mercredi 30 mars 2016

"Le pensionnaire est sorti de sa boîte. Il faut absolument qu'il y retourne ! Absolument ! A.C.D."

Je cherchais une lecture intermédiaire, un livre dont je ne vous parlerais pas forcément. Je cherche, pas trop épais, pour l'attaquer en soirée et le finir le lendemain avant le déjeuner et pour le reste, aucune idée ou envie particulière. Et puis, je me souviens d'avoir acheté un livre à Sèvres sans percuter que c'était le cinquième tome d'une série. En regardant les précédents tomes, j'avais eu envie de compléter la série, alors, pourquoi ne pas la découvrir ? Et comme ça collait pas mal après "le Bouclier obscur", il se retrouve sur le blog... Le hic, enfin, surtout pour vous, c'est que ce livre n'est plus disponible en version papier, chez 10-18, ou alors en occasion. Vous pouvez aussi le trouver en numérique, si vous êtes équipé. Peu importe, je me suis bien amusé et je vais certainement poursuivre prochainement la lecture des enquêtes des détectives de l'étrange, que sont Andrew Singleton et James Trelawney. Bienvenue à Londres, au début des années 1930, dans une des rues les plus célèbres de la ville, pour aller à la rencontre du "Fantôme de Baker Street", de Fabrice Bourland...



Andrew Singleton est Canadien et se rêvait écrivain. Andrew Trelawney est Américain et se destinait à devenir médecin. Lorsqu'ils se sont rencontrés à Boston, ils ont aussi partagé leur passion pour les littératures policières et à élucidation. Poe pour Singleton, Conan Doyle pour Trelawney. Et voilà comment les deux amis ont décidé de se lancer dans l'étrange carrière de détectives...

Mais, Boston, pour cela, ce n'est pas extraordinaire. Suivant leurs modèles, les deux détectives en herbe se verraient bien l'un à Paris, l'autre à Londres. C'est finalement Trelawney qui l'a emporté et voilà comment le duo s'est retrouvé dans la capitale britannique, au printemps 1932. Et, reconnaissons-le, leur activité peine à décoller...

Les clients ne se bousculent pas, dans ces conditions, difficile de démontrer leurs compétences, et sans réputation, pas de clientèle. Le cercle est vicieux, c'est peu de le dire... C'est d'autant plus frustrant qu'une vague de violence frappe Londres. Des crimes atroces qui se multiplient sans que la police ne parviennent à enrayer ces séries...

Nous sommes à la fin du mois de juin et c'est alors que, enfin, quelqu'un vient frapper à leur porte pour leur demander leur aide. Et ce quelqu'un n'est pas n'importe qui : Lady Jean Conan Doyle, veuve d'Arthur, créateur de Sherlock Holmes. L'écrivain est mort deux ans auparavant et pourtant, la demande de son épouse est directement liée à lui et à son oeuvre et va laisser pour le moins circonspects les deux hommes...

Selon Lady Conan Doyle, le 221, Baker Street serait... hanté ! La surprise est grande pour Singleton et Trelawney, non seulement parce qu'ils sont des êtres rationnels, mais aussi parce qu'ils ignoraient que cette adresse existât. Et c'était le cas, lorsque Conan Doyle y a installé son fameux détective, Sherlock Holmes.

Mais depuis, sans doute aussi en raison du succès mondiale des enquêtes créées par l'écrivain, une décision a été prise de prolonger Baker Street et de renuméroter les maisons des rues rebaptisées. C'est un petit immeuble qui ne paye pas de mine qui a hérité de la mythique adresse. Mais, depuis ce moment-là, les Hipwood, qui vivent là, sont tourmentés par des phénomènes inexplicables... A moins de croire aux fantômes !

Pour une première affaire, c'est une sacrée affaire. Et l'enthousiasme de Trelawney n'est qu'à peine contrebalancé par le doute de Singleton. Alors, ils vont se lancer dans une aventure qui n'a pas fini de les surprendre et qui va commencer par une étonnante séance de spiritisme... Une première pour les deux amis, dont la position face à cette activité est assez différente...

Le spiritisme tient une grande place dans ce roman, comme il en tenait une dans la vie d'Arthur Conan Doyle, et ce, depuis longtemps. Fabrice Bourland évoque d'ailleurs l'affaire Edjali, où l'écrivain prit fait et cause pour un homme injustement accusé, affaire à laquelle Julian Barnes a consacré un roman.

Au fil des pages, on mesure à quel point Conan Doyle, médecin devenu écrivain, écrivain rêvant d'épopée historique mais vivant grâce au succès de romans d'élucidation qu'il jugeait mineurs, s'est pris de passion pour le spiritisme, adoptant même des positions qu'il défendit si fermement qu'il finit par se retrouver au ban de la communauté spirite.

Mais, c'est aussi un événement étonnant que Fabrice Bourland utilise pour lancer son histoire. Il s'appuie sur des faits réels, mais les romance pour en faire le point de départ de son intrigue (à l'image du titre de ce billet). Reste que cette situation assez troublante, quoi qu'on pense du spiritisme, permet d'impliquer la veuve de l'écrivain.

Quant au choix des deux amateurs débutants, là encore, le spiritisme joue un rôle direct. Pas de hasard, en tout cas, jusqu'ici : Singleton a des raisons de douter du spiritisme, une colère tenace qui masque aussi une profonde douleur et sans doute une espèce de peur. Je n'entre pas dans les détails ici, vous découvrirez tout le contexte particulier de cette première enquête en la lisant.

Pour autant, tout en jouant avec le spiritisme, avec ses phénomènes, Fabrice Bourland utilise la mauvaise réputation que le milieu spirite traîne, en raison des nombreux escrocs qui s'y sont adonnés, utilisant l'illusion et les effets spéciaux pour plumer quelques pigeons... La question est là d'emblée : Singleton et Trelawney peuvent-ils faire confiance à ce Dryden, vers qui Lady Conan Doyle les a envoyés ?

ce Mr. Dryden est sans doute la moins importante des rencontres que les deux amis vont faire au cours de leur enquête. Qu'ils croient ou non à la présence des esprits et des fantômes dans notre monde, ils leur faudra bien faire avec ceux qu'ils vont côtoyer et poursuivre. Et ces deux garçons, qui se rêvaient en émules de Sherlock Holmes, vont véritablement être adoubés.

A travers cette première enquête, Fabrice Bourland pose habilement la question des personnages que crée un écrivain et de leur indépendance par rapport à lui. Comme le firent Stephen King ("la part des ténèbres", "Misery" et récemment, "Carnets noirs") ou encore Brett Easton Ellis, dans "Lunar Park", Fabrice Bourland imagine ce qu'il pourrait advenir de ces personnages s'ils volaient de leurs propres ailes.

Mais, ici, Fabrice Bourland, en plus du spiritisme, fait intervenir un aspect très particulier : en 1932, le cinéma et plus encore la fabrique à rêves qu'est Hollywood ont pris leur essor. On entre même dans un véritable Âge d'Or, avec une production très abondante et créative. Créative, mais qui puise déjà énormément dans la littérature pour trouver des idées.

Et, ainsi, ajoutant à la force du texte celle de l'image, et touchant un public plus large que les littératures, même populaires, le 7e art contribue à ancrer durablement des personnages dans l'imaginaire collectif. C'est le cas de Holmes et de son fidèle Watson, mais pas seulement eux, comme vont le découvrir Singleton et Trelawney...

L'autre dimension avec laquelle joue Fabrice Bourland, c'est sa passion pour la littérature victorienne. Conan Doyle n'est qu'un des auteurs-phare de cette période, qui voient les romans à suspense et à énigme devenir de véritables succès. Ce n'est pas seulement le début du roman policier, c'est aussi celui du fantastique, de la science-fiction, et, à chaque fois, des personnages émergent et demeurent.

"Le fantôme de Baker Street" est évidemment un hommage appuyé à Arthur Conan Doyle, qui occupe un véritable rôle dans l'histoire et à propos duquel on apprend plein de choses. Un terreau fertile qui permet à Fabrice Bourland de bien s'amuser et de nourrir son intrigue. Mais Stevenson, Stoker, Wells, Wilde et d'autres encore sont aussi présents en arrière-plan.

J'ai beaucoup aimé la façon dont Fabrice Bourland aborde ces questions, parce qu'il le fait avec admiration, respect, mais aussi une certaine ironie et un brin de vice. Je ne veux pas en dire trop, mais il y a dans ce roman des idées très bien trouvées et exploitées, liées à ces livres et ces personnages qui restent aujourd'hui encore des figures que nous connaissons tous.

Et puis, on replonge dans ce Londres de la fin du XIXe, brumeux et sale, avec des quartiers minés par la pauvreté, l'alcool, la délinquance, la prostitution... Près d'un demi-siècle a passé depuis cette époque immortalisée par la littérature et la ville a énormément changé, mais cette enquête va réveiller aussi ce fantôme-là, celui de la ville la plus puissante au monde, mais aussi la plus dangereuse.

Les années 1930 voient, à plus d'un titre, les derniers feux de cette époque. Comme Conan Doyle, ceux qui ont vécu la fin de l'ère victorienne disparaissent, le spiritisme, qui connut une incroyable mode, est devenu une sorte de jeu et se retrouve bien plus marginalisé, et la ville elle-même affrontera bientôt les bombardements...

Au milieu de tout cela, Singleton et Trelawney vont pouvoir vérifier que leur envie de se frotter au danger et de résoudre des affaires criminelles n'est pas qu'un désir presque adolescent mais bien quelque chose d'ancré plus profondément en eux. Et Singleton va même apaiser ses propres tourments personnels...

Voilà un livre qui mêle le polar, le roman historique, le fantastique, l'ésotérisme... Fabrice Bourland concocte un cocktail efficace et condensé (240 pages environ, pas plus) dans lequel il met beaucoup de lui et de ses passions. Un livre qui permet d'entrer directement dans l'univers des deux personnages récurrents que vont devenir Andrew Singleton et James Trelawney.

Et une première enquête riche, qu'il ne faut pas lire comme un polar ou un thriller tel qu'on les écrits aujourd'hui. Fabrice Bourland rend vraiment hommage à un genre, ce roman populaire, source de ce que beaucoup d'entre nous aiment lire aujourd'hui. Des pionniers qui méritent cet hommage respectueux qui ouvre une série que je vais certainement poursuivre prochainement...

mardi 29 mars 2016

"Tout commentaire était superflu. Nous étions entrés dans l'autre dimension, celle de la violence débridée, de la barbarie des âges sombres".

Voici un roman, un premier roman, même, qui devrait surprendre les lecteurs connaissant déjà le travail de son auteur. En effet, l'univers est sensiblement plus sombre et moins déjanté, ce qui ne veut pas dire qu'on ne s'amuse pas énormément. Si vous connaissez John Lang, le créateur du "Donjon de Naheulbeuk", ou le John Lang musicien au sein du Naheulband, vous devriez découvrir avec "le Bouclier obscur" une nouvelle facette de ce garçon. Publié à l'origine chez Rivière Blanche, ce thriller fantastique, qui confine à l'horreur, bénéficie d'une nouvelle édition dans la collection de poche des Indés de l'Imaginaire, Hélios, sous la houlette des éditions ActuSF. Une bonne occasion de (re)découvrir ce texte qui conserve toute la fantaisie et l'humour de son auteur au milieu d'une trame pleine de noirceur...



Uther (oui, oui, Uther, comme le roi légendaire, père d'Arthur...), Uther Lelance, donc, est un jeune professeur d'informatique dans un lycée parisien. Et ses temps libres, il les passe à expérimenter des jeux vidéos. Bref, un gars sympa, cool et pas prise de tête pour deux sous, à la vie tranquille et sans histoire.

Proche de ses élèves, il entretient une relation particulière avec l'un d'entre eux, James. Un jeune homme costaud avec qui il a des goûts en communs, pour les jeux, justement, mais aussi pour la littérature fantastique. Sans abolir la distance prof/élève, il prends le temps de beaucoup échanger avec ce garçon plein de curiosité.

Mais Uther est une bonne pâte. Dans la salle des professeurs aussi, il soigne ses relations avec ses collègues. Michel, par exemple, prof de français et de latin, qui, un jour, vient le voir pour lui demander un service dans un domaine qu'il connaît bien : l'informatique. Pas pour lui, mais pour un de ses amis, qui se retrouve face à une situation disons, inédite. Et embarrassante...

Uther n'est pas contre mais il est surpris d'apprendre que l'ami en question est prêtre... Il ne s'attendait pas à ça, de la part de Michel. Il n'a pas de préjugé, mais la religion et lui, ça fait deux, au minimum. Pas de quoi refuser d'aller jeter un oeil à la bécane du curé, même s'il redoute de découvrir un appareil antédiluvien qu'il vaudrait mieux jeter à la décharge avant d'acheter une nouvelle bécane.

Nouvelle surprise, l'équipement d'Alexandre est non seulement moderne mais complet et le souci qu'il découvre n'est pas matériel. Oh non... C'est bien plus inquiétant que cela... Lorsqu'on allume la machine, ce n'est pas le menu habituel qui s'affiche, mais trois mots : DEPRAVATION, IGNOMINIE, CORRUPTION. Tout un programme...

Lorsqu'on clique sur l'un des mots, on assiste à un déferlement de saloperies difficilement imaginable. Et, à chaque fois qu'on essaye quelque chose et qu'on relance l'ordinateur, les choses empirent, les images deviennent de plus en plus abominables... Uther est sidéré, il se retrouve face à une forme de virus qu'il n'a jamais vue... A condition qu'il s'agisse bel et bien d'un virus...

Uther a beau déployer tout son savoir, rien y fait. Pire, la situation semble s'aggraver d'heure en heure... Lorsque Michel et lui, lors d'une visite, retrouvent Alexandre écrabouillé et encastré dans son exigu meuble télé, comme un contorsionniste dans sa malle indienne, l'appartement dévasté et d'étranges traces de pas du sol au plafond, là, ça ne rigole plus du tout, du tout...

Seule piste : le Vatican. Lorsque le "virus" s'est manifesté la première fois, c'est suite à une demande faite par Alexandre à la bibliothèque vaticane. Un texte lui a apparemment été transmis en retour et avec... L'espèce d'horreur qui s'est déchaînée et a pris la tangente. Il est temps de demander de l'aide à la source, à cette Eglise qui aura peut-être certaines réponses aux phénomènes dont Uther est témoin.

Débute une incroyable aventure, dans laquelle Uther va s'engager avec James (mais pas Michel, un peu trop secoué et qui a préféré prendre du recul). L'urgence est grande, un ennemi terrifiant est encore tapi dans l'ombre mais s'apprête à déferler sur le monde avec la ferme intention de tout ravager sur son passage...

Bon évidemment, dit comme ça, on voit bien le côté sombre de la chose, mais faites-moi confiance, on se marre bien à lire les aventures et les tribulations d'Uther et de James. Ne vous trompez pas, le plus "Pied Nickelé" des deux n'est pas celui qu'on croit : le professeur, un peu dépassé par les événements, assiste à tout comme hors de son corps, quand James paraît conserver un étonnant sang froid.

Et ce n'est pas évident, de rester zen, devant l'horreur qui va se produire en plein coeur de Paris, devant le regard effaré des passants, l'oeil avide de sensationnel des caméras et le sourcil froncé des forces de l'ordre... Coincés entre les monstres qu'ils combattent et une autorité officielle qui ne pige que dalle à ce qui se déchaîne, Uther, James et leurs alliés en sainte mission ne peuvent plus reculer.

Allez, entrons un peu dans les détails que certains n'ont pas envie de lire ici. Je n'ai parlé pour le moment que de la partie contemporaine du roman, mais le Moyen-Âge n'est jamais très loin dans ce que fait John Lang. Ici, il apparaît sous formes d'interludes, glissés à intervalles réguliers entre les chapitres et nous raconte l'histoire de ce fameux bouclier, présent dans le titre...

Le bouclier, et pas seulement lui, mais je ne veux pas en dire plus à ce sujet. Mais il est certain que son parcours aussi va être jalonné de situations violentes et d'épisodes sanglants, qu'on ne peut pas ne pas mettre en parallèle avec la situation dans laquelle se retrouvent impliqués Uther et James. Pour en savoir plus, lisez le livre...

Oui, "le bouclier obscur" est un roman sombre et violent, mais John Lang reste un auteur plein d'humour et il n'oublie pas de lui aménager une place, même au milieu de ce chaos. Uther, d'une certaine manière, est le premier ressort comique. Son ahurissement n'est pas permanent, il est le fruit de la situation, mais ses réactions gauches et son regard effaré sont un régal.

Mais, John Lang n'a pas oublié le comique de situation. Au fur et à mesure que je tournais les pages, je me disais qu'on assistait là à la rencontre plus qu'improbable entre "l'Exorciste", "Brain Dead" et "le sacré Graal" des Monty Python... Je sais qu'en disant cela, vous allez vous imaginez des choses impossibles, alors, quelques brèves explications.

"L'exorciste", d'ailleurs cité dans le roman, parce que le virus informatique qui n'en est pas un est en fait un démon. Et les démons, c'est comme les emmerdes, ça vole en escadrille, si je puis dire. Uther a bien du mal à accepter l'essence de ce qu'il doit affronter, mais, à force d'y être directement confronté et de voir des trucs traumatisants au possible, il finit par se faire à l'idée...

"Brain Dead", parce que, s'il n'y a pas de zombis dans ce livre (quoi que...), on touche par moment au sublime grotesque de ce film d'horreur. C'est tellement n'importe quoi dans le massacre qu'on songe aux scènes cultes de ce film. Jusqu'à une scène finale... Au-delà du film de Peter Jackson, il y a un franc côté série B, voire série Z dans "le bouclier obscur" qui donne cette dimension très divertissante malgré l'atrocité.

Enfin, "le sacré Graal". Là encore, ce sont plus des flashes qui m'ont rappelé le film que des parallèles ou des allusions explicites. Mais je dois dire, par exemple, que la relation d'Uther, de James et de leurs acolytes avec les policiers, par exemple, rappelle la toute fin du film. Le côté anachronique du final du roman, également, ainsi que certaines scènes visuelles ou de bataille renforcent l'impression.

Je me suis vraiment amusé à lire ce livre, sans aucun arrière-pensée, juste pour cette histoire sombre et pourtant capable de me faire éclater de rire. Ou, au contraire, de me faire pousser des onomatopées un peu dégoûtées. Un grand jeu de massacre pour adultes qui sont restés un peu enfants. On n'est pas dans le côté parodique du "Donjon de Naheulbeuk", mais dans un cocktail qui fait rire et grimacer.

Vous devez vous dire : c'est bizarre, on parle d'un thriller avec des démons, de l'ésotérisme, des exorcistes, tout ça, et pas une référence à Dan Brown ou à des auteurs de ce genre-là. Eh bien non, aucune, parce que, pour le coup, ça n'a vraiment rien à voir. L'auteur du "Da Vinci Code", quand il me fait rire, ce qui arrive, parfois, ne le fait pas exprès, et croit un peu trop à ce qu'il raconte.

John Lang, à l'image de son personnage et narrateur, Uther, ne se sent pas franchement concerné par les bondieuseries d'où qu'elles viennent et le roman, publié à l'origine il y a une dizaine d'années, me semble-t-il, ne vient pas s'inscrire dans une quelconque actualité. Non, on a juste une histoire avec des démons et des péquins qui s'improvisent malgré eux chasseurs de démons.

Là encore, ce qui éloigne John Lang de Dan Brown, c'est que le Vatican, bien que présent à travers certains personnages, reste toujours très secondaire et ses exorcistes ne ressemblent pas vraiment à Max von Sydow. Dans la mêlée, ils ne brandissent pas la croix et le goupillon, mais luttent pied à pied contre ce mal incarné.

Pas de prise de tête, pas de débat sans fin autour de ce roman, juste le plaisir de cette grosse baston sanglante à souhait et pleine de délire, avec des monstres très sympas (je parle de leur allure) et cet esprit potache certes plus mesuré que dans ce que fait d'habitude l'auteur, mais qu'on ressent tout de même à chaque page.

De la lecture popcorn, sans aucune autre ambition, et c'est très bien ainsi. Une lecture qu'il convient tout de même de recommander à celles et ceux qui apprécient le second, voire le troisième ou quatrième degré, et que les scènes gore n'effraient pas, car il y en a tout de même quelques-unes avant le pandémonium final.

Maintenant, vous êtes prévenus, à vous de décider si vous voulez rejoindre Uther et James et vous lancer dans l'aventure ou bien, si comme Michel, vous préférez poursuivre comme si de rien n'était votre vie, à l'écart de toutes ces horreurs (et du délire qui va avec). Mais, quoi que vous choisissiez, n'oubliez pas cet avertissement lancé par l'ordinateur d'Alexandre :

"Prenez garde, je serai bientôt dehors" *rire sardonique*.

lundi 28 mars 2016

"Nous devons aspirer le mal de ce monde comme le venin d'une plaie, et non simplement l'amputer".

Si je devais qualifier notre roman du jour d'un seul mot, je crois que ce serait... "mystérieux". Premier tome d'un cycle de fantasy, il m'a captivé et m'a laissé très perplexe, car, une fois la dernière page tournée, on n'est pas très avancé, on ne peut que supputer, qu'émettre des hypothèses et se gratter le crâne, en attendant le deuxième tome... Disons-le dès maintenant, si vous allez jeter un oeil sur les blogs, forums, plateformes de lecteurs, vous y découvrirez des avis mitigés, allant du très bon au très mauvais. Le bon vieux jeu du "j'aime/j'aime pas" que je trouve si peu pertinent... "Le corbeau et la torche" est donc le premier tome de "la voix de l'Empereur" et le premier roman de Nabil Ouali, disponible aux éditions Mnémos. Un bien étrange voyage, une sorte de chanson de geste où il est bien difficile, pour le moment, de savoir qui tient les rênes, quelles sont les enjeux et surtout, qui sont réellement les personnages centraux... Nabil Ouali joue les cachottiers, et c'est plutôt efficace.



A Fervadora, règne l'empereur-roi Brisard II. Son territoire est allié à cinq autres royaumes, Lamborre, Fustigia, Alacath, Ysabar et Sulividel qui, chacun ont des particularités géographiques précises. A chacun de ces six royaumes sont rattachées des qualités ou des spécialités également particulières. Six royaumes qui vivent en harmonie.

Une harmonie que l'autorité de l'empereur-roi et de ses conseillers, en particulier le chancelier Gweleth, son homme de confiance. Mais une harmonie fragile qui risque à tout moment d'être remise en cause, en particulier par des autorités religieuses avides de pouvoir terrestre. Pour le moment, le clergé n'a pas réussi à trouver la faille qui lui permette de prendre les rênes des six royaumes.

Voilà pour le contexte général, rapidement brossé, dans lequel vont être amenés à évoluer les quatre personnages centraux de ce roman. Quatre enfants appartenant à la même génération, issus de milieux sociaux très différents, aux existences marquées par le destin et que je m'en vais vous présenter maintenant, encore une fois sans trop entrer dans le détail...

Le premier est un orphelin, et pour cause, lorsqu'il est découvert, traumatisé, tremblant de froid, sa famille vient d'être massacré par des brigands et il est le seul survivant. Choses curieuses, un grand froid a coïncidé avec l'attaque et tous les assaillants sont également morts lorsque le régiment du capitaine Lorgeam arrive sur place...

Découvrant l'enfant, le militaire, membre d'une mission diplomatique en voyage officiel, décide de l'emporter avec eux, malgré les questions qu'il se pose. Le garçon ne dit rien, pas un mot, sans doute encore sous le coup du traumatisme qu'il a vécu. Ses sauveurs, ne parvenant pas à ce qu'il leur dise même son nom le baptise alors Frimas, nom qui va lui rester.

Ravel aurait pu connaître un tout autre destin si sa mère n'était pas morte en couches en donnant naissance à son frère cadet. Issu d'une noble famille de Fustigia, l'enfant va nourrir une terrible rancune à l'encontre du bébé qu'il considère comme étant l'assassin de leur maman. C'est cette rancune qui va guider sa vie.

Par la suite, devenu un jeune homme, et malgré les actes qu'il a commis et qui auraient dû apaiser cette colère, c'est également elle qui va le pousser à rejoindre le clergé des six royaumes. Il y occupe une place particulière, auprès de l'évêque Larsan, membre de la Confrérie des Justes : il est son paladin, celui à qui on n'hésite pas à confier les missions délicates...

Glawol aussi appartient au clergé, mais ses origines, ses motivations et son parcours sont très différents de ceux de Ravel. Né au royaume de Lamborre, dans une modeste famille de fermier, le garçon a vu dans la carrière ecclésiastique le moyen de fuir ce milieu qu'il déteste par-dessus tout. Et tant pis s'il n'a pas la foi.

Si les quatre personnages centraux de ce livre sont intelligents, il semble clair que Glawol surpasse les autres. Mais il est aussi, sans aucun doute, le plus insaisissable des quatre, le plus énigmatique. On n'a à son sujet encore moins de repères que sur les autres et chacune de ses apparitions est un peu plus troublantes. D'autant qu'il va se retrouver à un poste important : précepteur de notre dernier personnage...

Elin est le fils de Brisard II. Jeune prince qui doit encore tout apprendre, tant de la vie que du savoir, des affaires politiques et de l'exercice du pouvoir, du maniement des armes et des relations aux autres. Comme les trois précédents, Elin a son lot de secrets et c'est un personnage presque paradoxal : à la fois en retrait, mais occupant une place pivot, de part sa position de membre de la famille régnante.

Ces quatre garçons sont les moteurs de ce premier tome. Leur part de mystère, qu'on dévoile encore très peu dans ce premier tome, posant beaucoup de questions et laissant le lecteur trouver de possibles réponses (c'est le cas, à mes yeux, pour trois d'entre eux) sans rien affirmer, est ce qui donne un vrai intérêt à ce livre, car on a envie d'en savoir plus.

A ces quatre-là, auquel on a déjà ajouté Brisard II et le chancelier Gweleth, on pourrait joindre deux autres personnages également très intrigants, mais apparaissant de manière plus furtive : Ma'Zhir et Aearonel (qui ne doit pas être un personnage complètement anodin, puisque Nabil Ouali a choisi son nom comme pseudo sur Twitter).

Du premier, je ne vais rien dire, mais j'ai une petite idée qui trotte dans ma tête depuis que j'ai refermé le livre. On verra dans les prochains tomes si mon intuition est la bonne. Si je ne dis rien, c'est parce qu'il tient un rôle majeur dans l'histoire, presque son détonateur. Quant au second, c'est un barde, toujours prêt à entonner un lai ou une ballade, en vers, on y reviendra...

Enfin, comment ne pas associer les animaux aux personnages humains. Eux aussi sont très présents dans ce premier volet, là encore avec des rôles entourés de mystères. Il y a les loups, et sans doute un en particulier, plutôt agressifs, d'ailleurs, et c'est sans doute les causes de cette agressivité qu'il va falloir déterminer, car elle ne semble guère naturelle.

Il y a le corbeau, qu'on retrouve dans le titre de ce premier volume, et ce n'est pas par hasard. Il apparaît, toujours à des moments particuliers, oiseau de mauvais augure, dans tous les sens du terme. Mais, là encore, difficile de le relier à qui que ce soit ou d'expliquer de manière précise sa présence... En tout cas, pas avant la dernière partie du livre... Et là encore, on n'a qu'une idée bien vague...

Et puis, il y a cet animal mystérieux qui, lui aussi, traverse le roman. Une bien étrange bestiole découverte par hasard, capturée, trimbalée, j'en passe car je ne peux pas tout dire ici... Son nom ? Personne ne semble le connaître mais sa vue semble provoquer effroi et dégoût parmi les populations. Que fait là cet animal ? J'aimerais bien le savoir...

"Le corbeau et la torche" est un roman qui installe une trame très politique, même si elle aussi reste encore à l'état d'esquisse. Une lutte pour le pouvoir à Fervadora et donc, sans doute, sur les six royaumes. Pouvoir qui passera par la mise en place d'une idéologie religieuse dont on sent bien que, malgré sa présentation imprégnée de morale et de bien, elle est venimeuse.

Une lutte d'influence dans laquelle tous les coups sont permis, y compris abréger le règne du roi-empereur. Mais, voilà encore un domaine où il apparaît vite que l'adage "à qui profite le crime ?" est imparfait... Oui, il nous manque beaucoup de cartes en main pour prendre la mesure des événements et surtout, avoir une certitude concernant les forces en présence et leur véritable pouvoir.

Nabil Ouali, philosophe de formation, lance une charge virulente contre la religion, à travers ce premier tome. En tout cas, sur la religion lorsqu'elle s'établit non pas uniquement comme un dogme religieux mais comme une idéologie politique. Lorsqu'elle vise un pouvoir terrestre bien loin de toute transcendance et avec vocation d'imposer ses vues à tous.

Je pose ce principe peut-être un peu tôt, car, finalement, qu'en sais-je ? Il y a tellement d'énigmes, de zones d'ombre, de questions sans réponses, de faux semblants, pourquoi pas ?, dans ce roman que je suis peut-être en train de me fourvoyer. Mais, je ne le crois pas. C'est bien un enjeu politique qui est au coeur de cette histoire. Les prochains tomes nous diront s'il faut élargir sa zone d'influence.

Puisqu'on parle de l'auteur, je l'ai évoqué à travers le personnage du barde. Une sorte de caméo hitchcockien, peut-être... Nabil Ouali, amateur de poésie, compose son roman comme une chanson de geste. Régulièrement, on trouve des passages en vers, loin d'être inintéressants et encore moins inutiles, car on y trouve, mine de rien, une masse d'informations sur le contexte de cette histoire.

Je sais que le style de Nabil Ouali ne fait pas l'unanimité (et j'ai l'impression d'écrire un euphémisme, là). Après avoir lu, sans approfondir, car j'aime bien forger mon opinion par moi-même, quelques commentaires sur le sujet, je m'attendais à pire. Mais, j'insiste souvent sur ce point, je ne suis pas un lecteur extrêmement sensible au style des auteurs qu'il lit...

J'ai beaucoup aimé cet aspect chanson de geste, dans ce qu'il apporte au fond de l'histoire. D'une certaine manière, cela ajoute encore au(x) mystère(s) ambiant(s), car ce que l'on lit pourrait donc bien être un récit a posteriori, narré par un personnage (Aearonel, par exemple ?) qui ménage ainsi ses effets. Peut-être est-ce lui qui tient véritablement les rênes, allez savoir...

Reste un dernier point à aborder, celui de la magie et, plus largement, de la place du fantastique dans ce premier tome. Là encore, j'ai été très surpris de certains commentaires, enfin, d'un en particulier, car je dois avouer que je ne le comprends pas... A-t-on lu le même livre, avec cette personne qui trouve que le fantastique est absent de ce roman ?

Elle est là, la magie, et dès les premières pages, d'ailleurs. Des choses extraordinaires se produisent tout au long du récit, mais, comme tout le reste des ingrédients qui composent ce premier tome, elle ne se révèle pas dans son ensemble. Le lecteur est témoin de fait qu'il pense pouvoir attribuer à tel ou tel personnage, mais sans certitude.

Oui, la magie est là, elle touche plusieurs des personnages que nous avons évoqués au cours de ce billet, et peut-être d'autres encore, rien n'est impossible. Voilà encore un domaine où nous avons énormément à apprendre des prochains tomes. Tant sur la véritable place de la magie dans les six royaumes que sur son potentiel réel et l'usage qu'on peut en faire...

J'ai fait le tour de ce premier tome, je crois. Je lirai prochainement le second avec plaisir, sans préjugé particulier, mais avec une certaine curiosité. Histoire de ne pas rester sur ces impressions tronquées que, quoi qu'on en pense, Nabil Ouali distille avec habileté. Et parce que je voudrais voir si le lecteur détective qui est en moi a échafaudé des hypothèses qui tiennent la route... Ou si je me suis gravement planté.

dimanche 27 mars 2016

"S'il perdait cette part de lui-même, son identité d'homme disparaîtrait, rongée par cette magie qui l'éloignait de ses semblables. Orville devait rester un guerrier pour demeurer un humain".

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE QUATRIEME TOME D'UN CYCLE.
DES BILLETS PRESENTS SUR CE BLOG CONCERNENT LES DEUX PREMIERS VOLETS.

Le billet consacré au tome 1.
Le billet consacré au tome 2.
Le billet consacré au tome 3.

On retourne ce soir dans les 7 Royaumes, cet étrange anneau de terre au beau milieu d'un océan, à la nature aussi hostile que les courants de sa mer intérieure sont traîtres. Et je ne vous parle même pas des hommes qui le peuplent ! Enfin, si, justement, on va en parler, puisqu'ils sont au coeur de ce "Livre Quatre", du "Sang des 7 Rois", de Régis Goddyn, publié à l'Atalante. Un tome très important, puisque nous sommes à mi-parcours de ce cycle (dont le septième et dernier tome est bientôt attendu) et cela se sent, car j'ai eu l'impression d'une sorte de bascule à la lecture de ce tome-ci. Il reste encore bien des questions à éclaircir, d'autres viennent s'ajouter, mais les nombreux fils narratifs se rapprochent, on dirait... Et ça commence à barder sérieusement !



Toujours aussi peu évident de vous planter le décor d'un tome de ce cycle. Pas uniquement parce que sa construction fait que chaque tome reprend exactement là où le précédent s'est achevé et qu'on a donc de forts risques de spoiler, mais aussi parce que les fils narratifs sont nombreux et qu'il peut passer pas mal de temps entre deux rencontres avec tel ou tel personnage.


Bien sûr, et même s'il n'est pas le premier en action, il nous faut évoquer Orville. Il est le personnage central de ce cycle et, lorsqu'on le retrouve, il est en marche pour essayer de retrouver ses compagnons qu'il avait quittés pour aller à la rencontre du mage Odalrik. De ces entretiens est né un doute profond chez le soldat.

En effet, s'il avait déjà découvert qu'il possédait d'étranges pouvoirs sans vraiment comprendre leur fonctionnement et les maîtriser, il revient de ce séjour dans l'ermitage de son mentor avec encore bien des questions. Qui est-il ? Un homme ? Un mage ? Ce possible changement d'état l'inquiète, c'est une plongée dans l'inconnu. Et pourtant, il fait usage de ces pouvoirs de plus en plus souvent...

A bon escient, en tout cas de son point de vue. Orville reste encore un électron libre qui n'est rattaché qu'à un seul intérêt : le sien. Certes, il se doute bien que son état, qui passe de soldat à mage, presque malgré lui, ne va pas lui valoir que des amitiés, mais, pour l'heure, on ne peut pas dire qu'il soit engagé dans quelque processus politique que ce soit.

Sur son chemin, il va croiser la terrifiante Braseline, qu'on voit en couverture de ce tome, sous le crayon de Yann Tisseron. J'a déjà évoqué ce personnage lors des billets précédents et l'impression qu'elle m'avait faite se confirme dans ce quatrième tome. Cette gamine est complètement ingérable et incontrôlable, et le pouvoir immense qu'elle détient est en de bien mauvaises mains...

Détruire et tuer semblent être son unique credo, qu'elle n'hésite jamais à mettre en pratique, et peu importe les conséquences. Une boule de haine qui crache le feu (au sens propre) et capricieuse comme le sont les enfants de son âge... La voilà qui, accompagné par Tarman, se met au service de Lothar et de ses funestes projets. Enfin, s'il parvient à canaliser la fougue de cette demoiselle...

Tarman, lui, en a sa claque, il n'a pas l'intention de finir grillé sur place le jour où Braseline se sera lassée de lui. Alors, il repart, avec l'intention de rentrer dans les îles du Goulet. Ce territoire si particulier qui se situe dans l'embouchure de l'anneau de terre sur lequel se trouvent les sept royaumes, l'unique ouverture de la mer intérieur vers cet océan que sur lequel personne ne semble vouloir s'aventurer.

Les îles du Goulet, déjà enjeu important dans les précédents tomes, point stratégique érigé en huitième royaume par Orville qui s'en est auto-proclamé roi avant de repartir sur le continent, sont à nouveau au centre d'un quatrième tome où se pose de plus en plus sérieusement la question de la gouvernance de ces sept (voire huit) royaumes et même, de leur unification.

Lothar est parvenu, croit-il, à mettre le rébellion à genoux. Il croit avoir la voie libre pour ses projets : prendre le contrôle de l'ensemble des royaumes à plus ou moins court terme et poursuivre sa politique ethnique autour du sang bleu et de la difficulté à pérenniser la lignée de ceux dans les veines desquels coule ce liquide vital, mais maudit.

Mais Lothar se trompe, la résistance existe encore, elle s'organise et la compagnie du verrou s'infiltre un peu partout. Rouault a décidé de la rejoindre, malgré les risques, malgré les traitements odieux que cela sous-entend, malgré le risque, simplement, d'y laisser sa vie. Peu importe, elle a fait ce choix et s'y tiendra, quoi qu'il arrive...

On pourrait encore évoquer Rose, Fernest et Ferrand, toujours prisonniers de leur désert, et toujours à la recherche de solutions pour échapper à ceux qui les ont conduits dans ce territoire hostile ; ou encore d'Aléïde, désormais bien loin de Hautterre, et qui, accompagné de Luigi, poursuit son chemin. Mine de rien, on lui découvre un rôle qui pourrait s'avérer bientôt décisif...

Ce quatrième tome est celui des choix. Des choix difficiles, pénibles parfois aussi. Plusieurs personnages, j'ai évoqué Orville, Tarman et Rouault, on pourrait en ajouter d'autres, comme Sylvan, Pétrus ou Clarisse, la chef pirate, sont à la croisée des chemins et doivent se décider. Voilà aussi pourquoi je pense que ce tome médian est une sorte de bascule : on ne pourra plus revenir en arrière.

Là, si vous n'en êtes pas au même niveau que moi ou au-delà dans ce cycle, vous ne comprenez rien de rien de ce que je vous raconte. Un peu comme lorsqu'on regarde les discussions sur les forums à propos des saisons de "Game of thrones" qu'on n'a pas encore regardées (la comparaison n'est pas tout à fait anodine, entre les deux cycles, car il y a pas mal de passerelles).

Oui, raconter un tome du "Sang des 7 Rois", c'est loin d'être évident, car c'est prendre le risque de démantibuler une mécanique aux engrenages incroyablement bien agencés et parfaitement huilée. Régis Goddyn sait où il va, il s'y rend à son rythme, dévoile certains éléments, en laisse d'autres dans l'ombre en attendant le bon moment.

Il tisse sa toile, patiemment, imperturbablement, sereinement et avec la certitude de savoir exactement où il va et où il nous emmène. Pour le lecteur, c'est parfois frustrant, parce qu'on voudrait tout comprendre tout de suite... Mais non, le meneur de jeu, c'est Régis Goddyn et il faut se plier à sa méthode, inexorable et très efficace.

Par exemple, alors qu'on se pose tant de questions sur le sang bleu, sur les problèmes de fertilité qu'il semble engendrer, sur cette histoire de lignée, eh bien, dans ce quatrième tome, elle passe au second plan, reléguée par des questions plus politiciennes qu'idéologiques. Les grandes manoeuvres ont sérieusement débuté, place à la conquête !

Encore une fois, j'ai eu l'impression de retrouver beaucoup de parallèles entre le récit de Régis Goddyn et l'époque du IIIe Reich... Dans ce quatrième tome, alors que l'opposition et les ennemis désignés ont été mis au pas, un leader lance le projet dément de conquérir tout le continent pour le mettre à sa botte. Mais je peux me faire des idées. Insistantes, ces idées, tout de même, et depuis le premier livre...

Mais, là encore, c'est une situation qui lance ses protagonistes dans un avenir incertain, sans espoir de revenir à la situation d'avant. Un casus belli. Et je suis curieux de voir ce que cette évolution, cette tension qui croît de plus en plus et pourrait rapidement dégénérer (pourquoi pas dès ce tome, allez savoir...), vont donner dans les suivants.

Et puis, il y a ces deux pages, à peine, lues au détour d'un chapitre, au coeur de ce quatrième tome. Quelques lignes, rien du tout à l'échelle de l'intégralité du cycle, et pourtant, elles m'ont plongé dans un abîme de perplexité. Non, je n'en fais pas des tonnes, j'ai vraiment dû relire ce passage plusieurs fois, pour être sûr...

Deux pages, autour d'un personnage nommé Jahrod, qui m'ont fait me demander si, par inadvertance, je n'avais pas changé de livre... Oui, ces deux pages m'ont semblé parfaitement anachroniques, je ne vous expliquerai pas pourquoi ici, évidemment, mais s'il y a bien des questions que je ne m'attendais pas à me poser, ce sont bien celles qui touchent à ces 56 malheureuses lignes...

C'est anecdotique, me direz-vous, et non, je suis persuadé du contraire. On a là, dans ce passage minuscule des éléments qui risquent de nous surprendre à l'avenir, et même, de nous laisser sur le... enfin, comme deux ronds de flan. Une belle entourloupe concoctée par Régis Goddyn, glissée mine de rien au milieu de ce quatrième tome et qui va, après un compte à rebours, nous sauter à la figure, je vous le dis.

Je lève les yeux de l'écran et j'aperçois sur la commode en face le cinquième tome qui semble me narguer... Il ne perd rien pour attendre, il sera lu en temps et en heure, avec les réponses qu'il contient. Forcément. Enfin, j'espère... Y compris des éléments supplémentaires concernant ces deux pages, j'insiste, mais vraiment, je n'en ai pas cru mes yeux.

Indépendamment de tout cela, j'ai une nouvelle fois pris beaucoup de plaisir à lire ce Livre Quatre. On poursuit la lecture de cette fresque comme on regarde la tapisserie de Bayeux. La magie gagne en présence et en puissance, on devine que son usage peut être aussi bénéfique que dévastateur, mais jusqu'où cela ira-t-il ?

Et l'on commence à voir, mais n'est-ce pas un mirage, je ne suis que méfiance, certains fils narratifs se rejoindre, s'entrelacer. Décidément, ce quatrième tome occupe une place très particulière dans ce cycle, un vrai pivot qui nous entraîne dans une seconde moitié qu'on a envie de découvrir avec curiosité, mais toujours en prenant son temps, en acceptant le rythme et les rebondissements imposés par le meneur de jeu Régis Goddyn.

samedi 26 mars 2016

"Je vis les Quatre-vingt-un Frères qui déferlaient dans les rues et pourfendaient quiconque leur barrait la route".

Fin 2014, les éditions Critic se lançaient dans l'urban fantasy avec la sortie de l'excellent "American Fays", d'Anne Fakhouri et Xavier Dollo. L'expérience a convaincu tout le monde, elle se poursuit donc avec un autre titre, sorti à l'automne dernier. Changement de tons, changement d'univers, changement d'époque, mais le même mélange entre le polar et le fantastique pour un court roman qui ne baisse jamais de rythme. Avec "les 81 Frères", Romain d'Huissier nous emmène à Hong Kong, pas seulement la ville, pas seulement l'ancienne enclave britannique, mais tout l'archipel auquel appartient cette cité où l'ultra-modernité côtoie de près les traditions les plus anciennes. Un terreau plus que favorable pour y installer un roman d'urban fantasy et pour dépayser le lecteur, qui en prend plein les yeux, mais aussi le nez, les papilles... Un roman qui devrait constituer une sorte de prologue à une série qui approfondira l'exploration de ce prolifique champ des possibles...



Johnny Kwan est un jeune homme qui n'a a priori rien d'extraordinaire. Et pourtant, ce garçon n'est pas n'importe qui : il possède un don inné qui lui permet d'être particulièrement sensible aux phénomènes surnaturels. Voilà pourquoi il a été "recruté", si on peut dire, pour devenir un "fat si". Il maîtrise la magie taoïste et l'utilise à des fins d'exorcisme à Hong Kong et aux alentours.

On pourrait presque parler d'une profession libérale, car il travaille pour son compte et loue ses services à tous les clients venant à lui, à condition que ce qu'on lui demande reste dans les limites de la légalité. Et si la police est sans doute son client le plus régulier, les émoluments qu'il en retire ne sont pas suffisants pour lui permettre de refuser des engagements auprès de certaines triades.

Mais en quoi consiste vraiment cette profession de "fat si" ? Eh bien, c'est simple, lorsqu'on croit déceler un phénomène surnaturel ou lorsqu'une situation de ce genre s'est effectivement produite, on fait appel à lui pour qu'il vienne soit chasser la créature importune, soit purifier l'atmosphère pour que le lieu retrouve l'équilibre parfait entre yin et yang.

A Hong Kong, les "fat si" sont un certain nombre et se partage les tâches. Si Johnny Kwan est exorciste, d'autres "fat si" sont versés dans l'art divinatoire ou sont des apothicaires, spécialistes de l'herboristerie... A eux d'essayer de remettre de l'ordre dans une ville turbulente qui concentre les activités humaines, mais aussi pas mal d'esprits en tout genre qui ont parfois du mal à rester à leur place.

D'ailleurs, c'est exactement ce qui se passe quand on rencontre Johnny Kwan. Un commerçant séduit et abusé par des créatures à qui les délices de la vie hongkongaises ont fait perdre leurs repères. Mais, cette intervention, si elle s'avère plus compliquée que prévue, ne représente que du menu fretin, le genre d'affaire qui permet à l'exorciste de gagner son pain quotidien.

En revanche, lorsque son ami Daniel Sung, un des inspecteurs-chefs qui montent au sein de la police de Hong Kong, lui parle d'un possible dossier à gérer, Johnny Kwan comprend que c'est du lourd. Car le client potentiel n'est pas n'importe qui : c'est l'une des personnalités les plus connues de l'île, Anthony Chau, richissime homme d'affaires, philanthrope et collectionneurs d'antiquités.

Outre une possible confortable rémunération, la curiosité du "fat si" est titillée. Quel genre de problème peut bien avoir ce genre de ponte pour demander discrètement l'intervention d'un exorciste ? Rendez-vous est pris et le courant passant entre Chau et Kwan, affaire est conclue : il faudra retrouver les voleurs qui ont pillé un des entrepôts du milliardaire et y ont dérobé d'inestimables manuscrits datant de l'antiquité chinoise...

Et voilà comment Johnny Kwan va se retrouver sur les traces de ces "81 Frères"...

Qui sont-ils, que cherchent-ils ? Pour savoir cela, il vous faudra lire le livre, car je n'en dirais pas plus à ce sujet. Pas seulement parce que cela va préserver le suspense, mais aussi parce que je pense que l'on n'en sait encore qu'un minimum sur ce sujet. Sur la page de garde du roman, ce sous-titre : "Chroniques de l'étrange - 1", la série est amorcée avec ce roman, mais il reste beaucoup à découvrir.

Alors, abordons certains aspects de ces "81 frères" qui vont faire, sans doute, la marque de cette série. D'abord, soyons clair, si vous n'aimez pas les livres de baston, passez votre chemin, parce qu'ici, la castagne fait sérieusement partie du boulot de Johnny Kwan. Dans ses fonctions de "fat si", il doit donner de sa personne, et c'est un euphémisme.

Tout au long de ce roman, il se retrouve aux prises avec une galerie de monstres tous plus charmants les uns que les autres, et même quelques humains, à peine plus recommandables. Et il lui faut les mettre hors d'état de nuire... avant que lui-même ne subisse un sort funeste. Johnny Kwan n'est pas un super-héros indestructible qui se relève après un quart d'heure de bagarre sans une égratignure, la mèche à peine défaite.

Non, Johnny Kwan, lui, donne et prend en retour. Et, après une rencontre avec une créature surnaturelle, le garçon n'est pas beau à voir. Contusionné, épuisé, les côtes en vrac... Une loque ! S'il avait un patron autre que lui-même, il lui faudrait une ITT à la sortie de chaque mission pour se refaire une santé... "Fat si", un boulot passionnant, mais qui laisse des traces !

Il y a un côté jeu de rôles (je ne sais pas si Romain d'Huissier, comme nombre d'auteurs d'imaginaire, est un habitué de cette activité), car lors de ces bagarres, celui qui s'en sort est celui qui va perdre le moins de points de vie dans l'affrontement. A plusieurs reprises, j'ai été frappé par cet aspect-là, renforcé par le fait que Johnny Kwan est le narrateur et qu'il communique donc au lecteur ses sensations, même les moins agréables.

Jeu de rôle, mais jeu vidéo, aussi. Je ne suis spécialiste ni de l'un, ni de l'autre, mais du peu que je connais de ces activités, ça me semble assez évident. Les scènes de bagarre sont soigneusement mises en scène, mais peut-être pas aussi chorégraphiées que peuvent l'être certaines scènes de combat dans le cinéma hongkongais, autre référence évidente de ce roman.

Et c'est finalement très agréable de voir un héros, allez, pas faillible, n'exagérons pas, on se doute bien qu'il ne va pas rester sur le carreau, mais en difficulté et sacrément secoué à chaque sortie. Malgré son don, malgré sa maîtrise de la magie, malgré ses aptitudes au combat, malgré sa besace pleine de malices, il risque sa peau à tous les coups et la moindre erreur sera fatale.

Pour le reste, Johnny Kwan est un enquêteur. Il doit savoir reconnaître et interpréter signes, indices et preuves, et avoir du raisonnement. Bien sûr, il y a les histoires unidimensionnelles, comme celle qui ouvre le roman, mais il y a aussi des affaires bien plus complexe, comme celle qui le lie à Antony Chau. L'exorciste n'est pas qu'une brute épaisse, il doit avoir la tête et les jambes.

Et c'est tant mieux, puisque cela nous permet de toucher aussi à cette culture très particulière qu'est celle de Hong Kong. Un territoire qui, de par son histoire, rassemble des aspects aussi bien occidentaux que chinois, à la fois dans son urbanisme, mais aussi dans les composantes de sa société, symbole aussi bien capitaliste que communiste.

Outre son architecture, qui fait côtoyer les gratte-ciels de verre et d'acier et les temples et commerces traditionnels, on retrouve dans la vie quotidienne ce mélange qui nous semble très exotique, nous Européens, entre la modernité des activités et du quotidien et l'omniprésence des traditions, essentiellement taoïstes, puisque c'est au Tao que se rattache Johnny Kwan.

La spiritualité, la présence des esprits, l'équilibre entre le yin et le yang, le feng shui (que vous trouverez avec une autre orthographe dans le roman), mais aussi les sorts et invocation, la magie et/ou les créatures qui en résultent, tout cela fait partie du quotidien de Johnny Kwang. Et, si cela semble tout à fait normal à la population, on sent bien qu'il y a des limites clairement définies entre les mondes.

Eh oui, chacun chez soi, et les esprits seront bien gardés. Qu'on tolère la présence de tout un petit monde, dans lequel j'inclus quelques créatures se montrant parfois un tantinet agressives, c'est un fait. Mais, ces émanations fantastiques ne doivent pas venir perturber l'équilibre général de l'île et de sa population, ce qu'il leur arrive de provoquer sans même le vouloir.

J'ai évoqué la besace de Johnny Kwan qui, comme son manteau, d'ailleurs, contient tout son attirail de "fat si" et je n'ai pu m'empêcher de penser au personnage de Van Helsing. Bon, un Van Helsing qui aurait pris quelques cours d'arts martiaux avec Bruce Lee, on est d'accord, mais, indépendamment de ce détail, il y a une vraie connexion, pour moi, entre ces deux figures romanesques.

J'ai un faible, je dois le dire, pour le flingue de Johnny Kwan. Ce n'est pas l'objet le plus important de son équipement (par moments, on se demande même s'il n'a pas piqué sa besace à un toon, tant il semble en sortir tout et n'importe quoi à volonté), mais il est marquant, parce qu'il montre le côté ludique qu'insuffle Romain d'Huissier dans son livre.

Cette arme à feu tire en effet des munitions particulières, dotées d'une tête en bois de saule sacré, une matière à laquelle sont salement allergiques les diverses créatures que le "fat si" est amené à combattre. Ah, vous le voyez, là, le lien avec Van Helsing et nos autres chasseurs de vampires et de loups garous, avec leurs balles d'argent ?

"Les 81 frères" est une lecture extrêmement ludique, je reprends ce mot. On s'amuse, sans temps mort, il y a un suspense qui tient la route, même si, pour être complètement franc, j'ai trouvé que l'intrigue aurait pu être plus développée qu'elle ne l'est. La fin m'a un peu donné l'impression d'une queue-de-poisson, mais je pense surtout qu'on peut y accoler un "à suivre" de bon aloi.

Oui, on s'arrête à un moment où l'on voudrait que ça continue. Parce qu'on se pose quand même pas mal de questions, tant sur ce qui s'est passé dans ce roman, mais aussi sur ce qu'on n'y a pas trouvé... Je suis sorti un peu frustré de cette lecture, dans le bon sens du terme, puisque j'en voudrais plus. Et qu'il va falloir, je l'espère, patienter avec une deuxième enquête de Johnny Kwan.

J'ai évoqué Hong Kong dans son aspect visuel et sa dimension spirituelle, je ne serai pas fidèle à ma légende si je ne soulignais pas la qualité (et l'abondance) des mets qu'on sert dans "Les 81 Frères". Eh oui, je l'ai dit, après chaque combat, il faut refaire ses forces, et ça passe par quelques copieux repas qui ne manqueront pas de mettre l'eau à la bouche des lecteurs.

Romain d'Huissier propose aux lecteurs de faire fonctionner tous ses sens et, en cela, il est bien dans la tradition des littératures ayant pour cadre l'Asie. Je me souviens d'une phrase, dans "le temple de la Grue écarlate", de Tran Nhut, où l'imaginaire est considéré comme un sixième sens, après les cinq traditionnels que sont la vue, l'odorat, le toucher, le goût et l'ouïe. Eh bien, "les 81 Frères" sont dans cette lignée-là.

Un dernier mot, car, après le roman, vous trouverez une nouvelle située dans le même univers. Publiée à l'origine dans "l'Amicale des jeteurs de sorts", l'excellente anthologie de l'édition 2013 de feu le festival Zone Franche, elle se déroule avant l'action des "81 Frères". On y découvre déjà l'univers, dans une version forcément plus condensée, en raison du format.

Amusant de lire ces deux textes à la suite, car on y voit déjà l'univers se déployer, comme une fleur qui s'ouvre. Mais, si on en sait déjà plus, si le format du roman permet de développer le tout, de l'approfondir, on sent aussi que l'ouverture de la corolle, pour reprendre la métaphore florale, n'est pas achevée et qu'il y a encore beaucoup à faire et dire sur Hong Kong et ce cadre idéal pour l'urban fantasy.

Et voilà pourquoi j'attends impatiemment une suite à ce roman (comme j'en attends une à "American Fays", remarquez...). Parce que je pense qu'il y a un gros potentiel, parce que le mélange polar/fantasy, sur un ton tout de même plus noir et moins parodique que le livre du duo Fakhouri/Dollo, prend bien, parce que c'est un excellent divertissement.

Et parce que je veux des réponses aux questions que je me pose !!

vendredi 25 mars 2016

"Qui n'a plus qu'un moment à vivre n'a plus rien à dissimuler" (Philippe Quinault).

C'est le narrateur de notre roman du jour qui cite cette phrase. Un roman particulier, car on pourrait s'attendre, eu égard à la bibliographie de l'auteur et au sujet, à lire une uchronie, mais c'est bel et bien un roman historique que l'on a en main, véritable hommage au cinéma fantastique et d'horreur des années 1930-40, véritable âge d'or de ces genres. Mais aussi, un roman satirique et une réflexion plus profonde, qui explique un côté assez sombre, sur la guerre, les armes de destruction massive et la folie destructrice dont l'homme est capable de faire preuve. "Hiroshima n'aura pas lieu", de James Morrow, publié au Diable Vauvert, est un roman drôle, féroce mais également assez pessimiste, je trouve, où l'on se dit que le genre humain a décidément bien du mal à retenir les leçons... Et c'est aussi un roman très habile dans sa construction, qui explique comment on fait naître un mythe moderne...



Dans une chambre d'un hôtel de Baltimore, se tient une convention destinée aux fans de films de monstre. Nous sommes en 1984 et les organisateurs ont choisi de récompenser un homme qui fut une des stars du genre, avant de sombrer dans l'oubli : Syms Thorley. Celui-ci a accepté de recevoir un trophée, mais ensuite, il se suicidera.

Cependant, avant d'en finir avec l'existence, Syms, de son vrai nom Isaac Margolis, a décidé de raconter sa vie. Il va passer sa dernière vie à écrire ses mémoires, qui se concentreront sur un épisode particulier de sa carrière, un rôle qui aurait dû en faire un héros immortel de l'Amérique et qui n'a non seulement pas eu les effets escomptés, mais l'a laissé avec une culpabilité monstre sur le coeur.

Au printemps 1945, l'Allemagne nazie, cernée de toutes parts, finit par baisser pavillon et s'effondre. Mais la guerre n'est pas terminée pour autant : dans le Pacifique, le Japon impérial reste un rude adversaire qui donne du fil à retordre aux troupes américaines. Pour les responsables politiques et militaires, il est temps de mettre un terme aux hostilités, y compris de façon radicale.

A Los Alamos, le projet Manhattan prend forme, mais il ne va pas assez vite, alors un autre projet voit le jour. Ultra-secret, comme il se doit. Allez savoir comment ce genre de truc germe un jour dans la tête d'un général, mais l'idée est de mettre au service de l'effort de guerre un des fleurons de la culture américaine : le film de monstres.

A l'époque, c'est l'un des genres les plus rentables : tournés à la chaîne avec une économie de moyens certaine et remplissant les salles de spectateurs en quête d'évasion dans ces périodes difficiles, les films de monstre sont une manne pour les studios. Et les acteurs qui les incarnent, qu'on parle de momies, de vampires, de loups garous, ou de toute autre créature fantastique, sont des stars absolues.

Parmi eux, Syms Thorley est l'un des plus connus. Ses rôles de momie, dans la série Kah-Ton-Ra, de monstre à la Frankenstein, dans la série Corpuscula, ou encore de créature saurienne, dans Grograntis, en ont fait une figure incontournable du Hollywood des séries B. Ces stars qui ne concourront jamais pour les Oscars mais auront toujours une immense et durable popularité.

Alors qu'il tourne le énième épisode de Corpuscula, sur un scénario écrit par sa compagne, Darlene Wasserman, Syms reçoit une visite qui va bouleverser son existence. La Navy le somme de tout laisser en plan et le recrute pour le rôle de sa vie. Comme pas mal d'autres acteurs, l'idée de participer à la guerre à sa façon ne déplaît pas à Syms, qui n'a de toute façon pas trop le choix.

Mais pourquoi lui ? Eh bien, parce qu'il est certainement le plus apte pour jouer le rôle imaginé par les militaires pour mettre fin à la guerre du Pacifique. Enfin, le deuxième plus apte après Boris Karloff, mais passons. Et ce que ces officiers attendent de Thorley, c'est de tenir le premier rôle du projet Knickerbocker.

En quoi cela consiste-t-il ? La Navy possède une arme absolue, capable de détruire le Japon aussi sûrement et plus proprement que la bombe atomique. Il s'agit de monstres manipulés génétiquement pour devenir des armes. D'immenses lézards qui, si on les lâche, détruiront tout sur leur passage... Seulement, il n'est pas certain qu'on puisse les contrôler...

Alors, les responsables de ce projet ont eu une autre idée, pour mettre la pression sur l'Empereur Hirohito et son Etat-major. Une idée que Syms Throley portera sur ses épaules. De sa capacité à être crédible dépend peut-être non seulement la fin de la IIe Guerre Mondiale, mais surtout, il s'agirait d'une fin sans effusion de sang supplémentaire...

Allez, je n'en dis pas plus, à vous de découvrir la suite de cette histoire, que Thorley lui-même nous raconte 40 ans après les faits, alors qu'il n'a plus qu'un moment à vivre, puisqu'il a décidé de se suicider. Ce secret qui le mine depuis tout ce temps, il va enfin le livrer sur le papier et peu lui chaut un scandale posthume, il doit raconter ce qu'il considère comme une honte.

D'abord, plongeons dans ces mémoires. James Morrow nous propose-là un formidable hommage au film d'horreur et à son âge d'or. Si Syms Thormey, Darlene Wasserman ou encore, l'ennemi juré de Syms, Siegfried Dagover, sont des personnages inventés, en revanche, gravitent autour d'eux un certain nombre de figures hollywoodiennes de l'époque.

Pas celles qui viennent spontanément à l'esprit, mais ceux qui ont fait tourner cette industrie magique des films de monstres, comme le réalisateur William Beaudine, dont la filmographie officielle ne compte pas moins de 350 titres (!!) ou encore Willis O'Brien, spécialiste des effets spéicaux (on lui doit ceux de "King Kong"), mentor du mythique Ray Harryhausen et oscarisé après la guerre.

A travers cette galerie de personnages, James Morrow nous raconte cette époque bénie, qui compte encore de nombreux fans de nos jours, faite de bric et de broc, avec des scénarios tenant souvent sur des timbres postes (et pas forcément recto verso), des décors et des costumes en carton-pâte et papier crépon et des budgets rikikis, qu'il ne fallait surtout pas dépassé.

Dans son récit, Syms Thorley raconte ces conditions de tournage minimalistes, mais sans doute très amusantes vues de l'intérieur. Pas vraiment de l'art, mais du spectacle, c'est certain. Avec une vraie demande et des cadences infernales. Sans oublier les rivalités, entre studios, mais aussi entre acteurs, comme on le voit entre Thorley et Dagover, qui ne s'adressent même pas la parole entre les prises.

Face à son quotidien, le projet Knickerbocker offre une tribune extraordinaire à l'acteur, car le budget n'a rien à voir avec ses productions habituelles. Le paradoxe, c'est que ce rôle si spécial, le rôle de sa vie, ne sera vu que par un public très restreint... Et qu'il ne pourra pas s'en vanter, puisque les clauses de son contrat avec la Navy, lui impose un secret absolu...

Vous imaginez bien qu'un acteur vedette, le secret absolu, il ne connaît pas. C'est évidemment un des ressorts comiques de ce roman qui, dans sa première partie, et malgré les idées suicidaires du narrateur, se révèle très drôle. Il faut dire que la rigueur professionnelle de Thorley est sans commune mesure avec celle de son nouvel employeur, la Navy.

Et puis, le roman bascule. On s'attend, comme je l'ai dit en préambule, à tomber dans l'uchronie, et pourtant, ce n'est pas le cas. Pourquoi ? Sans doute parce que l'uchronie est un genre qui emmène rarement le lecteur vers un monde meilleur. Or, ici, si l'on suit le titre français du roman, on épargne au monde une de ses pires catastrophes. Un de ses pires crimes de guerre.

Syms Thorley nous écrit en 1984. J'ai dû mal à croire que cette date ait été choisie tout à fait au hasard. L'acteur, dont la carrière a périclité depuis longtemps, en même temps que les films de monstres, remplacés sous la Guerre Froide par la science-fiction et la mode des extraterrestres, est âgé, mais pourrait encore vivre un moment.

1984, on pense forcément à Orwell, et, d'une certaine manière, l'échec du projet Knickerbocker a un fort côté orwellien. Mais, plus prosaïquement, 1984, c'est le coeur de la présidence Reagan, lui-même ancien acteur de séries B, au coeur de projets aussi fous que la bombe à neutrons ou le projet de bouclier balistique, surnommé "Guerre des Etoiles".

On a l'impression que Ronald Reagan essaye d'asseoir ses mandats sur une relance de la Guerre Froide, où la dissuasion prend de sérieuses allures de menace envers l'autre bloc... Pas difficile d'imaginer le choc ressenti par Thorley, toujours pas remis de ce qu'il a vécu près de quarante ans plus tôt et qui voit se réveiller les démons qui le tourmentent depuis.

"Hiroshima n'aura pas lieu" est non seulement un formidable plaidoyer contre la guerre, quelle qu'elle soit, mais aussi contre les armements conventionnelles, les fameuses AMD, armes de destruction massives, terme qu'on trouve dans le livre, un peu anachronique par rapport au récit, mais qui nous parle, à nous, lecteurs du XXIe siècle, qui savons qu'on peut faire bien du mal avec ou sans elle...

D'Hiroshima et Nagasaki aux guerres d'Irak, en passant par les politiques de dissuasion pendant la guerre froide, à chaque fois, les armes sales ont été au coeur du débat. Morrow n'oublie pas que l'acronyme qui va bien, c'est NBC : Nucléaire, Bactériologique et Chimique. Derrière le projet Knickerbocker, il y a aussi des expériences de savants fous, bidouillant de paisibles lézards pour en faire des machines à tuer.

Bien sûr, il y a un côté grand-guignolesque dans cette démarche, qui peut sembler assez ridicule, par rapport à la maîtrise des virus, par exemple. Mais, évidemment, il faut replacer tout cela dans le contexte du roman, et de sa dimension satirique. Et également dans le contexte culturel, puisque Morrow joue et s'amuse avec le personnage de Godzilla.

Difficile d'évoquer cet aspect purement culturel, car il nous emmènerait un peu loin dans l'histoire. Pourtant, je ne peux pas l'éluder, car je pense, mais je m'avance peut-être, que le romancier ajoute à l'arsenal militaire déjà évoqué dans ce billet une autre dimension qui, depuis, a largement fait ses preuves, au Japon comme en Europe : l'industrie du divertissement comme politique impérialiste.

Encore une fois, dans ce billet, il aura beaucoup été question de monstres. Et d'hommes déguisés en monstres. Et d'hommes qui n'ont pas besoin de se déguiser pour en être... "Hiroshima n'aura pas lieu" est une fable féroce et sombre qui n'oublie jamais d'être drôle, jusque dans sa pirouette finale. La dernière blague d'un clown qui fut longtemps un auguste avant d'endosser le costume de clown blanc.

Une impression qu'on retrouve jusque dans le titre original du livre : "Shambling towards Hiroshima". Je suis allé voir ce que signifiait le mot "shamble", et j'ai trouvé deux sens : d'abord, le désastre, lorsqu'on utilise le mot comme nom commun, et puis le fait de marcher en traînant des pieds, lorsqu'on utilise la forme verbale.

Alors, oui, on va vers le désastre, dans ce livre. En traînant des pieds, comme ces créatures bizarres que l'on voit dans ces films de monstres. Ces acteurs bardés d'un costume inconfortable qui se déplacent tant bien que mal. Le leitmotiv de Syms, c'est "s'entraîner, s'entraîner, s'entraîner", pour être le plus naturel possible... Et, c'est de cette démarche là qu'il ira au(x) désastre(s)...

jeudi 24 mars 2016

"But this little bird's fallen out of that nest, now I've got a feeling that it might have been blessed" (Annie Lennox).

Hier, dans l'Utah, par la grâce de "Seuls les vautours", de Nicolas Zeimet, et ce soir, notre voyage immobile nous emmène un peu plus au nord, dans l'Etat voisin du Wyoming. Avec la découverte d'un auteur dont j'entends parler depuis un certain temps, il fallait franchir le pas, et j'ai choisi pour cela d'attaquer par sa série policière, construite autour du shérif Walter Longmire. Cet auteur, c'est Craig Johnson et notre lecture du soir est "Little Bird", publié aux éditions Gallmeister et également disponibleen poche aux éditions Points. Un vrai polar, lent et qui s'assombrit au fil des chapitres, un peu comme le temps, d'ailleurs, où l'humour contrebalance un certain désenchantement. Et, au coeur de ce livre et de cette série qui débute, un duo comme on les aime, Walter Longmire et son meilleur ami, un indien cheyenne du nom de Henry Standing Bear...



Walter Longmire est le shérif du comté d'Absaroka, situé au pied des Monts Big Horn, dans le Wyoming. Un coin plutôt tranquille où Longmire fait appliquer la loi depuis des années, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente (et quand ça s'y met, ça pleut, neige et vente très, très fort). Mais les années ont passé, le shérif a perdu sa femme et depuis, il songe à passer la main.

Comme l'a fait avant lui son mentor Lucian Connally, Longmire voudrait trouver le candidat idéal pour lui succéder, refaire un mandat pour lui mettre le pied à l'étrier et ensuite, quitter ses fonctions pour goûter une retraite méritée dans la maison qu'il a commencée à construire, sans jamais l'achever ni la meubler, perdu après le décès de sa chère Martha.

Pour prendre sa place, Longmire verrait bien son adjointe, Victoria Moretti, alias Vic. Une jeune femme ravissante mais au franc parler dévastateur, originaire de Philadelphie. C'est un peu par hasard qu'elle a atterri là et c'est un peu en lui forçant la main que Longmire l'a convaincue de devenir son adjointe, de dont il se félicite chaque jour.

Mais le shérif est persuadé qu'elle va bientôt repartir sous d'autres cieux et accepter un poste plus prestigieux que shérif du comté d'Absaroka. Il en serait ravi pour elle, mais cela lui laisserait peu d'options pour lui succéder, une seule, en fait : Turk Connally, le neveu de Lucian. Et ça, ça n'a rien d'enthousiasmant, car il n'aime pas ce garçon un peu trop ambitieux à ses yeux...

Derniers personnages importants dans la vie de Walt Longmire : Henry Standing Bear et Vonnie Hayes. Avec le premier, un Cheyenne, ils se connaissent depuis leur enfance et ont tout connu ensemble, y compris le Vietnam. Leur relation repose sur une complicité tacite, mais aussi sur leurs différences et sur quelques vacheries régulièrement balancées par l'un ou l'autre.

La seconde, Walt la connaît aussi depuis un bail. Fille d'un des hommes les plus riches de la région, elle est revenue dans le Wyoming pour y vivre aux côtés de sa mère à la mort de son père. Pour la première fois depuis le décès de son épouse, Walt s'intéresse à une femme et cette femme, c'est Vonnie. Un faible partagé, et pas seulement par eux deux, mais par tous les proches du shérif, qui le verraient bien se remettre en couple.

"Little Bird" débute en même temps que l'automne, une saison qui, dans le Wyoming, ressemble plus à l'annonce d'un hiver précoce (en témoigne le violent blizzard qui s'abat sur le comté d'Absaroka dans le cours du livre) qu'à l'été indien qu'on ne connaît que dans le nord des Etats-Unis, comme le dit la chanson.

La vie paisible du comté est alors troublée par l'annonce de la découverte d'un corps dans une pâture où des moutons ont l'habitude de déambuler et de paître. Le taux de criminalité dans le coin est quasi nul, Walt songe d'abord à un accident de chasse. Mais voilà, Vic, envoyée sur place, constate que cette mort a tout d'un meurtre...

A commencer par la personnalité de la victime... Cody Pritchard est en effet bien connu du bureau du shérif. Quelques années plus tôt, il a été jugé pour le viol d'une jeune indienne, Melissa Little Bird. Pritchard n'était pas seul, trois autres garçons, l'accompagnaient et Melissa, qui souffre d'un retard mental, n'a pas su se défendre face à eux.

L'affaire a fait grand bruit, quatre adolescents blancs s'en prenant à une adolescente amérindienne, dans un climat de tensions permanentes entre communautés... Et, comme rien n'est jamais simple, malgré les preuves irréfutables, la justice s'est montrée bien trop clémente. Pas impossible, donc, qu'on ait voulu appliquer une sentence plus lourde à l'un des coupables...

Un crime, pour Walt Longmire, c'est déjà une mauvaise nouvelle. Un crime qui sent la vengeance à plein nez, encore plus. Mais, là, un crime qui touche à la communauté indienne vivant dans la réserve la plus proche, c'est le pire qu'on puisse imaginer. Non, en fait, il y a encore pire, pour Walt Longmire : qu'il doive considérer son meilleur ami, Henry Standing Bear, cousin de Melissa Little Bird, comme un suspect...

"Little Bird", c'est un vrai polar à l'ancienne. Ne pensez pas y trouver un rythme de thriller hollywoodien, c'est tout le contraire. Longmire prend le temps qu'il faut pour mener son enquête, traînant même des pieds pour essayer d'éviter les questions qui fâchent. Mais, de toute façon, on sent bien que la vie à Durant, principale bourgade du comté d'Absaroka, suit son propre rythme.

N'allez pas pour autant croire qu'il n'y a pas de tension. Au contraire, elle est palpable. On pourrait même dire qu'elles sont palpables, car ces tensions sont de différentes natures : celles liées à la succession implicitement annoncée de Walt ; celles liées à l'enquête elle-même et donc, à la mort de Cody Pritchard ; celles liées à la possibilité que le meurtrier soit un Indien. Et qu'il s'agisse d'Henry.

La relation entre les deux amis est au coeur de ce roman. Il y a le coeur et la raison. Le coeur de Longmire qui refuse d'envisager que son ami de toujours soit devenu, même pour des raisons compréhensibles, un assassin. Et la raison qui lui rappelle qu'il n'a pas le droit d'écarter un suspect sous prétexte qu'il est son ami...

Walt et Henry ne sont pas des grands bavards, encore moins des expansifs. Ils se connaissent depuis si longtemps qu'ils se comprennent sans rien dire, mais là, le silence entre eux est lourd. Car Henry n'est pas bête et sait pertinemment qu'il a le profil pour avoir tué le jeune violeur. Une seule fois ils vont aborder la question de front. Une conversation sur le ton de la dérision, comme ils en ont l'habitude, mais qui trahit une certaine gêne.

Walter Longmire, dans cette affaire, manipule plusieurs bâtons de dynamite. Par moments, on pourrait même dire qu'il jongle avec, tant cette histoire prend des tours explosifs. Le mode opératoire du tueur permet de dresser une liste assez exhaustive des tueurs potentiels, si l'on exclut l'idée d'un assassin de passage.

Mais, tous ces noms ont de quoi embarrasser un shérif qui préfère le plus souvent jouer les diplomates que les pères Fouettard. Il les connaît tous, très bien, pour certains, il mesure aussi les conséquences que pourraient avoir certaines accusations s'il les portait sans avoir de quoi les étayer plus que solidement.

Et des preuves, il n'en a guère. Des indices, un peu plus, mais ils ne servent qu'à le plonger un peu plus dans une bouteille à l'encre... Le tueur est un malin, qui a décidé de brouiller les pistes et de jouer avec le shérif. Un shérif vieillissant, mal dans sa peau, dont le feu sacré est un peu en berne et qui se pose tellement de questions existentielles...

Mine de rien, "Little Bird" est un roman très noir. On ne le dirait pas, passées les premières pages, car le ton est très humoristique, les personnages se vannent, parfois à la limite, lorsqu'il s'agit des plaisanteries des blancs envers les indiens, on sent bien qu'on est dans une petite ville, dans un univers où les personnes en savent long sur leurs concitoyens.

Mais l'humour lui-même se teinte volontiers de noir et, s'il reste présent pendant longtemps, il finit par s'effacer lorsque l'intrigue se densifie et prend toute la place. Une dernière partie très rude, par tout ce qu'elle révèle et ne laisse plus vraiment de place aux piques. Un vrai signe, dans cet univers dans lequel les vacheries qu'on lance à tous moments semblent faire partie du quotidien.

Une des grandes qualités de "Little Bird", ce sont ces personnages. Aucun n'est anodin, aucun n'est passe-partout, tous ont des caractéristiques qui font qu'on s'attache (enfin, pas forcément à tous...) et qu'on se dit qu'on irait bien passer un moment à Durant. Il y a un côté très familial dans ce groupe de personnages que l'on voit évoluer et qu'on a envie de suivre dans de nouvelles enquêtes.

Et puis, il y a ce décor, si particulier, du Wyoming. Ces hautes montagnes, qui ont leur rôle dans l'histoire, vous le verrez, ces grands espaces qui nous rappellent que nous sommes dans des décors de western. Il y a d'ailleurs de ça, dans "Little Bird". Pas par le côté folklorique ou par les clichés des cowboys et des indiens.

Mais parce qu'on est bien dans un territoire rural, où la modernité a trouvé sa place, mais sans tout écraser (Longmire refuse d'avoir un téléphone portable, par exemple). On est dans une Amérique de cocagne, pas forcément de carte postale, mais on est vraiment loin des thrillers urbains classiques. Et l'on conserve aussi cette mentalité pionnière qui rappelle le Far West.

Enfin, un dernier point. Dans ce roman, je parle sans autre repère, puisque je découvre l'auteur, Craig Johnson insuffle un zeste de fantastique. Je ne vais pas m'étendre là-dessus, mais en ces terres qui conservent la marque fortement enracinée des peuples autochtones, des tribus indiennes qui y vécurent avant d'être décimées et regroupées en réserves, quel vilain mot...

Cet aspect très particulier, qui obsède Longmire alors qu'il fait tout pour essayer de garder la tête froide, tient une place à part dans l'intrigue. A la fois inextricablement liée et pourtant extérieure, car certainement plus rattachée aux personnages qu'à l'histoire de ce premier tome de la série. Mais, je suis curieux de voir comment cette dimension va évoluer dans les prochaines enquêtes.

J'avais envie depuis un moment de découvrir Craig Johnson, je ne suis pas déçu du voyage. De l'humour au décor, en passant par la noirceur de cette intrigue qui s'avère plus complexe qu'on ne pourrait le penser de prime abord, sans oublier cette galerie de personnages qui, à elle seule, justifie la fidélité à la série, je suis conquis.

Et je suis près à rapidement reprendre le chemin du Wyoming, Etat que connaît bien Johnson pour y vivre lui-même, dans ce comté d'Absaroka, imaginaire et pourtant, tellement attirant. Le paradoxe de ces polars et thrillers qui se déroulent dans ces coins de paradis terrestres, c'est qu'on se demande comment peut s'y déchaîner la violence justifiant les enquêtes... Qu'importe, et longue vie à Longmire !


Ah, j'ai failli oublier, la chanson d'Annie Lennox, en solo, dont un bout du texte sert de titre à notre billet ! Oubli réparé...


mercredi 23 mars 2016

"On dirait que tout le monde a ses petits secrets, dans notre village".

C'est dans l'Utah que l'on part, ce soir, à travers notre livre du jour. Cet Etat américain, pas forcément celui que l'on croise le plus souvent dans les romans, est le cadre d'un thriller signé par un jeune auteur français. Voyage dans le temps, aussi, puisque l'action se déroule en 1985, époque à laquelle notre romancier n'était encore qu'un petit garçon... "Seuls les vautours", de Nicolas Zeimet, paru aux éditions du Toucan et désormais disponible en poche chez 10-18, n'est pas seulement un roman à intrigue. C'est aussi la chronique d'un bled perdu, avant l'ère des portables et d'internet, où tout le monde connaît (ou croit connaître) tout le monde, aux prises avec ses démons. Et ceux-ci peuvent prendre bien des formes, en fonction de l'imaginaire collectif, de la culture, de la religion, etc. Et un tissu social au liens peut-être plus lâches qu'on ne pourrait le penser de prime abord.



Duncan's Creek compte 178 habitants. Un des coins les plus perdus de l'Utah, un des plus petits villages de cet Etat, également. Un lieu d'un autre temps, ou presque, niché dans un décor digne des westerns d'antan. On pourrait d'ailleurs même croire que ce village n'a pas vraiment changé depuis la fin du XIXe siècle, celui des cowboys et des ruées vers l'or.

Pourtant, cette soirée d'été va changer bien des choses pour ces âmes goûtant à une vie paisible, dans un lieu qui l'a toujours été. Ce soir-là, Mandy Twitchell, une jeune mère de famille, découvre la disparition de sa fille de 5 ans, Shawna. Paniquée, elle la cherche partout, même dans cette ferme où elle affirme avoir vu récemment une licorne puis, se décide à prévenir le shérif.

Il s'appelle Dalton Hughes et le moins que l'on puisse dire est qu'il ne jouit pas, parmi ses concitoyens, d'une phénoménale popularité. On lui reproche d'être plus autoritaire et carriériste qu'efficace, mais que faire d'autre, quand on ne sait plus où chercher sa fillette ? Alors, Mandy se résout à l'informer de la situation.

L'avantage d'un aussi petit village, comme Duncan's Creek, c'est que les nouvelles vont vite. Rapidement, toute la population apprend la mauvaise nouvelle et un véritable élan de solidarité prend forme. Tout le monde laisse ce qu'il fait et vient, à sa façon, donner un coup de main. Une battue est organisée, au cas où la gamine se serait éloignée du centre du village.

Il faut dire que, tout autour, il y a des lieux pleins de piège, la nature réservant bien des surprises aux humains cherchant à s'y aventurer sans précaution. Une forêt, mais aussi des montagnes, des gorges... Autant d'endroits où il est facile de se perdre, qui plus est lorsqu'il fait nuit et qu'on est une petite fille certainement très effrayée.

A moins qu'il ne faille envisager une autre piste, criminelle, celle-là, que personne ne veut se résoudre à évoquer. Duncan's Creek est le plus tranquille des coins d'Amérique, on ne peut imaginer que quelqu'un vienne s'en prendre à une petite fille... Pourtant, alors que l'inquiétude grandit et que Shawna reste introuvable, on découvre un objet lui appartenant, bien loin de chez elle...

Comme beaucoup s'y attendaient, l'enquête de la police du comté, mené par le shérif Hughes se met très rapidement à piétiner. Très peu d'indices, aucune piste sérieuse, mais tout un tas de questions qui se pose. Une mère au bord de la crise de nerfs, morte d'anxiété mais aussi de culpabilité et quelques souvenirs qui commencent à remonter, d'enfants disparus dans le coin, sans laisser de trace.

Dans le village, on ne veut pas renoncer à comprendre ce qui est arrivé à Shawna. Alors, certains des habitants continuent les recherches à leur façon, tandis que d'autres voient cet événement bousculer leur quotidien. Des existences qui vont se dévoiler progressivement au lecteur, car leur passé, autant que celui de Duncan's Creek n'est peut-être pas aussi paisible qu'on pourrait le croire...

Il y a le Dr Jim Pomeroy, qui était là à la naissance de Shawna mais qui commence à se sentir vieux et peine à se remettre de la mort de sa femme, Logan Momsen, un adolescent qui habite chez son oncle et sa tante et gagne quelques dollars en faisant le pompiste et rêve à (enfin fantasme sur) la belle Alice.

Il y a aussi l'institutrice, Betty Adams, incapable de guérir sa phobie du noir, et Rick Mayfair, qui essaye, depuis son retour à Duncan's Creek, de ressusciter la feuille de chou locale créée par son grand-père. Deux personnages qui se fréquentent discrètement, car la rumeur va si vite... Elle n'est pas de Duncan's Creek et lui a longtemps vécu ailleurs.

Côté police, il y a les deux adjoints du shérif Hughes : Sherry Grant et Mitch Novak. Eux aussi ont eu droit aux foudres de la morale mormone et ils ne font plus équipe depuis que leur chef les a séparés pour mettre fin aux rumeurs de liaison entre eux. Ils n'en ont cure, d'autant que la rumeur était infondée, et leur conscience professionnelle dépasse largement celle de leur shérif...

Enfin, il y a une bande de gamins qui se retrouvent régulièrement après les cours ou, comme c'est la cas au moment de la disparition de Shawna, pendant les vacances. A leur tête, Samantha Baldwin, un vrai garçon manqué, une dure, une vraie, qui mène à la baguette un groupe de garçons qui font les 400 coups autour de Duncan's Creek.

Comme Sam et ses potes, Jake à 11 ans lorsque Shawna disparaît. Lui ne fait pas partie de la bande, c'est un garçon solitaire, timide, réservé, qui cherche parfois ses mots. Il faut dire qu'il est sujet à des cauchemars récurrents qu'il essaye d'exorciser tant bien que mal en écrivant des histoires de monstre. Comme cet épouvantail qui l'obsède...

Enfin, il y a les commères de Duncan's Creek, ces ménagères bien intentionnées grâce à qui, à une époque qui ne connaît pas encore le portable et les réseaux sociaux, les informations circulent. Informations vraies ou fausses, peu importe, du moment qu'on peut causer, causer, causer... A la tête de ce groupe, Shirley Hoffmann, dont la maison se trouve juste en face de celle des Twitchell...

Voilà rapidement esquissé le casting de "Seuls les vautours", qui n'est ni complet, ni très détaillé. Oui, pour plusieurs des personnages, il manque des éléments. Certains sont donnés rapidement, mais je pense qu'il ne faut pas trop les évoquer ici, d'autres apparaissent bien plus loin dans le récit et donc, pas question de vous en dire plus.

Un thriller choral, je pense qu'on peut qualifier ainsi "Seuls les vautours", ce n'est pas forcément très courant. Pourtant, c'est bien ce que propose Nicolas Zeimet en ne confiant pas l'enquête à un seul personnage ou à un duo, mais bien en déléguant à chacun de ces personnages quelques pièces du puzzle dont ils font aussi partie.

Eh oui, tout le monde à ses petits secrets, à Duncan's Creek, comme le dit le titre de notre billet. Et ces secrets, qui vont se révéler dans le sillage de la disparition de Shawna Twitchell, sont évidemment très importants. Certains appartiennent à un passé qu'on espérait tombé aux oubliettes, d'autres sont tus pour ne pas donner prise aux pipelettes locales.

Il faut dire, je l'ai évoqué, que, à Duncan's Creek, c'est la religion mormone qui impose sa loi, même si tous les habitants ne sont pas membre de cette église. Mais son emprise, particulièrement la morale très rigoureuse qu'elle fait respecter, est réelle. Un écart, c'est la mise au ban. C'est aussi cela qui génère cette culture du secret qui est un des moteurs de ce livre.

La religion, mais aussi la culture. D'abord, parce que, comme partout, Duncan's Creek possède ses légendes locales. Le décor est propice à l'imagination, il faut dire. Au point qu'on y évoque la présence du diable, lui-même. Certains lieux particuliers attirent les mômes du coin depuis des générations, et les adultes aussi, d'ailleurs, avec des rites et des coutumes.

Et puis, parce que cela joue aussi un rôle dans tout cela, des légendes plus anciennes, liées à la présence, il y a longtemps, d'une tribu indienne dans la région. On retrouve encore des traces de cette légende gravées dans les pierres autour de Duncan's Creek, et là encore, cela s'accompagne d'une mythologie qui reste ancrée dans les esprits.

Je plante le décor, je survole tout cela, mais ce sont les ingrédients de ce thriller qui n'est pas trépident, mais Duncan's Creek en 1985 n'a rien de trépident. En revanche, la tension monte petit à petit. La solidarité initiale laisse place aux rumeurs, aux soupçons, des enquêtes non-officielles débutent, quelques mensonges se révèlent ou sont tus...

En revanche, le final, lui, est très agité, une période mouvementée comme le village n'a pas dû en connaître souvent et qui le marquera à jamais. L'imbrication des diverses trames narratives, ce côté choral que j'évoquais, permet de faire monter la mayonnaise, ainsi qu'un recours récurrent à l'ellipse. Nicolas Zeimet joue aussi avec son lecteur, comme un chat avec une souris.

Dans ce décor très particulier, j'insiste, mais c'est à la fois très visuel et terriblement dépaysant, Nicolas Zeimet installe une intrigue très référencée, où l'on croise Agatha Christie, par exemple. Mais, l'ambiance lorgne aussi vers le fantastique, avec quelques clins d'oeil appuyés vers Stephen King et un petit côté Goonies, qu'apporte la bande de gamins.

J'ai aussi songé en découvrant Duncan's Creek au Niceville, de Carsten Stroud, même si Zeimet ne bascule pas véritablement dans cette dimension-là. Mais, toute l'inquiétude que suscite la disparition inexpliquée de Shawna ouvre aussi les portes aux théories les plus folles, liées à ce cadre si spécial, plein d'histoires qu'on se raconte au coin du feu pour faire passer des frissons dans le dos des copains.

Plus qu'une simple enquête policière, "Seuls les vautours" est une sorte de quête initiatique collective. Oui, bon, ce n'est pas très clair, comme formule. En fait, dans un village où tout le monde connaît tout le monde, sans forcément que tout le monde s'entende parfaitement avec tout le monde, on se souvient souvent du superflu alors que ce qui aurait dû paraître essentiel s'efface.

Derrière le calme et la tranquillité d'un endroit comme Duncan's Creek, on a bien quelquefois de lourds secrets enfouis, des douleurs endormies, des souvenirs refoulés, des peurs plus ou moins rationnelles. "Seuls les vautours", c'est tout cela. Avec cette angoisse terrible qu'engendre l'impossibilité de retrouver une enfant disparue, l'impossibilité de comprendre, d'expliquer.

Sans être un roman révolutionnaire, en restant dans des chemins balisées et des idées classiques, Nicolas Zeimet sait créer une atmosphère et la nourrir pour captiver son lecteur. Que ce soit par le cadre très intéressant dans lequel l'histoire se déroule ou le choix de la jouer collective avec un groupe de personnages pour autant de fils narratifs, il nous offre un excellent divertissement.

mardi 22 mars 2016

"C'est la guerre de la poudre blanche, une marchandise qui rapporte tellement d'argent qu'elle est plus dangereuse que les puits de pétrole".

Après un roman sur la mafia, "Suburra", de Giancarlo de Cataldo et Carlo Bonini, je souhaitais lire le nouveau documentaire d'un autre journaliste italien, Roberto Saviano. Après le très remarqué "Gomorra", devenu un film puis une série, il est devenu la bête noire de la mafia napolitaine et doit vivre sous protection. Mais, sa colère, sa curiosité, son dégoût, aussi, n'ont pas disparu pour autant, au contraire. Cette fois, il élargit considérablement son champ d'action, puisque c'est cette fois le monde entier qui l'intéresse. A travers une activité florissante, sans doute la plus rentable qui existe, qui plus est en ces temps de crise : le trafic de cocaïne. "Extra pure", désormais disponible en poche chez Folio, est un documentaire aussi passionnant que dérangeant, où Saviano décortique la gigantesque économie parallèle de ce "pétrole blanc" et dresse, à travers les principaux pôles de ce trafic et différents angles précis, les portraits d'une incroyable galerie de personnages, tour à tour coupable et victime d'un système qui éclabousse la planète d'une irréelle quantité de sang...



Lorsque l'on évoque la cocaïne, on pense immédiatement à la Colombie et à quelques personnalités aussi célèbres qu'effrayantes comme Pablo Escobar. Mais, depuis une décennie, c'est au Mexique que le trafic de cocaïne a pris des proportions absolument délirantes. On estime que le bilan des guerres entre cartels mexicains s'élève à plus de 70 000 morts dans le pays depuis 2006 !

D'une région à l'autre, d'un territoire à l'autre, on massacre à tour de bras pour assurer ses positions, faire régner la terreur et poursuivre tranquillement son sordide mais lucratif business. Dans un Etat gangrené par une corruption endémique, où certains cartels sont même formés par d'anciens militaires de l'armée, comme les terribles Zetas, les autorités doivent faire face à la concurrence de véritables narco-Etats.

Mais, si l'Amérique du Sud (la Colombie restant un des pays dominants du secteur, malgré la chute des principaux cartels des années 80) et l'Amérique centrale constituent les principaux pôles mondiaux de la production et du trafic de cocaïne, c'est bel et bien une économie mondialisée qui a été générée par cette activité pourtant illégale sous toutes les latitudes.

Les EtatsUnis, traditionnellement marché porteur, l'Europe, en particulier l'Italie et ses clans mafieux, mais aussi la Russie, le Nigéria, dont les gangs étendent leur activité à une bonne partie du continent, désormais, sont aussi des territoires soumis à l'écrasante machine d'import-export de la poudre blanche. Et à la violence phénoménale qui accompagne partout le "narcocapitalisme".

Roberto Saviano, dans "Extra-pure", nous emmène dans un tour du monde des pratiques liées à la production, le commerce, avec ses intermédiaires et même ses brokers, comme n'importe quel secteur de l'économie classique, ses franchises, ses dealers et, au final, ses consommateurs (dont parle l'auteur, mais qui ne sont pas au centre du livre), pour mesurer l'hydre que cela représente.

Il aborde différents angles de cette économie ultra-puissante, bien plus que les plus importantes sociétés mondiales, aux méthodes radicales et plus dénuée de scrupules encore que l'ensemble des conseils d'administrations du Dow Jones, du CAC40 et des autres réunis... Entre chaque aspect, quelques réflexions personnelles de l'auteur, sur lesquelles nous reviendrons en fin de billet.

Je dois dire que je ne savais pas trop à quoi m'attendre en me lançant dans cette lecture. Bien sûr, en ayant lu "Gomorra", il y a quelques années, sur les conseils d'un ami (pourtant bien peu porté sur les livres), et avant que cela devienne un phénomène, je n'arrivais pas complètement en terre inconnue. Mais, 530 pages sur la cocaïne, n'était-ce pas trop ?

"Extra pure" ne se lit pas comme un roman, ce serait exagéré de le présenter ainsi. Même si le livre est très construit, c'est véritablement un essai et, pour reprendre le mot employé en préambule, un documentaire. On entre dans le vif du sujet dès le départ, avec la situation mexicaine, dont on parle, parfois, de ce côté-ci de l'Atlantique...

Avec une figure qui a encore défrayé la chronique il y a peu, le sinistre El Chapo, désormais emprisonné sous très haute surveillance. Quand je parle du vif du sujet, c'est parce que la litanie des massacres commence très rapidement. Pas par sensationnalisme, mais parce que c'est la réalité de cette situation. Et, franchement, cela dépasse l'entendement...

"Extra pure" est également une espèce d'horrible hit-parade de la cruauté dans le monde, et de la créativité sans borne qu'on y met... Les mille-et-unes façon pour l'être humain de faire passer son prochain de vie à trépas, avec ou sans véritable raison objective. Partout où se trame ce trafic, on retrouve des morts, assassinés de façon plus abominables.

Etre sans scrupule dans les affaires, c'est une chose, après tout, les affaires légales n'ont parfois pas grand-chose à envier aux narcos dans ce domaine. Mais, les "patrons" du narcocapitalisme, il faut bien le dire, sont des fous furieux qui n'ont aucun respect pour la vie humaine. Une vie qu'il n'hésite pas à effacer, si cela sert leurs intérêts, comme à l'autre bout du monde, on snifferait une ligne de poudre.

Mais, là où cela devient carrément dingue, c'est de voir comment cette économie parallèle finit par se confondre avec l'économie légale. Oui, le blanchiment est gigantesque et les banques ont longtemps été peu regardantes sur la provenance de certains fonds douteux. Mais, le fait est que, depuis 2008 et la crise des subprimes, la cocaïne est une activité qui met de l'huile dans tous les rouages.

Le constat est sans appel et fait froid dans le dos : certaines banques très importantes doivent sans doute plus leur survie et leurs colossaux bénéfices retrouvés au fruits du trafic de cocaïne qu'aux substantielles aides que les Etats ont injectées dans leurs comptes... Pour Saviano, c'est la cocaïne et l'argent qu'elle génère qui font tourner le monde...

Le journaliste italien démonte avec pédagogie les mécanismes de cet incroyable machine, qui a finalement assez peu d'ancienneté, le cannabis et l'héroïne ayant occupé le devant de la scène des drogues jusqu'aux années 1980, sans pourtant atteindre ce niveau de développement. D'abord consommée par les classes les plus aisées, la coke s'est depuis démocratisée et se répand partout.

Une drogue qui réussit à être très bon marché (tout est relatif, bien sûr) et incroyablement rentable. Les trafiquants, et leur intermédiaires par la même occasion, sont capables de proposer des produits allant du haut de gamme au discount, pour reprendre une classification qui parlera à tous. De l'extra pure, la zéro zéro zéro, pour reprendre le titre du livre en VO, jusqu'à des doses coupées avec des produits d'une nocivité variable...

Tout cela pourrait être aride à lire si Saviano ne nourrissait pas son récit avec les exemples qui vont bien. Un peu comme un maître-queux arrose sa volaille avec le jus au cours de la cuisson pour qu'elle reste tendre et savoureuse. Dans "Extra pure", les exemples sont nombreux, certains sont entrés dans la légende du narcotrafic mondial, d'autres sont des rouages plus discrets mais dont le rôle et le destin sont remarquables.

Ils sont des deux côtés de la ligne de démarcation entre le bien et le mal, même si, il faut le dire, la très grande majorité sont passés du côté obscur, parfois par choix, par ambition, parce qu'ils sont dingues, ça arrive, mais aussi, quelquefois, contraints et forcés par les événements. Ils sont parrains, petits trafiquants, balances, agents infiltrés, têtes de pont ou simples intermédiaires et, pour le coup, leurs vies sont des romans.

Difficile de vous en proposer dans ce billet, parce que le choix est vaste... Citons tout de même Kiki Camarena, un des premiers agents de la DEA, l'administration qui lutte contre le trafic de drogues aux USA, a avoir pu s'infiltrer dans un cartel mexicain. Son sacrifice aura permis de faire tomber certains des parrains historiques de ce pays, pourtant bien vite remplacés par d'autres, encore plus fous et sanguinaires...

Ou encore Semen Judgovic Mogilevic, alias Don Semen ou the Brainy Don, un Russe que rien n'arrêtait, spécialiste en coups tordus et n°1 au classement des plus grands parrains mafieux de tous les temps pour le Times, en 2011, devant les légendes Capone, Luciano ou Escobar. Un ponte qui sera même au coeur des premières crises sévères entre l'Ukraine post-révolution orange et son voisin russe...

Saviano dresse tous ces portraits de personnalités qui ont consacré leur vie, de gré ou de force, à la cocaïne, qui lui ont fait allégeance. Tous et toutes, car on croise aussi quelques femmes dans cet univers pourtant très macho (la palme à Griselda, pionnière du trafic de coke en Colombie, où elle s'imposa aux hommes, qui surent lui faire payer), dépendent de cette puissante drogue.

Le mot "dépendre" n'est pas employer dans le sens de l'addiction, car, on constate bien que celui qui met le nez dans la poudre a commis la plus grande erreur et est déjà sur la phase descendante. Non, le vrai narcotrafiquant évite surtout de profiter des joies de ce qu'il met sur le marché pour s'adonner à d'autres addictions tout aussi puissantes : l'argent ou le pouvoir.

Ces exemples, qui concernent des personnes mais qui montrent également la redoutable créativité dont font preuve les responsables des réseaux de tous les continents pour faire circuler la drogue et l'acheminer aux consommateurs, sont passionnants. Et plus encore parce qu'ils réussissent à abolir le filtre de la fiction que d'autres écrivains mettent en place dans des romans.

Là encore, deux exemples, parmi d'autres. L'un, tout chaud, c'est "Suburra", dans lequel j'ai souligné l'omniprésence de la coke et son rôle très important dans la folie qui se déchaîne à Rome. Mais on y trouve aussi un voilier prêt à débarquer sur les côtes italiennes, les réservoirs prévus pour l'eau potable remplis de drogue à l'état liquide, méthode éprouvée par les narcos IRL.

De même, j'ai retrouvé les avions venant se poser dans l'immense désert malien, impossible à surveiller dans son ensemble, qui plus est dans un pays en proie à bien des difficultés politiques et institutionnelles... On retrouvait une scène du même genre dans l'excellent "Black Cocaïne", de Laurent Guillaume, preuve, s'il en fallait, que la fiction puise son inspiration dans le réel...

Roberto Saviano, lui aussi, souffre d'une certaine addiction, et il en est conscient. Sa lutte contre les mafias du monde entier le consume, en plus de le priver d'une vie normale et de mettre sa famille en danger. Mais, et là, c'est lui qui parle, lui qui, auparavant, se rêvait Ishmaël, du nom du marin narrateur de "Moby Dick", se retrouve désormais en Achab, traquant sans fin sa baleine blanche... Blanche comme la coke...

Entre chaque partie d' "Extra pure", même si ce n'est pas tout à fait matérialiser ainsi, Saviano intercale de court chapitre, intitulé "Coke #1" jusqu'à "Coke #7", dans lesquels il prend véritablement la parole, en s'adressant au lecteur. Il y a un côté lanceur d'alerte chez l'auteur de "Gomorra" et il se livre également dans ces lignes-là.

D'une certaine façon, on le trouve ailleurs, dans le livre, comme dans ce chapitre au titre glaçant, "Raconter, c'est mourir", dans lequel il retrace le parcours du grand reporter Christian Poveda, qui avait décidé de s'immerger dans un des plus terribles clans salvadoriens pour en comprendre et en montrer le fonctionnement.

Il y reconnaît son triste privilège, celui d'être non seulement toujours en vie mais aussi d'être connu dans le monde entier et de voir son travail largement diffusé, au contraire de Poveda... Mais, j'ai ressenti de l'accablement chez Saviano. Pas du découragement, pas encore, même s'il semble bien avoir conscience de la tâche herculéenne que représente sa lutte.

Saviano ne va pas bien. Il culpabilise de ce qu'il fait vivre aux proches, mais il se sent incapable de faire machine arrière, de renoncer à cette quête sans fin dans laquelle il s'est engagé. Achab, oui... Ou pire : un junky qui ne peut vivre sans sa dose quotidienne, sans la poussée d'adrénaline que lui procure ce travail tellement dangereux.

On a là un homme traqué, sur la brèche, qui a choisi de foncer tête baissée, comme s'il n'avait plus rien à perdre. Son état des lieux du trafic mondial de cocaïne est terriblement instructif quant à l'état du monde dans lequel nous vivons. On parle peu des dégâts concrets que la cocaïne fait subir aux peuples mexicains, colombiens, italiens, russes, j'en passe, mais ils sont réels et dramatiques.