Celui qui prononce cette phrase n'est autre que... Dieu. En personne. Eh oui, quand je vous disais il y a quelques jours que nous abordions des lectures qu'on peut qualifier d'OLNIs (objets littéraires non-identifiés), en voici un parfait exemple. Dieu est donc un des personnages de ce roman, le détonateur de l'histoire, un truc complètement dingo qui en déroutera certainement beaucoup mais qui moi, m'a bien fait rire. Avec "UnAmerica" (publié pour le grand retour des éditions du Serpent à Plumes), Momus, pseudonyme d'un artiste touche-à-tout, musicien, auteur de chansons, chroniqueur et donc romancier, signe un pamphlet cinglant contre l'Amérique et son modèle culturel dominant qui ne cherche qu'à s'étendre à toute la planète. Qui donc pourrait mieux enrayer cela que Dieu, ou un de ses envoyés ? Accrochez-vous, on plonge dans une vraie folie douce !
Dieu a connu des jours meilleurs. Disons-le tout net, il n'est plus vraiment ce qu'il était. Désormais installé sur Terre, il survit en travaillant comme homme à tout faire dans un fast-food situé dans une petite ville de Caroline du Nord. Et, cerise sur ce triste gâteau, le vieillard qu'il est devenu souffre de ce qui semble être la maladie d'Alzheimer...
Un mal qui le ronge, au point qu'il a oublié comment on créait les choses. Quelle déchéance, pour celui qui créa le monde en 6 jours ! En revanche, ce qui lui reste de lucidité lui permet de voir l'Amérique imposer sa culture au monde entier, une culture qui repose bien plus sur le superficiel, la cupidité et le divertissement que sur la sagesse, la foi et la raison.
Alors, dans un soubresaut, Dieu décide qu'il serait bon de "désaméricaniser" le monde et, pour cela, il a l'idée étonnante de "désinventer" l'Amérique. Dit comme cela, ça semble assez étrange, mais Dieu a potassé son sujet et il sait exactement comment parvenir à ce résultat qui, selon lui, s'avérerait bénéfique pour l'ensemble de l'humanité.
Au milieu du flou de sa mémoire chancelante, Dieu se rappelle d'un de ses grands serviteurs, Saint Brendan, moine irlandais né à la fin du Ve siècle, grand navigateur, dont la légende voudrait qu'il ait, dès le VIe siècle, traversé l'Atlantique sur un coracle pour arriver, après un voyage plein de découvertes, jusque sur le continent que, bien plus tard, on baptisera Amérique.
La légende dit que ces terres apparurent aux yeux de Brendan et de ses compagnons comme un véritable paradis terrestre, au point qu'ils pensèrent être revenus au jardin d'Eden. Mais, Dieu, qui vit donc au quotidien sur ce territoire, n'y voit plus désormais qu'un "anti-paradis" qu'il faudrait voir replongé dans l'oubli.
Puisque c'est Saint Brendan qui a donc conduit l'Occident le premier en Amérique, pour désinventer l'Amérique, il suffit donc de refaire ce chemin à l'envers (sans forcément passer du côté de chez Swann) pour effacer l'influence néfaste des Américains sur le reste du monde et libérer ainsi l'humanité de ce joug.
Et, pour remplir cette mission divine, Dieu compte sur un homme : Brad Power. Celui-ci s'est arrêté par hasard dans le fast-food où Dieu balaye le sol et nettoie les tables. Un hasard, vraiment ? Car, aussitôt servi, Dieu s'adresse à lui et lui explique qu'il doit recruter 12 compagnons pour refaire dans l'autre sens le voyage de Saint Brendan et ainsi, faire disparaître l'Amérique une bonne fois pour toute.
Un peu surpris de cette demande pour le moins bizarre, Brad accepte pourtant de relever le défi et, pour cela, il se fait engager dans un magasin d'articles de sports, à l'enseigne "la Vie Salée", qui est à la fois un commerce et l'expression d'un mode de vie placée sous le signe de la vie nautique. Quel meilleur endroit pour trouver 12 hommes capables de s'embarquer pour une aventure maritime des plus excitantes ?
Mais, vous imaginez bien que rien n'est aussi simple, même pour l'envoyé de Dieu...
Le fameux anti-voyage n'occupe que la dernière partie de ce court roman, complètement déjanté, qui fait moins de 200 pages et se lit très vite. L'essentiel, c'est, en quelque sorte, le recrutement de l'équipage. Ou plutôt, la vie de Brad Power cherchant à mettre en place son expédition, tout en travaillant pour pas un rond à "la Vie Salée".
Et, effectivement, on tombe vite dans un grand n'importe quoi qui fait penser un moment qu'un surréaliste a écrit ce livre sous écriture automatique. Chaque chapitre raconte un épisode de la vie aventureuse de Brad Power dans ce magasin, au coeur d'une Amérique qui, si l'on s'en tient au texte, n'est pas tout à fait celle que nous croyons connaître.
D'ailleurs, dès la première ligne, on apprend qu'on est en plein mois d'hécatombéion... Bon, si vous le dites... Puis, d'autres détails apparaissent au fil du récit et l'on réalise que l'Amérique dans laquelle Dieu est serveur dans un fast-food est, au mieux, une uchronie, au pire, une partie d'un monde parallèle au nôtre...
Rien ne se passe vraiment comme dans le monde dans lequel vit le lecteur (après tout, c'est peut-être moi qui vis dans un monde alternatif, qui sait ?) et pourtant, pas de doute, on est bien en Amérique. Une Amérique que God ne bless plus du tout, parce que toutes les bornes y sont dépassées allègrement et sans vergogne.
Un exemple ? J'ai dit plus haut que Brad travaillait pour "la Vie Salée" pour pas un rond. Eh oui, le salariat n'existe plus et, pour gagner sa vie, chaque employé doit se débrouiller. Soit en proposant des services complémentaires aux clients (et en les facturant sans prévenir), soit en les arnaquant carrément par tous les moyens possibles et imaginables.
Son nouveau job va permettre à Brad de développer de façon conséquente son imagination, afin de pouvoir subvenir à ses besoins... Mais, ce n'est pas tout. Bien des situations rencontrées au fil des pages, aussi folles et absurdes paraissent-elles, viennent pourtant mettre le doigt sur différents aspects déplaisants du rêve américain, dans cet autre monde comme dans le nôtre.
A travers son récit complètement déjanté, Momus dessine avec finesse et un humour apparemment potache et pourtant terriblement sarcastique, une critique féroce de la société et du modèle de l'Amérique du XXIe siècle. Oui, je n'ai pas hésité, en préambule, à employer le mot de pamphlet, je persiste et je signe.
Et je vais plus loin encore ! "UnAmerica" a tout pour entrer dans la lignée des contes philosophiques qui fleurirent au XVIIIe siècle pour dénoncer l'Ancien Régime. Bien sûr, il faut remettre ce texte dans son époque, on n'est plus au XVIIIe siècle, mais bien au XXIe. Et Momus met la gomme, jouant sur tout un tas d'effets, mais aussi avec les archétypes de la société de consommation (comme lorsqu'il se moque, pas si gentiment que ça, d'Ikea...).
Est-ce l'idée de ce voyage, reposant sur une véritable légende médiévale qui, comme celle du Prêtre Jean, fourmille d'inventions plus folles les unes que les autres, est-ce l'allusion au XVIIIe siècle ou à l'absurde ? M'est venu, en lisant "UnAmerica", l'image d'une improbable rencontre entre Jonathan Swift et les Monty Python... Avouez que ça aurait de la gueule, non ?
La quatrième de couverture, elle, évoque Philip K. Dick et Italo Calvino, pour ce qui représente un autre oxymore littéraire, ou presque. Je dois avouer que ma lecture du "Baron perché" remonte à loin, mais je veux bien qu'on retrouve le même genre de fantaisie dans "UnAmerica". Je suis plus sceptique sur Dick, dont l'univers me semble bien plus hermétique et torturé que celui de Momus. Ou, du moins, il choisit un autre registre que la noirceur profonde du maître de la SF.
Je me suis follement amusé en lisant ce texte sans queue ni tête, du moins en apparence. Peut-être, d'ailleurs, ce recours à l'humour absurde et à la folie douce vient-il un peu parasiter le message central, mais je crois qu'il faut que le lecteur fasse l'effort de gratter ce vernis pour aller chercher ce qu'il recouvre.
L'inventivité de Momus est totale, il joue de toute la diversité de son imaginaire, comme un organiste qui saurait faire sonner et mettre en relief chaque jeu de son instrument. Que ce soit les événements relatés ou la manière de le faire, tout vient nourrir la folie douce du récit, comme on alimente un feu en y remettant régulièrement des bûches.
L'entreprise, le travail, le handicap, la famille, la musique, le divertissement, tout y passe, sous des formes toujours surprenantes et parfaitement absurdes. Jusque dans la symbolique, lorsque ZZTop devient le porte-parole de l'Amérique face aux Européens de Kraftwerk (qui nous font comprendre que l'Allemagne a bien pris les rênes du Vieux Continent) pour une dispute d'anthologie...
J'oubliais la religion, qui est bien sûr au coeur du récit. Momus s'amuse là aussi avec ces codes particuliers, mais je ne peux pas trop vous en dire plus que ce que j'ai fait, car c'est essentiellement dans les derniers chapitres que cela se matérialise, là encore, de manière fort subtile et amusante, avec une anti-légende entre texte sacrés et chanson de geste.
"UnAmerica" n'est vraiment pas un livre comme les autres et il est fort possible qu'il décontenance certains lecteurs (les commentaires que j'ai pu lire ici et là à son sujet semblent confirmer cette tendance). Mais, pour le fripon que je suis, toujours en quête de grinçant et de lecture un peu moins sinistres qu'à l'ordinaire, c'est un livre qui m'aère l'esprit.
Au milieu de ce capharnaüm, il ne faut pas oublier cette critique virulente du modèle américain, qui semble, aux yeux du romancier écossais, être l'aboutissement de l'évolution du monde. Alors, comme un autre cinglé de première, Michel Gondry, Momus nous dit "soyez sympas, rembobinez" et enroule le fil de son histoire pour remonter à un avant plus supportable, en souhaitant sans doute que l'Homme, dans sa grande intelligence, retiendra la leçon et ne commettra plus les mêmes erreurs.
On peut toujours rêver, non ?
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
mercredi 30 décembre 2015
mardi 29 décembre 2015
"Rejeter une bonne fois pour toutes la terreur. La mettre à terre et la piétiner".
Voilà un jour redouté... Celui où vous vous retrouvez face à l'écran, devant le clavier et qu'il faut parler d'un livre dont il est impossible de parler... Attention, ce n'est pas un reproche, c'est même tout le sel de ce premier roman, mais comment en parler au mieux ? Le défi est là... Lançons-nous, en espérant être à la hauteur. Parlons donc de "Les loups à leur porte", de Jérémy Fel, publié en août dernier aux éditions Rivages. Un roman choral, pour lequel on évoque des tas de références élogieuses (et je vais en rajouter, en plus), à la construction fascinante, sombre et tourmenté. Une espèce de conte de fée contemporain, aux accents à la fois gothique et lorgnant vers le thriller. Une réflexion sur nos peurs profondes, celles qui hantent nos cauchemars, et sur la façon adéquate de les combattre lorsqu'elles se matérialisent...
Au fin fond du Kansas, à la fin des années 70. En pleine nuit, la maison de la famille Greer, située au milieu des champs de blé, s'enflamme. Brusquement. Un incendie d'une violence terrible, qui ne laisse aucune chance à Loretta et à George Greer, surpris dans leur sommeil et coincés à l'intérieur. Une visions d'horreur...
Duane a fait de la prison, mais qui ne fait pas d'erreur ? Cela ne l'empêche pas d'avoir bon coeur et de venir en aide à qui en a besoin. Comme avec Josh, un gamin de 4 ans que sa mère bat comme plâtre. Alors, il a pris la décision de kidnapper le môme, pour le protéger, pour éviter qu'une raclée ne finisse par lui être fatal. Duane sait quel danger il encourt en agissant ainsi, mais peut-on lui reprocher ?
Martha et Paul Lamb ont des invités pour le dîner. Mais pas vraiment le genre de personnes qu'on souhaite accueillir à sa table, autour d'un bon repas. Disons-le tout net, ces invités, dont un certain Walter, ne sont pas là pour plaisanter, mais parce qu'ils sont venus chercher quelqu'un. Non, franchement, ce dîner-là ne sera certainement pas le plus agréable que la famille Lamb aura connu...
Mary Beth est serveuse, dans un diner quelque part en Indiana. Et cette vie calme lui convient parfaitement. Mais, Mary Beth a des secrets, et ils viennent de se rappeler brutalement à elle. Cette fois, la fuite ne suffira pas, il va falloir régler les choses une bonne fois pour toutes et, si tout va bien, renouer les fils, effacer les erreurs commises plus de quinze ans auparavant.
Scott est un adolescent qui n'aspire qu'à profiter de sa jeunesse. Et voilà que, d'un seul coup, sa petite vie tranquille vole en éclats. Il n'a même pas eu le temps de dire ouf, avant que son destin bascule et maintenant, il ne lui reste plus guère d'espoir de s'en sortir... A moins qu'on ne lui vienne en aide, mais qui pourrait réussir à le sortir de la situation pénible dans laquelle il se trouve...
Autour d'eux, d'autres tranches de vie, la plupart du temps dramatiques ou imposant à ceux qui vivent ces instants, des choix délicats. Des hommes et des femmes à la croisée des chemins, qui doivent faire face à des révélations, des découvertes bouleversantes... Certains saisiront les opportunités qui se présentent, d'autres verront l'horizon s'obscurcir, irrémédiablement.
N'en disons pas plus... Conservons le plus possible le mystère. Car, si vous avez lu jusqu'ici ce billet, alors, vous devez vous demander : mais, euh... De quoi ça parle, exactement, "les loups à leur porte", de Jérémy Fel ? Eh bien, sachez que vous êtes exactement dans la même position que si vous étiez en train de lire le livre...
On enchaîne les chapitres et on cherche un lien entre ces personnages, les uns aux Etats-Unis, les autres en France, d'autres encore en Angleterre, et ça ne saute pas aux yeux. Mais, en revanche, on note des points communs : plusieurs de ces personnages font des cauchemars, le genre qui vous réveille mouillé de sueurs froides, vous empêchent de vous rendormir et reviennent, régulièrement.
D'autres doivent affronter des situations extraordinaires, des événements (heureusement) inhabituels et les fortes tensions qui les accompagnent. Le genre d'instants qui vous marquent pour la vie et, sans doute, eux aussi, pourraient faire perdre le sommeil... Enfin, il y a ceux qui provoquent ces situations, parce qu'il faut bien des étincelles...
A propos de ce livre, j'ai lu qu'on évoquait, pêle-mêle, Stephen King, David Lynch, Joyce Carol Oates... J'ajouterai Robert Altman et Raymond Carver, que j'associe, car "Les loups à leur porte", dans la construction narrative, m'a fait penser à "Short cuts" : des destins sans lien apparent qui, pourtant, entrent en collision, rarement pour le meilleur.
Oui, il y a un peu de tout ça, mais ce serait réducteur de limiter Jérémy Fel à ces (ses ?) références. Car, sans se préoccuper de tous ces noms, forcément flatteur, on a d'abord un livre de Jérémy Fel, une atmosphère sombre, souvent inquiétante, oppressante, basculant par moments dans une grande violence, et des personnages aux prises avec les événements.
Et cette atmosphère, c'est un des grands points forts du livre, puisqu'on avance à l'aveugle, sans véritablement savoir de quoi il en retourne. Mais, c'est un roman noir où la dimension psychologique est fortement présente. Comment réagir face aux situations ? Comment évoluer après ces épisodes ? Car, forcément, il doit y avoir un après.
Vous l'aurez sans doute deviné, il y a, derrière ce roman, un travail de construction narrative très impressionnant. Je serais assez curieux de savoir comment Jérémy Fel a travaillé cet aspect-là de son livre, car il y a quelque chose d'assez virtuose ici. On se laisse piéger, car on veut essayer de comprendre et puis, sans qu'on s'en aperçoive vraiment, tout commence à se mettre en place.
On comprend qu'on a bien, presque à notre insu, une intrigue centrale d'où partent, comme des radicelles, quelques intrigues secondaires qui viennent nourrir l'argument général. Un argument auquel nous allons arriver, je vous rassure. Mais, il paraissait important de souligner la maîtrise dont fait preuve Jérémy Fel avec cet audacieux premier roman, dans un genre qui, en outre, est plutôt l'apanage des auteurs anglo-saxons.
Mais alors, insistez-vous, de quoi parle donc "les loups à leur porte" ? Mais de peur, de monstres, de cauchemars, voyons ! Sauf qu'on n'est pas tout à fait dans un format classique de conte de fée. Dans nos mythologies contemporaines, la légende urbaine a pris le dessus et l'ogre ou le croquemitaine ont été remplacés par le tueur en série, le psychopathe...
Des archétypes littéraires qui ont aussi leur projection dans la vie réelle, heureusement, enfin, espère-t-on, dans des proportions infimes. Et c'est le cas ici, au milieu de ces gens qui font des cauchemars, d'autres s'y retrouvent projetés. Avec, dans les deux dimensions, la présence de ces monstres qui nous hantent tous, ceux entre les mains desquels nous redoutons de tomber.
Jérémy Fel réussit, en parallèle avec son intrigue centrale, à travailler tout en variations sur la figure du monstre, symbolisé par ces loups, à nos portes. Le méchant, puisque c'est le plus souvent ainsi qu'on qualifie l'incarnation du mal, prend ici différentes formes, des plus banales aux plus effrayantes, de ceux que l'on croise sans même s'en doute aux plus redoutables prédateurs...
Parmi les nombreux personnages du roman, certains sont des gentils, pour gagner la terminologie, d'autres, des méchants sans espoir de rédemption. Et puis, il y a les personnages qui découvrent eux-mêmes leur part sombre, leur propre monstruosité, tapie au fond d'eux-mêmes. Une découverte aussi difficile à manipuler que de la nitroglycérine.
Rien n'est simple, chez Fel, du bien peut naître une catastrophe alors qu'un acte terrible peut donner lieu, par ricochet, à une opportunité positive. On en revient à la construction imparable du livre, à la collision des destins et à l'influence, néfaste ou profitable, que chacun de nous pouvons avoir sur nos existences... Et celles des autres.
Rien n'est simple aussi parce que chaque personnage se débat avec lui-même, placé dans des situations où il est impossible de reculer. Courageux, déments, violents ou bienveillants, perdus ou essayant de se raccrocher tant bien que mal à la réalité, tous vont se voir bousculer, acculer, pousser dans leurs retranchements.
Chaque chapitre est une des tesselles formant une mosaïque tourmentée, une gravure à la Dürer qui est aussi l'image d'un monde où la violence peut surgir de partout, où les victimes d'un moment deviennent les agresseurs le suivant ou réciproquement. Où certains recourent à la force pour se défendre quand d'autres ne font qu'assouvir de vils instincts profondément ancrés dans leur être.
Il y a quelque chose de très ludique dans cette lecture, une fois que l'on en maîtrise le fonctionnement. Jérémy Fel donne à chaque chapitre une tonalité propre, comme une humeur, en fonction des situations. Bien sûr, c'est à chaque fois assez sombre, mais, le point de vue diffère et offrent quelque surprises, comme lorsque l'on découvre le bon coup que Louise joue à son mari infidèle ou lorsqu'on découvre Clément en bien fâcheuse posture.
Au final, le puzzle s'assemble et l'on découvre, jusqu'aux dernières lignes, les retombées de ce que l'on vient de lire. C'est assez addictif, car, dans un premier temps, on désire comprendre où on a mis les pieds puis, dans un second, où nos pas nous mènent. Autour d'une trame qui serait, traitée de manière normale, assez classique, Jérémy Fel nous offre un livre fort et original. Une découverte dont on attendra confirmation.
Au fin fond du Kansas, à la fin des années 70. En pleine nuit, la maison de la famille Greer, située au milieu des champs de blé, s'enflamme. Brusquement. Un incendie d'une violence terrible, qui ne laisse aucune chance à Loretta et à George Greer, surpris dans leur sommeil et coincés à l'intérieur. Une visions d'horreur...
Duane a fait de la prison, mais qui ne fait pas d'erreur ? Cela ne l'empêche pas d'avoir bon coeur et de venir en aide à qui en a besoin. Comme avec Josh, un gamin de 4 ans que sa mère bat comme plâtre. Alors, il a pris la décision de kidnapper le môme, pour le protéger, pour éviter qu'une raclée ne finisse par lui être fatal. Duane sait quel danger il encourt en agissant ainsi, mais peut-on lui reprocher ?
Martha et Paul Lamb ont des invités pour le dîner. Mais pas vraiment le genre de personnes qu'on souhaite accueillir à sa table, autour d'un bon repas. Disons-le tout net, ces invités, dont un certain Walter, ne sont pas là pour plaisanter, mais parce qu'ils sont venus chercher quelqu'un. Non, franchement, ce dîner-là ne sera certainement pas le plus agréable que la famille Lamb aura connu...
Mary Beth est serveuse, dans un diner quelque part en Indiana. Et cette vie calme lui convient parfaitement. Mais, Mary Beth a des secrets, et ils viennent de se rappeler brutalement à elle. Cette fois, la fuite ne suffira pas, il va falloir régler les choses une bonne fois pour toutes et, si tout va bien, renouer les fils, effacer les erreurs commises plus de quinze ans auparavant.
Scott est un adolescent qui n'aspire qu'à profiter de sa jeunesse. Et voilà que, d'un seul coup, sa petite vie tranquille vole en éclats. Il n'a même pas eu le temps de dire ouf, avant que son destin bascule et maintenant, il ne lui reste plus guère d'espoir de s'en sortir... A moins qu'on ne lui vienne en aide, mais qui pourrait réussir à le sortir de la situation pénible dans laquelle il se trouve...
Autour d'eux, d'autres tranches de vie, la plupart du temps dramatiques ou imposant à ceux qui vivent ces instants, des choix délicats. Des hommes et des femmes à la croisée des chemins, qui doivent faire face à des révélations, des découvertes bouleversantes... Certains saisiront les opportunités qui se présentent, d'autres verront l'horizon s'obscurcir, irrémédiablement.
N'en disons pas plus... Conservons le plus possible le mystère. Car, si vous avez lu jusqu'ici ce billet, alors, vous devez vous demander : mais, euh... De quoi ça parle, exactement, "les loups à leur porte", de Jérémy Fel ? Eh bien, sachez que vous êtes exactement dans la même position que si vous étiez en train de lire le livre...
On enchaîne les chapitres et on cherche un lien entre ces personnages, les uns aux Etats-Unis, les autres en France, d'autres encore en Angleterre, et ça ne saute pas aux yeux. Mais, en revanche, on note des points communs : plusieurs de ces personnages font des cauchemars, le genre qui vous réveille mouillé de sueurs froides, vous empêchent de vous rendormir et reviennent, régulièrement.
D'autres doivent affronter des situations extraordinaires, des événements (heureusement) inhabituels et les fortes tensions qui les accompagnent. Le genre d'instants qui vous marquent pour la vie et, sans doute, eux aussi, pourraient faire perdre le sommeil... Enfin, il y a ceux qui provoquent ces situations, parce qu'il faut bien des étincelles...
A propos de ce livre, j'ai lu qu'on évoquait, pêle-mêle, Stephen King, David Lynch, Joyce Carol Oates... J'ajouterai Robert Altman et Raymond Carver, que j'associe, car "Les loups à leur porte", dans la construction narrative, m'a fait penser à "Short cuts" : des destins sans lien apparent qui, pourtant, entrent en collision, rarement pour le meilleur.
Oui, il y a un peu de tout ça, mais ce serait réducteur de limiter Jérémy Fel à ces (ses ?) références. Car, sans se préoccuper de tous ces noms, forcément flatteur, on a d'abord un livre de Jérémy Fel, une atmosphère sombre, souvent inquiétante, oppressante, basculant par moments dans une grande violence, et des personnages aux prises avec les événements.
Et cette atmosphère, c'est un des grands points forts du livre, puisqu'on avance à l'aveugle, sans véritablement savoir de quoi il en retourne. Mais, c'est un roman noir où la dimension psychologique est fortement présente. Comment réagir face aux situations ? Comment évoluer après ces épisodes ? Car, forcément, il doit y avoir un après.
Vous l'aurez sans doute deviné, il y a, derrière ce roman, un travail de construction narrative très impressionnant. Je serais assez curieux de savoir comment Jérémy Fel a travaillé cet aspect-là de son livre, car il y a quelque chose d'assez virtuose ici. On se laisse piéger, car on veut essayer de comprendre et puis, sans qu'on s'en aperçoive vraiment, tout commence à se mettre en place.
On comprend qu'on a bien, presque à notre insu, une intrigue centrale d'où partent, comme des radicelles, quelques intrigues secondaires qui viennent nourrir l'argument général. Un argument auquel nous allons arriver, je vous rassure. Mais, il paraissait important de souligner la maîtrise dont fait preuve Jérémy Fel avec cet audacieux premier roman, dans un genre qui, en outre, est plutôt l'apanage des auteurs anglo-saxons.
Mais alors, insistez-vous, de quoi parle donc "les loups à leur porte" ? Mais de peur, de monstres, de cauchemars, voyons ! Sauf qu'on n'est pas tout à fait dans un format classique de conte de fée. Dans nos mythologies contemporaines, la légende urbaine a pris le dessus et l'ogre ou le croquemitaine ont été remplacés par le tueur en série, le psychopathe...
Des archétypes littéraires qui ont aussi leur projection dans la vie réelle, heureusement, enfin, espère-t-on, dans des proportions infimes. Et c'est le cas ici, au milieu de ces gens qui font des cauchemars, d'autres s'y retrouvent projetés. Avec, dans les deux dimensions, la présence de ces monstres qui nous hantent tous, ceux entre les mains desquels nous redoutons de tomber.
Jérémy Fel réussit, en parallèle avec son intrigue centrale, à travailler tout en variations sur la figure du monstre, symbolisé par ces loups, à nos portes. Le méchant, puisque c'est le plus souvent ainsi qu'on qualifie l'incarnation du mal, prend ici différentes formes, des plus banales aux plus effrayantes, de ceux que l'on croise sans même s'en doute aux plus redoutables prédateurs...
Parmi les nombreux personnages du roman, certains sont des gentils, pour gagner la terminologie, d'autres, des méchants sans espoir de rédemption. Et puis, il y a les personnages qui découvrent eux-mêmes leur part sombre, leur propre monstruosité, tapie au fond d'eux-mêmes. Une découverte aussi difficile à manipuler que de la nitroglycérine.
Rien n'est simple, chez Fel, du bien peut naître une catastrophe alors qu'un acte terrible peut donner lieu, par ricochet, à une opportunité positive. On en revient à la construction imparable du livre, à la collision des destins et à l'influence, néfaste ou profitable, que chacun de nous pouvons avoir sur nos existences... Et celles des autres.
Rien n'est simple aussi parce que chaque personnage se débat avec lui-même, placé dans des situations où il est impossible de reculer. Courageux, déments, violents ou bienveillants, perdus ou essayant de se raccrocher tant bien que mal à la réalité, tous vont se voir bousculer, acculer, pousser dans leurs retranchements.
Chaque chapitre est une des tesselles formant une mosaïque tourmentée, une gravure à la Dürer qui est aussi l'image d'un monde où la violence peut surgir de partout, où les victimes d'un moment deviennent les agresseurs le suivant ou réciproquement. Où certains recourent à la force pour se défendre quand d'autres ne font qu'assouvir de vils instincts profondément ancrés dans leur être.
Il y a quelque chose de très ludique dans cette lecture, une fois que l'on en maîtrise le fonctionnement. Jérémy Fel donne à chaque chapitre une tonalité propre, comme une humeur, en fonction des situations. Bien sûr, c'est à chaque fois assez sombre, mais, le point de vue diffère et offrent quelque surprises, comme lorsque l'on découvre le bon coup que Louise joue à son mari infidèle ou lorsqu'on découvre Clément en bien fâcheuse posture.
Au final, le puzzle s'assemble et l'on découvre, jusqu'aux dernières lignes, les retombées de ce que l'on vient de lire. C'est assez addictif, car, dans un premier temps, on désire comprendre où on a mis les pieds puis, dans un second, où nos pas nous mènent. Autour d'une trame qui serait, traitée de manière normale, assez classique, Jérémy Fel nous offre un livre fort et original. Une découverte dont on attendra confirmation.
lundi 28 décembre 2015
"Allez surtout pas le clamer sur les toits, mais je crois pas qu'on la gagnera jamais, cette guerre. La vraie raison, c'est tout bonnement que j'en suis venu à aimer ce boulot".
Au printemps 2014, j'évoquais sur ce blog un roman très noir, "Chiens de la nuit", de Kent Anderson, que Folio venait de rééditer. Mais, avant d'écrire ce roman, racontant les débuts dans la police de Portland d'un vétéran du Vietnam, Kent Anderson avait signé un autre livre, lui aussi inspiré par son expérience personnelle. Une plongée féroce au coeur de ce conflit absurde et meurtrier qui a marqué toute une génération de jeunes Américains, qu'ils soient partis en Asie ou qu'ils aient lutté contre elle. "Sympathy for the devil", également disponible chez Folio, reprend des éléments que l'on connaît, en particulier à travers le cinéma, mais il aborde aussi la guerre du Vietnam sous un angle bien particulier : l'espèce d'addiction délétère ressentie par certains soldats, au point de ne plus se sentir capable que de vivre au coeur des combats... Avec, en filigrane, une féroce critique de l'armée américaine...
Hanson est sergent au sein des Forces Spéciales de l'armée américaine. Comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération, il a été appelé sous les drapeaux et envoyé pour combattre les forces communistes au Vietnam. Le genre de situation qui ne réjouissait pas grand-monde et que bon nombre de garçons aisés ou débrouillards ont réussi à éviter.
Etudiant en droit, Hanson n'était pas franchement un garçon belliqueux, quand il a reçu sa lettre de mobilisation. Avec ses cheveux longs et ses fringues un peu crades, il se fondait parfaitement dans la foule. Sans enthousiasme, il s'est retrouvé à faire ses classes et ce premier contact avec la vie militaire ne l'a pas particulièrement enchanté.
Pourtant, il n'a pas cherché à esquiver l'épreuve. Au contraire, très tôt, il a souhaité rejoindre les forces spéciales, parce que c'est là, pensait-il, que l'on formait de véritables combattants. Un voeu exaucé, avec mention débrouillardise et voilà, après la formation ad hoc, Hanson envoyé au feu, dans cette jungle où le danger est partout.
Lorsque s'ouvre le livre, voilà près de 18 mois qu'il arpente la jungle et mène des opérations régulières avec ses deux inséparables acolytes, Quinn, le balèze, et Silver, le petit tout sec. Un trio infernal qui mène la vie dure aux Vietcongs autant qu'aux autres GI n'ayant pas la chance d'appartenir à leur club de fêlés, les forces spéciales.
Un an et demi, et Hanson n'a plus grand-chose à voir avec le garçon réservé et discret qui a débarqué à Fort-Bragg. Le voilà devenu un vrai diable, un chien de guerre carburant à la violence, à la mort, celle qu'il donne, celle qu'il risque presque à chaque instant de recevoir. Une vraie tête brûlée, pour reprendre une expression qui renvoie à un autre conflit, mais à la même région du monde...
Disons-le tout net, Hanson, Quinn et Silver sont des brutes, des tueurs, des êtres qui ont perdu toute notion de morale et sont même incapables de retourner au pays, la paix les étouffant comme des poissons hors de l'eau... On en a l'exemple avec Hanson, dont le premier (et unique) retour au pays nous est relaté par le menu.
De la violence, des bagarres provoquées, totalement gratuitement, des menaces, des blessures infligées, de l'alcool comme aliment principal... Et le besoin impérieux de retrouver le Vietnam, la guerre, l'adrénaline qui monte avec le danger, le plaisir du combat, de la mort qu'on inflige en toute impunité. Un vrai drogué en manque qui doit au plus vite prendre sa dose.
"Sympathy for the devil" retrace cette sale guerre à travers la carrière du sergent Hanson et de ses amis. Venu pour faire son temps, Hanson va rempiler, encore et encore, s'enfonçant de plus en plus dans cette orgie de violence. Une vie quotidienne rarement morne, entre bitures "king size" et interventions périlleuses.
Hanson, Quinn et Silver sont des électrons libres, quasiment devenus incontrôlables, même pour leur hiérarchie. Ils vivent dans une base perdue, dans une zone hors des secteurs sous contrôle Américains. Ils font avec les moyens du bord et, quand il leur manque quelque chose, ils se servent, dans les réserves des autres régiments...
Des gibiers de potence, dont on se demande comment ils n'ont pas fini devant une cour martiale... Sans doute parce que, malins comme des singes, ils ont su profité de la désorganisation de l'US Army, qui n'y voit goutte. Tout juste Hanson récoltera-t-il un PV pour excès de vitesse, sur une piste défoncée... Scène surréaliste, symbolique de ce foutoir dans lequel le sergent et ses potes se croient tout permis.
Kent Anderson, qui a connu un parcours similaire à celui de Hanson et a passé de longues années au Vietnam, a choisi de ne pas raconter de façon chronologique son histoire. "Sympathy for the devil" se divise en effet en trois parties, les deux premières étant inversées. Ainsi, on ouvre le livre pour tomber directement sur le trio infernal déjà constitué et sans doute déjà irrécupérable ou presque.
Ce n'est qu'après nous avoir emmené au coeur des ténèbres, pour citer Conrad et ce livre qui inspira un autre chef d'oeuvre sur le Vietnam, "Apocalypse Now", que Anderson nous raconte le début du parcours de Hanson. Puis, la dernière partie, elle, sera l'épilogue de ce séjour dans la jungle tropicale, on y reviendra en fin de billet.
Avec ce procédé narratif, on entre dans le vif du sujet et surtout, on mesure encore mieux la métamorphose de Hanson, qu'on ne reconnaît pas, lorsqu'on le voit débarquer pour ses classes, tout juste sorti des bancs de son université. C'est redoutablement efficace et cela fait vraiment froid dans le dos.
Mais, ce que cherche à montrer Kent Anderson dans ce livre, c'est que son alter ego est une victime d'un système mis en place. Je dois dire que l'accueil des bleus par les officiers recruteurs est absolument glaçant. Le message semble clair : en enfilant l'uniforme, vous quittez votre humanité pour devenir des numéros.
L'humiliation est la norme, la loi du plus fort, la règle, et vae victis ! Une sélection naturelle à la schlague et à coups de hurlements qui laisse des traces, mais dans laquelle ceux qui vont le plus loin sont ceux qui étaient déjà les plus durs en arrivant... Des caïds, des voyous, parfois, qui s'éclatent dans un rôle de chef...
Hanson, lui, n'apprécie pas cette voie qui, dans son esprit, ne contribue pas à former de véritables combattants. Et il a sans doute raison. D'où sa volonté de quitter rapidement le rang pour rejoindre les forces spéciales qui, elles, forment les "vrais" soldats. Mais à quel prix ? Un engrenage sans retour, ou alors, dans une housse mortuaire...
Hanson, à son arrivée, ne se sent pas invincible. On lui a appris à ne jamais relâcher sa vigilance et l'espérance de vie des bleus dans cette guerre, est très courte. Les embuscades, les mines, les erreurs de débutants... Les pièges sont innombrables et les victimes, on en a d'ailleurs la démonstration en cours de récit, sont nombreuses dans les premiers jours...
Mais, peu à peu, endurci par l'expérience des missions les plus dangereuses et par les succès acquis, Hanson se grise. Avec Quinn et Silver, il finit par se croire invincible. Une espèce d'euphorie qui se nourrit autant de l'énorme quantité d'alcool ingurgitée que de la réussite de leurs opérations sur le terrain... Des diables, on vous dit.
Difficile de savoir quand cette impression devient une vraie malédiction. Celle d'un homme qui sait, instinctivement, qu'il est "condamné à survivre à cette guerre". Eh oui, c'est une vraie condamnation, puisque, dans "le monde réel", autrement dit, l'Amérique, ou n'importe quel endroit en paix, il se sent incapable de vivre, désormais...
Ces gars-là sont devenus des trompe-la-mort qui attendent presque avec impatience la balle, la rafale, l'explosion ou les schrapnels qui mettront fin à cette malédiction. Comme une libération, la seule envisageable pour qui redoute finalement plus de retourner vivre dans son pays natal que de crapahuter dans la jungle la plus hostile au monde...
Il faut dire ce qui est, le trio Hanson/Quinn/Silver est assez pénible, lorsqu'il s'y met. Aussi insupportable à la base, où il impose sa loi par tous les moyens, que redoutable sur le terrain, aidés par les "Yards", cette ethnie de montagnards qui a choisi de rallier le camp américain, car les Vietnamiens les traitent, de longue date, comme des inférieurs et les ont décimé...
Des alliés importants, car ils connaissent mieux que personne un terrain qui, pour les Américains, est l'un des pires obstacles, un piège végétal que l'ennemi a truffé de pièges. L'ennemi... J'en ai peu parlé, car il est finalement presque invisible. Il n'est pas le sujet de ce livre, en fait. Si Kent Anderson en a après quelqu'un, c'est après l'institution qui l'a envoyé se battre dans ce pays lointain et inconnu.
L'armée prend, au fil des pages, l'allure d'un Saturne dévorant ses enfants, ceux qu'on envoie au feu sans qu'ils soient assez formés pour cela, sur un théâtre d'opérations des plus hostiles, face à un ennemi qui a l'avantage de maîtriser le terrain... De la chair à canon, rien de plus. Et même les plus coriaces ne sont pas à l'abri de l'ogre.
Lorsque les responsables décident de ratiboiser cette jungle qui leur pose problème à coup d'agent orange, il vaut mieux ne pas se trouver en-dessous. Mais les conséquences pour la santé des soldats présents sur le terrain, qui y a songé ? Ce n'est qu'un exemple, mais pas des moindres. De quoi aiguiser un peu plus la rage qui bouillonne déjà au coeur de Hanson et de ses potes.
La rage, savamment attisée depuis qu'ils sont sur le terrain, ne cesse de les consumer. Ils sont des grenades dégoupillées qui ne demandent qu'à exploser. Leur niveau de violence augmente de plus en plus et, sur le terrain, on ne fait plus de quartier. Et surtout, plus de prisonniers. Les lois internationales ? Les crimes de guerre ? Où ça ? Et quelle importance ?
Au premier abord, "Sympathy for the devil" ressemble à beaucoup d'autres films ou livres traitant de la guerre du Vietnam. On retrouve le côté poisseux et oppressant de la jungle, le cocktail amphétamines, bière, rock'n'roll (la play-list est très sympa, Stones en tête, mais sans surprise non plus), le danger permanent et les GI's qui (sur)vivent tant bien que mal.
Pourtant, la noirceur qui se dégage de ce livre paraît différente. Parce qu'on n'a pas vraiment le manichéisme habituel des méchants Viets contre les gentils Américains. Non, ils ne sont pas sympas, les Américains. Et Hanson et ses amis ne sont ni les seuls, ni peut-être les pires spécimens que l'on croise au fil des 660 pages de l'édition Folio.
Anderson n'épargne pas son camp en le décrivant sans concession et avec férocité. Il n'y a pas de héros, dans "Sympathy for the devil", juste des hommes, avec leurs défauts, mais aussi un système implacable au service d'une guerre absurde, la lutte de David contre Goliath, d'un hypothétique bien contre le mal communiste qui ne doit pas s'étendre.
Et puis, il y a ce final. Absolument époustouflant. Haletant, frappé d'une espèce de folie furieuse, un déferlement de violence qui laisse le lecteur pantois. Le concentré de rage qui implose brusquement, sans aucun frein, dévastatrice et irrépressible. Un monument littéraire qui, à lui seul, résume tout ce que je viens de dire, et le monde qui bascule soudainement dans le bruit, la fureur, le feu...
Sans jeu de mots, ce dénouement est un bouquet final à ce livre qui ne laissera personne indifférent, c'est certain. Et, si on se doutait que cette histoire pouvait difficilement bien se terminer, ce qui se déroule sous nos yeux écarquillés nous prend à froid, nous frappe comme l'onde de choc d'une explosion sourde et toute proche.
Un mot m'est venu à l'esprit pour qualifier tout ça. La situation, oui, mais aussi Hanson. Un mot anglais : "insane". Oui, tout cela est "insane", il n'y a plus d'esprit sain dans cette fin d'histoire et même nous, le livre à la main, on en vient à se demander si on a encore notre raison. Et ça, c'est un coup de maître signé Kent Anderson.
Hanson est sergent au sein des Forces Spéciales de l'armée américaine. Comme beaucoup de jeunes hommes de sa génération, il a été appelé sous les drapeaux et envoyé pour combattre les forces communistes au Vietnam. Le genre de situation qui ne réjouissait pas grand-monde et que bon nombre de garçons aisés ou débrouillards ont réussi à éviter.
Etudiant en droit, Hanson n'était pas franchement un garçon belliqueux, quand il a reçu sa lettre de mobilisation. Avec ses cheveux longs et ses fringues un peu crades, il se fondait parfaitement dans la foule. Sans enthousiasme, il s'est retrouvé à faire ses classes et ce premier contact avec la vie militaire ne l'a pas particulièrement enchanté.
Pourtant, il n'a pas cherché à esquiver l'épreuve. Au contraire, très tôt, il a souhaité rejoindre les forces spéciales, parce que c'est là, pensait-il, que l'on formait de véritables combattants. Un voeu exaucé, avec mention débrouillardise et voilà, après la formation ad hoc, Hanson envoyé au feu, dans cette jungle où le danger est partout.
Lorsque s'ouvre le livre, voilà près de 18 mois qu'il arpente la jungle et mène des opérations régulières avec ses deux inséparables acolytes, Quinn, le balèze, et Silver, le petit tout sec. Un trio infernal qui mène la vie dure aux Vietcongs autant qu'aux autres GI n'ayant pas la chance d'appartenir à leur club de fêlés, les forces spéciales.
Un an et demi, et Hanson n'a plus grand-chose à voir avec le garçon réservé et discret qui a débarqué à Fort-Bragg. Le voilà devenu un vrai diable, un chien de guerre carburant à la violence, à la mort, celle qu'il donne, celle qu'il risque presque à chaque instant de recevoir. Une vraie tête brûlée, pour reprendre une expression qui renvoie à un autre conflit, mais à la même région du monde...
Disons-le tout net, Hanson, Quinn et Silver sont des brutes, des tueurs, des êtres qui ont perdu toute notion de morale et sont même incapables de retourner au pays, la paix les étouffant comme des poissons hors de l'eau... On en a l'exemple avec Hanson, dont le premier (et unique) retour au pays nous est relaté par le menu.
De la violence, des bagarres provoquées, totalement gratuitement, des menaces, des blessures infligées, de l'alcool comme aliment principal... Et le besoin impérieux de retrouver le Vietnam, la guerre, l'adrénaline qui monte avec le danger, le plaisir du combat, de la mort qu'on inflige en toute impunité. Un vrai drogué en manque qui doit au plus vite prendre sa dose.
"Sympathy for the devil" retrace cette sale guerre à travers la carrière du sergent Hanson et de ses amis. Venu pour faire son temps, Hanson va rempiler, encore et encore, s'enfonçant de plus en plus dans cette orgie de violence. Une vie quotidienne rarement morne, entre bitures "king size" et interventions périlleuses.
Hanson, Quinn et Silver sont des électrons libres, quasiment devenus incontrôlables, même pour leur hiérarchie. Ils vivent dans une base perdue, dans une zone hors des secteurs sous contrôle Américains. Ils font avec les moyens du bord et, quand il leur manque quelque chose, ils se servent, dans les réserves des autres régiments...
Des gibiers de potence, dont on se demande comment ils n'ont pas fini devant une cour martiale... Sans doute parce que, malins comme des singes, ils ont su profité de la désorganisation de l'US Army, qui n'y voit goutte. Tout juste Hanson récoltera-t-il un PV pour excès de vitesse, sur une piste défoncée... Scène surréaliste, symbolique de ce foutoir dans lequel le sergent et ses potes se croient tout permis.
Kent Anderson, qui a connu un parcours similaire à celui de Hanson et a passé de longues années au Vietnam, a choisi de ne pas raconter de façon chronologique son histoire. "Sympathy for the devil" se divise en effet en trois parties, les deux premières étant inversées. Ainsi, on ouvre le livre pour tomber directement sur le trio infernal déjà constitué et sans doute déjà irrécupérable ou presque.
Ce n'est qu'après nous avoir emmené au coeur des ténèbres, pour citer Conrad et ce livre qui inspira un autre chef d'oeuvre sur le Vietnam, "Apocalypse Now", que Anderson nous raconte le début du parcours de Hanson. Puis, la dernière partie, elle, sera l'épilogue de ce séjour dans la jungle tropicale, on y reviendra en fin de billet.
Avec ce procédé narratif, on entre dans le vif du sujet et surtout, on mesure encore mieux la métamorphose de Hanson, qu'on ne reconnaît pas, lorsqu'on le voit débarquer pour ses classes, tout juste sorti des bancs de son université. C'est redoutablement efficace et cela fait vraiment froid dans le dos.
Mais, ce que cherche à montrer Kent Anderson dans ce livre, c'est que son alter ego est une victime d'un système mis en place. Je dois dire que l'accueil des bleus par les officiers recruteurs est absolument glaçant. Le message semble clair : en enfilant l'uniforme, vous quittez votre humanité pour devenir des numéros.
L'humiliation est la norme, la loi du plus fort, la règle, et vae victis ! Une sélection naturelle à la schlague et à coups de hurlements qui laisse des traces, mais dans laquelle ceux qui vont le plus loin sont ceux qui étaient déjà les plus durs en arrivant... Des caïds, des voyous, parfois, qui s'éclatent dans un rôle de chef...
Hanson, lui, n'apprécie pas cette voie qui, dans son esprit, ne contribue pas à former de véritables combattants. Et il a sans doute raison. D'où sa volonté de quitter rapidement le rang pour rejoindre les forces spéciales qui, elles, forment les "vrais" soldats. Mais à quel prix ? Un engrenage sans retour, ou alors, dans une housse mortuaire...
Hanson, à son arrivée, ne se sent pas invincible. On lui a appris à ne jamais relâcher sa vigilance et l'espérance de vie des bleus dans cette guerre, est très courte. Les embuscades, les mines, les erreurs de débutants... Les pièges sont innombrables et les victimes, on en a d'ailleurs la démonstration en cours de récit, sont nombreuses dans les premiers jours...
Mais, peu à peu, endurci par l'expérience des missions les plus dangereuses et par les succès acquis, Hanson se grise. Avec Quinn et Silver, il finit par se croire invincible. Une espèce d'euphorie qui se nourrit autant de l'énorme quantité d'alcool ingurgitée que de la réussite de leurs opérations sur le terrain... Des diables, on vous dit.
Difficile de savoir quand cette impression devient une vraie malédiction. Celle d'un homme qui sait, instinctivement, qu'il est "condamné à survivre à cette guerre". Eh oui, c'est une vraie condamnation, puisque, dans "le monde réel", autrement dit, l'Amérique, ou n'importe quel endroit en paix, il se sent incapable de vivre, désormais...
Ces gars-là sont devenus des trompe-la-mort qui attendent presque avec impatience la balle, la rafale, l'explosion ou les schrapnels qui mettront fin à cette malédiction. Comme une libération, la seule envisageable pour qui redoute finalement plus de retourner vivre dans son pays natal que de crapahuter dans la jungle la plus hostile au monde...
Il faut dire ce qui est, le trio Hanson/Quinn/Silver est assez pénible, lorsqu'il s'y met. Aussi insupportable à la base, où il impose sa loi par tous les moyens, que redoutable sur le terrain, aidés par les "Yards", cette ethnie de montagnards qui a choisi de rallier le camp américain, car les Vietnamiens les traitent, de longue date, comme des inférieurs et les ont décimé...
Des alliés importants, car ils connaissent mieux que personne un terrain qui, pour les Américains, est l'un des pires obstacles, un piège végétal que l'ennemi a truffé de pièges. L'ennemi... J'en ai peu parlé, car il est finalement presque invisible. Il n'est pas le sujet de ce livre, en fait. Si Kent Anderson en a après quelqu'un, c'est après l'institution qui l'a envoyé se battre dans ce pays lointain et inconnu.
L'armée prend, au fil des pages, l'allure d'un Saturne dévorant ses enfants, ceux qu'on envoie au feu sans qu'ils soient assez formés pour cela, sur un théâtre d'opérations des plus hostiles, face à un ennemi qui a l'avantage de maîtriser le terrain... De la chair à canon, rien de plus. Et même les plus coriaces ne sont pas à l'abri de l'ogre.
Lorsque les responsables décident de ratiboiser cette jungle qui leur pose problème à coup d'agent orange, il vaut mieux ne pas se trouver en-dessous. Mais les conséquences pour la santé des soldats présents sur le terrain, qui y a songé ? Ce n'est qu'un exemple, mais pas des moindres. De quoi aiguiser un peu plus la rage qui bouillonne déjà au coeur de Hanson et de ses potes.
La rage, savamment attisée depuis qu'ils sont sur le terrain, ne cesse de les consumer. Ils sont des grenades dégoupillées qui ne demandent qu'à exploser. Leur niveau de violence augmente de plus en plus et, sur le terrain, on ne fait plus de quartier. Et surtout, plus de prisonniers. Les lois internationales ? Les crimes de guerre ? Où ça ? Et quelle importance ?
Au premier abord, "Sympathy for the devil" ressemble à beaucoup d'autres films ou livres traitant de la guerre du Vietnam. On retrouve le côté poisseux et oppressant de la jungle, le cocktail amphétamines, bière, rock'n'roll (la play-list est très sympa, Stones en tête, mais sans surprise non plus), le danger permanent et les GI's qui (sur)vivent tant bien que mal.
Pourtant, la noirceur qui se dégage de ce livre paraît différente. Parce qu'on n'a pas vraiment le manichéisme habituel des méchants Viets contre les gentils Américains. Non, ils ne sont pas sympas, les Américains. Et Hanson et ses amis ne sont ni les seuls, ni peut-être les pires spécimens que l'on croise au fil des 660 pages de l'édition Folio.
Anderson n'épargne pas son camp en le décrivant sans concession et avec férocité. Il n'y a pas de héros, dans "Sympathy for the devil", juste des hommes, avec leurs défauts, mais aussi un système implacable au service d'une guerre absurde, la lutte de David contre Goliath, d'un hypothétique bien contre le mal communiste qui ne doit pas s'étendre.
Et puis, il y a ce final. Absolument époustouflant. Haletant, frappé d'une espèce de folie furieuse, un déferlement de violence qui laisse le lecteur pantois. Le concentré de rage qui implose brusquement, sans aucun frein, dévastatrice et irrépressible. Un monument littéraire qui, à lui seul, résume tout ce que je viens de dire, et le monde qui bascule soudainement dans le bruit, la fureur, le feu...
Sans jeu de mots, ce dénouement est un bouquet final à ce livre qui ne laissera personne indifférent, c'est certain. Et, si on se doutait que cette histoire pouvait difficilement bien se terminer, ce qui se déroule sous nos yeux écarquillés nous prend à froid, nous frappe comme l'onde de choc d'une explosion sourde et toute proche.
Un mot m'est venu à l'esprit pour qualifier tout ça. La situation, oui, mais aussi Hanson. Un mot anglais : "insane". Oui, tout cela est "insane", il n'y a plus d'esprit sain dans cette fin d'histoire et même nous, le livre à la main, on en vient à se demander si on a encore notre raison. Et ça, c'est un coup de maître signé Kent Anderson.
dimanche 27 décembre 2015
"Pourquoi tu ne m'aimes pas, maman ? Pourquoi tu ne m'aimes pas ?"
Vous prendrez bien un peu de noirceur, en cette fin d'année ensoleillée ? En voilà un bel exemple, du sombre, du glauque, du repoussant, même, par instants. Un thriller psychologique très référencé et qui mettra sans doute mal à l'aise bien des lecteurs. Mais moi, j'aime bien ça, quand on me met mal à l'aise, quand je sens poindre un certain dégoût, suscité par ce que je lis... Et c'est d'autant plus intéressant quand le personnage qui provoque cette répulsion inspire dans le même temps, toute une gamme de sentiments contraires. Avec "Sa vie dans les yeux d'une poupée" (disponible chez Pocket), Ingrid Desjours met face à face deux personnages qui ont tout pour déplaire mais auxquels on s'attache, lentement mais sûrement. Deux destins qui entrent en collision et pourraient bien s'envoyer mutuellement par le fond...
Barbara Bilessi a 24 ans et c'est une jeune femme timide, introvertie, même, pour ne pas dire carrément inhibée. Elle n'a pas vraiment d'ami(e)s, vit seule avec sa mère dans un très vieil appartement qui ne se trouve pas rue Sarasate. Mais elle a décidé d'enfin prendre sa vie en main. Ainsi reçoit-elle son diplôme d'esthéticienne et va pouvoir travailler.
Gagner sa vie, prendre une certaine indépendance, de la confiance en elle... Cette nouvelle page de son existence, elle la célèbre en se faisant un cadeau : elle va s'offrir la poupée de ses rêves. Une poupée qui sera la première de sa collection qu'elle aura achetée avec son argent propre. Une de ces belles poupées de porcelaine, un modèle baptisée Sweet Doriane...
Marc Percolès est capitaine de police. Il doit reprendre le service après une longue absence. Une longue convalescence, devrais-je dire. Il garde des séquelles de cette période difficilement, physiquement autant que moralement. Disons les choses tout net : le caractère déjà passablement irascible auparavant ne s'est pas arrangé en son absence.
Lorsqu'il revient au commissariat, avec 24h d'avance pour marquer son territoire, il se comporte en tyran, au point de se fâcher pratiquement avec tout le monde. Son seul soutien reste son ami et supérieur, Ange Gardeni. Mais combien de temps pourra-t-il tolérer le comportement asocial de cette grenade dégoupillée qui n'en fait qu'à sa tête ?
Alors que l'ennui le guette, que les affaires intéressantes se font rares, voilà Percolès muté à la brigade des moeurs, histoire de faire retomber la pression dans son commissariat et de lui trouver de quoi s'occuper avant qu'il ne pète les plombs pour de bon. Et effectivement, il y a du boulot, dans ce secteur-là. On n'arrête jamais.
Voilà comment Marc Percolès se retrouve chargé d'enquêter sur une série d'agressions dans différents hôtels parisiens. Tout semble indiquer qu'un prostituée torture et dépouille ses clients selon un rituel un peu particulier. "Elle", car on n'a aucun indice à son sujet, ne tue pas ses victimes, mais "elle" leur crève les yeux avant de les abandonner ligotés dans leur chambre.
Ce sont les éléments principaux de ce roman signé Ingrid Desjours, dont je survole volontairement le résumé, parce qu'il ne faut vraiment pas en dire trop, la mécanique étant précise. Soyez seulement prévenu, vous qui lisez ces lignes, qu'on va tout de même entrer un peu plus en profondeur dans ce livre, avec, forcément, quelques éléments que certains pourraient voir comme des spoilers.
"Ses yeux dans les yeux d'une poupée" est un roman d'une noirceur extrême et même d'une grande violence. Cette dernière est la plupart du temps suggérée, savamment entretenue pour soutenir la tension générale. Mais Ingrid Desjours ne recule pas non plus devant l'exposition des faits bruts, de l'horreur, de la douleur.
En témoigne le chapitre 3 de ce roman. Non, je ne vais pas dire ce qu'il raconte, mais c'est un élément majeur de l'intrigue qui va ensuite se mettre en place. En revanche, ce que je peux dire sans rien dévoiler, c'est que ce qui y est raconté l'est avec un luxe de détails et de manière très crue et qu'on doit reprendre son souffle après l'avoir terminé.
La violence qui s'y exprime n'est pas juste celle des faits eux-mêmes, déjà pénibles en soi, mais justement de tous ces détails, insignifiants en apparence, mais qui, mis bout à bout, renforce l'impression d'horreur face aux faits. Des questions tenant au physique, à l'hygiène, aux mots... Et à d'autres éléments qu'on ignore encore à cet instant et qui prendront ensuite du sens.
Ce chapitre 3 est vraiment le seul épisode de violence extrême auquel on assiste dans ce livre. Mais, pour autant, il règne une atmosphère tout au long du livre oppressante, dérangeante... Là encore, cela tient à des éléments de contexte, des éléments sensoriels, obscurité, odeurs, bruits, sons (je différencie volontairement ces deux derniers éléments), claustrophobie...
Oh, disons-le aussi, on devine petit à petit certains éléments, même si les circonstances, elles, restent (et resteront probablement toujours) floues. On se prépare au pire, parce que c'est la seule issue envisageable. Mais, cela ne nuit pas du tout à l'efficacité du récit, parce qu'on a cet instinct de base, comme dirait l'autre, qui nous pousse à l'attente malsaine menant à la découverte du pire...
Allons plus loin, franchissons une étape de plus. Les deux personnages que j'ai évoqués en début de billet sont deux êtres abîmés, cabossés, à qui la vie n'a pas fait de cadeaux. Pourtant, lorsqu'on se penche un peu plus sur le cas de Barbara et de Marc, on se rend compte qu'ils ne sont pas uniquement des victimes.
Lorsqu'on fait leur connaissance, on croit avoir un ange et un démon. Elle, pure, virginale, naïve, enfantine... Lui, brutal, cynique, misogyne, misanthrope, auto-destructeur... Mais, ces personnages sont comme ces images qui, selon l'angle sous lequel on les regarde, prennent des postures différentes. L'ange devient vite démon et le coté, si ce n'est angélique, du moins altruiste de l'autre se révèlent.
Mais intéressons-nous à Barbara. Là encore, je fais mon possible pour ne pas en dire trop, mais soyez prévenus. Cette jeune femme est couleur de muraille, rien ne la distingue, elle passe la plupart du temps totalement inaperçue. Son oasis devrait se trouver chez elle, mais sa relation avec sa mère n'aide en rien.
Mais qui est donc réellement Barbara Bilessi ? C'est l'enjeu de ce roman, en fait. Découvrir les éléments qui vont permettre de cerner véritablement cette jeune femme, que ce soit sur un plan personnel, mais aussi son environnement. Et, attention, on arrive à une assertion qui se veut à la fois originale et pertinente, mais qui lève un coin du voile, le résultat de la recherche est flippant...
Barbara, c'est un peu la rencontre entre Norman Bates et Dorian Gray. Oui, je sais, ce sont deux personnages masculins, pour qualifier une jeune femme, ce n'est pas idéal, alors, ajoutons une touche de féminité, en lui prêtant des traits dignes d'Aileen Wuornos. Ah, des trois références, c'est certainement la plus obscure, mais, pour ne pas trop en dire ici, il vous faudra faire l'effort de chercher.
Intéressons-nous au cas Dorian Gray. Un bon moment, cette idée a tourné dans ma tête sans que j'arrive à mettre le doigt dessus. Et puis, paf ! D'un coup, le déclic : la poupée qu'achète Barbara s'appelle... Sweet Doriane ! Bon sang, mais c'est bien sûr ! La façon dont Barbara "joue" avec cette poupée, malsaine, dérangeante, fait irrémédiablement penser au roman d'Oscar Wilde.
Le côté obscur de Barbara, cette hideur à qui on pourra trouver certainement des explications rationnelles mais qui s'exprime de manière irrationnelle, vient s'inscrire sur cette malheureuse poupée comme c'est le cas pour le portrait du dandy, et laisse la beauté délicate mais un peu fade de la jeune femme sans aucune altération.
Le double. L'altérité. C'est l'un des grands thèmes de ce roman. A l'image de la relation trouble entre Jamie Dornan et Gillian Anderson dans la série "The Fall", on a ici deux personnages qui ne se connaissent absolument pas mais qu'unissent un lien invisible et longtemps indécis. L'analogie avec la série n'est toutefois pas tout à fait juste.
Dans "The Fall", le contact est établi à distance entre les deux, en un jeu du chat et de la souris assez pervers. Dans "Sa vie dans les yeux d'une poupée", seul Marc est conscient de ce lien. Pour le reste, l'ambiguïté, le chat et la souris, la poursuite... On y est. Mais, et l'on revient aux faces sombres des deux personnages, Marc entre en empathie avec celle qu'il chasse parce qu'il pense la comprendre !
L'une des grandes interrogations liées à l'intrigue, c'est d'ailleurs de savoir comment Percolès, ce flic au sale caractère, qui a tout de la brute épaisse, du méchant flic qui tire d'abord et pose les questions ensuite, réagira s'il parvient à mettre la main sur "celle" qu'il traque. Et, longtemps, j'ai été tenu en haleine par ce dilemme que je ressentais fortement.
Avec un corollaire : cette affaire peut-elle "achever" un Percolès sur le fil du rasoir ou, au contraire, être la première marche vers sa rédemption (pas aux yeux des autres, mais à ses yeux à lui) ? Entre le chasseur et sa proie, il y a un lien établi sur de telles bases qu'on peut parfaitement imaginer qu'à son tour, le flic lâche prise... A surveiller, donc.
Un dernier point, car je vois déjà ce billet s'allonger et je ne voudrais pas qu'il devienne interminable. Il concerne le titre du roman. Non pas d'explication textuelle, vous la ferez si vous voulez, en fonction du contexte dans lequel cette formule apparaît dans le roman, j'ai laissé un ou deux indices traîner à ce sujet.
Non, je voulais parler des deux mots forts qui s'y trouve : yeux et poupée. Tout au long du roman, Ingrid Desjours multiplie les références, les allusions, directes ou indirectes, à ces deux mots. C'est machiavélique, construit avec un soin quasi maniaque et cela vient ajouter indéniablement à l'inconfort que j'ai pu ressentir lors de cette lecture.
J'ai déjà donné un exemple pour la poupée, je n'y reviens pas, mais il y en a d'autres, classiques, attendus, presque, et d'autres, plus subtils ou carrément liés au récit. Pour les yeux, là aussi, on pense à "Psychose", mais j'ai déjà cité Norman Bates. Alors, évoquons un autre élément, à tiroirs : un film, dont le titre revient plusieurs fois : "les yeux sans visage", de Georges Franju.
Un film fantastique, genre avec lequel Ingrid Desjours flirte pas mal tout au long du roman, qu'on a un peu oublié mais qui, lorsqu'on regarde son synopsis, fait tilt. Les connexions s'établissent aussitôt avec le roman qu'on a entre les mains et ce côté angoissant donne une touche de parano à l'ensemble, comme si on se sentait, subitement, observé de partout...
"Ses yeux dans le vie d'une poupée", s'il n'est pas un livre parfait, est un excellent thriller psychologique, parce qu'il suscite des émotions diverses et parfois contraires chez le lecteur, bousculé, mis mal à l'aise parce ce qu'il entrevoit et spectateur voyeur de l'intrigue qui défile sous ses yeux, sous ses doigts.
Mais il faut vraiment saluer le travail d'horloger d'Ingrid Desjours, car, outre la trame centrale, efficace, bien menée, il y a tous ces affluents, toutes ces radicelles qui permettent au lecteur de mettre ses petites cellules grises au travail. Sans être un roman à clé ou à tiroir, il y a, dans ces pages, nombres d'indices laissés là tout sauf par hasard et qui nous offre la possibilité d'une interprétation personnelle du texte. Comme celle que je viens de vous proposer.
Barbara Bilessi a 24 ans et c'est une jeune femme timide, introvertie, même, pour ne pas dire carrément inhibée. Elle n'a pas vraiment d'ami(e)s, vit seule avec sa mère dans un très vieil appartement qui ne se trouve pas rue Sarasate. Mais elle a décidé d'enfin prendre sa vie en main. Ainsi reçoit-elle son diplôme d'esthéticienne et va pouvoir travailler.
Gagner sa vie, prendre une certaine indépendance, de la confiance en elle... Cette nouvelle page de son existence, elle la célèbre en se faisant un cadeau : elle va s'offrir la poupée de ses rêves. Une poupée qui sera la première de sa collection qu'elle aura achetée avec son argent propre. Une de ces belles poupées de porcelaine, un modèle baptisée Sweet Doriane...
Marc Percolès est capitaine de police. Il doit reprendre le service après une longue absence. Une longue convalescence, devrais-je dire. Il garde des séquelles de cette période difficilement, physiquement autant que moralement. Disons les choses tout net : le caractère déjà passablement irascible auparavant ne s'est pas arrangé en son absence.
Lorsqu'il revient au commissariat, avec 24h d'avance pour marquer son territoire, il se comporte en tyran, au point de se fâcher pratiquement avec tout le monde. Son seul soutien reste son ami et supérieur, Ange Gardeni. Mais combien de temps pourra-t-il tolérer le comportement asocial de cette grenade dégoupillée qui n'en fait qu'à sa tête ?
Alors que l'ennui le guette, que les affaires intéressantes se font rares, voilà Percolès muté à la brigade des moeurs, histoire de faire retomber la pression dans son commissariat et de lui trouver de quoi s'occuper avant qu'il ne pète les plombs pour de bon. Et effectivement, il y a du boulot, dans ce secteur-là. On n'arrête jamais.
Voilà comment Marc Percolès se retrouve chargé d'enquêter sur une série d'agressions dans différents hôtels parisiens. Tout semble indiquer qu'un prostituée torture et dépouille ses clients selon un rituel un peu particulier. "Elle", car on n'a aucun indice à son sujet, ne tue pas ses victimes, mais "elle" leur crève les yeux avant de les abandonner ligotés dans leur chambre.
Ce sont les éléments principaux de ce roman signé Ingrid Desjours, dont je survole volontairement le résumé, parce qu'il ne faut vraiment pas en dire trop, la mécanique étant précise. Soyez seulement prévenu, vous qui lisez ces lignes, qu'on va tout de même entrer un peu plus en profondeur dans ce livre, avec, forcément, quelques éléments que certains pourraient voir comme des spoilers.
"Ses yeux dans les yeux d'une poupée" est un roman d'une noirceur extrême et même d'une grande violence. Cette dernière est la plupart du temps suggérée, savamment entretenue pour soutenir la tension générale. Mais Ingrid Desjours ne recule pas non plus devant l'exposition des faits bruts, de l'horreur, de la douleur.
En témoigne le chapitre 3 de ce roman. Non, je ne vais pas dire ce qu'il raconte, mais c'est un élément majeur de l'intrigue qui va ensuite se mettre en place. En revanche, ce que je peux dire sans rien dévoiler, c'est que ce qui y est raconté l'est avec un luxe de détails et de manière très crue et qu'on doit reprendre son souffle après l'avoir terminé.
La violence qui s'y exprime n'est pas juste celle des faits eux-mêmes, déjà pénibles en soi, mais justement de tous ces détails, insignifiants en apparence, mais qui, mis bout à bout, renforce l'impression d'horreur face aux faits. Des questions tenant au physique, à l'hygiène, aux mots... Et à d'autres éléments qu'on ignore encore à cet instant et qui prendront ensuite du sens.
Ce chapitre 3 est vraiment le seul épisode de violence extrême auquel on assiste dans ce livre. Mais, pour autant, il règne une atmosphère tout au long du livre oppressante, dérangeante... Là encore, cela tient à des éléments de contexte, des éléments sensoriels, obscurité, odeurs, bruits, sons (je différencie volontairement ces deux derniers éléments), claustrophobie...
Oh, disons-le aussi, on devine petit à petit certains éléments, même si les circonstances, elles, restent (et resteront probablement toujours) floues. On se prépare au pire, parce que c'est la seule issue envisageable. Mais, cela ne nuit pas du tout à l'efficacité du récit, parce qu'on a cet instinct de base, comme dirait l'autre, qui nous pousse à l'attente malsaine menant à la découverte du pire...
Allons plus loin, franchissons une étape de plus. Les deux personnages que j'ai évoqués en début de billet sont deux êtres abîmés, cabossés, à qui la vie n'a pas fait de cadeaux. Pourtant, lorsqu'on se penche un peu plus sur le cas de Barbara et de Marc, on se rend compte qu'ils ne sont pas uniquement des victimes.
Lorsqu'on fait leur connaissance, on croit avoir un ange et un démon. Elle, pure, virginale, naïve, enfantine... Lui, brutal, cynique, misogyne, misanthrope, auto-destructeur... Mais, ces personnages sont comme ces images qui, selon l'angle sous lequel on les regarde, prennent des postures différentes. L'ange devient vite démon et le coté, si ce n'est angélique, du moins altruiste de l'autre se révèlent.
Mais intéressons-nous à Barbara. Là encore, je fais mon possible pour ne pas en dire trop, mais soyez prévenus. Cette jeune femme est couleur de muraille, rien ne la distingue, elle passe la plupart du temps totalement inaperçue. Son oasis devrait se trouver chez elle, mais sa relation avec sa mère n'aide en rien.
Mais qui est donc réellement Barbara Bilessi ? C'est l'enjeu de ce roman, en fait. Découvrir les éléments qui vont permettre de cerner véritablement cette jeune femme, que ce soit sur un plan personnel, mais aussi son environnement. Et, attention, on arrive à une assertion qui se veut à la fois originale et pertinente, mais qui lève un coin du voile, le résultat de la recherche est flippant...
Barbara, c'est un peu la rencontre entre Norman Bates et Dorian Gray. Oui, je sais, ce sont deux personnages masculins, pour qualifier une jeune femme, ce n'est pas idéal, alors, ajoutons une touche de féminité, en lui prêtant des traits dignes d'Aileen Wuornos. Ah, des trois références, c'est certainement la plus obscure, mais, pour ne pas trop en dire ici, il vous faudra faire l'effort de chercher.
Intéressons-nous au cas Dorian Gray. Un bon moment, cette idée a tourné dans ma tête sans que j'arrive à mettre le doigt dessus. Et puis, paf ! D'un coup, le déclic : la poupée qu'achète Barbara s'appelle... Sweet Doriane ! Bon sang, mais c'est bien sûr ! La façon dont Barbara "joue" avec cette poupée, malsaine, dérangeante, fait irrémédiablement penser au roman d'Oscar Wilde.
Le côté obscur de Barbara, cette hideur à qui on pourra trouver certainement des explications rationnelles mais qui s'exprime de manière irrationnelle, vient s'inscrire sur cette malheureuse poupée comme c'est le cas pour le portrait du dandy, et laisse la beauté délicate mais un peu fade de la jeune femme sans aucune altération.
Le double. L'altérité. C'est l'un des grands thèmes de ce roman. A l'image de la relation trouble entre Jamie Dornan et Gillian Anderson dans la série "The Fall", on a ici deux personnages qui ne se connaissent absolument pas mais qu'unissent un lien invisible et longtemps indécis. L'analogie avec la série n'est toutefois pas tout à fait juste.
Dans "The Fall", le contact est établi à distance entre les deux, en un jeu du chat et de la souris assez pervers. Dans "Sa vie dans les yeux d'une poupée", seul Marc est conscient de ce lien. Pour le reste, l'ambiguïté, le chat et la souris, la poursuite... On y est. Mais, et l'on revient aux faces sombres des deux personnages, Marc entre en empathie avec celle qu'il chasse parce qu'il pense la comprendre !
L'une des grandes interrogations liées à l'intrigue, c'est d'ailleurs de savoir comment Percolès, ce flic au sale caractère, qui a tout de la brute épaisse, du méchant flic qui tire d'abord et pose les questions ensuite, réagira s'il parvient à mettre la main sur "celle" qu'il traque. Et, longtemps, j'ai été tenu en haleine par ce dilemme que je ressentais fortement.
Avec un corollaire : cette affaire peut-elle "achever" un Percolès sur le fil du rasoir ou, au contraire, être la première marche vers sa rédemption (pas aux yeux des autres, mais à ses yeux à lui) ? Entre le chasseur et sa proie, il y a un lien établi sur de telles bases qu'on peut parfaitement imaginer qu'à son tour, le flic lâche prise... A surveiller, donc.
Un dernier point, car je vois déjà ce billet s'allonger et je ne voudrais pas qu'il devienne interminable. Il concerne le titre du roman. Non pas d'explication textuelle, vous la ferez si vous voulez, en fonction du contexte dans lequel cette formule apparaît dans le roman, j'ai laissé un ou deux indices traîner à ce sujet.
Non, je voulais parler des deux mots forts qui s'y trouve : yeux et poupée. Tout au long du roman, Ingrid Desjours multiplie les références, les allusions, directes ou indirectes, à ces deux mots. C'est machiavélique, construit avec un soin quasi maniaque et cela vient ajouter indéniablement à l'inconfort que j'ai pu ressentir lors de cette lecture.
J'ai déjà donné un exemple pour la poupée, je n'y reviens pas, mais il y en a d'autres, classiques, attendus, presque, et d'autres, plus subtils ou carrément liés au récit. Pour les yeux, là aussi, on pense à "Psychose", mais j'ai déjà cité Norman Bates. Alors, évoquons un autre élément, à tiroirs : un film, dont le titre revient plusieurs fois : "les yeux sans visage", de Georges Franju.
Un film fantastique, genre avec lequel Ingrid Desjours flirte pas mal tout au long du roman, qu'on a un peu oublié mais qui, lorsqu'on regarde son synopsis, fait tilt. Les connexions s'établissent aussitôt avec le roman qu'on a entre les mains et ce côté angoissant donne une touche de parano à l'ensemble, comme si on se sentait, subitement, observé de partout...
"Ses yeux dans le vie d'une poupée", s'il n'est pas un livre parfait, est un excellent thriller psychologique, parce qu'il suscite des émotions diverses et parfois contraires chez le lecteur, bousculé, mis mal à l'aise parce ce qu'il entrevoit et spectateur voyeur de l'intrigue qui défile sous ses yeux, sous ses doigts.
Mais il faut vraiment saluer le travail d'horloger d'Ingrid Desjours, car, outre la trame centrale, efficace, bien menée, il y a tous ces affluents, toutes ces radicelles qui permettent au lecteur de mettre ses petites cellules grises au travail. Sans être un roman à clé ou à tiroir, il y a, dans ces pages, nombres d'indices laissés là tout sauf par hasard et qui nous offre la possibilité d'une interprétation personnelle du texte. Comme celle que je viens de vous proposer.
samedi 26 décembre 2015
"Si Kyle et Swin sont assez idiots pour laisser tout ça se produire, impossible de savoir jusqu'où ils iront".
Il arrive qu'on tombe parfois sur des lectures déroutantes, surprenantes, parce que pas franchement habituelles dans le fond et/ou la forme. En langage 2.0, on pourrait les qualifier de lectures WTF... Avec le livre dont nous allons parler, j'ai ouvert sans le savoir une période au cours de laquelle j'ai rencontré plusieurs de ces livres inclassables. Direction le sud des Etats-Unis, dans un Etat dont on parle peu, habituellement, l'Arkansas (c'est même le titre original du livre), pour un roman noir assez déjanté, au style presque absurde par moment, mais qui nous offre une galerie de personnages englués dans une histoire presque vaudevillesque, qui ne peut tourner que mal. Bienvenue à "Little Rock", deuxième livre de John Brandon publié en France et désormais disponible au Livre de Poche, pour suivre l'odyssée de deux losers magnifiques...
Swin aurait pu mener de brillantes études universitaires si une mauvaise note, une seule mauvaise note, ne lui avait coûté sa bourse. Plutôt que de l'avouer, il s'embarque dans une histoire foireuse d'association d'élèves qui finit par le pousser à prendre la poudre d'escampette avec la caisse, laissant derrière lui sa mère, son beau-père qu'il déteste, et ses soeurs qu'il adore.
De cette expérience, lui reste toutefois un amour des livres et un perpétuel questionnement existentiel qui lui donne un coté assez lunaire, par moments. Ajoutez, pour terminer ce rapide portrait, qu'il s'adonne dès que possible à la musculation, ce qui lui donne un corps de rêve qu'agrémente une peau beige (sic) du plus bel effet.
Kyle n'a pas du tout suivi le même cursus. Taiseux, solitaire, volontiers brutal quand c'est nécessaire, ou parfois un peu moins, c'est une petite frappe qui mène sa vie comme il l'entend. Sans doute, si on lui avait dit un jour qu'il devrait faire équipe avec un type comme Swin, aurait-il ri, jaune, et coupé court à ce genre d'ânerie.
Et pourtant... Voilà les deux jeunes hommes recrutés par un mystérieux commanditaire, surnommé Froggy, pour convoyer de la drogue à partir de l'Arkansas, vers les Etats voisins. Ils se retrouvent placés sous les ordres de Bright, un garde forestier dont le boulot est d'entretenir le Parc National de Felsenthal, pas très loin de Little Rock, la capitale de l'Etat d'Arkansas.
Le jour, Kyle et Swin devront balayer, ratisser, enlever les feuilles mortes, les détritus, bref, remplir leur mission comme n'importe quels employés du parc. Ils vivront dans des caravanes, ces grands mobil-homes qu'on trouve souvent aux Etats-Unis comme résidence principale. Bright, lui, occupe la maison du gardien.
Et puis, la nuit, les deux factotums suivront les consignes, toujours très précises, qui leur sont confiées, afin d'aller transporter divers stupéfiants jusqu'aux clients et récupérer en échange d'importantes sommes d'argent. Une espèce de routine dont ils s'accommodent, même si les longs trajets en voiture permettent de mesurer le peu d'atomes crochus entre eux. Mais ils font avec.
Vient alors un voyage en Louisiane qui va tout changer. Au premier abord, rien d'extraordinaire, la transaction se passe bien, le retour en Arkansas aussi, chacun regagne sa caravane, et la nuit passe. Mais, au réveil, Kyle et Swin s'étonnent de ne pas voir Bright comme à l'habitude. Les deux garçons entrent dans la maison du garde forestier et...
Et ils découvrent non pas un mais deux corps. On s'est entre-tué dans cette cambuse pendant la nuit. De quoi, aussitôt, réveillé l'inquiétude de Swin et la parano de Kyle. Que s'est-il passé là ? Quel genre d'entourloupe cherche-t-on à leur jouer ? Ne sachant pas trop quoi faire, Kyle et Swin décident de parer au plus pressé.
Enterrer discrètement Bright dans un coin de ce Parc auquel il était très attaché, en prenant soin que la tombe soit assez profonde pour qu'aucun visiteur, ni aucun animal sauvage ne vienne fouiller par là. Puis, se débarrasser du second cadavre, mais cette fois, à l'extérieur du Parc pour qu'on ne soupçonne pas ses occupants d'être pour quoi que ce soit dans cette affaire...
Ensuite... Que faire ? Les deux garçons décident de faire comme si Bright était parti. Muté en Oklahoma, expliquent-ils... Mais, cela tient à peine la route... Pourtant, ils continuent à vivre comme si de rien n'était, font de nouvelles livraisons, entretiennent le parc et flippent de plus en plus. Parce qu'il y a un truc qui les turlupinent : ne sont-ils pas les prochains sur la liste ?
A partir de cette double mort violente, John Brandon crée un imbroglio très habile : Kyle et Swin travaillent pour Froggy, dont ils ne savent rien et finissent même par douter de l'existence. Mais alors, qui tire les ficelles ? Pourrait-on, après Bright, essayer de les faire taire ? Le lecteur, lui, a des réponses et observe, goguenard, la situation partir de plus en plus en cacahuète.
Raconté ainsi, on se dit qu'on a là un roman noir tout ce qu'il y a de plus classique. Mais, c'est sans compter le style très particulier de John Brandon. Que ce soit dans les descriptions ou dans les dialogues, il flotte sur ce livre une atmosphère étrange, teintée d'absurde, qui pourra en décontenancer certains mais qui donne une impression sarcastique redoutable.
Je ne vais pas me la jouer, avec la référence qui vient, elle est sur la quatrième de couverture, mais on a l'impression de se retrouver dans un scénario qui aurait pu être écrit pour les frères Coen. "Little Rock", c'est un peu la même bande de bras cassés que dans "Fargo", mais dans un Etat du sud, ou le casting improbable d'un "Burn after reading", par exemple.
Ce n'est pas que Kyle et encore plus Swin soient clairement des abrutis finis, mais ils ont tout pour faire de parfaits pieds nickelés. Kyle a un peu plus d'envergure, si l'on s'en tient à la dimension illégale de leur tandem, quand Swin semble voué à échouer dans tout ce qu'il entreprend. On a un duo digne d'un budy-movie, le caïd et le boulet.
Et puis, comme chez les frères Coen, il y a les personnages secondaires, ciselés, plus dingo et poilants encore que les rôles centraux, et qui viennent ajouter leur touche toute personnelle à la folie douce ambiante. Autour des deux zozos qui vont se mettre tous seuls à psychoter en cherchant midi à quatorze heures, ces seconds rôles donnent un vrai sel à cette histoire.
J'ai évoqué Bright, qui n'est pas le plus bizarre des membres de ce casting, en tout cas en apparence. Parce que, lorsqu'on gratte un peu, on lui découvre d'étranges lubies qui détonnent par rapport au paisible garde forestier qu'on rencontre. Mais bon, vous me direz, c'est un mec qui arrondit ses fins de mois en trafiquant de la drogue. C'est vrai, vous marquez un point.
En fait, ce sont les rôles féminins qui valent le coup d'oeil. En commençant par Johnna, une infirmière au parcours assez semblable à celui de Swin et Kyle, on le comprend au fil de l'histoire. Séduisante malgré ses lunettes, on la croirait sortie d'un soap-opera. C'est sur Swin que son charme va opérer et elle va peu à peu faire son nid dans le roman.
Cette fan des Razorbacks, l'équipe de foot universitaire de l'Arkansas, dont elle ne rate aucun match à la radio, est une coquette qui aime plaire, on le sent bien, mais qui a l'air de vouloir se fixer, parce que, après avoir pas mal bourlingué, elle croit avoir trouvé sa place en Arkansas. Mais elle ne réalise pas encore dans quoi elle a mis le doigt...
Parlons encore d'Elle. C'est ainsi qu'elle se fait appeler, sans qu'on sache s'il s'agit véritablement d'un prénom ou d'un pronom. Pas commode, la dame, le genre renfrognée. Elle est l'intermédiaire entre Bright et Froggy, c'est Elle qui transmet les feuilles de route des contrats que doivent accomplir Kyle et Swin, puis elle relève les compteurs, collectant l'argent ainsi récupéré.
La soudaine disparition de Bright, à laquelle Elle ne croit pas du tout, vient changer la donne. Elle se méfie de ces deux gars sortis de nulle part et dont l'arrivée coïncide avec la disparition de son vieux complice... Et ce ne sont pas les explications bien bancales de Kyle et Swin qui la feront changer d'avis. La méfiance est de mise et n'arrange pas son caractère...
Enfin, il y a Wendy, alias la femme en rose, puisqu'elle ne porte que des vêtements de cette couleur et semble avoir une imposante garde-robe. Wendy est l'autre supérieure de Bright, la vraie, dirons-nous. Elle travaille pour l'administration des parcs nationaux, mais profite elle aussi du trafic qui se déroule à Felsenthal.
Il faut dire qu'elle rêve de s'offrir un bateau et que ni son salaire, ni son activité artistique ne peuvent lui permettre ce caprice. Wendy peint, mais pas assez bien pour que son travail se vende. Alors, elle ne parle qu'en citant des grands peintres, histoires d'entretenir ses illusions. Et ce n'est pas tout, mais je vous laisse suivre Kyle pour découvrir d'autres facettes de la fascinante Wendy !
Et puis, il y a Frog ou Froggy, on ne le connaît que sous ce sobriquet. Un chef qui n'apparaît qu'en ombre chinoise, ou presque, un peu comme Bill, dans le diptyque de Tarantino, "Kill Bill". Le lecteur a cet avantage sur les personnages qu'il en découvre régulièrement un peu plus sur ce chef invisible et sur son parcours jusqu'à Little Rock.
Le genre de chef dont on rêve, même pour un criminel, d'ailleurs. Jusqu'à ce que Kyle et Swin viennent flanquer la pagaille dans son bizness bien pépère... D'un doute initial, la situation ne va alors faire qu'empirer et Frog va devoir faire des choix qu'il n'avais jusque-là jamais eu à faire. Lui non plus n'a aucune idée de jusqu'où Kyle et Swin sont capables d'aller...
J'ai évoqué des références cinématographiques, jusqu'ici. Une autre, plus littéraire, revient au sujet de John Brandon, c'est Cormac MaCarthy. Et c'est vrai qu'on peut trouver dans l'ambiance comme dans la mécanique qui embringue les personnages quelques traits communs avec "No country for old men". Et ce n'est pas tout.
Car, à me lire, vous devez imaginer un livre presque parodique, la série noire poussée à l'extrême, avec ce cynisme débordant partout. Et c'est vrai que personnages, situations et intrigues, parfois franchement décalées, donne une dimension très amusante, au moins dans la première moitié. Mais, "Little Rock" est un pur roman noir. Et le ciel de Kyle et Swin ne cesse de s'assombrir au fil des pages.
Il reste un dernier personnage à évoquer : c'est l'Arkansas. On imagine l'endroit paisible, un peu paumé, le sud profond, avec les rednecks et la nostalgie de la Confédération... Le fief des Clinton, là où ils ont laissé quelques dossiers pas très propres... On imagine qu'y vivent des mecs en cagoules pointues faisant brûler des croix plutôt que des trafiquants de drogue. Comme quoi, on peut se tromper.
Mais, le réseau de Frog, c'est de l'artisanat. On est loin des cartels sud-américains et de leurs organisations faisant régner la terreur partout où il passe. Ici, c'est quasiment familial, un petit taff tranquillou mais prospère et lucratif, sans aucune concurrence et avec un service après vente qui assure en toutes circonstances...
C'est aussi sur ce décalage que joue John Brandon avec talent pour faire de l'Arkansas le nouveau décor des Affranchis, où chacun se met à craindre de se faire rectifier au coin d'une rue. "Little Rock" est un livre déroutant, oui, dans le fond, comme dans la forme, c'est déjanté avec une écriture lapidaire et sardonique qui fait mouche, mais il faut s'y faire avant d'en goûter toute la saveur.
Et nul doute qu'en persévérant, non seulement vous vous attacherez aux personnages, en particulier ces deux losers magnifiques que sont Kyle et Swin, et vous constaterez que, derrière son cynisme de bon aloi, John Brandon cache une personnalité pleine de sensibilité qui saura aussi vous émouvoir avant que vous ne tourniez la dernière page de son livre.
Swin aurait pu mener de brillantes études universitaires si une mauvaise note, une seule mauvaise note, ne lui avait coûté sa bourse. Plutôt que de l'avouer, il s'embarque dans une histoire foireuse d'association d'élèves qui finit par le pousser à prendre la poudre d'escampette avec la caisse, laissant derrière lui sa mère, son beau-père qu'il déteste, et ses soeurs qu'il adore.
De cette expérience, lui reste toutefois un amour des livres et un perpétuel questionnement existentiel qui lui donne un coté assez lunaire, par moments. Ajoutez, pour terminer ce rapide portrait, qu'il s'adonne dès que possible à la musculation, ce qui lui donne un corps de rêve qu'agrémente une peau beige (sic) du plus bel effet.
Kyle n'a pas du tout suivi le même cursus. Taiseux, solitaire, volontiers brutal quand c'est nécessaire, ou parfois un peu moins, c'est une petite frappe qui mène sa vie comme il l'entend. Sans doute, si on lui avait dit un jour qu'il devrait faire équipe avec un type comme Swin, aurait-il ri, jaune, et coupé court à ce genre d'ânerie.
Et pourtant... Voilà les deux jeunes hommes recrutés par un mystérieux commanditaire, surnommé Froggy, pour convoyer de la drogue à partir de l'Arkansas, vers les Etats voisins. Ils se retrouvent placés sous les ordres de Bright, un garde forestier dont le boulot est d'entretenir le Parc National de Felsenthal, pas très loin de Little Rock, la capitale de l'Etat d'Arkansas.
Le jour, Kyle et Swin devront balayer, ratisser, enlever les feuilles mortes, les détritus, bref, remplir leur mission comme n'importe quels employés du parc. Ils vivront dans des caravanes, ces grands mobil-homes qu'on trouve souvent aux Etats-Unis comme résidence principale. Bright, lui, occupe la maison du gardien.
Et puis, la nuit, les deux factotums suivront les consignes, toujours très précises, qui leur sont confiées, afin d'aller transporter divers stupéfiants jusqu'aux clients et récupérer en échange d'importantes sommes d'argent. Une espèce de routine dont ils s'accommodent, même si les longs trajets en voiture permettent de mesurer le peu d'atomes crochus entre eux. Mais ils font avec.
Vient alors un voyage en Louisiane qui va tout changer. Au premier abord, rien d'extraordinaire, la transaction se passe bien, le retour en Arkansas aussi, chacun regagne sa caravane, et la nuit passe. Mais, au réveil, Kyle et Swin s'étonnent de ne pas voir Bright comme à l'habitude. Les deux garçons entrent dans la maison du garde forestier et...
Et ils découvrent non pas un mais deux corps. On s'est entre-tué dans cette cambuse pendant la nuit. De quoi, aussitôt, réveillé l'inquiétude de Swin et la parano de Kyle. Que s'est-il passé là ? Quel genre d'entourloupe cherche-t-on à leur jouer ? Ne sachant pas trop quoi faire, Kyle et Swin décident de parer au plus pressé.
Enterrer discrètement Bright dans un coin de ce Parc auquel il était très attaché, en prenant soin que la tombe soit assez profonde pour qu'aucun visiteur, ni aucun animal sauvage ne vienne fouiller par là. Puis, se débarrasser du second cadavre, mais cette fois, à l'extérieur du Parc pour qu'on ne soupçonne pas ses occupants d'être pour quoi que ce soit dans cette affaire...
Ensuite... Que faire ? Les deux garçons décident de faire comme si Bright était parti. Muté en Oklahoma, expliquent-ils... Mais, cela tient à peine la route... Pourtant, ils continuent à vivre comme si de rien n'était, font de nouvelles livraisons, entretiennent le parc et flippent de plus en plus. Parce qu'il y a un truc qui les turlupinent : ne sont-ils pas les prochains sur la liste ?
A partir de cette double mort violente, John Brandon crée un imbroglio très habile : Kyle et Swin travaillent pour Froggy, dont ils ne savent rien et finissent même par douter de l'existence. Mais alors, qui tire les ficelles ? Pourrait-on, après Bright, essayer de les faire taire ? Le lecteur, lui, a des réponses et observe, goguenard, la situation partir de plus en plus en cacahuète.
Raconté ainsi, on se dit qu'on a là un roman noir tout ce qu'il y a de plus classique. Mais, c'est sans compter le style très particulier de John Brandon. Que ce soit dans les descriptions ou dans les dialogues, il flotte sur ce livre une atmosphère étrange, teintée d'absurde, qui pourra en décontenancer certains mais qui donne une impression sarcastique redoutable.
Je ne vais pas me la jouer, avec la référence qui vient, elle est sur la quatrième de couverture, mais on a l'impression de se retrouver dans un scénario qui aurait pu être écrit pour les frères Coen. "Little Rock", c'est un peu la même bande de bras cassés que dans "Fargo", mais dans un Etat du sud, ou le casting improbable d'un "Burn after reading", par exemple.
Ce n'est pas que Kyle et encore plus Swin soient clairement des abrutis finis, mais ils ont tout pour faire de parfaits pieds nickelés. Kyle a un peu plus d'envergure, si l'on s'en tient à la dimension illégale de leur tandem, quand Swin semble voué à échouer dans tout ce qu'il entreprend. On a un duo digne d'un budy-movie, le caïd et le boulet.
Et puis, comme chez les frères Coen, il y a les personnages secondaires, ciselés, plus dingo et poilants encore que les rôles centraux, et qui viennent ajouter leur touche toute personnelle à la folie douce ambiante. Autour des deux zozos qui vont se mettre tous seuls à psychoter en cherchant midi à quatorze heures, ces seconds rôles donnent un vrai sel à cette histoire.
J'ai évoqué Bright, qui n'est pas le plus bizarre des membres de ce casting, en tout cas en apparence. Parce que, lorsqu'on gratte un peu, on lui découvre d'étranges lubies qui détonnent par rapport au paisible garde forestier qu'on rencontre. Mais bon, vous me direz, c'est un mec qui arrondit ses fins de mois en trafiquant de la drogue. C'est vrai, vous marquez un point.
En fait, ce sont les rôles féminins qui valent le coup d'oeil. En commençant par Johnna, une infirmière au parcours assez semblable à celui de Swin et Kyle, on le comprend au fil de l'histoire. Séduisante malgré ses lunettes, on la croirait sortie d'un soap-opera. C'est sur Swin que son charme va opérer et elle va peu à peu faire son nid dans le roman.
Cette fan des Razorbacks, l'équipe de foot universitaire de l'Arkansas, dont elle ne rate aucun match à la radio, est une coquette qui aime plaire, on le sent bien, mais qui a l'air de vouloir se fixer, parce que, après avoir pas mal bourlingué, elle croit avoir trouvé sa place en Arkansas. Mais elle ne réalise pas encore dans quoi elle a mis le doigt...
Parlons encore d'Elle. C'est ainsi qu'elle se fait appeler, sans qu'on sache s'il s'agit véritablement d'un prénom ou d'un pronom. Pas commode, la dame, le genre renfrognée. Elle est l'intermédiaire entre Bright et Froggy, c'est Elle qui transmet les feuilles de route des contrats que doivent accomplir Kyle et Swin, puis elle relève les compteurs, collectant l'argent ainsi récupéré.
La soudaine disparition de Bright, à laquelle Elle ne croit pas du tout, vient changer la donne. Elle se méfie de ces deux gars sortis de nulle part et dont l'arrivée coïncide avec la disparition de son vieux complice... Et ce ne sont pas les explications bien bancales de Kyle et Swin qui la feront changer d'avis. La méfiance est de mise et n'arrange pas son caractère...
Enfin, il y a Wendy, alias la femme en rose, puisqu'elle ne porte que des vêtements de cette couleur et semble avoir une imposante garde-robe. Wendy est l'autre supérieure de Bright, la vraie, dirons-nous. Elle travaille pour l'administration des parcs nationaux, mais profite elle aussi du trafic qui se déroule à Felsenthal.
Il faut dire qu'elle rêve de s'offrir un bateau et que ni son salaire, ni son activité artistique ne peuvent lui permettre ce caprice. Wendy peint, mais pas assez bien pour que son travail se vende. Alors, elle ne parle qu'en citant des grands peintres, histoires d'entretenir ses illusions. Et ce n'est pas tout, mais je vous laisse suivre Kyle pour découvrir d'autres facettes de la fascinante Wendy !
Et puis, il y a Frog ou Froggy, on ne le connaît que sous ce sobriquet. Un chef qui n'apparaît qu'en ombre chinoise, ou presque, un peu comme Bill, dans le diptyque de Tarantino, "Kill Bill". Le lecteur a cet avantage sur les personnages qu'il en découvre régulièrement un peu plus sur ce chef invisible et sur son parcours jusqu'à Little Rock.
Le genre de chef dont on rêve, même pour un criminel, d'ailleurs. Jusqu'à ce que Kyle et Swin viennent flanquer la pagaille dans son bizness bien pépère... D'un doute initial, la situation ne va alors faire qu'empirer et Frog va devoir faire des choix qu'il n'avais jusque-là jamais eu à faire. Lui non plus n'a aucune idée de jusqu'où Kyle et Swin sont capables d'aller...
J'ai évoqué des références cinématographiques, jusqu'ici. Une autre, plus littéraire, revient au sujet de John Brandon, c'est Cormac MaCarthy. Et c'est vrai qu'on peut trouver dans l'ambiance comme dans la mécanique qui embringue les personnages quelques traits communs avec "No country for old men". Et ce n'est pas tout.
Car, à me lire, vous devez imaginer un livre presque parodique, la série noire poussée à l'extrême, avec ce cynisme débordant partout. Et c'est vrai que personnages, situations et intrigues, parfois franchement décalées, donne une dimension très amusante, au moins dans la première moitié. Mais, "Little Rock" est un pur roman noir. Et le ciel de Kyle et Swin ne cesse de s'assombrir au fil des pages.
Il reste un dernier personnage à évoquer : c'est l'Arkansas. On imagine l'endroit paisible, un peu paumé, le sud profond, avec les rednecks et la nostalgie de la Confédération... Le fief des Clinton, là où ils ont laissé quelques dossiers pas très propres... On imagine qu'y vivent des mecs en cagoules pointues faisant brûler des croix plutôt que des trafiquants de drogue. Comme quoi, on peut se tromper.
Mais, le réseau de Frog, c'est de l'artisanat. On est loin des cartels sud-américains et de leurs organisations faisant régner la terreur partout où il passe. Ici, c'est quasiment familial, un petit taff tranquillou mais prospère et lucratif, sans aucune concurrence et avec un service après vente qui assure en toutes circonstances...
C'est aussi sur ce décalage que joue John Brandon avec talent pour faire de l'Arkansas le nouveau décor des Affranchis, où chacun se met à craindre de se faire rectifier au coin d'une rue. "Little Rock" est un livre déroutant, oui, dans le fond, comme dans la forme, c'est déjanté avec une écriture lapidaire et sardonique qui fait mouche, mais il faut s'y faire avant d'en goûter toute la saveur.
Et nul doute qu'en persévérant, non seulement vous vous attacherez aux personnages, en particulier ces deux losers magnifiques que sont Kyle et Swin, et vous constaterez que, derrière son cynisme de bon aloi, John Brandon cache une personnalité pleine de sensibilité qui saura aussi vous émouvoir avant que vous ne tourniez la dernière page de son livre.
vendredi 25 décembre 2015
"(...) une parodie de France, une principauté d'opérette. Monaco, vous connaissez ? C'est quelque chose comme ça, en pire".
Voilà une citation-titre qui place la barre très haut, non ? Mais de quoi parle-t-on, exactement ? Eh bien, d'un moment très particulier de l'histoire de notre pays, quand le gouvernement, déjà décentralisé à Vichy, se retrouve sur la route de l'exil pour élire domicile sur le sol de son occupant... A lire cette phrase, on mesure déjà le côté ubuesque de la situation que nous allons évoquer. Suivons Pierre Assouline dans cet étrange séjour à "Sigmaringen" (désormais disponible en poche chez Folio), dans un décor digne d'un conte de fées à la sauce Disney pour une tragi-comédie made in France dans une ambiance de fin de règne pourrissant. Une étonnante galerie de personnages, entre défiance, haines et rivalités, mais aussi un regard sur deux nations à la croisée des chemins, la France et l'Allemagne. Le tout, vu à travers une lorgnette originale : celle d'un majordome.
C'est la fin du mois d'août 1944. La famille princière de Hohenzollern reçoit une bien désagréable visite : si, jusque-là, leur enclave en pays souabe avait quasiment vécu en marge de la guerre et même, du nazisme, la voilà brutalement rattrapée. Princes et princesses sont littéralement expropriés : ils vont devoir quitter leur féerique demeure pour une autre plus modeste, à quelques kilomètres de là.
La raison de ce déménagement ? L'arrivée imminente à Sigmaringen du Maréchal Pétain et du gouvernement français établi à Vichy depuis le début de l'Occupation allemande. Mais, le vent a tourné, les Alliés ont débarqué quelques mois plus tôt en Normandie et gagnent régulièrement du terrain. Paris vient d'être libérée et le régime collaborationniste vacille.
Si le pouvoir nazi demande aux Hohenzollern d'aller voir ailleurs s'ils y sont, c'est pour faire place nette afin d'accueillir un gouvernement qui, déjà en exil sur son propre territoire, se retrouve, chose inconcevable, obligé de trouver refuge chez son occupant... Le château de Sigmaringen et ses 383 pièces seront un refuge parfait pour cette administration en pleine débandade.
Voilà comment, en cette fin d'été, débarquent à Sigmaringen Philippe Pétain et madame, Pierre Laval et ses ministres, bientôt rejoint par tous leurs partisans, enfin, ceux qui restent, et qui vont investir cette paisible cité, jusqu'à en faire une enclave française, au grand dam des Allemands qui ne se sentent plus chez eux...
Au château, la délégation française est accueillie avec un enthousiasme mesuré mais un professionnalisme entier par le personnel travaillant habituellement pour les Hohenzollern. A leur tête, Julius Stein, fils et petit-fils de majordome, qui semble faire partie de la maison autant que les meubles, nombreux, qui la décorent.
Ne voyez pas de mal à cette comparaison, mais ce Julius est en quelque sorte le garant de ce que représente le château de Sigmaringen en l'absence de ses propriétaires légitimes. Il est le maître de maison et veille au respect du patrimoine autant que des convenances. Quoi que lui inspirent ses nouveaux locataires, cela n'entre pas en ligne de compte : le service, c'est le service.
Flanquée d'une jeune femme, Mlle Wolfermann, qui occupe le même rôle à la tête du personnel français, Julius dois donc maintenir le standing des lieux dans des conditions pas évidentes. Et pas seulement parce que les nouveaux occupants du château n'ont pas grand-chose à voir avec la haute aristocratie prussienne, mais aussi parce qu'il faut jongler avec les clans qui se forment.
Le régime de Vichy est en miette et ça se voit : Pétain fait bande à part, logeant dans son Olympe, tout en haut du château et jouant les Arlésiennes, Laval se languit de sa campagne et les ministres s'envoient des vacheries à fleurets pas vraiment mouchetés. Au point que les Allemands ont fini par créer deux catégories qui, telles l'huile et le vinaigre, ne se mélangent jamais.
D'un côté, ceux qui continuent à faire comme si ce gouvernement fantoche avait encore une quelconque autorité sur quoi que ce soit, "les actifs", de l'autre, ceux qui se sont résignés à renoncer à l'action, "les passifs". Pour Julius et son équipe, cela demande des trésors d'ingéniosité pour que les uns et les autres ne se croisent jamais, chacun ses escaliers, ses bureaux, son service à table, etc.
Dans ce château, en vase clos ou presque, c'est la soupe à la grimace du matin au soir, en attendant les informations pouvant laisser espérer une issue pas trop défavorables. Mais, au fil des mois, il se confirme que le Reich, dernier fil à aider ces pantins à tenir debout, s'effrite sous les pressions conjuguées des Soviétiques d'un côté, des Américains, de l'autre.
"Sigmaringen", c'est la chronique de ces six mois d'exil des derniers mohicans de la collaboration. Dans le château, scène principale du livre, mais aussi dans toute la ville, une partie des Français vivant comme elle peut, dans les hôtels ou les maisons louées pour l'occasion. C'est le cas de Céline, par exemple, dont la verve et l'acidité font mouche lorsqu'on le croise.
Indépendamment des faits, de l'atmosphère incroyablement tendue qui règne sur le château, le roman repose évidemment sur le regard neutre, distancié, de Julius Stein. Impossible de ne pas songer, en l'imaginant, au personnage incarné par Anthony Hopkins dans "les Vestiges du jour" (d'ailleurs cité en annexe).
Que pense Julius ? Eh bien, ce n'est pas son boulot, de penser, d'avoir un avis. Non, son job, c'est que tout se passe du mieux possible. Il est partout, l'huile qui fait tourner les rouages sans que ça grince ou que ça coince. L'autorité ultime qui veille au confort des habitants du château. Pour le reste, ça le regarde et son avis, s'il en a un, il le garde pour lui.
Un avis qui transparaît toutefois peu à peu, puisque c'est par son regard que l'on observe ces Français, sans gêne, sans éducation parfois, se prenant pour la plupart pour ce qu'ils ne sont pas, affectant d'être des gens du grand monde quand ils ne sont que des arrivistes déconnectés de la réalité. Si Julius s'agace, il n'en laisse rien paraître, mais ne concède rien.
Une scène me revient à l'esprit : un concert, pour Noël, dans l'une des galeries du château. Traditionnellement, le personnel peut assister à ces manifestations, mais cela n'a pas l'heur de plaire à certains ministres français qui hèlent Julius pour que les domestiques soient chassés. Refus poli, insistance agaçante... Et Julius finit au milieu des siens, faisant bloc contre l'ingratitude et l'irrespect.
Juste, mais sévère. Julius mène le personnel placé sous ses ordres à la baguette et aucun relâchement n'est toléré. Au cours de ces six mois, il peine un peu, parce qu'il doit faire avec le personnel français, manifestement peu habitué au fonctionnement d'une grande maison comme celle des Hohenzollern, et aussi au personnel allemand venu en renfort pour pallier les absences et qui n'a pas eu la formation requise.
Bref, Julius se démultiplie, loin de l'habituelle routine qui semble avoir traversé les siècles sans aucun cahot. D'un côté, des hôtes pas faciles à servir et qui se moquent comme d'une guigne de ceux qui les servent, de l'autre, une équipe moins bien rodée qu'à l'ordinaire, qu'il faut sans cesse surveiller, cornaquer, remettre à sa place, etc.
Mais, d'abord figure hiératique, Julius va petit à petit fendre l'armure, en tout cas pour le lecteur. Et l'on va en apprendre plus sur lui, sa vie, sa personnalité profonde... Et ce personnage singulier, auquel on s'attache, mais avec distance, va, d'un seul coup, prendre une toute autre dimension pour nous offrir des facettes fortes, touchantes, aux antipodes de son personnage froid et raide de majordome.
A travers lui, on visite aussi bien l'incroyable château de Sigmaringen, dont l'architecture semble pour le moins... complexe (ne vous y aventurez pas sans plan ou guide, vous risqueriez de ne jamais retrouver votre chemin !), et l'on regarde ce gouvernement déglingué jeter ses derniers feux et attendant que tombe un verdict qui leur apparaît de plus en plus défavorable...
Quand j'ai attaqué ce livre, je pensais trouver plus de points communs avec un des précédents livres de Pierre Assouline, "Lutétia". Or, "Sigmaringen" est un véritable roman historique, avec le parti pris de la narration vue par Julius et l'auteur peut alors se permettre de raconter cet épisode historique avec une certaine ironie, puisant dans une abondante bibliographie nombre d'anecdotes aussi croustillantes que consternantes.
Toutefois, malgré l'unité de lieu que représente Sigmaringen, même si on se concentre sur le regard d'un homme qui se fond parfois dans le décor parce que sa fonction l'exige, le roman de Pierre Assouline n'oublie pas de nous parler de la France et de l'Allemagne, en cette fin de deuxième guerre mondiale.
De la France, nous n'y revenons pas, on a l'image de cette clique désolante, se bouffant le nez à la moindre occasion, affichant ses mesquines ambitions pour les uns, son défaitisme tranquille pour les autres. Que dire de ceux qui croient encore, à ce moment, que Hitler pourra inverser la situation, remettre les Américains à la mer, renvoyer les Russes derrière leur frontière et remettre Vichy à la tête de la France ?
Pour autant, on évoque aussi l'Allemagne. Le choix de Sigmaringen est très intéressant. Comme je l'ai dit plus haut, la région a été relativement épargnée par la guerre. Est-ce le château, on se croirait presque hors du temps, au début, en tout cas. Mais l'étau se resserre, en témoigne les dernières vagues de mobilisation se déroulant alors que les Français sont là. Dernières forces à jeter dans une bataille quasiment perdue.
Ca, c'est pour le constat sur le présent. On peut aussi évoquer l'Allemagne nazie depuis l'avènement de Hitler, là encore à travers le regard de Julius. Sur son cas personnel, je ne vais rien dire ici, car c'est l'un des éléments qu'on découvre dans la dernières partie du livre et il faut la laisser dans l'ombre, mais elle offre des pistes passionnantes de réflexion, à travers un point de vue assez original.
Mais, puisque nous sommes chez les Hohenzollern, dynastie séculaire, c'est aussi l'occasion de parler de l'aristocratie allemande face au nazisme. On retrouve d'ailleurs la notion de service, chère à Julius. Un service différent, celui des armes. Mais on comprend aussi, à quelques exceptions près, que l'avènement de Hitler et de ses sbires n'a pas ravi les vieilles familles prussiennes, plus que modérées sur la question (c'est mieux expliqué dans le livre, rassurez-vous !).
"Sigmaringen" est un roman passionnant, parce qu'il s'intéresse à cette parenthèse désenchantée et absurde de la fin du régime de Vichy. Sur le sujet, j'avais bien lu "la dignité des psychopathes", de Frédéric Paulin (désormais disponible en numérique chez Multivers Editions), mais c'était sensiblement différent, dans le fond et la forme.
Ici, on a bien sûr la dimension historique pure, la mise en forme romanesque des témoignages directs et indirects sur le sujet, et c'est habilement fait, mais aussi, ce point de vue très original et très intéressant qu'est ce personnage de Julius, je finis avec lui, à tout seigneur, même majordome, tout honneur.
On pourra juger la fin un peu trop empreinte de bons sentiments, c'est vrai, mais ce final reste cohérent, malgré tout. L'histoire franco-allemande compliquée depuis 1870 tourne une page avec l'épisode de Sigmaringen et, pour les deux pays, pour les deux peuples, tout est alors à reconstruire, et pourquoi pas ensemble, en allant au-delà des craintes et des stéréotypes.
C'est la fin du mois d'août 1944. La famille princière de Hohenzollern reçoit une bien désagréable visite : si, jusque-là, leur enclave en pays souabe avait quasiment vécu en marge de la guerre et même, du nazisme, la voilà brutalement rattrapée. Princes et princesses sont littéralement expropriés : ils vont devoir quitter leur féerique demeure pour une autre plus modeste, à quelques kilomètres de là.
La raison de ce déménagement ? L'arrivée imminente à Sigmaringen du Maréchal Pétain et du gouvernement français établi à Vichy depuis le début de l'Occupation allemande. Mais, le vent a tourné, les Alliés ont débarqué quelques mois plus tôt en Normandie et gagnent régulièrement du terrain. Paris vient d'être libérée et le régime collaborationniste vacille.
Si le pouvoir nazi demande aux Hohenzollern d'aller voir ailleurs s'ils y sont, c'est pour faire place nette afin d'accueillir un gouvernement qui, déjà en exil sur son propre territoire, se retrouve, chose inconcevable, obligé de trouver refuge chez son occupant... Le château de Sigmaringen et ses 383 pièces seront un refuge parfait pour cette administration en pleine débandade.
Voilà comment, en cette fin d'été, débarquent à Sigmaringen Philippe Pétain et madame, Pierre Laval et ses ministres, bientôt rejoint par tous leurs partisans, enfin, ceux qui restent, et qui vont investir cette paisible cité, jusqu'à en faire une enclave française, au grand dam des Allemands qui ne se sentent plus chez eux...
Au château, la délégation française est accueillie avec un enthousiasme mesuré mais un professionnalisme entier par le personnel travaillant habituellement pour les Hohenzollern. A leur tête, Julius Stein, fils et petit-fils de majordome, qui semble faire partie de la maison autant que les meubles, nombreux, qui la décorent.
Ne voyez pas de mal à cette comparaison, mais ce Julius est en quelque sorte le garant de ce que représente le château de Sigmaringen en l'absence de ses propriétaires légitimes. Il est le maître de maison et veille au respect du patrimoine autant que des convenances. Quoi que lui inspirent ses nouveaux locataires, cela n'entre pas en ligne de compte : le service, c'est le service.
Flanquée d'une jeune femme, Mlle Wolfermann, qui occupe le même rôle à la tête du personnel français, Julius dois donc maintenir le standing des lieux dans des conditions pas évidentes. Et pas seulement parce que les nouveaux occupants du château n'ont pas grand-chose à voir avec la haute aristocratie prussienne, mais aussi parce qu'il faut jongler avec les clans qui se forment.
Le régime de Vichy est en miette et ça se voit : Pétain fait bande à part, logeant dans son Olympe, tout en haut du château et jouant les Arlésiennes, Laval se languit de sa campagne et les ministres s'envoient des vacheries à fleurets pas vraiment mouchetés. Au point que les Allemands ont fini par créer deux catégories qui, telles l'huile et le vinaigre, ne se mélangent jamais.
D'un côté, ceux qui continuent à faire comme si ce gouvernement fantoche avait encore une quelconque autorité sur quoi que ce soit, "les actifs", de l'autre, ceux qui se sont résignés à renoncer à l'action, "les passifs". Pour Julius et son équipe, cela demande des trésors d'ingéniosité pour que les uns et les autres ne se croisent jamais, chacun ses escaliers, ses bureaux, son service à table, etc.
Dans ce château, en vase clos ou presque, c'est la soupe à la grimace du matin au soir, en attendant les informations pouvant laisser espérer une issue pas trop défavorables. Mais, au fil des mois, il se confirme que le Reich, dernier fil à aider ces pantins à tenir debout, s'effrite sous les pressions conjuguées des Soviétiques d'un côté, des Américains, de l'autre.
"Sigmaringen", c'est la chronique de ces six mois d'exil des derniers mohicans de la collaboration. Dans le château, scène principale du livre, mais aussi dans toute la ville, une partie des Français vivant comme elle peut, dans les hôtels ou les maisons louées pour l'occasion. C'est le cas de Céline, par exemple, dont la verve et l'acidité font mouche lorsqu'on le croise.
Indépendamment des faits, de l'atmosphère incroyablement tendue qui règne sur le château, le roman repose évidemment sur le regard neutre, distancié, de Julius Stein. Impossible de ne pas songer, en l'imaginant, au personnage incarné par Anthony Hopkins dans "les Vestiges du jour" (d'ailleurs cité en annexe).
Que pense Julius ? Eh bien, ce n'est pas son boulot, de penser, d'avoir un avis. Non, son job, c'est que tout se passe du mieux possible. Il est partout, l'huile qui fait tourner les rouages sans que ça grince ou que ça coince. L'autorité ultime qui veille au confort des habitants du château. Pour le reste, ça le regarde et son avis, s'il en a un, il le garde pour lui.
Un avis qui transparaît toutefois peu à peu, puisque c'est par son regard que l'on observe ces Français, sans gêne, sans éducation parfois, se prenant pour la plupart pour ce qu'ils ne sont pas, affectant d'être des gens du grand monde quand ils ne sont que des arrivistes déconnectés de la réalité. Si Julius s'agace, il n'en laisse rien paraître, mais ne concède rien.
Une scène me revient à l'esprit : un concert, pour Noël, dans l'une des galeries du château. Traditionnellement, le personnel peut assister à ces manifestations, mais cela n'a pas l'heur de plaire à certains ministres français qui hèlent Julius pour que les domestiques soient chassés. Refus poli, insistance agaçante... Et Julius finit au milieu des siens, faisant bloc contre l'ingratitude et l'irrespect.
Juste, mais sévère. Julius mène le personnel placé sous ses ordres à la baguette et aucun relâchement n'est toléré. Au cours de ces six mois, il peine un peu, parce qu'il doit faire avec le personnel français, manifestement peu habitué au fonctionnement d'une grande maison comme celle des Hohenzollern, et aussi au personnel allemand venu en renfort pour pallier les absences et qui n'a pas eu la formation requise.
Bref, Julius se démultiplie, loin de l'habituelle routine qui semble avoir traversé les siècles sans aucun cahot. D'un côté, des hôtes pas faciles à servir et qui se moquent comme d'une guigne de ceux qui les servent, de l'autre, une équipe moins bien rodée qu'à l'ordinaire, qu'il faut sans cesse surveiller, cornaquer, remettre à sa place, etc.
Mais, d'abord figure hiératique, Julius va petit à petit fendre l'armure, en tout cas pour le lecteur. Et l'on va en apprendre plus sur lui, sa vie, sa personnalité profonde... Et ce personnage singulier, auquel on s'attache, mais avec distance, va, d'un seul coup, prendre une toute autre dimension pour nous offrir des facettes fortes, touchantes, aux antipodes de son personnage froid et raide de majordome.
A travers lui, on visite aussi bien l'incroyable château de Sigmaringen, dont l'architecture semble pour le moins... complexe (ne vous y aventurez pas sans plan ou guide, vous risqueriez de ne jamais retrouver votre chemin !), et l'on regarde ce gouvernement déglingué jeter ses derniers feux et attendant que tombe un verdict qui leur apparaît de plus en plus défavorable...
Quand j'ai attaqué ce livre, je pensais trouver plus de points communs avec un des précédents livres de Pierre Assouline, "Lutétia". Or, "Sigmaringen" est un véritable roman historique, avec le parti pris de la narration vue par Julius et l'auteur peut alors se permettre de raconter cet épisode historique avec une certaine ironie, puisant dans une abondante bibliographie nombre d'anecdotes aussi croustillantes que consternantes.
Toutefois, malgré l'unité de lieu que représente Sigmaringen, même si on se concentre sur le regard d'un homme qui se fond parfois dans le décor parce que sa fonction l'exige, le roman de Pierre Assouline n'oublie pas de nous parler de la France et de l'Allemagne, en cette fin de deuxième guerre mondiale.
De la France, nous n'y revenons pas, on a l'image de cette clique désolante, se bouffant le nez à la moindre occasion, affichant ses mesquines ambitions pour les uns, son défaitisme tranquille pour les autres. Que dire de ceux qui croient encore, à ce moment, que Hitler pourra inverser la situation, remettre les Américains à la mer, renvoyer les Russes derrière leur frontière et remettre Vichy à la tête de la France ?
Pour autant, on évoque aussi l'Allemagne. Le choix de Sigmaringen est très intéressant. Comme je l'ai dit plus haut, la région a été relativement épargnée par la guerre. Est-ce le château, on se croirait presque hors du temps, au début, en tout cas. Mais l'étau se resserre, en témoigne les dernières vagues de mobilisation se déroulant alors que les Français sont là. Dernières forces à jeter dans une bataille quasiment perdue.
Ca, c'est pour le constat sur le présent. On peut aussi évoquer l'Allemagne nazie depuis l'avènement de Hitler, là encore à travers le regard de Julius. Sur son cas personnel, je ne vais rien dire ici, car c'est l'un des éléments qu'on découvre dans la dernières partie du livre et il faut la laisser dans l'ombre, mais elle offre des pistes passionnantes de réflexion, à travers un point de vue assez original.
Mais, puisque nous sommes chez les Hohenzollern, dynastie séculaire, c'est aussi l'occasion de parler de l'aristocratie allemande face au nazisme. On retrouve d'ailleurs la notion de service, chère à Julius. Un service différent, celui des armes. Mais on comprend aussi, à quelques exceptions près, que l'avènement de Hitler et de ses sbires n'a pas ravi les vieilles familles prussiennes, plus que modérées sur la question (c'est mieux expliqué dans le livre, rassurez-vous !).
"Sigmaringen" est un roman passionnant, parce qu'il s'intéresse à cette parenthèse désenchantée et absurde de la fin du régime de Vichy. Sur le sujet, j'avais bien lu "la dignité des psychopathes", de Frédéric Paulin (désormais disponible en numérique chez Multivers Editions), mais c'était sensiblement différent, dans le fond et la forme.
Ici, on a bien sûr la dimension historique pure, la mise en forme romanesque des témoignages directs et indirects sur le sujet, et c'est habilement fait, mais aussi, ce point de vue très original et très intéressant qu'est ce personnage de Julius, je finis avec lui, à tout seigneur, même majordome, tout honneur.
On pourra juger la fin un peu trop empreinte de bons sentiments, c'est vrai, mais ce final reste cohérent, malgré tout. L'histoire franco-allemande compliquée depuis 1870 tourne une page avec l'épisode de Sigmaringen et, pour les deux pays, pour les deux peuples, tout est alors à reconstruire, et pourquoi pas ensemble, en allant au-delà des craintes et des stéréotypes.
mercredi 23 décembre 2015
"Bâtir ? Détruire !"
Titre un peu lapidaire, c'est vrai, mais qui, j'espère, prendra sens après la lecture de notre billet du jour. Dans le précédent, évoquant Louis XI, je parlais déjà de Louis XIV, il était donc logique que le Roi Soleil suive. C'est à l'occasion de la parution récente de l'intégrale du cycle "Versailles, le palais de toutes les promesses", de Jean-Michel Riou (chez Flammarion ; chaque roman est disponible indépendamment en poche chez Pocket), que nous allons voyager dans le Grand Siècle. Quatre romans rassemblés en un seul tome de 1700 pages (qui pèse son poids) et a pour fil conducteur la vie du roi, mais surtout, son rêve ahurissant de voir bâti le plus extraordinaire château d'Europe sur les terres marécageuses de Versailles. Mais, n'allez pas imaginer qu'il s'agit d'une biographie, non, c'est bien plus que cela : un véritable cycle romanesque relatant une petite histoire s'inscrivant dans la grande. Avec, au coeur de ce premier tome, "Un jour, je serai Roi" (nous reviendrons pour les suivants), un personnage qui semble être le parfait opposé de Louis XIV : Toussaint Delaforge.
Le 5 septembre 1638, naît Louis Dieudonné, l'enfant-miracle. Des années qu'un héritier mâle au trône de France était attendu, en vain. Même Louis XIII semblait avoir perdu espoir. Ne restait que la prière, celle du peuple, celle de l'aristocratie, celle du Roi, lui-même, enfin récompensée par cette naissance tardive.
C'est donc peu dire que, dès sa naissance, le jeune Louis bénéficie d'un cote de popularité, pour reprendre un terme anachronique, largement au-dessus de la moyenne. Il est déjà un petit roi pour la Cour et il apprend déjà à se comporter comme tel. Mais, il y a encore énormément de chemin à parcourir avant qu'il ne devienne le plus grand souverain d'Europe.
Ce même 5 septembre 1638, à deux pas du Pont-Neuf, à Paris, dans une cave sordide, un autre enfant voit le jour. Les conditions de cette autre naissance sont bien différentes, à des années-lumières de la pompe qui encadra la naissance du futur roi. Je ne vous en dis rien ici, car les circonstances de cette naissance sont au coeur de ce roman...
Sachez tout de même que celui qui va devenir Toussaint Delaforge est orphelin, qu'il garde du pénible accouchement une cicatrice disgracieuse sur le visage et qu'il es recueilli par un Jésuite, le père de Marolles. Celui-ci va l'emmener dans la maison de l'homme dont il est le confesseur : le marquis de La Place.
Mais sa présence dérange, dans cet univers si particulier de la grande noblesse parisienne. Alors, sentant qu'il faut agir, Marolles place son pupille en pension dans un établissement tenu par d'autres jésuites. Voilà comment Toussaint va rencontrer son véritable mentor : le père Calmés. Enfin, mentor, le mot n'est pas bon. Disons qu'il aurait pu l'être...
Rongé par une phénoménale colère, Toussaint est un enfant discret, taiseux jusqu'au mutisme, mais qui s'y frotte, s'y pique. Son caractère se forge au dur enseignement des Jésuites et sa volonté de découvrir d'où il vient, qui étaient ses parents se renforce parallèlement. Disons-le, c'est un vrai diable qui apparaît alors, que Calmés ne saura pas contrôler, malgré sa bonne volonté...
"Un jour, je serai roi", c'est l'incroyable parcours de cet enfant de rien qui n'aura qu'une idée en tête : réussir, et par tous les moyens, même les pires. Non, Toussaint Delaforge n'est pas le garçon le plus fréquentable qui soit, mais sa méchanceté est servie par une intelligence remarquable et une volonté de fer, que personne ne réussira à faire plier avant longtemps.
Des bas-fonds de Paris, où il va se forger sa première réputation, jusqu'au chantier débutant du château de Versailles et de la ville qui se monte à proximité, on suit l'ascension de ce mauvais garçon, bourrelé de haine envers tous, envers sa condition, et peut-être plus encore envers lui-même. A chaque échec, il rebondit et repart de plus belle, manigançant sans aucun scrupule, séduisant s'il le faut, ourdissant sa vengeance envers ceux qu'ils jugent responsables de son état...
Là encore, permettez-moi de laisser dans l'ombre la plus grande partie de cette trajectoire incroyable, dans le sillage de laquelle Toussaint va laisser bien des corps sans vie... Il n'envisage pas régler ses problèmes autrement que de cette manière définitive, mais avec un machiavélisme qui va lui permettre d'échapper à toute sanction, malgré les soupçons et les haines qu'il suscitera.
Dans cette aventure, il croisera Le Vau, l'architecte de Vaux-le-Vicomte, mais aussi la famille Pongallet, qui deviendra, je crois, un des fils conducteurs de la saga, famille de bâtisseurs qui contribuera largement au chantier de Versailles. Et il va devenir un personnage en vue, craint par les uns, admirés par les autres. Parfois, les deux à la fois.
"Un jour, je serai roi" s'intéresse à la période allant de 1638 à 1664, on effleure donc à peine le projet pharaonique de Louis XIV dans ce premier tome. Pourtant, on devine à la fois l'ampleur du chantier mais aussi ses conséquences sur les alentours du site, ainsi que l'autorité d'un roi capable de lancer des travaux apparemment impossible et de rallier un cour, certes un peu servile, à cette cause folle.
On comprend que Versailles n'est pas que le fruit d'une ambition démesurée, ni le point final de la controverse avec Fouquet, afin de reléguer Vaux-le-Vicomte au second plan. Une scène, dans la première partie du roman, une scène magnifique, émouvante, nous donne des explications bien différentes.
Je ne vais évidemment pas vous la raconter, simplement vous dire qu'il s'agit sans doute de la première et de la dernière scène d'intimité entre Louis XIII, roi malade et lucide sur le peu de temps qu'il lui reste à vivre, et son fils, tellement attendu. Entre complicité, amour paternel et enseignement des écueils à éviter pour le futur monarque, cette scène se grave dans l'esprit de l'enfant qui y répondra de la plus incroyable des manières une vingtaine d'années plus tard...
Louis XIV, le roi bâtisseur, s'il est très présent en début de roman, apparaît bien moins par la suite, laissant se développer la saga dont il est un des éléments, le moteur, sans doute, mais pas, ô, crime de lèse-majesté, le centre. Ce château démesuré, qui répond aussi à la volonté autoritaire du jeune roi de concentrer la cour en un seul lieu pour mieux la contrôler, n'en est encore qu'à sa genèse, mais les fondations sont posées, si je puis dire.
Face à lui, le destin de Toussaint Delaforge est tout inverse : la formule qui sert de titre à ce billet est évidemment de son cru. Elle naît d'un raisonnement d'enfant, mais d'un enfant à l'esprit embrumé par la haine qu'il ressent. Et je dois dire que la scène de cette épiphanie, qui va conduire Toussaint à Versailles par la suite, est tout à fait surprenante. Et assez effrayante, aussi.
Le bâtisseur, il n'en sait rien, d'ailleurs, c'est le roi, et le destructeur auto-proclamé, c'est lui, incarnation quasi-diabolique, née pour tout mettre à bas. Voilà le parallèle, qui tiendrait plutôt du négatif photographique entre les deux personnages majeurs de ce premier volet. La présence du roi irradie même lorsqu'on ne fait que l'apercevoir, tandis que l'aura maléfique de Toussaint gagne en puissance au gré des chapitres...
Jean-Michel Riou met remarquablement en place tous les éléments de sa saga, qu'il va mener sur quatre tome. A lui seul, indépendamment, le destin de Toussaint Delaforge est tout à fait romanesque et absolument passionnant. Il se crée une espèce d'attraction-répulsion entre le lecteur et ce personnage, voué au mal alors qu'on sent qu'il aurait tout à fait la capacité d'être un héros positif.
Mais, le fait de mettre en avant un personnage néfaste, méchant, violent, un meurtrier sans scrupule, ni remords, vient contraster avec la lumière qu'incarne le roi. Toussaint est, en quelque sorte, un soleil noir qui voudrait éclipser le rayonnement du Soleil en train de se lever sur la France. Un jumeau maléfique sorti droit d'une quelconque légende.
La légende du Roi Soleil, nous la connaissons, en tout cas, dans les grandes lignes. Ce premier tome, étendu sur un quart de siècle, permet d'écrire les premiers chapitres de la légende de Toussaint Delaforge et cette vie incroyablement mouvementée, depuis les caves miteuses du quartier du Pont-Neuf jusqu'au Versailles en train de sortir de terre, tient le lecteur captif.
Il serait toutefois dommage de limiter cette lecture à cet aspect-là. Bien sûr, c'est la trame principale, mais autour, gravitent des récits secondaires qui vont suivre ensuite leur cours, dans les tomes suivants. Bien sûr, le chantier lui-même, encore embryonnaire, et celui de Versailles, qui doit se métamorphoser pour accueillir, à terme, la Cour et sa suite.
Le chantier naissant induit tout ceux qui vont être amené à y travailler. Le travail demandé est colossal, prend parfois des allures de mythe de Sisyphe, en particulier en raison du caractère marécageux du terrain choisi pour construire non seulement les bâtiments, mais aussi les bassins, les jardins, tout ce qui doit être construit sur le vaste terrain acquis par le roi pour dépasser en splendeur tout ce qui pouvait exister jusque-là.
A la manière de Ken Follett dans "les piliers de la terre", Jean-Michel Riou entend aussi évoquer ces bâtisseurs anonymes qui ont su, par leur travail, leurs efforts immenses, leur sacrifice, pour nombre d'entre eux, faire surgir de cette terre ingrate, ce bâtiment hors-norme et ses majestueuses dépendances, qui sont encore, plus de trois siècles après, le témoignage d'une époque et d'un règne.
J'ai évoqué les Pongallet, mais c'est toute la famille du bâtiment dont on devine déjà la présence. Les maçons, les tailleurs de pierre, les ouvriers venus de partout pour essayer de simplement gagner leur vie, échapper au destin qui les a vus naître dans les milieux les plus pauvres. Il y a les Le Faillon, venu de Bretagne, mais aussi tous les Limousins, qu'on appelle à la rescousse pour apporter leur force de travail.
Pour le moment, dans ce premier volet, tout cela est en arrière-plan. Ces personnages sont secondaires, mais il est certain qu'ils vont prendre de l'ampleur au fil des années et qu'on en reparlera bientôt, lorsque nous aborderons les volet suivant de la saga. Et lorsqu'on entrera véritablement dans le vif du sujet du chantier, pour le moment à peine en gestation.
On a, avec ce premier volet, le début d'une vraie et grande saga historique, avec plusieurs fils narratifs qui s'entremêlent, même si, pour l'instant, c'est la vie de Toussaint qui tient le devant de la scène. On plonge dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, dans un règne qui n'en est encore qu'à ses débuts, qui a toutes ses preuves à faire. Et Versailles en sera une, indéniablement.
Mais, tout cela, c'est une autre histoire. Enfin, plus exactement, la suite de celle-là. Une autre lecture qu'on va garder pour l'année prochaine (oui, je sais, elle ne va plus tarder !). Avec l'envie forte de retrouver les personnages laissés en suspens avec la fin de cette première partie. Et de connaître ce que la destinée leur réserve...
Le 5 septembre 1638, naît Louis Dieudonné, l'enfant-miracle. Des années qu'un héritier mâle au trône de France était attendu, en vain. Même Louis XIII semblait avoir perdu espoir. Ne restait que la prière, celle du peuple, celle de l'aristocratie, celle du Roi, lui-même, enfin récompensée par cette naissance tardive.
C'est donc peu dire que, dès sa naissance, le jeune Louis bénéficie d'un cote de popularité, pour reprendre un terme anachronique, largement au-dessus de la moyenne. Il est déjà un petit roi pour la Cour et il apprend déjà à se comporter comme tel. Mais, il y a encore énormément de chemin à parcourir avant qu'il ne devienne le plus grand souverain d'Europe.
Ce même 5 septembre 1638, à deux pas du Pont-Neuf, à Paris, dans une cave sordide, un autre enfant voit le jour. Les conditions de cette autre naissance sont bien différentes, à des années-lumières de la pompe qui encadra la naissance du futur roi. Je ne vous en dis rien ici, car les circonstances de cette naissance sont au coeur de ce roman...
Sachez tout de même que celui qui va devenir Toussaint Delaforge est orphelin, qu'il garde du pénible accouchement une cicatrice disgracieuse sur le visage et qu'il es recueilli par un Jésuite, le père de Marolles. Celui-ci va l'emmener dans la maison de l'homme dont il est le confesseur : le marquis de La Place.
Mais sa présence dérange, dans cet univers si particulier de la grande noblesse parisienne. Alors, sentant qu'il faut agir, Marolles place son pupille en pension dans un établissement tenu par d'autres jésuites. Voilà comment Toussaint va rencontrer son véritable mentor : le père Calmés. Enfin, mentor, le mot n'est pas bon. Disons qu'il aurait pu l'être...
Rongé par une phénoménale colère, Toussaint est un enfant discret, taiseux jusqu'au mutisme, mais qui s'y frotte, s'y pique. Son caractère se forge au dur enseignement des Jésuites et sa volonté de découvrir d'où il vient, qui étaient ses parents se renforce parallèlement. Disons-le, c'est un vrai diable qui apparaît alors, que Calmés ne saura pas contrôler, malgré sa bonne volonté...
"Un jour, je serai roi", c'est l'incroyable parcours de cet enfant de rien qui n'aura qu'une idée en tête : réussir, et par tous les moyens, même les pires. Non, Toussaint Delaforge n'est pas le garçon le plus fréquentable qui soit, mais sa méchanceté est servie par une intelligence remarquable et une volonté de fer, que personne ne réussira à faire plier avant longtemps.
Des bas-fonds de Paris, où il va se forger sa première réputation, jusqu'au chantier débutant du château de Versailles et de la ville qui se monte à proximité, on suit l'ascension de ce mauvais garçon, bourrelé de haine envers tous, envers sa condition, et peut-être plus encore envers lui-même. A chaque échec, il rebondit et repart de plus belle, manigançant sans aucun scrupule, séduisant s'il le faut, ourdissant sa vengeance envers ceux qu'ils jugent responsables de son état...
Là encore, permettez-moi de laisser dans l'ombre la plus grande partie de cette trajectoire incroyable, dans le sillage de laquelle Toussaint va laisser bien des corps sans vie... Il n'envisage pas régler ses problèmes autrement que de cette manière définitive, mais avec un machiavélisme qui va lui permettre d'échapper à toute sanction, malgré les soupçons et les haines qu'il suscitera.
Dans cette aventure, il croisera Le Vau, l'architecte de Vaux-le-Vicomte, mais aussi la famille Pongallet, qui deviendra, je crois, un des fils conducteurs de la saga, famille de bâtisseurs qui contribuera largement au chantier de Versailles. Et il va devenir un personnage en vue, craint par les uns, admirés par les autres. Parfois, les deux à la fois.
"Un jour, je serai roi" s'intéresse à la période allant de 1638 à 1664, on effleure donc à peine le projet pharaonique de Louis XIV dans ce premier tome. Pourtant, on devine à la fois l'ampleur du chantier mais aussi ses conséquences sur les alentours du site, ainsi que l'autorité d'un roi capable de lancer des travaux apparemment impossible et de rallier un cour, certes un peu servile, à cette cause folle.
On comprend que Versailles n'est pas que le fruit d'une ambition démesurée, ni le point final de la controverse avec Fouquet, afin de reléguer Vaux-le-Vicomte au second plan. Une scène, dans la première partie du roman, une scène magnifique, émouvante, nous donne des explications bien différentes.
Je ne vais évidemment pas vous la raconter, simplement vous dire qu'il s'agit sans doute de la première et de la dernière scène d'intimité entre Louis XIII, roi malade et lucide sur le peu de temps qu'il lui reste à vivre, et son fils, tellement attendu. Entre complicité, amour paternel et enseignement des écueils à éviter pour le futur monarque, cette scène se grave dans l'esprit de l'enfant qui y répondra de la plus incroyable des manières une vingtaine d'années plus tard...
Louis XIV, le roi bâtisseur, s'il est très présent en début de roman, apparaît bien moins par la suite, laissant se développer la saga dont il est un des éléments, le moteur, sans doute, mais pas, ô, crime de lèse-majesté, le centre. Ce château démesuré, qui répond aussi à la volonté autoritaire du jeune roi de concentrer la cour en un seul lieu pour mieux la contrôler, n'en est encore qu'à sa genèse, mais les fondations sont posées, si je puis dire.
Face à lui, le destin de Toussaint Delaforge est tout inverse : la formule qui sert de titre à ce billet est évidemment de son cru. Elle naît d'un raisonnement d'enfant, mais d'un enfant à l'esprit embrumé par la haine qu'il ressent. Et je dois dire que la scène de cette épiphanie, qui va conduire Toussaint à Versailles par la suite, est tout à fait surprenante. Et assez effrayante, aussi.
Le bâtisseur, il n'en sait rien, d'ailleurs, c'est le roi, et le destructeur auto-proclamé, c'est lui, incarnation quasi-diabolique, née pour tout mettre à bas. Voilà le parallèle, qui tiendrait plutôt du négatif photographique entre les deux personnages majeurs de ce premier volet. La présence du roi irradie même lorsqu'on ne fait que l'apercevoir, tandis que l'aura maléfique de Toussaint gagne en puissance au gré des chapitres...
Jean-Michel Riou met remarquablement en place tous les éléments de sa saga, qu'il va mener sur quatre tome. A lui seul, indépendamment, le destin de Toussaint Delaforge est tout à fait romanesque et absolument passionnant. Il se crée une espèce d'attraction-répulsion entre le lecteur et ce personnage, voué au mal alors qu'on sent qu'il aurait tout à fait la capacité d'être un héros positif.
Mais, le fait de mettre en avant un personnage néfaste, méchant, violent, un meurtrier sans scrupule, ni remords, vient contraster avec la lumière qu'incarne le roi. Toussaint est, en quelque sorte, un soleil noir qui voudrait éclipser le rayonnement du Soleil en train de se lever sur la France. Un jumeau maléfique sorti droit d'une quelconque légende.
La légende du Roi Soleil, nous la connaissons, en tout cas, dans les grandes lignes. Ce premier tome, étendu sur un quart de siècle, permet d'écrire les premiers chapitres de la légende de Toussaint Delaforge et cette vie incroyablement mouvementée, depuis les caves miteuses du quartier du Pont-Neuf jusqu'au Versailles en train de sortir de terre, tient le lecteur captif.
Il serait toutefois dommage de limiter cette lecture à cet aspect-là. Bien sûr, c'est la trame principale, mais autour, gravitent des récits secondaires qui vont suivre ensuite leur cours, dans les tomes suivants. Bien sûr, le chantier lui-même, encore embryonnaire, et celui de Versailles, qui doit se métamorphoser pour accueillir, à terme, la Cour et sa suite.
Le chantier naissant induit tout ceux qui vont être amené à y travailler. Le travail demandé est colossal, prend parfois des allures de mythe de Sisyphe, en particulier en raison du caractère marécageux du terrain choisi pour construire non seulement les bâtiments, mais aussi les bassins, les jardins, tout ce qui doit être construit sur le vaste terrain acquis par le roi pour dépasser en splendeur tout ce qui pouvait exister jusque-là.
A la manière de Ken Follett dans "les piliers de la terre", Jean-Michel Riou entend aussi évoquer ces bâtisseurs anonymes qui ont su, par leur travail, leurs efforts immenses, leur sacrifice, pour nombre d'entre eux, faire surgir de cette terre ingrate, ce bâtiment hors-norme et ses majestueuses dépendances, qui sont encore, plus de trois siècles après, le témoignage d'une époque et d'un règne.
J'ai évoqué les Pongallet, mais c'est toute la famille du bâtiment dont on devine déjà la présence. Les maçons, les tailleurs de pierre, les ouvriers venus de partout pour essayer de simplement gagner leur vie, échapper au destin qui les a vus naître dans les milieux les plus pauvres. Il y a les Le Faillon, venu de Bretagne, mais aussi tous les Limousins, qu'on appelle à la rescousse pour apporter leur force de travail.
Pour le moment, dans ce premier volet, tout cela est en arrière-plan. Ces personnages sont secondaires, mais il est certain qu'ils vont prendre de l'ampleur au fil des années et qu'on en reparlera bientôt, lorsque nous aborderons les volet suivant de la saga. Et lorsqu'on entrera véritablement dans le vif du sujet du chantier, pour le moment à peine en gestation.
On a, avec ce premier volet, le début d'une vraie et grande saga historique, avec plusieurs fils narratifs qui s'entremêlent, même si, pour l'instant, c'est la vie de Toussaint qui tient le devant de la scène. On plonge dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, dans un règne qui n'en est encore qu'à ses débuts, qui a toutes ses preuves à faire. Et Versailles en sera une, indéniablement.
Mais, tout cela, c'est une autre histoire. Enfin, plus exactement, la suite de celle-là. Une autre lecture qu'on va garder pour l'année prochaine (oui, je sais, elle ne va plus tarder !). Avec l'envie forte de retrouver les personnages laissés en suspens avec la fin de cette première partie. Et de connaître ce que la destinée leur réserve...
lundi 21 décembre 2015
"Je suis France" (Louis XI).
Nous avons tous appris à l'école la phrase de Louis XIV : "L'Etat, c'est moi". Mais, deux siècles avant lui, un autre roi de France avait donc prononcé une phrase assez similaire, comme vous pouvez le voir dans notre titre. Ce monarque, c'est Louis XI, roi dont on parle peu, finalement, dont on sait peu de choses et qui pourtant, mérite certainement une place bien plus importante dans les livres d'histoire que celle qu'on lui réserve. C'est en tout cas le point de vue de Gonzague Saint Bris, auteur de "Louis XI le méconnu", paru chez Albin Michel. Le créateur de la "Forêt des livres" et conteur hors pair, a décidé d'ajouter à son palmarès le portrait de Louis XI, roi n'appartenant plus vraiment au Moyen-Âge, bâtisseur d'une France moderne mais pas encore renaissante et incarnation d'un principe qu'on a parfois tendance à oublier de nos jours : l'intérêt général du pays, et donc du peuple.
Né en 1423, dans une France au bord de l'effondrement, ruinée et décimée par l'interminable Guerre de Cent Ans, fils de Charles VII, qui n'a pas encore rencontré Jeanne d'Arc, le jeune Louis ne naît pas sous les meilleurs auspices. Quelques années plus tôt, la bataille d'Azincourt a porté un coup terrible à la monarchie française et l'on a pu croire un temps que tout le royaume allait basculer dans l'escarcelle anglaise...
Avant de devenir Louis XI, en 1461, il est le Dauphin, premier fils de roi à honorer ce titre, en s'installant en Dauphiné et en y testant, si je puis dire, quelques lignes directrices qu'il reprendra par la suite pour les étendre à l'ensemble de son royaume. Louis n'en fait qu'à sa tête et son père, le roi, s'agace de cette indépendance malvenue.
La relation entre le père et le fils ne cessera de se tendre, au point que Louis devra s'exiler pendant plusieurs années en terre bourguignonne, l'ambitieux voisin et l'ennemi héréditaire, afin d'échapper aux armées royales, lancées à la reconquête du Dauphiné. Ce n'est qu'une pause dans l'ascension du jeune homme, qui va apprendre à patienter en attendant son heure.
On a là un homme qui va devenir un roi passionnant. On pourrait, à son sujet, appliquer à la lettre le fameux adage latin "si vis pacem, para bellum" (si tu veux la paix, prépare la guerre). Durant une bonne partie de son règne, la guerre va en effet se poursuivre, mais, Louis est un fin stratège et non seulement, il va remporter des victoires importantes, mais elles vont lui permettre de clore d'interminables conflits tout en agrandissant le territoire de son royaume.
Bien sûr, il va devoir lui aussi guerroyer contre l'Anglois, mais ce dernier, rattrapé par des divisions internes débouchant sur la Guerre des Deux Roses, va jeter l'éponge. Mais l'adversité reste grande et le trône de Louis XI sera longtemps contesté. La ligue du Bien-Public ou encore son jeune frère, le Duc de Berry, n'auront de cesse de manigancer pour le faire tomber. En vain.
Mais le vrai adversaire de Louis XI, celui avec lequel la rivalité sera permanente, c'est le fameux duc de Bourgogne, celui que la postérité conserve sous l'appellation de Charles le Téméraire. Entre les deux hommes, ce sera une lutte terrible, de près de 20 ans, qui ne s'achèvera qu'aux portes de Nancy, à la mort du Téméraire, trahi par Campo Basso...
Louis XI se sortira de chacune de ces embûches, jouant également très habilement sur le plan diplomatique, tirant quelques ficelles et signant quelques alliances pour parvenir à ses fins. Mais, le monarque est déterminé, car il a une vision politique pour son royaume et veut la mettre en place. Une vision qui va rompre avec la France féodale et médiévale et ouvrir la transition vers la Renaissance.
Mais, Gonzague Saint Bris évoque aussi l'homme, personnage étrange, qu'on a, selon lui trop souvent réduit à sa laideur et à sa cruauté, symbolisée par les fameuses "fillettes", ces cages étriquées dans lesquelles on enfermait les prisonniers et dans lesquelles ils ne pouvaient ni se tenir debout, ni s'asseoir et encore moins se coucher.
Personnellement, c'est quasiment la seule image que j'avais de Louis XI, après avoir découvert ce mode de détention particulièrement abominable dans une "Histoire de France illustrée" que j'ai lue et relue étant enfant, formidable vecteur de transmission de ce que l'on appelle désormais le roman national. Désormais, mon regard a changé, s'équilibre.
On découvre dans "Louis XI le méconnu", un roi affable, plein d'humour, solitaire car c'est le lot d'un monarque mais appréciant d'être entouré d'amis. Des amis qu'il choisit souvent, au grand dam des grands seigneurs féodaux, dans la bourgeoisie. Eh oui, Louis XI est un roi méfiant, qui cherche à éloigner les puissants du pouvoir, qu'ils soient nobles ou ecclésiastiques, malgré une foi profonde...
Apparaît aussi l'image d'un roi qui se consacre tout entier à sa charge, travaille comme un forcené, ne prenant que peu de temps pour lui, qu'il consacre à la chasse ou à ses animaux. Les chiens, qu'il fait venir de partout, ainsi que les oiseaux, viennent meubler ces rares instants de détente. Quant aux femmes, elles sont nombreuses dans sa vie, mais il ne semble guère s'attacher...
Comme souvent, avec Gonzague Saint Bris, ce que l'on a en main tient plus du portrait que véritablement de la biographie. Mais, ce qu'on lit dans ces pages repose sur une solide documentation et une importante bibliographie, dont les textes de Philippe de Commynes, serviteur et ami du roi dont il chroniqua soigneusement le règne. Encore un point commun de Louis XI avec Louis XIV, qui aura son Saint-Simon...
Ce récit est agréable à lire, et c'est certainement l'objectif principal de Gonzague Saint Bris. Une sorte de vulgarisation en apprend beaucoup sur ce personnage et son époque. Et cela n'empêche pas ensuite, d'aller se frotter si on le souhaite, à des textes plus complexes, des biographies plus approfondies, mais peut-être aussi un peu plus rébarbatives.
On n'est certainement pas dans une démarche que l'on pourrait qualifier d'universitaire, même si j'ai trouvé que, par rapport au livre sur Sade, dont nous avions parlé ici, Gonzague Saint Bris ne digresse pas et reste à son sujet d'un bout à l'autre. Mais, cela ne veut pas dire qu'il n'en profite pas pour lancer quelques piques et quelques messages.
Et l'on revient à cette volonté farouche d'un roi de se consacrer à sa fonction politique, avec comme objectif l'intérêt commun, bien plus qu'une quelconque puissance personnelle. Louis XI est un roi normal, si je puis dire, loin du bling bling qu'on imagine en vogue dans une cour aussi puissante que celle de France à l'époque.
Il s'habille très sobrement, loin des débordements de brocards, fourrures, or et bijoux que la noblesse prise. Au point que cette austérité lui vaut méfiance de la part des puissants : un roi si chichement vêtu, ne revendiquant pas sa richesse et son pouvoir n'est pas digne de confiance. A moins que cela ne les renvoie à leurs propres excès, ce qui n'est jamais agréable, forcément.
Là encore, Louis XI se démarque de son temps et de ses pairs, ce qui en fait un roi différent des autres, dans l'optique de Gonzague Saint Bris. Cette modestie associée à la volonté sans cesse affichée de travailler pour améliorer le sort quotidien de ses sujets en fait, à ses yeux, un bon exemple à suivre pour une classe politique qui a un peu perdu de vue ses missions premières.
Ce n'est pas une question de régime, que ce soit une monarchie ou une république, les missions restent les mêmes et l'intérêt public devrait demeurer une priorité. C'est plus l'abnégation d'un Louis XI (qui, certes, n'avait pas à se soucier de plaire ou de déplaire en vue d'un éventuelle réélection) qui focalise l'attention de l'auteur.
Louis XI fut surnommé le Prudent, il fut pourtant un véritable réformateur, attentif aux évolutions technologiques, comme l'imprimerie, qu'il a encouragée à ses débuts (nous avions d'ailleurs évoqué la question à l'occasion de la lecture de "la confrérie des chasseurs de livres", de Raphaël Jerusalmy) et il a véritablement permis à ses successeurs de mener un royaume élargi vers une nouvelle ère.
On le dit aussi fondateur de la poste, ce n'est pas tout à fait exact. Ce qui l'est, en revanche, et là encore, c'est une des spécificités de ce roi, c'est qu'il s'est beaucoup déplacé à travers le royaume pendant son règne, obligeant les communications à suivre et à s'organiser pour qu'il puisse être informé au mieux. En cela, il a permis des avancées dans un domaine si éloigné de ce que nous connaissons actuellement.
Il ne s'agit pas d'ouvrir de polémiques sur les mérites comparés ou les défauts de tel ou tel régime politique. Simplement d'observer un personnage qui, comme le qualifie parfaitement Gonzague Saint Bris, reste très méconnu. Ce n'est pas une hagiographie qu'on a en main, simplement un portrait d'un homme qui a marqué l'histoire.
Le personnage n'est pas parfait, ce n'est pas un saint mais une forte tête, à la détermination plus forte que tout, même une santé fragile. Un véritable homme politique, porté par une vision, un idéal qui n'est pas seulement le sien, mais celui du plus grand nombre. Certains trouveront sans doute que l'ordre établi n'a été qu'effleuré, et pas renverser.
Mais, on peut aussi légitimement se demander à quoi ressemblerait la France si Louis XI avait échoué dans son entreprise, si ses adversaires féroces avaient réussi à le jeter au bas de son trône pour prendre sa place... Voilà l'occasion de mieux connaître un homme, un homme d'Etat, en considérant simplement ce qu'il a fait au cours d'un règne qui dura une vingtaine d'années au total, mais aussi, au cours de toute sa vie.
Né en 1423, dans une France au bord de l'effondrement, ruinée et décimée par l'interminable Guerre de Cent Ans, fils de Charles VII, qui n'a pas encore rencontré Jeanne d'Arc, le jeune Louis ne naît pas sous les meilleurs auspices. Quelques années plus tôt, la bataille d'Azincourt a porté un coup terrible à la monarchie française et l'on a pu croire un temps que tout le royaume allait basculer dans l'escarcelle anglaise...
Avant de devenir Louis XI, en 1461, il est le Dauphin, premier fils de roi à honorer ce titre, en s'installant en Dauphiné et en y testant, si je puis dire, quelques lignes directrices qu'il reprendra par la suite pour les étendre à l'ensemble de son royaume. Louis n'en fait qu'à sa tête et son père, le roi, s'agace de cette indépendance malvenue.
La relation entre le père et le fils ne cessera de se tendre, au point que Louis devra s'exiler pendant plusieurs années en terre bourguignonne, l'ambitieux voisin et l'ennemi héréditaire, afin d'échapper aux armées royales, lancées à la reconquête du Dauphiné. Ce n'est qu'une pause dans l'ascension du jeune homme, qui va apprendre à patienter en attendant son heure.
On a là un homme qui va devenir un roi passionnant. On pourrait, à son sujet, appliquer à la lettre le fameux adage latin "si vis pacem, para bellum" (si tu veux la paix, prépare la guerre). Durant une bonne partie de son règne, la guerre va en effet se poursuivre, mais, Louis est un fin stratège et non seulement, il va remporter des victoires importantes, mais elles vont lui permettre de clore d'interminables conflits tout en agrandissant le territoire de son royaume.
Bien sûr, il va devoir lui aussi guerroyer contre l'Anglois, mais ce dernier, rattrapé par des divisions internes débouchant sur la Guerre des Deux Roses, va jeter l'éponge. Mais l'adversité reste grande et le trône de Louis XI sera longtemps contesté. La ligue du Bien-Public ou encore son jeune frère, le Duc de Berry, n'auront de cesse de manigancer pour le faire tomber. En vain.
Mais le vrai adversaire de Louis XI, celui avec lequel la rivalité sera permanente, c'est le fameux duc de Bourgogne, celui que la postérité conserve sous l'appellation de Charles le Téméraire. Entre les deux hommes, ce sera une lutte terrible, de près de 20 ans, qui ne s'achèvera qu'aux portes de Nancy, à la mort du Téméraire, trahi par Campo Basso...
Louis XI se sortira de chacune de ces embûches, jouant également très habilement sur le plan diplomatique, tirant quelques ficelles et signant quelques alliances pour parvenir à ses fins. Mais, le monarque est déterminé, car il a une vision politique pour son royaume et veut la mettre en place. Une vision qui va rompre avec la France féodale et médiévale et ouvrir la transition vers la Renaissance.
Mais, Gonzague Saint Bris évoque aussi l'homme, personnage étrange, qu'on a, selon lui trop souvent réduit à sa laideur et à sa cruauté, symbolisée par les fameuses "fillettes", ces cages étriquées dans lesquelles on enfermait les prisonniers et dans lesquelles ils ne pouvaient ni se tenir debout, ni s'asseoir et encore moins se coucher.
Personnellement, c'est quasiment la seule image que j'avais de Louis XI, après avoir découvert ce mode de détention particulièrement abominable dans une "Histoire de France illustrée" que j'ai lue et relue étant enfant, formidable vecteur de transmission de ce que l'on appelle désormais le roman national. Désormais, mon regard a changé, s'équilibre.
On découvre dans "Louis XI le méconnu", un roi affable, plein d'humour, solitaire car c'est le lot d'un monarque mais appréciant d'être entouré d'amis. Des amis qu'il choisit souvent, au grand dam des grands seigneurs féodaux, dans la bourgeoisie. Eh oui, Louis XI est un roi méfiant, qui cherche à éloigner les puissants du pouvoir, qu'ils soient nobles ou ecclésiastiques, malgré une foi profonde...
Apparaît aussi l'image d'un roi qui se consacre tout entier à sa charge, travaille comme un forcené, ne prenant que peu de temps pour lui, qu'il consacre à la chasse ou à ses animaux. Les chiens, qu'il fait venir de partout, ainsi que les oiseaux, viennent meubler ces rares instants de détente. Quant aux femmes, elles sont nombreuses dans sa vie, mais il ne semble guère s'attacher...
Comme souvent, avec Gonzague Saint Bris, ce que l'on a en main tient plus du portrait que véritablement de la biographie. Mais, ce qu'on lit dans ces pages repose sur une solide documentation et une importante bibliographie, dont les textes de Philippe de Commynes, serviteur et ami du roi dont il chroniqua soigneusement le règne. Encore un point commun de Louis XI avec Louis XIV, qui aura son Saint-Simon...
Ce récit est agréable à lire, et c'est certainement l'objectif principal de Gonzague Saint Bris. Une sorte de vulgarisation en apprend beaucoup sur ce personnage et son époque. Et cela n'empêche pas ensuite, d'aller se frotter si on le souhaite, à des textes plus complexes, des biographies plus approfondies, mais peut-être aussi un peu plus rébarbatives.
On n'est certainement pas dans une démarche que l'on pourrait qualifier d'universitaire, même si j'ai trouvé que, par rapport au livre sur Sade, dont nous avions parlé ici, Gonzague Saint Bris ne digresse pas et reste à son sujet d'un bout à l'autre. Mais, cela ne veut pas dire qu'il n'en profite pas pour lancer quelques piques et quelques messages.
Et l'on revient à cette volonté farouche d'un roi de se consacrer à sa fonction politique, avec comme objectif l'intérêt commun, bien plus qu'une quelconque puissance personnelle. Louis XI est un roi normal, si je puis dire, loin du bling bling qu'on imagine en vogue dans une cour aussi puissante que celle de France à l'époque.
Il s'habille très sobrement, loin des débordements de brocards, fourrures, or et bijoux que la noblesse prise. Au point que cette austérité lui vaut méfiance de la part des puissants : un roi si chichement vêtu, ne revendiquant pas sa richesse et son pouvoir n'est pas digne de confiance. A moins que cela ne les renvoie à leurs propres excès, ce qui n'est jamais agréable, forcément.
Là encore, Louis XI se démarque de son temps et de ses pairs, ce qui en fait un roi différent des autres, dans l'optique de Gonzague Saint Bris. Cette modestie associée à la volonté sans cesse affichée de travailler pour améliorer le sort quotidien de ses sujets en fait, à ses yeux, un bon exemple à suivre pour une classe politique qui a un peu perdu de vue ses missions premières.
Ce n'est pas une question de régime, que ce soit une monarchie ou une république, les missions restent les mêmes et l'intérêt public devrait demeurer une priorité. C'est plus l'abnégation d'un Louis XI (qui, certes, n'avait pas à se soucier de plaire ou de déplaire en vue d'un éventuelle réélection) qui focalise l'attention de l'auteur.
Louis XI fut surnommé le Prudent, il fut pourtant un véritable réformateur, attentif aux évolutions technologiques, comme l'imprimerie, qu'il a encouragée à ses débuts (nous avions d'ailleurs évoqué la question à l'occasion de la lecture de "la confrérie des chasseurs de livres", de Raphaël Jerusalmy) et il a véritablement permis à ses successeurs de mener un royaume élargi vers une nouvelle ère.
On le dit aussi fondateur de la poste, ce n'est pas tout à fait exact. Ce qui l'est, en revanche, et là encore, c'est une des spécificités de ce roi, c'est qu'il s'est beaucoup déplacé à travers le royaume pendant son règne, obligeant les communications à suivre et à s'organiser pour qu'il puisse être informé au mieux. En cela, il a permis des avancées dans un domaine si éloigné de ce que nous connaissons actuellement.
Il ne s'agit pas d'ouvrir de polémiques sur les mérites comparés ou les défauts de tel ou tel régime politique. Simplement d'observer un personnage qui, comme le qualifie parfaitement Gonzague Saint Bris, reste très méconnu. Ce n'est pas une hagiographie qu'on a en main, simplement un portrait d'un homme qui a marqué l'histoire.
Le personnage n'est pas parfait, ce n'est pas un saint mais une forte tête, à la détermination plus forte que tout, même une santé fragile. Un véritable homme politique, porté par une vision, un idéal qui n'est pas seulement le sien, mais celui du plus grand nombre. Certains trouveront sans doute que l'ordre établi n'a été qu'effleuré, et pas renverser.
Mais, on peut aussi légitimement se demander à quoi ressemblerait la France si Louis XI avait échoué dans son entreprise, si ses adversaires féroces avaient réussi à le jeter au bas de son trône pour prendre sa place... Voilà l'occasion de mieux connaître un homme, un homme d'Etat, en considérant simplement ce qu'il a fait au cours d'un règne qui dura une vingtaine d'années au total, mais aussi, au cours de toute sa vie.
samedi 19 décembre 2015
"L'ordre de la chevalerie ne souffre aucune bassesse. S'il vous arrive de trouver dans la détresse homme, dame ou demoiselle, aidez-les, si vous en voyez le moyen et si ce moyen est en votre pouvoir".
Le plaisir de la lecture, c'est de pouvoir passer en quelques instants d'un univers à un autre. Alors que je vous parlais science-fiction, ces derniers jours, avec des voyages lointains dans l'espace, voici un retour dans le temps pour une lecture qui nous emmène au Moyen-Âge. Le titre de ce billet vous donne une idée de la teneur de ce dont nous allons parler, toutefois il ne s'agit pas d'un roman, mais d'un recueil rassemblant six longues nouvelles relatant les aventures d'un personnage bien connu des aficionados de l'auteur : Guilhem d'Ussel, le chevalier troubadour, créé par Jean d'Aillon. Les textes présents dans "L'évasion de Richard Coeur de Lion et autres aventures" (publié cet automne chez Flammarion) viennent s'intercaler entre les romans mettant en scène ce jeune homme au parcours singulier, depuis "De taille et d'estoc" jusqu'à "Rouen, 1203", soit une dizaine d'années entre la première et la dernière nouvelle.
Le premier texte de ce recueil n'est pas le récit éponyme, question de chronologie. Et ce n'est sans doute pas plus mal, car c'est sans doute celui où le très jeune Guilhem (il n'a alors que 18 ans à peine) est probablement le moins à son avantage. C'est sans doute aussi une aventure au cours de laquelle il va énormément apprendre et perdre un peu de sa naïveté juvénile.
"La charte maudite" se déroule en 1193, du côté de Chissey (dans l'actuel département de la Saône-et-Loire). Guilhem voyage en compagnie de son ami Gilbert et vient de quitter Cluny, deux jours plus tôt. Mais, arrivé à proximité de ce bourg, les deux hommes découvrent les corps de pendus qui ont été suppliciés avant d'être ainsi exposés...
Pas très engageant, mais efficace, car les habitants que rencontre Guilhem sont tenaillés par une peur intense. Très vite, il comprend que Chissey est dirigé par un seigneur qui n'a pas toute légitimité pour cela, en l'absence du véritable suzerain, partie en croisade. C'est Odet, le fils du nouveau seigneur, soutenu par son âme damnée, un certain Thibaud Le Loup, qui fait régner la terreur aux alentours.
S'il refuse d'abord de s'en mêler, Guilhem finit par accepter de donner une leçon à ce jeune noble aux envolées par trop tyranniques. Mais, de fil en aiguille, voilà le chevalier embarqué dans une spirale qui va lui faire courir bien des dangers, mais lui permettre aussi d'éprouver son sens de la justice, tel qu'on lui a inculqué lors de son adoubement et malgré sa jeunesse turbulente.
On retrouve la fougue et le bon coeur de Guilhem, dans cette première nouvelle. Il aurait pu passer son chemin et laisser ces familles aux prises avec un seigneur qui les maltraite. L'honneur, la défense de la veuve, de l'orphelin et du moins bien loti, selon la formule consacrée, sont au coeur de cette histoire, qui rappelle par certains côtés "Marseille, 1198", un des romans mettant en scène le jeune homme.
Je ne veux pas en dire trop, évidemment, mais il y a de l'action, de la ruse, une des grandes qualités du jeune homme, de la bagarre, de la trahison et quelques révélations. Un savoureux cocktail pour qui aime le roman de chevalerie et beaucoup d'enseignements pour un chevalier qui a déjà connu tant de choses, lorsqu'il était lui-même un voleur, mais conserve une certaine naïveté, dans cette affaire.
Suit le texte éponyme, "L'évasion de Richard Coeur de Lion", située quelques mois plus tard, en cette même année 1193. Jean d'Aillon y reprend une fameuse anecdote, où Histoire et légende se marient depuis des siècles, en y incorporant son héros, ainsi que quelques personnages fictifs, aux côtés des fidèles amis du Roi d'Angleterre.
Il faut dire, si vous ne connaissez pas les éléments du récit de cette évasion spectaculaire et au combien importante, puisque le Prince Jean profite de la captivité de son frère pour diriger à sa façon le Royaume (ça y est, vous resituez les faits, Robin des Bois, tout ça ?), que les deux casquettes, si je puis dire, de Guilhem peuvent parfaitement s'y retrouver.
En effet, le chevalier comme le troubadour va pouvoir s'exprimer dans cette quête. Le hasard entraîne une nouvelle fois Guilhem dans cette aventure, et vous verrez que sa position est assez précaire. Au récit, qui oscille entre faits avérés (Richard est bel et bien sorti d'une forteresse germanique) et conte de troubadour, Jean d'Aillon ajoute son grain de sel.
Trahison, complot, alliances politique dans une Europe instable, ruse et bagarre, on retrouve les ingrédients habituels des aventures de Guilhem. Jouant sur les imprécisions et les incertitudes historiques, Jean d'Aillon s'en donne à coeur joie et l'on prend grand plaisir à (re)découvrir cette légende avec un oeil neuf.
La troisième nouvelle est celle qui m'a le plus amusé, car tout repose sur la différence de regard sur les faits entre les personnages du XIIe siècle et celui d'un lecteur du XXIe siècle. Dans "le Noël du Chat Botté", qui se déroule en 1198, on retrouve Guilhem au côté du Comte de Toulouse, qui en a fait son capitaine des gardes. Une sacrée promotion pour un ancien routier !
Raymond de Toulouse a réuni pour fêter la Noël un aréopage qui nécessite un renforcement sérieux de la sécurité. Guilhem est donc sur des charbons ardents, quand arrive une troupe de jongleurs et de conteurs qui nécessite son intervention. En effet, on refuse l'accès au château à ses saltimbanques, car l'un d'entre eux effraye tout le monde par son apparence...
Il s'agit d'un nain au corps couvert de poils et au visage ressemblant étonnamment à celui d'un chat... Au point que, pour ceux qui l'ont vu, il ne peut s'agir que d'une créature diabolique. Les ecclésiastiques présents refusent qu'on les laisse faire leur tour et il faut tout le calme et la persuasion de Guilhem pour leur permettre d'entrer et de se produire devant le Comte et ses invités.
Mais le spectacle va relancer les protestations et la colère autour des comédiens, mais le scandale attise aussi quelques ambitions cachées... Ici, Jean d'Aillon s'amuse encore entre faits historiques et romanesque pur. Il utilise la piété profonde qui marque cette époque médiévale, la foi confinant avec une grande superstition.
Ce que le Chat et ses amis réalisent lors du spectacle qu'ils donnent est, pour nous, tout à fait classique, sans surprise, banal, même. Mais, pour ces hommes du Moyen-Âge, ce qu'on ne comprend pas prend d'un seul coup l'allure d'une malédiction, pire, d'un tour joué par le Diable en personne. A Guilhem de désamorcer cette peur sincère qui gagne le château en découvrant le fin mot de l'histoire... Et bien plus qu'il ne l'imagine !
Peu après ces événements, au début de l'année 1199, Guilhem va s'établir en temps que seigneur, dans un château que Raymond de Toulouse lui confie, à Lamaguère. Sur le chemin pour prendre possession des lieux, Guilhem et son écuyer Bartolomeo font étape à Lectoure, dans une auberge bien pauvrette où ils vont être témoins et acteurs d'une bien triste histoire.
"Les perdrix de Lectoure" sont en quelque sorte le récit d'un fait divers à la sauce Aillon-Ussel. L'assassinat de l'aubergiste après une dispute avec son épouse pour une histoire de volaille trop cuite oblige Guilhem à enquêter et à étrenner ses nouvelles fonctions de châtelain. Une enquête policière assez classique, qui fait penser à Poe, avec son lot de rebondissements et de surprises.
Guilhem s'y mue en détective, dirait-on de nos jours, pour essayer d'élucider une situation avec un coupable idéal que tout désigne, au point qu'on finit par avoir des doutes. On y voit un Guilhem s'y affirmer comme juste et sévère, magnanime envers les victimes et impitoyable envers les coupables, mais toujours mu par la volonté de découvrir la vérité.
L'avant-dernière nouvelle relate le "Retour à Cluny" de Guilhem. Un lieu qu'il connaît bien, qui est un peu le point de départ de sa nouvelle existence de chevalier. Un lieu central et incroyablement influent au Moyen-Âge, que cette abbaye. Mais, quand Ussel arrive, en cette année 1200, l'effervescence est grande : on parle de miracle, à Cluny !
Une nouvelle fois, Jean d'Aillon intègre à son intrigue la limite ténue entre foi sincère et croyances superstitieuses, ce besoin fort, à l'époque, de matérialiser sa foi à travers des événements marquants, des reliques, des preuves qui semblent pourtant aller à l'encontre des propos tenus par le Christ à Saint Thomas, par exemple.
Guilhem, lui, est un sceptique, sans doute parce qu'il en a vu des vertes et des pas mûres depuis son enfance et sa jeunesse de routier et qu'il sait que l'âme humaine est capable du meilleur, mais aussi, du pire. Il flaire (c'est le cas de le dire) une entourloupe dans cette série de miracles mais il va lui falloir comprendre les raisons d'une telle machination.
Dans une époque marquée par les croisades mais aussi par l'émergence des Cathares et de leur supposée hérésie, l'enjeu est bien sûr énorme. A Guilhem de jouer "les Experts" pour comprendre les tenants et les aboutissants du plan machiavélique à l'oeuvre à Cluny, et révéler quelques noirs secrets d'une époque troublée.
Enfin, le dernier texte de ce recueil est, comme Jean d'Aillon l'a déjà fait par ailleurs, un clin d'oeil à Conan Doyle et à Sherlock Holmes, me semble-t-il. "Le Loup maléfique" a en effet des faux airs de "Chien des Baskerville". Nous sommes en 1201, Guilhem a retrouvé Lamaguère après être rentré de Montésgur, où il a connu une de ses aventures les plus dangereuses.
Et voilà que, en cette nuit d'octobre, le cri d'un loup réveille le château. Un seul loup, mais un cri à glacer les sangs... Rien de quoi inquiéter encore le chevalier, sauf que ce cri se renouvelle et, qu'un jour, une femme disparaît. Lorsqu'on la retrouve, son corps est terriblement mutilé. La peur du loup enfle et Guilhem lui-même à s'inquiéter de voir la situation empirer.
Mais que se passe-t-il donc à Lamaguère ? Quel est ce loup qui terrorise toute une maisonnée ? Et s'il ne s'agit pas d'un loup, qu'est-ce donc ? En jouant sur la peur du loup, sur une angoisse très bien menée, dans des terres qui, la nuit, prennent des allures fort peu accueillantes et en utilisant habilement certaines fausses pistes, Jean d'Aillon clôt son recueil avec un texte qui vient également tourner une page de la vie du chevalier-troubadour.
Bien sûr, l'idéal serait d'avoir déjà lu tous les livres mettant en scène Guilhem d'Ussel avant celui-là, car, évidemment, il y a des liens. Dans l'ensemble, pourtant, on peut parfaitement découvrir le personnage à travers ces six récits de chevalerie, même si, dans le cas du dernier texte, il manque quelques éléments.
Intéressant de voir évoluer, grandir, même devrais-je écrire, le personnage de Guilhem. J'ai insisté sur sa naïveté dans la première des histoires, il n'est définitivement plus le même ensuite, jusqu'à cette dernière affaire du loup de Lamaguère, où sa ruse et son sens de la justice seront moins utile que sa force, sa résistance et son art du combat.
C'est surtout un recueil qui, comme j'espère vous l'avoir expliqué clairement, montre toute la palette de registres dans lequel Jean d'Aillon fait évoluer son personnage d'un livre à l'autre, d'une histoire à l'autre. A noter que les deux premiers textes sont les plus longs du livres et sont des formats de novella (plus de 120 pages chacun), les quatre autres ayant un format plus classique (autour de la quarantaine de pages).
Mais, cela s'enchaîne comme une série, la présence de Guilhem assurant naturellement la transition de l'une à l'autre des histoires, au gré de son propre parcours personnel, assez riche, vous l'aurez compris. Voilà un moment que j'ai sous la main une bonne partie des livres le mettant en scène et que j'ai envie de reprendre le fil laissé près de Marseille, en 1199.
A chaque fois, je suis parti dans d'autres directions, mais cette lecture me donne envie de retrouver Guilhem, d'une part, et aussi de reconstituer son parcours plus complètement. On s'attache à ce garçon, issu de rien, ayant commencé dans la vie auprès des voleurs et des assassins, des ennemis numéros 1 de l'époque, adoubé par le sinistre Mercadier et doué d'un talent musical et poétique certain...
Le plus remarquable est ce sens de la justice qui s'affirme au fil de ses aventures, lui qui était plutôt parti pour devenir un brigand et enfreindre toutes les lois. Guilhem, à sa façon, est l'incarnation même de cet esprit chevaleresque qu'illustre la citation mise en titre de ce billet, et il le fait bien, avec intelligence, ruse, mais aussi en sachant se montrer fort et sévère avec ceux qui déclenchent son courroux.
Dans la veine de Walter Scott et d'Alexandre Dumas, mais pas uniquement, ce recueil et toute la série dans laquelle il s'inscrit permet de renouer avec ce genre si captivant du roman de chevalerie. On retrouve une joie presque enfantine aux combats, roueries et complots organisés et déjoués au fil des pages par un Guilhem aux multiples talents.
Le premier texte de ce recueil n'est pas le récit éponyme, question de chronologie. Et ce n'est sans doute pas plus mal, car c'est sans doute celui où le très jeune Guilhem (il n'a alors que 18 ans à peine) est probablement le moins à son avantage. C'est sans doute aussi une aventure au cours de laquelle il va énormément apprendre et perdre un peu de sa naïveté juvénile.
"La charte maudite" se déroule en 1193, du côté de Chissey (dans l'actuel département de la Saône-et-Loire). Guilhem voyage en compagnie de son ami Gilbert et vient de quitter Cluny, deux jours plus tôt. Mais, arrivé à proximité de ce bourg, les deux hommes découvrent les corps de pendus qui ont été suppliciés avant d'être ainsi exposés...
Pas très engageant, mais efficace, car les habitants que rencontre Guilhem sont tenaillés par une peur intense. Très vite, il comprend que Chissey est dirigé par un seigneur qui n'a pas toute légitimité pour cela, en l'absence du véritable suzerain, partie en croisade. C'est Odet, le fils du nouveau seigneur, soutenu par son âme damnée, un certain Thibaud Le Loup, qui fait régner la terreur aux alentours.
S'il refuse d'abord de s'en mêler, Guilhem finit par accepter de donner une leçon à ce jeune noble aux envolées par trop tyranniques. Mais, de fil en aiguille, voilà le chevalier embarqué dans une spirale qui va lui faire courir bien des dangers, mais lui permettre aussi d'éprouver son sens de la justice, tel qu'on lui a inculqué lors de son adoubement et malgré sa jeunesse turbulente.
On retrouve la fougue et le bon coeur de Guilhem, dans cette première nouvelle. Il aurait pu passer son chemin et laisser ces familles aux prises avec un seigneur qui les maltraite. L'honneur, la défense de la veuve, de l'orphelin et du moins bien loti, selon la formule consacrée, sont au coeur de cette histoire, qui rappelle par certains côtés "Marseille, 1198", un des romans mettant en scène le jeune homme.
Je ne veux pas en dire trop, évidemment, mais il y a de l'action, de la ruse, une des grandes qualités du jeune homme, de la bagarre, de la trahison et quelques révélations. Un savoureux cocktail pour qui aime le roman de chevalerie et beaucoup d'enseignements pour un chevalier qui a déjà connu tant de choses, lorsqu'il était lui-même un voleur, mais conserve une certaine naïveté, dans cette affaire.
Suit le texte éponyme, "L'évasion de Richard Coeur de Lion", située quelques mois plus tard, en cette même année 1193. Jean d'Aillon y reprend une fameuse anecdote, où Histoire et légende se marient depuis des siècles, en y incorporant son héros, ainsi que quelques personnages fictifs, aux côtés des fidèles amis du Roi d'Angleterre.
Il faut dire, si vous ne connaissez pas les éléments du récit de cette évasion spectaculaire et au combien importante, puisque le Prince Jean profite de la captivité de son frère pour diriger à sa façon le Royaume (ça y est, vous resituez les faits, Robin des Bois, tout ça ?), que les deux casquettes, si je puis dire, de Guilhem peuvent parfaitement s'y retrouver.
En effet, le chevalier comme le troubadour va pouvoir s'exprimer dans cette quête. Le hasard entraîne une nouvelle fois Guilhem dans cette aventure, et vous verrez que sa position est assez précaire. Au récit, qui oscille entre faits avérés (Richard est bel et bien sorti d'une forteresse germanique) et conte de troubadour, Jean d'Aillon ajoute son grain de sel.
Trahison, complot, alliances politique dans une Europe instable, ruse et bagarre, on retrouve les ingrédients habituels des aventures de Guilhem. Jouant sur les imprécisions et les incertitudes historiques, Jean d'Aillon s'en donne à coeur joie et l'on prend grand plaisir à (re)découvrir cette légende avec un oeil neuf.
La troisième nouvelle est celle qui m'a le plus amusé, car tout repose sur la différence de regard sur les faits entre les personnages du XIIe siècle et celui d'un lecteur du XXIe siècle. Dans "le Noël du Chat Botté", qui se déroule en 1198, on retrouve Guilhem au côté du Comte de Toulouse, qui en a fait son capitaine des gardes. Une sacrée promotion pour un ancien routier !
Raymond de Toulouse a réuni pour fêter la Noël un aréopage qui nécessite un renforcement sérieux de la sécurité. Guilhem est donc sur des charbons ardents, quand arrive une troupe de jongleurs et de conteurs qui nécessite son intervention. En effet, on refuse l'accès au château à ses saltimbanques, car l'un d'entre eux effraye tout le monde par son apparence...
Il s'agit d'un nain au corps couvert de poils et au visage ressemblant étonnamment à celui d'un chat... Au point que, pour ceux qui l'ont vu, il ne peut s'agir que d'une créature diabolique. Les ecclésiastiques présents refusent qu'on les laisse faire leur tour et il faut tout le calme et la persuasion de Guilhem pour leur permettre d'entrer et de se produire devant le Comte et ses invités.
Mais le spectacle va relancer les protestations et la colère autour des comédiens, mais le scandale attise aussi quelques ambitions cachées... Ici, Jean d'Aillon s'amuse encore entre faits historiques et romanesque pur. Il utilise la piété profonde qui marque cette époque médiévale, la foi confinant avec une grande superstition.
Ce que le Chat et ses amis réalisent lors du spectacle qu'ils donnent est, pour nous, tout à fait classique, sans surprise, banal, même. Mais, pour ces hommes du Moyen-Âge, ce qu'on ne comprend pas prend d'un seul coup l'allure d'une malédiction, pire, d'un tour joué par le Diable en personne. A Guilhem de désamorcer cette peur sincère qui gagne le château en découvrant le fin mot de l'histoire... Et bien plus qu'il ne l'imagine !
Peu après ces événements, au début de l'année 1199, Guilhem va s'établir en temps que seigneur, dans un château que Raymond de Toulouse lui confie, à Lamaguère. Sur le chemin pour prendre possession des lieux, Guilhem et son écuyer Bartolomeo font étape à Lectoure, dans une auberge bien pauvrette où ils vont être témoins et acteurs d'une bien triste histoire.
"Les perdrix de Lectoure" sont en quelque sorte le récit d'un fait divers à la sauce Aillon-Ussel. L'assassinat de l'aubergiste après une dispute avec son épouse pour une histoire de volaille trop cuite oblige Guilhem à enquêter et à étrenner ses nouvelles fonctions de châtelain. Une enquête policière assez classique, qui fait penser à Poe, avec son lot de rebondissements et de surprises.
Guilhem s'y mue en détective, dirait-on de nos jours, pour essayer d'élucider une situation avec un coupable idéal que tout désigne, au point qu'on finit par avoir des doutes. On y voit un Guilhem s'y affirmer comme juste et sévère, magnanime envers les victimes et impitoyable envers les coupables, mais toujours mu par la volonté de découvrir la vérité.
L'avant-dernière nouvelle relate le "Retour à Cluny" de Guilhem. Un lieu qu'il connaît bien, qui est un peu le point de départ de sa nouvelle existence de chevalier. Un lieu central et incroyablement influent au Moyen-Âge, que cette abbaye. Mais, quand Ussel arrive, en cette année 1200, l'effervescence est grande : on parle de miracle, à Cluny !
Une nouvelle fois, Jean d'Aillon intègre à son intrigue la limite ténue entre foi sincère et croyances superstitieuses, ce besoin fort, à l'époque, de matérialiser sa foi à travers des événements marquants, des reliques, des preuves qui semblent pourtant aller à l'encontre des propos tenus par le Christ à Saint Thomas, par exemple.
Guilhem, lui, est un sceptique, sans doute parce qu'il en a vu des vertes et des pas mûres depuis son enfance et sa jeunesse de routier et qu'il sait que l'âme humaine est capable du meilleur, mais aussi, du pire. Il flaire (c'est le cas de le dire) une entourloupe dans cette série de miracles mais il va lui falloir comprendre les raisons d'une telle machination.
Dans une époque marquée par les croisades mais aussi par l'émergence des Cathares et de leur supposée hérésie, l'enjeu est bien sûr énorme. A Guilhem de jouer "les Experts" pour comprendre les tenants et les aboutissants du plan machiavélique à l'oeuvre à Cluny, et révéler quelques noirs secrets d'une époque troublée.
Enfin, le dernier texte de ce recueil est, comme Jean d'Aillon l'a déjà fait par ailleurs, un clin d'oeil à Conan Doyle et à Sherlock Holmes, me semble-t-il. "Le Loup maléfique" a en effet des faux airs de "Chien des Baskerville". Nous sommes en 1201, Guilhem a retrouvé Lamaguère après être rentré de Montésgur, où il a connu une de ses aventures les plus dangereuses.
Et voilà que, en cette nuit d'octobre, le cri d'un loup réveille le château. Un seul loup, mais un cri à glacer les sangs... Rien de quoi inquiéter encore le chevalier, sauf que ce cri se renouvelle et, qu'un jour, une femme disparaît. Lorsqu'on la retrouve, son corps est terriblement mutilé. La peur du loup enfle et Guilhem lui-même à s'inquiéter de voir la situation empirer.
Mais que se passe-t-il donc à Lamaguère ? Quel est ce loup qui terrorise toute une maisonnée ? Et s'il ne s'agit pas d'un loup, qu'est-ce donc ? En jouant sur la peur du loup, sur une angoisse très bien menée, dans des terres qui, la nuit, prennent des allures fort peu accueillantes et en utilisant habilement certaines fausses pistes, Jean d'Aillon clôt son recueil avec un texte qui vient également tourner une page de la vie du chevalier-troubadour.
Bien sûr, l'idéal serait d'avoir déjà lu tous les livres mettant en scène Guilhem d'Ussel avant celui-là, car, évidemment, il y a des liens. Dans l'ensemble, pourtant, on peut parfaitement découvrir le personnage à travers ces six récits de chevalerie, même si, dans le cas du dernier texte, il manque quelques éléments.
Intéressant de voir évoluer, grandir, même devrais-je écrire, le personnage de Guilhem. J'ai insisté sur sa naïveté dans la première des histoires, il n'est définitivement plus le même ensuite, jusqu'à cette dernière affaire du loup de Lamaguère, où sa ruse et son sens de la justice seront moins utile que sa force, sa résistance et son art du combat.
C'est surtout un recueil qui, comme j'espère vous l'avoir expliqué clairement, montre toute la palette de registres dans lequel Jean d'Aillon fait évoluer son personnage d'un livre à l'autre, d'une histoire à l'autre. A noter que les deux premiers textes sont les plus longs du livres et sont des formats de novella (plus de 120 pages chacun), les quatre autres ayant un format plus classique (autour de la quarantaine de pages).
Mais, cela s'enchaîne comme une série, la présence de Guilhem assurant naturellement la transition de l'une à l'autre des histoires, au gré de son propre parcours personnel, assez riche, vous l'aurez compris. Voilà un moment que j'ai sous la main une bonne partie des livres le mettant en scène et que j'ai envie de reprendre le fil laissé près de Marseille, en 1199.
A chaque fois, je suis parti dans d'autres directions, mais cette lecture me donne envie de retrouver Guilhem, d'une part, et aussi de reconstituer son parcours plus complètement. On s'attache à ce garçon, issu de rien, ayant commencé dans la vie auprès des voleurs et des assassins, des ennemis numéros 1 de l'époque, adoubé par le sinistre Mercadier et doué d'un talent musical et poétique certain...
Le plus remarquable est ce sens de la justice qui s'affirme au fil de ses aventures, lui qui était plutôt parti pour devenir un brigand et enfreindre toutes les lois. Guilhem, à sa façon, est l'incarnation même de cet esprit chevaleresque qu'illustre la citation mise en titre de ce billet, et il le fait bien, avec intelligence, ruse, mais aussi en sachant se montrer fort et sévère avec ceux qui déclenchent son courroux.
Dans la veine de Walter Scott et d'Alexandre Dumas, mais pas uniquement, ce recueil et toute la série dans laquelle il s'inscrit permet de renouer avec ce genre si captivant du roman de chevalerie. On retrouve une joie presque enfantine aux combats, roueries et complots organisés et déjoués au fil des pages par un Guilhem aux multiples talents.
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