samedi 31 août 2013

"Je ne suis pas un gangster, je suis un hors-la-loi".

Si je vous dis Dennis Lehane, beaucoup d'entre vous me diront "Shutter Island" ou "Mystic River". J'en conviens, mais, pour le lecteur que je suis, son oeuvre maîtresse, pour le moment, est un roman un peu moins connu du grand public, une superbe fresque historique sur la police de Boston au lendemain de la première Guerre Mondiale, "Un pays à l'aube" (disponible en poche chez Rivages / Noir). Un livre à l'atmosphère noire, oppressante mais également révélatrice de la construction chaotique de cette Amérique qui fait tant rêver. Voici la suite de ce roman. Enfin, suite sur un plan chronologique, car les deux romans peuvent parfaitement être lus indépendamment (même si ce serait dommage). Ca s'appelle "Ils vivent la nuit", en grand format toujours chez Rivages (j'aime moins leur nouvelle maquette...) et ça nous plonge en pline Prohibition, avec des airs d'un roman de James Ellroy, mais à la sauce Lehane... Une sauce caliente, en l'occurrence.





Voilà 7 ans que le Volstead Act a instauré aux Etats-Unis ce qu'on appelle la Prohibition. Désormais, la fabrication, la vente et le transport de boissons contenant plus de 0,5% d'alcool est interdite. Une législation dans laquelle les pègres de tout le pays se sont engouffrées pour créer une économie parallèle particulièrement juteuse. Mais le contrôle de ce marché de l'alcool si profitable engendre aussi des guerres de gangs meurtrières...

Il faut dire qu'entre clans irlandais, italiens ou juifs, on ne s'entend pas très bien... Les rivalités exacerbées tournent régulièrement aux règlements de comptes ou à la guerre de territoire. Personne, dans un marché totalement illégal, n'a de scrupule à recourir à la violence pour faire comprendre à la concurrence qui est le plus fort et encaisser les plus confortables bénéfices.

Joe Coughlin, lui, a tout juste 20 ans, en cette année 1926. Fils d'un flic haut gradé de la police de Boston (Thomas Coughlin et les deux frères plus âgés de Joe étaient au coeur d' "Un pays à l'aube), il a choisi de devenir hors-la-loi. Pas Gangster, hors-la-loi, la nuance est de taille. Coughlin travaille pour lui-même pas pour un caïd. Avec ses deux acolytes, les frères Bartolo, Paolo et Dion, il espère réussir quelques coups fumants pour se remplir les poches.

Mais, a-t-il choisi le bon endroit pour réaliser son premier coup d'éclat ? Lorsque s'ouvre le roman, Joe et les deux frangins sont en effet en train de braquer un tripot clandestin de South Boston, appartenant à un des chefs de la pègre locale : Albert White. Le trio va repartir avec une bonne somme, laissant derrière lui le gros du produit des ventes d'alcool et de jeux truqués, ce sont des bandits, mais ils ne sont pas fou, mais aussi les hommes de main de White menottés, bâillonnés et passablement énervés...

Pourtant, si le coup est un succès, il a un goût d'inachevé pour Coughlin. Parmi le personnel présent lors du casse, il a remarqué, pour ne pas dire plus, une jeune femme, Emma Gould. Et il aimerait bien la revoir, et plus si affinités. Avec culot, il va retrouvé la demoiselle et entamer une liaison avec elle. Tout en sachant parfaitement qu'Emma était la maîtresse d'Albert White...

Si le caïd avait déjà peu goûté l'irruption dans son club et le vol de l'argent, là, c'est pire que tout ! Alors, l'idée de quitter Boston et d'aller vivre ailleurs l'idylle entamée après le casse grandit. Emma est partante, mais cela demande d'avoir un peu plus d'argent en poche pour voir venir. Un nouveau casse est donc organisé avec les frères Bartolo. Une banque, cette fois.

Mais l'affaire tourne mal, les flics interviennent, une poursuite s'engage, des coups de feu sont échangés, du sang versé... Désormais, Joe Coughlin n'est plus seulement un cave ayant un caïd pour ennemi, mais un braqueur recherché par toute la police de Boston... Une police dirigée par son propre père... Il devient urgent de changer d'air...

N'importe quel être sain d'esprit aurait mis les bouts sans demander son reste, mais Joe Coughlin est amoureux... Si partir, c'est mourir un peu, partir seul est encore plus terrible. Alors, il retourne chercher Emma. Une erreur qui va le conduire droit en prison, non sans être passé avant par la case hôpital. Et pas la peine de compter sur l'aide paternelle : si son administration a longtemps fermé les yeux sur les pots-de-vin qu'il a touché toute sa carrière, là, c'est trop. Thomas Coughlin est rétrogradé aussitôt...

Joe se retrouve pour sa part à la prison de Charlestown, là même où, peu de temps après, Sacco et Vanzetti seront envoyés à la chaise électrique. Un nid de vipères où il vaut mieux savoir se défendre si l'on veut survivre, à moins d'avoir un bon protecteur. Or, Joe est la cible de la vengeance de White, car on essaye plusieurs fois de lui faire la peau.

Quant au protecteur, il va le rencontrer après avoir montré son habileté à se sortir des situations les plus délicates. Il s'appelle Tommaso Pescatore, parrain d'un clan italien redoutable, et il va prendre Joe sous son aile. Une alliance qui n'aura rien, pour autant, d'un long fleuve tranquille et, tant qu'il sera derrière les barreaux, Joe sera en danger. Car, à Charlestown, la guerre des gangs fait autant rage qu'à l'extérieur, où les violences ont redoublé...

Alors, au moment de sa sortie, un peu plus de deux ans après son incarcération, il n'hésite pas longtemps avant d'accepter la proposition que lui a faite Pescatore lorsque lui-même a été libéré. Il quitte Boston et prend la direction de la Floride. A Tampa, il doit remettre de l'ordre dans la production et l'acheminement du rhum, dont les revenus sont capitaux pour les Pescatore et qui connaissent un certain laisser-aller...

Le hors-la-loi va devoir devenir gangster, désormais, un travail à plein temps. Reste que Joe Coughlin est encore un très jeune homme, un peu idéaliste, un peu naïf. Et il va commettre des erreurs. "C'est un tendre", dit-on de lui à un moment donné... Et un tendre, ça a des ennemis, tenaces, et ça croit dur comme fer à une loyauté que l'appât du gain a vite fait d'envoyer au fond des eaux avec des chaussures en ciment aux pieds... A Tampa, la vie est presque belle, mais ça pourrait bien ne pas durer...

J'en reste là pour l'histoire à proprement parler du roman de Dennis Lehane et nous allons aborder quelques thématiques, comme vous en avez l'habitude. A commencer par la période historique choisie par le romancier américain pour son histoire. Bien sûr, on a tous en tête des images des Incorruptibles, d'Elliot Ness et Al Capone, quand on dit Prohibition. A Boston, comme à Chicago, on ne fait pas dans la dentelle pour éliminer ses concurrents... Avant qu'ils ne cherchent à vous éliminer eux-mêmes...

Mais à Tampa, on découvre autre chose. J'ai cité James Ellroy en introduction pour cette partie précise du livre. Sur le plan écriture, les deux romanciers ont ce talent pour créer les ambiances noires. Mais Lehane est un calme, si je puis dire, par rapport à la folie furieuse d'Ellroy. Pourtant, dans "Ils vivent la nuit", ils se rejoignent avec un sujet commun : Cuba.

Pour Ellroy, ça commence surtout dans les années 40 et jusqu'à l'assassinat de JFK. Lehane nous offre une évocation de la Floride et de Cuba avant ces moments-clés. Pourtant, la fin des années 20 et la première moitié des années 30, cadre de ce roman, ne sont pas moins agités dans la région. Le "démon rhum", comme on dit, attise les convoitises des plus grandes familles du crime du nord des Etats-Unis et son contrôle un enjeu majeur.

On découvre ces familles cubaines installées aux Etats-Unis pour avoir fui la dictature de Gerardo Machado et qui servent d'intermédiaires entre les producteurs de rhum et les familles qui l'acheminent et le distribuent à travers le pays, si possible au nez et à la barbe des gardez-côtes et des services de police. Des familles qui rêveraient de pouvoir renverser la dictature en place... Et le crime organisé pourrait être d'une aide précieuse, en payant l'alcool avec des armes, par exemple... Ca ne vous rappelle pas quelque chose ?

Cette partie floridienne comporte quelques morceaux de gloire, si je puis dire, et Lehane offre à Joe l'occasion de grandir et de devenir un personnage central, gagnant en épaisseur et en intérêt. Il est devenu gangster presque par la force des choses, mais il n'a pas la fibre. Sa façon d'agir, même en étant à la tête d'affaires complètements illégales, n'a rien à voir avec l'archétype hollywoodien du gangster (et même avec les vrais dangers publics qui faisaient régner leur loi ici ou là)...

Il y a tout de même quelques éléments supplémentaires à prendre en compte, par rapport à un classique roman mafieux. Car on est dans le grand sud des ces années 20 où règnent la ségrégation. Or, parmi les Cubains, certains ont la peau sombre... Et, de toute façon, peu importe la couleur de peau : en Floride comme dans les Etats voisins, le sinistre Ku Klux Klan est implanté partout, faisant régner sa loi par la terreur. Pour eux, Joe est un "bouffeur de patates" représentant des "macaronis" pour lesquels ces suprématistes blancs n'ont aucun respect. Là encore, Joe aura du travail pour clamer ces excités prêts à tout.

Mais "Ils vivent la nuit" est aussi un roman très féminin. Avec 3 femmes qui vont jalonner la vie de Joe, 3 femmes qui sont très représentatives de l'homme qu'il est. Il y a Emma, dont on a déjà parlé, la maîtresse, il y a Gracielle, l'épouse, et il y a Loretta, la sainte. Chacune à leur manière vont faire grandir Joe, l'aider à se construire en tant qu'homme, pas seulement en tant que gangster, mais vont aussi quelquefois lui poser des problèmes pas évidents à gérer...

Emma Gould, ce n'est pas forcément la vamp telle qu'on l'imagine, mais un joli brin de fille qui le sait et compte dessus pour réussir. Devenue maîtresse d'un caïd, Albert White, elle espère devenir sa femme, mais l'autre n'a aucunement l'intention de lui donner le statut qu'elle convoite. Quand Joe s'amourache d'elle, l'opportunité est belle et elle va en profiter... Mais, ce choix va aussi la mettre dans un sacré pétrin. Et Joe plus encore.

Graciella est une cubaine de Tampa. On découvre son histoire au cours du roman, je n'en dis pas plus. Mais elle va prendre une place toute particulière dans la vie de Joe. Bien plus que la relation de travail initialement prévue. C'est une passionnée, une femme forte, déterminée. Elle est prête à tout, même à se mettre en danger pour faire libérer son île natale, mais c'est aussi une femme de coeur qui va mener une importante activité philanthropique en Floride comme à Cuba, une fois Machado déchu.

Je ne l'ai pas dit, mais Graciella est d'une beauté typique, une femme séduisante  mais aussi indépendante, malgré ce que l'on peut penser en découvrant son passé. Quand je dis qu'Emma est la maîtresse et Gracielle l'épouse, c'est aussi par rapport à la place qu'elles briguent chacune aux côtés de l'homme de leur vie. Emma n'entend rien aux affaires et, à la limite, ça ne l'intéresse pas tant que ça lui profite ; Graciella s'implique, parfois jusqu'à risquer gros, et elle est, autant qu'Esteban, celui qu'elle présente comme son frère, une chef de clan.

Enfin, il y a Loretta, la sainte. Elle aussi a une histoire bien compliquée, loin des contes de fée qui font rêver. Mais le qualificatif de sainte que je lui donne est bel et bien à prendre au pied de la lettre. Son rôle dans l'histoire est d'être d'une certaine manière l'exact opposée de Joe, mais aussi l'incarnation de sa mauvaise conscience. En agissant comme elle va le faire, elle va lui poser un problème quasiment insoluble...

Joe, on l'a dit, n'a rien d'une figure impitoyable du milieu qui règle tout par la violence. D'ailleurs, il n'est pas un tueur, même s'il doit, parfois, se salir les mains. Son truc, c'est le dialogue, la concertation. Et c'est sans doute, dans son métier, une énorme faiblesse. Pour plusieurs raisons, que je ne vous dévoilerai pas, Joe ne veut pas agir avec Loretta comme devrait le faire n'importe quel gangster, qui plus est simple consigliere et non pas chef de famille.

Mais la jeune femme est si différente de tous les gens qu'il a rencontrés jusque-là, elle incarne de façon lumineuse une rédemption à laquelle Coughlin inspire sans doute inconsciemment. Une rédemption que la fin de la Prohibition, promulguée à son arrivée à la Maison Blanche par Franklin D. Roosevelt rend possible. C'est tout de même oublier de chose : quand on est gangster, on se doit d'obéir aux ordres, et de la sainte à la martyre, il n'y a qu'un pas...

Loretta est un personnage secondaire si l'on considère l'ensemble du roman, mais elle a un rôle-clé dans sa dernière partie. C'est la sainte qui annonce la fin du paradis et le retour en enfer. La vie de gangster est ainsi faite, le calme précède toujours la tempête. Et il est dit que la vie de Joseph Coughlin, fils d'un policier émérite de Boston, devenu le patron du trafic d'alcool (et autres activités illicites) à Tampa, Floride, ne sera jamais une vie dorée...

Dennis Lehane nous offre une nouvelle fois un bijou de roman noir. La fin est peut-être un peu abrupte pour mon goût de lecteur, mais je la comprends. En exergue, le romancier a placé une phrase de Lucky Luciano, autre figure de la pègre américaine de ces années-là (qu'on croise d'ailleurs en chair et en os dans le cours du livre) : "il est trop tard pour devenir quelqu'un de bien". Or, c'est justement ce que Joe Coughlin, tout au long de ce roman, essaye de démentir.

Parce que Joe est avant tout un hors-la-loi, mais pas un gangster.

Parce qu'il ne veut pas devenir comme ceux qui vivent la nuit.


vendredi 30 août 2013

"En fait, vous êtes comme un oiseau qui se jette dans le vide sans savoir voler".

Une série policière ayant pour cadre Paris et Versailles au milieu du XVIIIème siècle, ça ne vous rappelle pas quelque chose ? Eh bien non, pas celle-là, une autre ! C'est ce qui est bien avec la littérature, avec des ingrédients voisins, on arrive à offrir quelque chose de sensiblement différent à se mettre sous la dent au final. Simple question d'assaisonnement et cette série est bien plus noire, je trouve que les enquêtes de Nicolas Le Floch. Cette série qui débute depuis peu (ce billet concerne la première enquête et je vous parlerai de la seconde très prochainement) met en scène un policier dont le titre me réjouit : commissaire aux morts étranges... En voilà, un "joli" programme, non ? Alors, préparez-vous à découvrir, avec ce Chevalier de Volnay, un policier retors et indépendant, à la personnalité bien difficile à cerner, tout comme celle de son principal allié... Et, face à lui, une figure de ce siècle. Découvrons "Casanova et la femme sans visage", d'Olivier Barde-Cabuçon (Babel Noir) et partons en 1759, pour une enquête criminelle au cours de laquelle passé et futur vont tenir une grande place. Plus qu'un polar, un véritable roman historique.



C'est une douce et agréable soirée de printemps. Une agréable soirée qui, en quelques instants, tourne au drame. Un cri, terrible, glaçant, retentit dans une rue de Paris. On s'approche, un corps au sol, celui d'une femme, littéralement défigurée... Arrive bientôt sur place un jeune homme à la froideur évidente. Il est policier, se nomme Volnay et a pour titre "commissaire aux morts étranges".

Quand il arrive sur une affaire, on sait qu'elle est loin d'être ordinaire. Lui n'évolue pas dans le quotidien, au grand dam de son supérieur, Monsieur de Sartine, mais ne prend en charge que quelques affaires qui lui paraissent être les plus difficiles à résoudre. Et là, un corps au visage méconnaissable allongé sur le pavé parisien, c'est un cas difficile...

A l'image de son titre, les méthodes d'investigations du chevalier de Volnay ne sont pas ordinaires : observation, prélèvement d'indices, croquis, notes... Le XVIIIème siècle se veut le siècle de la Raison et des Sciences, Volnay en est un parfait exemple. Mais, ce n'est pas tout, le garçon est doté d'un sens de l'observation terriblement aiguisé, d'une intuition en éveil permanent et d'une détermination sans faille.

Mais, en attendant de pouvoir interpréter ses indices, voilà le bras droit du commissaire qui arrive pour se charger du corps de la victime. Une présence qui ne va pas passer inaperçue : un homme, le visage caché sous la capuche d'une robe de bure, menant une carriole dans un silence de mort... Frisson dans la foule, et pas agréable...

Volnay, lui, veut interroger les premiers témoins du drame. Se présente alors devant lui un homme qui dit avoir été le premier sur les lieux. Un certain... Chevalier de Seingalt, déclare-t-il... Sans se déparer de son calme, Volnay lui rétorque aussitôt qu'il sait qui il est et l'appelle par un autre nom : Monsieur Casanova. Eh oui, le séducteur, le libertin, même, dont la réputation est connue dans toute l'Europe, l'homme qui s'est évadé de façon spectaculaire de la prison de Plombs, à Venise, c'est lui qui se présente comme principal témoin... Un véritable témoin de moralité, si je puis dire... Ou un premier suspect pour Volnay...

C'est le début d'une enquête compliquée, pleine de danger pour Volnay, dans une France qui gronde, qui commence à trouver que son monarque Bien-Aimé, Louis XV, mène le royaume à sa perte, qui trouve dans les écrits philosophiques des alternatives à la religion dominante, qui a faim, qui perd du terrain en Europe comme Outre-Mer... Une France qui va mal...

Déjà, au début de l'année 1757, le Roi a échappé de peu à un attentat, commis par Robert-François Damiens. Il s'en est fallu de peu que Louis XV soit grièvement blessé, voire tué par cet homme pour le moins exalté... Et "le peu" à qui le Roi doit la vie, c'est Volnay, intervenu in extremis pour sauver un roi pour lequel il n'a aucune sympathie. En retour, il a obtenu à sa demande ce poste de commissaire aux morts étranges qu'il semble exercer comme bon lui semble...

Le voilà donc au service du roi, lui qui ne cache guère ce que lui inspire un régime en décrépitude. Mais je n'en dis pas plus, le passé de Volnay va tenir un place importante dans le roman. En fait, c'est comme si le policier envisageait ses enquêtes comme de simples jeux intellectuels dans lesquels il mettrait à l'épreuve les savoirs qu'il accumule tous azimuts, à travers ses nombreuses lectures, parfois très pointues...

Peu d'empathie, dans sa démarche. Quant à la question de la justice, peut-il se la poser dans un royaume où, pour reprendre La Fontaine, encore tellement d'actualité, "selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendent blanc ou noir". Intelligent et intègre, peut-être un peu trop idéaliste, malgré tout, Volnay est un franc tireur dans une capitale où tout le monde espionne tout le monde, où les pamphlets se multiplient et les complots se préparent dans chaque antichambre...

S'il s'attend à une enquête complexe, c'est plus la présence de Casanova dans les parages qui semble perturber Volnay. Mais voici que le lendemain matin, on frappe à sa porte, aux premières heures. Devant lui, se tient une charmante jeune femme qui se présente comme étant Chiara d'Ancilla, issue d'une noble famille italienne. Et si elle vient le voir, c'est parce qu'elle sait qu'il s'occupe d'affaires criminelles et qu'elle aimerait, elle qui est férue de sciences, examiner le corps de la victime de la veille...

Vous imaginez la surprise de Volnay... Et pas seulement à cause du physique avenant de la demoiselle. Elle en sait beaucoup sur lui, on dirait. Et sur son travail... Qu'à cela ne tienne, même si le jeune policier n'est pas indifférent au charme de cette demoiselle, il a une tâche à remplir. Une enquête qui, pour le moment, tarde à démarrer. A moins que la lettre qu'il a subtilisée sur le cadavre ne lui offre le point de départ qui lui manque...

Mais, en la prenant, allez, disons-le, en la volant (et en se faisant prendre sur le fait par Casanova), Volnay a outrepassé ses fonctions. Et le sceau qui l'orne pourrait vite devenir synonyme de gros ennuis... Surtout si cette piste le conduit, comme il le craint, dans l'entourage proche du roi, voire au souverain lui-même... Pourtant, rien ne peut être aussi simple ou évident et, très vite, le chasseur qu'est le Chevalier Volnay va se retrouver proie...

En effet, son enquête semble bien intéresser, et plus que cela encore, de nombreuses personnes qui ont sans doute intérêt à connaître le fin mot de l'histoire, ou à s'arranger pour qu'il ne soit jamais connu... Mais, au final, cela fait beaucoup d'ennemis, et déterminés, en plus, sans oublier les différents clans qui cohabitent dans le panier de crabes de la cour et qui ont des yeux partout... Enfin, il y a Casanova et Chiara, que Volnay semble trouver sans cesse sur son passage, sans arriver à savoir vraiment pourquoi...

Au commissaire aux morts étranges de démêler cet écheveau dont il n'est pas certain que le corps sans visage soit véritablement le centre... Pourtant, tout part de ce décès fort suspect, il en est certain, mais à qui profiterait ce crime ? A moins que cette malheureuse victime ne soit que la partie visible de quelque chose de bien plus important et dangereux. Et pas seulement pour Volnay...

Volnay ne peut guère faire confiance qu'au moine mystérieux qui l'accompagne sur les scènes de crime et sur la pie apprivoisée à qui il apprend à parler. Et encore... Tiens, puisqu'on parle de ce moine, un mot de lui. Son passé, lui aussi, décidément, est trouble. Son habit ne fait pas le moine, car s'il a bien été, il est défroqué depuis longtemps, et l'on comprend que des accusations d'hérésie ont pesé sur lui. Son intérêt marqué pour les sciences n'y est sans doute pas pour rien, mais sa curiosité pour l'alchimie, sans doute plus encore.

Pourtant, ses connaissances en font, pour employer un vocable contemporain, pardonnez-moi cet anachronisme, le légiste de Volnay. Mais c'est aussi une sorte de sage, qui remplit à merveille son rôle d'aîné auprès du jeune policier en lui prodiguant des conseils avisés. Et tant pis si le chevalier ne supporte pas ses ambitions alchimiques...

Bien sûr, on est comme Volnay, on découvre chacun des clans qui tournent autour de cette mort étrange comme des vautours. On s'interroge sur les rôles des uns et des autres, sur la menace qu'ils représentent d'abord pour le policier, mais aussi au-delà ce cas particulier... Plus il essaye d'avancer et de comprendre ce qui est arrivé à la jeune femme, plus les dangers se font proches...

Et son enquête dérange, c'est certain. Le parti dévot, la marquise de Pompadour, qui se morfond en disgrâce, Sartine, qui semble agir en faveur de... Sartine, d'autres groupes plus obscur et jusqu'au Roi, qui ne semble guère décidé à aider le policier dans son enquête, c'est un vrai front qui se dresse devant Volnay, qui n'a alors plus que son courage, sa volonté et aussi la colère intense qui l'habite depuis de longues années pour poursuivre inlassablement son enquête...

Au cours de ses investigations, on va aussi croiser un personnage qui, à l'image de Casanova, a laissé derrière lui, et déjà à son époque, une aura sulfureuse et bien des légendes : le Marquis de Saint-Germain. Un homme qu'on dit détenteur des secrets de la jouvence éternelle ou encore de la pierre philosophale. Un homme qui, comme Casanova là aussi, sait parfaitement tirer profit de la crédulité de son époque...

En effet, l'une des choses frappantes dans le roman de Barde-Cabuçon, c'est le contraste saisissant entre ce Siècle des Lumières, siècle des philosophes, de l'Encyclopédie, de la science et de la raison triomphantes, du déclin de l'Eglise dominante et l'avènement de nombreuses formes de superstitions tenant à la vie éternelle, à l'alchimie, qu'on croyait disparue depuis le Moyen-Age... Au milieu des figures scientifiques et intellectuelles, font donc florès des escrocs notoires qui savent s'en mettre plein les poches, en promettant la lune, au sens propre, à de riches personnalités aristocratiques désoeuvrées...

Casanova est l'un de ces profiteurs. Car s'il est en France, ce n'est pas que pour séduire, encore et toujours, des femmes qu'il délaissera ensuite. Non, c'est aussi pour tirer quelques subsides malhonnêtement mais discrètement acquis de ce talent inné... Oh, il n'est pas du genre Robin des Bois, l'argent va dans sa poche, mais voler les riches, ça lui convient bien. Il le sait, bientôt, il devra quitter la France, quand un ou deux (ou plusieurs) scandales seront reprochés au Chevalier de Seingalt, et alors ?

Avec Volnay, la relation est d'emblée à couteaux tirés. Le commissaire est intrigué par la présence de Casanova aussi près du lieu d'un crime, sans doute le suspecte-t-il, connaissant la réputation du bonhomme. Mais Casanova, dans un premier temps, ne réagit pas à cette agressivité. Jusqu'à l'entrée en scène de Chiara... Chassez le naturel, il revient au galop et la belle a de quoi satisfaire les féroces appétits sensuels de Casanova.

Mais, en voulant séduire la jeune femme, Casanova éveille la jalousie d'un Volnay timide de nature, taciturne et peu enclin à exprimer ses sentiments. Entre eux deux, au-delà de l'enquête et des soupçons, une véritable rivalité s'instaure, troublant l'esprit si rationnel du jeune policier. En plus de toutes les embûches, de tous les dangers, voilà que Volnay s'inflige un désagrément supplémentaire.

Quant à Casanova, provocateur né, il va évidemment jouer de ce qu'il inspire au commissaire et s'immiscer un peu plus dans son enquête que ne le ferait un simple témoin... L'est-il, d'ailleurs ? Et ne s'intéresse-t-il qu'aux beaux yeux (euphémisme, évidemment) de Chiara ? On comprend évidemment d'emblée que le pseudo Chevalier de Seingalt aura un rôle important dans cette affaire, puisque son nom, contrairement à celui de Volnay, apparaît en couverture du roman. Oui, mais quel rôle, exactement ?

Volnay, de son côté, va devoir faire un examen de conscience, à travers cette enquête. Bien sûr, depuis deux ans, il sert officiellement le Roi, en tant que policier, et la loyauté, comme l'intégrité, lui est chevillée au corps. Pourtant, je le redis, Volnay n'est pas un fervent admirateur de la monarchie absolue, bien au contraire. En cela, il ressemble assez à Casanova, et c'est peut-être aussi pour cela qu'il lui en veut tant.

Car le voir jouer les "imposteurs, escrocs et manipulateurs" au lieu de se mettre au service d'un changement possible de société, cela l'horripile. Casanova est un égoïste, quand Volnay se veut altruiste. Mais, parfois, il est naïf. Et tout méfiant qu'il soit, il va se faire joliment embrouiller, notre commissaire aux affaires étranges, comme si, entre son passé que revient lui souffler à l'oreille des mots pas très doux et cette Chiara qui ne quitte plus son esprit, il perdait sa lucidité...

Deux derniers personnages que je voudrais brièvement évoquer : la Pompadour et Louis XV lui-même. La Pompadour qui cherche à tout prix à protéger ce monarque blasé qu'elle aime encore et toujours et qui l'a écartée sans pitié quand il ne l'a plus désirée. Elle s'accroche à un illusoire rôle politique qui devient clandestin. Mais son influence reste réelle, malgré les insultes qu'elle essuie chaque jour, et il vaut mieux être dans ses petits papiers si on ne veut pas se retrouver avec une redoutable ennemie en face de soi.

Louis XV, lui, est bien loin de ce Roi qui gagna le surnom de Bien-Aimé... Ignore-t-il ou se moque-t-il éperdument du mécontentement qui gagne le peuple partout ? Difficile à dire, mais une chose est certaine, gouverner n'est plus manifestement sa priorité. Il ne semble plus vivre que pour le plaisir de ses sens, multipliant les conquêtes, plus jeunes les unes que les autres, et utilisant ses domestiques pour jouer les rabatteurs, dans des conditions parfois effrayantes...

A côté du Roi tel qu'on le voit, Casanova passerait presque pour un modèle de vertu et Volnay pour un anachorète... Au-delà des questions politiques qui se pose dans un royaume que plus personne ne dirige, c'est aussi la moralité du Roi qui est au coeur de ce roman, et la manière dont ses adversaires pourraient en faire un argument fort contre lui. Pas étonnant, dans ces conditions, que l'on se retrouve souvent autour du fameux Parc-aux-Cerfs, lieu tout entier dédié aux plaisirs du Roi.

Cet été, je vous ai proposé un billet sur "l'homme au ventre de plomb", de Jean-François Parot, autre polar historique qui se situe exactement à la même époque que "Casanova et la femme sans visage". Pourtant, et je ne vais pas jouer au jeu des sept différences entre Le Floch et Volnay, les deux manières d'aborder les mêmes questions sont assez éloignées.

Sans doute cela tient-il tout de même à la personnalité plus sombre de Volnay qui contamine tout le livre, plus noir, plus dur, moins flamboyant que l'enquête de Nicolas Le Floch. Mais l'on retrouve dans les deux l'importance d'un climat politique particulièrement complexe et tendu. On est 30 ans avant la Révolution, une génération pleine, et pourtant, tous les ferments sont déjà là, en action...

C'est un premier livre, il plante aussi le décor pour la série à venir. Et je suis très curieux, avec ce que l'on apprend à leur sujet, de voir comment Volnay et le moine vont évoluer. Et comment leurs enquêtes et leurs propres idées vont s'imbriquer dans cette époque mouvementée, où la société monarchique est bousculée, remise en cause, mais où les élites ne semblent pas mesurer l'ampleur du mouvement.

C'est étrange, ça me rappelle quelque chose...


jeudi 29 août 2013

"You can be a hero in an age of none..." (The Clash, Tommy Gun).

Eh oui, ambiance punk pour démarrer ce billet, pour un roman qui ne l'est pas vraiment, mais j'espère que vous verrez le lien avec ce titre en cours de lecture. En plus, s'il y a une autre référence rock dans notre roman du jour, elle serait plutôt psychédélique que punk, on y reviendra aussi. En attendant, permettez-moi de vous dire que le western est tendance, il fait un retour remarqué dans cette rentrée littéraire. Car oui, c'est bien un western, plein de références aux classiques cinématographiques du genre, dont nous allons parler. Un livre qui m'a fait passer un bon moment de lecture, mais m'a laissé décontenancé au final, frustré à tel point que j'en aurais hurlé à la lune tel un coyote affamé, si je ne m'étais pas trouvé dans un bus (le 394, on s'en fout, mais soyons précis) au moment d'achever la dernière page... Allez, on part au Far West, l'ouest sauvage, en bordure du désert de Mojave, dans un coin hostile du monde qui pourrait passer pour idyllique sans la présence de toute une série de chacals bipèdes au foie jaune particulièrement dangereux... Avec "Arizona Tom" (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), Norman Ginzberg, auteur d'origine américaine vivant dans le Gers (un peu notre Far West à nous...) met à sa sauce les archétypes d'un genre en plein revival.





Ocean Miller est le shérif d'un bled paumé de l'Arizona, Brewsterville, dont l'horizon se perd au-dessus du désert, un décor monotone à perte de vue, une chaleur à crever, des bestioles pas très sympas au sol et dans l'air et un fragile équilibre quotidien que Ocean fait respecter depuis (trop ?) longtemps... Mais, même si Brewsterville n'est pas loin d'être le pire endroit sur terre, c'est là que Ocean a échoué après avoir longuement bourlingué et il ne se sentirait jamais chez lui ailleurs qu'ici.

En effet, c'est en plein milieu de l'Atlantique qu'est né Ocean, d'où ce prénom si spécial, dans une famille d'émigrants juifs qui avaient quitté Hambourg pour un Nouveau Monde supposé meilleur... Ah, belle illusion ! Car tout y est encore à construire, dans ce monde, et le jeune Ocean aura à combattre pour cela lors de la fratricide guerre de Sécession. Il sera de toutes les plus grandes batailles, échappant miraculeusement aux balles confédérés, avant de mettre le cap à l'ouest, dans des territoires qui ne sont pas encore des Etats américains...

Shérif depuis de longues années, il essaye de faire régner une certaine harmonie dans une minuscule ville qui a déjà perdu son lustre, léger, né de la ruée vers l'or... Depuis, la fièvre est redescendue et le train a choisi de s'arrêter ailleurs... Alors ce n'est pas si facile d'être shérif à Brewsterville, Arizona, surtout avec un maire, Artie Hackett, qui le déteste et ne souhaite qu'une chose : lui retirer son étoile, sans doute pour le remplacer par un de ses hommes de main...

Bien sûr, Ocean ne rajeunit pas, bien sûr, il a tendance à picoler un peu plus qu'il ne le devrait, bien sûr, il a cette intégrité qui ne peut que fâcher tous ceux qui ont des intérêts à Brewsterville et aux alentours... Mais, il est persuadé d'être un bon shérif, à la fois magnanime et sévère, n'hésitant pas à sortir son flingue et à s'en servir si besoin ou à envoyer à la potence un criminel notoire...

Mais Ocean Miller n'est pas un héros, juste quelqu'un qui essaye de remplir sa fonction de son mieux, tandis qu'autour de lui, on médit sans cesse. Il y a quelque chose chez lui de Will Kane, le personnage joué par Gary Cooper dans "le Train sifflera trois fois". A ses côtés, un ami fidèle, Abner Drinkwater, et une veuve séduisante, Emily Hanson, avec qui il lui arrive de passer la nuit, sans savoir si cette relation exprime un quelconque sentiment mutuel...

Dans ce coin de paradis au décor rappelant les plus fameux westerns spaghettis, reconnaissons tout de même qu'il ne se passe pas grand chose au quotidien... Jusqu'au jour où... Ocean Miller fait sa tournée d'inspection habituelle, passant par le désert de Mojave, qui s'étend près de sa ville, quand il aperçoit quelque chose de complètement inhabituel.

Sous le cagnard, en plein coeur de ces sables hostiles, un être humain, oui, cela ne peut-être que ça, un être humain marche. Et difficilement, car il tire quelque chose derrière lui... A l'aide d'une lunette dont il ne se sépare jamais, il découvre, stupéfait, que celui qui marche dans le désert n'est qu'un gamin, un enfant d'une douzaine d'années, tout au plus. Pire, ce qu'il tire derrière lui au bout d'une ficelle, dans un effort surhumain, c'est un cadavre... Et un cadavre sans tête et sans membre...

Un peu déstabilisé, Ocean rejoint l'enfant et essaye d'en savoir plus. Mais, à part tracer trois lettres dans le sable, T, O, M, l'enfant ne dis rien et ne paraît communiquer que par gestes. Serait-il sourd et muet ? Voilà qui rend la discussion bien difficile, ce qui serait sans importance, s'il n'y avait pas ce corps, qui n'a pas perdu sa tête, ses bras et ses jambes tout seul... Qui est-ce ? Et pourquoi le gamin a-t-il traîné ce cadavre mutilé en plein désert ?

Mais le retour du shérif ainsi accompagné à Brewsterville va faire plus de vagues que ce à quoi s'attendait Ocean... Car, tout le monde ne s'apitoie pas comme lui sur le sort du gamin. Oh, non, certains, le maire et ses sbires en tête, semblent même persuadés que Tom, appelons-le ainsi, désormais, a quelque chose à voir dans la mort de celui dont il traînait le corps... Et voilà comment, encore une fois, l'autorité et la compétence du shérif son remises en cause par un maire plus remonté que jamais.

Alors que Ocean et Emily prennent fait et cause pour Tom contre une bonne partie de la population de la ville, le shérif s'échine à essayer de comprendre d'où vient le gamin et ce qui lui est arrivé. Mais rien n'y fait, les dessins que Ocean finit par échanger en grand nombre avec l'enfant, ne l'avancent guère. Devant l'ultimatum du maire, le shérif va alors devoir se lancer dans une enquête comme il en a rarement mené, pour examiner toutes les pistes possibles et essayer de faire parler le désert, qui pourrait se montrer plus bavard que Tom...

C'est dire l'ampleur de sa tâche...

D'éleveurs en anciens prospecteurs, d'Indiens en bandits sans foi ni loi, Ocean va passer en revue tous les personnages qui se côtoient dans l'ouest sauvage à la recherche du bon filon (dans tous les sens du terme) afin de découvrir l'indice qui lui permettra de retrouver le chemin parcouru par l'enfant, en espérant pouvoir ainsi remonter jusqu'à l'endroit où l'homme a été tué et quelques explications avec...

Mais rien ne se passe jamais comme il faut, ce serait trop facile... Cette affaire sent mauvais, un peu plus à chaque discussion, à chaque rencontre, et l'aura du shérif pâlit à vue d'oeil... Lui se démène, mais voilà qu'un doute l'étreint, un doute qui grandit... Un doute qui concerne Tom, un enfant sourd muet et attendrissant dont la jeune existence semble cacher bien des secrets...

"Arizona Tom" est véritablement un western, plein de références aux classiques du genre, aussi bien hollywoodiens qu'italiens. Un hommage à ce genre qui connaît un renouveau au cinéma, mais aussi en littérature. Nous avons évoqué Sylvie Wolfs sur ce blog, qui poursuit sa série autour de son personnage de femme-louve, on peut parler également de Pierre Pelot, qui s'illustra dans ce genre à ses débuts mais qui aime bien y revenir dans certains de ses derniers livres. Même un Cormac McCarthy, avec "No country for old men", flirte avec le genre. Enfin, Céline Minard, elle aussi, propose en cette rentrée littéraire un western... Sortez vos Stetson !!

Pourtant, Tom semble tout droit sorti d'un opéra-rock, celui des Who, "Tommy", souffrant de lourds handicaps (moins pourtant que le pauvre gosse créé par Pete Townshend, et en plus, il ne doit même pas affronter Elton John, le Pinball Wizard...), plutôt que d'un vieux western. Il n'a apparemment rien d'un Billy the Kid, on l'imaginerait plus en Jack Crabb, dans "Little Big Man", si l'on tient à rester dans les références aux westerns de cinéma...

Face à lui, une crème. Vraiment. Je ne reviens pas sur ce que j'ai dit à propos d'Ocean Miller, mais comment ne pas insister sur la bonté et l'altruisme de cet homme vieillissant qui, en perdant son idéalisme, a gardé une certaine naïveté. Ainsi, croit-il que le maire ne peut rien contre lui, que ses compétences le protègent d'une mise à l'écart et que, en cas d'abus de pouvoir, à ses yeux, il aurait le soutien d'un marshall, un flic représentant l'Etat, qui saurait faire taire Hackett...

Avec Tom, pareil, d'emblée il se dit que ce garçon est une victime, rien de plus. Dire que sa conviction se renforce quand Hackett et les autres veulent le voir placé derrière les barreaux voire pendu sans autre forme de procès est sans doute juste. Mais, Miller est foncièrement positif dans sa manière d'aborder sa mission de shérif. Alors, quand le doute s'immisce, c'est comme s'il échappait les rênes de son cheval lancé au galop...

Il faut dire qu'avec les années, avec le calme qui règne à Brewsterville, où tout le monde se connaît et où les histoires se règlent toujours facilement, le courage de Miller s'est sans doute aussi émoussé. Cette affaire autour de Tom, c'est l'occasion de redorer son blason, pas seulement de garder son poste un peu plus longtemps. Non, c'est l'occasion de faire quelque chose de bien, de vraiment bien. De se comporter en héros, dans ce Far West qui n'en manque pas, sauf justement dans ce coin perdu d'Arizona.

Autour de lui, des lâches, ou des vauriens. Des lâches ET des vauriens, même. Si tant est que Miller ne soit pas lui-même à classer parmi les lâches... Les rares qui ne sont ni l'un, ni l'autre ne lui seront d'aucun secours. Bien sûr, auprès d'eux, il va glaner des éléments décisifs, mais ensuite... Et pourra-t-il retirer quoi que ce soit de cette histoire, à part, et ce n'est même pas sûr, l'affection d'un gamin avec qui il lui est impossible de communiquer normalement ?

En fait, Miller joue sur cette affaire nébuleuse à quitte ou peut-être double, mais c'est loin d'être sûr... Trente-six fois la mise d'emmerdes mais la nécessité de jouer son tapis pour garder son étoile et sa tranquillité dans une ville qu'il ne s'imagine plus quitter. Le personnage de Miller paraît combiner le côté veule de Dean Martin et le côté sans peur et sans reproche de John Wayne, tandem mythique de "Rio Bravo". Mais le long de quel versant basculera-t-il ?

Reste à parler de la fin. Non, ne poussez pas de hauts cris, ne vous arrachez pas les cheveux, ne cherchez pas à m'arracher la langue ou les doigts, je n'ai pas l'intention de vous la raconter. Juste de vous dire que cette fin m'a terriblement frustré. En fait, pour moi, ce n'est pas une fin. Je ne fais pas partie des lecteurs qui détestent les fin ouvertes, au contraire, je trouve que c'est souvent intéressant, car cela permet de confronter les imaginaires des uns et des autres et leurs interprétations de ce qui peut arriver après...

Mais là, ce n'est plus une fin ouverte, c'est comme s'il manquait des pages ! Il y a matière à une fin crépusculaire, douloureuse, injuste, même, si on veut. Enfin, bref, il y a matière à un moment de gloire, à une scène qui marquera les mémoires, profondément. Sauf qu'on s'arrête, en pleine montée... Qu'on n'a pas THE scène, celle qui se termine par un fondu au noir avec The End qui s'affiche dessus, tandis que la poussière retombe doucement après avoir été violemment soulevée...

Ou tout autre chose, là, c'est mon imagination qui tournait, afin d'élaborer ma propre fin... Ce qui ne calme pas ma frustration pour autant... A moins qu'il y ait une autre explication : il y aura une suite à "Arizona Tom", un second volet pour former un imparable diptyque, dans lequel les masques tombent et où l'on sait que, forcément, ça va mal finir...

Je l'aime bien, cette hypothèse-là, parce qu'elle me donnerait l'occasion de me replonger dans l'Arizona de Norman Ginzberg et de retrouver cette ambiance de Far West qui fonctionne parfaitement. Mais, j'ai un peu de mal à y croire, pour être franc... "Arizona Tom" ne fait que 220 pages, soit largement la place pour proposer cette fin et la développer sans avoir un indigeste pavé entre les mains...

Alors, oui, j'ai apprécié ce voyage au Far West, j'ai aimé l'atmosphère et l'écriture de Ginzberg, je me suis passionné pour cette histoire qui pose bien des questions, j'ai trouvé Miller parfait en anti-héros qui cherche à sortir de son train-train et, bien sûr, j'ai adoré ce Tom, sorti de nulle part, plus difficile à gérer qu'un témoin à charge en Corse et dont les secrets (j'allais écrire "les non-dits" ; quelle maladresse, non ?) viennent épaissir l'intrigue.

Et j'en reprendrai bien 220 pages, histoire de faire le tour de cette histoire qui ne m'a pas tout dit.


mercredi 28 août 2013

"Rester en soi, ne rien dire. Parler, c'est déjà souffrir..."

Nous avons déjà évoqué sur ce blog la collection "Miroir", de chez Plon, avec le roman d'Alma Brami, "Lolo". Je vous propose de découvrir aujourd'hui un deuxième roman issu de cette collection, dont le le projet n'est pas de proposer des biographies romanesques de personnalités connues, mais plutôt des portraits, dans lesquels la subjectivité de l'auteur joue forcément plus. Celui que je vous propose de découvrir, c'est le portrait que Brigitte Kernel, auteur mais aussi animatrice radio, dont le métier est de nous donner envie de lire plein de livres, vile tentatrice, a consacré à l'artiste Andy Warhol. Un personnage culte, le pape du pop-art, dont l'aura demeure toujours aussi brillante, un quart de siècle après sa mort, mais dont la personnalité est bien plus tourmentée qu'on ne l'imagine... Dans "Andy", publié chez Plon, le peintre et cinéaste se raconte, se confie, révèle ses doutes, ses peurs, ses démons, ses passions... Et le lecteur découvre un personnage fragile qui a trouvé dans l'art un moyen de fuir une réalité qui le terrorise.





Le 3 juin 1968, Valerie Solanas, persuadée que Andy Warhol veut lui voler le manuscrit qu'elle lui a confié quelque temps plus tôt, tire sur l'artiste à plusieurs reprises, le blessant très grièvement. Plusieurs organes vitaux sont touchés, mais Warhol, presque par miracle, survit. Mais, il peine à se remettre physiquement de ces blessures et reste terriblement choqué par ce qu'il vient de vivre.

C'est donc diminué physiquement et moralement qu'il entreprend une thérapie auprès d'un psy afin d'essayer de surmonter cette douloureuse expérience. Onze séances auxquelles nous assistons, lecteurs un peu voyeurs, au cours desquels Andy va se livrer, remontant le cours de sa vie, presque comme ce fameux film qui défile devant nos yeux, paraît-il, au moment où l'on croit mourir...

Une remontée dans le temps, car, peu à peu, on va repartir de l'attentat pour remonter jusqu'à l'enfance de celui qui s'appelait encore Andy Warhola, né dans une famille originaire de Ruthénie. Une famille qui est venue s'installer très récemment en Amérique. Andy est un américain de seconde génération pour reprendre un vocable plus contemporain, élevé dans une famille aux us et coutumes typiquement d'Europe centrale, sans oublier une foi et une stricte éducation catholiques, dont nous allons reparler.

Mais prenons les choses dans l'ordre. Outre les souffrances physiques et morales engendrées par l'attentat, on découvre un Andy Warhol terriblement vulnérable. Comme si les balles tirées par Valerie Solanas (dont le nom revient sans cesse, comme une macabre litanie dans le monologue d'Andy) l'avait fait retomber cruellement dans une réalité qu'il était parvenu à fuir à travers l'art, mais aussi en créant la Factory : "Je pense que Valerie Solanas m'a tué. Elle a réussi", dit-il même lors d'une des premières séances.

En effet, on voit un Wahrol qui, pour de nombreuses raisons, semble vouloir effacer le monde réel dans lequel il doit vivre, malgré tout, en créant cet îlot de création tous azimuts dans lequel la réalité devient une abstraction, quand l'abstraction devient elle-même un quotidien. Dans l'art, surtout l'art graphique, lui offre une sérénité hermétique, dans laquelle toutes ses peurs ne peuvent plus l'atteindre.

Sa plus grande peur émane de Warhol lui-même. Un homme qui ne s'aime pas, se trouve laid, inapte à exister autrement qu'à travers son personnage d'artiste. L'homme, lui, est paralysé par ses désirs, son homosexualité. Cela se heurte à son éducation très catholique et à sa foi, qui reste profonde. Mais aussi à une timidité maladive qui le pousse à vivre sa sexualité par procuration et à rejeter les sentiments avec force.

Le paradoxe, c'est qu'il reconnaît à la fois qu'il aimerait être désiré mais que le contact physique le rebute. Tout est ainsi, chez Andy, contradictoire, à la fois d'une extrême pudeur et d'une intensité qui met mal à l'aise. J'évoquais l'art, comme fuite du réel, mais il est aussi une manière d'exprimer ce désir, de l'assouvir sans risquer la souillure, si ce n'est celle de l'âme...

Une âme qu'Andy ne veut pas damner. Sa foi, ses principes catholiques, il en parle souvent, aussi. Quelque chose qu'il cache à son entourage, quelque chose d'aussi honteux à ses yeux, dirait-on, que son homosexualité. Encore la peur d'être jugé, dans un milieu underground où Dieu n'a pas vraiment sa place. Mais ne craint-il pas plus encore la damnation éternelle ?

Cette éducation, c'est le lien le plus puissant qui le relie au personnage le plus important de sa vie. Bien sûr, avec la Factory, il s'est constitué une vie de famille, presque, mais rien ne peut remplacer sa relation très exclusive et privilégiée avec sa maman. Non, je ne vous ferai pas le coup du psy de comptoir tirant des conclusions caricaturales et hâtives. Cette relation, c'est tout autre chose.

Comme si, sans le savoir (ou sans le dire), cette mère avait compris qui est son fils. Un instinct maternel ou autre chose, lié au passé familial douloureux. Mais, c'est cette maman, omniprésente dans la vie d'Andy, jusqu'au moment où se déroulent ces séances, qui l'a encouragé dans sa vocation artistique. C'est d'elle aussi qu'il tient cette foi chevillée au corps, mais aussi cette superstition qui l'accompagne souvent et qui imprègne ces onze séances chez le psy.

On découvre aussi un Warhol bien loin de son image de dandy, icône de la mode, figure de l'underground devenue star interplanétaire, personnage excentrique, extravagant, même. Ou plutôt, tout cela, c'est Warhol, et nous, c'est bien Andy que nous avons devant nous, en train de se livrer, quitte à en souffrir à chaque séance, comme l'indique la phrase que j'ai extraite du roman pour la mettre en titre de ce billet.

Toute cette thérapie est douloureuse pour Andy, cette façon de raconter tout ce qu'il a voulu cacher jusque-là, cette enfance dont il a (en tout cas, c'est mon ressenti) une profonde nostalgie, même si ce n'était pas fête tous les jours... Et, puisque je n'ai pas encore évoqué son père, peut-être y a-t-il là une source potentielle de culpabilité supplémentaire...

Mais cette enfance est aussi l'occasion de découvrir des pistes pour mieux comprendre le travail artistique de Warhol. D'un seul coup, on se demande si la provocation qu'on a vue dans le pop-art, la critique du rêve américain et de la société de consommation ne seraient pas des illusions pour dissimuler autre chose... Toujours cette nostalgie liée à l'enfance, comme une façon d'exorciser les moments difficiles, mais aussi, la fascination d'Andy pour ce qui brille, pour les stars...

Enfin, il ne faudrait pas oublier le trouble né de l'incompréhension de ce qui lui est arrivé. Pourquoi s'en prendre à lui, qui cherche juste à faire de l'art, et de l'art pour fuir le malheur, la douleur, les désirs terrestres ? Pourquoi le penser vil ou méchant, lui qui n'a que la concupiscence, comme défaut, mais qui se dévoue pour les autres ?

Durant une grande partie des séances, la question "Valerie Solanas" revient, comme pour chercher à comprendre son geste. Non pas en fonction d'elle, de son caractère, de sa paranoïa, de son geste. Mais bien plus en fonction de lui, Andy, comme s'il n'y avait pas de fumée sans feu, comme si cet attentat, aussi injuste soit-il, pouvait trouver une justification dans la vie et la personnalité de l'artiste.

J'ai cité plus haut la phrase prononcée dans le roman par Andy où il dit que Valerie Solanas l'a tué, qu'elle a réussi. Et, effectivement, il y a quelque chose des mémoires d'un mort, dans ces séances. Ou plutôt, de la confession d'un mort au purgatoire, attendant de savoir si on le laissera entrer au Paradis ou si on l'enverra expier ses fautes en enfer...

Mais, si cette impression m'a suivi un bon moment, je me suis aperçu que j'avais tout faux... Bouche bée, je suis resté, devant la chute de ce roman concoctée par Brigite Kernel. Je ne vais évidemment rien dire de cette onzième et ultime séance, mais croyez-moi, il y a plus dans ce court roman que le simple portrait d'un homme aux multiples talents esquissé par une admiratrice. Non, on a une véritable histoire qui s'achève sur un véritable rebondissement et qui change beaucoup de choses à la façon dont on regarde, d'un seul coup, tout ce que j'ai pu vous dire jusque-là.

Dans cet exercice si difficile du monologue, puisque tel est le choix fait par Brigitte Kernel pour nous parler de Warhol, l'auteure réussit à ne jamais tomber dans la monotonie, en renouvelant, étape par étape, les éléments abordés par l'artiste. Bien sûr, comme évoqué plus haut, il y en a qui sont redondants, d'autres qui s développent, se complètent au fil des séances.

On a devant nous un homme fragile, déboussolé, rongé de culpabilité, mais aussi capable, par moments, de se rebeller, de se mettre en colère. En particulier contre ce psy silencieux qui ne fait rien pour l'aider à accoucher moins douloureusement de sa confession. Un homme qui a beaucoup de recul sur lui-même, son travail, son oeuvre (est-ce le recul autorisé par la licence romanesque ?) et bien loin des stéréotypes sur les stars vaniteuses et imbues d'elles-mêmes.

Difficile de voir où la subjectivité de Brigitte Kernel vient se loger dans ce portrait. Nous raconte-t-elle seulement le Warhol qu'elle aime ou esquisse-t-elle justement la silhouette décalée d'un homme entré dans notre imaginaire collectif sous une forme bien précise ? Toujours est-il que la sensibilité qui émane d'Andy (encore une fois, je ne crois pas que le titre du roman soit innocent, il y a Andy et Warhol, encombrante dualité pour un homme aussi réservé) est touchante, même s'il n'est pas exempt de défaut.

On n'est pas dans l'hagiographie, dans ce livre, mais dans une présentation d'un homme dont on croit savoir beaucoup de choses et qu'on découvre très différent de cette image publique, médiatique. Avec quelque chose qui m'a frappé : tout ce que fait ou dit Warhol semble venir de ses propres expériences. Je ne reviens pas sur un certain nombre de faits évoqués plus haut, mais aussi sur d'autres dont j'ai peu ou pas parlé. Mais, pour bien comprendre ce que je viens de dire, il faut signaler que Brigitte Kernel parvient à intégrer à son monologue de fameuses citations signées Warhol (le fameux "quart d'heure de gloire", évidemment, mais pas seulement) dans lequel ces phrases illustrent parfaitement le propos. Joli exercice de style...

Alors, bizarrement, alors que je louais le côté fragile, presque modeste d'Andy, je me demande si Warhol, lui, n'est pas un monstre d'égocentrisme, une espèce de trou noir qui attire tout à lui, sorte de démiurge qui règne sur la Factory... Docteur Andy et Mister Warhol, comme la cohabitation de deux êtres, deux moitiés opposées dans un corps et une âme...

Et si la réponse, ou une partie de la réponse, se trouvait à la fin du livre de Brigitte Kernel ?

Bien sûr, encore une fois, si l'auteure s'appuie sur de la documentation pour étayer son propose, je le redis, nous ne sommes pas dans une biographie classique, censée nous raconter au plus près la vie de Warhol et nous expliquer, à travers cela qui était le grand homme et comment son oeuvre est apparue. Pour autant, on en apprend beaucoup sur la vie étonnante de cet homme, au point, en ce qui me concerne, d'avoir envie d'en savoir plus.

La complexité de cette personnalité, qui ressort des 175 pages du livre renforce le côté fascinant de ce personnage assez mystérieux. Comme s'il avait, en bon publicitaire, réussi à fabriquer lui-même l'icône qu'il est devenu. Quant à l'idée finale, oui, j'insiste, elle est vraiment complémentaire de tout cela en venant aussitôt brouiller les cartes, comme une vague vient effacer les mots écrits sur le sable... On croyait le cerner, et hop ! En quelques minutes, tout à disparu et on ne sait plus quoi penser.

Ah si, j'ai une certitude : le portrait que Brigitte Kernel dresse d'Andy Warhol est celui d'un homme seul. Terriblement seul.


dimanche 25 août 2013

"Ses cellules ont survécu plus longtemps que son souvenir..."

Voilà un livre dont je vais avoir du mal à vous parler... J'aimerais tant vous convaincre de lire cet ouvrage, quelque part entre la biographie et l'enquête journalistique. Une histoire incroyable, une destinée posthume hors norme, des avancées scientifiques sidérantes, une colère inextinguible, une soif de justice et surtout une dignité immense... Ce sont quelques-uns des ingrédients de cet ouvrage dont l'auteure a eu l'idée il y a 25 ans, presque par hasard, et auquel elle a consacré plus de 10 années de travail, dans des conditions hautes en couleur parfois. Le hasard, il joue un rôle important dans le livre. C'est aussi lui qui m'a permis de le découvrir et d'avoir envie de le lire, à l'occasion d'un reportage diffusé dans le JT de 13 heures de France 2. Sans doute peu d'entre vous ont entendu ce nom : Henrietta Lacks. La journaliste américaine Rebecca Skloot nous présente cette femme que rien ne prédestinait à entrer dans l'histoire et dont, cruel paradoxe, le malheur aura été un bienfait pour le monde... Je le dis dès l'introduction, faites-moi confiance, lisez "la vie immortelle d'Henrietta Lacks", disponible au Livre de Poche.





Le 4 octobre 1951, meurt à l'hôpital Johns Hopkins de Baltimore un jeune femme noire de 31 ans à peine, mère de 5 enfants. Son nom : Henrietta Lacks. Elle a été emportée en moins d'un an par un cancer du col de l'utérus. Une maladie qui s'est développée à une vitesse incroyable, du jamais vu pour les médecins qui ont suivi son cas... Malgré un traitement au radium, la jeune femme n'a eu aucune chance, les tumeurs ayant colonisé sont organisme tout entier en quelques mois...

Henrietta, issue d'une famille très pauvre, venue à Baltimore avec l'exode rural, est inhumée dans un carré qui ressemble plus à un terrain vague qu'à un cimetière, aux côtés de ses parents, sans même une plaque pour signaler l'endroit exact de sa tombe. Et pourtant, cette jeune femme va être à l'origine d'une extraordinaire révolution scientifique. Elle, ou plutôt, ses cellules...

Ce qu'ignorait Henrietta Lacks, qui a dissimulé à ses proches le plus longtemps possible la gravité de son mal, et ce que va ignorer longtemps sa famille, c'est qu'un prélèvement a été réalisé sur la première tumeur diagnostiquée. Des cellules saines, mais aussi des cellules malades ont été mises en culture, une technique qui, en ce début des années 50, en était encore à ses balbutiements.

Un certain George Gee, sorte de Geo Trouvetou, travaille dans un laboratoire minuscule à essayer de cultiver des cellules humaines, de les faire se développer in vitro. Sans grand succès. Jusqu'à ce qu'on lui fasse parvenir les cellules prélevées sur Henrietta Lacks. De nouveaux prélèvements qui annoncent un nouvel échec, pense la laborantine chargé de lancer la culture. C'est donc sans grand espoir qu'elle lance la procédure, si on peut déjà parler ainsi à ce moment-là...

Mais, surprise, les cellules malades d'Henrietta Lacks vont se multiplier dans les tubes à essai, et à une vitesse prodigieuse, en plus ! Au point que Gee va se retrouver avec de telles quantités qu'il va les partager avec d'autres scientifiques. A partir de ce coup de chance inespéré, les cellules d'Henrietta Lacks vont devenir un outil d'expérimentation absolument prodigieux pour les scientifiques du monde entier et dans des domaines de recherche très différents. Ces cellules semblent littéralement immortelles, se reproduisant à l'infini dès qu'on crée le milieu adéquat pour cela...

Pour vous donner une idée précise de ce que représente cette culture, sachez qu'on estime à plus de 50 millions de tonnes le poids de l'ensemble des cellules (on parle de quelque chose de microscopique !) produites depuis le premier prélèvement sur Henrietta Lacks jusqu'à aujourd'hui. Mises bout à bout, cela représenterait 3 fois le tour de la Terre !

Et grâce à ces cellules, on a pu mettre au point le vaccin contre la polio, élaborer les premières chimiothérapies, travailler sur le clonage, sur le séquençage du génome, la fécondation in vitro, les thérapies géniques, en particulier en vue de lutter contre le cancer. On les retrouve à l'origine de médicaments contre la leucémie, la grippe, Parkinson ou l'hémophilie. Elles ont permis des recherches sur le vieillissements, les MST et encore bien d'autres sujets. Elles ont été dans l'espace pour voir comment les cellules humaines réagissaient à ces conditions particulières... Une liste non exhaustive...

Mais voilà. Si tous les scientifiques du monde ont sans doute, à un moment de leur carrière, travaillé autour d'expériences impliquant ces cellules, qui se souvient de la femme sur laquelle on les a prélevées ? Ces cellules miraculeuses ont vite porté le nom de code HeLa, pour Henrietta Lacks, mais ce nom s'est effacé rapidement et le souvenir de cette femme s'est dissipé...

Oh, on cite bien son nom dans des cours de biologie (c'est d'ailleurs ainsi, à la fin des années 80, que Rebecca Skloot a entendu ce nom pour la première fois), il y a eu quelques articles sur Henrietta, sa famille est souvent contactée par des journalistes, mais jamais, au final, cette femme n'est vraiment mise en avant dans ce travail. On la relègue au plan anecdotique et on utilise ses proches avec condescendance...

Aussi, lorsque Rebecca Skloot décide, à la fin des années 90, de se lancer dans l'écriture d'un livre qu'elle veut centré sur Henrietta Lacks, et pas uniquement sur l'aspect scientifique des choses, elle n'imagine pas qu'elle va se heurter à la colère et au sentiment d'injustice immenses d'une famille blessées dans son orgueil par des années de mensonges, de promesses non tenues, de trahison, d'escroquerie, même, parfois, en un mot, de mépris.

Pour parvenir à ses fins et publier, en 2010, le livre dont nous parlons, elle va devoir d'abord gagner la confiance des quatre enfants survivants d'Henrietta Lacks, et en particulier de sa benjamine, Deborah. Elle n'était encore un bébé quand sa maman est décédée, elle ne garde aucun souvenir d'elle, mais depuis qu'on lui a appris, là encore complètement par hasard, et plus de 20 ans après la mort d'Henrietta, que ses cellules survivaient à travers le monde, elle a décidé de se battre bec et ongles pour faire reconnaître sa maman comme quelqu'un qu'il faut réhabiliter et faire connaître.

Bien sûr, ses frères et elles espéreraient aussi que cette reconnaissance passe par de l'argent qui leur serait versé, mais, il faut reconnaître que ce n'est pas la priorité de Deborah et que l'argent, aussi curieusement qu'on pourrait le croire, ne tient qu'une place secondaire dans toute cette histoire. Par exemple, Gee, découvreur des cellules immortelles, n'a rien touché, puisqu'il a donné les premiers échantillons qu'il a cédé. Idem pour Johns Hopkins, qui n'a rien perçu des bénéfices générés par la suite...

Bien sûr, après eux, des entreprises ont fait de gros bénéfices grâce aux cellules HeLa, une entreprise américaine vend actuellement des fioles contenant des produits à base de cellules HeLa pour des tarifs allant de 100 à 10 000 dollars et on parle de plus de 17 000 brevets en rapport avec elle... Une véritable industrie. Mais, ce qu réclame la famille avant tout, c'est la reconnaissance.

Rebecca Skloot a choisi dans son livre de donner 3 orientations principales à son récit : la biographie d'Henrietta Lacks (sur laquelle il y a assez peu de choses) et de sa famille des années 50 aux années 90 ; l'histoire des cellules HeLa, de leur découverte jusqu'à leur hégémonie, parfois même inquiétante, car ces cellules ont des capacités de reproduction telles qu'elles ont contaminé beaucoup d'autres cultures, coûtant parfois aussi cher qu'elles rapportent ; enfin, son expérience personnelle auprès de la famille Lacks, de 1999 à 2010.

On voit le mal qu'elle a eu à persuader Deborah, mais aussi ses frères, en particulier Zakaryyia, de son vrai prénom Joe, un homme habité depuis son enfance par une terrible colère, mais aussi comment elle a travaillé, tant bien que mal avec eux pour rassembler le plus d'informations possibles sur Henrietta elle-même mais sur toute cette famille dont la vie miséreuse contraste si terriblement avec l'ampleur des découvertes qui ont été faites à partir des fameuses cellules HeLa.

Que vous dire de plus ? Il faut que vous lisiez ce livre, extrêmement complet qui parvient à mêler le côté passionnant de cette aventure scientifique décisive hors du commun et le côté particulièrement émouvant de l'histoire de cette famille, marquée par le deuil d'Henrietta depuis si longtemps, et blessée de se sentir mise de côté par les institutions.

Mais, "la vie immortelle d'Henrietta Lacks" est aussi l'occasion d'aborder des sujets connexes à ces trois principales lignes directrices. La première, c'est la question du consentement des patients à céder une partie d'eux-mêmes, même microscopique, à des fins d'études scientifiques. Le corollaire, c'est le développement aux Etats-Unis de ce que nous appelons la bioéthique, dans un pays où l'on sait que le recours à la loi, l'encadrement des activités par l'Etat ne sont pas toujours acceptés. Enfin, l'autre aspect fort, avec lequel je finirai ce billet, c'est la question raciale, qu'on ne peut écarter.

Revenons à l'origine de cette histoire : Henrietta Lacks souffre mais ne sait pas pourquoi. La douleur permanente, handicapante, la pousse à se rendre à l'hôpital Johns Hopkins, dont la politique initiée par son fondateur est de permettre aux plus démunis d'avoir accès aux soins médicaux. Henrietta est auscultée par le docteur Howard W. Jones qui va découvrir la tumeur et la soigner au radium (au passage, le livre est particulièrement impressionnant quand on découvre les techniques médicales de cette époque et la manipulation du radium à mains nues, par exemple).

C'est ce gynécologue qui va prélever les fameuses cellules mises en culture par George Gee. Henrietta Lacks a bien signé un papier autorisant qu'on procède à toute opération ou traitement nécessaire pour la soigner, mais rien en ce qui concerne le prélèvement de cellules. C'est vrai que personne n'aurait pu alors imaginer ce qu'il allait advenir de ces cellules, mais Henrietta n'a jamais donné d'autorisation pour cela. On ne va pas dire qu'on lui a volé ses cellules, en revanche, la question de l'appartenance de cellules prélevées puis mises en culture, elle, va finir par se poser...

Il y a un aspect qui m'a à la fois fait sourire mais aussi réfléchir, c'est la réaction des milieux scientifiques sur cette question, à chaque fois qu'elle est redevenue d'actualité et qu'on a commencé à parler de légiférer, d'imposer, d'obliger les chercheurs à obtenir un "consentement éclairé", telle est la formule, de leurs patients avant de pouvoir faire quoi que ce soit... En effet, à chaque fois, levée de bouclier générale, et des scientifiques qui affirment que c'est la recherche qu'on assassine... Finalement, les règles ont été mises en place et la recherche continue...

Toutefois, deux choses sur ce consentement éclairé : l'obligation d'informer le patient du domaine de recherche qui sera visé peut poser problème. En effet, les convictions idéologiques ou religieuses pourraient alors pousser certains à refuser que leurs cellules servent à la recherche sur le sida ou sur l'avortement, par exemple... Là, on est effectivement dans la nécessité de se montrer pédagogue, comme pour le don d'organes, par exemple.

L'autre aspect, c'est le mot éclairé. Peut-être vais-je être simpliste, mais, en gros, cela veut dire que le patient doit bien comprendre de quoi il retourne avant de décider s'il donne ou non son consentement. Or, vous, je ne sais pas, mais moi, la microbiologie, je suis moyennement balèze... Peut-on, nous, patients lambda, aux connaissances scientifiques limitées, avoir une vision suffisamment éclairée de la situation, même avec des explications claires et nettes d'un médecin ? Sans oublier l'état d'esprit : vous venez d'apprendre que vous avez un cancer, êtes-vous aptes à donner un consentement éclairé à quoi que ce soit ?

A ce titre, l'exemple des Lacks est très intéressant. Ni Henrietta, ni ses proches n'ont eu à donner ce consentement. Mais l'auraient-il pu ? Henrietta était quasiment illettrée, n'ayant aucune connaissance en biologie, ni sans doute idée du fonctionnement de la biologie humaine. En outre, le prélèvement a eu lieu alors qu'elle souffrait déjà terriblement...

Mêmes remarques pour la famille : les enfants sont trop jeunes, de toute façon, au moment où leur mère subit ce prélèvement et Day, son époux, n'aurait sans doute pas su quoi dire à la question du médecin... Longtemps après, y compris lorsque Rebecca, un demi-siècle plus tard, va rencontrer les proches d'Henrietta, elle va se rendre compte qu'ils n'ont qu'une idée très, très vague de ce qui s'est passé...

Entre un manque de connaissances scientifiques, une influence forte de la religion et de croyances diverses ou une interprétation toute personnelle des faits, Deborah, ses frères et les autres membres de la famille (y compris Day, encore en vie et très âgé lorsque Rebecca le rencontre) ont bien du mal à comprendre que ces cellules ne sont pas à proprement parler Henrietta, mais qu'elle contiennent bien son ADN, proche du leur...

Il faudra, grâce à Rebecca, une visite d'un laboratoire et les explications claires d'un chercheur pour permettre à Deborah et Zakaryyia d'enfin avoir, si ce n'est une vision parfaitement claire des choses, au moins la possibilité de voir concrètement les cellules HeLa, dans les fioles et au microscope. La réaction des deux enfants d'Henrietta est alors incroyablement forte dans sa naïveté, mais aussi dans l'émotion sincère et la reconnaissance qui se dégagent d'eux...

En permettant cela, Rebecca Skloot a réussi à calmer la colère intense qui les consumaient depuis toujours et à asseoir la confiance qui lui est faite. Ce n'est peut-être pas le tournant de son enquête, mais c'est un moment-clé qui va sensiblement modifier l'attitude et la perception des Lacks, dont l'humeur a souvent varié entre le premier contact téléphonique avec Rebecca et la mise sous presse du livre.

Certes, la question du consentement n'est pas réglée aussi facilement, mais le regard de la famille a changé. Ils ont enfin pu accepter que les cellules n'étaient pas leur mère à proprement parler, ce qui les a soulagés. Mais, ils ont continué à se battre, à la fois pour la mémoire d'Henrietta, mais aussi pour avoir un droit de regard sur les usages de HeLa. C'est l'objet du reportage de France 2 : la justice vient d'octroyer ce droit aux Lacks.

Terminons avec la question raciale. Elle est indissociable de cette histoire. D'abord, parce qu'en 1951, l'Amérique était encore ségrégationniste. Même Johns Hopkins, dont la vocation auprès des plus démunis, n'échappait pas à cet état de fait. Il est impossible de dire si Henrietta aurait été mieux soignée si elle avait été blanche. La virulence des cellules cancéreuses qui se sont répandues dans son corps semblent montrer qu'elle n'aurait pu survivre, de toute façon.

Mais la famille Lacks a souvent eu l'impression qu'on les avait tenu à l'écart parce qu'ils étaient noirs et pauvres. Pour eux, l'establishment scientifique est une institution blanche et donc raciste, même après la fin de la ségrégation. J'ai évoqué les croyances des Lacks, l'une d'entre elle est l'idée, profondément ancrée, qu'on enlevait des noirs dans la rue pour pratiquer sur eux des expériences médicales... D'où le lien presque naturel entre ces idées (légende urbaine ou fait réel ? Comment en être sûr pour ces époques où la vie des noirs comptaient pour rien ?) et ce qui est arrivé à Henrietta.

Rebecca Skloot va découvrir que ces idées étaient encore présentes à l'esprit des Lacks au début des années 2000. Sans oublier une impression sans doute plus juste et objective, celle-là, qu'il vaut mieux, en Amérique, être riche et blanc que noir et malade. Une des raisons de la colère des Lacks, c'est qu'ils savent bien que les cellules HeLa ont généré des profits gigantesques, tandis qu'eux n'ont pas les moyens d'aller chez les médecins. Hors, les Lacks souffrent tous d'importants problèmes de santé, certains congénitaux.

L'enquête de Rebecca Skloot est aussi une plongée dans ces milieux du quart-monde noir au XXème siècle. La vie des Lacks est digne des romans de Harriet Beecher Stowe ou de Toni Morrison. Dans cette misère profonde, on découvre la générosité d'Henrietta Lacks, sa bonne humeur quasi permanente, son amour profond pour ses enfants (ce qui n'empêche pas la sévérité dans l'éducation donnée)... Mais aussi la violence, la promiscuité, la misère morale, parfois, la consanguinité, aussi, il faut le dire... C'est poignant de voir se dessiner ces destins si douloureux, le tout dans une incroyable dignité.

Un point final à cet aspect racial. Celui-là est personnel. Je n'ai pu m'empêcher, tout au long de cette lecture, à tous ces idées racistes qui s'expriment si ouvertement... Comment ne pas se demander combien de fervents racistes ont été soignés grâce à des traitements mis au point à partir des cellules HeLa ? J'aimerais tant leur dire qu'ils doivent la vie à une femme noire... Sacré pied-de-nez, non ?

Un dernier mot, oui, promis, c'est le dernier, sur l'immortalité. Le mot est dans le titre. Or, ces fameuses cellules ont peut-être permis de démontrer que le corps humain ne peut être immortel. En effet, le mécanisme qui permet aux cellules malades d'Henrietta Lacks de se reproduire sans cesse depuis 60 ans est impossible sur les cellules saines... C'est donc le cancer qui, paradoxalement, a fait des cellules d'Henrietta Lacks, des cellules immortelles...

J'ai encore une fois été long, trop long, mais ce sujet m'a tellement passionné et ému que j'ai besoin de vous en parler longuement pour vous convaincre de lire à votre tour le livre de Rebeccas Lacks. Mention spéciale pour Deborah, la fille d'Henrietta et protagoniste principale du livre, d'une certaine façon. Malgré son caractère, ses humeurs changeantes, j'ai eu tout de suite une grande tendresse pour cette femme qui, finalement, n'a jamais souhaité qu'une chose : connaître sa mère.

La maladie et la mort l'ont privée de cette relation si importante et, même si c'est abstrait, cette relation existe enfin à travers cette enquête en profondeur... Mais, Deborah m'a fait pleurer, je le dis humblement. La fin du livre de Rebecca Skloot m'a fendu le coeur et l'émotion accumulée au fil des pages a débordé... Mais tout ce livre est vraiment passionnant et à plus d'un titre, y compris les annexes, en fin de livre, qui vous donneront quelques informations complémentaires, parfois amusantes, comme ce détail sur la mission spatiale qui a emporté des cellules HeLa et qui était en fait une mission d'espionnage américaine contre l'U.R.S.S.

Et j'espère par-dessus tout que bientôt, vous n'ignorerez plus qui est Henrietta Lacks et ce que nous devons tous à cette femme...




vendredi 23 août 2013

"Celui qui meurt avec un peu de café dans le corps ne peut aller en enfer" (proverbe soufi).

J'aurais pu parodier La Fontaine, pour le titre de ce billet : "un torréfacteur sentant sa mort prochaine..." Mais ce proverbe soufi, cité dans le livre, m'a paru parfait. Voici un roman étonnant qui ressemble à un film italien de Vittorio Gassman, Federico Fellini ou Dino Risi. Une étrange et originale saga familiale qui prend des airs de road movie déjanté pour nous offrir au final un beau voyage dans une espèce d'eldorado (enfin, tout dépend du point de vue...). Je vous invite à entrer dans la vie cacophonique et pourtant harmonieuse, au final, d'une famille italienne rassemblée autour de son père mourant (oui, ils sont venus, ils sont tous là car il va mourir, le papa...), sorte de prêtre ayant dédié toute sa vie à un culte païen mais au combien raffiné et puissant en bouche : l'amour du café ! Avec "le Maître de Café" (en grand format chez Albin Michel), Olivier Bleys nous propose un roman possédant une palette d'émotions aussi large qu'il y a de nuances de saveur parmi les cafés produits à travers le monde. On rit, on pleure, on s'inquiète, on s'emporte, on voyage, on écoute, on apprend et on voit comme le café, boisson pourtant assez récente dans nos civilisations, abreuve notre culture et notre imaginaire collectifs. Allez, un billet, un café et l'addition, s'il vous plaît !





Ce matin-là, Massimo Pietrangeli n'a pas suivi son programme habituel, pourtant établi à la minute près ou presque. A son âge, les habitudes sont tenaces. Mais pas ce matin-là. Le président de la République italienne, Luigi Einaudi, est le premier à pâtir de cette absence : son café matinal est imbuvable... Aussi incompréhensible qu'intolérable !

A quelques kilomètres de là, à Castel Gandolfo, les occupants de la Villa Girasole, eux, s'inquiètent. Oreste, le fils de Massimo, et son épouse, Erminia, se demandent où est passé celui qu'ils appellent Papa. Lui dont la journée est réglée comme du papier à musique n'est pas rentré de sa traditionnelle promenade matinale. Voilà qui ne lui ressemble pas, mais alors, pas du tout...

Si Massimo Pietrangeli a manqué à son rendez-vous présidentiel puis n'a pas regagné son domicile à l'heure prévue, c'est parce qu'il a eu un malaise, en pleine rue. Oh, pas un étourdissement dû à la chaleur déjà forte de ce début de mois de juillet 1954, mais à cause de son coeur qui a dit : "basta" ! C'est inanimé et escorté par des brancardiers que Massimo Pietrangeli rentre chez lui... On l'allonge sur son lit en attendant un avis médical...

Lorsque le médecin arrive, il ne se montre guère optimiste dans son diagnostic : Massimo a fait un infarctus massif, il paraît peu probable qu'il s'en remette... D'autant que, à la surprise générale, le docteur, Oreste et Erminia ont découvert quelque chose qu'ils ne soupçonnaient pas : en dévoilant le corps de Massimo, ils ont vu un grand nombre de cicatrices, toutes plus impressionnantes les unes que les autres, comme s'il les avait soignées lui-même...

C'est dire qu'entre son coeur malade et un corps en piteux état, les chances de survie de Massimo sont minces... Pour le médecin, il est urgent de faire hospitaliser le vieil homme, mais celui-ci est dans l'incapacité de donner son consentement et Oreste, pourtant son fils aîné, refuse de prendre seul la décision. Il l'affirme, cette décision, si grave, si importe, doit émaner du conseil de famille...

Voici donc le message lancé à travers l'Italie pour réunir toute la famille Pietrangeli au chevet de son patriarche. Mais qui est donc cet homme, dont l'absence fait trembler la présidence du pays et nécessite qu'on rassemble une famille éparpillée ? Eh bien, Massimo Pietrangeli est le plus grand maître torréfacteur d'Italie. Il est à la tête d'une prospère entreprise familiale qui, malgré sa taille modeste, tient la dragée haute au géant Lavazza. Son créneau, autant que son credo : la qualité !

Massimo Pietrangeli est au café ce que serait un maître sommelier au vin. Il connaît tout les crus, leurs spécificités, tant en termes de culture que de saveurs, il les marie pour obtenir les meilleurs mélanges et surtout, ceux qui correspondent le mieux aux goûts de ses clients fidèles. Il sait le dosage idéal, au grain près, pour tirer la meilleure tasse et possède le coup de main parfait adapté à chaque percolateur, une sommité dans son domaine. En un mot : le meilleur !

Et c'est cette personnalité reconnue dans toute la péninsule et même au-delà des frontières italiennes qui gît, mourant, sur son lit, le coeur détruit... Oreste a prévenu ses frères et soeur, mais aussi sa tante et le négociant qui travaille le plus souvent pour Massimo afin de réunir tout le monde au plus vite afin de prendre les décisions qui s'imposent concernant le paterfamilias.

Ils sont huit, autour du lit du chef de famille. Ses quatre enfants, d'abord, Oreste, l'aîné, qui n'a jamais quitté le nid, ne fait pas grand chose de sa vie à part faire des patiences, mais a un talent certain pour la mécanique ; Chiara est romancière, vit seule à Naples et nourrit une passion pour les voitures rapides, elle qui n'a même pas le permis (un petit côté Sagan, chez Chiara, non ?) ; Graziella, mariée et mère de 6 enfants alors qu'elle n'a que 30 ans à peine et qui vit à Milan avec son époux, Massimo ; enfin, Drago est moine et vit cloîtré dans un couvent près de Parme...

A leurs côtés, Emirnia, la femme d'Oreste, une sainte femme, si vous voulez mon avis, tellement dévouée ; Lucrezia, la dernière soeur de Massimo encore en vie, a fait le court déplacement depuis Rome ; Jacopo, le négociant le plus proche de Massimo dans ses affaires ; et donc Massimo, l'époux de Graziella, un imprimeur aisé et grande gueule, qui affiche sa réussite sociale au volant d'une Cadillac Eldorado flambant neuve, dont les chromes étincellent au soleil estival...

Plus qu'un conseil de famille, ce premier rassemblement des Pietrangeli depuis un bon moment ressemble terriblement à une veillée funèbre... Que faire de l'entreprise familiale, certes très rentable, mais qu'aucun d'entre eux ne semble vouloir, ni surtout pouvoir diriger à la place de Massimo ? Que faire, si l'homme meurt, là, devant eux ?

L'inquiétude est grande et Massimo ne reprend pas connaissance... Mais, au bout de 3 jours, tel le Christ, le voilà qui se réveille. Serait-ce l'odeur du café préparé par Erminia qui l'aurait tiré de son coma ? Nul ne peut le dire. Certes, il serait exagéré de dire que Massimo est frais et dispos. Lui-même est persuadé qu'il n'en a plus pour longtemps... Mais, voir ainsi sa famille autour de lui, partageant le café le requinque aussitôt...

Il va même de nouveau endosser ses habits de grand prêtre du café et présider un incroyable rituel, une eucharistie caféinée à laquelle tous participent pieusement, conscients qu'il s'agit sans doute de la dernière cérémonie de ce genre avant la disparition de Massimo... Sauf que le Maître de café a beau être moribond, il semble tenir le choc...

Une illusion, l'énergie du désespoir, peut-être, mais Massimo va émettre une dernière volonté : partir avec toute sa famille vers un lieu connu de lui seul, loin, très loin de Castel Gandolfo. Son paradis, son eldorado, un lieu où il s'est rendu en secret toute sa vie et qu'il tient à partager avec ses proches à l'occasion très spéciale de sa mort prochaine...

Et voilà comment va s'organiser un incroyable cortège funèbre, avec, en son centre, un mort encore bien vivant, et bien exigeant, qui plus est. Croyez-moi, j'ai choisi cette image à dessein, vous découvrirez en lisant le roman à quel point on est au-delà de la métaphore ! Sous les ordres du Maître de café, les 8 autres adultes vont laisser leurs vies derrière eux et partir vers l'inconnu, simplement pour accomplir la dernière volonté de cet homme qui les tyrannisa toute sa vie...

Car, si Massimo fut un grand torréfacteur, il s'est tellement consacré à son travail qu'il a oublié, délaissé sa famille. Ses enfants lui en veulent, d'ailleurs, voilà aussi pourquoi, à part Oreste, ils se sont tous éparpillés et, malgré leur éducation en la matière, très stricte, ont coupé les liens qui les reliaient à la torréfaction en particulier et au café en général... Ils ont même répondu un peu en traînant les pieds à l'appel d'Oreste. Et il a fallu beaucoup de persuasion et un peu de roublardise à Massimo pour les convaincre de l'accompagner Dieu sait où.

Et si, malgré tout, ce voyage n'était pas aussi une occasion parfaite de resserrer ces liens ?

Et surtout, le café est-il le seul réel motif de cette odyssée ?

En jouant à merveille sur le côté tragi-comique de cette famille nombreuse pas tout à fait ordinaire, en alertant les passages plein d'emphase, d'autres pleins d'émotions et en y insérant aussi bien des situations très drôles que des moments de tension, Olivier Bleys nous donne l'impression que nous assistons à toutes ces scènes...

J'évoquais en introduction cette impression de regarder un film de l'âge d'or du cinéma italien, sans doute influencé par l'époque à laquelle se déroule le roman, je n'en démords pas, c'est tout à fait cela, tant dans le fond que la forme... Marcello Mastroianni n'aurait pas déparé, je pense, dans le rôle de Massimo et il aurait parfaitement servi ce personnage par sa subtile ironie...

Mais, pas besoin de parler des heures, vous aurez aussi compris que l'un des principaux personnages du livre d'Olivier Bleys, c'est le café. C'est un vrai mode d'emploi du bien consommer et même du savoir déguster le café, ce livre.  Ainsi, avis aux gros buveurs qui carburent au litre par jour, vous n'avez rien compris !! Pour bien apprécier son café, il faut en boire avec modération, à un moment précis, comme un moment spécial, sacré. Olivier Bleys, par ailleurs, n'oublie pas de mêler habilement à son récit une masse d'informations passionnantes sur sa préparation, sa culture, sa géographie, son apport culturel et tout ce qu'il a inspiré...

Tiens, juste un exemple, de mémoire, j'espère que je ne dis pas de bêtise, je n'ai pas noté le passage exact : pour une tasse parfaite, il faut 57 grains de café, pas un de moins, pas un de plus... Ah, ça vous en colmate une fissure ! Je m'imagine bien dans un bistrot, demandant au garçon m'apportant mon petit noir s'il a pensé à compter les grains avant de lancer le perco, tiens !

Et, puisque j'évoque la machine, on découvre que là aussi, il y a des différences sensibles et que posséder la meilleure matière première ne servira à rien si vous n'avez pas le meilleur matériel... Il y a le bas de gamme qui vous donnera un jus de chaussette indigne d'être appelé café (je parle du point de vue de l'intransigeant et perfectionniste Massimo), et les Rolls qui, si on sait s'en servir, produiront un nectar de toute première qualité...

Massimo lui-même a mis au point sa machine, celle qui, chaque matin, jusqu'à son malaise, permettait au Maître de café de servir au président de la République une boisson digne de son rang, une potion magique devenue indispensable à l'homme d'Etat pour bien débuter la journée... Et dire qu'Einaudi n'était pas, à l'origine, un amateur de café ! Une tasse miraculeuse servi par le Souverain Pontife du café aura suffi à le convertir en un rien de temps...

Si j'évoque cette machine, ce n'est pas pour rien. Massimo, non content d'avoir conçu cette impressionnant appareil que lui seul sait dompter avec un doigté de magicien, il l'a baptisé d'un petit nom au combien révélateur : la Storta. En français, la Cornue. Rien à voir avec les protubérances portés par quelques animaux... ou par le Diable. Non, la cornue, ce récipient à col étroit que les chimistes utilisent dans les opérations de distillation...

Un nom qui permet de comprendre comment Massimo Pietrangeli, le Maître de café, considère son art : comme une véritable science, un procédé chimique, mieux encore, alchimique... Un processus qu'il faut maîtriser à la perfection pour que les fèves torréfiées, dont la couleur pourrait rappeler le plomb, soient transformées en un or noir liquide et parfumé...

Toute la partie italienne ne nous permet que de découvrir la matière transformée, la fève déjà torréfiée ou, au mieux, cueillie et séparée de son terroir originel. Pendant le voyage, on frôle la pénurie... Nous, Français, en prenons pour notre grade, au passage... Question vin, on est peut-être au-dessus du lot, mais pour le café, on repassera ! Il va falloir se rationner ou chercher de nouveaux approvisionnements, supporter des breuvages médiocres... au point que Massimo cessera d'en boire, préférant se priver que de se gâcher les papilles avec du tout-venant...

Mais, au final, Massimo va conduire toute sa famille à la source de plaisir, de l'orgasme gustatif qu'il a su procuré toutes ces années à tant de gens, acquérant à la sueur de son front et par son travail acharné et son talent inouï arrivé à maturité comme le ferait le fruit d'un caféier le titre tant convoité de Maître de café. Et ce qu'on va découvrir là est juste... génial !

"Le Maître de café" est un roman dépaysant, exotique, parfumé... Il plane, tout au long de la lecture, cette bonne odeur de café, vous savez, celle qui vient vous chatouiller les narines de bon matin et vous tire du lit comme un aimant attire un objet métallique... On a l'eau à la bouche, on voudrait pouvoir se servir et partager une tasse de pur plaisir avec ces personnages qui vont se montrer tour à tour sous leur meilleur et leur pire jour...

Un roman qui vous réservera également plein de surprises tout au long de cette histoire familiale aux allures de fable, jusqu'aux dernières pages, où se révèlent les mystères du Maître du Café, Massimo Pietrangeli. Ca se déguste tel quel, sans besoin d'ajouter sucre ou crème, juste en faisant fonctionner tous ses sens et en laissant la merveilleuse chaleur du divin liquide se diffuser dans son corps et son esprit...




jeudi 22 août 2013

"Quand on a une soeur, on n'est plus jamais seule."

Mon inquiétude était palpable, lorsque, à la fin de l'année dernière, j'évoquais dans un de mes billets la présence de la mort dans les différents livres d'une romancière... Depuis, j'ai croisé Delphine Bertholon (oui, le Drille a une vie trépidante, je sais, vous m'enviez déjà et vous avez bien rai... euh, bref, oui, j'ai la chance de faire quelques rencontres littéraires) et elle m'a rassuré sur ce point. Ouf ! Quand son nouveau roman, "Le soleil à mes pieds" (qui sort en ce moment chez Lattès) est arrivé dans mes mains, j'étais donc calme, serein, j'avais le sourire aux lèvres (enfin, ça, c'est parce que depuis "Twist", j'aime beaucoup ce qu'elle nous propose), le titre laissait envisager un roman sans drame, sans présence de la mort, sans inquiétude, ni ulcère pour moi... Mais, quoi, que lis-je ? Noooooon !!! Et si... Bon, c'est tout de même moins pesant que dans "l'effet Larsen" ou "Grace" mais ça jour tout de même un vrai rôle dans ce nouveau livre. Un roman, et je redeviens sérieux, qui est bien plus optimiste, bien plus solaire (je ne dis pas ça seulement à cause de son titre) et laissant une bien plus grande part à la vie que les précédents. Mais, que d'obstacles auparavant !




Elles sont deux soeurs. Qu'on ne connaît que sous le nom de la Grande et la Petite. Ordre d'arrivée au monde, pas de taille, car la Petite est la plus grande des deux soeurs. La plus blonde, la plus jolie aussi, celle qui, sans doute, aurait eu le plus pour plaire. Mais voilà, la Petite, personnage pivot du roman, ne s'est pas épanouie comme prévu...

La Petite vit recroquevillée sur elle-même, vivant dans un minuscule appartement tout blanc, immaculé, qu'elle nettoie et récure avec férocité dès que la moindre trace extérieure y apparaît, une vrai maniaque de la propreté. Une jeune femme dont je me suis demandé un moment si elle n'était pas agoraphobe, mais elle est juste terriblement timide et effacée, incapable de lier quelque relation sociale que ce soit avec qui que ce soit, un courant d'air tétanisée au moindre événement et détestant cette vie dans laquelle elle est enfermée... Mais elle a une vie bien à elle.

La Grande, elle, c'est quasiment tout le contraire... Son appartement, certainement plus spacieux que celui de sa cadette, est rempli d'un infâme bric-à-brac, des objets hétéroclites récupérés un peu partout, dans la rue, des poubelles, des endroits pas franchement bien famés, bref, partout où sa soeur et son souci permanent de propreté serait en syncope.

Ce n'est pas la seule différence, la Grande, qui n'a pas la beauté de sa soeur, est beaucoup plus expansive, truculente, même. Avec une vie sexuelle débridée, et pas ordinaire, par-dessus le marché. Tout ce qu'elle fait, elle le fait à fond, jusqu'à l'excès. Voilà, c'est le mot que je cherchais, la Grande est excessive ! Une grande gueule au caractère bien trempé, une femme qu'on ne peut pas ne pas remarquer, quand la Petite cherche par tous les moyens à se faire oublier.

C'est dire si leur relation est étrange... Bien que tout les sépare, elles ne se quittent pas ou presque. La Grande s'incruste sans arrêt chez la Petite ou, lorsqu'elle ne se déplace pas, l'appelle au téléphone... Et la Petite, incapable de se rebeller contre son aînée, se laisse brusquer, moquer, remuer, secouer... La Grande décide, la Petite obéit, la plupart du temps, en tout cas. Mais, lorsqu'elle refuse, alors, la Grande gronde, se met en colère, invective, menace et finit juste par renvoyer la Petite à son état de ratée...

La quatrième de couverture dit de la Grande qu'elle est tyrannique et machiavélique... Ma description pourrait accréditer également cela, mais n'allons pas trop vite en besogne... Oui, le lecteur est forcément agacé par cette espèce d'ogresse qui vient manger l'espace vital de sa soeur, qui lui renvoie une image d'elle-même encore plus désastreuse que celle qu'elle a déjà, qui lui fait honte aussi, en public, quand elle cède et accepte de sortir avec elle, qui l'écoeure avec ses histoires sordides des gens qu'elle sauve (ou pas) chaque nuit, en tant qu'infirmière pour le SAMU...

Mais, avant de porter des jugement, ne faudrait-il pas en savoir plus sur ces deux soeurs ? Comment expliquer cette façon de vivre qui pousse la fusion sororale à son extrême ? Evidemment, je ne vais pas tout vous raconter, mais voilà 18 ans qu'elles se serrent les coudes, 18 ans qu'elles forment ce duo si mal assorti et pourtant inséparable, 18 ans qu'elles affrontent la vie ensemble, et ça n'a pas tous les jours été facile...

En fait, un mot résume cette relation entre la Grande et la Petite : la symbiose. Comme l'anémone et le poisson-clown, les deux tirent quelque chose d'essentiel de cette étroite relation qui, à nos yeux, pourrait passer pour la relation un tantinet perverse entre un bourreau et sa victime... On n'a pas la méchante Grande et la gentille et malheureuse Petite, même si tout semble fait pour nous le faire croire...

On suit donc cette bizarre relation que nous suivons, ces visites impromptues de la Grande, la Petite qui se replie un peu plus... jusqu'à ce que, d'un coup, la donne change. La Petite ne va pas rejeter brutalement la mainmise de la Grande, non, pas de dispute, pas de bagarre, pas de cris et d'invectives échangées... Une révolution douce, imperceptible, dans un premier temps, mais qui va bel et bien remettre en cause la symbiose qui unissait étroitement les deux soeurs depuis 18 ans, jour pour jour, comme une enfance qui s'achève, comme une entrée dans la majorité, l'indépendance...

Mais la fin d'une symbiose a forcément des conséquences, non ?

"Le soleil à mes pieds", c'est donc l'histoire de ces deux soeurs qui, très jeunes, ont été livrées à elle-même, dans des conditions dramatiques et sous l'oeil voyeur de médias qui ont flairé l'affaire croustillante... Encore aujourd'hui, il n'est pas rare que la Petite reçoive des demandes d'interview... Comment tourner la page, comment passer à autre chose dans ces conditions ?

Alors, la Petite survit, acceptant des petits boulots qu'elle abandonne bien vite, persuadée dès la première heure qu'elle sera virée ou qu'on ne la rappellera pas... Elle participe à des études de marché pour des tas de produits dont elle n'a que faire et récolte ainsi les quelques billets dont elle a besoin pour assurer le quotidien. Et elle supporte les exubérances de la Grande, encore et encore...

Et puis, le déclic survient. Quel est-il ? Comme je l'ai dit, le processus commence tellement discrètement qu'on peut se le demander... Est-ce cette rencontre inopinée avec ce jeune homme, vautré au milieu des poubelles, au point d'effrayer la Petite et de la faire remonter illico dans sa tanière immaculée ? Est-ce cet achat compulsif de la paire de chaussures que l'on voit sur la couverture (enfin, sur le bandeau qui ceint le livre) ?

Ces chaussures dorées vont mettre le soleil aux pieds de la Petite, mais je ne crois pas qu'elles soient pour autant le déclic. Pour moi, il s'est produit entre les deux événements que je viens de citer. Je me demande même si on le voit, ce déclic, en fait... Reste que cet achat compulsif, tellement surprenant de la part de la Petite (le passage m'a d'ailleurs tellement désarçonné que j'ai repris le chapitre au début, pour être sûr que je n'avais pas raté un truc), est son premier geste d'indépendance, la pierre blanche qui va marquer le premier jour du reste de sa vie.

Même physiquement, dans cette scène, le personnage se métamorphose, une chenille devient papillon. Pour vous dire, je n'arrivais pas à m'ôter de la tête l'image de Christina Ricci en Wednesday Adams (alors que cela ne colle ni physiquement, ni sur le plan du caractère avec la Petite, je sais bien) et, soudain, voilà que je me retrouve face à Gwyneth Paltrow ! J'exagère à peine, je vous assure !

Envolées la peur, la haine de soi, l'envie d'être invisible ! N'exagérons pas, la Petite ne va pas devenir d'un seul coup un modèle de confiance en elle, mais la transition est si brutale et rapide que l'on pourrait se demander si ces fameuses chaussures ne tiendraient pas de la botte de sept lieues ou de la pantoufle de verre... Désormais, et même si tout n'est pas réglé dans sa vie, le soleil est à ses pieds... et tout le reste devrait s'en ressentir...

Cependant, si je viens de citer deux éléments renvoyant à de célèbres contes, c'est ailleurs qu'il faut chercher pour cerner la Petite. Son personnage de référence, c'est Alice. Bien sûr, depuis 18 ans, la Petite a quitté le pays des merveilles, mais jamais elle n'a oublié Alice. Pourtant, son livre, l'exemplaire qu'elle chérit depuis sa plus tendre enfance, depuis... avant, a été mis au rebut. C'est maintenant qu'elle le ressort, le retrouve. Un vrai hasard, et pourtant, précisément à ce moment... Encore un élément qui a abouti au déclic, ces retrouvailles avec le personnage de Lewis Carroll...

Mais la Grande, alors, allez-vous me dire ? Ah, la Grande, oui... La Grande, ce tyran, ce monstre despotique, cet astre autour du quel orbite la vie terne de la Petite... D'abord, n'oubliez pas qu'on parle de symbiose, il y a donc une échange entre les deux soeurs, pas simplement l'une qui se nourrit de l'autre, la vide de sa substance.

Non, la Grande, c'est la grande soeur et elle remplit son rôle. Alors, oui, on peut dire que sa façon de faire est quelque peu curieuse et pas franchement saine ni rassurante, mais le fait est là : la Grande remplit parfaitement son rôle d'aînée et depuis 18 ans... Sans elle, sans ce caractère très (trop ?) affirmé, pas de symbiose. Mais la séparation, froide, inévitable, une amputation sans rémission possible...

C'est elle qui, encore enfant, puis adolescente, va tout faire, avec un art consommé de la comédie et du grotesque, pour que les deux soeurs restent ensemble. Et depuis, elle veille sur sa soeur. Elle la serre contre elle (métaphoriquement parlant) jusqu'à l'étouffer, mais elle la protège, finalement. J'ai fini le livre hier soir, j'ai retourné la question dans tous les sens, non, la Grande n'est pas la méchante de l'histoire.

Ces deux soeurs-là sont juste unies par une douleur insoutenable qu'on ne peut bien supporter qu'à deux. Chacune plie, la Grande, c'est le chêne, la Petite le roseau. Leur complémentarité fait leur force, l'ascendant apparent de la grande sur la petite est peut-être l'expression même de leur symbiose. La Grande affronte le monde et ses agressions, ses dangers, de front, sans hésiter, en courbant l'échine, la Petite s'abrite sous son elle, attendant que le gros temps passe et laisse la place au soleil, resplendissant...

D'abord, j'ai pensé que la relation entre la Grande et la Petite était un modèle mère / fille. Mais j'ai changé d'avis au fur et à mesure de la lecture. Non, elles sont belles et bien soeurs, des soeurs à la relation incroyablement fusionnelle qu'on pourrait y voir... y voir... Et alors ? J'attends ! Vous n'avez pas suivi le raisonnement tordu de mon esprit malade, ou quoi ? Mais non, pas une forme de gémellité ! Plus que ça encore !!

La Grande et la Petite sont des siamoises !

Je ne parle évidemment pas de physique, d'abord, parce que si c'était le cas, je ne vous le dirai évidemment pas ici, ce serait un twist à découvrir par vous-mêmes. Pour moi, ces deux soeurs sont affectivement siamoises. C'est invisible, il est vrai, mais j'ai vraiment ressenti cela, la Grande et la Petite comme incapables de s'éloigner l'une de l'autre trop longtemps, plus encore d'être indépendante l'une de l'autre...

Mais si on sépare ces siamois, alors ?

Encore une fois, Delphine Bertholon ausculte, autopsie les relations familiales. La fratrie avait déjà un rôle clé dans "Grace", cette fois, elle a la primauté, même si on n'écarte pas la maternité, si importante dans chacun de ses livres. Elle est juste cette fois en retrait, tout en conservant un rôle capital, comme condition sine qua non de tout le reste du roman.

C'est néanmoins la relation entre les deux soeurs que Delphine Bertholon met sous son microscope et agace de bout de son scalpel. Elle note les réactions engendrées par la situation impossible dans laquelle elle place ces eux jeunes femmes et elle nous invite aussi à regardé par cet objectif. On assiste effarés, déboussolés, inquiets à ces événements. On cherche à comprendre ce qui peut advenir de ces deux soeurs...

Car, malgré ce que j'ai dit de positif, malgré l'angle plus favorable que je vois dans le roman, je ne peux m'empêcher de trouver que la situation centrale du roman est invivable, qu'il n'y avait de salut qu'en brisant le statu quo, qu'en construisant autre chose... On s'attend à quelque chose de dramatique, ça l'est sans doute, et pourtant, le dernier mot de la quatrième de couverture est "résurrection".

Oui, après la transfiguration, la résurrection... Il y a dans ce final d'énormes points communs avec le dénouement de "Grace", je trouve. Mais des différences majeures, également. Car, dans le précédent roman, on assiste à des résurrections nocturnes, douloureuses, incomplètes... Les secrets révélés vont peser longtemps encore sur les personnages concernés. Tandis que dans ce roman-ci, avec le soleil qui se lève, c'est un fardeau, une chape de plomb qui disparaissent, une vraie légèreté, une véritable liberté qui apparaissent...

Moi, au mot "résurrection", je préférerais le mot de "renaissance", mais je chipote, là, je joue sur les mots... "Le soleil sous mes pieds" est un roman sombre, douloureux, mais qui se termine indéniablement de façon optimiste. On voit la lueur grandir au bout du tunnel. Mais, n'allez pas croire que tout est rose, que Alice va découvrir le pays des Bisounours en passant à travers le miroir... Il y a toujours quelques nuages pour masquer le soleil, même à son zénith...

"Le soleil à mes pieds" est aussi habité par un amour infini, quand "Grace" montrait une famille en décomposition, pleine de défiance et de rancoeurs. Je ne vais pas refaire mon blabla, mais même s'il s'exprime de façon peu ordinaire, cet amour est là, fort, puissant. Et, ce qu'il va advenir est marqué du sceau de cet amour, un amour d'une incroyable puissance...