, comme dit plus haut, paraît appartenir à une époque révolue.
Cet agriculture, qu'il incarne, n'existe quasiment plus, désormais. Et pourtant, il poursuit cette tâche inlassablement. Il y a dans "Grossir le ciel" un terrible sentiment de solitude qui rejaillit. Et les deux personnages centraux ne sont plus seulement dépassés, ils sont comme désaccoutumés à toute relation humaine extérieure.
C'est un élément qui vient ajouter à la tension. Pas initialement, même si, pour le citadin que je suis, se retrouver aux Doges équivaut à être au milieu de nulle part et suscite presque une angoisse. Mais, cet isolement, subi autant que voulu, est ce qui rend aussi sensible au changement, un peu comme un animal pressentant la tempête ou le séisme qui va se produire...
L'écriture de Franck Bouysse, sèche, sans fioriture, sans gras superflu, si vous me permettez l'expression, sert parfaitement l'histoire et les personnages. A leur image, elle est rude, elle est rêche à l'oeil. Simple, sans phrase longue, forcément avec peu de dialogues, même s'il y en a, bien sûr, en tout cas, lorsqu'ils parviennent à trouver des mots qui ne leur viennent pas toujours naturellement.
Le raisonnement vaut de la même manière pour les émotions, qui ne sont partagées qu'au compte-gouttes. On pourra juger qu'il règne aux Doges une certaine froideur, un manque d'empathie criant. Ou alors, c'est qu'on n'est pas là au bon moment, lorsque quelques verres de vin, épais et réchauffant, ont détendu l'atmosphère.
Selon moi, il y a surtout chez ces deux hommes, que tout sépare et que tout rapproche à la fois, une incroyable pudeur. Une incapacité à extérioriser ses sentiments. Et, au regard du passé, qu'on découvre au fil du récit, on se dit que ce n'est pas totalement incompréhensible. Alors, lorsque les émotions débordent, alimentées par les événements, tous les repères disparaissent...
C'est le point de vue de Gus qu'on adopte, c'est ce personnage qui nous guide au long de l'histoire, même si la narration est à la troisième personne. Mais nul doute que le contrechamp, la même histoire racontée du point de vue d'Abel, donnerait peu ou prou la même chose. Je parle de la forme du récit, des sensations que l'on a, évidemment. Pas forcément des faits.
En lisant "Grossir le ciel", je trouvais chez Franck Bouysse des points communs forts avec les romans noirs que j'ai pu lire de Pierre Pelot. Une noirceur qui émane autant du quotidien que des événements inattendus qui surviennent et une écriture qui magnifie cela en nous y transportant, alors même que ce mode de vie nous est étranger.
Oui, j'ai eu cette terrible sensation d'étouffer aux Doges, comme si j'y étais enfermé. Je ne crois pas que ce soit forcément partagé par nos deux personnages centraux. Pensent-ils qu'ils auraient pu vivre une autre vie, une vie ailleurs ? Peut-être il y a longtemps, mais plus maintenant. Ou alors, une vie différente aux Doges ? Ah, là, je n'en dis pas plus... On approche des questions sensibles !
Et cette atmosphère pesante, alourdie sans doute encore par l'hiver, le froid, la neige, la nuit qui tombe tôt et le jour qui ne se lève vraiment jamais, avec du brouillard qui se dissipe lentement, est une des grandes réussites de ce roman. C'est installé avec talent, sans en rajouter, avec sobriété de mots et d'effets, mais une efficacité redoutable.
De la même manière, on sent bien que le drame est inéluctable. C'est même pour y assister qu'on est là, parce qu'une chronique de la vie aux Doges, si elle pourrait s'avérer être un intéressant document, n'aurait guère sa place au rayon "romans noirs" en temps habituel. La mise en place des éléments du drame est redoutable, on s'attend à bien des choses, mais on est surpris de ce qu'il advient.
C'est une vie dure, âpre, que nous décrit Franck Bouysse dans "Grossir le ciel". C'est un décor, bien sûr, mais au-delà de cette trame, on se dit que, sans que ce soit forcément la misère, vivre de cette façon n'a rien de simple. Un sacerdoce, presque, une mission à laquelle on doit se consacrer à 100%, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
On trouve dans cette évocation de la vie rurale une dignité et une force de caractère qui rendent admiratif le lecteur que je suis. Loin d'être insensible ou désespéré, simplement fataliste, Gus n'est pas trop le genre à finir dans "l'amour est dans le pré", si vous voyez ce que je veux dire. Les grandes démonstrations, ce n'est pas pour lui.
J'ai été frappé par la manière dont il envisage l'avenir, comme si sa vie était sur un rail, jusqu'au jour où il commencera à diminuer la voilure, parce que le physique, la santé, commenceront avec l'âge, à se dégrader. Et puis, la fin, qui sera la fin des Doges, et c'est finalement très bien ainsi. Après lui, le déluge... Et cette ferme qui retournera à la nature, qu'elle a servie si longtemps...
Si vous appréciez ces romans qui priment d'abord par leur ambiance, par le climat qu'ils savent instaurer, alors "Grossir le ciel" devrait vous intéresser. Quant aux mystères de cette étrange décade, ces choses inhabituelles qui se passent, pour reprendre le titre de ce billet, on va évidemment leur trouver des explications.
Reste juste à savoir si Gus avait raison ou tort de s'inquiéter de ces variations inopinées du quotidien...
Gus vient d'entrer dans la cinquantaine et il s'occupe de la ferme familiale, située au lieu-dit Les Doges, dans les Cévennes. Un endroit isolé, à l'écart des villages les plus proches. Un seul voisin véritable, alentour, Abel, qui, lui aussi, s'occupe d'une ferme. Attention, Gus et Abel sont des paysans, pas des agriculteurs. La différence est importante.
Du vivant des parents de Gus, on ne parlait pas avec Abel. Une brouille inexpliquée à laquelle Gus a mis un terme lorsque sa mère a rejoint son père au cimetière. Et voilà donc comment depuis une vingtaine d'années, les relations se sont réchauffées entre les deux hommes qui, sans se fréquenter au quotidien, se retrouvent régulièrement pour prendre un verre en refaisant leur petit monde, celui des Doges.
La vie de Gus et d'Abel, c'est une vie d'un autre temps, qui s'achèvera certainement avec eux, faute de descendance. Mais quelle importance ? En attendant, on vit au rythme des saisons, élevant chacun son troupeau, cultivant la terre, entretenant tant bien que mal ces fermes qu'ils n'ont quasiment jamais quittées.
Ce jour-là, un froid matin du mois de janvier, Gus, avant d'entamer sa journée, apprend la mort d'un homme dont l'image a marqué son existence pourtant bien éloignée des choses de ce monde. L'Abbé Pierre, nonagénaire qui a consacré sa vie aux autres, vient de s'éteindre et les journaux télévisés ne parlent que de ça.
Gus est touché par cette nouvelle, plus qu'il ne l'imaginait lui-même. Mais pas le temps de s'appesantir, il faut se mettre au travail. Une journée comme les autres, comme tant d'autres. Une vie qui lui convient, il n'a connu que ça, de toute manière. Sauf que cette journée, et celles qui vont suivre, ne ressembleront pas aux autres, justement.
D'abord, des coups de feu. Trois, successifs. Rien d'extraordinaire, a priori, dans un coin tellement à l'écart qu'on y chasse même lorsque ce n'est pas la haute saison. Mais là, ça ne colle pas. Et, si l'ouïe de Gus ne le trompe pas, les tirs sont venus du côté de chez Abel... Autant en avoir le coeur net. Gus se rend donc chez son voisin où, une fois n'est pas coutume, il n'est pas le bienvenu... Bizarre.
Suffisamment étrange pour éveiller la curiosité de Gus. Sans cette réaction désagréable de son voisin, il aurait sans doute vite oublié tout cela. Mais, là, voilà que son imagination se met en marche... Oh, il n'échafaude aucun hypothèse extravagante, mais force est de constater que ces coups de feu le taraudent au point de chercher à en savoir plus...
La mort de l'Abbé Pierre, les coups de feu, la mauvaise humeur d'Abel... Voilà une semaine mouvementée ! Et ce n'est pas fini. Voilà que les Doges reçoivent plusieurs visites coup sur coup, alors qu'on peut rester des mois sans jamais voir personne... Mais que se passe-t-il donc dans ce coin habituellement si calme ?
Je vous ai annoncé d'emblée la couleur : "Grossir le ciel" est un roman noir, un vrai de vrai. Un lieu isolé, au point d'en devenir presque étouffant, une tension qui monte petit à petit, par l'ajout, presque pointilliste, d'éléments anormaux. Lorsque sa vie est réglée au métronome, lorsqu'elle se déroule dans le calme d'un lieu-dit reculé, forcément, tout ce qui n'est pas habituel interpelle.
Voilà sur quoi Franck Bouysse joue : ces coups de feu, cette tension soudaine ressentie chez un voisin, ces visiteurs trop nombreux pour être honnêtes... Cela fait beaucoup, même pour un homme paisible et débonnaire comme Gus. Il n'est ni plus heureux, ni plus malheureux qu'un autre dans cette vie qui est la sienne, mais il fait avec. Il met un pied devant l'autre.
Ce Gus, bourru, taciturne, presque revêche, on le découvre peu à peu, au cours de ce livre. Pas seulement lui, mais son existence, les raisons de cet attachement à ce coin de terre, à cette vie de dur labeur, sans véritable avenir, sans ouverture sur l'horizon. Attention, je ne lui reproche rien, je suis même assez admiratif de cet homme qui, comme dit plus haut, paraît appartenir à une époque révolue.
Cet agriculture, qu'il incarne, n'existe quasiment plus, désormais. Et pourtant, il poursuit cette tâche inlassablement. Il y a dans "Grossir le ciel" un terrible sentiment de solitude qui rejaillit. Et les deux personnages centraux ne sont plus seulement dépassés, ils sont comme désaccoutumés à toute relation humaine extérieure.
C'est un élément qui vient ajouter à la tension. Pas initialement, même si, pour le citadin que je suis, se retrouver aux Doges équivaut à être au milieu de nulle part et suscite presque une angoisse. Mais, cet isolement, subi autant que voulu, est ce qui rend aussi sensible au changement, un peu comme un animal pressentant la tempête ou le séisme qui va se produire...
L'écriture de Franck Bouysse, sèche, sans fioriture, sans gras superflu, si vous me permettez l'expression, sert parfaitement l'histoire et les personnages. A leur image, elle est rude, elle est rêche à l'oeil. Simple, sans phrase longue, forcément avec peu de dialogues, même s'il y en a, bien sûr, en tout cas, lorsqu'ils parviennent à trouver des mots qui ne leur viennent pas toujours naturellement.
Le raisonnement vaut de la même manière pour les émotions, qui ne sont partagées qu'au compte-gouttes. On pourra juger qu'il règne aux Doges une certaine froideur, un manque d'empathie criant. Ou alors, c'est qu'on n'est pas là au bon moment, lorsque quelques verres de vin, épais et réchauffant, ont détendu l'atmosphère.
Selon moi, il y a surtout chez ces deux hommes, que tout sépare et que tout rapproche à la fois, une incroyable pudeur. Une incapacité à extérioriser ses sentiments. Et, au regard du passé, qu'on découvre au fil du récit, on se dit que ce n'est pas totalement incompréhensible. Alors, lorsque les émotions débordent, alimentées par les événements, tous les repères disparaissent...
C'est le point de vue de Gus qu'on adopte, c'est ce personnage qui nous guide au long de l'histoire, même si la narration est à la troisième personne. Mais nul doute que le contrechamp, la même histoire racontée du point de vue d'Abel, donnerait peu ou prou la même chose. Je parle de la forme du récit, des sensations que l'on a, évidemment. Pas forcément des faits.
En lisant "Grossir le ciel", je trouvais chez Franck Bouysse des points communs forts avec les romans noirs que j'ai pu lire de Pierre Pelot. Une noirceur qui émane autant du quotidien que des événements inattendus qui surviennent et une écriture qui magnifie cela en nous y transportant, alors même que ce mode de vie nous est étranger.
Oui, j'ai eu cette terrible sensation d'étouffer aux Doges, comme si j'y étais enfermé. Je ne crois pas que ce soit forcément partagé par nos deux personnages centraux. Pensent-ils qu'ils auraient pu vivre une autre vie, une vie ailleurs ? Peut-être il y a longtemps, mais plus maintenant. Ou alors, une vie différente aux Doges ? Ah, là, je n'en dis pas plus... On approche des questions sensibles !
Et cette atmosphère pesante, alourdie sans doute encore par l'hiver, le froid, la neige, la nuit qui tombe tôt et le jour qui ne se lève vraiment jamais, avec du brouillard qui se dissipe lentement, est une des grandes réussites de ce roman. C'est installé avec talent, sans en rajouter, avec sobriété de mots et d'effets, mais une efficacité redoutable.
De la même manière, on sent bien que le drame est inéluctable. C'est même pour y assister qu'on est là, parce qu'une chronique de la vie aux Doges, si elle pourrait s'avérer être un intéressant document, n'aurait guère sa place au rayon "romans noirs" en temps habituel. La mise en place des éléments du drame est redoutable, on s'attend à bien des choses, mais on est surpris de ce qu'il advient.
C'est une vie dure, âpre, que nous décrit Franck Bouysse dans "Grossir le ciel". C'est un décor, bien sûr, mais au-delà de cette trame, on se dit que, sans que ce soit forcément la misère, vivre de cette façon n'a rien de simple. Un sacerdoce, presque, une mission à laquelle on doit se consacrer à 100%, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
On trouve dans cette évocation de la vie rurale une dignité et une force de caractère qui rendent admiratif le lecteur que je suis. Loin d'être insensible ou désespéré, simplement fataliste, Gus n'est pas trop le genre à finir dans "l'amour est dans le pré", si vous voyez ce que je veux dire. Les grandes démonstrations, ce n'est pas pour lui.
J'ai été frappé par la manière dont il envisage l'avenir, comme si sa vie était sur un rail, jusqu'au jour où il commencera à diminuer la voilure, parce que le physique, la santé, commenceront avec l'âge, à se dégrader. Et puis, la fin, qui sera la fin des Doges, et c'est finalement très bien ainsi. Après lui, le déluge... Et cette ferme qui retournera à la nature, qu'elle a servie si longtemps...
Si vous appréciez ces romans qui priment d'abord par leur ambiance, par le climat qu'ils savent instaurer, alors "Grossir le ciel" devrait vous intéresser. Quant aux mystères de cette étrange décade, ces choses inhabituelles qui se passent, pour reprendre le titre de ce billet, on va évidemment leur trouver des explications.
Reste juste à savoir si Gus avait raison ou tort de s'inquiéter de ces variations inopinées du quotidien...
lundi 22 février 2016
"On peut vivre longtemps sans tendresse avant de découvrir qu'on ne peut pas vivre longtemps sans tendresse" (Francis Dannemark).
J'aurais pu frapper plus fort encore avec un "Et la tendresse, bordel ?" de bon aloi, mais je me suis dit qu'un titre un peu plus léger serait mieux pour vous parler d'un thriller psychologique à la construction et au final originaux. Ou comment revisiter le thème rebattu du serial killer en trouvant un nouvel angle d'attaque. Confirmation, également, de la montée en puissance des femmes dans le paysage du thriller français. Et découverte, en ce qui me concerne, de cette nouvelle collection récemment lancée par les éditions Robert Laffont, la Bête Noire, qui recrute quelques-unes des signatures montantes du genre depuis quelques mois. Intéressons-nous donc à "Serre-moi fort", de Claire Favan, un roman plein de surprises et mené efficacement. Avec, au centre, deux personnages bousculés par l'existence et qui auraient sérieusement besoin d'un groooooos câlin...
Nick Hoffmann voit sa vie d'adolescent brutalement bouleversé lorsque sa soeur aînée, Lana, disparaît sans laisser de trace, un beau jour d'été. Peu à peu, l'inquiétude de ses parents laisse place à une détresse terrible qui va plonger toute la famille dans une période noire. La mère devient presque catatonique, spectrale, et le père noie sont chagrin dans l'alcool...
Devant l'effondrement de ses parents, le garçon, à peine 15 ans, doit se débrouiller pour faire vivre tant bien que mal le foyer, mais aussi assurer son avenir. Pendant deux ans, il se démène pour essayer de maintenir à flot une famille en ruines. Et, pendant tout ce temps, aucun signe de vie de la part de Lana. Pire, l'enquête ne piétine même pas, elle est carrément à l'arrêt.
Mais, au bout de deux ans, les parents de Nick vont soudainement sortir de leur marasme. Reprise en main radicale de la vie de famille, avec un seul et unique but : comprendre ce qui est arrivé à Lana. Pour cela, les Hoffmann vont devenir des membres assidus d'un groupe de parole réunissant d'autres personnes ayant eux aussi dû affronter la disparition brutale d'un proche.
Cette quête, couplée à une conversion expresse à la religion, jusque-là totalement absente de leurs existences, devient une obsession, au point que Nick se retrouve encore une fois délaissé. Tout juste bon à suivre ses parents aux réunions, pas moyen d'y échapper. Et toutes ses tentatives pour essayer de prendre le large échouent les unes après les autres.
Tout en essayant de réussir ses études universitaires, Nick assiste donc à la frénésie qui s'empare de ses parents pour essayer de savoir ce qui a pu arriver à Lana. Une frénésie qui repart de plus belle lorsqu'un tueur en série baptisé l'Origamiste par la police devient le principal suspect dans la disparition de la soeur de Nick...
Et toujours aucun signe de fierté ou d'affection pour le fils survivant...
Adam Gibson est lieutenant de police en Alabama. Et on peut dire que c'est même un très bon flic. Mais, lorsqu'on fait sa connaissance, il traverse des moments très pénibles. Il vient d'enterrer son épouse, vaincue par un troisième cancer... Une douleur terrible, mais aussi un soulagement, car les derniers mois ont été particulièrement éprouvants.
Devant la douleur de sa femme, il s'est jeté à corps perdu dans le boulot, mais aussi dans des aventures sans lendemain qui l'ont éloigné des siens. En particulier de ses deux jeunes enfants. Il y a de la rancune dans l'air chez les Gibson et, encore une fois, Adam fuit les difficultés dans le travail, au lieu d'essayer de refonder une famille qui s'écroule...
Le jour même de l'enterrement, éclate une affaire qui va lui demander du temps et des efforts, et tant pis si ses enfants lui en veulent de plus en plus. Par hasard, le cimetière d'un tueur en série a été découvert. Une nécropole bien remplie, et sans doute depuis un bon moment. Plus d'une vingtaine de corps qu'il faut identifier avant même d'espérer remonter la piste de leur assassin.
Devant faire face simultanément à ce casse-tête médico-légal et à la rébellion de plus en plus évidente de sa fille aîné, Adam essaye de faire face. Jusqu'à ce que son enquête le dirige vers le fameux "Origamiste", à qui l'on pense tout de suite, en Alabama, lorsqu'on se retrouve face à une telle série de meurtres...
Mais, l'enquête et la vie du policier vont alors prendre un tour tout à fait inattendu...
Voici un roman dont il est difficile de parler, parce que chaque élément compte. Donc, volontairement, de nombreux éléments sont laissés dans l'ombre, et pas uniquement ceux qui sont directement liés à l'intrigue. Les thrillers ne sont jamais évident à chroniquer, mais celui-là est sans doute un des plus délicats à traiter.
De la même façon, difficile de parler de la construction du livre, qui est une des forces de ce livre. Parce que, là encore, je pense que cela pourrait donner des indications. "Serre-moi fort" n'est pas un thriller d'action, mais un thriller psychologique, dont les ressorts ne sont pas des poursuites, des fusillades, mais reposent entièrement sur les personnages.
Claire Favan fait, dans ce domaine, feu de tout bois, en jouant avec toute la palette narrative à sa disposition. Mais, elle ne joue pas qu'avec la forme. Le fond aussi vient évidemment servir la mise en place de l'intrigue. "Serre-moi fort" est, à mes yeux, un roman noir, genre psychologique par excellence, mais va, dans sa dernière partie, se muer en thriller.
Le rythme n'est pas l'atout majeur du roman, l'intrigue se construit petit à petit, par strates, dévoilant des éléments au fur et à mesure. Et même si l'on en voit venir certains, d'autres sont carrément bluffants. Dans cette dernière catégorie, il y a évidemment la troisième partie du livre, son climax, extrêmement originale et très bien menée.
Il y a quelque chose de très étrange dans "Serre-moi fort", c'est que la violence y est très diffuse. Une violence qui n'est pas toujours physique, mais qui prend aussi des formes très particulières sur le plan psychologique. Ici, on pourrait même passer à côté, si on ne se retrouvait pas au coeur des préoccupations des personnages.
Car c'est une violence familiale qui s'exerce, celle qui repose dans le manque total de partage et d'échanges affectifs. On peut trouver que le mot "violence" est un peu fort, mais la souffrance de Nick, elle, est bien réelle, par exemple. Cinquième roue du carrosse familial, il quémande, là encore, je pèse mes mots, un peu d'attention, quelques marques sincères de la part de ses parents. Et il n'a rien en retour.
Seule Lana, lorsqu'elle était encore là et même après sa disparition, semble compter. L'amour parental pour la fille aînée confine à l'idolâtrie, Lana est sanctifiée alors qu'elle ne le mérite sans doute pas. Mais ils sont deux enfants et seule Lana a droit aux éloges, à l'amour et aux gestes d'affection parentaux, quand lui est transparent.
De la même manière, on ressent une immense violence dans la vie d'Adam Gibson (pourquoi le vois-je sous les traits de Dominic West, allez savoir, mon imagination est pleine de surprises). Sa vie de couple n'a été qu'un rude combat contre la maladie pendant des années. Un soutien indéfectible qui, lors des derniers mois, ne lui a valu que du rejet.
Attention, il ne s'agit pas de blâmer la défunte épouse, qui sentait sans doute sa fin prochaine. Mais, le fait est là : Adam a énormément souffert de cet éloignement qu'on lui a imposé. Et, en réaction... il a agi exactement de la même façon. Là encore, on a une relation parentale terriblement imparfaite, entre Adam et ses deux enfants. Et l'entrée dans l'adolescence de sa fille n'arrange rien.
Nick et Adam ont ce terrible point commun qui est qu'à force de ne pas s'être senti suffisamment aimé, ils ne savent plus aimer eux-mêmes. Et, bien qu'on ait envie de se dire que aimer, c'est comme la bicyclette, ça ne s'oublie pas, la réalité est différente. Un peu comme si on reprenait le vélo directement dans les pentes du Mont-Ventoux...
Oui, le destin de ces deux hommes est scellé par cette carence affective qui sous-tend tout le roman. Jusqu'à nous amener à des situations terribles, où c'est la violence, physique, cette fois, qui vient se substituer aux gestes qu'on associerait plus traditionnellement à l'amour. Je n'évoquerai qu'un exemple, mais l'hostilité ouverte de la mère de Nick lorsqu'elle rencontre pour la première fois sa petite amie est glaçante.
Il y a d'ailleurs, tout au long du livre, un jeu très habile de renversement des valeurs ou des situations. Vous comprendrez que je n'insiste pas sur cet aspect, ce serait en dévoiler trop, mais je me suis tout de même demandé en cours de lecture s'il ne fallait pas appliquer jusqu'au titre du livre cette sensation : en serrant fort, on peut aussi étouffer...
Les maux sont différents, les causes sont différentes et sans doute, les personnalités sont-elles différentes, entre nos deux personnages. Mais, il est évident que leurs vies n'auraient rien eu à voir avec ce que l'on découvre au fil des chapitres de "Serre-moi fort" si, à des moments-clés de leurs existences, ils s'étaient sentis aimés...
Un dernier élément qu'ont en commun Nick et Adam : ils sont des survivants. Ou plutôt, ce sont ceux qui restent. Avec ce que cela peut représenter de difficultés à assumer cette position. Encore une situation où ils auraient besoin qu'on les aide, qu'on les soutienne, qu'on leur marque plus encore qu'à l'habitude une affection sincère.
Au lieu de ça, on les exclut de cette bulle de confort et de sécurité. Si Nick s'accroche, espérant qu'à un moment, la porte s'entrouvrira et qu'il pourra enfin y entrer, mais Adam, lui, peut-être par culpabilité, accentue l'éloignement... Les câlins, Nick n'en voit pas le bout d'un, mais Adam rate les occasions qui se présentent à lui de les donner, autant que de les recevoir.
La phrase de Francis Dannemark que j'ai placée en tête de ce billet me semble parfaitement coller au sort que connaissent, chacun dans leur contexte, Nick et Adam. Tout découle de la prise de conscience de ce manque de tendresse. Aussi bien la tendresse qu'on reçoit que celle que l'on donne, d'ailleurs.
Reste à savoir si ce manque est incurable, irréversible, ou si un retour d'affection... euh, non, je vais changer la formulation... Ou si ces êtres en quête d'amour peuvent trouver leur salut par quelque marque d'affection... L'amour, une panacée. On a le droit d'y croire, si l'on croit aux happy ends. Mais Claire Favan est une vraie auteur de romans noirs, alors...
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