jeudi 26 juillet 2012

Crash en terre inconnue.


Pardon à Frédéric Lopez d’avoir détourné le titre de son excellente émission. Mais, ce titre s’est imposé de lui-même tout au long de la lecture du récit (eh oui, ce ne sera pas un roman, cette fois !) que je vais vous présenter. Un récit qui va nous emmener loin dans le temps, en 1945, et loin dans l’espace, sur une grande île mystérieuse et bien mal connue : la Nouvelle-Guinée. Le récit d’une aventure humaine incroyable, dont ressortiront des héros comme les Américains savent si bien en consacrer, des découvertes ethnographiques passionnantes, des questions techniques et philosophiques pleines d’intérêt et, au final, une histoire digne d’un scénario hollywoodien. Partons donc à la rencontre des « Disparus de Shangri-La », une enquête minutieuse du journaliste Mitchell Zuckoff (en grand format chez Flammarion).


Couverture Les Disparus de Shangri-La


Le mois de mai 1945 marque la fin de la guerre en Europe, mais pas dans le Pacifique où Américains et Japonais s’affrontent encore férocement, en particulier sur l’île d’Okinawa. Parmi les bases militaires américaines dans la région, une a été installé sur une île aussi grande que méconnue (puisque même les cartes d’Etat-major de l’époque sont fausses ou incomplètes) : la Nouvelle-Guinée. C’est à Hollandia (la Nouvelle-Guinée était une colonie néerlandaise avant la guerre et avant que le Japon la prenne, puis la perde en partie), dans le nord de l’île.

Les troupes qui y sont basées ne sont pas directement engagées dans les combats, mais la surveillance d’une île très difficile d’accès, où des soldats japonais côtoient des indigènes à la réputation de réducteurs de têtes et de cannibales, a de quoi occuper ces soldats. L’un d’entre eux, le colonel Ray T. Elsmore, a profité d’un vol de routine pour découvrir, en 1944, une vallée qui n’apparaissait sur aucune carte jusque-là.

De son cockpit, Elsmore découvre alors des paysages magiques mais surtout, il se rend compte que cette vallée perdue au milieu de nulle part, complètement inaccessible, semble-t-il, est densément peuplé par un peuple indigène visiblement assez nombreux, ayant développé une agriculture remarquable, ayant construit d’étonnants villages… Bref, la découverte, faite complètement par hasard, est exceptionnelle.

Au point que cette « vallée perdue » va devenir en quelques mois un endroit des plus courus… Terme inadéquat, puisque les Américains n’y posent pas le pied mais le survolent de plus en plus régulièrement. Une découverte qui ne laissera pas indifférente la presse américaine, qui enverra des reporters faire le voyage aérien au-dessus de cette mystérieuse vallée… Dans un élan lyrique, l’un de ces reporters lui donnera le nom de Shangri-La, en référence au royaume imaginaire et paradisiaque que décrit James Hilton dans son roman « Horizons perdus ».

Le 13 mai 1945, jour de la fête des mères, mais aussi, jour de prière décrété par le président Truman, avec l’assentiment du Congrès, pour célébrer la victoire alliée en Europe et la capitulation nazie intervenue quelques jours plus tôt.

A Hollandia, la journée s’annonce particulière : le colonel Prossen, pilote émérite et chef de la maintenance sur la base, a décidé d’offrir en récompense à ses subordonnés un survol de Shangri-La, destination mythique qui fait rêver les femmes et les hommes installés sur cette terre à la nature hostile où il faut endurer un confort spartiate et des conditions de travail pas faciles. Une surprise de la part du chef qui met en joie bien des soldats, qui n’ont pas encore eu le loisir, le temps ou le droit d’aller survoler ce lieu dont tout le monde parle.

24 personnes embarquent dans un avion, le Gremlin Special, qui sera piloté par le colonel Prossen en personne. 24 membres de l’US Army, dont 9 officiers, 6 engagés et 9 WACs, comprenez des femmes engagées dans le Women’s Army Corps… L’excitation est grande quand l’avion décolle et tous les passagers essayent de se placer au mieux pour pouvoir profiter de la meilleure vue à travers les hublots.

Parmi ces passagers, la caporale Margaret Hastings, jolie jeune femme, qui s’attend à réaliser un rêve en apercevant les indigènes vivant dans la vallée… Le mythe du bon sauvage a toujours des fans… Margaret, première à monter dans l’avion, s’installe au premier rang, mais se rend compte qu’à cette place, le hublot donne directement sur l’aile. Elle choisit donc une place au fond de l’avion.

Montent aussi Laura Besley, la meilleure amie de Margaret, le commandant Nicholson, qui sera le copilote, les jumeaux McCollom, John et Robert, tous les deux lieutenants et qui ne se sont pratiquement jamais quitté de leur vie, mais qui seront séparés le temps du vol, puisqu’il ne reste plus deux places voisines à leur entrée… John ira au fond de l’appareil, à côté de la caporale Hastings, Robert restera dans un des premiers rangs.

Citons aussi le sergent Kenneth Decker, soldat plutôt introverti et discret, qui a pris quelque temps plus tôt, un sévère râteau de la part de Margaret, et qui fête, en ce 13 mai son 34ème anniversaire ou encore le capitaine Herbert Good, membre de l’état-major du général MacArthur qui, n’ayant rien de particulier à faire ce jour-là, s’est décidé lui aussi à aller voir de plus près la fameuse « vallée perdue ».

Mais, vous l’aurez sans doute compris, ce vol d’agrément, ce cadeau fait à une partie de ses hommes (et femmes) par le colonel Prossen, va connaître un tragique dénouement… Si Shangri-La est restée si longtemps inconnue, c’est d’abord à cause de sa géographie et de sa topographie. On est à l’intérieur des terres, au milieu de hautes montagnes, au milieu d’une jungle, véritable forêt vierge quasiment impossible à traverser, à une altitude élevée, etc. Ajouter à ce terrain délicat, même en avion, une météorologie changeante et incertaine… Peut-être des erreurs de pilotage (qui ne seront jamais retenues par les rapports officiels mais qui affleurent à travers les témoignages des survivants), également…

Avant même d’avoir vu Shangri-La, le Gremlin Special heurte un pan de montagne et d’écrase en pleine forêt… La violence du crash est terrible, seule la queue de l’appareil qui s’est brisée dans le choc, est épargnée par les flammes et les explosions… Seuls 6 des passagers réussissent à sortir de la carcasse détruite : 2 par eux-mêmes, 2 sans doute expulsés dans le choc, 2 sorties de l’épave par leurs camarades… Mais, hélas, seuls 3 de ces soldats vont en fait survivre : Margaret Hastings, qui souffrent de brûlures aux jambes et aux pieds, Ken Decker, qui semble souffrir beaucoup alors qu’il ne montre aucune blessure apparente, et John McCollom, miraculeusement indemne, mais définitivement privé de son jumeau…

Commence alors une période de survie absolument sidérante qui va durer… 47 jours ! Malgré les consignes qui conseillent généralement aux survivants de ne pas s’éloigner de l’épave, les survivants voient bien que s’ils restent là, sous le dôme végétal de la forêt, ils seront définitivement invisible… Ils savent que la zone est régulièrement survolée par les avions américains et que, une fois leur disparition constatée, ces vols devraient encore se multiplier… Alors, malgré les douleurs, les difficultés à marcher, le terrain très difficiles, les 3 survivants parviennent jusqu’à une carrière pas trop éloignée du lieu du crash. De là, ils parviennent à se faire repérer par un des avions envoyés à leur recherche.

Il y a alors 3 jours que le crash a eu lieu et les survivants n’ont pu se nourrir essentiellement que de bonbons trouvés dans la carcasse et de quelques rations d’eau… C’est dire que, en plus du choc et des blessures physiques, l’état général de Margaret et de ses deux compagnons d’infortune n’est guère florissant. Toutefois, l’espoir renaît de voir débarquer, non pas la cavalerie, mais une équipe de récupération qui les ramènera bien vite à la base…

Un espoir de courte durée. D’abord parce qu’ils savent bien qu’il est impossible de se poser dans cette zone de l’île et que, si récupération il y a, elle ne passera pas par-là… Par la terre, soit on remonte vers le nord, avec, au menu, 200km à pied à travers l’épaisse jungle, habitée par des tribus de réducteurs de têtes, soit on se dirige vers le sud, où restent encore installés quelques bataillons japonais…

Et puis, un évènement va tout changer. Presque au moment où l’avion repère les survivants, ceux-ci reçoivent une visite inattendue : des indigènes arrivent dans la clairière, qu’ils ont eux-mêmes défrichée… Des indigènes qui se retrouvent pour la première fois face à des hommes blancs, des êtres venus d’ailleurs qu’ils prennent aussitôt pour des esprits. Redoutant d’abord d’être attaqués par ces êtres à la peau d’ébène, quasiment nus, les Américains vont bientôt apprendre à vivre aux côtés de ces autochtones, dont la civilisation, sans doute millénaire, était encore complètement inconnue…

Reste la question du sauvetage… Les rescapés localisés, reste à trouver comment accéder dans cette zone pour les tirer de là, et au plus vite, tant on craint pour leur santé… Alors, on va s’abord leur envoyer une dizaine de parachutistes, tous d’origine philippine, membre d’un régiment constitué par ces jeunes gens, qui se sont engagés dans l’armée américaine avec bien des difficultés, pour aller défendre leur archipel natal contre l’invasion japonaise. Parmi eux, deux infirmiers qui seront les premiers à sauter, dans des conditions terriblement dangereuses, et, à leur tête, un jeune officier qui ronge son frein à Hollandia en attendant une affectation sur le front qui ne vient pas : le capitaine C. Earl Walter Jr.

La mission est au combien délicate, les paras n’atterrissant qu’à plusieurs dizaines de kilomètres du lieu du crash et donc de l’endroit où se trouvent les rescapés. Ils vont quasiment devoir traverser toute la vallée, de village en village, dans une zone où la guerre entre tribus est permanente… Sacrée expédition avant que la quinzaine d’Américains perdus dans cette vallée perdue se retrouvent enfin.

Mais ce n’est pas tout. Car il va bien falloir trouver comment les tirer de là ! A Hollandia, le colonel Elsmore en tête, on fait travailler les méninges pour élaborer une opération de sauvetage qui s’annonce plus que complexe… En effet, rapidement, les plans de sauvetage par dirigeable, par hydravion, par torpilleur léger, par hélicoptère ou par retour à pied seront écartés… Finalement, on se rabattra sur un appareil qui a connu un rôle aussi important que méconnu tout au long de ce conflit, aussi bien côté allemand que côté allié, mais que les américains n’avaient pas utilisé dans la Pacifique : le planeur.

Il faudra bien de l’entraînement, du travail, de l’huile de coude des échecs qui auraient pu être retentissants pour mettre en place une opération de sauvetage inédite, risquée, sans aucune certitude de réussite, et qui restera probablement comme l’opération de ce genre la plus insolite de tout le conflit mondial… Une véritable prouesse technique et militaire qui permettra enfin de sortir une femme et une quinzaine d’hommes d’un lieu qu’ils ne pensaient sûrement pas voir d’aussi près un jour et auquel ils resteront attachés toute leur vie…

Zuckoff, qui a enquêté longuement, lu tout ce qui est disponible sur le crash de Shangri-La, les témoignages des survivants, les journaux rédigés pendant ces jours auprès des indigènes, par Margaret et par Walter, des archives militaires et privées, des coupures de presse de l’époque et de la riche littérature sur le sujet, nous livre un récit passionnant, poignant, agrémenté de nombreuses photos très touchantes (et, pour une fois, disséminées au cœur du récit, et non rassemblées, comme souvent, dans un cahier central dont on ne sait jamais quoi faire…).

Un récit particulier, car il ne s’agit pas d’une longue errance dans une jungle hostile, mais bel et bien la relation, presque au quotidien, de la rencontre d’Américains pur sucre avec une civilisation oubliée. Entre anecdotes souvent très drôles, difficultés à communiquer et même, plus globalement, à se comprendre, entre moments de souffrance et de doutes, moments d’excitation et de joie, on découvre des personnages rendus attachants par la situation hors norme dans laquelle ils se trouvent. Des survivants et des sauveteurs qui font aussi preuve d’un courage exceptionnel et d’une grande endurance, dans des conditions délicates…

Mais, bien sûr, le plus fascinant, c’est la description de ce monde nouveau qui semble sortir tout droit de notre âge de pierre, une société sans monnaie, sans religion, sans alcool, sans véritable art, mais où la guerre rythme la vie, de génération en génération. Oui, il y a des pratiques cannibales, mais dans des conditions précises, mais les Occidentaux ne se sont sentis en danger que très rarement. Quant au fonctionnement de la société qu’ils ont découverte bien malgré eux, les rescapés comme leurs sauveteurs sont restés bien dubitatifs… Ils ont eu bien du mal à comprendre la hiérarchie, le rôle exact des femmes, certaines coutumes traditionnelles auxquelles on a essayé, apparemment de les initier, etc.

Mais, ils auront aussi ouvert la voie à de nombreuses expéditions ethnographiques qui vont être organisées dès la fin de la guerre et jusqu’à aujourd’hui encore, pour étudier ces peuplades complètement inconnues. Une arrivée massive d’Occidentaux qui laisse songeur : n’aurait-on pas dû laisser ces indigènes à leur civilisation, qui a semblé, malgré sa fascination pour la guerre et sa pauvreté apparente, très bien vivre sans doute depuis des millénaires ? Ou est-ce du devoir de « l’homme blanc » d’inculquer au « bon sauvage » les rudiments de notre société moderne… Vaste débat…

Les témoignages de certains indigènes, enfants à l’époque du crash ou descendants des témoins indigènes de l’accident, viennent enrichir le récit de Zuckoff, c’est certain. Mais, je n’ai pu m’empêcher de penser que tout le cirque qui a suivi le crash n’était peut-être pas indispensable…

Désormais, on accède bien plus aisément à ces lieux où périrent 21 membres de l’US Army un beau jour de mai 1945 et où 3 survivants firent des rencontres et des découvertes qui changèrent à jamais leur existence.

Pardon de ne pas plus vous parler de ces Dani, puisque tel est le nom de ce peuple, mais je n’aurais guère la place ici de vous parler correctement d’eux. Mitchell Zuckoff, en s’appuyant sur des documentaires, des enquêtes ethnologiques et son propre voyage à Shangri-La, effectué en 2010, le fait bien mieux que moi et de façon plus exhaustive. Mais, ayez confiance, au-delà de l’aventure des rescapés, il y a la matière à une découverte digne de celles que nous offre Frédéric Lopez dans son émission « Voyage en terre inconnue ». Certes, dans un contexte bien différent, mais cette visite dans un « autre monde » devrait, j’en suis sûr, vous intéresser autant que moi.

Je le redis, même si je ne peux pas vraiment entrer dans le détail ici, je trouve important d’insister sur le fait que le récit de Zuckoff fourmille d’anecdotes passionnantes, souvent drôles, parfois touchantes, mais très intéressantes pour évaluer l’état d’esprit des Américains présents sur place. On est loin de « Lost » ou de « Koh-Lanta », on parle véritablement ici de survie, en particulier les premiers jours, jusqu’à ce que les premiers parachutages de vivres et de matériels aient lieu. Et le mot survie, ici, n’est certainement pas galvaudé, croyez-moi.

Restera ensuite à ces soldats mis à l’épreuve de façon très originale, puisqu’ils se sont retrouvés totalement coupés d’un monde à feu et à sang qui était leur vie depuis près de 4 années, à gérer la popularité extraordinaire qui découlera de cette aventure pas banale… Le récit de la vie de Hastings, Decker et McCollom après leur « retour à la civilisation » est bouleversant, lui aussi, car leur dignité et leur modestie furent remarquables.

Aucun n’oublia qu’avant tout, cette histoire avait coûté la vie à des hommes, des femmes, des amis, un frère jumeau, et ils surent ne pas tomber dans les excès : aucun ne publia de livre pour raconter son aventure, ils furent content de voir échouer un projet hollywoodien et, jusqu’à leur dernier souffle, se souvinrent des amis, car on peut leur donner ce nom, qu’ils ont rencontré en plein cœur de la Nouvelle-Guinée, grâce ou à cause d’un hasard et d’un destin capricieux, et qu’ils ont laissé derrière eux les larmes aux yeux, malgré les différence et les barrières culturelles.

« Les disparus de Shangri-La », c’est une vraie leçon de vie, une plongée anthropologique dans un monde diamétralement opposé au nôtre, un récit haletant, parfois très tendu mais où percent toujours une histoire amusante, un geste fraternel, une curiosité assouvie sainement et pacifiquement, des relations humaines d’une grande force et, finalement, un sourire.

Le sourire craquant de la caporale Margaret Hastings, rayonnante sur plusieurs clichés aux côtés des indigènes qui ont accueillis ces êtres venus d’ailleurs sans broncher. Un sourire qui me permettra de me souvenir longtemps de cette « WAC » et de ses deux compagnons d’infortune, Ken Decker et John McCollom. J’ai un immense respect pour eux et pour ce qu’ils ont traversé, parce que ça n’a pas dû être évident tous les jours de vivre avec à l’esprit en permanence cette lourde ambiguïté : un drame atroce qui a débouché sur une expérience humaine des plus rares et des plus enrichissantes…


« Paysage d’automne »… avant l’ouragan.


Le polar est un genre universel, sans doute parce que le crime l’est aussi, hélas… Mais, par conséquent, ce genre littéraire est un outil formidable pour découvrir des cultures différentes de la nôtre, des pays lointains, exotiques, des sociétés, des histoires (avec ou sans majuscule), des évènements qui nous sortent de notre quotidien… Et c’est bien le cas avec le roman dont nous allons parler, qui va nous emmener passer « L’automne à Cuba », un polar de Leonardo Padura (en poche chez Points Seuil). Une plongée dans la société cubaine de 1989, à la rencontre d’une génération en voie de perdition.


Couverture L'Automne à Cuba


Ce mois d’octobre 1989 est un tournant dans la vie du lieutenant Mario Conde, le meilleur enquêteur de la criminelle de la Havane. Un tournant, parce que Conde en a ras-le-bol de sa vie de flic et, à l’aube de ses 36 ans, qu’il va fêter dans quelques jours, il voit l’opportunité de quitter ce job dans lequel il ne s’épanouit pas et se lancer enfin dans la seule carrière qui le fait rêver : écrivain, ou poète. Oui, devenir comme Hemingway ou comme Marti, voilà ce à quoi aspire Conde, même s’il a encore bien du mal à mettre cette ambition sur le papier…

L’opportunité, c’est la démission forcée de son supérieur et ami, le major Rangel. Celui-ci, malgré une réputation sans tache et une compétence reconnue, a fait les frais d’une opération anti-corruption qui a « décimé » les services de la police de la capitale cubaine. Rangel s’est rangé aux décisions venues d’en-haut, Conde, lui, ne décolère pas devant l’inconséquence de ses collègues pris la main dans le sac et les conséquences injustes qui en ont découlé.

Alors, c’est fait, il a enfin eu le courage de remettre sa démission, espérant de tout cœur qu’elle sera acceptée sans que cela pose problème. Mais il se trompe… Après trois jours passés uniquement à boire du rhum et à fumer, enfermé chez lui, Conde est convoqué par son nouveau supérieur, un haut gradé mais novice en matière de police. Celui-ci lui met un marché sous le nez, à prendre ou à laisser : il accepte de résoudre une dernière enquête et on lui laissera sa liberté… Sinon, pas question d’accepter sa démission…

Devant cette alternative, et parce que son instinct de flic salive devant le dossier qu’on lui a mis sous les yeux, Conde accepte. A certaines conditions. Des conditions posées par Conde lui-même, auxquelles vont répondre des conditions posées par son nouveau chef. Et, si Conde réclame surtout des marges de manœuvre et le droit de consulter Rangel, de l’autre côté, c’est un ultimatum qui lui est donné : il a 3 jours pour résoudre l’affaire, pas un de plus…

Un ultimatum qui se double d’une autre échéance bien différente : Felix approche dangereusement de Cuba. Felix, c’est un ouragan, comme l’île en voit passer chaque année, de plus ou moins grande puissance. Felix, lui, n’est pas un rigolo : ses vents promettent un enfer aux Cubains…

Ainsi placé sous cette double date butoir, Conde peut s’attaquer à une affaire bien étrange : l’assassinat d’un ancien haut fonctionnaire, revenu à Cuba 11 ans après avoir choisi l’exil. Lors d’un voyage en Union Soviétique, il avait profité d’une escale à Madrid pour filer à la cubaine. Il vit depuis à Miami, avec sa jeune épouse, la torride Miriam, et n’est revenu sur l’île que pour se rendre au chevet de son père malade. Un retour discret rendu possible par l’intervention de la Croix-Rouge.

Seulement, ce séjour qui devait être court s’est terminé de façon impromptue… Quelqu’un a défoncé le crâne de Miguel Forcade Mier. Plus insolite, le meurtrier a castré sa victime avant de le jeter à l’eau, à un endroit où les égouts de la capitale se jettent dans la mer…

Autant de signes qui semblent évoquer une vengeance… Ou un crime passionnel ? Pourtant, à part sa désertion, on ne semble rien pouvoir reprocher à Forcade. Une réputation vierge qui intrigue aussitôt Conde, persuadé que le fonctionnaire n’est pas revenu uniquement pour voir son père, mais qu’il avait un projet en tête, projet qui l’a conduit au tombeau…

Alors, entre deux verres de rhum, Conde et ses adjoints se penchent sur la vie de Miguel Forcade Mier, fonctionnaire apparemment sans histoire, qui, dès les débuts de l’ère castriste, a travaillé sans relâche à la gloire de la révolution. Forcade était, dans les années 1960, le chef en second de la direction provinciale des biens expropriés. Au moment de sa fuite à l’étranger, il était devenu sous-directeur national à la planification et à l’économie.

Devant l’échec de cette politique de planification dont il était l’un des maîtres d’oeuvre, nombreux sont ceux qui ont pensé, à l’époque, que Forcade avait fui pour échapper à d’inévitables sanctions. Si ses sanctions étaient tombées à retardement à l’occasion de son récent retour, on ne l’aurait sans doute jamais retrouvé, ça ne colle pas. En revanche, son rôle de grand Expropriateur a pu tout à fait lui attirer des inimitiés parmi la bourgeoisie cubaine, en grande partie spoliée par le régime castriste, qui s’est ensuite distribué les propriétés, les œuvres d’art, les meubles, tous les objets de valeur de ceux qui n’ont pas eu le temps ou la présence d’esprit de fuir avec leurs biens.

Une piste qui va l’emmener au plus près de certains de ces spoliateurs, dont l’un des principaux collègues de Forcade, un certain Gomez de la Pen͂a, tombé en disgrâce depuis, mais qui se console en exposant dans l’entrée de sa maison de maître, un tableau d’une grande rareté : un des derniers tableaux peints par Matisse avant qu’il n’entre dans sa période fauve. Une rareté, intitulée « Paysage d’automne » (qui est, au passage, le titre original du roman…), qui pourrait valoir quelques millions de dollars…

Et si Forcade était revenu chercher ce tableau ? Ou un autre objet spolié 20 ans plus tôt qu’il aurait mis de côté ? Et quel rôle jouent dans cette affaire Miriam, la veuve pas vraiment éplorée, et son étrange ami, Adrian Riveron ?

Conde a trois jours, trois petites journées pour démêler l’écheveau. Trois jours qui passent bien vite, à l’issue desquels il espère pouvoir faire table rase de son passé. A moins que Felix ne le fasse pour lui…

Mais, « L’automne à Cuba », au-delà de cette enquête, qu’on pourra juger sans grande originalité, mais dont le dénouement est surprenant, est d’abord un maillon d’un vaste projet littéraire autour de la vie à Cuba, et plus particulièrement, la vie de trentenaires désenchantés. En 1990, Padura a publié « Passé parfait », premier roman mettant en scène le personnage de Mario Conde. Un roman qui se déroulait pendant l’hiver 1989. Est alors venue l’idée d’écrire un roman pour chacune des saisons de cette année-là. Nous voici donc en plein automne…

Pendant ces trois jours fatidiques, qui précèdent à la fois la possible démission de Conde, l’arrivée de l’ouragan Felix et… le 36ème anniversaire de Conde, on ne suit pas uniquement le flic pendant son enquête, mais on le voit entouré de sa bande d’amis fidèles, tous de la même génération, née juste avant l’arrivée de Castro au pouvoir et qui ont donc passé la majeure partie de leur existence dans ce pays entièrement dévoué à la gloire du socialisme…

Tous ont rêvé dans leur jeunesse d’une vie parfaite. Comme n’importe quel être humain. Force est de constater qu’à la trentaine bien entamée, peu d’entre eux ont réalisé leurs rêves. Pire, el Flaco, le meilleur ami de Conde, se déplace dans un fauteuil roulant, après avoir été blessé par balle en service, lorsqu’il était flic, lui aussi.

Pire encore, Andres, celui de la bande qui semble avoir le mieux réussi, médecin, marié, père de famille, dépérit à vue d’œil… Ses amis ne comprennent pas pourquoi, ils trouvent même que le docteur exagère un peu en ne profitant pas de ce qui semble une vie aisée… Mais voilà, à Cuba, cette génération n’est peut-être pas encore perdue, mais risque de l’être bientôt, à moins d’enfin s’affranchir du carcan social. C’est finalement ce que cherche à faire Conde en voulant quitter la police pour devenir écrivain…

Au fil des pages, on découvre une société cubaine qui ressemble à un décor de cinéma, à du carton-pâte… En apparence, tout va bien, mais derrière, tout est faux. En apparence, tout semble parfait, mais en regardant de plus près, on voit que tout est en train de s’effriter. Les bâtiments, comme les hommes et les femmes, comme le régime, même, se dit-on...

Mais l’on comprend également, à écouter Miriam retracer, petit à petit, sa vie et celle de Forcade à Miami, que la diaspora n’est guère plus heureuse de son sort que ceux qui sont restés sur l’île. Y a-t-il des Cubains heureux alors ? Sans doute quelques-uns, bien sûr, mais l’ensemble de la population, qu’elle vive dans la léthargie d’une société en lente décomposition ou qu’elle survive en exil en attendant le jour où ils pourront revenir vivre librement sur leur sol natal, a bien des raisons de ne pas sauter de joie…

Et pourtant, quand nous pensons à Cuba, nous voyons des plages de sable blanc ensoleillées, une mer turquoise, des cocktails savoureux et de la musique entraînante… Evidemment, la musique est omniprésente dans le roman, mais elle a beau sonner joyeusement à nos oreilles européennes, elle est aussi une façon quotidienne pour les Cubains d’exorciser leur mal-être, d’exprimer leur profonde mélancolie… Comme Conde, qui ne peut s’empêcher de chanter de tristes boléros quand il est amoureux ! Cuba, l’île où éclate la joie d’être triste…

La musique n’est pas la seule discipline artistique présente dans « L’automne à Cuba », puisque, vous l’aurez compris avec l’introduction du rarissime tableau de Matisse, il va être beaucoup questions d’arts picturaux et plastiques dans ce roman. Avec, en arrière-fond, un des autres grands intérêts du livre de Padura, nous rappeler que Cuba a eu une histoire bien avant Castro, et que cette histoire fut assez glorieuse…

On en apprend pas mal sur l’Histoire de l’île, quelques siècles en arrière, au travers de son rôle stratégique majeur dans l’intendance de l’empire espagnol, vous savez, cet empire sur lequelle soleil brillait toujours…

Un contraste saisissant entre ces deux époques, celle de la gloire dorée d’une richissime colonie et celle de la décrépitude qu’impose une dictature à ses citoyens…

Je ne connais pas Cuba, je n’y suis jamais allé et je ne suis pas sûr de pouvoir y aller tant que l’île sera sous le joug d’un pouvoir totalitaire, car cela me donnerait l’impression de financer cette dictature… Mais, au travers de mes lectures, Zoé Valdes, Eduardo Ramonet, plus récemment Yoss, maintenant Leonardo Padura, chacun, qu’il soit exilé ou qu’il vive encore à Cuba, a su me montrer son pays sous un jour fascinant. Certes, jamais heureux, c’est impossible, mais il se dégage de ces romans, qui sont des livres de littérature générale, des polars, du fantastique ou même de la SF, un amour pour cette île qui e touche profondément et que j’aime à retrouver entre ces lignes. Comme une carte postale, un instantané d’un pays meurtri derrière lequel on devine un potentiel incroyable…

Et, comme à chacune de ces lectures, je suis sorti de ma lecture avec l’envie un jour, de découvrir ces lieux paradisiaques… Et pourquoi pas, dans quelques années, aller passer… un automne à Cuba ?


« Celui qui scrute le fond de l’abysse, l’abysse le scrute à son tour » (Nietzsche).


Avec son diptyque se déroulant en 1900, pendant l’Exposition Universelle de Paris, Maxime Chattam a choisi une nouvelle fois d’explorer des thématiques qui lui sont chères, pour ne pas dire qu’elles constituent une forme d’obsession : le mal et le temps. Mais, comme nous allons le voir, dans le deuxième volet des aventures de Guy de Timée, « le Requiem des abysses » (en grand format chez Albin Michel), Chattam veut aussi nous parler de ce qu’est un écrivain et plus particulièrement un auteur de thrillers, que son activité littéraire pousse à côtoyer les aspects les plus sombres de l’âme humaine (et pas seulement chez les autres).


Couverture Le Diptyque du temps, tome 2 : Le Requiem des abysses


Après les horreurs vécues au printemps de cette année 1900 (cf « Léviatemps », du même auteur), Guy de Timée a choisi de se faire oublier et s’est mis au vert dans la propriété de son ami chasseur, Maximilien Hencks, située dans le Vexin, à la fois près de Paris et à des années lumières de la capitale et du mal qui s’y est déployée.

Guy n’est pas parti seul dans cette villégiature, il a emmené avec lui Faustine, prostituée avec laquelle il s’est lié d’amitié, et même un peu plus, lors de la poursuite de Hubris, l’assassin et  concepteur de l’abominable Léviatemps.

L’endroit, sur le territoire du village de Saint-Cyr, à deux pas de la Seine, est calme, la maison accueillante, avec une bibliothèque très bien achalandée et une table excellente. Bref, un lieu idéal pour se remettre des émotions encore bien présentes à l’esprit de Faustine et Guy. Ce dernier entend profiter de ce séjour à la campagne pour se remettre sérieusement à l’écriture, tandis que Faustine veille sur lui et les démons qu’elle sait tapis dans l’esprit de l’écrivain.

Des démons qui ne vont pas tarder à ressortir, un soir d’été, lorsque l’alarme est donnée : une adolescente du village a disparu… La battue aussitôt organisée permet, après des heures de recherche, de retrouver la demoiselle, nue et dans un état catatonique, qui ne laisse, hélas, aucun doute sur ce qui a pu lui arriver… Une rencontre qui a mal tourné et sans doute, des violences qui laisseront des traces pour longtemps.

Des évènements inhabituels dans ce coin si calme qui, forcément, soulèvent une vague d’émotions et d’inquiétude. Mais, le pire est à venir : le lendemain, l’adolescente et toute sa famille sont découvertes massacrées dans leur ferme… La mise en scène est macabre au possible, on ne comprend même pas ce qui a pu mettre dans un tel état le corps de la mère de famille et seul le garçon de la famille, âgé de 12 ans, semble avoir échappé à la folie du tueur, même s’il n’a pas su l’épargner…

Ces crimes odieux vont faire se réveiller en Guy la curiosité et l’envie de comprendre ce qui peut, chez un être humain, déclencher une telle violence meurtrière. Même si les premiers indices qu’il découvre, en particulier, une espèce de message codé trouvé dans la chambre de Louis, semble évoquer l’action d’une créature monstrueuse, Guy n’a aucun doute : c’est un être humain comme lui et vous (et moi aussi, un peu…) qui a commis ces actes ignobles.

Mieux encore, la façon d’opérer du tueur semble indiquer qu’il habite la proche région, soit Saint-Cyr, soit un des deux autres villages voisins, trois bourgs dont Hencks est le maire. Une thèse qui ne peut qu’enflammer les esprits : lui, un étranger, voudrait prouver qu’un membre de cette paisible communauté, au sein de laquelle tout le monde se connaît, serait l’auteur de ce massacre… Impossible !

Et pourtant, Guy va parvenir à faire admettre cela aux notables du cru ainsi qu’au gendarme en charge de l’affaire. Commence une enquête difficile, dans laquelle Guy s’immisce avec des idées qui dépassent les enquêteurs officielles. Des thèses psychologiques et d’analyse criminologique encore peu répandues en France, encore moins dans les zones rurales.

Bref, Guy a établi une liste de suspects suivants des critères qu’il a déduits de la scène de crime. Des scènes de crimes, devrais-je plutôt écrire, car, bientôt, de nouveaux meurtres, tout aussi horribles, sont commis à Saint-Cyr et aux alentours, un gendarme, d’abord, puis une nouvelle famille… de quoi redouter le pire, car le tueur semble insaisissable, au point de raviver les superstitions. Un tueur qui paraît même s’amuser de ses poursuivants, les piégeant à l’envi ou, en ce qui concerne Guy, en en faisant un témoin direct de sa folie meurtrière.

Mais Guy, malgré le scepticisme qui l’entoure, malgré le danger qu’il a déjà côtoyé d’un peu trop près, s’entête, et finit par découvrir l’identité du tueur. Dans des conditions pénibles, certes, au cours desquelles un nouveau cadavre va s’ajouter au carnage en cours… Mais surtout, dans son obsession de mettre la main sur le tueur, Guy va laisser celle qu’il aime plus que tout, la seule capable de le tirer des ténèbres qui l’engloutissent depuis l’affaire du Léviatemps, la belle Faustine, aux mains du tueur.

Faustine enlevée alors que Guy la croyait en sécurité chez Hencks… Une nouvelle fois, l’assassin s’est montré plus malin que lui, profitant de la faiblesse que représente sa plongée dans les abysses du mal… Quelques instants d’inattention et Faustine s’est évaporée… Guy n’a alors plus de cesse que de la retrouver. Mais, il ne bénéficie que de peu d’indices, si ce n’est une certitude : si Faustine est introuvable dans le Vexin, c’est qu’elle ne s’y trouve plus et, corollaire de cette théorie, le tueur du Vexin n’a donc pu agir seul…

C’est donc l’âme bien tourmentée que Guy rentre à Paris plus tôt qu’il ne l’imaginait, pour se lancer dans une seconde enquête afin de retrouver les complices qui ont aidé « son » tueur à réaliser ce forfait…

Mais, en cet été 1900, alors que l’Exposition Universelle continue d’attirer les foules du monde entier au pied de la Tour Eiffel, il se passe des choses bien étranges dans la capitale… Des momies disparaissent des musées et tout semble indiquer qu’elles ont quitté seules les vitrines où elles étaient exposées, des spirites disparaissent ou sont assassinées dans d’étranges conditions ou encore, un célèbre horloger se suicide en pleine rue, sans explication…

Et comme la priorité des autorités demeure le bon déroulement de l’Exposition Universelle, il est peu dire que tous ces faits, y compris la disparition de Faustine, passent au dernier plan… Guy ne peut tolérer cela, le voilà qui, à nouveau, va essayer de renouer le fil de son enquête. Aidé par son ami policier Martial Perotti, Guy va trouver une piste crédible qui, progressivement, va rassembler le kidnapping et tous les évènements mystérieux advenus ces dernières semaines à Paris dans un seul et même ensemble.

Avec, à la clef, des découvertes qui changeront à jamais cet homme, seulement coupable d’avoir voulu comprendre, et qui, pour cela, s’est retrouvé à jouer les funambules sur un fil surplombant les abysses de l’âme humaine, là où palpite le Mal à l’état pur…

Ce deuxième volet du diptyque consacré à Guy de Timée est tout aussi sombre que le premier, mené à un rythme très rapide, car Chattam utilise beaucoup de phrases très courtes, lapidaires, presque, multipliant les paragraphes eux aussi très courts. Même si, en ce tournant du XIXème au XXème siècle, on est loin de tempos trépidants de notre vie moderne, ce style incisif instille à l’histoire une impression d’urgence et de tension rearquable.

Il faut dire qu’encore une fois, comme pour « Léviatemps », le temps est au cœur de ce « Requiem des abysses », un temps qui passe toujours trop vite et qu’on ne peut jamais maîtriser parfaitement. A la fin du livre, je n’ai pu m’empêcher de songer au titre d’un autre roman de Maxime Chattam, « le sang du temps », expression que réutilise ici l’auteur, en lui offrant quelques variations. Un roman où l’Egypte antique jouait déjà un rôle important, si je me souviens bien…

Difficile de trop évoquer cette question du temps, même si, bien sûr, vous aurez compris que c’est une course contre la montre, une course contre la mort que mène Guy de Timée dans ce livre. Et même deux, une première pour mettre fin aux agissements du tueur du Vexin puis une seconde, plus haletante encore, plus personnelle encore, pour retrouver Faustine avant qu’il ne soit trop tard.

Autre thématique, le Mal, un sujet que Chattam examine sous toutes ses coutures depuis son premier roman, « l’Ame du Mal », un des meilleurs thrillers que j’aie lus. En confrontant son personnage de Guy de Timée, écrivain mal dans sa peau, qui a quitté femme et enfant sans même les prévenir pour aller vivre dans une maison close, à la noirceur absolue de tueurs terrifiants, défiant à la fois l’humanité mais aussi l’intelligence, Chattam le place dans une position très difficile…

Car, si jusque-là, l’œuvre de Guy se résume à des écrits de commande qui ne l’intéressent pas plus que ça, il ambitionne de se lancer dans l’écriture de romans populaires, en vogue à l’époque… Ce n’est pas un hasard si Chattam multiplie les clins d’œil à Conan Doyle, Leblanc, Leroux, etc., nous offrant un polar qui flirte aussi avec l’ésotérisme (activité très en vogue à la fin du XIXème et au début du XXème siècle), le fantastique et même le « steampunk », référence plus contemporaine, celle-là.

Et, comme Guy de Timée est un romancier qui n’oppose pas imagination et réalisme, avant de se lancer, il veut observer, décortiquer l’âme de ces personnages diaboliques qu’il aimerait bien mettre en scène dans ces écrits futurs. Mais son perfectionnisme va le projeter dans un monde d’ombres trop profondes pour en sortir tout à fait indemne… Guy avait sous-estimé la fascination morbide qui l’étreindrait une fois sa plongée dans l’esprit des pires tueurs de son temps. Le voilà au bord d’un précipice dont on ne revient pas, avec le risque d’y laisser sa santé physique (car, pour côtoyer les tueurs, depuis le début de l’année, il les côtoie ! D’un peu trop près, souvent…) mais surtout mentale…

Guy de Timée est un homme qui ne va pas bien, déjà lorsqu’on le découvre au début de « Léviatemps ». S’il a fui sa vie bien rangée sans avertissement, c’est, il est le premier à le reconnaître, par lâcheté, par impossibilité d’affronter la routine quotidienne et l’ennui qu’il sentait émaner de sa vie conjugale. Il doute de lui, de ses qualités d’homme, de son talent d’écrivain, sans doute de savoir s’il est « quelqu’un de bien ». Son séjour à durée illimitée au bordel est la solution qu’il s’est trouvé pour faire le point, reprendre à zéro et, si possible, par le bon bout, une vie qui ne lui convient pas.

Mais, emporté par le tourbillon sanglant initié par Hubris et relancé dans « le Requiem des Abysses » par les ravisseurs de Faustine, il va laisser sa part d’ombre, autre expression présente dans le roman, l’emporter sur tout le reste de son existence. Au point de songer sérieusement par moments, ou même quelquefois sans s’en rendre compte, de se laisser aller à cette noirceur, de se laisser tomber dans ces abysses qui l’attirent tant. Faustine est son garde-fou, la seule personne qui ait vraiment compris le débat intérieur qui ronge Guy, la seule, surtout, capable de le retenir de ce côté-ci du miroir, de l’empêcher de basculer définitivement du côté obscur de l’être humain, son dernier lien avec la raison…

Voilà pourquoi il est vital pour Guy de retrouver Faustine : sans elle, il est perdu, peut-être condamné à devenir un de ces monstres sur l’âme desquels il a trop voulu se pencher…

Je vais laisser là cette analyse psychanalytique qui, vous serez d’accord avec moi, devrait me donner le droit à une pochette-surp… euh, pardon, à un diplôme, non ? Et je vais m’intéresser, car ce billet est déjà bien long, au dernier angle retenu après la lecture du « Requiem des Abysses ». Un aspect qui n’est pas, et de loin, le moins intéressant de tous.

Car, à travers Guy de Timée, écrivain de vocation qui n’a certes pas le succès de son créateur, mais qui a une conception bien précise de sa profession, il m’a semblé que Maxime Chattam s’interrogeait avec pertinence sur ce qu’est un écrivain, et plus particulièrement, un auteur de thrillers, mettant en scène des êtres humains si égarés que l’on pourrait presque les qualifier d’inhumains.

A plusieurs reprises, Guy s’interroge sur ce rôle de l‘écrivain qu’il est. Entre comprendre, connaître la vérité des faits, extrapoler pour en tirer une histoire qui fascine les lecteurs, il est difficile de conserver son intégrité morale : « (…) est venu un moment où j’ai souhaité écrire sur le crime. Sur l’âme humaine et sur sa noirceur. Et, plutôt que de la décrire en surface, j’ai voulu l’explorer. Je me suis plongé dedans. J’ai arpenté mon esprit jusqu’à trouver la porte de ma part d’ombre. Puis je l’ai ouverte et j’ai regardé ce qui en sortait. Et comme ça ne suffisait pas, je suis entré. » C’est bien Guy de Timée qui s’exprime ainsi,, et pourtant, je ne peux m’empêcher d’entendre la voix de Chattam lui-même prononcer ses mots, en réponse aussi aux incessantes questions de ses lecteurs qui doivent être nombreux à lui demander régulièrement où il va chercher tout ça…

Et, quelques lignes plus tard, l’ambition de Timée/Chattam est clairement exposée : « je sais que je suis près de pouvoir définir le Mal. J’en suis tout proche. » Oui, mais à quel prix, sur un plan personnel et humain ? N’est-ce pas usant, dangereux de vouloir s’approcher de ce Mal, comme Icare voulut s’approcher du Soleil ?

Mais, plus loin, Timée/Chattam insiste : « C’est le propre du romancier : se confondre avec ses personnages. Ecrire, c’est une folie contrôlée. Se projeter à outrance, et une fois la dernière page achevée, parvenir à se retrouver. Du moins ce qu’il reste de nous ou ce que nous sommes devenus. » Si je comprends parfaitement cette analyse, si j’y adhère en tant que lecteur, ce passage, qui rejoint le « Emma Bovary, c’est moi », de Flaubert, mais dans un contexte bien différent, plus effrayant, continue de me faire réfléchir. Car, finalement, nous lecteurs, ne poussons-nous pas aussi ces auteurs à se surpasser à se renouveler, à nous donner notre quota d’émotions, quitte, pour cela, à franchir bien des lignes jaunes ?

Et Timée/Chattam d’aller encore plus loin, lorsqu’à quelques pages de la fin, il interpelle l’âme du complot, le plus monstrueux des monstres, en lui jetant au visage : « jouer avec les vies des autres, c’est votre besoin, n’est-ce pas ? » Or, n’est-ce pas justement là aussi ce que fait un romancier ? Jouer avec le destin de ses personnages, à la différence près que ces « jouets » n’existent que dans l’imagination conjointe de l’auteur et du lecteur, alors que, hélas, il suffit chaque jour ou presque d’allumer une télé, une radio ou d’ouvrir un journal pour constater que de vrais monstres jouent avec de vraies vies…

Pourtant, la comparaison reste pertinente, même si elle dérange : le travail de l’écrivain a bien des points communs avec le machiavélisme des assassins… La conscience serait-elle dans ce cas, la différence fondamentale entre les deux ? Sans doute, mais si l’on relit Timée/Chattam, on peut se demander si cette immersion prolongée et répétée dans les abysses de l’âme ne risque pas à un moment de faire perdre cette conscience à l’écrivain…

Au final, Guy de Timée se retrouve, une fois l’affaire close, en panne d’inspiration. Et, lorsqu’il explique à Louise, la jeune femme qu’il a sauvée dans « Léviatemps » et qui vit désormais dans la maison close où lui-même avait élu domicile, aux bons soins des pensionnaires, le pourquoi de cette panne, on se demande aussi quel sera l’avenir de Chattam, si, encore une fois, c’est ma vision des choses, on assimile créateur et créature…

Car, Timée répond clairement qu’il ne peut plus écrire sur ce sujet, puisqu’il a découvert cette définition du mal qu’il recherchait depuis des mois. Alors, est-ce la fin de la carrière d’auteur de thrillers de Maxime Chattam ? « Le Requiem des Abysses » est-il celui d’un pan de la carrière d’un auteur qui a envie d’explorer désormais de nouveaux horizons ?

Ne vous alarmez pas, fans des romans de Maxime Chattam, rien n’est moins sûr, puisque Guy ne répond pas à Louise, ne lui adressant, en guise de réponse, qu’un « sourire affectueux ».

Réponse à ces questions à la sortie du prochain Chattam, pour voir si nous devrons, ou pas, lui accoler une nouvelle étiquette…

Un dernier mot pour saluer les dernières pages du roman, dans laquelle Chattam fait un audacieux mais très pertinent parallèle entre notre XXIème siècle naissant et tout ce qui a accompagné ce changement de millénaire, et le tournant du XXème siècle qui sert de cadre au diptyque. On y retrouve le temps, le mal, la technologie, l’ésotérisme et les croyances, et pas mal d’autres choses qui nous font réaliser que l’Histoire n’est sans doute qu’un éternel recommencement.

Ce qui devrait assurer aux écrivains de thrillers et aux autres, présents et à venir, d’inépuisables sources d’inspiration pour faire fonctionner les fertiles imaginations des lecteurs que nous sommes, passionnément.


Six pieds sous terre…


Voilà un roman qui entre dans la catégorie des thrillers qu’on dévore d’une traite, de ces livres qu’on commence un soir, après le dîner, et qu’on ne lâche qu’une fois terminé, alors que la nuit est déjà bien avancé et que chaque bruit nous chatouille désagréablement le système nerveux… En 5 romans, Joseph Finder est devenu un romancier qui compte. Ses premiers thrillers, qui se déroulaient dans le monde impitoyable de l’entreprise ont tout pour devenir des classiques du genre, par leur efficacité imparable. Mais Finder s’est diversifié sans complètement quitter le domaine économique qu’il semble parfaitement connaître, en créant son personnage récurrent, Nick Heller, dont voici la nouvelle enquête, « Secrets enfouis », paru dernièrement en grand format, chez Albin Michel.


Couverture Secrets enfouis


Nick Heller fut membre dans sa jeunesse des forces spéciales de l’armée américaine. Un spécialiste des missions aussi secrètes que tordues. Puis, suite à un désaccord avec ses supérieurs, il a démissionné pour entrer dans le privé. Son expérience lui permit d’intégrer un cabinet de consulting un peu particulier, car spécialisé dans les affaires « délicates » impliquant des chefs d’entreprise, des politiques, des hommes en vue, bref, des puissants qui ont, ou pas, franchi la ligne jaune.

Là encore, Heller a excellé dans les opérations les moins honorables, comme dans celles qui permirent de blanchir des innocents accusés à tort (si, si, il y en a eu aussi !). Mais, dans tous les cas, Heller avait recours à des méthodes à la pointe du progrès et aux frontières de l’illégalité (frontières parfois franchies parce que la fin justifie toujours les moyens, dans notre doux monde…)

Lorsque s’ouvre « Secrets enfouis », nous découvrons Heller dans son nouvel univers : fini le travail d’employé, fût-il au service d’une boîte très influente, il a décidé de devenir son propre patron. Il a donc une nouvelle fois donné sa démission, emporté son épais carnet d’adresses et son large réseau de contacts, quitté Washington pour Boston et monté son propre cabinet (officiellement, Heller est actuaire, ne me demandez pas ce que c’est, je n’en sais rien, lui-même aurait bien du mal à expliquer ce qui se cache sous cette respectable profession !), avec le soutien de Dorothy, une de ses anciennes collègues, informaticienne terriblement douée, à qui aucun système ne semble résister…

Ah oui, dernier élément indispensable pour mieux comprendre la personnalité de Nick Heller : il est le fils d’un magnat de la finance qui purge une peine de prison de 28 ans pour diverses malversations et escroqueries de grande ampleur. Un « petit Madoff » envers qui Heller nourrit une rancœur inextinguible, tout comme envers son frère, qui lui aussi a mal tourné et a rejoint le paternel derrière les barreaux, laissant à la dérive un ado bien mal dans sa peau, Gabe, que Nick a pris sous son aile afin de l’empêcher de prendre à son tour les mauvaises décisions.

Voilà planté le décor général, pour celles et ceux qui n’auraient pas encore eu affaire au personnage de Nick Heller. Ce même Heller que contacte un autre gros bonnet de la finance, Marcus Marshall, l’une des plus grosses fortunes de Boston et de toute la Nouvelle-Angleterre. L’homme a beau être solide, être un personnage peu impressionnable, roublard et rompu aux méthodes pas très catholiques du monde des affaires, il est secoué. Et il y a de quoi l’être… Sa fille unique Alexa, 17 ans, n’est pas rentrée au bercail après être sortie la veille avec une de ses amies. Marshall, et sa dernière épouse en date, la sculpturale Belinda (qui, je l’imagine, a les yeux bleus et le front blond, comme il se doit), sont persuadés que la demoiselle a été enlevée, sans doute par des gens n’ignorant rien de son ascendance et donc, forcément, très mal intentionnés.

Nick, qui connaît bien Marshall, qui fut un des meilleurs amis de son père, à l’époque glorieuse de Heller Senior, remarque aussitôt que la propriété du milliardaire a subi quelques changements notables depuis sa dernière visite : en professionnel de la question, il a remarqué la multiplication de systèmes de sécurité qui, jusque-là, avaient été jugés superflus par le magnat. A l’évidence, Marshall redoutait qu’il arrive quelque chose à sa famille. Etrange…

Nous, lecteurs, savons bien qu’il a de quoi s’inquiéter, puisque nous avons effectivement assisté à l’enlèvement, dans une boîte branchée de Boston… Mais Marshall, malgré son anxiété légitime, semble peu désireux de mettre la police dans le coup. Et quand Heller fait jouer ses contacts au FBI, compétent lorsqu’une affaire d’enlèvement se présente, il est évident que les autorités n’ont-elles-mêmes guère envie de se pencher sur ce dossier. Car, Marshall est plutôt dans le collimateur de la justice que considéré comme une victime potentielle…

Voilà pourquoi Heller entame seul, avec ses moyens certes conséquents, mais pas aussi larges que le Bureau, qui pourrait avoir légalement accès à des tas de renseignements bien utiles, auxquels un particulier ou une société comme celle de Nick ne verront jamais le début du commencement…

Mais, bientôt, le kidnapping ne fait plus de doute, lorsque Marshall est contacté par mail par les ravisseurs de sa fille. Un bref message, mais surtout un lien… Après toutes les précautions d’usage, Dorothy s’assurant que ce lien n’est pas un piège, ils vont ouvrir un lien qui les envoie directement sur un site communautaire de partage de vidéos. Et là, une fois les codes adéquats entrés, Marshall, Belinda, Heller et Dorothy se retrouvent face à un spectacle effrayant : Alexa, enfermée dans un espace très réduit, sans lumière, dans lequel elle ne peut pas bouger, appelant au secours…

L’adolescente, comme ses ravisseurs, peuvent s’adresser à Marshall, alors que lui est impuissant devant cette image de très mauvaise qualité, mais où la terreur qui émane d’Alexa ne fait aucun doute. Mais, celle-ci, conformément aux ordres reçus de son kidnappeur, parvient à conserver un semblant de sang-froid pour adresser un message à son père : elle aura la vie sauve à condition qu’il remette à ceux qui la détiennent, non pas une forte somme d’argent, comme on aurait pu s’y attendre, mais en échange de… « Mercury »… Un mot qui ne dit rien à Heller, mais qui semble éveiller quelques souvenirs chez Marshall, bien qu’il s’en défende…

Dernier élément important, Alexa, fine mouche malgré la panique qui l’étreint, a réussi à faire passer un message à ceux qui ont reçu son message, s’écartant un poil des ordres reçus. Un indice infime mais capital. Un indice qui indique où elle se trouve. Un indice qui va faire froid dans le dos à Dorothy, qui va l’identifier, et à Heller quand elle va lui expliquer : si on en croit ce qu’a pu dire Alexa, elle serait enfermée dans un cercueil, enterré sous plusieurs mètres de terre…

Rien de plus, la pauvre ne pouvant savoir précisément où se trouve la tombe dans laquelle elle git… Forcément… Un élément d’autant plus horrible que Alexa, déjà victime quelques années plus tôt, d’une tentative d’enlèvement, souffre depuis toujours de claustrophobie…

A partir de ces petits éléments, trop imprécis pour être décisifs, mais suffisants pour savoir qu’une vraie course contre la montre vient de s’engager, Heller va lancer sa propre enquête, en marge des autorités, afin de remonter les quelques pistes disponibles, d’interpréter les quelques traces laissées par l’adolescente le soir de sa disparition, ainsi que celles de l’homme avec lequel on la voit quitter la boîte, sur les caméras de surveillance.

Ce que Heller ignore encore, c’est qu’il va se frotter à des adversaires plus que redoutables, terriblement puissants, qui ont confié le kidnapping d’Alexa à un personnage de la pire espèce, qui nourrit un projet bien particulier concernant sa prisonnière, projet indépendant de sa mission initiale, et qu’il entend bien mettre en action, quoi qu’il arrive…

Ce que Heller va bientôt découvrir, c’est que même du côté de ceux qui devraient se battre pour retrouver coûte que coûte Alexa, on renâcle, comme si la vie de la demoiselle ne pesait pas bien lourd en comparaison du mystérieux « Mercury »…

Loin de toutes ces considérations, Heller va braver tous les dangers, débusquer le commanditaire de l’enlèvement, poursuivre le kidnappeur sans répit jusqu’à le trouver lui aussi, on s’en doute, non par intérêt, par soif de justice ou parce que c’est son job. Non, Heller a une motivation bien plus puissante qui le pousse à retrouver Alexa Marshall et à la ramener saine et sauve à son père : il s’est promis, lorsque la gamine avait disparu quelques années plus tôt, de veiller sur elle. Et Heller  est le seul homme de sa famille pour qui tenir ses promesses a de la valeur.

Je le disais en introduction, je n’ai pas pu lâcher « Secrets enfouis » après l’avoir entamé. Les chapitres courts se succèdent à un rythme soutenu, les révélations et les rebondissements s’enchaînent, le puzzle se met habilement en place au rythme des découvertes parcellaires que Nick et Dorothy (soutenus par Diana, ex de Nick, mais surtout agent du FBI, récemment mutée à Boston et qui sera le seul véritable soutien « institutionnel » de Heller dans son enquête) vont faire.

Et, bien vite, on comprend que le mobile du kidnapping, s’il peut être qualifié de crapuleux, n’est pas un acte de « petit joueur », cherchant à faire le coup du siècle. Non, derrière ce crime, se cache des intérêts terriblement puissants, tant sur le plan économique que politique et stratégique. Et, que ce soit du côté de Marshall ou du côté des kidnappeurs, les entités qui s’affrontent évoluent dans des sphères qui n’ont rien à voir avec la délinquance traditionnelle.

Sans trop entrer dans les détails de l’intrigue, pour ne pas vous en révéler trop, Finder met, à travers « Secrets enfouis », l’existence de ce que l’on pourrait presque considérer comme une nouvelle guerre froide. Aux puissances publiques, ont succédé des puissances privées, plus discrètes mais pas moins dangereuses pour tout le monde. A la course aux armements, a succédé la course au contrôle économique, nerf de cette guerre industrialo-politique moderne. Le pouvoir sera à celui qui détient les avoirs. Et pas n’importe quels avoirs, en l’occurrence.

Heller, lui, se bat avec ses moyens contre ces nouvelles superpuissances. Des moyens déjà considérables à l’échelle des petits contribuables que nous sommes tous, évidemment, mais où l’humain garde une place primordiale. Comme Heller le fait remarquer lorsqu’il examine les vidéos de la boîte où Alexa a été enlevée, son job n’est pas celui des « Experts », évoquant les célèbres séries télé où, à chaque épisode, la science et la technologie semble résoudre toutes les affaires de façon imparable.

Là, Heller utilise évidemment la technologie pour avancer dans son enquête, mais ce n’est pas la finalité de son action. Une fois la tâche des ordinateurs terminées, il reste encore beaucoup à faire pour Heller, qui retrouve soudain les réflexes du soldat d’élite qu’il fut dans une vie presque antérieure. De plus, c’est par la communication, en utilisant son remarquable réseau de contacts, de renvois d’ascenseur en tractations parfois fort coûteuses, que les étapes décisives de l’enquête seront franchies.

Et, une fois la « tombe » d’Alexa enfin localisée, ce sera à Heller en personne de finir le travail dans un dénouement hypertendu, un duel au cours duquel on finit par ne plus trop savoir qui est la proie et qui est le chasseur, un duel qui, comme à moi, devrait vous envoyer une bonne dose d’adrénaline…

Bien sûr, j’insiste beaucoup sur la forme, normal pour un thriller mené tambour battant et, donc, pour moi, terriblement efficace. Mais, le fond de ce que raconte Finder dans ce roman, comme dans ses livres précédents, ne doit pas être oublié. Sans préjuger ou prendre pour argent comptant ce que met en évidence « secrets enfouis », en termes de manœuvres aussi discrètes qu’inavouables, est assez sidérant.

Des secrets qui nous montrent qu’il n’y a pas qu’au royaume du Danemark qu’il y a quelque chose de pourri, mais que la corruption, tout habillée de bonnes intentions qu’elle soit, sévit partout, à tous les étages de nos sociétés modernes et civilisées (ce qui ne devrait pas être antinomique, n’est-ce pas ?).

Une fois encore, un auteur de thriller américain nous donne la preuve qu’un roman destiné avant tout à notre divertissement, peut aussi nous ouvrir de passionnantes pistes de réflexion sur le monde qui nous entoure. Oui, je radote, mais le genre thriller, pas toujours considéré à sa juste valeur, comme la grande majorité des genres de l’imaginaire, ces fameux « mauvais genres », mérite aussi qu’on le défende, car il gratte bien plus souvent là où ça fait mal que la prétendue Littérature (avec une majuscule), cette littérature mimétique (sans majuscule) parée de toutes les vertus, de sérieux et de légitimité, mais qui fait bien trop souvent dans une superficialité et un politiquement correct pas toujours très intéressants…

A bon entendeur, salut !


Souvent philosophe varie, bien fol qui s’y fie !


Troisième visite dans la bibliographie de François Vallejo et enfin, je sors de cette lecture avec le sourire et des couleurs dans la tête… Oui, pour moi, « Ouest » et « les sœurs Brelan » étaient deux excellents moments de lecture, mais le style austère et sombre de Vallejo m’avait donné un peu de fil à retordre, je dois le reconnaître. Là, avec « Le Voyage des grands hommes » (en poche aux Points Seuil), je me suis vraiment amusé, aux dépens, je le reconnais volontiers, de trois grands esprits encore aujourd’hui révérés… Mais, bon, après m’être moqué de Voltaire grâce à Frédéric Lenormand, il me semblait juste et bon de taper sur ses petits camarades aussi !


Couverture Le Voyage des grands hommes


Le 20 vendémiaire an III, ou plutôt le 11 octobre 1794, si vous préférez, fut une journée de liesse populaire à Paris. En effet, ce jour-là, les cendres de Jean-Jacques Rousseau étaient transférées au Panthéon, là où la Patrie (révolutionnaire) reconnaissante avait choisi de réunir les Grands Hommes. Nombreux sont ceux qui ont choisi d’accompagner le philosophe, dans la joie et en dansant, sous la coupole de l’ancienne église Sainte-Geneviève, devenue un temple dédié à la gloire des penseurs.

Parmi ceux qui se trouvent là, Lambert, un homme de 65 ans, tout surpris de voir passer le cercueil d’un homme qu’il a bien connu près de 4 décennies plus tôt. Mais, quand Lambert essaye de raconter autour de lui cette rencontre, les ci-devant pleins d’allégresse à qui il s’adresse ne croient pas une seconde à ce que dit ce curieux bonhomme et Lambert finit même dans le caniveau, battu comme plâtre…

Rentré chez lui avec l’aide d’une poissonnière plus sympathique que les autres personnes qu’il a croisées en cette journée d’exception, Lambert décide coûte que coûte de faire entendre son histoire, et si on ne veut pas l‘écouter, alors il écrira comment il a rencontré Jean-Jacques Rousseau et pas seulement lui, mais aussi Friedrich Grimm et Denis Diderot, et pourquoi il ressent de la surprise à voir l’auteur de « la Nouvelle Héloïse » rejoindre le Panthéon.

Retour en 1755, donc, pour un récit de voyage pas tout à fait comme les autres et qui aura été, pour Lambert, plus formateur que tout le reste de sa vie, ce séjour italien lui ayant apporté sans doute autant de joie que de désillusion… A cette époque, le jeune homme est au service de Mme d’Epinay, épouse d’un fermier général, protectrice de beaux esprits, qu’elle n’hésite pas à mettre dans son lit… Quand Lambert commence son récit, Mme d’Epinay reste très liée avec Rousseau, qu’elle souhaite même loger tout près de chez elle. Mais son galant présent s’appelle Grimm, un galant qu’elle dorlote attentivement tout en lorgnant vers un autre philosophe en vue, Diderot, qu’elle aimerait bien « côtoyer » dans l’avenir…

Ces trois-là s’entendent comme larrons en foire, au point qu’ils projettent de partir faire le tour de l’Italie ensemble, afin d’y écouter la plus belle musique qui soit et la seule qui devrait être, selon eux : la musique italienne… Mme d’Epinay, qui entend, malgré l’éloignement, garder à l’œil ses trois grands esprits préférés, décide non seulement de financer le voyage mais de fournir aux trois philosophes, que les questions d’intendance concernent peu, le soutien logistique nécessaire à leur confort : une calèche lui appartenant et… un valet qui prendra soin d’eux comme il se doit, autant qu’il surveillera leurs faits et gestes. Et, vous l’avez compris, le choix de la marquise s’est porté, pour cette délicate mission, sur Lambert, un serviteur en lequel elle a toute confiance.

Lambert, lui, ne se réjouit point de ce choix. D’abord parce qu’il n’a jamais quitté les domaines dans lesquels il a travaillé et son expérience des voyages, qui forment pourtant la jeunesse, dit-on, est inexistante, ce qui, forcément, l’inquiète… Et puis, ensuite, parce que le jeune homme mène une cour effrénée auprès d’une servante d’une autre maison, la jeune et accorte Marie Anne, qu’il aimerait bien séduire, et plus si affinités. Or, la belle se refuse encore à lui, tout du moins jusqu’à l’automne, lui affirme-t-elle, époque à laquelle il devrait se trouver sur les routes transalpines…

Lambert renâcle donc un peu, mais il ne peut résister aux ordres d’une maîtresse qu’il respecte autant qu’elle le respecte, ainsi qu’à d’autres arguments, sonnants et trébuchants, parfaits pour faire céder les résolutions les plus solides…

Mais, les trois voyageurs ont bien du mal à s’accorder sur une date de départ, Diderot, en particulier, tout occupé à la rédaction de son Encyclopédie. C’est donc avec plus d’un mois de retard sur la date initialement choisie que, le 22 septembre 1755, la calèche de Mme d’Epinay s’ébranle au petit matin, avec à son bord, Rousseau, Grimm et Diderot, ainsi qu’un Lambert finalement plein d’entrain, tout heureux d’être parvenu à son but la veille avec Marie Anne…

Mais le valet va vite déchanter… D’abord parce qu’on le prive de sa magnifique livrée rouge et or, qu’il porte fièrement lorsqu’il est au service de la marquise d’Epinay. Ensuite, parce que ses trois nouveaux maîtres vont rapidement s’avérer… insupportables ! Rousseau doit incessamment ralentir le convoi pour s’arrêter uriner, Diderot a une digestion difficile qui l’oblige à une cure de lait régulière et à des arrêts inopinés, lui aussi, le long de la route, pour se soulager. Enfin, Grimm est victime d’une forte migraine…

Un voyage placé sous les meilleurs auspices, donc, mais surtout, pour Lambert, la découverte de trois personnages dont on lui dit qu’ils sont parmi les plus beaux et grands esprits de son temps, ce que le valet, qui a, certes, bénéficié d’une éducation religieuse dans sa jeunesse, mais n’a pas, de par son statut social une grande culture générale, a bien du mal à se figurer en les côtoyant au quotidien.

Pourtant, il va les accompagner, tant bien que mal, de Turin à Gênes, de Florence à Rome, de Naples à Modène, découvrant chaque jour un peu plus qu’entre les écrits et les actes, aussi bien qu’entre les philosophes et les hommes, il y a un écart qui ressemble même souvent à un gouffre… Car, si Rousseau, Grimm et Diderot ont la réputation d’être des hommes justes et préoccupés par la condition des plus faibles dans une société foncièrement inégale, Lambert, lui, se sent plus mal traité que lorsqu’il travaille pour une Marquise…

Et puis, surtout, au cours de ce voyage, ce sont les menus défauts des uns et des autres qui vont apparaître et croître, donnant des grands hommes une image peu reluisante : cupides, vaniteux, colériques, jaloux, lâches, coureurs de jupon, parfois d’une grande naïveté, indigne d’aussi grands penseurs, goinfres, j’en passe et des meilleures… Finalement, ce que découvre Lambert au contact du trio de grands hommes, c’est qu’on a beau être philosophe, on en est pas moins homme... Avec tout ce que cela comporte de bassesse, aussi.

Certes, Lambert entreverra bien le visage salué par le peuple en liesse 40 ans après ce voyage, mais ce sera de façon fugace et une fois que des désaccords profonds seront apparus entre ses trois compagnons de voyage. Des désaccords mais aussi de violentes disputes qui vont devenir incessants à partir de leur séjour romain puis qui vont encore s’aggraver à Naples, malgré quelques éphémères accalmies. Le reste du temps, Rousseau, Grimm et Diderot se conduiront comme des maîtres, comme ces aristocrates dont ils critiquent le mode de vie à longueur d’écrits, au grand dam d’un Lambert qui s’attendait à autre chose de leur part.

D’autant que le point de départ de ces disputes, d’abord personnelles et qui prendront ensuite un tour plus philosophique, idéologique, même, est une femme, surnommée « la Cicéronetta » (du nom cicérone, ces « guides touristiques » amateurs, aussi prolixes que durs en affaires, qui pullulent dans la capitale italienne et accompagnent les voyageurs de passage), que les grands hommes ont rencontrée par hasard, en visitant les lieux remarquables de Rome. Elle s’est présentée à eux sous le visage d’une baronne, veuve depuis peu. Rousseau, Grimm et Diderot, aussitôt sous son charme, au point de jouer les galants, les jolis cœurs, avant, espèrent-ils, de passer à des choses plus sérieuses et intimes…

D’emblée, Lambert a flairé l’embrouille, mais les 3 philosophes, tout à leur bluette, n’y prennent garde, l’envoient même paître et le valet ne pourra que constater les dégâts, une fois les grands hommes humiliés par la révélation de la vraie personnalité de la Cicéronetta : une aventurière, une courtisane, plus attirée par l’enrichissement matériel que par un enrichissement intellectuel, que nos trois voyageurs sont pourtant toujours prompts à dispenser…

De cette mésaventure sentimentale, philosophique et sociale, l’amitié des trois amis sortira bien mal en point, chacun reprochant aux autres sa responsabilité dans le fiasco, quand Lambert ne finit pas carrément par devenir le bouc émissaire de ses maîtres provisoires, comme s’il y était pour quelque chose ! Cet évènement sera aussi le début d’une certaine défiance des philosophes à l’encontre du valet qui va payer cher les frasques de la Cicéronetta alors qu’il n’y était pour rien et surtout, plus injuste encore, qu’il avait su les mettre en garde à temps… Moments difficiles pour l’honnête valet, qui aura bien du mal à comprendre ce changement d’attitude à son encontre.

C’est pourquoi, au final, les souvenirs que Lambert va, en pleine révolution, mettre sur le papier, éclaireront la personnalité de ses grands hommes, comme il dit, de façon bien différente que celle que les Révolutionnaires choisiront de promouvoir. Pour Lambert, que ce soit dans la première moitié du voyage, quand l’entente était encore cordiale, ou dans la seconde moitié, lorsque les trois « amis » s’entredéchiraient, jamais ce qu’il a vécu à leurs côtés ne pourra coïncider avec l’image glorieuse renvoyée pour des raisons politiques par les nouveaux maîtres du pays.

François Vallejo, au travers du récit du valet Lambert, à la fois pittoresque, rocambolesque, souvent drôle, parfois plus émouvant, nous dresse donc un portrait peu favorable de ces philosophes parmi les plus importants de ce « Siècle des Lumières », des hommes dont la pensée a pesé lourd dans les évènements et les idées révolutionnaires, bien après leur mort. L’auteur les ridiculise gentiment, tout en mettant leurs philosophies respectives en perspectives, au travers de leurs propres actes (sans oublier quelques clins d’œil amusants).

Ce qu’il ressort principalement, c’est que leur vie fut finalement assez éloignée des idées qui furent mises en avant. Car, loin de fréquenter le peuple, ces philosophes, Diderot compris, même s’il est celui qui y goûtera le dernier, cherche avant tout la fréquentation des puissants du royaume. D’abord, par besoin de protection et de financement (la philosophie, surtout quand les idées peuvent mener à la Bastille, ne nourrit guère son homme), ensuite, sans doute, par aspiration personnelle. Un envie de gloire compréhensible, intrinsèque à la nature humaine, sans doute, l’envie de voir ses idées connues et reconnues, l’ambition d’avoir raison, probablement aussi. Autant de choses impossibles à diffuser auprès d’un peuple qui n’a pas le savoir nécessaire pour comprendre tout cela.

D’ailleurs, Lambert lui-même, au cours de son voyage en Italie, sera l’archétype de ce peuple laissé dans l’ignorance, je pense, en particulier, à la scène devant le Vatican, quand Lambert semble penser que les œuvres de Michel-Ange, que souhaitent admirer les trois philosophes, ont été réalisées par un ange…

Bien sûr, il est facile de faire le procès de la philosophie sur le simple récit d’un valet. Mais l’habileté de Vallejo, qui introduit au cours de sa narration, un lointain descendant de Lambert qui a hérité du manuscrit de son ancêtre, l’a lu et l’a remis en forme pour nous le soumettre sous une forme lisible, c’est de jouer sur un fait : si ce voyage en Italie semble avéré, en revanche, il n’apparaît que très rarement dans les biographies des grands hommes concernés, comme s’ils avaient voulu l’effacer de leurs mémoires et éviter que quiconque s’en souvienne…

A lire le récit de Vallejo, on comprend mieux pourquoi… Mais là encore, l’art du romancier intervient, quand on réalise que certains épisodes de ce voyage se retrouvent, racontés avec plus ou moins de détails, dans les diverses œuvres, et pas des moindres, des trois philosophes.

N’allons donc pas voir dans ce roman caustique et railleur, impertinent et parfois insolent (comme Lambert, qui « se lâche » de plus en plus au fur et à mesure que le voyage avance et que la discorde s’installe au sein de l’équipage). Mais, à lire le dernier chapitre de ce voyage et à découvrir ce qu’il est advenu de Lambert dès son retour d’Italie, on ne peut s’empêcher d’y voir un regard critique et u forme de morale, répétée à plusieurs reprises par Lambert dans les dernières lignes de son récit : « les hommes sont oublieux. Les grands hommes sont oublieux des petits, les petits sont oublieux des grands ».

Simplement, cet oubli n’a pas la même dimension : les grands hommes, malgré leurs beaux idéaux, sont les premiers à les fouler aux pieds ; quant aux petits, ils oublieront vite pourquoi on a envoyé Rousseau au Panthéon (ceux qui saluèrent le passage du cercueil du grand homme n’ayant probablement qu’une très vague idée du pourquoi de ce transfert, ou une vision faussée…).

Et il est logique d’en conclure qu’aimer la sagesse ne suffit pas toujours à l’acquérir…


« Le jeu du sang ne s’arrête jamais. »


En recevant il y a quelques semaines le nouveau roman de Sire Cédric et en découvrant qu’on y retrouve les personnages de son précédent roman « De fièvre et de sang », je m’attendais à une lecture particulièrement saignante… Une première impression que la lecture de ce nouveau roman fantastique, « Le Premier sang » (en grand format au Pré aux Clercs), n’a ni confirmé, ni démenti… Ca saigne raisonnablement, dirons-nous, mais le vrai plaisir, c’est d’y retrouver les ingrédients chers à Sire Cédric : des enquêtes policières sur fond de surnaturel. Efficace, très efficace. Et, pour ses fidèles, des révélations majeures !


Couverture Le premier sang


Un soir d’hiver neigeux et froid, Erwan Leroy, lieutenant de police de son état, et Eva Svärta, son atypique collègue albinos, planquent devant un immeuble dont le dernier étage est occupé par un important trafiquant de drogue, Ismaël Constantin. Peu d’espoir de coincer cet homme, implanté depuis 15 ans dans un quartier qui lui semble acquis. Mais Leroy ne désarme pas : il veut arrêter Constantin et mettre fin à son trafic.

Mais, alors que les deux flics se font malmener par les gamins du quartier, venus défendre Constantin, un terrible incendie éclate à l’étage où vit Constantin. Rien à faire, le feu est trop fort, Svärta et Leroy ne peuvent intervenir avant que les pompiers n’aient maîtrisé l’incendie… Mais, lorsqu’ils peuvent enfin accéder à l’appartement du dealer, ils ne peuvent que constater les dégâts : le corps carbonisé de Constantin est attaché à une chaise… Les premières constatations montrent qu’il a été horriblement torturé avant qu’on allume le feu. Des supplices qui rappellent les tortures administrées, il y a longtemps, par l’Inquisition.

Alors que l’enquête s’oriente aussitôt vers un règlement de comptes entre trafiquants, sans doute pour éliminer un concurrent et récupérer ses « parts de marché », Svärta va, dans l’appartement voisin, appartenant lui aussi à Constantin, faire une découverte qui va laisser les policiers sans voix : le corps d’un bébé, apparemment assassiné lui aussi, git dans un congélateur… Seul indice : un morceau de bois peint, trouvé à côté du petit cadavre…

Au temps pour l’hypothèse de la guerre des gangs, tout cela ressemble plus à « l’œuvre » d’un malade sanguinaire… De quoi réveiller en Eva Svärta les plus pénibles souvenirs qui soient : l’assassinat de sa sœur jumelle, lorsqu’elles avaient 6 ans, par un tueur en série, drame qui a fait naître sa vocation de flic, afin de retrouver un jour le meurtrier…

Dans le même temps, Madeleine Reich, riche industrielle en vue, est victime d’étranges stigmates. Des blessures apparues brusquement, lors d’un repas avec son mari. La nuit suivante, Madeleine tue de sang-froid son mari avant d’incendier sa luxueuse maison de Neuilly et de disparaître.

A Toulouse, Alexandre Vauvert, toujours aussi fatigué et de plus en plus désabusé, enquête sur la disparition du patron d’un important groupe industriel régional. Voilà bientôt deux semaines que Pierre Loisel a disparu soudainement. Et l’enquête piétine, aucune piste n’est privilégiée, et pour cause, les policiers toulousains ne dispose d’aucun indice crédible…

Vous vous en doutez, ces 3 histoires vont bientôt se rejoindre, je n’en dis pas plus à ce sujet, mais cela va être l’occasion de retrouvailles entre Svärta et Vauvert, dont l‘aventure nouée à la fin de « De fièvre est de sang » est restée sans lendemain. Pas du fait de Vauvert, qui a contacté régulièrement sa collègue et amie, sans obtenir de réponse. Tout à son drame personnel, Svärta a choisi de ne pas répondre au géant toulousain, pour ne pas, pense-t-elle, l’entraîner dans son malheur.

Cette relation étrange entre les deux policiers va se renouer comme elle a commencé : sous le signe du sang. Car Svärta et Vauvert ne sont pas au bout de leurs peines : les voilà à la poursuite d’un tueur impitoyable aux méthodes peu orthodoxes (fantastiques ? Surnaturelles ? Paranormales ? Choisissez le mot qui vous convient le mieux), dont les cibles ont, elles aussi, beaucoup à se reprocher…

Une enquête qui, certes, marque les retrouvailles entre les deux enquêteurs vedettes des romans de Sire Cédric, je l’ai déjà dit, mais pas seulement. Car ces journées pénibles, cette confrontation avec des évènements inexpliqués et inexplicables, les horreurs que l’enquête met progressivement au jour, les rencontres avec des personnages hors du commun et une vérité bien pénible à accepter vont provoquer bien des révélations, et pas des plus faciles à assimiler, chez nos deux protagonistes principaux…

Des révélations qui, pour nous lecteurs fidèles des romans de Sire Cédric, vont éclairer Vauvert d’abord, puis Svärta ensuite, d’une lumière nouvelle. Même si on connaît Vauvert depuis « plus longtemps » que sa collègue albinos, cette dernière a marqué les esprits lors de la première enquête où elle est apparue. Nulle surprise de la voir revenir, donc, ni de la voir retrouver Vauvert. Mais, ce « Premier sang » est l’occasion de revenir sur ses origines, sur ce mal qui la ronge depuis sa plus tendre enfance, sur cette cicatrice jamais refermée (contrairement à celles reçues dans « De fièvre et de sang »), sur les questions restées jusque-là sans réponse…

Pas forcément de quoi apaiser totalement le feu qui la consume, la demoiselle a du caractère et un passé qui ne passera jamais, quoi qu’il arrive. Mais « Le premier sang », c’est la confrontation d’Eva avec elle-même, au cœur d’un tourbillon d’une violence aussi inouïe qu’irrationnelle, où ses démons personnels et ceux qu’elle doit affronter s’allient pour lui faire perdre la raison, elle qui est aussi prompte à s’enflammer que l’amadou…

Quant à Vauvert, une nouvelle fois, le voilà confronter à une affaire complexe où le réel et le fantastique se mêlent étroitement. Mais, véritablement pour la première fois, Vauvert va avoir conscience de ce cocktail détonant. Jusque-là, s’il a bien remarqué que certaines choses curieuses se produisaient au cours de ses enquêtes (je pense à la « rencontre » finale dans « l’enfant des cimetières », par exemple), jamais ce grand costaud cartésien n’avait envisagé qu’il puisse s’agir de phénomènes défiant la raison.

Cette fois, ce qu’il va découvrir, les évènements auxquels il va assister, vont le frapper de stupeur : impossible de douter que tout cela est extraordinaire, incroyable, inexplicable… « Le Premier sang », c’est la véritable rencontre entre Vauvert et l’univers surnaturel qu’il côtoie sans le savoir, ou sans se l’avouer consciemment, depuis 4 aventures, maintenant…

« Le Premier sang » s’annonce donc comme une charnière dans la bibliographie de Sire Cédric, car rien, ni pour Vauvert, ni pour Eva, ne sera pareil après cette aventure (et je ne parle même pas de la dernière page du roman qui ouvre encore d’autres perspectives pour les personnages fétiches de l’auteur). Leur statut, la manière dont ils vont se considérer eux-mêmes, et sans doute dont leur entourage professionnel va devoir les (re)considérer, vont forcément changer. La façon dont nous, lecteurs, allons les envisager à l’avenir aussi. Et puis, également, la façon dont Sire Cédric lui-même va les mettre en scène dans ses prochains livres…

Je me rends compte que je n’ai pas beaucoup parlé de l’histoire et de son contexte, que je n’ai pas explicitement évoqué la « famille » de fantastique à laquelle appartiennent, si je puis dire, les personnages du « Premier sang ». Contentons-nous de dire qu’après les esprits, les vampires et les fantômes, Sire Cédric s’attaque à une nouvelle catégorie de créatures à la fois humaines et pourtant dotées d’aptitudes extraordinaires.

Mais je m’arrête là, car je ne veux pas risquer de trop en dévoiler, ce serait dommage. J’ai trouvé la narration de Sire Cédric pour nous amener jusqu’au dénouement est très habile, lorgnant encore une fois vers l’univers de Stephen King, tant dans le fond que la forme. On peut le dire aisément, puisque Sire Cédric assume totalement cette source d’inspiration (qui est loin d’être la pire dans ce genre littéraire reconnaissons-le).

Oh, il y a bien quelques scènes, quelques effets déjà vus ou un peu faciles (je pense à la poursuite en forêt, dans la dernière partie du roman, même si sa conclusion plus originale rachète la scène dans sa totalité), mais, dans l’ensemble, j’ai eu l’impression que les scories, les petits trucs superflus qui dépassaient dans « l’Enfant des cimetières » avaient disparu pour nous donner un produit fini brut de décoffrage et tourné vers l’efficacité du récit.

Et ça fonctionne : le suspense du « premier sang » est très efficace, on tourne les pages, avide d’en savoir plus, de comprendre ce qui peut l’être, de voir évoluer les personnages et avancer l’enquête, l’histoire est bien conçue, n’en déplaise aux plus perspicaces des lecteurs qui affirmeront avoir découvert l’un des fins mots de l’histoire très rapidement.

Sire Cédric étoffe son univers, poursuit dans un style personnel affiné (qui ne plaît pas forcément à tout le monde, mais dans lequel je suis toujours entraîné avec plaisir) et nous offre, non pas un, mais deux personnages à suivre désormais (à l’image de ce que Franck Thilliez a fait en réunissant, pour le pire, plus que pour le meilleur, vu ce qu’il leur fait subir, Sharko et Hennebelle). On a du mal à imaginer Vauvert sans Svärta, Svärta sans Vauvert, même s’il faudra régler la question géographique (lui à Toulouse, elle à Paris).

Mais « le jeu du sang ne s’arrête jamais » (citation tirée du roman, évidemment), comme je le signale en titre. Gageons donc que les prochains phénomènes auxquels ils seront confrontés rapprocherons ces deux êtres, dans un contexte particulièrement étrange, c’est vrai, mais où leur union fera leur force (mais peut-être aussi leur faiblesse).

Attention, je ne vais pas faire de Vauvert et Svärta les successeurs de Mulder et Scully, ça n’a rien à voir ! Ni leurs univers respectifs, ni leurs relations, ni même leurs manière d’appréhender les phénomènes auxquels Eva et Alexandre se retrouvent régulièrement confrontés (sachant qu’ils sont des flics « normaux », pour lesquels le paranormal n’est pas une « spécialité » ou une « spécialisation »).

En conclusion, le dernier roman en date de Sire Cédric m’a procuré une agréable journée de lecture. Je ne l’ai quasiment pas lâché avant de l’avoir terminé. Et lorsque j’ai referme « le Premier sang » je n’ai pu que me dire : « vivement le prochain Sire Cédric », car la progression de son travail est notable et doit être saluée.


« Le kidnapping le plus ridicule de toute l’histoire. »


Ce n’est pas moi qui le dis, mais la victime elle-même dudit kidnapping… C’est vous dire si le livre dont nous allons parler est sérieux… Pas vraiment une surprise, puisqu’il est signé Carl Hiaasen, un des romanciers américains les plus drôles et délirants du moment. Avec « Presse-people » (le trait d’union du titre français est important), publié en grand format aux éditions des Deux Terres, Hiaasen sort son bazooka pour tirer à boulets rouges sur le monde si superficiel du show-business et des stars éphémères qui apparaissent et disparaissent aussi vite. On rit devant la caricature très efficace et les saillies incessantes de l’auteur, et ça fait du bien !


Couverture Presse-people


Cherry Pye est une star pour adolescents, au talent aussi minimaliste que sa voix mais au compte en banque déjà bien rempli. Mais, revers de la médaille, la demoiselle s’est vite avérée ingérable, plus passionnée par les fêtes interminables, l’abus de drogue et d’alcool et tout ce qui fait planer que par le travail que nécessite la carrière d’artiste…

D’ailleurs, lorsque s’ouvre le roman, Cherry Pye, de son vrai nom Cheryl Gail Bunterman, est (une nouvelle fois !) dans un piteux état après avoir avalé un étrange cocktail, qui devrait, dixit la starlette défoncée, lui permettre de se réincarner un jour en… cacatoès… Embarras gastrique, affirme la mère de la starlette, qui lui passe tous ses excès du moment qu’elle rapporte suffisamment  d’argent pour lui assurer un train de vie plus que confortable… Pourtant, c’est bel et bien une sale cuite, voire un début d’overdose que subit Cherry Pye.

De quoi exciter la convoitise des paparazzis qui font leur beurre de photos de stars dans des états proches de l’Ohio… Alors, pour empêcher ce genre de désagrément, la famille, l’agent, les responsables des relations publiques de Cherry Pye ont tout prévu : ils ont engagé une jeune actrice, Ann DeLusia, au physique proche de celui de Cherry, afin qu’elle lui servent de doublure lorsque la jeune chanteuse n’est pas dans son état normal.

Parmi « la meute des vermines », comprenez les photographes de la presse people prêts à tout pour obtenir LA photo capable de les nourrir pour un bon moment, on trouve Claude Abbott, un gros lard mais excellent photographe, qui a choisi la carrière de paparazzi sans doute plus rémunératrice que celle de photographe de presse généraliste après quelques couacs peu glorieux. « Bang » Abbott, comme on le surnomme, a, de longue date, Cherry Pye dans son collimateur. Il est prêt à tout, y compris soudoyer grassement une armée de contacts disséminés dans tout le pays, afin de tout savoir avant tout le monde sur les frasques des stars. Et, principalement, celles de Cherry Pye.

Abbott, qui a découvert, à ses dépens, le coup de la doublure, est d’autant plus décidé à prendre des photos bien compromettantes de la starlette, au point que son intérêt pour Cherry Pye frôle carrément l’obsession… Mais, à chaque fois, il semble tomber sur Ann DeLusia, l’obligeant à ruser pour vendre des photos d’une « nobody », certes très ressemblante, sous le nom de Cherry Pye.

Alors, dans la tête du paparazzi va germer un plan a priori génial mais qui va vite tourner au grand n’importe quoi : enlever Cherry Pye afin d’en disposer à sa guise comme modèle pour une série de photographie qui, il n’en doute pas un instant, lui assurera gloire et fortune…

Vous l’aurez deviné, une fois de plus, Abbott va se vautrer et se retrouver avec Ann DeLusia dans sa voiture, déclenchant, dans le même temps, toute une série d’évènements à peu près aussi incontrôlables que la starlette elle-même… Car les parents de Cherry, son producteur, amateur de demoiselles pas toujours majeures, ses attachées de presse (fausses) jumelles, que la chirurgie a rendues plus ressemblantes encore que deux gouttes d’eau, craignent par-dessus tout qu’un scandale éclate autour de Cherry Pye, alors que la sortie d’une nouveau disque et une méga-tournée se préparent, ce qui mettrait en péril toute la carrière de la jeune chanteuse.

Aidés, enfin presque, par un garde du corps, joliment surnommé Chimio, qui ferait passer Freddy Kruger pour un prix de beauté et qui possède, au bout du moignon de sa main gauche, un ustensile capable de lui faire concurrencer Edward aux mains d’argent, l’entourage de la starlette va devoir cogiter pour trouver une solution idéale : éviter que des photos ne viennent tout gâcher, éviter que l’histoire de la doublure (que même Cherry Pye ignore) ne s’ébruite, éviter que Ann DeLusia n’ait envie de raconter (contre monnaie sonnante et trébuchante) son aventure, etc.

Mais, les plans sont toujours faits pour être contrariés… Et l’entourage de Cherry Pye, comme Abbott lui-même, ont sous-estimé le contexte entourant ce kidnapping. Et l’opération sauvetage, comme le rapt lui-même, vont rapidement sombrer dans le ridicule total… Entre Chimio qui entend faire cavalier seul et doubler tout le monde et l’intervention d’un étrange énergumène, nommé Skink, qui affirme avoir été, quelques décennies plus tôt, gouverneur de Floride, rien ne va se passer comme prévu…

Au-delà de cette intrigue débridée, c’est évidemment le contexte du roman et le style de Hiaasen qui valent le déplacement… On verrait bien Ben Stiller et sa bande de potes se saisir de ce roman pour l’adapter au cinéma avec leur style potache inimitable. Chaque expression, chaque fait, chaque geste d’un personnage, chaque situation sont tournés en dérision pour notre plus grand plaisir de lecteur.

L’univers du show-biz, les caprices et les abus des stars, les comportements des parents de jeunes gens devenus stars dès l’adolescence, le monde sans pitié des paparazzis et même une bonne partie du mode de vie américain… tout cela est passé à la moulinette Hiaasen qui, même s’il ne fait pas toujours dans la finesse, sait mettre dans le mille à tous les coups.

Voilà un roman qui mérite, plus que de longs développements sur l’intrigue, une petite galerie de portraits (pour un roman où la photographie tient une large place, ça s’impose !).

On commence par la star, of course, j’ai nommé Cherry Pye (quelle cerise ! Et quelle tarte !!). Mignonette sans plus, dénuée de tout talent mais remarquablement produite pour faire comme si, complètement idiote, incapable de comprendre qu’être star demande un minimum de travail, plus concernée par l’agenda des fêtes et des substances pas toujours légales qu’on peut y consommer en quantités déraisonnables, elle est juste… insupportable ! On a, au minimum, envie de lui coller une bonne paire de claques, histoire de lui inculquer quelques bonnes manières. Au maximum, elle donnerait des envies de meurtres au plus placides des hommes, ce que n’est pas Chimio, par exemple…

Mais Cherry Pye bénéficie du laxisme intéressé de ses parents, Janet et Ned. Un couple désuni que seul rassemble encore l’appât du gain et des plaisirs divers et variés que permettent les revenus de leur fifille… Ned est bien falot, convaincu que sa fille est avant tout une gourde sans un gramme de cervelle, mais puisque ça lui permet de financer ses lubies, il laisse aller. Janet, elle, est la première groupie de sa fille et se montre aussi plus que concernée par l’argent que cette carrière éclair lui rapporte. Elle passe tout à sa starlette de fille, défend l’indéfendable, réussit à se persuader que Cheryl n’est ni une gourde, ni une capricieuse et encore moins une alcoolique et une droguée invétérée… C’est beau, l’amour ! Peut-être un peu aveugle… Ou cupide, je ne sais…

Pour prendre la carrière de Cheryl en main, les Bunterman ont choisi un faiseur de stars, le producteur Maury Lykes. Capable de changer le plomb en or, il a su faire en un temps record d’une gamine sans talent comme Cheryl Gail Bunterman, une artiste qui compte, si ce n’est pour la qualité de son « œuvre », mais plutôt par le niveau de ses ventes et sa renommée. L’attention soutenue des paparazzis est d’ailleurs un mal nécessaire pour entretenir une carrière qui risque bien de passer à la vitesse d’un météore… Mais, même ce magicien de « l’entertainment » qu’est Maury Lykes commence à se lasser des frasques de sa starlette… Pour essayer de lui remettre les pieds sur terre et, espère-t-il, l’aider à se remettre au boulot avant sa grande tournée, il a engagé Chimio, une brute peu susceptible de tomber sous le charme de Cherry Pye… Il pourrait s’en mordre les doigts…

Les sœurs Lark, jumelles impossibles à reconnaître, merci le botox et le bistouri, sont chargées de promouvoir la carrière de Cherry Pye. Un jeu d’enfants pour ces deux femmes, spécialisées dans les carrières de stars à problèmes… Leur job : inventer la vie qui va avec la star, afin de faire rêver ses fans. En l’occurrence, elles vont devoir s’atteler au récit, le plus héroïque possible, du kidnapping de Cherry Pye, en omettant de dire que ce n’est pas vraiment elle qui a été enlevée, mais en enjolivant allègrement tout le reste pour faire de la jeune femme un modèle de courage et de séduction… Vivent les blogs et les réseaux sociaux !!

N’oublions pas Chimio, déjà mis en scène par Hiaasen dans un de ses précédents romans. Un balèze de 2,05m qui ne supporte pas qu’on lui demande s’il a joué au basket. Son visage a été ravagé par l’intervention d’un chirurgien esthétique peu scrupuleux (cf « Cousu Main », du même auteur, que viennent de rééditer les éditions des Deux Terres), lui laissant un masque à glacer d’effroi le moins impressionnable d’entre nous. Il a passé pas mal de temps en taule, a gagné sa vie en escroquant des investisseurs dans l’immobilier, carrière mise entre parenthèses pour cause de crise des  « subprimes » et a choisi de se recycler dans un rôle de garde du corps qui le laisse totalement froid, imperméable qu’il est à cet univers impitoyable du show-biz… Il est horripilé par Cherry Pye, d’abord, puis par toute la superficialité et l’hypocrisie de son entourage, au point qu’il finira par jouer sa carte personnelle, afin de bien se remplir les poches, avant de repartir vers l’immobilier…

Ann DeLusia est la doublure de Cherry Pye, rôle qu’elle a d’abord accepté comme une aubaine pour sa carrière d’actrice débutante. Mais, bien vite, elle va se rendre compte que jouer les remplaçantes d’une starlette déjantée n’est pas aussi simple que ça. Et, surtout, que cela suppose de laisser son amour propre au vestiaire et d’accepter de faire des choses qu’elle n’accepterait jamais de faire sous sa véritable identité. L’enlèvement est la goutte qui fait déborder le vase : hors de question de continuer à l’avenir ce rôle de potiche. D’autant que la manière dont la famille de Cherry Pye a géré sa disparition puis sa libération ne lui a pas plu du tout, du tout… Mais, elle se retrouve aussi la cible des ambitions de cette famille sans scrupule, prête à tout pour faire taire une doublure devenue gênante…

Claude « Bang » Abbott est celui par qui le scandale n’est pas arrivé (pour une fois). Nourrissant une relation très ambiguë vis-à-vis de Cherry Pye (est-il amoureux ? En fait-il le bouc émissaire de ses échecs ?), il ne pense plus qu’à elle et à ce que des photos d’elle pourrait lui rapporter (à plus ou moins long terme, le raisonnement étant de se dire que, vu ses addictions, la starlette pourrait y passer rapidement, ouvrant, dans le sillage de l’émotion légitime du public, un marché juteux). Mais Bang est un loser, malgré de réels talents de photographe, et tout ce qu’il entreprend autour de Cherry Pye finit par échouer. Son idée absurde de kidnapping n’échappera pas à la règle, surtout après sa sympathique rencontre avec Chimio, et aboutira à la fin de sa carrière de paparazzi…

Reste Skink… Ann le rencontre par hasard sur une route de Floride où il la sauve d’un accident de voiture. Trouvant la jeune femme sympathique, il décide de devenir son ange gardien, en quelque sorte, lui promettant qu’il interviendra pour l’aider si elle en a besoin. Skink vit dans la mangrove floridienne, dans un campement de fortune, à l’état de SDF, pourrait-on croire, mais un SDF cultivé, propre sur lui, malgré sa dégaine reconnaissable entre mille, juste un tantinet barjo. Skink affirme à qui veut l’entendre qu’il a été gouverneur de Floride quelque temps avant de disparaître sans laisser ni adresse, ni trace, en plein mandat, dégoûté par la manière dont les prometteurs ont défiguré son état. Il s’est érigé depuis en impitoyable justicier, punissant avec sévérité ceux qui nuisent à l‘environnement pour de vulgaires questions de gros sous. Avec Chimio, il est l’autre personnage haut en couleurs de ce roman, et il vaut son pesant de cacahuètes… Mais, si Chimio est le poil à gratter de l’histoire, Skink en est le « Deus ex machina ».

Vous l’aurez compris, j’ai adoré ce roman bidonnant qui ne respecte pas grand-chose et c’est tant mieux. Un excellent moment de détente sous une féroce satire sociale qui n’épargne pas non plus le public, au passage. Car, finalement, qui met au pinacle des ados ingérables et sans talent, les élevant au rang d’idoles alors qu’ils n’ont aucun mérite ? Qui achète cette presse de caniveau qui ne vit que de photos scandaleuses des excès de stars en tous genres ? Soyons plus exigeants, semble nous dire Hiaasen, dans le choix de nos modèles, et arrêtons de rêver devant des personnages de pacotille que nous aurons oubliés d’ici quelques semaines, mois, années…

La cupidité et la superficialité de notre société du spectacle, en autodestruction permanente, sert parfaitement le propos de Carl Hiaasen, dont on se demande même parfois s’il exagère vraiment dans sa caricature, tant les évènements qu’il nous rapporte semblent nous rappeler de véritables et croustillantes anecdotes que nous aurions lues ou entendues ici ou là, dans le métro, chez le coiffeur ou sur internet…

Bref, Hiaasen se moque, nous rions, mais n’est-ce pas d’abord de nous, ses lecteurs, et les autres, que se moque Hiaasen dans « Presse-people » ?


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