Ah, "le Discours de la méthode" pour ouvrir ce billet, rien que ça... Et rassurez-vous, même si j'en ai appris certains passages par coeur il y a loooongtemps, je n'ai pas sorti cette citation du capharnaüm de mon cerveau. Non, cette phrase est dans notre roman du jour, et pour cause : le philosophe en est le personnage central. Et pourtant, c'est bel et bien d'un roman de fantasy dont nous allons parler, avec de la magie, des créatures, des phénomènes étranges, si, si... "Eclaircir les ténèbres", de Nicolas Bouchard (paru chez SNAG Fiction, jeune maison d'édition consacré à l'imaginaire), est un roman d'aventures dans lequel se lance René Descartes, accompagné par une drôle d'équipe, qu'on croirait sortie d'un film de Terry Gilliam, où il ne va pas seulement falloir combattre des puissances occultes et des humains aux bien sombres ambitions, mais aussi des événements susceptibles de sérieusement bousculer la philosophie cartésienne et ses certitudes...
En cette époque troublée, où le royaume de France est constamment en guerre quelque part, la vallée d'Ouraos a des allures de havre de paix, dans une région où la guerre fait souvent rage. Mais en cette année 1640, ce qui se passe à Ouraos n'a pas grand-chose à voir avec les guerres traditionnelles. S'y déroulent des choses bizarres, qui dépassent l'entendement et défient même la foi la plus sincère...
La peur y a élu domicile et elle se répand comme une traînée de poudre, jusqu'à terroriser les plus courageux et les plus croyants. La panique menace, nourrie par l'expérience. Car il semble bien que ce qui a démarré ne se produit pas pour la première fois et que le souvenir des précédentes suffise à glacer les sangs jusqu'aux os...
Au même moment, à Paris, Hugues quitte son service. Il est mousquetaire au sein de la garde du Cardinal Richelieu. Et c'est justement l'homme illustre qui lui a fait parvenir un message confidentiel. Un peu surpris, Hugues ouvre le pli et découvre que l'Eminence lui confie une mission secrète et lui donne l'ordre de former autour de lui une équipe. Une équipe, laisse-t-il entendre... un peu spéciale.
Qu'à cela ne tienne, Hugues suis les indications et va découvrir, effectivement avec un certain étonnement, ceux qui seront bientôt ses nouveaux compagnons. Car si la missive ne lui dit rien de ses futurs acolytes, elle lui explique précisément comment les trouver et les rallier. Sans se poser de question, les ordres, rien que les ordres !
A l'Arsenal, il fait la connaissance de Jonas-Prosper Levasseur, un spécialiste en explosif dont tout l'entourage redoute qu'il fasse un jour sauter tout Paris avec ses expériences ; le second, Damien Legorn, sert aux Gardes Françaises, mais arrondit ses fins de mois en participant à des combats, où il affronte à mains nues n'importe quel adversaire... et gagne à chaque fois !
Enfin, il se rend dans les bas-fonds de la capitale, où semble vivre Rudolph de Breitenfeld, selon les ordres du cardinal. Hugues découvre alors un mendiant au visage estropié et au bras manquant... Qu'est-ce donc que ce sbire ? Mais bientôt, celui qui fut lansquenet se présente sous son meilleur jour : équipé d'un harnais de métal barrant son torse, auquel il peut adapter d'impressionnantes armes qu'il manie avec une stupéfiante dextérité...
Les quatre hommes ont rendez-vous le lendemain matin pour se lancer dans un long voyage. Hugues et ses trois nouveaux amis sont exacts au rendez-vous, direction l'étranger. Car il manque un dernier membre à leur équipe, et celui-ci vit en Hollande. C'est là que vit en exil celui qui pourrait être le plus difficile à convaincre de se joindre à la mission de Hugues : René Descartes.
Dans son cas, l'invitation sera un peu plus... clairement formulée. Disons qu'on ne lui laisse guère le choix. Et l'on mise surtout sur son insatiable curiosité, lorsqu'il apprendra pourquoi il est ainsi convoqué : l'inexplicable disparition d'une province de France, Ouraos. Enfin, disparition... Disons plutôt qu'on semble ne plus pouvoir ni entrer ni sortir de cette vallée...
Et pour beaucoup, ce ne peut-être que l'oeuvre du Diable en personne, sinon comment expliquer ce mystère ? Le philosophe ne semble pas intéressé, d'autant que travailler pour le pays qui voudrait le voir condamné ne le motive pas vraiment... A moins qu'on puisse justement trouver un terrain d'entente : donnant-donnant, la protection du cardinal contre une enquête en Ouraos...
Marché conclu, il va rejoindre le groupe formé par Hugues, qui dirigera l'équipée. Car il connaît bien ce territoire, il en est originaire. Il y a laissé sa famille, ses proches, ses amis. Et Sophronia, la guérisseuse que beaucoup considèrent comme une sorcière... Toutes et tous sont prisonniers d'une mystérieuse brume et à la merci de bien des dangers.
J'ai fait le choix de planter le décor avec une certaine précision, mais sans entrer dans le détail, ni même aborder le coeur de ce roman, qui sera le voyage de ce qu'on va appeler "la Compagnie Descartes" en Ouraos. Car cette mise en place a le mérite de nous donner pas mal d'indications sur ce qu'on va lire, à travers l'étonnante galerie de personnages qu'il met en scène.
Sur cette fine équipe, je n'en dirai pas plus, car on va les découvrir les uns après les autres au fil du livre, comprendre leurs parcours respectifs et découvrir comment Jonas-Prosper, Damien et Rudolph sont devenus les énergumènes que Hugues a rencontrés et ralliés à sa cause. Trois drôles de zigues possédant pourtant d'indéniables aptitudes qui ne seront pas de trop en Ouraos.
Le seul dont on peut dire un mot, c'est évidemment Descartes. D'abord, parce qu'à cette époque, il est dans l'incertitude : il vit pauvrement en Hollande, pour éviter d'être jugé en France pour ses écrits. Et il semble que les services de Richelieu aient particulièrement bien fait leur boulot pour apporter au Cardinal les preuves que le philosophe continue d'écrire des textes subversifs, voire hérétiques...
Evidemment, Nicolas Bouchard joue avec ce personnage, son oeuvre (dont on retrouve certains extraits en tête des chapitres, mais aussi, comme le titre de ce billet, dans le coeur du livre) et son parcours. En particulier la jeunesse de Descartes, dont on sait assez peu de choses et qui devient un espace formidable pour laisser libre cours à l'imagination.
En fait, on sait que, juste après les études, René Descartes s'est engagé dans l'armée, mais pas l'armée française, celle du Duc de Bavière. Ce n'est pas le seul élément intéressant qu'a trouvé le romancier dans la biographie du philosophe ; l'autre tient à un élément plus surprenant encore, la fascination de l'auteur du "Discours de la Méthode" pour l'ésotérisme, à travers les Rose-Croix...
Il n'en faut certainement pas plus pour titiller l'imagination d'un auteur de SFFF que l'Histoire intéresse énormément. Il y a la matière pour échafauder une histoire plein de merveilleux et d'étrange dans laquelle embarquer un Descartes qu'on regarde alors un peu différemment, puisque sa philosophie si raisonnable semble peu compatible avec cette situation extraordinaire.
C'est d'ailleurs un des axes choisis par Nicolas Bouchard : confronter les événements en Ouraos aux réflexions de Descartes, faire de la raison une arme capable de désamorcer l'incompréhensible, le surnaturel. Trouver une explication rationnelle à ce qui s'est emparé d'Ouraos et, ainsi, y mettre un terme définitif.
Bien sûr, il va falloir entrer en Ouraos, comprendre ce qui s'y passe et en revenir, ce qui ne serait pas un mince exploit, puisque personne ne parvient à en ressortir depuis un mois... Et, tout en soupçonnant quelque diablerie, ou du moins des phénomènes dépassant les connaissances scientifiques de l'époque...
Et il semble clair que ce voyage inopiné, et un peu forcé, en Ouraos va ébranler les certitudes et la pensée d'un René Descartes dont la philosophie est déjà bien élaborée ("le Discours de la méthode" est déjà paru, "les Méditations métaphysiques" sont sur le point de l'être). A lui de trouver la parade, en s'appuyant sur les compétences bien différentes des siennes de ses drôles de compagnons...
Avouez qu'un mousquetaire, un philosophe revenu momentanément d'exil, un artificier adorant les explosions, un lutteur détestant les armes et un ancien combattant mi homme mi... on ne sait pas trop quoi, d'ailleurs, c'est une équipée qui ne passerait pas inaperçue en temps normal. Oui, mais voilà, en Ouraos, l'époque n'a justement rien de normale.
Le lecteur, avant même de découvrir cette vallée ensorcelée et les raisons qui ont poussé à cet ensorcellement (gare aux mots qu'on emploie, ils peuvent évidemment être démentis par la suite, en fonction de ce qu'on va trouver en Ouraos), s'interroge sur cet improbable attelage et la manière dont il s'intégrera dans l'histoire.
Ok, ils sont... bizarres, atypiques, hors concours, des espèces de proto-superhéros, mais cela sera-t-il suffisant pour affronter un ennemi dont ils ne savent rien ? Comment ces aptitudes, je n'ose parler de pouvoirs, vont-elles s'exprimer dans le cadre d'un voyage dans l'inconnu ? Et ça, oui, cela provoque une réelle curiosité chez le lecteur.
Je fais le choix de laisser de côté dans ce billet ce qui se passe à Ouraos et pourquoi cela se passe dans cet endroit et à ce moment-là. Pas uniquement parce que c'est une question de suspense, mais aussi parce que cela se dessine très lentement et qu'on l'appréhende l'ensemble des enjeux très loin dans un livre qui se lit avec plaisir. Un véritable divertissement, avec du fond.
A ce titre, la quatrième de couverture donne quelques éléments supplémentaires que j'aurais plutôt occultés (c'est le cas de le dire), sans pour autant aller trop loin. Mais c'est vrai que laisser le mystère intact autour des événements d'Ouraos me semble plus amusant, car le lecteur qui n'a pas encore découvert "Eclaircir les ténèbres" partira à l'aventure dans les mêmes conditions que les héros...
Il y aurait pourtant de beaux thèmes à développer autour de ces sujets, qui recoupent ce qu'on a déjà évoqué dans ce billet, et pour cause, science et philosophie ne sont jamais très loin. On sait que "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" (c'est pas du Descartes, c'est du Rabelais) et cet adage ouvre un champ des possibles passionnant pour un auteur d'imaginaire.
C'est d'ailleurs la présence de Descartes au coeur de cette histoire qui lui donne un vrai supplément d'originalité dans ce qui aurait pu être très classique. Ce jeu autour du philosophe et de ses préceptes confrontés à une réalité inattendue et sortant de l'ordinaire, est une jolie trouvaille habilement menée par Nicolas Bouchard.
"Eclaircir les ténèbres", paru en juin 2018, est l'une des premières publications de SNAG fiction, une nouvelle maison d'imaginaire qu'il faut saluer et encourager. Si j'en crois son site internet, ce roman de Nicolas Bouchard pourrait être le point de départ d'une série qui serait centrée sur ce que j'ai appelé (en reprenant l'expression du site) "la Compagnie Descartes".
Je dois dire que je serais à la fois curieux et ravi de retrouver cette fine équipe et de la voir mener de nouvelles aventures. D'autant que le contexte historique de cette période est riche et l'on en devine déjà un des tournants dans ce premier volet, lors de la rencontre décisive qui va convaincre Descartes de partir en Ouraos, je n'en dis pas plus.
"Nous aimons tous (ou presque) la fantasy historique", disait le titre d'une table ronde à laquelle participait Nicolas Bouchard, lors des dernières Imaginales. En ce qui me concerne, c'est comme cela que je l'aime, dans une vraie tradition de littérature populaire, avec de l'action, du spectacle, de la baston et des rebondissements. Mais aussi un vrai fond historique et philosophique qui enrichit...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
jeudi 12 septembre 2019
"Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes" (René Descartes).
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