mercredi 31 décembre 2014

"La forêt, c'est un livre à décrypter".

Dernier soir de l'année, dernier billet de l'année, sans doute, et pour cela, un très beau livre, un très beau conte. Un premier roman, aussi, d'un homme qui a attendu la retraite pour passer de l'autre côté du miroir et devenir à son tour romancier. Et quoi de mieux pour cela que de parler d'un sujet qu'il maîtrise parfaitement : les livres, qui ont été son univers de longue date. Jacques Baudou, éditeur, critique, essayiste, signe aux Moutons Electriques, "la lisière de Bohême", subtil et doux hommage aux livres, et particulièrement aux livres qu'on lit dans l'enfance et qui nous construisent au point de devenir partie intégrante de nous-mêmes. Une ode à la lecture qui efface les frontières entre genres littéraires et à l'imagination qu'elle stimule sans cesse. Un petit bonheur de lecture à partager, entre petits et grands.



Roland Darjac est écrivain. Il a choisi de s'isoler dans une maison proche d'une grande forêt, quelque part entre Sognes et Ferventes pour écrire son nouveau roman. Le vingt-et-unième... Dès le premier, il avait connu le succès, un prix, depuis, sa carrière n'a cessé de s'enfoncer dans un certain anonymat, le nombre de ses lecteurs les plus fidèles se réduisant à chaque sortie.

Un soir, alors qu'il tombe des trombes d'eau, sur le sentier passant devant cette maison où il vit seul, loin de tout, le temps de terminer son prochain livre, passe une femme. Il lui propose de venir passer un moment chez lui pour se sécher, se changer et se réchauffer, en attendant que la pluie se calme enfin. Mais, la jeune femme, Béatrice, lui explique qu'elle est arrivée à destination, qu'elle vient le voir lui.

Surpris, l'auteur écoute alors cette femme, qui a lu un de ses précédents livres presque par hasard, lui expliquer la raison de cette venue inattendue : au cours de sa lecture, la jeune femme a reconnu quelque chose qu'elle a bien du mal à identifier. Elle a reconnu des personnages, qui lui ont semblé tout droit sortis des illustrations d'un livre qu'elle lisait dans son enfance.

Il s'agit de trois personnages, un homme, une femme, un enfant, je n'en dis pas plus ici, je vous laisse découvrir les détails. Dans cet album sans couverture récupéré chez un chiffonnier, ils étaient apparus à l'enfant qu'elle était alors avec une force telle qu'ils se sont gravés dans sa mémoire. Elle a tout oublié de ce livre, depuis, l'a enfoui dans son subconscient, jusqu'à ce que la lecture du livre de Darjac réveille le souvenir.

Un souvenir flou, car elle ne se souvient que de ces images, nullement du contexte, de l'histoire, de leur identité, pas même s'ils sont liés les uns aux autres. Non, juste une étincelle qui a déclenché le besoin irrépressible de retrouver Darjac et, à travers lui, d'en savoir plus sur cette histoire qui, même inconsciemment, l'a si durablement marquée, émue.

Devant cette explication, l'écrivain est plus que surpris. En effet, dans son roman, les personnages en question sont des fantômes. Des fantômes qu'il a lui-même rencontrés, ici, dans cette région où il vient se mettre au vert à chaque fois qu'il doit finir un livre. Quand il n'écrit pas, il marche dans cette grande forêt voisine et c'est là, à des endroits précis, que lui sont apparus l'homme, l'enfant, la femme, jamais ensemble.

Roland et Béatrice vont alors partir à la rencontre de ces fantômes, qu'ils semblent seuls à pouvoir voir. Personne n'avait jamais su que Roland était témoin de tels phénomènes, pas même son épouse, Alice. Cette inconnue qui a fait tant de chemin pour venir le retrouver au milieu de nulle part mérite bien cette confession.

Mais, leur voyage commun ne va pas s'arrêter là et c'est une plongée dans l'imaginaire de la région, dans ces contes, ces légendes qu'on se transmet de génération en génération qu'ils vont se lancer. En particulier celle qui tourne autour de la Folie Millescande, drôle d'endroit auquel il semble que personne ne puisse plus jamais arriver...

Et tout cela se déroule sur fond d'hommages aux livres qui ont marqué Darjac, et sans doute, à travers lui, Jacques Baudou. Je ne ferai pas la liste ici, le catalogue serait fastidieux et ces clins d'oeil, ces évocations constellent le roman, parfois cités ouvertement, en particulier par des citations en exergue des chapitres, mais aussi au cours des conversations, enfin, de façon plus diffuse.

Car, la lecture est vraiment au coeur de ce court roman. Mais pas n'importe quelles lectures. Des lectures marquantes, celles qui ont construit les personnages, celles par lesquelles ils ont souvent découvert la lecture, appris à l'aimer, jusqu'à nourrir pour elle une passion profonde, chevillée au corps. Et, à travers eux, c'est nous tous, lecteurs depuis l'enfance, parfois, qui sommes concernés.

En tout cas, je me suis parfaitement retrouvé dans tout cela, j'ai ressenti des émotions lointaines (un peu plus à chaque jour qui passe, hélas...), des souvenirs d'enfance, des voix familières. Peu importe, d'ailleurs, que l'on connaisse, de nom ou pas du tout, qu'on aie lu, ou pas, les nombreux ouvrages et auteurs qui apparaissent au cours de ce récit.

Oui, peu importe, parce qu'au mieux, il y a là une mine de lectures à découvrir ou redécouvrir, des évocations et des souvenirs à travers lesquelles nous parle un auteur, à travers laquelle il fait aussi une sorte de bilan. D'examen de conscience, peut-être. Que l'expression ne vous surprenne pas, c'est le titre du roman de Roland Darjac qui a électrisé Béatrice.

Pardonnez-moi, je vais parler un peu de moi. Je le fais le moins possible, parce que j'essaye de surtout me concentrer sur les livres et ce que j'en ai retiré. Mais, il se trouve que je me suis retrouvé dans la même position que les personnages du livre, chose qui m'arrive extrêmement rarement. Parmi les références clairement affichées par Jacques Baudou dans "la lisière de Bohême", il y a l'oeuvre d'André Dhôtel.

Or, dans mon enfance, ma grand-mère, qui me faisait souvent la lecture, quel luxe, quelle chance, je m'en rends compte avec plus de nostalgie après tant d'années, m'a lu plusieurs fois "le pays où l'on n'arrive jamais", sans doute son livre le plus connu. En lisant "la lisière de Bohême", titre qui est d'ailleurs un clin d'oeil à ce livre, j'ai retrouvé quelques souvenirs si longtemps enfouis.

Oh, j'exagérerais si je vous disais que toute l'histoire m'est revenue d'un coup, alors que je n'ai pas lu ce livre depuis, sans doute, une trentaine d'année. Mais, comme ce qui arrive à Béatrice dans le livre de Jacques Baudou, quelques détails sont revenus, flous, puis un peu plus clairs, puis plus nombreux... Et l'envie, avec tout cela, de me replonger un de ces jours dans ce livre.

Plus étonnant, la réminiscence a été stimulée par autre chose : j'avais une édition assez particulière de ce livre, qui est toujours dans un placard dans mon appartement, il me semble, le genre édition de Club du livre, quelque chose dans ce genre-là. Et sa couverture, je la revois sans même ouvrir le placard, était verte. Du même vert qui domine la jaquette du livre de Jacques Baudou... Une coïncidence troublante et très personnelle qui me place presque dans la même position que Béatrice.

Fermons la parenthèse. Jacques Baudou met aussi en avant d'autres auteurs, comme Alain-Fournier ou Robert Holdstock (argh, commencent ici mes lacunes, je ne connais pas cet auteur...), mais plus généralement, les livres sur lesquels ils s'appuient concernent aussi bien de la littérature jeunesse que de la SF, du polar, du fantastique, le conte...

Sans oublier ces histoires populaires, ces contes, qu'on s'est longtemps transmis à l'oral (on y croise même le colporteur cher aux Vosgiens, et ses images d'Epinal), à la veillée, au coin du feu et qui, eux aussi, ont forgé bien des imaginaires. Car l'enjeu, c'est bien celui-là : l'imaginaire. Celui qui nous appartient individuellement et comment nous avons façonné cet univers et été façonnés par lui.

Chaque personnage a son univers propre, il y évolue autant qu'il le fait évoluer. Voilà l'objet de la quête de Béatrice ; renouer le fil de son histoire. Pas celle de son existence, dont on ignore tout ou presque, et qui reprendra sans doute tout à fait normalement ensuite, mais l'histoire qui a rejailli et qu'elle veut retrouver. Elle ira même encore plus loin.

Et puis, il y a ce dénominateur commun qui est la forêt, omniprésente dans le roman, puisqu'il est l'un de ses décors principaux, mais qu'on retrouve à de nombreuses autres reprises, comme un jalon important de notre imaginaire collectif. Mais, ici, si elle conserve un certain mystère, ce n'est pas une forêt qui fait peur, dans laquelle on craint de se perdre.

Darjac et Béatrice ne sont ni Hansel et Gretel, ni le petit Poucet. Aux contraires, cette forêt, quelque part en France, mais totalement imaginaire, ne semble pas être là pour jouer sur les peurs, mais sur les rêves, sur la curiosité, sur la volonté d'aller à la rencontre de personnes, ces fameux fantômes, ou de cette demeure inaccessible restée dans la culture populaire sous le nom de Folie.

Cette forêt semble receler toutes les histoires qui ont envoûté les personnages à un moment donner de leur vie. Ils l'explorent, dans tous les sens, sans toujours parvenir à leur but. Mais, à chaque fois, elle stimule et renforce leur imagination, comme si les feuilles de ses arbres étaient les pages d'une immense et inépuisable bibliothèque.

La manière d'aborder le sujet est d'une grande douceur, d'une grande poésie aussi, et l'écriture de Jacques Baudou renforce ce sentiment. Le rythme du récit, sa nostalgie qui imprègne tout, ces personnages en quête d'un quelque chose indéfinissable, ce merveilleux distillé avec parcimonie, tout cela concourt à entraîner le lecteur dans ce lent tourbillon qui éveillera forcément en vous des émotions (plus ou moins) anciennes, des souvenirs de lecture, des idées d'histoire dont vous pourriez être le héros...

Et puis, il y a l'objet lui-même. Attention, je n'ai rien contre le numérique, entendons-nous bien. Mais, les Moutons Electriques proposent toujours des livres de magnifique facture. Ici, il s'intègre lui-même à l'histoire. En effet, s'il y a la couverture signée Melchior Ascaride, que vous voyez plus haut, et qui se prolonge en quatrième de couverture, il y a aussi quelques illustrations à l'intérieur.

Elles sont discrètes, elles ne font pas partie du récit lui-même, contrairement à celle de la jaquette. On n'y prête même pas forcément attention au début et puis... Et puis, peu à peu, cela prend sens. En tête de chapitre, la Folie, encadrée par deux arbres. Puis, sur la reliure de chaque page, un arbre. Des évocations presque pointillistes, qui font du livre lui-même... une forêt.

La forêt de notre imaginaire, qui pousse au fil des pages que l'on tourne, lentement, parfois pour essayer de faire durer cette lecture presque amniotique. Qui pousse pour donner un livre qui va nous marquer, forcément, nous lecteurs de cette "Lisière de Bohême". Qui va donner un élan nouveau à notre propre imaginaire.

Un livre que j'aurais aimé, vraiment aimé, que ma grand-mère puisse me lire.

dimanche 28 décembre 2014

"Je cherche ma baleine blanche (...) Comme le capitaine Achab. Ma baleine blanche à moi, c'est Castro".

Il est des hasards curieux. Il y a quinze jour, lors des Rencontres de l'Imaginaire, à Sèvres, notre roman du jour recevait le prix ActuSF de l'uchronie. Quelques jours plus tard, on apprenait que les Etats-Unis et Cuba étaient en passe de normaliser leurs relations diplomatiques, plus que froides depuis une cinquantaine d'années... Le lien ? Eh bien, l'uchronie récompensée par ActuSF nous emmène justement dans le Cuba révolutionnaire, en cette cruciale année 1961. "Aucun homme n'st une île", de Christophe Lambert, publié chez Nouveaux Millénaires, le label de chez J'ai Lu, met en scène Fidel Castro, Che Guevara mais aussi, et peut-être surtout Ernest Hemingway, pour une réécriture de l'histoire de cette année si particulière. Eh oui, c'est le principe de l'uchronie : s'affranchir de l'Histoire telle qu'on la connaît pour en proposer une version alternative. Et Christophe Lambert a parfaitement mené sa barque et propose un roman qui pose la question de l'idéal et de l'idéalisme...



 1961. Les tensions entre les Etats-Unis et Cuba atteignent des sommets. Depuis que Fidel Castro, épaulé par Ernesto Che Guevara a, à la tête de ses barbudos, renversé le régime corrompu de Fulgencio Batista deux ans plus tôt, il n'a cessé de tout mettre en oeuvre pour chasser les Norteamericanos de l'île.

Une reprise en main de l'économie, nationalisée dans son ensemble, mais aussi des services publics et de l'agriculture. En deux ans à la tête du pays, le Lider Maximo a tout changé à Cuba, au grand déplaisir de la Maison-Blanche, et plus encore de la CIA, qui avait fait de l'île une de ses bases arrières, et pas seulement pour ses opérations officielles.

Alors, depuis le début de l'année, la Compagnie pousse le jeune président Kennedy, entré récemment en fonction, à intervenir. Au printemps, un projet de débarquement lui a été soumis. Il s'agissait de soutenir des mercenaires cubains, anti-castristes, qui auraient pris pied sur l'île dans un endroit appelé la Baie des Cochons puis auraient renversé le pouvoir en place et restauré un régime plus favorables aux intérêts US.

Mais JFK a mis son véto. Il a trouvé ce projet bâclé, voué à l'échec. Alors, la CIA a remis son ouvrage sur le métier et, à l'été, un autre projet identique a été, cette fois, adopté par le locataire du bureau ovale. Identique, à l'exception du lieu choisi pour faire débarquer les mercenaires. Une plage proche de l'enclave de Guantanamo.

Un choix stratégique qui a doublement payé : non seulement l'endroit a permis un débarquement sans souci des troupes anti-castristes, mais, une fois remises de l'effet de surprise, les troupes loyales à Fidel Castro et au Che, leur riposte a frappé l'enclave, entraînant une réaction des troupes américaines qui ont à leur tour envoyé des troupes sur le sol cubain.

Désormais, les GI's occupent une grande partie de l'île, Castro, le Che et leurs partisans sont réduits à la résistance et la guérilla depuis les montagnes et la jungle. Les voilà revenus au temps de la Sierra Maestra, avant la prise de pouvoir. Mais combien de temps peuvent-ils tenir contre la surpuissante armée américaine ? Peuvent-ils même songer une seconde renverser la situation ?

Alors que la situation s'enlise, à des milliers de kilomètres de là, à Ketchum, Idaho, Ernest Hemingway est au bout du rouleau. Le vieil homme (sans la mer) qui se réveille ce matin du 2 juillet n'est que l'ombre du colosse qu'il a été. L'alcool a démoli sa santé, la dépression, son inspiration. Voilà bien longtemps que le Prix Nobel n'est plus vraiment un écrivain.

Ce matin-là, il a pris sa décision, ce sera le dernier jour de sa vie. Il va se suicider, il n'a plus qu'à appuyer sur la détente de son fusil... C'est l'annonce, in extremis, du débarquement des anti-castristes à Cuba, que connaît si bien Hemingway, qui va l'empêcher de mettre son projet à exécution. En quelques secondes, le voilà avec un nouvel objectif qui le réveille enfin : interviewer Castro dans sa retraite.

Esquire accepte aussitôt le projet et fournit à l'écrivain, redevenu reporter de guerre, un photographe, Ronald Hooper. Une identité sous laquelle se cache en fait Robert Stone, agent de la CIA. La Compagnie a vu dans l'idée farfelu du Prix Nobel une opportunité d'approcher Castro et le Che et de s'en débarrasser. En effet, on sait que "Pour qui sonne le glas" est un des livres de chevet de Fidel, il ne refusera certainement pas de rencontrer Hemingway...

Pendant ce temps, Castro et le Che organisent la résistance, préparent des projets de contre-attaques, essayent de trouver les moyens de faire perdurer la révolution, malgré l'infériorité numérique et l'inexpérience de leurs troupes. Il faut aussi trouver des alliances utiles, mais même Moscou demande à recevoir des arguments convaincants pour entrer dans la danse... Pas évident...

En fait, ce sont 5 personnages que nous allons suivre, Hemingway et Stone/Hooper, qui vont entamer un périple à travers l'île de Cuba pour franchir la ligne de front et retrouver le camp où se cachent les leaders de la rébellion ; Castro et le Che, bien sûr, et un jeune révolutionnaire passionné de cinéma, Nestor Almendros, qui a embrassé la révolution et a pris le maquis après le débarquement adverse, en n'oubliant pas d'emporter avec lui sa caméra et des pellicules.

La clé de cette uchronie, de mon point de vue, c'est, comme dit en préambule, l'idéal et l'idéalisme. Je distingue bien les deux termes, car l'un ne survit pas forcément à l'autre. A leur manière, très différente, Robert Stone et Nestor sont des idéalistes. Ils voudraient voir s'imposer leurs visions du monde respectives et sont prêts à jouer leur vie pour cela.

Guevara, d'une certaine façon, est lui aussi un idéaliste. Avec une particularité : poursuivre cet idéal est sa raison de vivre. A Cuba, la reprise des combats fait son bonheur car il commençait à s'ennuyer dans le régime instauré après la prise du pouvoir. Il ne se sent bien qu'au combat et, malgré cet asthme tenace qui semble le seul à pouvoir le terrasser, il ne se rêve qu'en guérillero...

Castro, c'est l'inverse. Il est plus ambitieux, plus pragmatique, aussi. Son but, c'est le pouvoir. Le prendre, le garder l'exercer. Se retrouver encore une fois dans le maquis, ce n'est pas franchement ce qu'il escomptait. C'est lui qui dirige, qui commande, qui impose, même en pleine jungle. Et, avec le Che, son stratège militaire, il forme un binôme parfaitement complémentaire. Même si le charisme et la popularité de l'Argentin ont de quoi agacer le Lider Maximo...

De l'autre côté, le duo Hemingway/Stone. L'écrivain semble revigoré par son nouveau projet et par son retour sur cette île qu'il a tant aimée. Mais, ce n'est qu'apparent : l'homme est usé jusqu'à la corde, physiquement et mentalement, et certainement pas apte à entreprendre une telle odyssée, dans des conditions plus que difficiles.

Stone se fait l'effet d'un chaperon. Mais, n'est-ce pas l'une des facettes de la mission qu'on lui a confiée ? Veiller sur le Prix Nobel, dont une disparition brutale en pleine jungle cubaine, agitée par des combats, ferait mauvais genre... Veiller sur lui, mais aussi le comprendre. Car à Washingon comme à Langley, nouveau QG de la CIA, bien malin est celui qui peut dire ce que pense Hemingway du communisme en général et de Castro en particulier.

Stone a-t-il affaire à un sympathisant ou bien à un vieil excentrique qui espère retrouver sa jeunesse en s'encanaillant une dernière fois sur l'île où il a connu des heures glorieuses ? Comment peut-il l'aider dans le véritable but de sa mission, éliminer les deux principaux leaders de la rébellion ? Sera-t-il un allié ou un obstacle ?

Soyons franc, la première prise de contact entre les deux hommes est plutôt fraîche... Hemingway est un vieil emmerdeur et Stone, tout agent secret qu'il est, ne maîtrise absolument rien de ce qui se passe, tant en ce qui concerne l'intendance que le trajet à suivre. Pire, c'est Hemingway qui a tous les contacts sur place et c'est lui, el Señor Papa, comme on le surnomme, qui est son sésame pour retrouver Castro et le Che... Loin d'être idéal...

Au fil des différents événements, que ce soit du côté des Américains que du côté des Cubains, les lignes de force vont bouger, les liens évoluer. Hemingway et Stone s'horripilent l'un l'autre, se méfient l'un de l'autre ; Nestor, lui, est fasciné par le Che qui le prend sous son aile et élabore des plans audacieux pour repousser l'ennemi ; enfin, Castro veut imposer sa poigne.

Finalement, et sans, bien sûr, entrer dans le détail du récit, Stone et Nestor, qui sont les variables d'ajustement du roman, vont voir leurs idées, leurs idéaux remis en question profondément. Sans doute, une fois tout cela terminé, vont-ils envisager bien différemment leur existence car, à l'épreuve des faits, l'idéalisme est souvent bien fragile...

Avec "Aucun homme n'est une île", on sent que Christophe Lambert s'est énormément amusé. A jouer avec l'histoire, d'abord, mais aussi avec le personnage d'Hemingway, dont il essaye de reproduire, sans l'imiter, ni le pasticher, le style. Il utilise parfaitement le côté bourru, caractériel, excentrique et imprévisible du personnage pour en faire une sorte d'énigme.

J'ai choisi comme titre de ce billet une phrase prononcée par Hemingway, dans "Aucun homme n'est une île". Vous serez peut-être surpris de la référence à "Moby Dick", plutôt qu'au "Vieil homme et la mer", dont le sujet semble proche. Mais, c'est assez logique : le vieil homme ne se bat que contre le marlin, poisson énorme qui n'est qu'un symbole de cette nature majestueuse à laquelle se frotte l'humble pêcheur.

Chez Melville, Achab affronte sans cesse cette baleine blanche dans un combat bien plus métaphysique entre le bien et le mal. Peut-être même entre Achab et Achab, comme un défi lancé à lui-même par un homme qui se reproche d'avoir été faible, d'avoir laissé l'animal lui emporter une jambe sans avoir pu réagir...

Castro, auquel il faut associer le Che, cité dans la suite de ce passage, est la baleine blanche d'Hemingway, mais surtout de l'Amérique. Celui qui nargue, qui revient sans cesse, blesse, bouscule, repart avec des égratignures, prépare son retour, met en échec la puissance qui voudrait dominer le monde sans adversité.

Dans cette partie de poker menteur entre le Grand Pays et le Petit Pays, comme dirait l'écrivain cubain Yoss, tout le monde triche, mais le plus tricheur des deux n'est peut-être pas celui qu'on croit, Cuba, finalement, utilisant la ruse et la malice pour compenser son infériorité numérique et matérielle. La ruse, mais aussi le mensonge, la propagande, la torture, la terreur, bien des outils qu'utilise également l'Amérique, mais qui viennent ternir les idéaux...

Dans ce contexte, Hemingway se place dans la position d'Achab. Et c'est assez juste : Castro, comme Moby Dick, est désigné comme l'incarnation du mal, que le camp du bien veut abattre. Mais, au fil du temps, bien et mal voient leurs frontières devenir plus floues. Il est bien moins évident de dire tel camp est celui du bien, tel camp est celui du mal...

Ce flou, Hemingway en est la parfaite illustration, puisqu'on ne sait absolument pas quelle est sa position idéologique. Il a déjà rencontré Castro une fois, la photo en couverture en témoigne, mais jamais le Che. Les retrouver dans la jungle, la montagne, acculés, encerclés, mais se battant comme des diables (tiens, tiens...), ce serait un accomplissement, le point culminant d'une vie qui ne durera pas. Une dernière page dans une légende entamée en Italie pendant la Première Guerre Mondiale.

Hemingway, c'est le héros du roman de Christophe Lambert, en tout cas, son protagoniste central, et c'est le héraut de cette histoire. Son aura de Prix Nobel, son charisme, à lui aussi, sa popularité paradoxale dans une île où tout ce qui est américain est l'ennemi, tout cela en fait un personnage haut en couleur, capable, malgré sa forme déclinante, d'évoluer sous ces latitudes comme... un poisson dans l'eau (désolé)...

Mais, ce qui est fascinant dans le travail de Christophe Lambert, c'est comment il joue avec les faits. D'abord, parce que son idée de départ est excellente : faire de Cuba un Vietnam. Ou, plus exactement, calquer sur Cuba les archétypes des romans et films consacrés à cette autre guerre made in USA. "Apocalipsis ahora", pourrait-on traduire, avec un Hemingway qui ferait un Kurtz très convaincant...

Au-delà de l'idée romanesque, très bien menée, il y a la façon de jongler entre la réalité, les faits tels qu'on les connaît, notre Histoire, et son alternative romanesque. Le livre se termine par une série d'annexes que je vous conseille vraiment de lire avec attention, car on y apprend plein de choses, et surtout, on voit à quel point l'auteur a travaillé son matériau comme de la pâte à modeler pour utiliser dans son uchronie, un maximum de faits réels.

Un simple exemple, une anecdote incroyable : la fameuse rencontre entre Hemingway et Castro eut lieu lors d'un concours de pêche. Celui qui n'était pas encore le Lider Maximo avait remporté le concours et s'était vu remettre le trophée par l'écrivain dont il aimait les livres. Et, pour cela, il n'avait pas hésité à tricher pour s'imposer... Etonnant lien entre les deux personnages, transposé dans l'uchronie et utilisée à dessein par Lambert...

Voilà, j'ai fait long, comme d'hab', mais j'ai dévoré ce roman qui mérite sans aucun doute son prix de l'uchronie. Dans le fond et dans la forme. Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, on a entre les mains un vrai roman d'aventures et de guerre, et ce que Christophe Lambert met en scène sonne étonnamment juste. J'ai peu évoqué la relation entre Castro et le Che ici, car cela pourrait nous emmener trop loin, mais cet aspect-là aussi est passionnant.

Il y a d'autres surprises, dont je n'ai pas parlé ici et qu'on trouve jusque dans les fameuses annexes, en particulier concernant les personnages de Nestor et de Stone. Enfin, si la situation cubaine vous intéresse, si les personnages vous accrochent et si vous souhaitez en savoir plus, dans notre réalité, cette fois, ces dernières pages vous fourniront une fort belle bibliographie.

vendredi 26 décembre 2014

"Apprenez à voir le bien dans le mal et le mal dans le bien. Ces deux éléments ne font qu'un, comme le Yin et le Yang".

Je viens de passer les fêtes de Noël, entre quelques agapes, tout de même, dans la Chine des années 1920. Ce pays et cette période sont le cadre d'un roman d'aventures très divertissant, qui fait largement penser à Indian Jones, tout en étant sensiblement différent, nous essayerons d'expliquer pourquoi ici, mais aussi Jules Verne. Je me suis énormément amusé pendant ces quelques jours et j'ai dévoré les 600 pages (ou presque) de l'édition de poche de notre roman du jour, récemment sorti chez Folio (le grand format était paru aux éditions Charleston) : "le pays sous le ciel", livre signé par la romancière espagnole Matilde Asensi. Elle nous emmène, à la suite de ses personnages, dans une plongée dans la culture millénaire chinoise, mais aussi dans l'histoire plus contemporaine de cet immense pays, et joue avec de façon très habile avec tous ces éléments.



A l'été 1923, Elvira de Poulain débarque à Shanghai, après un long voyage par la mer qu'elle n'a pas appréciée du tout... Cette quadragénaire, d'origine espagnole, ne vient pas en Chine pour le plaisir. Elle a appris, quelques semaines plus tôt, la mort de son mari, Rémy, qui s'était installé dans la cité du sud de la Chine.

Ce mariage, s'il a été conclu sincèrement, a vite été dissous dans une tendre amitié et, lorsque Rémy est parti à l'autre bout du monde pour représenter sa famille, enrichie dans le textile, Elvira n'a pas suivi. Elle ne voulait pas d'un nouveau déracinement. En effet, Elvira a quitté l'Espagne et rompu avec sa famille pour venir dans la capitale française et devenir peintre.

Elle n'est pas devenue une artiste-culte, comme d'autres à cette époque, sa peinture était trop classique pour cela, alors, elle donne des cours et continue à dessiner. Elle doit aussi s'occuper de sa nièce, Fernanda, 17 ans, aussi coincée qu'Elvira se considère libre. Difficile dans ces conditions de s'entendre, mais l'adolescente n'a plus que sa tante pour famille.

C'est aussi pour cela que Fernanda est du voyage à Shanghai, ce qui a l'air de l'enchanter moyennement. Elvira, elle, est surtout venue pour régler les dernières affaires de son défunt époux, connaître ses dernières volontés et gérer les dispositions testamentaires au plus vite, afin de repartir rapidement vers l'Europe.

Sauf que rien ne va se passer comme prévu. Et l'image idyllique de Rémy va vite voler en éclats, avant d'être remplacée par le contexte de sa mort : il a été tué alors qu'une bande de voleurs cambriolait sa maison et il laisse derrière lui des dettes abyssales qui risquent bien de mettre Elvira purement et simplement à la rue.

La fière Espagnole tombe des nues... Elle n'a plus rien, sur le plan sentimental comme matériel... Même une fois vendues la maison où vivait Rémy et les antiquités qu'elle contenait, il restera tant de créances à régler qu'Elvira n'aura sans doute pas assez de sa vie entière pour rentrer dans ses fonds. Le désespoir la guette et le séjour en Chine s'annonce plus long que prévu.

Le seul espoir qui reste, c'est que les voleurs venus la nuit de la mort de Rémy n'ont, semble-t-il, pas trouver ce qu'ils cherchaient. Si Elvira découvre de quoi il s'agit, peut-être aura-t-elle de quoi se remettre à flot, ou au moins, s'octroyer un sursis. Elle n'imagine pas encore que ce sur quoi elle va mettre la main va la propulser dans une série d'aventures extraordinaires et dans un périple pleins de dangers à travers la Chine...

Il s'agit d'un mystérieux coffret, en apparence, rien d'extraordinaire. Mais, qui peut décrypter les secrets qu'il contient pourrait retrouver la trace du tombeau de Shi Huangdi, unificateur de la Chine et considéré comme son premier empereur, disparu plus de 2000 ans plus tôt, et qui a organisé méticuleusement la disparition de sa sépulture...

Accompagné d'un antiquaire, Lao Jiang, qui sait lire et écrire le chinois mais connaît aussi parfaitement l'histoire, la culture et les traditions de son pays, d'un journaliste irlandais un tantinet porté sur la bouteille, Paddy Tichborne, de son horripilante nièce et de Biao, son jeune serviteur chinois de 13 ans, Elvira va se lancer dans une quête improbable pour essayer de retrouver ce lieu mythique.

Au fil du voyage, d'autres personnages vont venir l'épauler ou, au contraire, entraver sa marche en avant. Car, le fameux coffret est l'objet de nombreuses convoitises : les cambrioleurs qui ont dévasté en vain la maison de Rémy sont sans doute les hommes de la triade dite de la Bande Verte, dirigé par le terrible Huang-le-grêlé, chef de la police corrompu de la concession française de Shanghai.

Mais, au-delà de la valeur matérielle que représente le coffret, il a aussi une valeur politique énorme : les partisans de l'empire, moribond depuis la chute de l'empereur Pu-Yi, en 1911, les membres du Kuomintang, de Sun Yat-sen, le fondateur de la République, le parti communiste chinois, émergeant, mais aussi l'envahissant voisin japonais, tous auraient des intérêts particuliers à mettre la main sur le coffret.

Et, au-delà de l'avenir matériel d'Elvira, c'est peut-être l'avenir de toute la Chine qui va se jouer...

Je viens juste de vous donner les éléments expliquant pourquoi "le pays sous le ciel" se déroule en 1923, en tout cas, dans les années 20. La Chine est en pleine mutation et, vue la superficie de ce pays gigantesque, c'est très long. Les grands centres urbains sont passés au régime républicain, mais c'est sans doute moins le cas au fin fond des régions rurales.

Par ailleurs, l'empire reste omniprésent. Pu-Yi, le dernier empereur, pour reprendre le titre du film que lui consacra Bernardo Bertolucci, n'a pas encore pris le chemin de l'exil. Il a de farouches partisans qui verraient d'un bon oeil une restauration en bonne et due forme. Quant aux communistes, ils sont encore très peu nombreux, mais leur influence croît et le soutien de l'Union Soviétique naissante leur permet de se structurer.

Enfin, et c'est loin d'être anodin, la Chine n'est plus un empire fermé. Désormais ouvert vers l'Occident, sans doute trop pour beaucoup de Chinois, le pays a vu la présence européenne et américaine grandir au point de redouter une colonisation pure et simple. Là encore, certains ne seraient pas contre la mise en place d'un pouvoir capable de chasser tous ces "longs-nez".

Cette ouverture a aussi permis au pays de moderniser ses infrastructures, le train, la navigation, mais aussi, d'une certaine façon, le contraste saisissant qu'offre le maillage routier entre les régions, en atteste. Autant de signes de la présence occidentale et de sa puissance, et pourtant, au fur et à mesure du récit, on découvre ou redécouvre que bien des inventions qu'Européens et Américains s'attribuent avaient déjà été découvertes ou mises au point par les Chinois, et pas depuis la veille au soir...

Le pays dans lequel débarque Elvira est en ébullition. Elle n'en connaît rien, elle, et Fernanda sans doute plus encore, ont des préjugés sur les Chinois et se comportent en Occidentaux, parfois sans respecter le pays et ses habitants. Mais, surtout, elle ne mesure pas à quel point sa culture, son caractère, ses comportements naturels sont éloignés de ceux des Chinois.

En cela aussi, "le pays sous le ciel" est passionnant, car il est la confrontation puis l'alliance de deux riches et fortes cultures. Confrontation au départ, car Elvira, femme naturellement angoissée, réagit brusquement à tout ce qui lui semble être dérobade ou agression, et froisse sans cesse la sensibilité de Lao Jang. Puis, alliance, parce qu'au fil du voyage, on apprend. A se connaître, à se comprendre...

Oh, oui, vous me voyez venir avec le cliché facile du "personne ne sortira indemne de cette quête". Et pourtant, c'est bien aussi de cela dont il est question. Car chaque personnage va largement évoluer au cours du roman. Mais pas forcément tous dans le même sens. Explication de cette sentence énigmatique dans quelques paragraphes (ça, c'est du teasing qui tue !).

Avant d'y revenir, il me faut inscrire "le pays sous le ciel" dans la tradition des grands romans d'aventures, épiques, pleins de souffles, de rebondissements, de surprises, d'émerveillement, de drames et de dangers. Il y a tout cela dans le roman de Matilde Asensi qui, par certains côtés, peut effectivement rappeler Indiana Jones.

Plutôt "le temple maudit" que "l'Arche d'Alliance", parce que l'Asie et parce que... Non,  je n'en dis pas plus. Mais, là, on parle de la forme. Car le fond, lui, est tout à fait différent. Indiana Jones reste une franchise profondément occidentale. Les lieux où se déroulent l'action ne sont vraiment que des décors et c'est entres hommes blancs qu'on règle ses comptes, finalement.

Ici, Elvira et Fernanda sont comme des intruses dans une affaire qui pourrait parfaitement être sino-chinoise. Car, tous les indices qu'elles collectent, avec leurs camarades, tous les lieux qu'elles visitent, toutes les personnes qu'elles rencontrent, tous les gestes qu'elles font, tout, tout, tout est empreint de la culture chinoise.

Et, pour le lecteur européen que je suis, qui n'a pas une érudition encyclopédique sur le sujet, c'est simplement fascinant de s'immerger ainsi dans tout cela. D'autant que, je le redis, on ne parle pas que quelques décennies voire quelques siècles, non, il s'agit d'histoires, d'écrits, de raisonnement, de constructions, de pensées, de philosophies qui remontent à plusieurs millénaires, enrichies par le temps qui passe, comme un fleuve entraîne et dépose le limon sur ses rives.

Les différentes énigmes donnent une idée de l'ampleur du savoir, des connaissances et des merveilles de cette culture exotique à nos yeux, mais qui devrait au contraire nous rendre modestes. Et on n'est pas au bout de ses surprises, avec ce livre, qui vous emmènera à votre tour dans des lieux absolument fabuleux...

J'en reviens à l'évolution des personnages. Parce que, malgré les différences, les accrochages, les oppositions, les mésententes, il demeure toujours un équilibre. C'est dans cet équilibre que règne l'harmonie et l'harmonie permet à chacun d'apporter sa pierre à l'édifice, pas la Muraille de Chine, non, mais à cette chasse au trésor de grande envergure.

Amusant de voir comme Matilde Asensi a joué, dans les relations, les réactions et l'évolution des caractères de ses personnages, avec le concept de yin et de yang. L'exemple frappant, c'est le duo Elvira-Lao Jang. D'un bout à l'autre du livre, ils auront énormément changé, s'inspirant l'un l'autre, même si c'est sans doute plus vrai pour l'Européenne.

Elle, inquiète, tendue en permanence, ayant peur de tout, autoritaire, snob, pas toujours très courageuse, etc., la liste pourrait être longue, va s'adoucir, s'endurcir, gagner en confiance en elle (et en les autres), en sérénité. Lao Jang, si calme et posé, si peu disert et émotif, va lui, suivre un chemin inverse, gagné par la nervosité, vindicatif, presque violent...

Mais, à chaque étape, en fonction des présents, à l'action de l'un correspond la réaction d'un autre, permettant, à tour de rôle de conserver l'équilibre du groupe. Et ce n'est sans doute pas la seule influence des philosophies asiatiques qui les irradie tous. Et il en va de même pour les savoirs et les savoir-faire, chacun, là aussi, révélant des talents pas toujours attendus.

Et tout cela, comme les découvertes faites par le groupe et les cheminements pour y parvenir, rend le roman de Matilde Asensi très riche et fascinant. Presque merveilleux, même si on ne peut pas dire formellement qu'il y ait une dimension fantastique dans ce livre. Juste des situations qui suscitent l'émerveillement.

Je classerais "le pays sous le ciel" parmi les divertissements purs. Bien sûr, on apprend pas mal de choses sur la culture chinoise, mais c'est tout de même avant tout le côté chasse au trésor qui domine et emporte. J'ai été un peu moins convaincu par la fin, qui m'a laissé un peu sur ma faim (et non pas l'inverse).

J'ai trouvé que certains personnages auraient mérité un peu plus d'importance, d'être un peu plus approfondis, car, finalement, on se demande un peu à quoi ils servent. Ou alors, on voudrait pouvoir s'y attacher plus longtemps. Mais, ce sont des points de détail, rien de fondamental. Rien qui ne vienne gâcher le plaisir quasi enfantin de ce jeu de piste.

Le final, lui, m'a semblé aussi un peu insuffisant. Un peu léger. Comme si on avait refermé un chapitre de la vie des personnages et basta... Quand on vit ce que traversent ces personnages, on voudrait croire que ça marque pour longtemps et que ça influe de manière différente sur les existences. Ici, c'est un peu trop matérialiste à mon goût, le merveilleux s'est évaporé. Et la même sensation de frustration;

Mais certainement pas de quoi me faire regretter cette lecture menée à 100 à l'heure, exotique et dépaysante, purement romanesque, folle et pleine de sagesse à la fois, surprenante aussi par moment, même si on n'a pas franchement le doute sur la réussite de l'entreprise. On attend simplement de savoir comment on va parvenir au but et ce qu'il se produira alors.

Et le côté grandiose de la chose vaut à lui seul le coup d'oeil...

lundi 22 décembre 2014

"Un rêve de pierre, de fer et de sang".

Il est de ces livres vers lesquels on se sent irrésistiblement attirés, aimantés. L'envie de le lire naît au premier regard, si je puis dire. Le titre, le sujet, la couverture, pour certains, même si j'y suis personnellement peu sensible et qu'ici, elle est toute blanche... On le regarde et on l'entend presque murmurer à son oreille "lis-moi, lis-moi"... C'est le cas de notre livre du jour. Il a suffit des mots 1833, duel, poudrière et Transylvanie pour me donner envie de lire "Karpathia", premier roman de Mathias Menegoz, publié chez POL. Une fantastique fresque historique dans une région de l'Europe en pleine ébullition, sur fond de revendications nationalistes mais aussi sociales. Quasiment 700 pages qu'on dévore, pour connaître le sort d'une galerie de personnages qui n'ont, pour la plupart, pas grand-chose de sympathique. C'est enlevé et violent, c'est bucolique et lugubre, c'est raconté avec fougue... Un plaisir pour les amateurs de romans historiques.



1833. A Vienne, le comte Alexander Korvanyi, capitaine de l'armée impériale, vient de perdre son père. Il a hérité le titre et les propriétés qui vont avec et, s'il vient également d'obtenir de l'avancement, il ne se sent pas vraiment l'âme d'un militaire. Il faut dire qu'il n'a guère combattu pour obtenir ces galons et qu'il fréquente plus les salons que les champs de bataille.

Un soir, lors d'un dîner avec d'autres jeunes officiers, le capitaine Korvanyi entend un de ses convives tenir des propos déplacés sur une jeune femme. Pas n'importe laquelle : Cara von Amprecht. Une jeune femme que Korvanyi connaît bien pour avoir été son amant quelques mois plus tôt. L'entendre ainsi salie par les propos de son camarade, tout fils de général qu'il soit, le fait sortir de ses gonds.

Le duel est désormais inévitable et Korvanyi sait bien qu'il ne s'agira pas d'un duel au premier sang. Il va devoir tuer pour ne pas être tué lui-même. Alors, il décide que, s'il se sort de ce mauvais pas, il changera radicalement de vie. Adieu, l'armée, retour à la maison, dans la propriété familiale. Et pas seul : avant même de se battre pour l'honneur de sa belle, il s'empresse d'aller lui demander sa main.

Lorsqu'il revient victorieux du duel, il tient promesse, épouse Cara, quitte l'armée et prépare son retour au pays. Pas n'importe où : en Transylvanie. C'est là que la famille Korvanyi possède un immense domaine, la Korvanyia, qu'elle a quitté 50 ans plus tôt, lors d'une révolte des serfs de la région, qui avait coûté la vie au grand-père d'Alexander.

Après un trajet peu évident, les routes étant peu carrossables et la saison pas très clémente, le jeune couple découvre Korvanyia. Un domaine magnifique, entre vallées et montagne, avec deux châteaux, l'un moderne, l'autre médiéval, le château noir, fermé depuis les événements de 1784. Mais, surprise désagréable pour le nouveau comte : il semble que le temps se soit arrêté à Korvanyia.

Lui qui se voyait déjà châtelain, régnant sur un domaine prospère, il découvre un endroit qu'on a laissé partir à vau-l'eau, où les rendements des terres sont minimaux, les propriétés à peine entretenues, menaçant ruine, et le personnel domestique travaillant comme il lui chante, en tout cas, certainement pas comme il le devrait dans un domaine de cette importance.

Alors, Korvanyi voit rouge et décide de remettre de l'ordre dans ce qui sera désormais son lieu de vie, loin des fastes viennois, loin de tout, peut-être, mais chez lui. Son autoritarisme et sa volonté de remettre tout le monde au boulot lui vaut de braquer pas mal de monde. Quant à l'intendant Lanffy, il n'en mène pas large devant ce seigneur qui veut tout changer en un claquement de doigts.

Mais le comte Korvanyi ne va pas s'arrêter là. Ce sont tous les habitants du domaine qui vont subir l'onde de choc du retour tonitruant du maître des lieux. Peu concerné par les susceptibilités qu'il pourrait froisser, Alexander néglige également les équilibres précaires sur lequel repose la région : entre Saxons, Magyars (de langue hongroise), Valaques (de langue roumaine) et même Tziganes, les tensions sont fortes et permanentes.

L'arrivée comme un éléphant dans un magasin de porcelaine du nouveau comte font les réveiller brutalement. Et, quand des événements violents, fort inhabituels dans la région, vont se produire, à la fois ces drames et la façon dont Korvanyi va les gérer vont progresivement plonger Korvanyia dans le chaos... C'est le début d'une incroyable montée en puissance de la violence, qui est le coeur de Karpathia.

Lorsque s'ouvre le roman, on a un peu l'impression, même si on se situe avant sur le plan chronologique, de retrouver l'univers de Sissi ou de Thomas Mann. Mais, une fois arrivé en Korvanyia, et malgré les paysages somptueux et cette nature splendide, on change vraiment d'univers et de climat.

Alexander est un seigneur féodal, malgré son jeune âge, malgré une époque où cela n'a plus de sens, il entend régner sur son domaine et les vassaux qui y vivent. La hiérarchie est claire, dans son esprit : les nobles saxons, les nobles magyars, les populations magyares et enfin, les Valaques, qui ont toujours été serfs et doivent le rester.

Mais, tout a changé depuis 50 ans et la fameuse révolte qui avait poussé la famille Korvanyi à s'éloigner de son domaine. En revenant un demi-siècle en arrière, le comte met le feu aux poudres dans une région où les oppositions ethniques sont fortes. L'Europe Centrale, ce qu'on appellera par la suite les Blakans, est agité par de nombreux mouvements.

S'y mêlent des revendications sociales, pour mettre à bas ce système féodal qui a alors quasiment disparu dans toute l'Europe, en tout cas, l'Europe occidentale, mais aussi des revendications pour faire reconnaître les identités ethniques de chacun et les territoires qui vont avec. La Principauté de Transylvanie est une mosaïque complexe que va piétiner Alexander, arrivé chez lui en terrain conquis.

Mathias Menegoz a inventé la Korvanyia de toutes pièces, mais ce lieu, qui pourrait être idyllique, est calquée sur la région réelle et sur les mouvements qui s'y sont manifesté au cours de cette décennie et des suivantes. Jusqu'aux actes qui serviront de détonateur au premier conflit mondial. Mais, tout cela, c'est l'arrière-plan, le décor.

"Karpathia" repose aussi sur les personnalités des uns et des autres. A commencer par Alexander. Le fougueux soldat qu'on découvre au départ, s'avère être ensuite un personnage belliqueux, irascible, volontiers violent, sûr de sa position et de son statut, de son bon droit, aussi. Un seigneur et maître. Comme s'il avait grandi dans ce rôle, il y entre comme un gant. Il n'oublie qu'une chose : plus grand monde n'est prêt à accepter un homme qui estime avoir droit de vie et de mort sur lui.

Avant son arrivée, la Korvanya avait trouvé une certaine pacification. Avec le retour au pays du comte, tout cela est balayé et les alliances, complètement bousculées. Et pas pour le meilleur. Pour régler des questions de droit commun, il va choisir de lancer les grandes manoeuvres, pensant montrer sa force, mais aussi croyant, sincèrement, je le pense, rassurer ses vassaux.

Il va obtenir tout le contraire, créer un climat de terreur sur son domaine et s'aliéner une bonne partie des populations présentes. En particulier, parce que, une fois les Tziganes, cibles prioritaires pourtant vite évacuées, ce sont les Valaques qui vont se sentir boucs émissaires de la colère du comte. En voulant asseoir son autorité, Korvanyi va faire voler en éclat tout ce qu'il aurait dû d'abord prendre soin de consolider.

Au fil des actions et des réactions, tout s'exacerbe, les haines, les rancoeurs, les colères ancestrales. Et plus les choses avancent, moins celui qui pense tout maîtriser perd le contrôle. La nature du terrain et le décalage qu'il crée avec son apprentissage militaire, ainsi que des adversaires qui connaissent mieux son domaine que lui, vont lui compliquer la tâche. Pour reprendre les rênes, il n'aura qu'une façon de faire : mener la politique du pire.

C'est cet enchaînement de violences qui est parfaitement décrit par Menegoz, un nouveau duel, bien différent du premier qui ouvre le roman. Un duel entre le comte et un adversaire invisible, insaisissable, roublard et déterminé, prêt à tout pour le faire chuter et n'ayant rien à perdre, si ce n'est une vie sous le joug d'un seigneur honni.

Alexander est un étonnant personnage, avec des côtés tyranniques, insupportables, une personnalité changeante et un attachement extrême à son domaine, au point de friser la déraison. Mais, il a aussi des côtés attachants, parfois et on ne parvient pas à le détester complètement. Il est intègre et juste, c'est son regard qui est faussé, en raison de sa méconnaissance de cette terre qu'il revendique.

A ses côtés, Cara est, elle aussi, un personnage tout en contrastes. charmante demoiselle un peu délurée, puis véritable cocotte coupée du monde qui l'entoure. Mais, elle aussi peut susciter l'émotion quand elle se sent perdue dans cet endroit qu'elle découvre et qui n'a rien d'un palais viennois, quand elle se sent placée en rivalité avec Korvanyia, véritable maîtresse de son jeune époux.

Si, à nos yeux, son comportement d'aristocrate peut sembler parfois agaçant et ses préoccupations absolument pas en phase avec la situation, pauvre petite fille riche larguée au milieu de nulle part, avec, autour d'elle, toute une société qui ne l'accueille pas vraiment à bras ouvert, on peut aussi essayer de se mettre à la place de cette jeune femme, arrachée d'un seul coup de son cocon, pour atterrir dans cet endroit qui n'a rien d'un nid douillet.

Et puis, elle est femme. Et, forcément, dans une société féodale, comme tous les autres personnages féminins, elle est de facto, en position d'infériorité. Alors que la société viennoise progresse dans ce domaine, alors qu'Alexander s'est battu pour elle, a risqué sa vie pour elle, a tué pour elle, une fois à Korvanyia, elle ne se sent plus être sa priorité. Et elle le vit mal.

Eprise de liberté, cavalière émérite, chasseuse, demoiselle élevée au milieu d'une fratrie, elle a cette indépendance chevillée au corps qu'elle a bien plus de mal à exprimer à Korvanyia qu'à Vienne. Car, si le domaine se prête aux longues chevauchées, les dangers potentiels qu'il recèle interdisent les sorties en solitaire et la découverte des lieux dans les meilleures conditions. Une cage dorée, mais un or bien terne...

Enfin, parce que Karpathia est un livre qui parle de trahison et de loyautés, sous un grand nombre de formes, je voudrais évoquer un dernier personnage, même si trois, parmi la pléthore de personnage de cette fresque historique, c'est peu. Pas Lanffy, dont j'ai cité le nom plus haut, et qui, lui aussi, va évoluer au fin du roman.

Non, il s'agira du pope. Si je ne m'abuse, c'est le seul personnage important de ce roman dont on ignore le nom. On ne l'appelle jamais autrement que : le pope. Il veille sur la communauté valaque, qui est orthodoxe, autre point de scission avec les autres communautés, et va se retrouver coincé entre le marteau et l'enclume quand la situation va dégénérer.

Si sa foi est certainement sincère, son caractère n'est sans doute pas aussi affirmé qu'il le devrait. Le pope oscille sans arrêt entre doute, indécision, inquiétude, et son message auprès de ses ouailles manque de clarté. Là où l'on pourrait l'imaginer diplomate, il devient vite lâche, là où il devrait calmer le jeu, servir d'intermédiaire, être l'interlocuteur fort du comte mais aussi des siens, il va se montrer totalement impuissant.

Même si je reconnais que sa position est loin d'être confortable et enviable, là où on attendrait un personnage qui se dresse, soit un porte-étendard, un ardent défenseur d'une cause, on n'a qu'un homme petit, qui a assumé sa charge sans souci quand tout se passait calmement mais a assuré le statu quo au lieu de faire avancer les choses, et qui va se retrouver complètement dépassé à l'arrivée du comte. Un personnage que j'ai trouvé aussi pathétique que fascinant. Curieux paradoxe.

Voilà, je vais m'arrêter ici, difficile de donner un aperçu à la hauteur de ce magnifique premier roman, plein de souffle épique, de bruit et de fureur. Je crois que le titre que j'ai choisi, extrait du livre, exprime bien mieux que tout le reste ce que j'ai voulu en dire. "Karpathia", c'est le rêve impossible d'un homme qui voulait être seigneur, un seigneur absolu, à une époque qui n'autorisait plus cela.

L'expression "fresque historique", que j'ai utilisée, est tout à fait juste, je l'ai vue reprise ailleurs et je la partage volontiers. Tout y est, mais teinté d'une noirceur qui colle aux murs et aux paysages autant qu'aux êtres. Korvanyia pourrait être un roman lumineux, au contraire, il devient ténébreux, comme si se déroulait sous nos yeux la constitution de légendes et de mythes romantiques.

Ah, j'allais oublier (pas du tout, en fait, c'est une formule totalement rhétorique...), sans doute certains d'entre vous ont-il tiqué à la lecture du mot Transylvanie. Eh oui, il est des noms ancrés dans nos imaginaires collectifs qui font tilt à chaque fois... On est bien avant le "Dracula", de Bram Stoker, mais Menegoz n'a pas non plus oublié cette dimension.

Et il l'utilise, je trouve, avec une grande habileté. En jouant sur les superstitions locales, inconnues du comte, comme bien d'autres choses concernant la vie sur son domaine, Menegoz ajoute une touche de mystère et d'angoisse supplémentaire et joue avec l'irrationnel et la rumeur pour agrandir le gouffre entre les nouveaux arrivants et les populations locales.

Voilà, pour ceux qui aiment ces romans au long cours, qui nous transportent ailleurs, dans le temps et dans l'espace, une découverte à faire. Peut-être certains seront-ils déconcertés par la montée crescendo de la violence, mais il ne faut pas s'y tromper, c'est l'époque et le contexte qui le sont. Et, surtout, Alexander qui a quitté la carrière militaire qui ne lui convenait pas va se retrouver projeté comme chef de guerre. Une guerre privée, circonscrite, éclair, mais une guerre tout de même.

Je ne peux qu'imaginer à mon tour ce qui adviendra de Korvanyia et des personnages une fois le roman terminé. Les lieux retrouveront-ils enfin une sérénité qui en ferait un endroit, certes isolé, mais plutôt idyllique ? Je n'en suis pas certain. Tout ce que j'ai évoqué jusque-là me laisse penser que les lieux auront du mal à retrouver une aura plus positive. Et pour longtemps...


Une dernière chose pour finir : un passionnant papier de l'Obs sur Menegoz et son livre.

mercredi 17 décembre 2014

"Vous montrerez par vos chants, vos danses, que coloniser, (...) c'est aussi gagner à la chaleur humaine les coeurs farouches de la savane, de la forêt ou du désert".

Désamorçons tout de suite le titre de ce billet qui pourrait fâcher. L'idée de lire le roman du jour était présente de longue date dans mon esprit, je l'avais depuis pas mal de temps et c'est, comme souvent, l'actualité qui m'a poussé à franchir le pas. Il s'agit de l'installation à Paris de l'artiste sud-africain Brett Bailey, Exhibit B, qui entend dénoncer le racisme et la colonisation à travers la reproduction d'un zoo humain comme il en existait en France au XIXe et dans la première moitié du XXe. La polémique a fait rage ces dernières semaines, divisant jusqu'aux militants antiracistes. En 1998, Didier Daeninckx publiait "Cannibale", aux éditions Verdier, disponible en poche chez Folio. Une dénonciation du colonialisme dont l'auteur a fait un de ses chevaux de bataille, à travers deux événements séparés d'un demi-siècle. Et un court roman rythmé, plein de rebondissement, picaresque et joyeux malgré l'horreur des faits et le drame...



Caroz et Gocéné circulent en voiture sur une route de Nouvelle-Calédonie quand ils sont arrêtés par une barricade. Nous sommes en 1988 et l'archipel est au bord de l'insurrection. Les Kanaks dénoncent la colonisation française et la situation est plus que tendue. Or, Gocéné est Kanak, mais pas Caroz, qui est blanc de peau.

Ce dernier est obligé de rebrousser chemin, alors que Gocéné, qui rentrait dans son village, s'installe un temps avec les émeutiers pour partager une collation avant de finir son trajet à pied. Gocéné est un vieil homme, et ce qui se déroule dans son pays le renvoie à sa jeunesse, à une expérience qui l'a marqué profondément et qu'il va essayer de raconter aux jeunes révoltés.

En 1931, Gocéné, alors adolescent, a quitté la Nouvelle-Calédonie avec quelques dizaines de ses compatriotes, pour se rendre en métropole. La génération précédente avait connu les tranchées et les massacres de masse, celle-ci contribuera un peu plus à montrer la grandeur et la puissance coloniale françaises en participant à l'Exposition Coloniale, installée dans le bois de Vincennes.

Après une traversée marquée par les premiers signes d'incompréhension entre indigènes et coloniaux, les Kanaks vont vite déchanter. Car, les organisateurs de l'Exposition Coloniale ont une vision... un peu spéciale de l'Empire. Certes, ils ont voulu faire participer à la fête chacune des composantes de notre cher et beau pays mais...

Mais, manifestement, ils n'ont ni entendu parler de la controverse de Valladolid, ni lu les philosophes des Lumières, et sont restés solidement ancrés sur le concept de "Bon Sauvage". Ainsi, au lieu de réserver des pavillons aux populations des différentes peuplades de l'Empire, ils ont concocté des mises en scène pour le moins dégradantes...

L'idée est simple : recréer un zoo humain avec des indigènes en cage assurant des "spectacles" pour le public qui vient s'encanailler et découvre à quelle point la mission colonisatrice est importante pour faire de ces indigènes, des humains à part entière. En ignorant complètement, mais est-ce une excuse, que ces personnes qu'ils voient, et ne considèrent pas mieux que des animaux sauvages, parlent aussi bien français qu'eux, sont catholiques... Civilisés, quoi, au sens qui est le leur.

Gocéné, son meilleur ami Badimoin, Minoé, sa promise, sur laquelle il doit veiller jusqu'au retour au pays, et tous leurs compagnons d'infortune doivent donc se vêtir à la façon de ces sauvages mythiques, ces caricatures gravées dans l'imaginaire collectif, grogner, danser, se comporter comme le public pense qu'ils sont... Et, sur leur cage, pas d'autre mot ne me vient, cette terrible pancarte : "Hommes anthropophages de Nouvelle-Calédonie".

Les voilà réduits à des cannibales, ce qu'ils n'ont jamais été, soumis aux regards d'un public curieux et à la maltraitance de gardiens qui doivent s'assurer que les "shows" des "cannibales" auront bien lieu à l'heure dite et que tous "joueront le jeu". Je mets des guillemets, car tous ces mots sont vraiment à prendre avec des pincettes.

Et comment faire autrement, quand on est livré à cette monstruosité à des milliers de kilomètres de chez soi, dans une ville dont on ignore tout et où, quoi qu'il arrive, on ne pourrait passer inaperçu... Alors, Gocéné et Badimoin relèvent le défi, même si cela les désole. Le temps n'est pas encore à la révolte, juste à la résignation...

Jusqu'à ce que, arbitrairement, enfin, encore plus arbitrairement que tout le reste, qui frôle déjà les sommets de l'échelle de Richter de l'arbitraire, on vienne chercher une partie du contingent kanak. Parmi ceux et celles qui sont désignés volontaires, Minoé. Mais pas Gocéné, ni Badimoin. Les deux amis ne comprennent pas ce qui se passe mais le départ de Minoé les réveille de leur torpeur.

Ils ne vont plus avoir de cesse que de retrouver le convoi qui emmène les leurs, afin de simplement les suivre, pour ne pas perdre de vue la belle Minoé, que Gocéné a promis de protéger tout au long du voyage. C'est une question d'honneur ! Alors, les deux amis vont tout faire pour fuir leur enclos et vont semer une belle pagaille dans Paris, qu'ils vont arpenter avec fièvre... et curiosité, à leur tour.

Je n'en dis pas plus, "Cannibale" est un court roman d'une centaine de pages. Mais, on peut quand même évoquer la raison de ce départ d'une partie des Kanaks. Où les emmène-t-on ? A Francfort, e Allemagne. Dans un cirque... Voilà ce qu'il s'appelle tomber de Charybde en Scylla... Du zoo au cirque, où leur état de cannibale devrait fasciner et effrayer un nouveau public...

En retour, les organisateurs de l'Exposition Coloniale récupèrent des crocodiles qui pourront remplacer ceux du marigot artificiel créé à Vincennes. Ceux qui avaient été acheminés là sont morts brusquement, ayant sans doute mal digéré le changement de milieu et de climat. Il fallait trouver une solution de remplacement au plus vite et ce troc sordide a été conclu illico.

Comme pour le voyage, le zoo, cette histoire de crocodiles est un fait réel. Daeninckx s'appuie sur ces événements, qui pourraient en eux-mêmes servir de parfait contexte à un roman. Mais, il choisit ensuite de s'en écarter pour proposer une histoire bien différente : la plongée mouvementée de deux Kanaks dans le Paris des années 1930.

Et je dois dire que, malgré la tension du départ inopiné de Minoé, malgré la situation dégradante et violente dans laquelle ils se trouvent, malgré le mépris dont ils font l'objet, la course-poursuite de Gucéné et Badimoin dans la capitale, tour à tour chasseurs, puis proies, et cela bascule plusieurs fois, est assez amusant, dans le décalage qui se crée entre les Kanaks et la grande ville européenne.

Si la façon de considérer les civilisations colonisées comme inférieures, et même pire, est insupportable, il est pourtant incontestable que les différences entre France et Nouvelle-Calédonie en 1931 sont très importantes. L'une est urbaine, moderne, technologique, quand l'autre ignore tout cela dans son quotidien.

Et; puisque j'évoquais les philosophes des Lumières, en introduction, il y a quelque chose des "Lettres Persanes", dans "Cannibale", dans la confrontation de ces deux modes de vie aux antipodes (sans jeu de mots) l'un de l'autre et dans l'ébahissement, mais aussi le regard critique qu'il suscite chez les visiteurs.

On sourit même lorsque Gocéné doit convaincre son ami de descendre dans le métro, alors qu'une vieille superstition paralyse Badimoin, qui ne veut pas pénétrer dans une grotte. Daeninckx joue avec ces différences culturelles évidemment forte, mais sans les graduer, sans affirmer que l'une ou l'autre est supérieure, et voilà toute la différence.

Surtout, il relie, comme il le fera plus tard pour la Corse, dans "Têtes de Maures", des événements passés et contemporains, avec, en ligne de mire cette question jamais cicatrisée, jamais réglée, de la colonisation (les débats autour d'un "fameux" article de loi en ont été la preuve). Entre l'infamie des zoos humains et les révoltes sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie, moins de 60 ans.

A peine plus de deux générations, des personnes, comme Gocéné, qui ont pu connaître les deux événements. Accélération de l'histoire, pourrait-on dire... Et des situations qui n'ont peut-être pas forcément énormément changer, au final. Et je ne parle que des situations institutionnelles, parce que si on entre dans les questions de regard et de mentalités, on n'en sort pas...

Le talent de Daeninckx, c'est de dédramatiser la situation, au moins dans la partie centrale de son roman, sans jamais perdre de vue la question centrale de son raisonnement, ni faire perdre de sa force à sa colère et à sa répulsion. C'est de nous offrir un véritable roman d'aventures en milieu urbain, tout en faisant passer un message fort. L'engagement politique de Didier Daeninckx est bien connu, mais il a aussi cette grande qualité, du moins, je le crois, de savoir fédérer bien au-delà des clivages traditionnels.

Mais, endossant le rôle de moraliste, Didier Daeninckx doit aussi élaborer un dénouement qui puisse être une morale à son histoire. Là encore, il parvient sans occulter le drame, sans aseptiser le malheur et les douleurs, à proposer une fin pleine d'humanisme et d'intelligence. Au milieu de l'intolérance et des préjugés monstrueux, il fait germer une petite pousse de tolérance qui ne demande qu'à grandir.

Gocéné est un magnifique personnage. On le voit jeune et intrépide, amoureux transi prêt à tout pour sa Dulcinée et pour respecter le pacte scellé avant son départ en métropole. Près à braver bien des dangers, plus encore parce qu'on ne le considérera pas comme un être humain lorsqu'on essaiera de le rattraper pour le remettre en cage. Tous les moyens seront permis.

Et puis, on le retrouve bien après, devenu sage, partageant son expérience avec ces jeunes révoltés qui ont monté les barricades et défient des autorités qu'ils ne reconnaissent plus. Lui n'a jamais eu recours à cette violence qui menace d'exploser (et, hélas, explosera) sur son sol natal. Il l'a subie, en a été victime et il en connaît mieux que quiconque les terribles conséquences.

Son message est bien différent parce qu'il n'enferme personne dans sa culture, ses origines, sa couleur peau. Il met tout le monde sur un pied d'égalité, prône le partage et la connaissance de l'autre, pour mieux le respecter. Ces "accidents de l'Histoire", il les voit comme une nécessité pour avancer sur la bonne voie, mais le chemin est sans doute long avant de parvenir à cette harmonie souhaitée.

Je pourrais encore évoquer Fofana, croisé au cours de leur périple, et le rôle assignée par une société aux rares personnes de couleur présentes en métropole. Autre preuve que les choses évoluent sans doute, mais avec une lenteur parfois désespérante... Mais il faut aussi vous laisser découvrir tous les coins et recoins de ce récit qui dénonce nombre de préjugés qui n'ont cessé de se reproduire depuis.

J'ai évoqué pour ouvrir ce billet l'exposition de Brett Railey, qui a fait beaucoup couler d'encre et susciter bien des commentaires sur les réseaux sociaux depuis un mois. L'art contemporain a choisi la voie de la provocation permanente, Montrer pour faire prendre conscience, ce n'est pas neuf. Reproduire pour dénoncer, cela fonctionne au cinéma, en documentaire, mais de cette façon ? Je ne suis certainement pas le mieux placé pour en juger, moi qui aurais été du bon coté des grilles...



lundi 15 décembre 2014

"Ne suis-je pas devenue sans le vouloir le symbole d'un monde que vous haïssez ?"

500e billet, déjà ! Voilà une belle bibliothèque, éclectique et subjective, qui va s'enrichir d'un nouveau titre, ce soir. Un voyage en pleine Révolution à la rencontre de deux personnages aux rôles bien particuliers dans cette période. Deux aristocrates, à la fois proches et lointains, liés et inconciliables. Sous la plume d'Alexandra de Broca, la relation entre la Princesse de Lamballe et Philippe d'Orléans, qui deviendra bientôt Philippe Egalité, devient un parfait sujet de roman historique, en particulier en raison du moment choisi pour installer cette histoire et du mode de narration utilisé. Avec "Monsieur mon amour" (publié chez Albin Michel), l'auteur de "la Princesse effacée", renoue avec le roman épistolaire et offre le portrait de ces deux personnalités, mais aussi, en creux, celui d'un couple royal complètement dépassé par les événements...



Le 10 août 1792, Paris se soulève. La foule, armée, s'emparent des Tuileries, des massacres se déroulent dans la capitale, mais la famille Royale, qui est assignée à résidence dans son palais depuis sa tentative de fuite, mise en échec du côté de Varennes, l'année précédente, est épargnée. La Terreur commence.

Trois jours après ces événements, on transfère Louis XVI, Marie-Antoinette et leurs enfants à la prison du Temple. Parmi ceux qui les accompagnent dans cette détention, Marie-Thérèse de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe. La plus proche amie de la Reine, depuis son arrivée en France. Mais, elle ne va pas rester longtemps à leurs côtés.

Le 19 août, tous ceux qui n'appartiennent pas à la famille royale sont arrêtés. Le Roi est suspendu de ses fonctions, il est un citoyen comme les autres, il n'a besoin de personne pour le servir. La Princesse de Lamballe est alors emmenée à la prison de la Force. Elle y passera les deux dernières semaines de sa vie, enfermée dans la même pièce de Mme de Tourzel et sa fille Pauline.

Là, pour passer le temps, mais aussi pour plaider sa cause, elle se met à écrire. Une correspondance qu'elle adresse à une personne bien particulière : Philippe d'Orléans. Prince de sang, descendant direct de Louis XIII, élu de la noblesse aux Etats Généraux mais rallié ensuite au Tiers-Etat, il est un opposant affiché de son lointain cousin Louis XVI.

Et, dans la position difficile où elle se trouve, la Princesse sait que son sort peut dépendre de l'influence de cet homme qu'elle connaît bien. Mieux que cela, cet homme dont elle est secrètement éprise, de longue date. Renouant avec lui, qu'elle n'a plus vu depuis longtemps, l'appelant "Monsieur mon amour", elle va alors se raconter, retracer leur relation, faite d'ambiguïté, de séduction, de malentendus, aussi.

Elle raconte comment, jeune princesse piémontaise, elle a quitté Turin et sa famille pour épouser un autre prince de sang, le prince de Lamballe, un libertin et un homme violent qui va la maltraiter. La traiter comme une moins que rien jusqu'à ce que la maladie l'emporte. Elle en conservera une grande introversion, une méfiance des hommes et une chasteté sans faille, malgré ce que les libelles raconteront.

Elle raconte sa complicité amicale avec son beau-père le Duc de Penthièvre, désespéré par le comportement indigne de son fils et qui aidera de son mieux jusqu'au bout sa bru. Elle raconte sa rencontre avec Philippe d'Orléans, son beau-frère, puisqu'il a épousé la soeur du prince de Lamballe, Marie-Adélaïde, qu'elle ne trahira que dans cette correspondance secrète, malgré l'amour qui la consume pour cet autre grand séducteur qu'est Philippe.

Elle raconte enfin son amitié avec la Reine, faite d'intimité, c'est vrai, mais aussi de période de disgrâce qu'elle vivra très mal, quand la Polignac, si différente d'elle, prendra sa place auprès de Marie-Antoinette et encouragera tous ses mauvais penchants, avant de fuir, assez lâchement, dès que la situation du pays s'envenimera.

Elle raconte énormément de choses dans ces lettres qu'elle envoie quotidiennement, du jour de son arrivée à la prison de la force, le 19 août, jusqu'au début du mois de septembre, quand on l'extraira de sa cellule pour un jugement sommaire et une fin épouvantable, que la légende, qui s'est emparée de l'événement, a largement accentuée.

Elle s'y livre, comme elle ne l'a jamais fait auparavant, car elle n'était pas en position de le faire. Mais elle y évoque aussi la vie et l'étiquette à Versailles, de son arrivée à Paris, à 18 ans, pour se marier, jusqu'à la chute de la monarchie. Une étiquette dans laquelle elle se sentait déjà enfermée, prisonnière, comme elle l'est dans sa chambre de la prison de la Force.

Une étiquette qui va aussi étouffer la jeune Marie-Antoinette, qui aspirait à autre chose en devenant Reine de France, et va déchanter. L'ennui. Voilà l'ennemi de la Reine, ce qui va la pousser à enfreindre bien des règles, à commettre des erreurs et faire le lit des reproches, des critiques violentes, mais aussi des rumeurs et des calomnies qui la viseront jusqu'à son exécution.

Des libelles et des pamphlets derrière lesquels, pour beaucoup, on trouvera la main de Philippe d'Orléans. C'est également ce qui rend ce personnage de la princesse de Lamballe très intéressant : elle est le lien direct entre deux personnages puissants qui sont irrémédiablement ennemis. Amie intime de l'une, amoureuse de l'autre, elle va s'oublier et faire passer ses fonctions avant sa propre vie.

Ecartelée, pardon si le mot semble malheureux, mais c'est tout de même ce qu'il ressort de cette lecture, entre la Reine, qu'elle adore, malgré ses défauts, et qu'elle aimerait aider car elle pense qu'elle vaut mieux que cette enfant gâtée, joueuse et un peu trop libre et détachée du sort de ses sujets, et son beau-frère, seul homme qui pourrait lui faire renoncer à la chasteté qu'elle s'impose depuis son veuvage.

Enfermée, comprenant instinctivement qu'elle a peut de chance de sortir indemne de la situation dans laquelle elle se trouve, elle quitte enfin ce costume trop étroit dans lequel elle a vécu pendant pratiquement un quart de siècle. Et, sans jamais renier sa reine, elle fait quelques pas vers les idées révolutionnaires de l'homme de ses rêves.

Pour elle, la question du peuple est centrale. Dans ces lettres, elle évoque son inquiétude, mais aussi sa foi en la monarchie pour améliorer la situation du peuple. Comme sa foi en Dieu, sa confiance en Louis XVI est inébranlable, mais elle a conscience de l'inconscience des problèmes réels des Français de la part de ceux qui fréquentent la Cour, simplement pour l'amusement ou la volonté de plaire aux puissants.

A cet égard, elle est encore en phase avec Orléans, puisqu'il y a longtemps que celui-ci s'est éloignée de la Cour et qu'il tire à boulets rouges sur le Roi, la Reine et leur aréopage de courtisans, prêts à tout pour quelques attentions, pour être considéré par le pouvoir de droit divin et d'en obtenir quelque chose, pas forcément matériel, d'ailleurs.

Rebelle, la princesse de Lamballe ? N'exagérons pas. A l'image de cette phrase, tirée du roman et qui sert de titre à ce billet, elle reste et va rester une incarnation de cet ancien régime que veulent abattre les partisans de la Révolution. La fin du livre, dans le dernier chapitre, qui commence par la dernière lettre de la princesse et se poursuit par un récit factuel, montre à quel point, en ces temps troublés, le sort d'une personne pouvait se jouer à très peu de choses...

On peut d'ailleurs se demander quelle part de subjectivité, de mise en scène, d'hypocrisie, même, il peut y avoir dans les lettres de la princesse, qui joue sa vie. Est-elle prête à dire tout, y compris laisser penser qu'elle est en accord avec les idées de son hypothétique sauveur pour sauver sa vie, essayer de le séduire, lui révéler ce qu'elle ne lui a jamais dit ? Je me suis posé la question...

Précisons une chose importante : quand je parle de roman historique, c'est vraiment un point important. En effet, rien n'indique que cette correspondance ait pu exister, l'idée de faire écrire à la princesse de Lamballe cette série de lettres à Philippe d'Orléans, tout comme le sentiment qu'elle y révèle, tout cela relève de l'imaginaire.

Dans une note annexe, placée en fin d'ouvrage, Alexandra de Broca donne quelques pistes de lectures, quelques clés pour comprendre sa démarche de romancière dans la conception de ce livre. Le possible, le vraisemblable, le crédible, on le sait, sont des voies royales pour les auteurs de fiction qui, même lorsqu'ils mettent en scène des personnages et des événements réels, peuvent s'engouffrer dans les blancs ou les zones d'ombre.

Ici, le choix de la romancière est multiple : raconter des personnages, donner une vision basée sur leurs biographies, mais forcément subjective, dessiner également le contexte dans lequel ils évoluent, et, en l'occurrence, difficile de ne pas voir à quel point il est crucial, et, sans tomber dans le manichéisme, de montrer les torts des uns et des autres, mais aussi la folie qui s'est emparée d'un pays laisser à la dérive par un pouvoir absent, sans doute déjà depuis le règne précédent.

Signe fort, qui ne doit pas être si anodin que ça : des personnages qu'on rencontre au cours de cette histoire, les quatre protagonistes centraux, la princesse, Orléans, mais aussi Marie-Antoinette et Louis XVI, sont les seuls à avoir perdu la vie au cours de la Terreur. Comme si leurs destins étaient inextricablement lié, jusque dans leur fin.

Je n'entrerai pas ici sur les éternels débats autour de la Révolution et de la façon dont on la fait. Les points de vue seront sans doute irréconciliables jusqu'à la nuit des temps... Alexandra de Broca se penche sur le destin de cette femme qui est venue pleine d'allant à Versailles, a vite déchanté, a tenu un rang trop lourd pour elle, mais a vécu pour et par ce statut, autant que par amitié pour la Reine. Cela méritait-il d'être massacrée ?

Un dernier mot sur le mode de narration. C'est vrai que, épisodiquement, le roman épistolaire fait son retour, par vague, par mode. En ce qui concerne "Monsieur mon amour", ce choix est étroitement lié à l'histoire elle-même, on voit mal comment la raconter autrement. Artifice de narration ? Parfois, mais, l'urgence dans laquelle se trouve la princesse, qui ignore combien de temps il lui reste, si ses lettres sont lues, si Orléans agit en sa faveur... tout cela se ressent.

Et puis, il y a un autre élément amusant auquel Alexandra de Broca a bien dû penser avant et pendant l'écriture de son roman. Oh, on est dans l'anecdotique, véritablement, et pourtant, c'est aussi intéressant et, je trouve, pertinent de le relever. Orléans avait un secrétaire, que la princesse n'appréciait pas du tout, elle le fait remarquer à une ou deux reprises. Et ce secrétaire s'appelait... Choderlos de Laclos.

"Monsieur mon amour" est un roman ancré dans l'Histoire. Il la regarde, la travaille, la raconte,  aussi, même si le point de vue sera forcément critiqué par certains, jugé un peu trop favorable, peut-être, à la princesse. Débat sans fin, je l'ai dit. Prenons-le pour ce qu'il est : un roman, avec tout ce que cela implique de subjectivité.

Alexandra de Broca ne revendique d'ailleurs rien d'autre : elle explique bien ne pas faire oeuvre d'historienne, même si elle n'ignore pas quel matériau elle a en main, mais bien écrire une fiction dans laquelle elle met en scène des personnages historiques. La tension naît toute seule, puisque, contrairement à la narratrice, nous connaissons le dénouement d'entrée...

mercredi 10 décembre 2014

"Une bande de forcenés pourchasse mon âme... " (Livres des Psaumes, 86:14).

Un premier roman, ce soir, qu nous emmène dans un univers étrange qui ressemble beaucoup à notre monde occidental sans vraiment l'être, où l'image, celle qu'on voit, celle qu'on renvoie, devient une preuve à charge, le feu à l'origine de la fumée du fameux adage. Oh, rien de nouveau sous le soleil, c'est vrai, mais l'émergence d'internet a redonné du dynamisme à un vieux sport national : la calomnie et la délation... Dans "Un homme effacé" (désormais disponible en poche chez Folio), Alexandre Postel, écrivain trentenaire, met en scène un homme discret, timide, introverti, qui va se retrouver embarqué dans une aventure kafkaïenne, embarqué malgré lui dans une descente aux enfers qui va le plonger dans un doute existentiel, si, si le mot n'est pas trop fort. C'est acide, avec une tonalité très ironique, ça se lit tout seul et ça nous apprend qu'il faut toujours tourner une image 7 fois devant ses yeux avant de parler...




Damien North est professeur de philosophie dans une université de province qui n'a dû sa survie qu'au don d'un héritage. A 45 ans, il a un physique passe-partout, une calvitie qui s'étend et c'est le genre de bonhomme qu'en dehors de son amphithéâtre, on croise sans véritablement le voir. Peu d'amis, peu de relation sur son lieu de travail comme en dehors, depuis la mort de sa compagne près de 15 ans plus tôt...

Un jour, alors qu'il essaye de se connecter à sa messagerie professionnelle depuis chez lui, un message d'erreur apparaît. Damien n'est pas franchement calé en informatique, alors, il fait appel aux services techniques pour lui venir en aide. Le problème est réglé, même si la conversation, semble-t-il, se termine sur une certaine gêne, de l'autre côté de la ligne.

Bientôt, Damien reçoit chez lui une visite à domicile bien désagréable : deux policiers qui viennent l'embarquer et saisir son ordinateur. Le voilà en garde à vue. La raison ? Lors de l'examen de son ordinateur pour réparer la panne de connexion, on a découvert des images pédopornographiques. Plusieurs centaines de photos d'enfants, parfois très jeunes...

La machine s'emballe. Le doux et lunaire professeur de philosophie, spécialiste de l'optique dans l'oeuvre de Descartes, devient l'objet de toutes les rumeurs, allégations, accusations, relayées par la presse locale, en verve, et reçues comme telles par le public, qu'il s'agisse de ses voisins, de ses étudiants, de sa famille, même.

Tout l'accable : aucun virus, aucun cheval de Troie n'a été trouvé sur son ordinateur, il n'y a aucun doute pour personne, c'est Damien North qui a téléchargé les images incriminées. Lui est dépassé, ne sait plus à qui se vouer. Son frère le lâche quand on parle de sa fille qui a passé quelques jours chez Damien, un an plus tôt, l'avocat qu'il contacte aussi...

Finalement, c'est un ténor du barreau qui vient le voir pour lui proposer de le défendre. Enfin, "défendre", le mot est peut-être un peu fort, parce que sa stratégie, c'est de plaider coupable. Reconnaître qu'il est bien un pervers pour s'assurer une peine moins lourde que s'il nie les évidences. Largué, dépassé, Damien acquiesce, accepte, gobe tout et joue le jeu devant un tribunal qui réclamerait presque sa tête.

A un détail près. Oh, trois fois rien. Damien est innocent. En tout cas, il l'affirme et, à aucun moment, le lecteur n'a d'élément pouvant dire qu'il l'est. En fait, c'est même le postulat de départ : quelle que soit la manière dont ces photos sordides sont arrivées sur son disque dur, ce n'est pas lui qui les a téléchargées. Mais, son innocence, tout le monde s'en fout, même celui qui devrait la plaider.

Et la descente aux enfers commence. Personne ne va chercher plus loin que le "il n'y a pas de fumée sans feu", qui fleurit sous toutes les lèvres bien intentionnées dans ce genre d'affaire. Damien a marqué "COUPABLE" ou "PERVERS" sur le front, à l'encre indélébile. Pour l'administration pénitentiaire, passe encore, mais pour les experts qui se chargent de lui, il a le profil...

Le côôôôchemar ne fait que commencer, comme dirait la voix-off des "Envahisseurs". Même s'il est reconnu innocent, comment pourra-t-il effacer cette réputation qu'on lui a faite, bien malgré lui. Pourra-t-il être véritablement blanchi, puisque c'est le mot qu'on utilise... La vie de Damien North a basculé. Désormais, cet homme effacé focalise les regards. Et va devoir apprendre à vivre avec.

En écrivant ce résumé, à plusieurs reprises, j'ai failli écrire le mot "tache". Mais, j'avais peur de trop rapprocher le roman d'Alexandre Postel de celui de Philip Roth. Ce serait injustifié, parce que, si les points de départ sont proches, un universitaire respectable doit se défendre face à de terribles accusations, le propos des deux romans diffère largement. Et je pense que ce ne serait pas rendre service à Postel, pour son premier roman, de jouer au jeu des comparaisons.

Intéressons-nous essentiellement au premier point, pour vous montrer que le roman d'Alexandre Postel n'est pas un ersatz de celui de Philip Roth. Rien que sa tonalité générale l'indique. Postel a choisi un mode presque de fable, un ton d'une ironie mordante qui regarde ce pauvre Damien se débattre au milieu des accusations comme on regarderait une mouche prise au piège dans un verre.

La distance prise par le narrateur, et malgré le drame qui est décrit, est à la satire. Par exemple, je l'évoquais plus haut, les tests que passe Damien North pendant son incarcération, tests soi-disant révolutionnaires, imposés par une politique de répression reposant avant tout sur l'image plus que sur les actes, déconnent à fond.

Chaque action, chaque réaction des cobayes, à commencer par North, sont interprétées de façon à aller dans le sens de la perversion. Après tout, s'ils sont là, ce n'est pas pour rien, c'est forcément dû à ce qu'ils ont fait ! Une logique d'escalier qui fait une victime : la vérité. Ou deux, avec la morale, aussi. Mais bon, on n'est pas à ça près, quand il faut des résultats, et vite.

Alexandre Postel égratigne à tout-va dans son roman, critiquant les bons sentiments, la dictature de l'émotion, l'immédiateté réclamée à tort et à travers pour toute et n'importe quelle situation, la fâcheuse tendance à regarder son voisin pour surveiller tous ses travers, à lancer la rumeur, voir à crier haro sur le baudet...

Et puis, il y a cette fabuleuse hypocrisie qui habite notre société contemporaine. Appelons ça bien-pensance, politiquement correct ou simplement, bonne conscience, tout cela s'unit pour faire de la vie d'un homme ordinaire un enfer. Les "bonnes âmes" ne répondent pas au moment où on aurait besoin d'elles, tout au contraire.

La perversité de relations sociales exemptes de désintérêt est l'un des moteurs qui met en branle un terrible engrenage. Au point que Damien lui-même, marchant sur un fil, entre folie et raison, pourrait bien finir par croire ce qu'on dit de lui... Croire qu'il est un monstre, accepter l'évidence que tous lui impose, l'image de lui-même que lui renvoie le miroir déformant de l'opinion.

Damien North est un homme effacé, comme l'indique le titre. Un homme qui ne se mêle pas de la vie des autres, garde ses distances, ne milite pas, fait son job, rentre chez lui, jardine, mène une existence sans relief particulier... Il ne s'est jamais remis de la mort de sa compagne, une artiste plus âgée que lui qui, elle aussi, à sa façon, à souffert de cette obsession de l'image.

Je n'ai pas choisi la phrase du titre par hasard. Une phrase biblique, citée dans le roman, et qui correspond parfaitement à la sensation de Damien North. Mais, il est intéressant de remettre ce morceau de phrase dans son contexte : "Ô Dieu ! Des orgueilleux ont surgi contre moi, une bande de forcenés pourchasse mon âme, point de place pour toi devant eux".

L'image... L'image est la nouvelle divinité qu'on adore, devant laquelle on se prosterne. Plus que jamais, le veau d'or est toujours debout et exerce son pouvoir de fascination incontrôlable à travers nos écrans. Ceux de nos télés, nos ordinateurs, nos smartphones, nos tablettes... A la maison, au boulot, dans la rue, le métro, au cinéma, partout... Le panthéisme moderne est celui de l'image, la foi en elle est aveugle.

A défaut d'être heureux, le train-train de Damien North est serein jusqu'à ce que tout s'accélère et le précipite dans un tourbillon où il ne contrôle plus rien. J'ai évoqué Kafka, même si, là encore, le ton dont use Alexandre Postel est bien différent, parce qu'il y a dans le lien entre l'inexorabilité de ce qui arrive à Damien et sa passivité éberluée, quelque chose qui rappelle "le Procès".

Pas de révolte, pas de colère, chez Damien North. Juste laisser les choses passer, comme le courant entraîne vers la mer.Le fatalisme de cet homme, qui n'a rien d'un monstre, qui n'a rien d'un criminel, sans tomber dans l'excès inverse de l'image, celui de la gueule de l'emploi, est assez terrifiant. Et nous, comment réagirions-nous dans une telle situation ?

Comment aurait réagi Alex North, le grand-père de Damien, héros d'une guerre passée, incarnation d'une résistance restée dans l'Histoire et personnage à l'image immaculée, glorifiée, statufiée, "piédestalisée", si je puis dire... Quand Alex North a droit à une hagiographie permanente, son petit-fils est voué aux gémonies. Mais que les apparences peuvent être trompeuses !

En choisissant d'ancrer son histoire dans la ville de L***, dans un pays et une époque indéfinis, en donnant des indices rappelant la France aussi bien que les Etats-Unis, on comprend bien qu'on n'est pas dans un phénomène national, mais dans quelque chose qui frappe le monde occidental. Et l'impression d'avoir lu une fable se confirme quand le roman se termine sur une espèce de morale. Que je vous laisserai découvrir, bien sûr.

Toutefois, c'est vraiment la notion d'image qui est au coeur de cette histoire. L'image, et la façon dont on l'interprète, car l'image seule ne suffit pas toujours à faire et défaire les réputations. Mais son omniprésence dans nos vies actuelles, à travers les médias, renforcés par cet outil magique (magie blanche... ou noire) qu'est internet nous met à la merci de la vindicte populaire.

Comment ne pas songer à des affaires qui ont défrayé la chronique, comme Outreau, par exemple, où l'image a suffit à fabriquer des coupables, puis, une fois le scandale lancé, à oublier qu'il y avait bel et bien de véritables monstres dans cette affaire... ? Avec de magnifiques retournements de vestes mais aussi une méfiance intarissable, phénomènes qu'on retrouve également dans "Un homme effacé".

L'image est partout dans ce roman, de celles que l'on trouve sur l'ordinateur de Damien, à celle qui apparaissent lors des tests, les oeuvres de la défunte compagne du professeur, celles du grand-père, entrées dans l'imaginaire collectif, et d'autres encore, dans la dernière partie du livre, qui vont mener au dénouement.

Ce qu'est Damien North, son image même, ce qu'il perçoit de lui-même comme ce qu'il renvoie aux autres, tout cela n'est qu'un terrible malentendu. Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Damien lui-même, dans un passage-charnière du livre. Héros malgré lui, négatif ou positif, le raisonnement reste le même, lui ne rêve qu'à une douillette neutralité, une transparence bienheureuse...

Je me suis presque surpris à dévorer ce livre, à vouloir savoir ce que le sort, ou pire, la mesquinerie humaine, réservait à Damien. Oh, je ne suis pas meilleur que les autres, les indignations à l'emporte-pièce, les décisions trop rapidement prises, les choix faits selon des critères déformés, on en a tous fait. Je n'échappe pas à la règle. Mais prendre un peu de recul est parfois une bonne chose.

Combien d'exemples on peut citer de cabales qui s'enflamment comme une traînée de poudre via les réseaux sociaux, de débats qui partent en vrille, de rumeurs et de réputations faites à tort, qui laissent des traces plus difficiles à effacer que des tatouages au texte périmé. Et, parallèlement, on voit le nombre de demandes d'application du droit à l'oubli s'envoler...

Oui, l'image est importante, mais c'est aussi un concept à manipuler avec précaution, comme un explosif très instable qui pourrait nous sauter à la figure à chaque instant. Se sevrer complètement d'images n'est sans doute pas souhaitable, mais restreindre drastiquement la dose ne pourrait pas nous faire de mal. Et, à défaut, apprendre des clés de décryptage, et une dose de patience...

Falot en début de roman, Damien North, dans sa quête de la discrétion et de l'anonymat, même si elle n'est pas effrénée, même s'il espère juste la reprise du court naturel des choses, devient un parfait antihéros. En ne perdant jamais de vue que la limite entre le statut de monstre et le statut de victime est une frontière très, très mince.

dimanche 7 décembre 2014

"N'avoue jamais, mon ami. Si tu avoues, ils te gardent pour toujours".

Voici un roman qui dormait gentiment dans une pile (j'aime bien les piles...) jusqu'à ce que son adaptation au cinéma me donne envie de le lire. Sans avoir vu le film, ni avant, ni depuis la lecture, je le précise. Un roman assez étrange, à la fois dans la continuité de ce que fait son auteur depuis plusieurs années, mais qui détonne et dénote par son atmosphère curieuse, j'y reviendrai, mais je ne veux pas dévoiler toutes mes batteries dans ce préambule. Avec "Un homme très recherché", publié en 2008, disponible au Seuil en grand format mais aussi en poche, chez Points, John Le Carré poursuivait sa critique de cet ordre mondial qu'il déteste et qu'il avait commencé à dénoncer dans "la constance du jardinier", en particulier. Lui, l'ancien espion, n'aime pas les libertés que prennent les vainqueurs de la guerre froide avec les idéaux qu'il a défendus...




Qui est donc Issa ? Arrivé sans crier gare à Hambourg un beau jour, il a été recueilli par une mère et son fils boxeur, de nationalité turque. Si Leila, la mère, traite le jeune homme avec tous les égards que lui impose l'Islam, en termes de charité et d'aide à un autre croyant, Melik, le fils, en a vite assez de ce mystérieux garçon qui se comporte chez lui comme un coq en pâte.

Mais qui est donc Issa ? Peut-on croire le récit rocambolesque de ses origines et son périple fou depuis la Tchétchénie, où il affirme être né, d'une femme Tchètchène et d'un général russe ? Faut-il donner crédit à son parcours depuis les geôles turques jusqu'au nord de l'Allemagne, via la Suède et le Danemark via une filière qui sent (pas) bon le trafic humain ?

Que penser de son discours sommaire, expliquant qu'il veut devenir médecin et repartir ensuite soigner les gens en Tchétchénie alors que rien n'indique que ce jeune homme d'une vingtaine d'années ait le bagage pour y parvenir ? Enfin, que croire, lorsqu'il affirme avoir hérité de son père biologique une fortune qui dort dans un coffre, ici, à Hambourg ?

Si Leila ne semble même pas se poser ces questions, Melik, lui, a clairement des doutes. Pourtant, ce drôle de bonhomme, son allure décharnée, ses souffrances manifestes, mais aussi une fouille indiscrète, une nuit, ont mis le doute au boxeur. Une autre personne, elle, ne va pas se poser autant de questions, en tout cas, et apporter son aide et son savoir-faire à Issa.

Elle s'appelle Annabel Richter et elle est avocate. Elle travaille pour une ONG qui prend en charge les migrants et essaye de trouver des solutions, tant pour l'hébergement que les démarches administratives. Cet OVNI d'Issa, quoi qu'elle puisse penser de son étrange discours, ne fait que renforcer ses convictions.

Alors, pour lui, elle prend contact avec la banque dans laquelle dormirait depuis un bail la fortune du père d'Issa, si tant est que tout cela existe, le père, l'argent, le coffre, etc. Or, la banque, elle existe bien. Mais, il ne s'agit pas d'une succursale d'un grand groupe bancaire transnational et tentaculaire. Non, c'est une petite banque familiale, installée à Hambourg mais tenue par une famille anglaise.

Désormais, c'est un homme désabusé, proche de la soixantaine et qui se verrait bien vendre tout ça pour couler enfin des jours tranquilles, Tommy Brue, qui dirige cette banque, dans une situation bien précaire. Tommy est le fils du fondateur de la banque, dont tout le monde a abrégé au fil des ans le nom pour ne garder que ce "Frère" mensonger, car il n'y a jamais eu de frère...

Et, lorsque Tommy rencontre Annabel, un rendez-vous discret, pour ne pas dire quasiment clandestin, ce qu'il entend le glace. Le renvoie au temps de son père. Au temps des relations d'affaires un peu louches que celui-ci avait nouées au fil des ans. Le compte auquel prétend Issa est un de ces comptes "spéciaux" dont Tommy aurait voulu ne plus jamais entendre parler...

Malaise ? Oui, mais pas seulement... Se forme alors un étrange triangle, Issa, Annabel, Tommy, dont les destins, vont se croiser, se compléter et se sceller. Ah, avec le mot triangle, je vois une lueur dans votre oeil s'imaginer... un tas de choses... Oui, je l'emploie à dessein, ce mot, mais pas comme vous l'entendez, bande de coquins !

Entre eux, vont se tisser des relations ambiguës, pleines de non-dits, d'interrogations personnelles, en tout cas pour ce qui concerne Annabel et Tommy. Car, Issa, lui reste imperturbable, laconique, changeant, calme et presque poète à un moment, colérique et désespéré à un autre... Un vrai personnage de roman russe...

Mais surtout, comme les autres personnages, d'ailleurs, le lecteur s'interroge constamment sur qui est véritablement Issa. Issa, le nom arabe de Jésus, ce qui n'est pas sans ajouter au trouble par moment... Un prophète ? Un messie ? Ou un affabulateur ? Pire encore... Peu importe, ce garçon dont les paroles et la personnalités semblent tellement en décalage, qui paraît ne pas avoir une pratique et une connaissance de l'Islam très approfondies, assène ses vérités, son histoire, sans jamais dévier.

Annabel est fascinée par l'énergumène, si fragile, si mystérieux et surtout, susceptible d'être à tout moment arrêté et renvoyé on ne sait où, mais certainement pas dans un lieu où il sera le bienvenu. Tommy, qui se bat déjà avec une situation personnelle assez complexe, voit rejaillir les vieux démons familiaux mais aussi, l'occasion de tourner une page...

Complices malgré eux de cette affaire, ces deux-là, en rupture de ban, en quête d'un idéal ou tout simplement, d'un certain bien-être, se rapprochent tandis que grandit la tension entourant Issa, dont la présence à Hambourg est loin d'être passée inaperçue. Car, ne vous y trompez pas, Issa, Annabel et Tommy, s'ils sont l'élément central de ce roman, sont loin d'en être les seuls protagonistes...

J'entre dans la partie délicate de ce billet, car je n'ai pas envie d'en dire trop sur la suite du roman. Mais, le nom même de John Le Carré vous laisse imaginer qu'on n'est jamais très loin de voir intervenir quelque service secret. C'est le cas, en effet. Mais, je ne vais pas vous raconter l'impitoyable mécanisme que l'auteur britannique a mis en place dans ce roman.

En revanche, je peux évoquer certaines choses, à commencer par cette peur panique du fléau islamiste qui étreint les nations occidentales depuis le 11 septembre 2001. Elle est au coeur du livre et s'incarne dans cet étrange et hirsute bonhomme, Issa, qui cumule les facteurs inquiétants. Parmi toutes les hypothèses citées plus haut, il en manque une : pourrait-il être un terroriste ?

En plaçant son intrigue à Hambourg, John Le Carré n'agit pas par hasard. C'est de là que sont partis les auteurs des attentats new-yorkais. Mais, on est aussi en Allemagne, pays dont les relations avec la Russie d'une part, l'Angleterre de l'autre, mais aussi la Turquie, sont très importantes. Bref, tout est réuni pour une bonne vieille psychose...

Il y a, dans la deuxième partie du livre une réflexion passionnante, et assez flippante, je dois dire, sur la notion de risque. Quel risque est tolérable dans nos sociétés contemporaines, qui ont un peu la trouille de tout, disons-le ? Et comment combattre ce risque, avant que, éventuellement, il ne se matérialise... ?

Avec ce nerf de la guerre qu'est l'argent, encore et toujours, qui circule désormais à la vitesse des signaux virtuels, en quelques clics, instantanément. A-t-on raison d'avoir peur ? Mais comment répondre à ça ??? Il est facile de dire non, c'est une réponse politiquement correcte, sans doute. Le danger existe, c'est vrai.

Mais ce que dénonce John Le Carré est ailleurs. Petite précision avant de poursuivre. J'ai indiqué dans le préambule que "un homme très recherché" était sorti en 2008. Ce n'est pas pour rien : ce roman est une violente charge contre les gouvernements occidentaux, particulièrement anglo-saxons, en place jusqu'à cette époque. Allez, citons-les, l'administration Bush et le cabinet Blair.

Parce que ce sont les méthodes de lutte anti-terroristes qui sont dénoncées par John Le Carré ici. Des méthodes connues, condamnées par l'opinion publique internationale, qui ont suscité des scandales retentissants mais trop vite oubliés... Et qui ont disparu quand les deux chefs d'Etat que je viens de citer ont quitté leurs fonctions.

Or, qui dit que tout cela ne s'est pas poursuivi ensuite ? L'administration Obama, très ferme sur ses questions à son arrivée à la Maison-Blanche, a, par la suite, été beaucoup moins active et transparente... Derrière le roman de Le Carré, ce sont donc les armes que l'on peut utiliser pour lutter contre un adversaire aussi difficile et insidieux que cette menace islamiste... Mais cela donne-t-il tout les droits, y compris celui de bafouer le droit ?

Issa se rend-il compte de l'intérêt qu'il suscite ? Sans doute pas, et de toute façon, rien ne semble vraiment le concerner, à part son ambition de devenir médecin et de récupérer l'argent de son père pour s'en débarrasser au plus vite. En revanche, Annabel et Tommy, eux, vont vite comprendre que cette relation de travail, malgré le côté affectif qui y intervient, est plus dangereuse qu'un convoi de déchets radioactifs.

Ce qui se tisse autour d'eux les dépasse largement. Et rien n'y est clair, rien. Mais, ces sensibilités, qui s'expriment dans ce livre, qu'elles soient plus modérées, ou franchement radicales, ne pourront rien face à l'inéluctable. La morale, l'éthique, le droit, appelez ça comme vous voulez, tout cela ne pèsera pas lourd lorsque frappera l'arbitraire...

Le regard que porte Le Carré sur les pratiques qu'il dénonce est clairement moral, mais pas moraliste. La nuance est importante. Lui-même a dû connaître des coups bien tordus dans sa longue et mouvementée existence. A l'époque où les deux blocs s'affrontaient, personne ne s'embarrassaient vraiment de ces contingences, ce qui n'empêchait pas d'avoir quelques valeurs bien ancrées en soi.

Mais, ce que le maître du roman d'espionnage réalise avec ce roman, c'est faire un pont entre la Guerre Froide et ce nouveau conflit larvé et inédit que d'aucuns appelleraient choc des civilisations, d'autres guerre contre le terrorisme, peu importe le vocable, et qui oppose les nations occidentales à ceux qui ont dévoyé l'Islam pour en faire une idéologie mortifère, aux antipodes de son message, de sa culture ancestrale.

Je ne sais pas si l'on peut vraiment comparer les deux ennemis désignés, communisme hier et islamisme aujourd'hui, et je ne pense pas que Le Carré le fasse. Non, ce qu'il observe, c'est bien la réaction occidentale et ses abus, qu'il dénonce comme il a dénoncé dans "la constance du jardinier" les dérives des conglomérats pharmaceutiques.

Mais, par rapport à cet autre roman, les deux étant, à mes yeux, dans la même lignée, un élément majeur change : le ton employé. "La constance du jardinier" est un roman très noir, dans le fond, comme das la forme. Dans "Un homme très recherché", la forme est autre, presque légère. En fait, on pourrait presque se croire, par moments, dans une comédie romantique. D'où mon allusion au fameux triangle.

Annabel n'est pas Bridget Jones, mais elle est idéaliste, et donc, forcément un peu naïve pas moments. Quant à Tommy, sa mauvaise conscience le taraude depuis si longtemps, la perspective de solder enfin tous ses comptes, dans tous les sens de l'expression, le pousse peut-être à une certaine imprudence ou inattention. Suffisant pour que le piège se referme sur eux.

Mais, avant le terrible dénouement, qui laissera le lecteur dans un déséquilibre terrible et un questionnement sans issue, il va y avoir du badinage, de la séduction, des relations complexes qui vont naître et des interrogations qui vont se former. Comme si l'éternelle alchimie qui relie les hommes et les femmes depuis la nuit des temps, permettaient d'évacuer toutes les tensions, tous les risques.

Les évacuer, mais provisoirement, et certainement pas les effacer. Hélas pour eux trois. Et même pour quelques autres participants à cette intrigue, qui vont voir leurs idéaux rudement mis à l'épreuve. Et leur amour-propre, leur confiance en l'être humain salement écornés. Malgré la tension, malgré le drame qui se noue, toute la première partie du livre se déroule sur un ton assez léger, non dénué d'humour.

Le décalage que crée l'irruption d'Issa dans les vies bien rangées de tous peut parfois prendre des formes presque comiques, l'humour sans illusion de Tommy, digne héritier d'Oscar Wilde, fait mouche et, avant qu'on ne commence à comprendre que rien n'est simple dans cette affaire et qu'un étau va se refermer sur eux, on sourit souvent. Mais pas jusqu'au bout.

Je parle un peu par énigmes, pardonnez-moi, mais je voulais évoquer tous ces aspects et, sans trop en dire sur les faits racontés dans "Un homme très recherché", c'est un peu un exercice de funambule. C'est un roman assez particulier, composite, déroutant, effrayant, aussi, qui laisse la bouche sèche et le dégoût aux lèvres quand on en tourne la dernière page.

En se demandant si, le fameux modèle de civilisation que nous affirmons défendre contre l'ennemi invisible mais, nous dit-on, présent partout autour de nous, à l'affût de la moindre occasion de nuire, nous ne serions pas les premiers à le remettre en cause quand ça nous arrange, pour justifier l'injustifiable. Et pire, ce que l'on condamne dans le camp d'en face...