C'est l'accroche que l'on peut lire en quatrième de couverture de notre roman du jour. Et, pour être franc, je dois dire que la perspective de retrouver des vampires dignes de ce nom et loin de ceux, assez insipides à mes yeux, qui sont si à la mode ces temps-ci, a pas mal joué dans mon choix de lecture. Tout comme une table ronde à Bagneux, au cours de laquelle j'ai pu entendre parler l'auteur, ce qui a aiguisé, mais non, pas mes crocs, rhoooo, ce qui a aiguisé ma curiosité. La présence annoncée de Morgane Caussarieu, jeune romancière de 24 ans, a été le dernier déclic et voilà comment j'ai décidé de me lancer dans la lecture de son premier roman, "Dans les veines", publié à l'automne dernier chez Mnémos. Et je ne regrette pas une seconde ce choix, même si je me dois de préciser que c'est une lecture à ne pas recommander aux âmes sensibles. Voilà un roman d'horreur, gore et violent, comme je n'en avais plus lu depuis bien longtemps.
Il n'y a pas que la canicule qui met les Bordelais dans tous leurs états. Non, si la ville de Bordeaux vit dans l'inquiétude, c'est parce qu'il s'y passe des choses pas franchement ordinaires et même, carrément flippantes... Des braqueurs multiplient les actions violentes, en particulier dans des supérettes. Un groupe de marginaux, semblent montrer les caméras de surveillance, saccagent les lieux, pillent les rayons alcools, s'en prennent aux clients et au personnel et n'oublient pas de repartir avec le contenu des caisses.
Pire, on retrouve chaque matin dans différents quartiers de la ville des corps exsangues, pas beaux à voir, de vrais massacres, forcément l'acte d'un pervers, abandonnés dans des poubelles ou laissés à même le sol dans certaines rues... Des enfants, de jeunes femmes, même des bébés... De quoi lancer un vraie psychose collective autour d'un éventuel tueur en série... Psychose qui n'a pas fini de prendre de l'ampleur quand un véritable charnier va être découvert dans la Garonne...
Mais, jusque-là, il faut bien le dire, les flics en charge des enquêtes sur ces événements n'ont guère de pistes viables. Le lieutenant Gustave Baron et son adjointe, la jeune Pauline Brune, sont sur les dents, mais les rares pistes qu'ils ont ne donnent pas grand chose... A commencer par cette ferme isolée, dans la campagne bordelaise... Un corps aussi abîmé que les autres a été découvert par hasard non loin de là, les deux policiers font donc leur enquête de voisinage...
Vit là, dans la ferme de la famille Macaire, un étrange groupe de personnes... Mais impossible de voir Jean-François Macaire, légitime propriétaire des lieux depuis la mort de ses parents. Pour autant, l'instinct des flics est en alerte, car tout dans cette endroit a de quoi filer la pétoche : l'agressivité du chien, joliment baptisé Dracula, l'étrange femme asiatique qui leur ouvre et, manifestement, leur ment sans scrupule, les odeurs indéfinissables, l'impression qu'il se passe des choses pas très catholiques, là-dedans, sans pouvoir mettre le doigt dessus...
Et il y a de quoi frissonner face à cette femme, Seiko. Car elle n'est pas vraiment une femme comme les autres. Pas plus que ses compagnons, Jean-François Macaire, alias J.F., ancienne figure de la scène punk londonienne à la fin des années 70, Damian, personnage androgyne à la séduction trouble mais redoutablement efficace, et enfin, Gabriel, dont on comprend rapidement qu'il ne faut pas se fier à son physique d'enfant de 8 ans... Quatre personnes qui n'ont plus grand chose d'humain, qui ont choisi récemment de quitter Londres pour se mettre au vert à Bordeaux, mais qui, pour ne pas disparaître (puis-je vraiment dire "survivre" ?), doivent tuer et se nourrir du sang de leurs victimes...
Baron est d'emblée persuadé qu'il y a quelque chose de louche qui se passe dans cette ferme, mais comment relier ses habitants avec tous les événements violents qui se déroulent régulièrement à Bordeaux ? Ce n'est évidemment pas si simple, une intuition ne suffit pas à diligenter une enquête plus approfondie, malgré l'urgence et l'angoisse quotidienne de retrouver de nouveaux corps exsangues.
Mais, il n'imagine pas à quel point cette affaire va prendre un tour beaucoup plus personnel... Baron a une fille adolescente, Lily, qui affiche sa rébellion dans sa coiffure, ses tenues, ses piercings. Bonne élève, elle est pourtant une fille solitaire et peu enjouée, on comprendra bientôt pour quelles raisons... Lily ne fait pas partie de ces élèves qu'on dit populaires, bien au contraire, elle est plutôt un sujet de moqueries pour certaines de ces filles BCBG. Lily, tout comme sa seule amie, Violaine, au look gothique parfait, dont la rébellion est bien différente : issue de la bourgeoisie bordelaise, elle essaye de s'extirper de ce carcan étouffant.
On se rend compte que Lily est plutôt une fille sage et mal dans sa peau. Pour fuir ses malheurs, il y a les drogues douces, mais aussi la fréquentation, dans le sillage de Violaine, de lieux de l'underground bordelais, où sexe, drogues, alcool et musique créent une ambiance à l'aura dangereuse et fascinante. C'est dans l'un de ces lieux, un club quasi clandestin, dont l'adresse n'est connue que des initiés, que les deux adolescentes vont faire une rencontre fatidique...
Lily et Violaine vont attirer l'attention de J.F., venu dans ces lieux à la fois pour tromper le temps qui passe, si lentement, mais aussi repérer des proies potentielles. Car, pour ce vampire, oui, j'écris enfin le mot, plaisir sexuel et assouvissement de sa soif de sang sont intimement liés. Si Violaine n'est pas insensible à la séduction brute de J.F., Lily s'en méfie immédiatement. Trop rentre-dedans, trop sans-gêne, trop agressif dans sa façon de draguer, trop mauvais garçon, sans doute aussi, pour cette ado timide et réservée...
Et puis, surtout, Lily a repéré un autre garçon bien plus à son goût. Les yeux violets de Damian, son charme étrange et ambigu, sa fragilité apparente ont frappé l'esprit de la fille du lieutenant de police. En un regard, furtif, il l'a envoûté. Et, d'une certaine manière, la réciproque est vraie. Damian aussi a vu Lily et son intérêt pour elle, trouble et dont on ne comprendra que petit à petit la véritable origine, va aller croissant, comme incontrôlable...
C'est dans ce décor à la "Sailor et Lula" en plus glauque encore, que va se nouer l'étrange et inquiétante relation entre Lily et Damian. Elle ignore encore ce qu'est le garçon qui l'a séduite, mais elle ne pense plus qu'à lui ; il est tout aussi envoûté et décide de ne pas faire de Lily sa nouvelle victime, sans rien en dire à J.F., Seiko et surtout Gabriel, terriblement jaloux et qui considère Damian comme son grand frère, dans une relation qui n'a pourtant pas vraiment grand chose de fraternel...
Mais Lily n'est pas Bella Swan, Damian n'est pas Edward Cullen et cette "histoire d'amour" n'a rien à voir avec "Twilight". L'aventure qui se noue entre l'adolescente et le vampire va devenir ici bien plus perverse, dangereuse et mortifère. C'est le coup d'envoi d'une terrible descente aux enfers pour chacun des personnages évoqués : Lily, son père et les membres du groupe de vampires, un groupe qui n'a rien d'une famille au sens classique du terme, on va y revenir.
En situant l'action de son roman de nos jours mais en ancrant l'ambiance dans l'univers punk tout droit sorti de la fin des années 70 et du début des années 80 (aussi bien dans les attitudes "no future" que dans les références musicales), Morgane Caussarieu plante un décor extrêmement sombre, nocturne, malsain, finalement très propice au développement d'une histoire vampirique.
Mais le lien entre cette époque lointaine, que l'auteure elle-même n'a pas vécue, est renforcée par une étrange métaphore. En intitulant son roman "Dans les veines", Morgane Caussarieu fait un lien, qu'on retrouve tout au long du livre, entre la drogue-phare des années punk, l'héroïne, et ce fluide vital qu'est le sang, dont les vampires ne peuvent se passer bien longtemps... Ce sang qu'ils doivent ingurgiter afin de s'en emplir les veines, comme un junky dit s'injecter sa dose...
J.F., à la fois junky et vampire, cristallise ce comportement plus que les autres, même si la "faim" des quatre vampires est très bien décrite comme une véritable addiction. Mais aussi, comme le comportement d'un véritable prédateur. Pas étonnant que, pour se protéger, le groupe ait choisi un chien-loup, car là aussi, il y a des similitudes frappantes entre les comportement du loup et ceux des vampires. Dans leur façon de s'en prendre à leurs victimes, comme dans leur mode de vie.
J'ai en effet parlé de "famille", les concernant. Gabriel se présente comme le fils de Seiko et le frère de Damian, mais ce n'est qu'une sombre apparence, presque un caprice enfantin, malgré la maturité de ce "jeune" vampire. Le fonctionnement du groupe est plus celui d'une meute et les actions individuelles, que ce soit celles de J.F., qui fréquente toujours les membres (toujours humains) de son ancien groupe, Joker's kiss, ou celles de Damian, dont le caractère assez indépendant se prête mal à cette vie en collectivité.
Et puisqu'on parle de famille, intéressons-nous à ce thème omniprésent dans "Dans les veines". A travers, bien sûr, la relation de Lily avec son père et sa mère à un degré moindre, mais aussi, celle de Pauline Brune avec sa hippie de mère. Sur la seconde relation, pas grand chose à dire, si ce n'est que Brune est la preuve que la rébellion peut aussi toucher les milieux libertaires et pousser à rejoindre les institutions (minute psy à trente centimes d'euro).
Evidemment, la plus intéressante, mais aussi la plus dérangeante de ces relations familiales, est celle de la famille Baron. Je ne veux pas trop en dire, car il faut préserver certains aspects de l'histoire pour le lecteur, mais, comme évoqué plus haut, on comprend vite que l'apparente rébellion de Lily n'est qu'une façade pour masquer ses problèmes, sa douloureuse situation. Elle fuit comme elle peut ce contexte qui la détruit à petit feu sans pour autant oser couper le cordon. Elle est victime expiatoire, consentante, jusqu'à sa rencontre avec Damian.
Pas forcément une solution idéale, mais, aveuglée par ses sentiments, séduite, mais aussi déboussolée et tellement en demande, Lily va lâcher la proie pour l'ombre, si vous me pardonnez ce vilain jeu de mots. En tout cas, chercher la rédemption auprès de celui qui n'a à lui offrir, sous quelque forme que ce soit, la damnation... Une évidence dont Damian a fortement conscience dès la première rencontre et, pourtant, contre laquelle il essaye de lutter, désespérément, même une fois qu'il a révélé à Lily sa véritable nature.
Je n'ai pas eu le sentiment, au cours des 300 pages de ce roman, de rencontrer de familles heureuses. Est-ce le fait que l'action se déroule à Bordeaux, mais j'y ai retrouvé des thématiques chères à Simenon ou à Chabrol, dans ce livre. Cette bourgeoisie de province endormie, recroquevillée sur elle-même, ses biens, son statut, sentant le renfermé, où l'on fane bien plus aisément qu'on ne s'y épanouit.
C'est d'ailleurs ce contexte particulier qui va créer le violent contraste entre la vie ordinaire et les événements atroces que vont provoquer les vampires. Ils sont turbulents, bruyants, irrespectueux des règles et des valeurs, loin de la morale bourgeoise en vigueur. Paradoxalement, Seiko, J.F., Damian et Gabriel sont presque plus vivants que la ville qu'ils ont choisie pour s'installer après avoir quitté Londres. On peut même aller plus loin dans cette idée : J.F., adolescent, avait suivi un raisonnement similaire quand il a fui sa famille et sa région pour rejoindre l'Angleterre et son aura de liberté débridée.
J'ai évoqué les tabous sociaux brisés par ces êtres amoraux que sont les vampires ("amoral" peut d'ailleurs se discuter, car il me semble que, parfois, ils ont parfaitement conscience de faire le mal. Cela suffit-il à en faire des êtres immoraux ? Difficile à dire...). Sans doute, là encore retrouve-t-on le lien métaphorique entre vampires et punks, ces derniers ayant prôné le renversement complet des valeurs de la société moderne dans laquelle ils ont grandi.
En tout cas, ces vampires bordelais brisent tous les codes sociaux tels que nous les connaissons. Le plus évident, bien sûr, c'est ce tabou du sang humain, qui contrevient au "tu ne tueras point", commandement sur lequel se fondent nos sociétés depuis des millénaires. Et, croyez-moi, quand ils tuent, ils ne font pas semblant ! Une horreur qui frappe les esprits plus encore qu'un vulgaire meurtre, comme une résurgence des croquemitaines de notre enfance, ceux qui se cachent sous nos lits, dans nos placards, et qui sont désormais en liberté dans la ville.
Mais, il y a un autre tabou transgressé dans le roman, c'est celui de l'inceste. Chez les vampires, comme chez les humains. Pour preuve que la monstruosité n'est pas l'apanage de ces êtres non-vivants. Un sentiment renforcé par le fait que les liens familiaux entre les vampires sont totalement artificiels, au contraire de ceux unissant les humains concernés. La façon dont Gabriel organise sa relation avec "son grand frère" Damian, et même celle qu'il peut avoir avec "sa mère", sont très ambiguës, pour ne pas dire franchement explicites...
D'ailleurs, toutes les relations des vampires, entre eux, comme avec les humains, sont placées sous le sceau d'une certaine perversité. Y compris la relation que va instaurer clandestinement Damian avec Lily. En cela aussi, le couple créé par Morgane Caussarieu se différencie du couple de "Twilight". Un instant, rapidement dissipé, on se dit que ce que ressent Damian pour Lily a un fond de sincérité, de profondeur. Mais bien vite, on comprend que, malgré l'envie de conserver l'adolescente en vie le plus longtemps possible, il ne peut s'empêcher de la considérer avant tout comme une proie. Une proie qu'il n'entend partager avec personne.
Damian est à la torture quand il commence à fréquenter Lily car sa nature le pousse inexorablement à la tuer et à assouvir sa faim inextinguible avec son sang. Or, un étrange paradoxe se met alors en place, signe, bien tordu, d'un possible sentiment ? Allez savoir... Damian est un vampire du genre ascète quand on le rencontre au début du roman. Capable de se passer de sang plusieurs jours, comme s'il luttait contre sa nature de prédateur, comme s'il avait des remords d'être un tueur sans scrupules... A moins que ce ne soit qu'un souci de discrétion : moins on laisse de cadavres derrière soi, moins on se met en danger.
Mais, la tentation que va représenter Lily va vite devenir insoutenable, au point que celui des 4 vampires qui était le moins meurtrier, va sérieusement hausser la cadence, pour se gaver et ne pas risquer de tuer Lily, presque par inadvertance, a-t-on l'impression... Les bas instincts que l'adolescente réveille chez Damian tiennent donc autant de la concupiscence, réelle, que du réflexe de Pavlov.
Cependant, autant Seiko, J.F. et Gabriel n'inspirent rien d'autre qu'un profond dégoût, une répulsion liée à leur inhumanité constamment affichée, autant Damian a une personnalité, si je puis employer ce terme à propos d'un vampire, bien plus complexe et profonde. Il y a de la souffrance, chez lui, la permanence de souvenirs d'avant la transformation qui le hantent encore. Une souffrance qu'on découvre et appréhende au fur et à mesure du récit, et qui s'accompagne d'une effroyable solitude...
A qui peut-on s'attacher sincèrement quand on est un vampire ? A des créatures du même genre que soi... Mais, malgré l'impression de meute, on se rend compte que lui, comme ses compagnons, restent des individualistes, des égoïstes, même. Pas vraiment l'idéal pour créer des amitiés... Pire, la relation entre Damian et Gabrielle, au-delà de son ambiguïté sexuelle, repose sur la menace permanente, sur l'égocentrisme et la jalousie du "gamin", qui ne peut supporter ne serait-ce que l'idée de voir Damian fréquenter d'autres que lui... Quant à s'attacher à des humains, on vient de voir que c'est complètement impossible.
Il y a un côté terriblement romantique chez Damian, au sens littéraire et artistique du terme. Un personnage tourmenté, maudit, plein de questions existentielles, si on peut s'exprimer ainsi. A l'opposé, J.F., qui souffre lui aussi de cette terrible solitude, l'exprime de façon totalement différente, traînant derrière lui ses potes humains, quitte à les fournir en drogue de toutes sortes et même à les abreuver du sans vicié qui coule dans ses veines...
Mais, dans un cas comme dans l'autre, le portrait qui se dessine du vampire dans "Dans les veines" est terrible. Pas seulement pour son côté monstrueux, effrayant, mais aussi par ce qu'implique l'état de vampire, une éternité sans relief, monotone, languissante, où l'ennui le dispute à la solitude et où l'on est traqué en permanence. On sent à plusieurs reprises que Damian et J.F. regrettent le sort qui est devenu le leur, un sort pire que la mort, une damnation perpétuelle. Et pourtant, ils se refusent à mettre fin à ce supplice... Un dilemme quasi shakespearien : être ou ne pas être, etc. Et surtout, un écho au "No future" des punks, comme s'ils hurlaient "too much future" !
Pour finir, vous l'aurez compris, "Dans les veines" n'est certainement pas un roman à mettre entre toutes les mains. On est dans le gore, l'ulta-violent, avec des scènes d'anthologie, comme ces métamorphoses épouvantables où l'on voit des humains se dépouiller de leur corps de chair et d'os pour intégrer une enveloppe vampirique essentiellement différente.
Ultra-violence aussi dans les agressions perpétrées par les vampires pour se nourrir et dans le dénouement du roman, sorte d'apothéose sanglante et crépusculaire où chaque personnage entreprend de régler ses comptes, sans plus aucune retenue. Autant de scènes et d'éléments qui font définitivement basculer "Dans les Veines" de la catégorie polar fantastique, une enquête policière sur fond de vampirisme, dans la catégorie roman horrifique, digne d'un Matheson (d'ailleurs cité en ouverture) ou d'un Masterton.
Ce roman est un peu la rencontre improbable entre Anne Rice, chez qui on retrouve pas mal de thèmes développés dans le livre de Morgane Caussarieu, avec les Sex Pistols. Ca ébouriffe ! Mais l'alliance donne un résultat assez réussi pour qui apprécie ce genre littéraire et réconcilie avec les vampires, dont les archétypes traditionnels ont été bien maltraités ces derniers temps...
Mais, on remarque aussi une autre influence très nette, qui renvoie aux productions cinématographiques de l'âge d'or de la Hammer, ces films construit autour de Christopher Lee et Peter Cushing, et qui proposaient un univers vampirique pas vraiment subtil, mais redoutablement efficace. C'est en particulier dans les scènes où Damian vient retrouver Lily chez elle, dans sa chambre, que j'ai retrouvé cette ambiance et ces ressorts narratifs.
Vous aurez deviné, sans doute, l'enthousiasme certain qui m'anime quand j'évoque "Dans les veines". Merci d'abord à Morgane Caussarieu de redonner au vampire ses lettres d'infâmie, sans pour autant tomber dans les clichés faciles (dans la dernière partie, le recours aux prières, au crucifix et aux gousses d'ail prend un tour ridicule pour les personnages impliqués, tandis qu'il contribue à alléger un peu la tension du dénouement). Sans rien s'interdire, sans jamais avoir froid aux yeux, cette jeune romancière nous offre un véritable roman horrifique bien troussé, et d'un bout à l'autre.
Nul doute que nous avons là l'éclosion d'une romancière très prometteuse, qui ajoutera bientôt à son arc une corde en publiant en juin un essai consacré aux vampires de Louisiane. J'ai bien envie de m'y intéresser, mais je suis aussi impatient de voir ce que la romancière Morgane Caussarieu aura à nous proposer à l'avenir...
A suivre, donc. Attentivement.
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
dimanche 28 avril 2013
samedi 27 avril 2013
"Relisez Marc Aurèle, et demandez-vous à chaque instant comment sont les choses, quelle est en fait leur vraie nature ?"
C'est Hannibal Lecter en personne qui prononce cette phrase dans "le Silence des agneaux". Et vous allez voir que ce choix n'a rien d'innocent de ma part. Voici un auteur français de thrillers qu'il va falloir suivre avec de plus en plus d'intérêt, d'abord parce que ses romans sont de belle facture, mais aussi, et c'est une qualité que j'apprécie chez un auteur de thrillers, parce qu'à chaque livre, il nous emmène dans des univers et des intrigues complètement différents, nous surprend, nous désarçonne... Après "le Sang du Christ" ou encore "Non Stop", revoici Frédéric Mars avec un roman au titre sans équivoque : "le Manuel du serial killer", sorti depuis quelques semaines en grand format, chez Black Moon (et non, ce n'est pas un roman jeunesse, vraiment pas...); Attachez vos ceintures, vous allez entrer dans une zone de turbulences de 460 pages...
Thomas Harris a 20 ans et c'est un garçon mal dans sa peau, très mal... Il se trouve laid, défiguré, malingre, à la moindre émotion forte, il se met à saigner abondamment du nez ou s'évanouit carrément... Avec tout ça, il a la nette impression qu'on se fout de lui et qu'on le brime sans arrêt à cause de ça. Il faut dire que son oeil blanc, s'il n'impressionne pas carrément ses interlocuteurs, ne fait rien pour rendre son visage agréable... Un handicap vestige d'un accident de pêche, croit-il se souvenir...
Croit-il, car sa mémoire a souffert d'un terrible traumatisme quand, dix ans plus tôt, ses parents se sont noyés dans la rivière Charles. Un drame qui aurait provoqué chez l'enfant une espèce de syndrome de Korsakoff, capable d'expliquer ses approximations, ses trous de mémoire, ainsi que le suivi psychologique qui lui a été imposé par l'administration de Harvard, lors de son entrée dans cette prestigieuse école, dans le département de littérature...
Thomas est donc un élève intelligent et ses notes sont excellentes, mais il est tout sauf un étudiant populaire dont on recherche la compagnie. Issue d'un milieu modeste, il vit dans un appartement dédié aux étudiants dans un quartier du campus réservé à ceux qui ne sont pas issus de la aristocratie de la grande H, comme on surnomme Harvard. Comprenez les élèves issus des familles les plus aisées, et donc les plus puissantes de la région.
Partant de là, comment expliquer le soudain intérêt qu'on semble porter à Thomas Harris ? Le voilà convoqué dans le bureau de Lucy French, la directrice du département de littérature de Harvard. Elle a une proposition à lui faire : pourquoi Thomas, amateur de littérature, doté d'une plume de qualité, si l'on en croit quelques nouvelles écrites depuis son admission dans l'école, n'intégrerait-il pas le Crimson, le journal du campus, une institution.
Et comme Lucy French connaît le goût de Thomas pour la littérature policière, elle lui propose de devenir chroniqueur judiciaire pour le Crim', comme on surnomme le journal. Une offre d'autant plus alléchante que les articles écrits pas Thomas qui paraîtraient dans les colonnes du journal pourraient être considérés comme le mémoire de fin d'année de l'étudiant... Qu'espérer de mieux ? A moins de se dire que tout cela est définitivement trop beau pour être honnête...
Pourtant, le moment est idéal pour répondre positivement : la ville de Boston et ses alentours sont justement en émoi. Ces derniers jours, plusieurs gamins de la région sont décédés de morts qui semblent bien peu naturelles. Ils ont apparemment été empoisonnés et les enquêteurs redoutent qu'un tueur en série sévisse de nouveau dans la ville...
De nouveau, car une dizaine d'années plutôt, 11 enfants avaient été tués dans des circonstances horriblement similaires. L'empoisonneur, un certain Jesse Pomeroy, avait été arrêté, jugé et condamné à mort, chose rarissime au Massachusetts. Alors, qui s'en prend de nouveau aux enfants de Boston, et lâchement, en plus, puisque les meurtres se font à distance ? En voilà, un beau sujet d'enquête pour un étudiant de Harvard passionné d'enquêtes et qui pourrait se rêver en nouveau Capote, Ellroy ou Ann Rule...
Mais, ce n'est pas le cas de Thomas Harris. Tout autre que lui aurait sauté sur cette occasion unique. Thomas reste circonspect. Il accueille même assez froidement l'aide d'une autre étudiante, qui travaille déjà pour le Crimson, et qu'on a chargée de le chaperonner. En plus, elle s'appelle Sophie Harris. Le même nom que lui, le hasard fait parfois drôlement les choses, non ?
Malgré l'enthousiasme et l'aide de Sophie, Thomas a bien du mal à se faire à sa nouvelle vie de reporter judiciaire. Les rencontres avec Kennedy, le flic chargé de l'enquête ou avec Reily, un pointure à Boston, le chroniqueur judiciaire vedette du Boston Globe, n'y changent rien, au contraire, Harris ne se sent pas fait pour le job, au point d'y renoncer très rapidement.
Qu'à cela ne tienne, Lucy French a plein d'idées dans son sac à malices. Le journalisme, bof, eh bien, vous serez éditeur, mon cher Thomas ! Et hop, sans comprendre encore une fois le pourquoi du comment, voilà l'étudiant bombardé chez Killin Publishing, fameuse maison d'édition dirigée de main de maître par George Killin et spécialisée dans la publication de thrillers et de polars.
Thomas sera en charge de lire les manuscrits reçus par la maison d'édition et de trier le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire d'un côté les manuscrits publiables de ceux qui ne correspondent pas aux attentes des éditeurs. On ne peut pas dire que ce soit le fol enthousiasme non plus, mais Thomas s'acquitte de sa tâche sans se prendre la tête plus que ça. Jusqu'à ce que...
Dans une enveloppe, un texte, pas de signature, mais un titre qui frappe l'esprit : "le Manuel du serial killer". Après quelques pages, Thomas croit à un canular. Ce n'est pas un roman, mais bien un recueil de conseils et de méthodes pour devenir serial killer. Effarant ! Quel fou furieux a bien pu envoyer ça ! Vaguement écoeuré, Thomas ne va pas au bout de la lecture et jette ce texte nauséabond dans la panière réservée aux manuscrits auxquels on ne donnera pas suite...
Pourtant, tout en s'acquittant de son emploi de lecteur, Thomas reste informé des avancées de l'enquête sur l'empoisonneur, grâce à Reily. Et les dernières nouvelles apprises de la bouche du journaliste vont avoir un drôle d'effet sur Thomas Harris : un violent saignement de nez et un évanouissement immédiat. Au point que c'est dans les vapes que l'étudiant est ramené dans sa piaule sur le campus... Bizarre réaction...
Choqué (non, je ne vous dirai pas par quoi !), Thomas décide de se cloîtrer dans sa chambre. Tant pis si son désistement soudain fâche les responsables de Killin Publishing comme l'administration de Harvard, l'étudiant est trop bourrelé de doutes pour mettre le nez dehors. Il se cache, rase les murs les rares fois où il sort... Et c'est ainsi qu'il apprend qu'un nouvel enfant a été tué...
Il lui faut 15 jours pour se remettre du choc qui l'a démoli sous les yeux de Reily. Mais s'il avait su, il serait resté enfermé plus longtemps... A peine se montre-t-il sur le campus qu'il sent les regards peser sur lui, pas ceux, moqueurs et méchants, dont il a l'habitude, mais intéressés, curieux, admiratif, oserait-il penser ? Harris n'y comprend goutte, jusqu'à ce que son regard se pose sur une vitrine...
Un rayon entier propose LE livre qu'il doit falloir lire en ce moment. Le titre ? "Le manuel du serial killer", bien sûr ! Avec, en prime, le nom de Thomas Harris sur la couverture, comme s'il était l'auteur de ce truc innommable qu'il est persuadé d'avoir envoyé à la corbeille ou presque... Comment pourrait-il avoir écrit un best-seller, et plus encore ce best-seller-là, dont la simple lecture l'avait fait saigner du nez ?
Mais, chez Killin Publishing, on n'en démord pas, Thomas Harris a écrit "le Manuel du serial killer" et ça marche déjà tellement fort qu'on lui promet une avance mirifique... Une avance déjà versée alors que, Thomas en est sûr, il n'a rien signé ! Et certainement pas ce manuscrit... Mais que faire quand, du jour au lendemain, on devient le héros, le sauveur d'une boîte au bord de la faillite, l'auteur dont on s'arrache le livre, l'étudiant qu'on admire ?
Eh bien, Thomas Harris ne va pas avoir trop le temps de cogiter. Car, en ajoutant les derniers événements liés à la série de meurtres d'enfant et ce que contient "le Manuel", Thomas devient vite le principal suspect, le copycat idéal... Un tueur d'enfants, quoi... Or, comme pour ce qui concerne ce livre, qu'il est certain de ne pas avoir écrit, Thomas Harris est sûr de lui : il n'est pas l'assassin de ces enfants !!!
Mais alors, qui est vraiment Thomas Harris ? Un malade ? Un manipulateur aux capacités extraordinaires ? Ou un innocent victime malgré lui d'une terrible machination ?
A ce stade, commence véritablement un nouveau livre, une enquête menée au pas de charge par les Harris (Sophie venant aider Thomas, qu'elle ne considère pas coupable des meurtres), qui doivent réussir à apporter des éléments concrets pouvant innocenter Thomas, alors que l'enquête officielle progresse vite, qu'il fait un coupable idéal et qu'on s'attend à un procès rapide et exemplaire. Autrement dit, comme Pomeroy, dix ans plus tôt, c'est la peine de mort qui attend Thomas Harris s'il échoue...
Un thriller mené tambour battant où, à chaque page, le doute s'insinue, sournoisement... En qui avoir confiance ? Tout est si... bizarre, tout s'emmanche si mal, tous les indices, toutes les zones d'ombre, toutes les absences de Thomas sont exploitées pour alimenter l'enquête, le roman et les doutes... Qui manipule qui ? Est-ce Thomas Harris qui dirige son monde comme un marionnettiste pervers ou bien est-il la marionnette d'un autre qui, pour une raison étrange (mais faut-il une raison, après tout, pour faire passer quelqu'un pour un tueur en série ?) se jouerait de lui ?
Ou bien, est-ce Frédéric Mars qui manipule ses lecteurs ?
Au fil des pages, et je ne suis pas le seul à penser cela, puisque je l'ai lu à plusieurs reprises, on se met à penser à un fameux roman américain, dont "le manuel du serial killer" rappelle la veine. Je sais, j'abuse, mais je ne vais pas vous donner le titre de ce roman, pour une raison simple : en le citant, je trouve qu'on en dit trop sur le roman de Mars, qu'on donne trop d'indications a un lecteur qui, dans l'absolu, devrait être vierge de toute influence pour aborder ce thriller... En revanche, faites-moi confiance, cette "filiation" est un véritable gage de qualité.
Au jeu des références, par moment, je me suis cru dans un épisode du "Prisonnier"... Avec un MacGoohan / Harris à la recherche désespérée d'informations pour pouvoir évaluer son sort, et, dans le même temps, que sait-on de ce prisonnier et des raisons pour lesquels il est dans le village ? Là, et on revient à la phrase de Hannibal Lecter qui sert de titre à ce billet : quelle est la vrai nature des faits exposés ?
On sent d'instinct que toute cette histoire n'est pas très catholique. Trop de choses étranges, d'événements qui paraissent incroyables, parfois tout de suite, parfois avec le recul. Mais comment les interpréter ? Selon quelle grille de lecture ? Le fait que ce soit Thomas Harris lui-même qui soit le narrateur, ce recours au "je" si spécial, vient nous embrouiller un peu plus. Il a l'air sincère, véritablement surpris de ce qui lui tombe sur la tête, même au cours de son enquête, il semble plus réagir qu'agir, subir une certaine domination de Sophie dans les décisions, les choix...
Mais, dans le même temps, être le narrateur donne un incroyable pouvoir : celui de mentir !
Alors, à qui se fier ? Je me suis concentré, dans mon résumé, sur la trame principale (et, pour ceux qui se demanderaient, je ne suis pas allé trop loin dans le roman) et surtout, j'ai volontairement occulté un certain nombre d'éléments-clés qui nourrissent évidemment l'intrigue. On se retrouve avec un puzzle sous le nez dont il manquerait des pièces ou, pire, dont toutes les pièces sont là, mais ne s'emboîtent pas comme elles le devraient...
Plus on avance, plus on en découvre sur les personnages, Thomas Harris y compris, et plus on doute. Comment une machination d'une telle envergure pourrait être mise en place ? Oui, mais dans le même temps, pourquoi ciblerait-on ainsi un brave gars comme Thomas Harris s'il n'avait rien à se reprocher ? On nage et on se noie, on essaye de reprendre son souffle, mais c'est impossible, car l'engrenage est lancé inexorablement et on tourne les pages, on tourne les pages, on veut savoir, on veut se sortir de cette claustrophobie livresque, retrouver des repères concrets et fiables pour ne plus avoir la tête en bas et les pieds au mur...
La mécanique installée par Frédéric Mars est implacable, terriblement efficace, elle déboussole complètement le lecteur, même si je suis bien certain qu'on trouvera des ronchons pour dire le contraire et raconter à qui mieux-mieux qu'ils ont tout compris avant tout le monde, bla-bla-bla... Echafauder des hypothèses, à la rigueur, avoir un avis sur ce qui se déroule, oui, mais comprendre avant le dénouement, non, vraiment, ne vous fiez pas à ces avis mesquins. "Le manuel du serial killer" est un excellent roman pour celui qui aime se faire mener par le bout du nez.
Je m'amusais, pour y grappiller quelques infos afin de nourrir ce billet et rafraîchir ma mémoire, à feuilleter à nouveau le roman et, rien que cette relecture sommaire et incomplète, m'a permis de remarquer quelques éléments a priori anodins qui font sens, d'un seul coup. Des détails, des noms propres, des éléments de ce genre qui font se demander si celui qui tire les rênes, quel qu'il soit, ne serait pas Keyser Söze...
Eh oui, "le manuel du serial killer" est un livre qui se lit et se relit ensuite pour mieux appréhender l'ensemble. Mais, dès que vous aller mettre en doigt sur la première page de ce livre, je vous préviens, vous n'allez plus pouvoir le lâcher. Et ne vous éloignez pas trop de votre ordinateur, muni d'une bonne connexion, histoire de pouvoir surfer si besoin sur un moteur de recherches, car, au milieu de ce maelström, de ce miroir aux alouettes où tout peut-être vrai comme faux, se cachent des éléments parfaitement réels qu'on ne voit absolument pas venir...
D'ailleurs, il y a dans ce roman toute une réflexion sur le rôle de l'écrivain vis-à-vis du réel, en particulier l'auteur de thrillers, une espèce de mise en abîme assez intéressante, dont on ne prend pas conscience de l'ampleur tout de suite. Il y a une scène de dédicaces dans une gare, alors que Harris est dans le collimateur de la police, qui montre bien ces dualités : qui le lecteur a-t-il en face de lui ? Un raconteur d'histoires ou de faits ? Quelqu'un en qui le lecteur peut avoir confiance ou un vil séducteur qui s'apprête à se jouer de lui ?
Comment un auteur de thrillers se distancie-t-il des atrocités qu'il décrit dans ses livres ? Est-il si différent des monstres qu'il met en scène ? Voilà quelques questions qu'il m'a semblé voir posées dans ce roman, comme si "le manuel du serial killer" était aussi un manuel de l'auteur de thrillers à destination des lecteurs de thrillers. Entrez dans l'envers du décors, messieurs-dames !
J'avais aimé "Non stop" pour sa tension permanente, ce frisson permanent qui hérisse l'échine. Ici, c'est le côté labyrinthique qui m'a énormément plus. Attention, ne prenez pas mal ce terme, dis labyrinthique dans le sens où l'on est emmené par la force des choses dans des impasses, des chausses-trappes, des jeux de miroir et des illusions... C'est Frédéric Mars qui tient le fil d'Ariane pour nous sortir de là et, tel le fantôme qui surgit à la fin du parcours du train du même nom et fige ses lecteurs dans la stupéfaction...
Un vrai bon moment de lecture que j'ai commencé le sourire aux lèvres, amusé par le côté intriguant et gentiment absurde de la première partie. Puis, le sourire s'est éteint et la crispation a gagné, avant que le tourbillon ne m'emporte comme la tornade emmena Dorothy au pays d'Oz... Quand je suis revenu dans mon canapé, moins spacieux, mais plus confortable qu'une ferme du Kansas, j'avais pris une bonne claque !
Tentez l'expérience, ouvrez "le Manuel du serial killer", vous n'en sortirez pas indemne...
Thomas Harris a 20 ans et c'est un garçon mal dans sa peau, très mal... Il se trouve laid, défiguré, malingre, à la moindre émotion forte, il se met à saigner abondamment du nez ou s'évanouit carrément... Avec tout ça, il a la nette impression qu'on se fout de lui et qu'on le brime sans arrêt à cause de ça. Il faut dire que son oeil blanc, s'il n'impressionne pas carrément ses interlocuteurs, ne fait rien pour rendre son visage agréable... Un handicap vestige d'un accident de pêche, croit-il se souvenir...
Croit-il, car sa mémoire a souffert d'un terrible traumatisme quand, dix ans plus tôt, ses parents se sont noyés dans la rivière Charles. Un drame qui aurait provoqué chez l'enfant une espèce de syndrome de Korsakoff, capable d'expliquer ses approximations, ses trous de mémoire, ainsi que le suivi psychologique qui lui a été imposé par l'administration de Harvard, lors de son entrée dans cette prestigieuse école, dans le département de littérature...
Thomas est donc un élève intelligent et ses notes sont excellentes, mais il est tout sauf un étudiant populaire dont on recherche la compagnie. Issue d'un milieu modeste, il vit dans un appartement dédié aux étudiants dans un quartier du campus réservé à ceux qui ne sont pas issus de la aristocratie de la grande H, comme on surnomme Harvard. Comprenez les élèves issus des familles les plus aisées, et donc les plus puissantes de la région.
Partant de là, comment expliquer le soudain intérêt qu'on semble porter à Thomas Harris ? Le voilà convoqué dans le bureau de Lucy French, la directrice du département de littérature de Harvard. Elle a une proposition à lui faire : pourquoi Thomas, amateur de littérature, doté d'une plume de qualité, si l'on en croit quelques nouvelles écrites depuis son admission dans l'école, n'intégrerait-il pas le Crimson, le journal du campus, une institution.
Et comme Lucy French connaît le goût de Thomas pour la littérature policière, elle lui propose de devenir chroniqueur judiciaire pour le Crim', comme on surnomme le journal. Une offre d'autant plus alléchante que les articles écrits pas Thomas qui paraîtraient dans les colonnes du journal pourraient être considérés comme le mémoire de fin d'année de l'étudiant... Qu'espérer de mieux ? A moins de se dire que tout cela est définitivement trop beau pour être honnête...
Pourtant, le moment est idéal pour répondre positivement : la ville de Boston et ses alentours sont justement en émoi. Ces derniers jours, plusieurs gamins de la région sont décédés de morts qui semblent bien peu naturelles. Ils ont apparemment été empoisonnés et les enquêteurs redoutent qu'un tueur en série sévisse de nouveau dans la ville...
De nouveau, car une dizaine d'années plutôt, 11 enfants avaient été tués dans des circonstances horriblement similaires. L'empoisonneur, un certain Jesse Pomeroy, avait été arrêté, jugé et condamné à mort, chose rarissime au Massachusetts. Alors, qui s'en prend de nouveau aux enfants de Boston, et lâchement, en plus, puisque les meurtres se font à distance ? En voilà, un beau sujet d'enquête pour un étudiant de Harvard passionné d'enquêtes et qui pourrait se rêver en nouveau Capote, Ellroy ou Ann Rule...
Mais, ce n'est pas le cas de Thomas Harris. Tout autre que lui aurait sauté sur cette occasion unique. Thomas reste circonspect. Il accueille même assez froidement l'aide d'une autre étudiante, qui travaille déjà pour le Crimson, et qu'on a chargée de le chaperonner. En plus, elle s'appelle Sophie Harris. Le même nom que lui, le hasard fait parfois drôlement les choses, non ?
Malgré l'enthousiasme et l'aide de Sophie, Thomas a bien du mal à se faire à sa nouvelle vie de reporter judiciaire. Les rencontres avec Kennedy, le flic chargé de l'enquête ou avec Reily, un pointure à Boston, le chroniqueur judiciaire vedette du Boston Globe, n'y changent rien, au contraire, Harris ne se sent pas fait pour le job, au point d'y renoncer très rapidement.
Qu'à cela ne tienne, Lucy French a plein d'idées dans son sac à malices. Le journalisme, bof, eh bien, vous serez éditeur, mon cher Thomas ! Et hop, sans comprendre encore une fois le pourquoi du comment, voilà l'étudiant bombardé chez Killin Publishing, fameuse maison d'édition dirigée de main de maître par George Killin et spécialisée dans la publication de thrillers et de polars.
Thomas sera en charge de lire les manuscrits reçus par la maison d'édition et de trier le bon grain de l'ivraie, c'est-à-dire d'un côté les manuscrits publiables de ceux qui ne correspondent pas aux attentes des éditeurs. On ne peut pas dire que ce soit le fol enthousiasme non plus, mais Thomas s'acquitte de sa tâche sans se prendre la tête plus que ça. Jusqu'à ce que...
Dans une enveloppe, un texte, pas de signature, mais un titre qui frappe l'esprit : "le Manuel du serial killer". Après quelques pages, Thomas croit à un canular. Ce n'est pas un roman, mais bien un recueil de conseils et de méthodes pour devenir serial killer. Effarant ! Quel fou furieux a bien pu envoyer ça ! Vaguement écoeuré, Thomas ne va pas au bout de la lecture et jette ce texte nauséabond dans la panière réservée aux manuscrits auxquels on ne donnera pas suite...
Pourtant, tout en s'acquittant de son emploi de lecteur, Thomas reste informé des avancées de l'enquête sur l'empoisonneur, grâce à Reily. Et les dernières nouvelles apprises de la bouche du journaliste vont avoir un drôle d'effet sur Thomas Harris : un violent saignement de nez et un évanouissement immédiat. Au point que c'est dans les vapes que l'étudiant est ramené dans sa piaule sur le campus... Bizarre réaction...
Choqué (non, je ne vous dirai pas par quoi !), Thomas décide de se cloîtrer dans sa chambre. Tant pis si son désistement soudain fâche les responsables de Killin Publishing comme l'administration de Harvard, l'étudiant est trop bourrelé de doutes pour mettre le nez dehors. Il se cache, rase les murs les rares fois où il sort... Et c'est ainsi qu'il apprend qu'un nouvel enfant a été tué...
Il lui faut 15 jours pour se remettre du choc qui l'a démoli sous les yeux de Reily. Mais s'il avait su, il serait resté enfermé plus longtemps... A peine se montre-t-il sur le campus qu'il sent les regards peser sur lui, pas ceux, moqueurs et méchants, dont il a l'habitude, mais intéressés, curieux, admiratif, oserait-il penser ? Harris n'y comprend goutte, jusqu'à ce que son regard se pose sur une vitrine...
Un rayon entier propose LE livre qu'il doit falloir lire en ce moment. Le titre ? "Le manuel du serial killer", bien sûr ! Avec, en prime, le nom de Thomas Harris sur la couverture, comme s'il était l'auteur de ce truc innommable qu'il est persuadé d'avoir envoyé à la corbeille ou presque... Comment pourrait-il avoir écrit un best-seller, et plus encore ce best-seller-là, dont la simple lecture l'avait fait saigner du nez ?
Mais, chez Killin Publishing, on n'en démord pas, Thomas Harris a écrit "le Manuel du serial killer" et ça marche déjà tellement fort qu'on lui promet une avance mirifique... Une avance déjà versée alors que, Thomas en est sûr, il n'a rien signé ! Et certainement pas ce manuscrit... Mais que faire quand, du jour au lendemain, on devient le héros, le sauveur d'une boîte au bord de la faillite, l'auteur dont on s'arrache le livre, l'étudiant qu'on admire ?
Eh bien, Thomas Harris ne va pas avoir trop le temps de cogiter. Car, en ajoutant les derniers événements liés à la série de meurtres d'enfant et ce que contient "le Manuel", Thomas devient vite le principal suspect, le copycat idéal... Un tueur d'enfants, quoi... Or, comme pour ce qui concerne ce livre, qu'il est certain de ne pas avoir écrit, Thomas Harris est sûr de lui : il n'est pas l'assassin de ces enfants !!!
Mais alors, qui est vraiment Thomas Harris ? Un malade ? Un manipulateur aux capacités extraordinaires ? Ou un innocent victime malgré lui d'une terrible machination ?
A ce stade, commence véritablement un nouveau livre, une enquête menée au pas de charge par les Harris (Sophie venant aider Thomas, qu'elle ne considère pas coupable des meurtres), qui doivent réussir à apporter des éléments concrets pouvant innocenter Thomas, alors que l'enquête officielle progresse vite, qu'il fait un coupable idéal et qu'on s'attend à un procès rapide et exemplaire. Autrement dit, comme Pomeroy, dix ans plus tôt, c'est la peine de mort qui attend Thomas Harris s'il échoue...
Un thriller mené tambour battant où, à chaque page, le doute s'insinue, sournoisement... En qui avoir confiance ? Tout est si... bizarre, tout s'emmanche si mal, tous les indices, toutes les zones d'ombre, toutes les absences de Thomas sont exploitées pour alimenter l'enquête, le roman et les doutes... Qui manipule qui ? Est-ce Thomas Harris qui dirige son monde comme un marionnettiste pervers ou bien est-il la marionnette d'un autre qui, pour une raison étrange (mais faut-il une raison, après tout, pour faire passer quelqu'un pour un tueur en série ?) se jouerait de lui ?
Ou bien, est-ce Frédéric Mars qui manipule ses lecteurs ?
Au fil des pages, et je ne suis pas le seul à penser cela, puisque je l'ai lu à plusieurs reprises, on se met à penser à un fameux roman américain, dont "le manuel du serial killer" rappelle la veine. Je sais, j'abuse, mais je ne vais pas vous donner le titre de ce roman, pour une raison simple : en le citant, je trouve qu'on en dit trop sur le roman de Mars, qu'on donne trop d'indications a un lecteur qui, dans l'absolu, devrait être vierge de toute influence pour aborder ce thriller... En revanche, faites-moi confiance, cette "filiation" est un véritable gage de qualité.
Au jeu des références, par moment, je me suis cru dans un épisode du "Prisonnier"... Avec un MacGoohan / Harris à la recherche désespérée d'informations pour pouvoir évaluer son sort, et, dans le même temps, que sait-on de ce prisonnier et des raisons pour lesquels il est dans le village ? Là, et on revient à la phrase de Hannibal Lecter qui sert de titre à ce billet : quelle est la vrai nature des faits exposés ?
On sent d'instinct que toute cette histoire n'est pas très catholique. Trop de choses étranges, d'événements qui paraissent incroyables, parfois tout de suite, parfois avec le recul. Mais comment les interpréter ? Selon quelle grille de lecture ? Le fait que ce soit Thomas Harris lui-même qui soit le narrateur, ce recours au "je" si spécial, vient nous embrouiller un peu plus. Il a l'air sincère, véritablement surpris de ce qui lui tombe sur la tête, même au cours de son enquête, il semble plus réagir qu'agir, subir une certaine domination de Sophie dans les décisions, les choix...
Mais, dans le même temps, être le narrateur donne un incroyable pouvoir : celui de mentir !
Alors, à qui se fier ? Je me suis concentré, dans mon résumé, sur la trame principale (et, pour ceux qui se demanderaient, je ne suis pas allé trop loin dans le roman) et surtout, j'ai volontairement occulté un certain nombre d'éléments-clés qui nourrissent évidemment l'intrigue. On se retrouve avec un puzzle sous le nez dont il manquerait des pièces ou, pire, dont toutes les pièces sont là, mais ne s'emboîtent pas comme elles le devraient...
Plus on avance, plus on en découvre sur les personnages, Thomas Harris y compris, et plus on doute. Comment une machination d'une telle envergure pourrait être mise en place ? Oui, mais dans le même temps, pourquoi ciblerait-on ainsi un brave gars comme Thomas Harris s'il n'avait rien à se reprocher ? On nage et on se noie, on essaye de reprendre son souffle, mais c'est impossible, car l'engrenage est lancé inexorablement et on tourne les pages, on tourne les pages, on veut savoir, on veut se sortir de cette claustrophobie livresque, retrouver des repères concrets et fiables pour ne plus avoir la tête en bas et les pieds au mur...
La mécanique installée par Frédéric Mars est implacable, terriblement efficace, elle déboussole complètement le lecteur, même si je suis bien certain qu'on trouvera des ronchons pour dire le contraire et raconter à qui mieux-mieux qu'ils ont tout compris avant tout le monde, bla-bla-bla... Echafauder des hypothèses, à la rigueur, avoir un avis sur ce qui se déroule, oui, mais comprendre avant le dénouement, non, vraiment, ne vous fiez pas à ces avis mesquins. "Le manuel du serial killer" est un excellent roman pour celui qui aime se faire mener par le bout du nez.
Je m'amusais, pour y grappiller quelques infos afin de nourrir ce billet et rafraîchir ma mémoire, à feuilleter à nouveau le roman et, rien que cette relecture sommaire et incomplète, m'a permis de remarquer quelques éléments a priori anodins qui font sens, d'un seul coup. Des détails, des noms propres, des éléments de ce genre qui font se demander si celui qui tire les rênes, quel qu'il soit, ne serait pas Keyser Söze...
Eh oui, "le manuel du serial killer" est un livre qui se lit et se relit ensuite pour mieux appréhender l'ensemble. Mais, dès que vous aller mettre en doigt sur la première page de ce livre, je vous préviens, vous n'allez plus pouvoir le lâcher. Et ne vous éloignez pas trop de votre ordinateur, muni d'une bonne connexion, histoire de pouvoir surfer si besoin sur un moteur de recherches, car, au milieu de ce maelström, de ce miroir aux alouettes où tout peut-être vrai comme faux, se cachent des éléments parfaitement réels qu'on ne voit absolument pas venir...
D'ailleurs, il y a dans ce roman toute une réflexion sur le rôle de l'écrivain vis-à-vis du réel, en particulier l'auteur de thrillers, une espèce de mise en abîme assez intéressante, dont on ne prend pas conscience de l'ampleur tout de suite. Il y a une scène de dédicaces dans une gare, alors que Harris est dans le collimateur de la police, qui montre bien ces dualités : qui le lecteur a-t-il en face de lui ? Un raconteur d'histoires ou de faits ? Quelqu'un en qui le lecteur peut avoir confiance ou un vil séducteur qui s'apprête à se jouer de lui ?
Comment un auteur de thrillers se distancie-t-il des atrocités qu'il décrit dans ses livres ? Est-il si différent des monstres qu'il met en scène ? Voilà quelques questions qu'il m'a semblé voir posées dans ce roman, comme si "le manuel du serial killer" était aussi un manuel de l'auteur de thrillers à destination des lecteurs de thrillers. Entrez dans l'envers du décors, messieurs-dames !
J'avais aimé "Non stop" pour sa tension permanente, ce frisson permanent qui hérisse l'échine. Ici, c'est le côté labyrinthique qui m'a énormément plus. Attention, ne prenez pas mal ce terme, dis labyrinthique dans le sens où l'on est emmené par la force des choses dans des impasses, des chausses-trappes, des jeux de miroir et des illusions... C'est Frédéric Mars qui tient le fil d'Ariane pour nous sortir de là et, tel le fantôme qui surgit à la fin du parcours du train du même nom et fige ses lecteurs dans la stupéfaction...
Un vrai bon moment de lecture que j'ai commencé le sourire aux lèvres, amusé par le côté intriguant et gentiment absurde de la première partie. Puis, le sourire s'est éteint et la crispation a gagné, avant que le tourbillon ne m'emporte comme la tornade emmena Dorothy au pays d'Oz... Quand je suis revenu dans mon canapé, moins spacieux, mais plus confortable qu'une ferme du Kansas, j'avais pris une bonne claque !
Tentez l'expérience, ouvrez "le Manuel du serial killer", vous n'en sortirez pas indemne...
mardi 23 avril 2013
Armagayddon !
Pour ceux qui se demanderaient si publier ce billet le jour du vote de la loi Taubira est un savant calcul de ma part, je tiens à dire que c'est en réalité totalement fortuit ! Et pourtant, le livre du jour met en scène une majeure partie de personnages homosexuels, bisexuels et transgenres, qu'on regroupe sous l'acronyme LGBT. Mais, résumer "Rainbow Warriors", le nouveau thriller d'Ayerdhal, récemment publié Au Diable Vauvert, à cette unique dimension serait minorer la porter du livre. Car, outre un remarquable roman de guerre plein d'originalité et d'humour, on a là un roman de politique-fiction comme on en fait peu en France et une critique du monde dans lequel nous vivons qui fait feu de tout bois avec pertinence et impertinence, mais sans jamais oublier son but : divertir. Intelligemment, certes, mais divertir tout de même.
Geoff Tyler aime courir. Et son terrain de jogging préféré est un cimetière. Pas n'importe lequel, un cimetière militaire. Il faut dire qu'il y a encore deux ans, Geoff Tyler était un général en vue qui avait gagné ses galons au front et pas dans un bureau. Et puis, la catastrophe, une opération qui tourne mal, la mise en retraite. Et plein de temps pour courir, entre les tombes de ceux qui furent sous ses ordres.
Mais, ce matin-là, cette séance de course à pied quotidienne ne va pas se terminer comme d'habitude. Sur le parking du cimetière, une limousine attend Geoff Tyler. Et il n'est pas (possible ?) envisageable de refuser d'y prendre place. En effet, l'ex-général est attendu par Joseph Varansky, colonel et membre des services de renseignement américain, vieille connaissance de Tyler, une femme ravissante, Ayan "quelque chose", une actrice célèbre que Tyler reconnaît, mais dont il ne se rappelle pas le nom, et enfin, Akwasi Koffane.
Cet homme a été quelques années plus tôt le secrétaire général de l'ONU, mais sa vision très humaniste de cette organisation lui a valu la défiance d'un certain nombre de pays et son mandat s'est finalement soldé par un échec. Koffane et Tyler ont déjà travaillé ensemble, le général dirigeant certaines opérations diligentées par le diplomate, dont celle qui lui a valu la mise en retraite d'office (et une éternelle culpabilité...). C'est dire si cette visite inopiné a de quoi surprendre Tyler autant qu'elle l'intrigue.
Mais, en acceptant de suivre ces trois personnes, Tyler n'imagine pas une seconde l'ampleur de l'aventure dans laquelle il vient de s'engager... Le lieu où on le conduit accueille en effet un prestigieux parterre (amusez-vous à reconnaître ces célébrités dont les noms ont été quelque peu transformés par le malicieux Ayerdhal), réuni là, semble-t-il, pour une occasion solennelle dont la mise en oeuvre dépend de la décision que prendra Tyler.
Et il faut dire qu'on peut comprendre l'abasourdissement et les hésitations du général devant l'exposé qui lui est fait par Koffane et ses acolytes. Essayons de résumer le projet : il s'agit d'intervenir militairement, hors de tout mandat officiel, dans un pays d'Afrique équatoriale, le Mambési, pour y renverser la dictature en place, considérée comme représentative des régimes totalitaires installés sur le continent, et y instaurer, à terme, une assemblée constituante qui dessinera le cadre d'une future démocratie.
Ah, oui, j'allais oublier un point essentiel... L'armée (financée, de fait, par des fonds privés) censée intervenir au Mambési aura une bien étrange particularité : cette dictature étant à l'origine d'une des politiques de répression les plus féroces au monde envers les personnes affichant des orientations sexuelles différentes, et afin de montrer un exemple inédit au monde, l'opération sera menée par des troupes composées essentiellement de lesbiennes, de gays, de bisexuels et de transgenres, donc des LGBT...
Un critère de recrutement pas banal qui en effraierait sans doute beaucoup, même les plus aguerris, les plus durs, les plus poilus, les plus tatoués des officiers à qui on proposerait cette mission (nom de code : opération Rainbow). Mais pas Geoff Tyler. OK, il a un moment de surprise, d'hésitation, pourtant, cela ne dure pas longtemps et la perspective d'agir pour le bien d'autrui va prendre le dessus sur le caractère apparemment impossible de la mission.
Et pourtant, les délais imposés sont brefs. Et pourtant, malgré le nombre conséquent de volontaires, en faire des soldats d'élite ne sera pas une sinécure. Et pourtant, l'adversité s'annonce bien plus puissante que l'armée d'opérette du Mambési pourrait le laisser penser. Et pourtant, conserver l'opération secrète s'annonce particulièrement compliqué. Et pourtant, pourtant, je n'... euh, non, s'il y avait une chanson d'Aznavour à glisser dans ce billet, c'en serait une autre, forcément...
Koffane, Tyler, Varansky, soutenus par leur assemblée de stars et de milliardaires toujours prêts à financer les causes humanitaires les plus urgentes, vont alors entamer une course contre la montre afin de profiter à plein de l'effet de surprise, indispensable à la réussite de l'opération Rainbow. Et le lecteur de suivre le recrutement, les classes, autrement dit la formation de ces soldats extraordinaires (et il y a du boulot, quelquefois !), la chasse aux mouchards commandités par les services secrets du monde entier...
L'occasion de faire connaissance avec des personnages qu'on va suivre dans leur destin guerrier Jean-No, l'intello de la bande, taillé pour tout sauf pour la guerre sur le terrain, mais à la culture et aux idées tout aussi utiles que les muscles et les aptitudes des autres ; Rupert Lee, Marco, Juan-Miguel, Gaby, tout ce "band of brothers and sisters" qui se forme et va jouer un rôle aussi important que paradoxal dans l'histoire...
Mais aussi Andrea, Fabienne, Juliet, Anna-May et Marlee ou Jarod, pour ceux et celles qui vont diriger ces troupes, leur apporter un certain savoir-faire et mener aussi bien l'offensive que ce qui suivra... Citons aussi, côté mambésimi, Usman, Olawale, et tout les Na'Oundele, ces paisibles villageois qui vivent hors d'un monde aux antipodes de leur vision de l'existence, qui sont guidés par E'unli, leur guérisseuse, sa nièce Ndidi, au rôle majeur dans le roman et sa fille adolescente, Me'elu, l'avenir du Mambesi à plus long terme...
Je ne détaille pas plus chacun de ces personnages, j'en oublie, forcément, j'en laisse même deux volontairement de côté sur lesquels je vais revenir plus loin, histoire de taquiner ce cher Ayerdhal, mais, vous l'aurez compris, "Rainbow Warriors" est un vrai roman de guerre à la distribution-fleuve... On se croirait presque dans ces grandes superproductions hollywoodiennes sur la deuxième guerre mondiale, sorties dans les années 60 et 70.
Mais, si vous m'avez lu attentivement, vous aurez remarqué que j'ai digressé juste après la chasse aux mouchards. Evidemment, Ayerdhal nous emmène au coeur de l'opération Rainbow, de l'opération militaire telle quelle qui va aboutir au renversement du tyran Jonathan N'Mguiba. Cependant, et c'est logique au vu de la présentation première, le roman ne peut s'arrêter lorsque Koffane annonce officiellement au monde la chute du dictateur, la mise en place prochaine d'une assemblée constituante et son intérim à la tête du Mambési.
Car, l'opération Rainbow, totalement illégale, aussi bien inspirée soit-elle, digne de quelques putschs fameux menés auparavant sur le sol africain, si on la regarde à coutre vue, a de quoi exaspérer bien du monde et réveiller aussi quelques rivalités ou ambitions demeurées cachées sous la dictature. Pour parler plus clairement, les entreprises transnationales et les Etats occidentaux qui profitaient largement des ressources et de la main d'oeuvre à bas coût du Mambési, sans se soucier de droits sociaux ou d'environnement, se voient privés subitement d'une sacrée manne...
Aussi, Tyler, Varansky et Koffane savent-ils pertinemment que, sous les yeux de médias inféodés à ces pouvoirs politico-économiques suspects, une deuxième manche se déroulera bientôt. Cette fois, les LGBT de l'Opération Rainbow ne seront plus les assaillants mais les proies d'une autre opération militaire d'envergure bien supérieure à celle qui les a menés là où ils sont, afin de rétablir au Mambési l'ordre mondial tel qu'il n'aurait jamais dû cesser de s'appliquer... Et comme les revendications ethniques et religieuses profitent de la fin de la dictature pour ressortir, voilà encore un sérieux problème à gérer pour Koffane et son administration aussi fragile que provisoire...
Difficile de ne pas voir transparaître, dans le récit d'Ayerdhal, des faits vus et revus au Congo, en Côte d'Ivoire, au Mali, par exemple... Hélas, le Mambési n'est imaginaire que dans son existence, pas dans ce qui s'y déroule et que subissent bien des peuples africains depuis longtemps... La critique de la Françafrique, mais aussi de toutes les grandes démocraties occidentales qui ne se sont jamais gênées pour piller le continent, est virulente, sans pour autant nuire au récit. Le talent d'Ayerdhal, c'est de parvenir à balancer sur tout ce qui bouge sans se montrer didactique et donc, sans nuire au rythme de sa narration.
Et puis, pour conclure, bien sûr, le lecteur assistera à cette contre-offensive contre les Rainbow Warriors, mais aussi à la façon dont le Mambési va se reconstruire ensuite. Sans trop en dire, il y a, en fin de roman, une critique du droit d'ingérence, souvent prôné, parfois appliqué, comme en Lybie ou au Mali, récemment, mais qui peut parfois trop ressembler à un néo-colonialisme qui prive une nouvelle fois, tout bien intentionné qu'il soit, les peuples de leur indépendance, de leur autonomie économique, de leurs choix politiques propres, et, finalement, les empêche de construire un Etat qui soit le leur et qu'ils puissent diriger comme bon leur semble, sans forcément retomber dans les travers totalitaires.
A chaque étape de cette construction monumentale et ambitieuse, correspond une ambiance. Le fracas des armes de guerre est parfois assourdissant, les tensions dramatiques, que ce soit pendant l'offensive Rainbow ou la contre-offensive, sont à leur comble. L'attachement à ses personnages anonymes venus sacrifier leur existence à une cause qu'ils savent, pour le vivre au quotidien, difficile à défendre, la liberté de choix dans les orientations sexuelles, est fort. On a envie de les suivre, de les voir réussir, s'en sortir, même si on se doute bien que ce qu'ils ont initié, et qui passe par la guerre, prélèvera son tribut parmi elles et eux.
Mais, lorsque les armes se taisent, ou avant qu'elles se mettent à résonner, on découvre une société humaine tout à fait classique. Qu'elle soit composée de gays, de lesbiennes, de bisexuels et de transgenres, sans oublier une minorité d'hétérosexuels, n'a pas d'importance, contrairement à ce qu'une minorité d'agités souhaiterait nous faire croire depuis des mois en France... La vie s'organise naturellement, au sein des Rainbow Warriors, avec ses hiérarchies, ses relations, ses amours, ses atomes crochus ou pas, etc.
Et même, et c'est la force aussi de la démonstration d'Ayerdhal, qui n'idéalise en rien cette société-là, avec ses mesquineries, ses bassesses et ses trahisons tellement humaines... Car, lorsque se précise la contre-offensive, il y aura des défections chez les Rainbow Warriors, par intérêt, cupidité, idéologie, aussi... Oui, les Rainbow Warriors sont vraiment une société comme n'importe quelle autre.
Le message de tolérance universelle d'Ayerdhal fait aussi mouche pour cela, parce qu'il n'enjolive pas la réalité mais l'appréhende comme pour n'importe quel groupe humain. J'ai retrouvé cette impression jusque dans l'humour qui imprègne le roman, même dans certains moments forts en émotions. Là encore, Ayerdhal se joue des clichés, de tous les clichés, liés à l'homosexualité...
Evidemment, il renvoie dans les cordes l'humour gras et insultant des homophobes et les clichés faciles qui l'accompagne. Mais, pour autant, et le personnage de Jean-No est pour cela une trouvaille exceptionnelle, il n'oublie pas de railler quelques clichés propres aux gays, sous forme d'auto-dérision. Ca n'est jamais blessant, jamais méchant, mieux encore, cet humour devient une forme de politesse du désespoir, pour paraphraser Boris Vian (si j'en crois les moteurs de recherche...). Et là encore, la pertinence et l'impertinence du propos sonnent juste, comme lors de ce spectacle burlesque auquel on assiste après la chute de la dictature et qui réveille quelques bas instincts chez certains spectateurs... La scène est à la fois drôle et forte, dans l'esprit d'une "Priscilla, folle du désert".
J'ai essayé, sans trop développer pour ne pas vous pondre un billet d'une longueur décourageante pour le lecteur, d'aborder tous les sujets de critiques qu'Ayerdhal intègre à son roman, et il y en a énormément, parfois partie intégrante du coeur du livre, comme l'intolérance envers les LGBT ou les politiques occidentales et les abus des transnationales en Afrique, parfois abordées plus rapidement au gré des événements, comme les questions écologiques, religieuses ou ethniques.
Mais, et c'est là qu'on va retrouver deux personnages dont je n'ai volontairement pas encore parlé, il y a dans "Rainbow Warriors" comme une prolongation des thématiques déjà abordées par l'auteur dans ses deux thrillers précédents, le diptyque 'Transparences" et "Résurgences". Et, dans le même ordre d'idée, il y en a deux, dans le livre, que j'ai déjà l'impression d'avoir croisés...
Le plus évident, à mes yeux, c'est Mark, sniper au sein des Rainbow Warriors. Si j'ai eu des doutes, ils ont définitivement disparu lorsqu'au détour d'une page, au cours d'une discussion, un hacker va se moquer de Mark, sous-entendant qu'il s'appelle en fait, ou plutôt se fait appeler Marksman... Avec un pedigree esquissé aussi trouble que le tireur d'élite nommé de façon similaire dans le diptyque...
Et puis, il y a Pilar... Une petite bonne femme pleine de séduction et de caractère, mais qui ne paye pas de mine, a priori. Car, lorsqu'elle se déchaîne, elle devient inarrêtable, capable de se débarrasser en moins de temps qu'il ne m'en faut pour taper cette phrase d'un groupe d'adversaires nettement supérieur en nombre et bien plus et mieux armés qu'elle...
Je ne vais pas tourner autour du pot, mais à part la capacité à se rendre anonyme aux yeux des gens qu'elle croise, Pilar m'a furieusement rappelé la Ann X de "Transparences", capable, elle aussi, de se sortir des situations les plus périlleuses en un tournemain. Son parcours politique (proximité avec les Zapatistes au Mexique, avec le mouvement des Sans terre au Brésil...), sa détermination comme son sens du sacrifice en font une Rainbow Warrior à part entière, qui arrive dans l'histoire comme un second rôle puis crève l'écran et devient incontournable, au point que son sort fera l'objet, en fin de roman, d'une "bonus track".
"Rainbow Warriors" (initiales RW, clin d'oeil à l'ami Roland Wagner, disparu bien trop tôt ?) est un thriller de politique fiction, un roman d'aventure, un récit de guerre et lorgne même par moments du côté de "Tonnerre sous les tropiques", mais c'est d'abord un hymne à la Liberté ou plus exactement, à toutes les libertés, quelles qu'elles soient, les nôtres, comme celles qui ne nous concernent pas forcément directement mais auxquelles on se devrait d'être certainement plus attentif.
Humaniste, Ayerdhal ? Si j'étais capable de donner une définition exacte et précise de ce mot, je répondrai sans hésiter, là, avec l'idée que je m'en fais, j'aurais envie de dire oui, mais connaissant Ayerdhal comme je le connais, je ne suis pas sûr que cela lui siérait. Alors, j'en ai un autre, et celui-là, je suis sûr qu'il ne me le renverra pas à la figure avec une vanne bien sentie...
Humain.
Oui, "Rainbow Warriors" est un roman humain.
Ce qui ne l'empêche en rien d'être, au-delà de toutes les thématiques évoquées ci-dessus, un excellent divertissement, capable de susciter une large palette d'émotions chez le lecteur. Et même si l'on en ressort avec beaucoup d'interrogations sur notre monde contemporain, gangrené par la cupidité, la soif de pouvoir, les haines diverses et variés, le rejet d'autrui, j'en passe et des pires, on garde en tête un espoir réel et fort.
Et on se prend à se dire que "Rainbow Warrior" n'est peut-être pas qu'une utopie de plus, mais que le raisonnement d'Ayerdhal, y compris et surtout au moment du dénouement, pourrait, avec volontarisme, prendre réellement forme.
Sans doute pas maintenant, mais un jour, quelque part, au-delà de l'arc-en-ciel, tiens...
Geoff Tyler aime courir. Et son terrain de jogging préféré est un cimetière. Pas n'importe lequel, un cimetière militaire. Il faut dire qu'il y a encore deux ans, Geoff Tyler était un général en vue qui avait gagné ses galons au front et pas dans un bureau. Et puis, la catastrophe, une opération qui tourne mal, la mise en retraite. Et plein de temps pour courir, entre les tombes de ceux qui furent sous ses ordres.
Mais, ce matin-là, cette séance de course à pied quotidienne ne va pas se terminer comme d'habitude. Sur le parking du cimetière, une limousine attend Geoff Tyler. Et il n'est pas (possible ?) envisageable de refuser d'y prendre place. En effet, l'ex-général est attendu par Joseph Varansky, colonel et membre des services de renseignement américain, vieille connaissance de Tyler, une femme ravissante, Ayan "quelque chose", une actrice célèbre que Tyler reconnaît, mais dont il ne se rappelle pas le nom, et enfin, Akwasi Koffane.
Cet homme a été quelques années plus tôt le secrétaire général de l'ONU, mais sa vision très humaniste de cette organisation lui a valu la défiance d'un certain nombre de pays et son mandat s'est finalement soldé par un échec. Koffane et Tyler ont déjà travaillé ensemble, le général dirigeant certaines opérations diligentées par le diplomate, dont celle qui lui a valu la mise en retraite d'office (et une éternelle culpabilité...). C'est dire si cette visite inopiné a de quoi surprendre Tyler autant qu'elle l'intrigue.
Mais, en acceptant de suivre ces trois personnes, Tyler n'imagine pas une seconde l'ampleur de l'aventure dans laquelle il vient de s'engager... Le lieu où on le conduit accueille en effet un prestigieux parterre (amusez-vous à reconnaître ces célébrités dont les noms ont été quelque peu transformés par le malicieux Ayerdhal), réuni là, semble-t-il, pour une occasion solennelle dont la mise en oeuvre dépend de la décision que prendra Tyler.
Et il faut dire qu'on peut comprendre l'abasourdissement et les hésitations du général devant l'exposé qui lui est fait par Koffane et ses acolytes. Essayons de résumer le projet : il s'agit d'intervenir militairement, hors de tout mandat officiel, dans un pays d'Afrique équatoriale, le Mambési, pour y renverser la dictature en place, considérée comme représentative des régimes totalitaires installés sur le continent, et y instaurer, à terme, une assemblée constituante qui dessinera le cadre d'une future démocratie.
Ah, oui, j'allais oublier un point essentiel... L'armée (financée, de fait, par des fonds privés) censée intervenir au Mambési aura une bien étrange particularité : cette dictature étant à l'origine d'une des politiques de répression les plus féroces au monde envers les personnes affichant des orientations sexuelles différentes, et afin de montrer un exemple inédit au monde, l'opération sera menée par des troupes composées essentiellement de lesbiennes, de gays, de bisexuels et de transgenres, donc des LGBT...
Un critère de recrutement pas banal qui en effraierait sans doute beaucoup, même les plus aguerris, les plus durs, les plus poilus, les plus tatoués des officiers à qui on proposerait cette mission (nom de code : opération Rainbow). Mais pas Geoff Tyler. OK, il a un moment de surprise, d'hésitation, pourtant, cela ne dure pas longtemps et la perspective d'agir pour le bien d'autrui va prendre le dessus sur le caractère apparemment impossible de la mission.
Et pourtant, les délais imposés sont brefs. Et pourtant, malgré le nombre conséquent de volontaires, en faire des soldats d'élite ne sera pas une sinécure. Et pourtant, l'adversité s'annonce bien plus puissante que l'armée d'opérette du Mambési pourrait le laisser penser. Et pourtant, conserver l'opération secrète s'annonce particulièrement compliqué. Et pourtant, pourtant, je n'... euh, non, s'il y avait une chanson d'Aznavour à glisser dans ce billet, c'en serait une autre, forcément...
Koffane, Tyler, Varansky, soutenus par leur assemblée de stars et de milliardaires toujours prêts à financer les causes humanitaires les plus urgentes, vont alors entamer une course contre la montre afin de profiter à plein de l'effet de surprise, indispensable à la réussite de l'opération Rainbow. Et le lecteur de suivre le recrutement, les classes, autrement dit la formation de ces soldats extraordinaires (et il y a du boulot, quelquefois !), la chasse aux mouchards commandités par les services secrets du monde entier...
L'occasion de faire connaissance avec des personnages qu'on va suivre dans leur destin guerrier Jean-No, l'intello de la bande, taillé pour tout sauf pour la guerre sur le terrain, mais à la culture et aux idées tout aussi utiles que les muscles et les aptitudes des autres ; Rupert Lee, Marco, Juan-Miguel, Gaby, tout ce "band of brothers and sisters" qui se forme et va jouer un rôle aussi important que paradoxal dans l'histoire...
Mais aussi Andrea, Fabienne, Juliet, Anna-May et Marlee ou Jarod, pour ceux et celles qui vont diriger ces troupes, leur apporter un certain savoir-faire et mener aussi bien l'offensive que ce qui suivra... Citons aussi, côté mambésimi, Usman, Olawale, et tout les Na'Oundele, ces paisibles villageois qui vivent hors d'un monde aux antipodes de leur vision de l'existence, qui sont guidés par E'unli, leur guérisseuse, sa nièce Ndidi, au rôle majeur dans le roman et sa fille adolescente, Me'elu, l'avenir du Mambesi à plus long terme...
Je ne détaille pas plus chacun de ces personnages, j'en oublie, forcément, j'en laisse même deux volontairement de côté sur lesquels je vais revenir plus loin, histoire de taquiner ce cher Ayerdhal, mais, vous l'aurez compris, "Rainbow Warriors" est un vrai roman de guerre à la distribution-fleuve... On se croirait presque dans ces grandes superproductions hollywoodiennes sur la deuxième guerre mondiale, sorties dans les années 60 et 70.
Mais, si vous m'avez lu attentivement, vous aurez remarqué que j'ai digressé juste après la chasse aux mouchards. Evidemment, Ayerdhal nous emmène au coeur de l'opération Rainbow, de l'opération militaire telle quelle qui va aboutir au renversement du tyran Jonathan N'Mguiba. Cependant, et c'est logique au vu de la présentation première, le roman ne peut s'arrêter lorsque Koffane annonce officiellement au monde la chute du dictateur, la mise en place prochaine d'une assemblée constituante et son intérim à la tête du Mambési.
Car, l'opération Rainbow, totalement illégale, aussi bien inspirée soit-elle, digne de quelques putschs fameux menés auparavant sur le sol africain, si on la regarde à coutre vue, a de quoi exaspérer bien du monde et réveiller aussi quelques rivalités ou ambitions demeurées cachées sous la dictature. Pour parler plus clairement, les entreprises transnationales et les Etats occidentaux qui profitaient largement des ressources et de la main d'oeuvre à bas coût du Mambési, sans se soucier de droits sociaux ou d'environnement, se voient privés subitement d'une sacrée manne...
Aussi, Tyler, Varansky et Koffane savent-ils pertinemment que, sous les yeux de médias inféodés à ces pouvoirs politico-économiques suspects, une deuxième manche se déroulera bientôt. Cette fois, les LGBT de l'Opération Rainbow ne seront plus les assaillants mais les proies d'une autre opération militaire d'envergure bien supérieure à celle qui les a menés là où ils sont, afin de rétablir au Mambési l'ordre mondial tel qu'il n'aurait jamais dû cesser de s'appliquer... Et comme les revendications ethniques et religieuses profitent de la fin de la dictature pour ressortir, voilà encore un sérieux problème à gérer pour Koffane et son administration aussi fragile que provisoire...
Difficile de ne pas voir transparaître, dans le récit d'Ayerdhal, des faits vus et revus au Congo, en Côte d'Ivoire, au Mali, par exemple... Hélas, le Mambési n'est imaginaire que dans son existence, pas dans ce qui s'y déroule et que subissent bien des peuples africains depuis longtemps... La critique de la Françafrique, mais aussi de toutes les grandes démocraties occidentales qui ne se sont jamais gênées pour piller le continent, est virulente, sans pour autant nuire au récit. Le talent d'Ayerdhal, c'est de parvenir à balancer sur tout ce qui bouge sans se montrer didactique et donc, sans nuire au rythme de sa narration.
Et puis, pour conclure, bien sûr, le lecteur assistera à cette contre-offensive contre les Rainbow Warriors, mais aussi à la façon dont le Mambési va se reconstruire ensuite. Sans trop en dire, il y a, en fin de roman, une critique du droit d'ingérence, souvent prôné, parfois appliqué, comme en Lybie ou au Mali, récemment, mais qui peut parfois trop ressembler à un néo-colonialisme qui prive une nouvelle fois, tout bien intentionné qu'il soit, les peuples de leur indépendance, de leur autonomie économique, de leurs choix politiques propres, et, finalement, les empêche de construire un Etat qui soit le leur et qu'ils puissent diriger comme bon leur semble, sans forcément retomber dans les travers totalitaires.
A chaque étape de cette construction monumentale et ambitieuse, correspond une ambiance. Le fracas des armes de guerre est parfois assourdissant, les tensions dramatiques, que ce soit pendant l'offensive Rainbow ou la contre-offensive, sont à leur comble. L'attachement à ses personnages anonymes venus sacrifier leur existence à une cause qu'ils savent, pour le vivre au quotidien, difficile à défendre, la liberté de choix dans les orientations sexuelles, est fort. On a envie de les suivre, de les voir réussir, s'en sortir, même si on se doute bien que ce qu'ils ont initié, et qui passe par la guerre, prélèvera son tribut parmi elles et eux.
Mais, lorsque les armes se taisent, ou avant qu'elles se mettent à résonner, on découvre une société humaine tout à fait classique. Qu'elle soit composée de gays, de lesbiennes, de bisexuels et de transgenres, sans oublier une minorité d'hétérosexuels, n'a pas d'importance, contrairement à ce qu'une minorité d'agités souhaiterait nous faire croire depuis des mois en France... La vie s'organise naturellement, au sein des Rainbow Warriors, avec ses hiérarchies, ses relations, ses amours, ses atomes crochus ou pas, etc.
Et même, et c'est la force aussi de la démonstration d'Ayerdhal, qui n'idéalise en rien cette société-là, avec ses mesquineries, ses bassesses et ses trahisons tellement humaines... Car, lorsque se précise la contre-offensive, il y aura des défections chez les Rainbow Warriors, par intérêt, cupidité, idéologie, aussi... Oui, les Rainbow Warriors sont vraiment une société comme n'importe quelle autre.
Le message de tolérance universelle d'Ayerdhal fait aussi mouche pour cela, parce qu'il n'enjolive pas la réalité mais l'appréhende comme pour n'importe quel groupe humain. J'ai retrouvé cette impression jusque dans l'humour qui imprègne le roman, même dans certains moments forts en émotions. Là encore, Ayerdhal se joue des clichés, de tous les clichés, liés à l'homosexualité...
Evidemment, il renvoie dans les cordes l'humour gras et insultant des homophobes et les clichés faciles qui l'accompagne. Mais, pour autant, et le personnage de Jean-No est pour cela une trouvaille exceptionnelle, il n'oublie pas de railler quelques clichés propres aux gays, sous forme d'auto-dérision. Ca n'est jamais blessant, jamais méchant, mieux encore, cet humour devient une forme de politesse du désespoir, pour paraphraser Boris Vian (si j'en crois les moteurs de recherche...). Et là encore, la pertinence et l'impertinence du propos sonnent juste, comme lors de ce spectacle burlesque auquel on assiste après la chute de la dictature et qui réveille quelques bas instincts chez certains spectateurs... La scène est à la fois drôle et forte, dans l'esprit d'une "Priscilla, folle du désert".
J'ai essayé, sans trop développer pour ne pas vous pondre un billet d'une longueur décourageante pour le lecteur, d'aborder tous les sujets de critiques qu'Ayerdhal intègre à son roman, et il y en a énormément, parfois partie intégrante du coeur du livre, comme l'intolérance envers les LGBT ou les politiques occidentales et les abus des transnationales en Afrique, parfois abordées plus rapidement au gré des événements, comme les questions écologiques, religieuses ou ethniques.
Mais, et c'est là qu'on va retrouver deux personnages dont je n'ai volontairement pas encore parlé, il y a dans "Rainbow Warriors" comme une prolongation des thématiques déjà abordées par l'auteur dans ses deux thrillers précédents, le diptyque 'Transparences" et "Résurgences". Et, dans le même ordre d'idée, il y en a deux, dans le livre, que j'ai déjà l'impression d'avoir croisés...
Le plus évident, à mes yeux, c'est Mark, sniper au sein des Rainbow Warriors. Si j'ai eu des doutes, ils ont définitivement disparu lorsqu'au détour d'une page, au cours d'une discussion, un hacker va se moquer de Mark, sous-entendant qu'il s'appelle en fait, ou plutôt se fait appeler Marksman... Avec un pedigree esquissé aussi trouble que le tireur d'élite nommé de façon similaire dans le diptyque...
Et puis, il y a Pilar... Une petite bonne femme pleine de séduction et de caractère, mais qui ne paye pas de mine, a priori. Car, lorsqu'elle se déchaîne, elle devient inarrêtable, capable de se débarrasser en moins de temps qu'il ne m'en faut pour taper cette phrase d'un groupe d'adversaires nettement supérieur en nombre et bien plus et mieux armés qu'elle...
Je ne vais pas tourner autour du pot, mais à part la capacité à se rendre anonyme aux yeux des gens qu'elle croise, Pilar m'a furieusement rappelé la Ann X de "Transparences", capable, elle aussi, de se sortir des situations les plus périlleuses en un tournemain. Son parcours politique (proximité avec les Zapatistes au Mexique, avec le mouvement des Sans terre au Brésil...), sa détermination comme son sens du sacrifice en font une Rainbow Warrior à part entière, qui arrive dans l'histoire comme un second rôle puis crève l'écran et devient incontournable, au point que son sort fera l'objet, en fin de roman, d'une "bonus track".
"Rainbow Warriors" (initiales RW, clin d'oeil à l'ami Roland Wagner, disparu bien trop tôt ?) est un thriller de politique fiction, un roman d'aventure, un récit de guerre et lorgne même par moments du côté de "Tonnerre sous les tropiques", mais c'est d'abord un hymne à la Liberté ou plus exactement, à toutes les libertés, quelles qu'elles soient, les nôtres, comme celles qui ne nous concernent pas forcément directement mais auxquelles on se devrait d'être certainement plus attentif.
Humaniste, Ayerdhal ? Si j'étais capable de donner une définition exacte et précise de ce mot, je répondrai sans hésiter, là, avec l'idée que je m'en fais, j'aurais envie de dire oui, mais connaissant Ayerdhal comme je le connais, je ne suis pas sûr que cela lui siérait. Alors, j'en ai un autre, et celui-là, je suis sûr qu'il ne me le renverra pas à la figure avec une vanne bien sentie...
Humain.
Oui, "Rainbow Warriors" est un roman humain.
Ce qui ne l'empêche en rien d'être, au-delà de toutes les thématiques évoquées ci-dessus, un excellent divertissement, capable de susciter une large palette d'émotions chez le lecteur. Et même si l'on en ressort avec beaucoup d'interrogations sur notre monde contemporain, gangrené par la cupidité, la soif de pouvoir, les haines diverses et variés, le rejet d'autrui, j'en passe et des pires, on garde en tête un espoir réel et fort.
Et on se prend à se dire que "Rainbow Warrior" n'est peut-être pas qu'une utopie de plus, mais que le raisonnement d'Ayerdhal, y compris et surtout au moment du dénouement, pourrait, avec volontarisme, prendre réellement forme.
Sans doute pas maintenant, mais un jour, quelque part, au-delà de l'arc-en-ciel, tiens...
A la recherche du Mother Road killer...
Qui n'a pas entendu parler de la route 66 ? Un ruban de bitume long de près de 4000 kilomètres, reliant Chicago à Los Angeles et passant par huit Etats américains. Un route qui n'en est officiellement plus une depuis 1985 mais qui conserve une incroyable aura dans le monde entier, au point que nombreux sont ceux qui continuent à y voyager de toutes les manières possibles. C'est sur cette route que Sophie Loubière a choisi de situer son nouveau roman (je ne dis pas thriller, comme sur la couverture, pour moi, c'est un roman noir...), "Black Coffee", publié en grand format au Fleuve Noir. Une enquête entre deux époques, la première où la route 66 était encore une importante voie de circulation, et la seconde où elle est devenue une sorte de musée à ciel ouvert, une nostalgie entretenue par quelques excentriques et collectionneurs... Sophie Loubière nous emmène avec elle dans un road-trip sombre et tourmenté, que je vous présente aujourd'hui.
Il fait une chaleur étouffante en cet été 1966 quand une Ford Mustang jaune s'arrête à Narcissa, un hameau plus qu'une ville, situé dans l'Oklahoma, que traverse celle qu'on appelle la Mother Road, la route 66. L'homme qui en descend va entrer dans une maison et, sans raison apparente, s'en prendre à la famille qui vit là, une femme, ses deux jeunes enfants et la soeur de la maîtresse de maison, enceinte et bientôt à terme.
L'homme reparti, on trouvera dans la propriété de la famille Blur deux cadavres et deux membres de la famille grièvement blessé (sans oublié le chien Clyde qui, par son comportement héroïque, a sans doute empêché le bilan d'être plus lourd). Seuls Nora, la mère de famille, et son fils de 8 ans, Desmond, ont survécu. Mais Nora a laissé sa raison dans ce drame, elle ne sera plus jamais la même et la relation entre Desmond et son père, absent au moment de l'agression, iront sans cesse en se dégradant au fil des années, au point qu'ils ne se parleront plus pendant de longues années. Exacerbation des culpabilités...
Jamais, jusqu'à la mort de Benjamin Blur, le père de Desmond, les deux hommes ne sauront se parler l'un, l'autre pour essayer de partager leur douleur. Et c'est en grande partie dans ce drame que Desmond Blur va construire une remarquable carrière de journaliste (avec un prix Pulitzer à la clef) puis de professeur, consacrée aux histoires criminelles.
Quarante ans après ce drame resté inexpliqué (la thèse retenue est celle d'un coup de folie ayant frappé un voyageur transitant par la route 66), une famille française, les Lombard, a choisi pour ses vacances de traverser les Etats-Unis par la Mother Road. Pierre Lombard et sa femme, Lola, sont accompagné d'Annette, fille adolescente de Lola, et de Gaston, un môme de 4 ans, très excité, c'est peu de le dire, par cette virée américaine.
Le périple touche à sa fin, les Lombard sont entrés en Californie quand le taciturne Pierre se volatilise soudain... Il devait aller dans un pressing laver le linge sale de la famille (au sens propre), mais, ne le voyant pas revenir, Lola s'y est rendu à son tour et n'y a trouvé que le linge... Qu'est-il advenu de Pierre Lombard ? Mauvaise rencontre, fuite volontaire, tout reste envisageable et la police locale ne semble guère préoccupée, tout du moins, pas tant que le Français a sur lui un visa touristique en règle...
C'est dont seule avec ses deux enfants que Lola rentre en France, entamant une période difficile, tant sur le plan émotionnel que financier. Sans oublier une grande colère envers ce mari, ce père, qui, elle en est sûre, a pris la fuite, les a abandonnés en terre étrangère, sans un mot d'explication. Une colère qui ne va pas se calmer quand, 3 ans après la disparition de Pierre, celui-ci appelle Lola, qui vit difficilement à Nancy.
Il l'appelle d'un bar situé en Arizona et lui annonce, dans le brouhaha ambiant, qu'il va lui envoyer un courrier, qui paraît revêtir à ses yeux une grande importance, tandis que, pour Lola, toute à sa colère et souhaitant avant tout officialiser leur divorce, cela paraît anodin. Elle ne le sait pas encore, mais ce qu'elle va recevoir va bousculer toute son existence et celle de ses enfants, par la même occasion. Car ce que contient ce courrier est tout sauf anodin...
Mais, ce contact va pousser Lola à reprendre l'avion, direction l'Arizona. Elle veut absolument retrouver Pierre, ou au moins une trace pouvant permettre de remonter jusqu'à lui. De Pierre, elle ne va retrouver, curieusement oublié, que le courrier qu'il lui destinait. Une espèce de journal, rédigé sur un cahier de l'écriture de Pierre. Celui-ci y retrace l'incroyable et anonyme itinéraire d'un homme qui affirme avoir tué régulièrement et pendant des dizaines d'années tout au long de la route 66...
Lorsqu'elle revient sur la route 66, presque un an plus tard, à l'été 2011, cette fois, accompagnée d'Annette et Gaston, ce n'est plus vraiment dans l'espoir de retrouver Pierre, quelque part dans un des villes fantômes que traverse la route, mais pour alimenter un blog que la mère et la fille ont créé à partir des informations trouvées dans le cahier.
Un blog que va remarquer le professeur Desmond Blur. Depuis la mort de son père, en 2010, il s'est plus ou moins retiré des affaires et a quitté Chicago, où il a fait la majeure partie de sa carrière, pour Sedona, dans l'Arizona, où il ignorait encore il y a peu que son père vivait... Le blog des Lombard excite la curiosité du journaliste et universitaire, car, si ce récit a la moindre réalité, il y a là une affaire criminelle incroyable, passée inaperçue pendant des décennies, aux yeux des autorités comme de la presse. L'odyssée d'un tueur en série à la discrétion sidérante, au point qu'aucun de ses crimes n'a même été reconnu comme tel...
La rencontre entre Lola Lombard et Desmond Blur est inévitable. Plus encore lorsqu'une hypothèse se met à grandir, grandir : et si les membres de la famille Blur avaient été les premières victimes de ce tueur invisible qui a choisi pour terrain de chasse une route dont l'activité a sans cesse décru avec les années ? Mais, prouver cela ne sera pas une sinécure, tout comme la vérification des crimes revendiqués par le tueur dans le cahier de Pierre Lombard. Quant à identifier le tueur, n'en parlons même pas...
Et, comme elle semble l'avoir fait depuis 45 ans, la route 66 va continuer à protéger celui qui tue à ses alentours... Car, même en voie de désertification, "faire" la route n'est jamais de tout repos et le voyage est plein de surprises. Des bonnes, mais aussi, quelquefois, des mauvaises. Lola et Desmond vont en faire l'amère expérience, leur enquête souvent freinée par des événements qui, paradoxalement, sont le fait du hasard, et non de la volonté du tueur de fabriquer des fausses pistes...
Je n'en dis pas plus sur cette enquête au long cours, pleines de rebondissements et de cahots (chaos ?). Mais nous n'allons pas nous quitter ainsi, rassurez-vous. Nous allons poursuivre le voyage avec un regard différent, comme vous en avez l'habitude sur ce blog. En développant quelques thématiques fortes qui me sont apparues au cours de ma lecture.
On commence par le parallélisme entre les deux familles. A 40 ans d'intervalle, la route 66 est le dénominateur (j'ai failli écrire détonateur...) commun entre l'implosion de deux familles sans aucun lien entre elles. Evidemment, dans le cas des Blur, c'est un drame atroce qui a fait voler en éclats l'unité familiale. Mais l'impossibilité de Desmond de se réconcilier avec son père, conséquence directe de l'agression, a des points commun avec l'abîme qui s'est creusé, en quelques milliers de kilomètres, ou peut-être dès avant leur départ sur la route 66, entre Pierre et Lola Lombard.
Que ces destins douloureux se rejoignent là où ils ont été marqués du sceau du malheur est somme toute assez logique. Que ce soit depuis 1966 ou depuis 2007, la Mother Road est devenue, consciemment ou non, une obsession tant pour Desmond Blur que pour Lola Lombard. Ces deux personnes semblent même comme aimantées par la route, là sont apparus leurs problèmes, là ils pensent devoir les résoudre...
Mais en fait, "Black Coffee" est une tragédie, au sens théâtral du terme. Une tragédie contemporaine qui emprunte beaucoup à celles de l'antiquité. Car ce roman repose sur une mythologie contemporaine, celle de la route 66, on va y revenir. Une véritable unité de lieu, malgré la longueur de cette étrange scène... Pour le temps et l'action, évidemment, on sort des codes classiques, même si, au final, les deux histoires vont de rejoindre en un même lieu et une même journée pour un dénouement pour soldes de tous comptes, ou presque...
Et puis, il y a un autre éléments qui rappellent les tragédies antiques, comme classiques : l'omniprésence du hasard, évoquée plus haut, déjà. On n'est pas à proprement parler dans le recours au deus ex machina, d'abord parce que les interventions du hasard entravent la progression des protagonistes plus qu'elles ne les aident, ensuite parce qu'elles les mettent même par moments sérieusement en danger... Mais le hasard va jouer aussi un rôle crucial dans le dénouement de l'histoire, qui, à un détail près, le genre de truc qui n'arrive toujours qu'aux pires moments, la broutille qui pourrit la vie, aurait été complètement différente...
Un hasard, et là, je vais me faire quelques amis, je le sens, qui, dans le livre, intervient aussi régulièrement sous une forme originale : chaque tête de chapitre est un horoscope, le signe zodiacal et ces brèves sentences censées donner une idée de ce que sera la journée et qu'on retrouve souvent dans la presse écrite. On en revient au côté tragédie du livre : et si les Parques dirigeaient les existences de chacun des personnages au gré d'un scénario déjà tout écrit qu'on appelle le destin ?
Reste cette route si fascinante encore aujourd'hui. Pendant 60 ans, elle a été un axe majeur, incontournable, presque. Une vie intense s'y déroulait, y créant une riche activité économique. Mais, peu à peu, tout cela s'est tari, au point que la route 66 a été déclassée dans les années 80. Cela a sans doute précipité un peu plus la désertification des petites villes traversées par la route et qui ne vivait que grâce à elle, comme des organes alimentés en sang par une artère.
Lorsque les Lombard, puis Lola et ses enfants, arpentent la route 66, elle a irrémédiablement changé. On y fait une espèce de pèlerinage et le voyage vaut surtout par sa traversée du continent nord-américain. Mais, on y traverse plus que des villes fantômes qui rappellent, à leur façon, ces villages abandonnés après la ruée vers l'or et qui furent des décors parfaits pour les westerns. Dans "Black Coffee", on a même un tumbleweed, pour reprendre le terme américain, cette plante qu'on appelle en français "virevoltant" et qu'on voit souvent traverser les rues principales des villes fantômes du Far West.
Lorsque l'enquête ne fait que balbutier, que tout le monde se demande si les faits racontés dans le cahier et retranscrits par Pierre Lombard ont un quelconque fond de réalité, on se demande si Lola et Desmond ne se lancent pas à la poursuite d'un fantôme, d'une légende urbaine, d'un personnage fictif créé par le bouche à oreille et agrégeant les rumeurs en tous genres nées au long de la route. Une sensation accentuée par un tableau que découvre Desmond Blur par hasard (eh oui, encore lui !) et censé représenté ce mythique tueur de la route 66, dont personne n'a pourtant jamais soupçonné l'existence...
Bien sûr, il y a encore de la vie au long de la route 66, après tout, il faut bien nourrir, ravitailler, loger, nettoyer les vêtements des voyageurs au long cours... Et même leur proposer des décors de cartes postales fidèles à la légende de la Mother Road, tout droits sortis des toiles d'Edward Hopper ou des tableaux hyperréalistes, par exemple. Les enseignes, les pompes à essence, typiques de cette route, les panneaux routiers, en particulier, ceux qui balisent la route 66, tout un décorum terriblement kitsch, entretenu ou ressuscité tout au long des 4000 kilomètres de macadam, comme si l'on traversait un musée à ciel ouvert.
La comparaison avec le musée est d'autant plus juste que, si les lieux de vie existent encore, bien que plus éloignés les uns des autres qu'aux temps glorieux de la route, d'autres ont été reconstitués de toutes pièces par des passionnés, des excentriques, des collectionneurs, bref, des nostalgiques non seulement de la route, mais de toute une époque.
C'est aussi cela que "Black Coffee" nous fait revivre. En choisissant de couvrir 45 ans de vie autour de la route 66, en faisant d'un des personnages clés de l'histoire, Benjamin Blur, un représentant de commerce qui voyage incessamment au long de la route 66 au point, pour son fils survivant du drame initial, de délaisser sa famille, Sophie Loubière nous propose une véritable chronique d'un séjour sur la Mother Road, évoquant une Amérique digne de celle de Faulkner ou Steinbeck, par exemple...
Et là, rien n'est lié au hasard, bien au contraire, puisque, pour préparer l'écriture de son livre, la romancière a elle même "fait" la route 66, comme on dit, en famille, comme ses protagonistes (j'ai retrouvé, d'ailleurs, dans cet aspect, des choses déjà vues dans un de ses précédents romans, "Dernier parking avant la plage"). Elle raconte ce voyage sur un blog qu'il est intéressant de découvrir, plutôt après avoir lu "Black Coffee", je pense, et que vous pouvez consulter en cliquant sur ce lien...
Pour terminer, j'ai aussi aligné ci-dessus les éléments qui me permettent de dire que "Black Coffee" n'est pas un thriller (Sophie Loubière est d'ailleurs aussi sur cette longueur d'ondes). Le roman n'est pas mené à un rythme de thriller moderne, à cent à l'heure, donc. C'est la route 66 qui dicte son rythme, ralentissant ou accélérant les événements au gré des événements qu'elle suscite. Jouant beaucoup sur la psychologie des personnages, leur état d'esprit, leurs doutes, sentiments, colères, culpabilité, "Black Coffee" vaut autant par son intrigue que par le contexte dans lequel elle se déroule.
Un vrai dépaysement, je ne suis pas automobiliste, ni motard, je n'ai même pas le permis de conduire, pour être franc, je ne suis pas un grand fan des longs raids routiers, mais je dois dire que, au-delà des mystères développés dans "Black Coffee", cette route et son décorum ont aiguisé ma curiosité... L'ambiance que j'ai ressentie à travers ce livre, comme à travers les images, des documentaires, des clichés, que je peux avoir en tête, a vraiment quelque chose d'attirant, comme si on voyageait à travers la mémoire d'un pays gigantesque de façon nettement plus intéressante que dans un Boeing ou un Airbus à quelques milliers de mètres d'altitude...
Et si le recours au hasard pourra en agacer certains, en particulier dans le final, on a aussi tant de mystères à résoudre dans ce livre, tant de liens à éclaircir, tant de malentendus à dissiper, tant de peines à consoler et tant de joie à partager, à travers l'enthousiasme d'Annette et surtout de Gaston, aussi casse-pied par moment qu'il est attachant...
Et, pour faire mon intéressant en ne faisant rien dans l'ordre, je vous propose de finir en musique. Comme souvent, de plus en plus, même, la musique tient une place importante dans ce livre. Sophie Loubière, comme d'autres de ses collègues écrivains, nous livre d'ailleurs en fin d'ouvrage, la play-list qui a accompagné l'écriture du roman. Et puis, lien plus fort encore entre la musique et le livre, ce dernier emprunte son titre à une chanson interprétée par Peggy Lee, qui est présente dans les premières et les dernières pages du livre.
Comme une manière de boucler la boucle, de renouer enfin et sereinement, avec le passé, avec l'enfance, avec la famille... Une madeleine de Proust sonore.
Il fait une chaleur étouffante en cet été 1966 quand une Ford Mustang jaune s'arrête à Narcissa, un hameau plus qu'une ville, situé dans l'Oklahoma, que traverse celle qu'on appelle la Mother Road, la route 66. L'homme qui en descend va entrer dans une maison et, sans raison apparente, s'en prendre à la famille qui vit là, une femme, ses deux jeunes enfants et la soeur de la maîtresse de maison, enceinte et bientôt à terme.
L'homme reparti, on trouvera dans la propriété de la famille Blur deux cadavres et deux membres de la famille grièvement blessé (sans oublié le chien Clyde qui, par son comportement héroïque, a sans doute empêché le bilan d'être plus lourd). Seuls Nora, la mère de famille, et son fils de 8 ans, Desmond, ont survécu. Mais Nora a laissé sa raison dans ce drame, elle ne sera plus jamais la même et la relation entre Desmond et son père, absent au moment de l'agression, iront sans cesse en se dégradant au fil des années, au point qu'ils ne se parleront plus pendant de longues années. Exacerbation des culpabilités...
Jamais, jusqu'à la mort de Benjamin Blur, le père de Desmond, les deux hommes ne sauront se parler l'un, l'autre pour essayer de partager leur douleur. Et c'est en grande partie dans ce drame que Desmond Blur va construire une remarquable carrière de journaliste (avec un prix Pulitzer à la clef) puis de professeur, consacrée aux histoires criminelles.
Quarante ans après ce drame resté inexpliqué (la thèse retenue est celle d'un coup de folie ayant frappé un voyageur transitant par la route 66), une famille française, les Lombard, a choisi pour ses vacances de traverser les Etats-Unis par la Mother Road. Pierre Lombard et sa femme, Lola, sont accompagné d'Annette, fille adolescente de Lola, et de Gaston, un môme de 4 ans, très excité, c'est peu de le dire, par cette virée américaine.
Le périple touche à sa fin, les Lombard sont entrés en Californie quand le taciturne Pierre se volatilise soudain... Il devait aller dans un pressing laver le linge sale de la famille (au sens propre), mais, ne le voyant pas revenir, Lola s'y est rendu à son tour et n'y a trouvé que le linge... Qu'est-il advenu de Pierre Lombard ? Mauvaise rencontre, fuite volontaire, tout reste envisageable et la police locale ne semble guère préoccupée, tout du moins, pas tant que le Français a sur lui un visa touristique en règle...
C'est dont seule avec ses deux enfants que Lola rentre en France, entamant une période difficile, tant sur le plan émotionnel que financier. Sans oublier une grande colère envers ce mari, ce père, qui, elle en est sûre, a pris la fuite, les a abandonnés en terre étrangère, sans un mot d'explication. Une colère qui ne va pas se calmer quand, 3 ans après la disparition de Pierre, celui-ci appelle Lola, qui vit difficilement à Nancy.
Il l'appelle d'un bar situé en Arizona et lui annonce, dans le brouhaha ambiant, qu'il va lui envoyer un courrier, qui paraît revêtir à ses yeux une grande importance, tandis que, pour Lola, toute à sa colère et souhaitant avant tout officialiser leur divorce, cela paraît anodin. Elle ne le sait pas encore, mais ce qu'elle va recevoir va bousculer toute son existence et celle de ses enfants, par la même occasion. Car ce que contient ce courrier est tout sauf anodin...
Mais, ce contact va pousser Lola à reprendre l'avion, direction l'Arizona. Elle veut absolument retrouver Pierre, ou au moins une trace pouvant permettre de remonter jusqu'à lui. De Pierre, elle ne va retrouver, curieusement oublié, que le courrier qu'il lui destinait. Une espèce de journal, rédigé sur un cahier de l'écriture de Pierre. Celui-ci y retrace l'incroyable et anonyme itinéraire d'un homme qui affirme avoir tué régulièrement et pendant des dizaines d'années tout au long de la route 66...
Lorsqu'elle revient sur la route 66, presque un an plus tard, à l'été 2011, cette fois, accompagnée d'Annette et Gaston, ce n'est plus vraiment dans l'espoir de retrouver Pierre, quelque part dans un des villes fantômes que traverse la route, mais pour alimenter un blog que la mère et la fille ont créé à partir des informations trouvées dans le cahier.
Un blog que va remarquer le professeur Desmond Blur. Depuis la mort de son père, en 2010, il s'est plus ou moins retiré des affaires et a quitté Chicago, où il a fait la majeure partie de sa carrière, pour Sedona, dans l'Arizona, où il ignorait encore il y a peu que son père vivait... Le blog des Lombard excite la curiosité du journaliste et universitaire, car, si ce récit a la moindre réalité, il y a là une affaire criminelle incroyable, passée inaperçue pendant des décennies, aux yeux des autorités comme de la presse. L'odyssée d'un tueur en série à la discrétion sidérante, au point qu'aucun de ses crimes n'a même été reconnu comme tel...
La rencontre entre Lola Lombard et Desmond Blur est inévitable. Plus encore lorsqu'une hypothèse se met à grandir, grandir : et si les membres de la famille Blur avaient été les premières victimes de ce tueur invisible qui a choisi pour terrain de chasse une route dont l'activité a sans cesse décru avec les années ? Mais, prouver cela ne sera pas une sinécure, tout comme la vérification des crimes revendiqués par le tueur dans le cahier de Pierre Lombard. Quant à identifier le tueur, n'en parlons même pas...
Et, comme elle semble l'avoir fait depuis 45 ans, la route 66 va continuer à protéger celui qui tue à ses alentours... Car, même en voie de désertification, "faire" la route n'est jamais de tout repos et le voyage est plein de surprises. Des bonnes, mais aussi, quelquefois, des mauvaises. Lola et Desmond vont en faire l'amère expérience, leur enquête souvent freinée par des événements qui, paradoxalement, sont le fait du hasard, et non de la volonté du tueur de fabriquer des fausses pistes...
Je n'en dis pas plus sur cette enquête au long cours, pleines de rebondissements et de cahots (chaos ?). Mais nous n'allons pas nous quitter ainsi, rassurez-vous. Nous allons poursuivre le voyage avec un regard différent, comme vous en avez l'habitude sur ce blog. En développant quelques thématiques fortes qui me sont apparues au cours de ma lecture.
On commence par le parallélisme entre les deux familles. A 40 ans d'intervalle, la route 66 est le dénominateur (j'ai failli écrire détonateur...) commun entre l'implosion de deux familles sans aucun lien entre elles. Evidemment, dans le cas des Blur, c'est un drame atroce qui a fait voler en éclats l'unité familiale. Mais l'impossibilité de Desmond de se réconcilier avec son père, conséquence directe de l'agression, a des points commun avec l'abîme qui s'est creusé, en quelques milliers de kilomètres, ou peut-être dès avant leur départ sur la route 66, entre Pierre et Lola Lombard.
Que ces destins douloureux se rejoignent là où ils ont été marqués du sceau du malheur est somme toute assez logique. Que ce soit depuis 1966 ou depuis 2007, la Mother Road est devenue, consciemment ou non, une obsession tant pour Desmond Blur que pour Lola Lombard. Ces deux personnes semblent même comme aimantées par la route, là sont apparus leurs problèmes, là ils pensent devoir les résoudre...
Mais en fait, "Black Coffee" est une tragédie, au sens théâtral du terme. Une tragédie contemporaine qui emprunte beaucoup à celles de l'antiquité. Car ce roman repose sur une mythologie contemporaine, celle de la route 66, on va y revenir. Une véritable unité de lieu, malgré la longueur de cette étrange scène... Pour le temps et l'action, évidemment, on sort des codes classiques, même si, au final, les deux histoires vont de rejoindre en un même lieu et une même journée pour un dénouement pour soldes de tous comptes, ou presque...
Et puis, il y a un autre éléments qui rappellent les tragédies antiques, comme classiques : l'omniprésence du hasard, évoquée plus haut, déjà. On n'est pas à proprement parler dans le recours au deus ex machina, d'abord parce que les interventions du hasard entravent la progression des protagonistes plus qu'elles ne les aident, ensuite parce qu'elles les mettent même par moments sérieusement en danger... Mais le hasard va jouer aussi un rôle crucial dans le dénouement de l'histoire, qui, à un détail près, le genre de truc qui n'arrive toujours qu'aux pires moments, la broutille qui pourrit la vie, aurait été complètement différente...
Un hasard, et là, je vais me faire quelques amis, je le sens, qui, dans le livre, intervient aussi régulièrement sous une forme originale : chaque tête de chapitre est un horoscope, le signe zodiacal et ces brèves sentences censées donner une idée de ce que sera la journée et qu'on retrouve souvent dans la presse écrite. On en revient au côté tragédie du livre : et si les Parques dirigeaient les existences de chacun des personnages au gré d'un scénario déjà tout écrit qu'on appelle le destin ?
Reste cette route si fascinante encore aujourd'hui. Pendant 60 ans, elle a été un axe majeur, incontournable, presque. Une vie intense s'y déroulait, y créant une riche activité économique. Mais, peu à peu, tout cela s'est tari, au point que la route 66 a été déclassée dans les années 80. Cela a sans doute précipité un peu plus la désertification des petites villes traversées par la route et qui ne vivait que grâce à elle, comme des organes alimentés en sang par une artère.
Lorsque les Lombard, puis Lola et ses enfants, arpentent la route 66, elle a irrémédiablement changé. On y fait une espèce de pèlerinage et le voyage vaut surtout par sa traversée du continent nord-américain. Mais, on y traverse plus que des villes fantômes qui rappellent, à leur façon, ces villages abandonnés après la ruée vers l'or et qui furent des décors parfaits pour les westerns. Dans "Black Coffee", on a même un tumbleweed, pour reprendre le terme américain, cette plante qu'on appelle en français "virevoltant" et qu'on voit souvent traverser les rues principales des villes fantômes du Far West.
Lorsque l'enquête ne fait que balbutier, que tout le monde se demande si les faits racontés dans le cahier et retranscrits par Pierre Lombard ont un quelconque fond de réalité, on se demande si Lola et Desmond ne se lancent pas à la poursuite d'un fantôme, d'une légende urbaine, d'un personnage fictif créé par le bouche à oreille et agrégeant les rumeurs en tous genres nées au long de la route. Une sensation accentuée par un tableau que découvre Desmond Blur par hasard (eh oui, encore lui !) et censé représenté ce mythique tueur de la route 66, dont personne n'a pourtant jamais soupçonné l'existence...
Bien sûr, il y a encore de la vie au long de la route 66, après tout, il faut bien nourrir, ravitailler, loger, nettoyer les vêtements des voyageurs au long cours... Et même leur proposer des décors de cartes postales fidèles à la légende de la Mother Road, tout droits sortis des toiles d'Edward Hopper ou des tableaux hyperréalistes, par exemple. Les enseignes, les pompes à essence, typiques de cette route, les panneaux routiers, en particulier, ceux qui balisent la route 66, tout un décorum terriblement kitsch, entretenu ou ressuscité tout au long des 4000 kilomètres de macadam, comme si l'on traversait un musée à ciel ouvert.
La comparaison avec le musée est d'autant plus juste que, si les lieux de vie existent encore, bien que plus éloignés les uns des autres qu'aux temps glorieux de la route, d'autres ont été reconstitués de toutes pièces par des passionnés, des excentriques, des collectionneurs, bref, des nostalgiques non seulement de la route, mais de toute une époque.
C'est aussi cela que "Black Coffee" nous fait revivre. En choisissant de couvrir 45 ans de vie autour de la route 66, en faisant d'un des personnages clés de l'histoire, Benjamin Blur, un représentant de commerce qui voyage incessamment au long de la route 66 au point, pour son fils survivant du drame initial, de délaisser sa famille, Sophie Loubière nous propose une véritable chronique d'un séjour sur la Mother Road, évoquant une Amérique digne de celle de Faulkner ou Steinbeck, par exemple...
Et là, rien n'est lié au hasard, bien au contraire, puisque, pour préparer l'écriture de son livre, la romancière a elle même "fait" la route 66, comme on dit, en famille, comme ses protagonistes (j'ai retrouvé, d'ailleurs, dans cet aspect, des choses déjà vues dans un de ses précédents romans, "Dernier parking avant la plage"). Elle raconte ce voyage sur un blog qu'il est intéressant de découvrir, plutôt après avoir lu "Black Coffee", je pense, et que vous pouvez consulter en cliquant sur ce lien...
Pour terminer, j'ai aussi aligné ci-dessus les éléments qui me permettent de dire que "Black Coffee" n'est pas un thriller (Sophie Loubière est d'ailleurs aussi sur cette longueur d'ondes). Le roman n'est pas mené à un rythme de thriller moderne, à cent à l'heure, donc. C'est la route 66 qui dicte son rythme, ralentissant ou accélérant les événements au gré des événements qu'elle suscite. Jouant beaucoup sur la psychologie des personnages, leur état d'esprit, leurs doutes, sentiments, colères, culpabilité, "Black Coffee" vaut autant par son intrigue que par le contexte dans lequel elle se déroule.
Un vrai dépaysement, je ne suis pas automobiliste, ni motard, je n'ai même pas le permis de conduire, pour être franc, je ne suis pas un grand fan des longs raids routiers, mais je dois dire que, au-delà des mystères développés dans "Black Coffee", cette route et son décorum ont aiguisé ma curiosité... L'ambiance que j'ai ressentie à travers ce livre, comme à travers les images, des documentaires, des clichés, que je peux avoir en tête, a vraiment quelque chose d'attirant, comme si on voyageait à travers la mémoire d'un pays gigantesque de façon nettement plus intéressante que dans un Boeing ou un Airbus à quelques milliers de mètres d'altitude...
Et si le recours au hasard pourra en agacer certains, en particulier dans le final, on a aussi tant de mystères à résoudre dans ce livre, tant de liens à éclaircir, tant de malentendus à dissiper, tant de peines à consoler et tant de joie à partager, à travers l'enthousiasme d'Annette et surtout de Gaston, aussi casse-pied par moment qu'il est attachant...
Et, pour faire mon intéressant en ne faisant rien dans l'ordre, je vous propose de finir en musique. Comme souvent, de plus en plus, même, la musique tient une place importante dans ce livre. Sophie Loubière, comme d'autres de ses collègues écrivains, nous livre d'ailleurs en fin d'ouvrage, la play-list qui a accompagné l'écriture du roman. Et puis, lien plus fort encore entre la musique et le livre, ce dernier emprunte son titre à une chanson interprétée par Peggy Lee, qui est présente dans les premières et les dernières pages du livre.
Comme une manière de boucler la boucle, de renouer enfin et sereinement, avec le passé, avec l'enfance, avec la famille... Une madeleine de Proust sonore.
vendredi 19 avril 2013
"Alors, son âme gémissante, toute triste et toute dolente, un glaive transperça."
Un titre extrait du texte du Stabat Mater, un texte sacré relatant la souffrance de Marie, debout au pied de la croix où est supplicié Jésus, son fils. Sans doute serez-vous surpris de ce choix quand vous saurez de quel livre nous allons parler, mais je vais essayer de le justifier dans le court de ce billet, yes, I can ! Corollaire de cette entrée en fanfare, il se peut que vous jugiez, à la lecture de ce billet, que j'en dis un peu trop. Je vais marcher sur le fil du rasoir pour exposer ma théorie, je m'en excuse platement. Et, si vous n'avez pas encore lu "Ta mort sera la mienne", le nouveau thriller de Fabrice Colin, qui vient de sortir aux éditions Sonatine, soyez prévenus et avancez à travers ces lignes à vos risques et périls livresques... Un thriller aux frontières du roman noir, du western crépusculaire, de l'ésotérisme, thématique très présente, pour un cocktail très relevé aux airs de Bloody Mary...
Ils sont 66 étudiants en écriture récréative appartenant à une université de San Francisco, accompagnés de leur professeur, Elaine Petruzzi, et de leur conseillère d'éducation, Karen Emerson. Toute une promotion venue dans l'Utah passer un weekend de fête et d'échange, de lecture et de partage, dans un des derniers coins sauvages de l'Amérique du Nord : une vallée de l'Utah qui s'étend autour de la petite ville de Moab, un lieu magique, un décor à couper le souffle, qui inspira, par exemple, le réalisateur John Ford.
Mais le weekend joyeux et potache va tourner au drame. Débarque dans le motel réservé par les étudiants, un motard vêtu de noir de la tête, masquée par un casque intégral, aux pieds. Sans même relever sa visière, l'inconnu sort une première arme et entreprend de tuer un par un les jeunes gens, surpris et piégés. C'est un carnage inouï qui début sous nos yeux, l'action d'une Grande Faucheuse qui aurait troqué sa faux contre un fusil à pompe... Et c'est le temps de ce carnage, apparemment inexplicable, que se déroule l'action de "Ta mort sera la mienne".
Parmi les étudiants terrorisés, Jillian. C'est elle qui a eu l'idée de ce weekend de rêve devenu tragique. Sous le choc, elle parvient à échapper aux premiers tirs du tueur. Mais où fuir quand on se trouve au milieu de nulle part, ou presque ? Alors, un peu perdue, elle réussit à rejoindre le bungalow de Karen, devenue depuis sa prise de fonction, la confidente des étudiants. Elle est cachée dans la salle de bains. C'est là que les deux femmes vont s'enfermer et entamer une discussion à voix basse, espérant que le tueur, pourtant si méthodique, ne les cherchera pas là avant un certain temps.
Plus de 70 personnes, en comptant le personnel du motel, contre un seul tueur, la probabilité que quelqu'un prévienne l'extérieur paraît forte... Peu importe, le tueur semble avoir soigneusement préparé son coup : il s'est arrangé pour empêcher toute communication avec les autorités locales. C'est donc dans l'Etat voisin du Colorado, dans la ville de Grand Junction, à une heure et demi de route au moins de Moab, qu'un mail va avertir la police des événements sanglants du motel.
A Grand Junction, le chef de la police s'appelle Donald Crossen, un vieux de la vieille, que la nouvelle paraît émouvoir plus que la normale. Sitôt reçue l'information, il décide de tracer sirènes hurlantes pour se rendre sur place au plus vite avec ses hommes. Des hommes qui connaissent leur chef depuis longtemps et ne l'ont jamais vu aussi agité, avec l'esprit ailleurs... Comme si le drame en cours faisait vibrer en lui une corde particulièrement sensible.
Certes, il y a urgence, car le temps de couvrir la distance de Grand Junction à Moab, le tueur a le temps de faire beaucoup, beaucoup de victimes... D'ailleurs, les coups de feu succèdent aux coups de feu. Impitoyablement, le tueur abat des étudiants qui essayent de se cacher ou de fuir et, à chaque claquement, dans une salle de bains, deux femmes frémissent. Mais les frémissement vont s'accroître lorsque Karen semble avoir une révélation : elle croit savoir qui se cache sous le casque et la combinaison noirs du tueur, et surtout pourquoi il agit ainsi. Et ça n'a rien de rassurant, bien au contraire...
Le tueur, Karen et Donald. Ces trois protagonistes centraux du récit vont, en quelques instants, se retrouver plongés chacun dans leur passé. Car le drame présent fait resurgir de façon terriblement violente, des événements personnels qui ont conditionné la vie de chacun d'entre eux et les ont amené là, entre Utah et Colorado, à cette (im)probable rencontre.
A eux trois, ils vont constituer une véritable Trinité : les chapitres se succèdent par séries de trois, d'abord Karen, dont les chapitres sont écrits à la troisième personne du singulier, puis le tueur, à qui quelqu'un semble parler, s'adressant à lui avec un "tu" sans affect particulier, enfin, Donald, qui se raconte à la première personne. Alternent dans ces chapitres, le récit présent, le massacre et la course contre la montre entamée par Donald et ses hommes, et des scènes passées qui vont dessiner trois destins complexes et douloureux.
Je ne vais pas en dire plus sur ces passés si sensibles, car ils sont le coeur de ce roman et c'est au lecteur de les découvrir plus en détails. Mais, Fabrice Colin agit comme un véritable peintre pointilliste : touche par touche, il élabore un tableau monumental dans lequel le massacre de Moab va tenir une place certes centrale, que tout le reste va étayer. Une fresque pleine de bruit et de fureur, de haines et de folie, d'espoirs trop souvent déçus, de parcours chaotiques, d'amours aussi rares que malheureuses et de spiritualité dévoyée...
En introduction, j'évoquais les différents genres qui s'entrecroisent dans "Ta mort sera la mienne". Il est temps d'expliciter un peu cela. Thriller, c'est indéniable. Dans le fond dans la forme : des chapitres courts, intenses, même lorsqu'ils décrivent les événements du passé en détails ; et parce qu'à chaque fin de chapitre, on se dit qu'on voudrait en savoir plus sur les uns et les autres, il y a une gestion de la frustration parfaite pour nous pousser à tourner les pages, encore et encore...
Quant à la tension propre au thriller, elle est omniprésente. Bien sûr, dans les scènes ayant pour cadre le motel, en particulier lorsqu'on est avec Jillian et Karen, dont la peur est palpable et qui attendent la plus que probable arrivée du tueur dans leur bungalow. Sans oublier, évidemment, ces malheureuses victimes impuissantes devant la détermination et l'adresse du tueur, dont la terreur et l'incompréhension sont poignantes, tout comme les vaines et sporadiques tentatives d'apitoyer leur bourreau...
Je ne crois pas l'avoir encore dit, ou au moins insisté dessus, mais "Ta mort sera la mienne" est un roman d'une grande violence. Dans les actes du tueur, mais aussi dans les récits passés, qui ne sont pas avares en scènes terribles, dérangeantes, bouleversantes, révoltantes... euh, c'est bon, j'arrête là ! Âmes sensibles, avancez prudemment dans ce roman, car la folie qui ravage le motel de Moab s'enracine dans des histoires pour le moins scabreuses.
Rien de gratuit, pour autant, tout ce qui est mis en place par Fabrice Colin poursuit un but, entraîner ses personnages au motel. Le tout, avec un style qui ajoute à la violence et au malaise, en particulier dans les chapitres mettant en scène le tueur. Le ton y est froid, les descriptions cliniques, sans affect, les phrases courtes, lapidaires, tout comme les paragraphes... Une espèce de litanie lancinante qui n'atténue en rien tous les faits relatés, bien au contraire.
J'ai aussi évoqué le roman noir. Alors, vous allez me dire qu'il y a un paradoxe, que je vais être en contradiction avec ce que je viens juste de dire sur la partie thriller. Possible, mais pourtant, j'ai retrouvé, dans les parties qui concernent Karen et Donald, une ambiance si pesante et deux récits marqués du sceau du désespoir. Même si la réaction à cet état d'esprit diffère sensiblement chez l'une et l'autre.
Donald est vraiment, pour moi, l'archétype du personnage de roman noir : flic méritant, à la carrière et à la trajectoire brutalement remises en cause par la mort violente d'un coéquipier. Mais, c'est sa vie privée qui va achever de le précipiter dans une spirale terrible, une vraie descente aux enfers qui va connaître plusieurs stades avant qu'enfin, il ne croie se stabiliser... Mais sans cesse, des événements, des personnes reviennent le hanter, et chaque déménagement, chaque changement de cap professionnel, chaque avancée comme chaque retour en arrière n'y change rien, il finit toujours par y être ramené...
Donald Crossen, chef de la police de Grand Junction, Colorado quand débute le roman, flic âgé, obèse, alcoolique repenti, plein de failles et de secrets, court depuis longtemps après une rédemption que l'accomplissement efficace de son métier ne suffit pas à lui fournir. Quelles fautes a-t-il commises pour en arriver là ? C'est bien difficile à dire, même si les causes de cette culpabilité handicapante sont claires. Pour autant, est-il responsable ? Je n'en suis pas certain, mais je comprends parfaitement que lui ait cette sensation et que cela le bouffe comme des termites une charpente en bois.
Sans doute voit-il dans ce mail qui l'avertit du massacre du motel de Moab, une opportunité unique de parvenir à cette rédemption tant attendue, quel qu'en soit le prix. Et c'est cet aspect-là qui nous amène au troisième genre évoqué, celui du western, auquel j'ai accolé l'épithète un poil cliché, je le reconnais, de crépusculaire, mais je n'ai pas trouvé mieux.
Dans ce décor digne des plus fameux westerns de l'âge d'or de ce genre cinématographique (la référence à John Ford n'est en rien fortuite, bien sûr), on a des éléments qui pourraient servir de structure à un scénario : un village, comprenez le motel, attaqué par un despérado sans foi, ni loi qui terrorise la population et n'hésite jamais à dégainer pour écarter de son passage tout opposant potentiel... Dans le village, une femme, elle se sait en danger mais espère encore pouvoir dissuader le tueur. Quand à la cavalerie, elle arrive, mais ne sera-t-elle pas là trop tard, comme toujours, ou presque ?
On s'attendrait quasiment à voir John Wayne, Vera Miles et Lee Marvin incarner notre Trinité, dans une variante de "l'homme qui tua Liberty Valance". Tout ce que Fabrice Colin nous raconte, tout ce scénario très bien élaboré, semble devoir concourir à une confrontation ayant pour décor ces paysages grandioses, désertiques et sauvages, cadre idéal d'un duel... Mais Donald sera-t-il assez rapide, et surtout, sera-t-il capable d'incarner ce rôle ?
Enfin, j'ai utilisé le terme d'ésotérisme. Croyez-moi, même si je vais peu m'étendre sur le sujet, car là aussi, il convient de ne pas en dire trop, tout découle en fait de cette thématique. Et je dois dire que la manière dont Fabrice Colin a choisi de traiter ce sujet est assez originale, audacieuse, refuse de tomber dans une forme de facilité pour jouer le contre-emploi, si je puis dire, pour utiliser à nouveau un terme cinématographique.
Il est compliqué, d'ailleurs, de trouver le qualificatif adéquat pour évoquer cette partie pourtant fondamentale de l'histoire de "Ta mort sera la mienne". Pour autant, la description de l'influence de la croyance sur un esprit malléable est remarquable et le cheminement du tueur, ses motivations, qu'on découvre peu à peu, comme tout le reste, font froid dans le dos...
C'est maintenant qu'on en arrive à ma théorie qui, je l'espère, ne vous semblera pas trop... délirante. D'autant que, pour ne pas en dévoiler trop de cette histoire, je vais devoir faire très attention. Alors, voilà... Voilà ce qui m'a amené à choisir comme titre de ce billet un extrait du Stabat Mater : pour moi, le tueur de Moab (qui est d'ailleurs un nom qu'on retrouve dans la Bible) n'est pas l'Antéchrist, annoncé par certains et symbole d'une éventuelle fin du monde.
Non, le tueur du motel est un "anti-Christ", autrement dit, son exact opposé, issue d'une anti-Sainte Famille dans laquelle la mère a été inspirée par un Malsain Esprit (et au combien malsain, je vous assure !). Une mère proche du mysticisme, un père absent, une tutelle spirituelle dévoyée, oui, j'ai bien réfléchi, j'ai pesé le pour et le contre, on a là la représentation en négatif (au sens photographique mais aussi pour les valeurs que cela recèle) du trio Jésus-Marie-Joseph...
Et, jusque dans ses actions, dans son odyssée mortelle, sorte de mission pour laquelle il aurait été envoyé par une quelconque transcendance, le tueur agit en "anti-Christ", à l'opposé de l'original. Son évangile, il l'écrit dans le sang, mais, tout au long de la route qui va le mener jusqu'à Moab, Utah, on le voit prêcher, avec violence, faisant des anti-disciples, qui ne demandent qu'à s'écarter de son passage.
Même si Moab est, d'une certaine façon le bout de son chemin, d'une existence de souffrances intolérables qui en ont fait ce personnage incarnant la mort, il ne se présente pas du tout comme une victime expiatoire. Peut-être considère-t-il qu'il est prêt à périr par l'épée (ou plutôt l'arme à feu) comme il a vécu, mais on devine qu'il faudra venir le déloger ou l'intercepter. Et que cela ne se fera pas sans mal ni sans violences supplémentaires... Et peu probable que celle qu'il appelle "Mère Douleur" se tienne à ses côtés à ce moment fatidique...
J'avais découvert Fabrice Colin avec un roman publié à l'Atalante, "Sayonara Baby", que m'a rappelé, par certains côtés "Ta mort sera la mienne". Mais, toujours à l'Atalante, j'avais aussi apprécié deux romans jouant sur le fantastique et l'onirisme, "Kathleen" et "Or not to be", dont on est bien loin ici. Je n'ai pas encore lu "Blue Jay Way", premier thriller de l'auteur publié chez Sonatine, mais il fait partie de mes prochaines lectures. Il n'empêche que j'ai redécouvert un auteur à suivre, avec ce livre.
Je suis certain que la persévérance, le travail, la qualité des éditeurs de Sonatine, au flair impressionnant, sans oublier le talent de Fabrice Colin, on tient là un auteur de thrillers extrêmement prometteur. J'ai été pris par l'ambiance qu'il a su créer, la tension, l'angoisse qui montent crescendo, j'ai ressenti les douleurs, physiques comme morales, des personnages, j'ai été le spectateur de ces vies abîmées que je voulais apprendre à connaître pour mieux comprendre...
Bref, "Ta mort sera la sienne" et le chemin de croix qu'il nous propose (oui, je file les métaphores longuement et sans jamais en démordre quand j'en tiens une qui me plaît bien...) ont été un moment de lecture plein d'émotions, de stress, par moments, de malaise. Le lecteur que je suis a été mis en position instable, inconfortable par l'auteur.
Et c'est exactement ce que je demande à un thriller. Alors, mission accomplie, Monsieur Colin, continuez dans cette voie !
(J'ai commencé en évoquant le Stabat Mater, pourquoi ne pas finir en en écoutant une des plus célèbres versions, celle de Pergolèse ?)
Ils sont 66 étudiants en écriture récréative appartenant à une université de San Francisco, accompagnés de leur professeur, Elaine Petruzzi, et de leur conseillère d'éducation, Karen Emerson. Toute une promotion venue dans l'Utah passer un weekend de fête et d'échange, de lecture et de partage, dans un des derniers coins sauvages de l'Amérique du Nord : une vallée de l'Utah qui s'étend autour de la petite ville de Moab, un lieu magique, un décor à couper le souffle, qui inspira, par exemple, le réalisateur John Ford.
Mais le weekend joyeux et potache va tourner au drame. Débarque dans le motel réservé par les étudiants, un motard vêtu de noir de la tête, masquée par un casque intégral, aux pieds. Sans même relever sa visière, l'inconnu sort une première arme et entreprend de tuer un par un les jeunes gens, surpris et piégés. C'est un carnage inouï qui début sous nos yeux, l'action d'une Grande Faucheuse qui aurait troqué sa faux contre un fusil à pompe... Et c'est le temps de ce carnage, apparemment inexplicable, que se déroule l'action de "Ta mort sera la mienne".
Parmi les étudiants terrorisés, Jillian. C'est elle qui a eu l'idée de ce weekend de rêve devenu tragique. Sous le choc, elle parvient à échapper aux premiers tirs du tueur. Mais où fuir quand on se trouve au milieu de nulle part, ou presque ? Alors, un peu perdue, elle réussit à rejoindre le bungalow de Karen, devenue depuis sa prise de fonction, la confidente des étudiants. Elle est cachée dans la salle de bains. C'est là que les deux femmes vont s'enfermer et entamer une discussion à voix basse, espérant que le tueur, pourtant si méthodique, ne les cherchera pas là avant un certain temps.
Plus de 70 personnes, en comptant le personnel du motel, contre un seul tueur, la probabilité que quelqu'un prévienne l'extérieur paraît forte... Peu importe, le tueur semble avoir soigneusement préparé son coup : il s'est arrangé pour empêcher toute communication avec les autorités locales. C'est donc dans l'Etat voisin du Colorado, dans la ville de Grand Junction, à une heure et demi de route au moins de Moab, qu'un mail va avertir la police des événements sanglants du motel.
A Grand Junction, le chef de la police s'appelle Donald Crossen, un vieux de la vieille, que la nouvelle paraît émouvoir plus que la normale. Sitôt reçue l'information, il décide de tracer sirènes hurlantes pour se rendre sur place au plus vite avec ses hommes. Des hommes qui connaissent leur chef depuis longtemps et ne l'ont jamais vu aussi agité, avec l'esprit ailleurs... Comme si le drame en cours faisait vibrer en lui une corde particulièrement sensible.
Certes, il y a urgence, car le temps de couvrir la distance de Grand Junction à Moab, le tueur a le temps de faire beaucoup, beaucoup de victimes... D'ailleurs, les coups de feu succèdent aux coups de feu. Impitoyablement, le tueur abat des étudiants qui essayent de se cacher ou de fuir et, à chaque claquement, dans une salle de bains, deux femmes frémissent. Mais les frémissement vont s'accroître lorsque Karen semble avoir une révélation : elle croit savoir qui se cache sous le casque et la combinaison noirs du tueur, et surtout pourquoi il agit ainsi. Et ça n'a rien de rassurant, bien au contraire...
Le tueur, Karen et Donald. Ces trois protagonistes centraux du récit vont, en quelques instants, se retrouver plongés chacun dans leur passé. Car le drame présent fait resurgir de façon terriblement violente, des événements personnels qui ont conditionné la vie de chacun d'entre eux et les ont amené là, entre Utah et Colorado, à cette (im)probable rencontre.
A eux trois, ils vont constituer une véritable Trinité : les chapitres se succèdent par séries de trois, d'abord Karen, dont les chapitres sont écrits à la troisième personne du singulier, puis le tueur, à qui quelqu'un semble parler, s'adressant à lui avec un "tu" sans affect particulier, enfin, Donald, qui se raconte à la première personne. Alternent dans ces chapitres, le récit présent, le massacre et la course contre la montre entamée par Donald et ses hommes, et des scènes passées qui vont dessiner trois destins complexes et douloureux.
Je ne vais pas en dire plus sur ces passés si sensibles, car ils sont le coeur de ce roman et c'est au lecteur de les découvrir plus en détails. Mais, Fabrice Colin agit comme un véritable peintre pointilliste : touche par touche, il élabore un tableau monumental dans lequel le massacre de Moab va tenir une place certes centrale, que tout le reste va étayer. Une fresque pleine de bruit et de fureur, de haines et de folie, d'espoirs trop souvent déçus, de parcours chaotiques, d'amours aussi rares que malheureuses et de spiritualité dévoyée...
En introduction, j'évoquais les différents genres qui s'entrecroisent dans "Ta mort sera la mienne". Il est temps d'expliciter un peu cela. Thriller, c'est indéniable. Dans le fond dans la forme : des chapitres courts, intenses, même lorsqu'ils décrivent les événements du passé en détails ; et parce qu'à chaque fin de chapitre, on se dit qu'on voudrait en savoir plus sur les uns et les autres, il y a une gestion de la frustration parfaite pour nous pousser à tourner les pages, encore et encore...
Quant à la tension propre au thriller, elle est omniprésente. Bien sûr, dans les scènes ayant pour cadre le motel, en particulier lorsqu'on est avec Jillian et Karen, dont la peur est palpable et qui attendent la plus que probable arrivée du tueur dans leur bungalow. Sans oublier, évidemment, ces malheureuses victimes impuissantes devant la détermination et l'adresse du tueur, dont la terreur et l'incompréhension sont poignantes, tout comme les vaines et sporadiques tentatives d'apitoyer leur bourreau...
Je ne crois pas l'avoir encore dit, ou au moins insisté dessus, mais "Ta mort sera la mienne" est un roman d'une grande violence. Dans les actes du tueur, mais aussi dans les récits passés, qui ne sont pas avares en scènes terribles, dérangeantes, bouleversantes, révoltantes... euh, c'est bon, j'arrête là ! Âmes sensibles, avancez prudemment dans ce roman, car la folie qui ravage le motel de Moab s'enracine dans des histoires pour le moins scabreuses.
Rien de gratuit, pour autant, tout ce qui est mis en place par Fabrice Colin poursuit un but, entraîner ses personnages au motel. Le tout, avec un style qui ajoute à la violence et au malaise, en particulier dans les chapitres mettant en scène le tueur. Le ton y est froid, les descriptions cliniques, sans affect, les phrases courtes, lapidaires, tout comme les paragraphes... Une espèce de litanie lancinante qui n'atténue en rien tous les faits relatés, bien au contraire.
J'ai aussi évoqué le roman noir. Alors, vous allez me dire qu'il y a un paradoxe, que je vais être en contradiction avec ce que je viens juste de dire sur la partie thriller. Possible, mais pourtant, j'ai retrouvé, dans les parties qui concernent Karen et Donald, une ambiance si pesante et deux récits marqués du sceau du désespoir. Même si la réaction à cet état d'esprit diffère sensiblement chez l'une et l'autre.
Donald est vraiment, pour moi, l'archétype du personnage de roman noir : flic méritant, à la carrière et à la trajectoire brutalement remises en cause par la mort violente d'un coéquipier. Mais, c'est sa vie privée qui va achever de le précipiter dans une spirale terrible, une vraie descente aux enfers qui va connaître plusieurs stades avant qu'enfin, il ne croie se stabiliser... Mais sans cesse, des événements, des personnes reviennent le hanter, et chaque déménagement, chaque changement de cap professionnel, chaque avancée comme chaque retour en arrière n'y change rien, il finit toujours par y être ramené...
Donald Crossen, chef de la police de Grand Junction, Colorado quand débute le roman, flic âgé, obèse, alcoolique repenti, plein de failles et de secrets, court depuis longtemps après une rédemption que l'accomplissement efficace de son métier ne suffit pas à lui fournir. Quelles fautes a-t-il commises pour en arriver là ? C'est bien difficile à dire, même si les causes de cette culpabilité handicapante sont claires. Pour autant, est-il responsable ? Je n'en suis pas certain, mais je comprends parfaitement que lui ait cette sensation et que cela le bouffe comme des termites une charpente en bois.
Sans doute voit-il dans ce mail qui l'avertit du massacre du motel de Moab, une opportunité unique de parvenir à cette rédemption tant attendue, quel qu'en soit le prix. Et c'est cet aspect-là qui nous amène au troisième genre évoqué, celui du western, auquel j'ai accolé l'épithète un poil cliché, je le reconnais, de crépusculaire, mais je n'ai pas trouvé mieux.
Dans ce décor digne des plus fameux westerns de l'âge d'or de ce genre cinématographique (la référence à John Ford n'est en rien fortuite, bien sûr), on a des éléments qui pourraient servir de structure à un scénario : un village, comprenez le motel, attaqué par un despérado sans foi, ni loi qui terrorise la population et n'hésite jamais à dégainer pour écarter de son passage tout opposant potentiel... Dans le village, une femme, elle se sait en danger mais espère encore pouvoir dissuader le tueur. Quand à la cavalerie, elle arrive, mais ne sera-t-elle pas là trop tard, comme toujours, ou presque ?
On s'attendrait quasiment à voir John Wayne, Vera Miles et Lee Marvin incarner notre Trinité, dans une variante de "l'homme qui tua Liberty Valance". Tout ce que Fabrice Colin nous raconte, tout ce scénario très bien élaboré, semble devoir concourir à une confrontation ayant pour décor ces paysages grandioses, désertiques et sauvages, cadre idéal d'un duel... Mais Donald sera-t-il assez rapide, et surtout, sera-t-il capable d'incarner ce rôle ?
Enfin, j'ai utilisé le terme d'ésotérisme. Croyez-moi, même si je vais peu m'étendre sur le sujet, car là aussi, il convient de ne pas en dire trop, tout découle en fait de cette thématique. Et je dois dire que la manière dont Fabrice Colin a choisi de traiter ce sujet est assez originale, audacieuse, refuse de tomber dans une forme de facilité pour jouer le contre-emploi, si je puis dire, pour utiliser à nouveau un terme cinématographique.
Il est compliqué, d'ailleurs, de trouver le qualificatif adéquat pour évoquer cette partie pourtant fondamentale de l'histoire de "Ta mort sera la mienne". Pour autant, la description de l'influence de la croyance sur un esprit malléable est remarquable et le cheminement du tueur, ses motivations, qu'on découvre peu à peu, comme tout le reste, font froid dans le dos...
C'est maintenant qu'on en arrive à ma théorie qui, je l'espère, ne vous semblera pas trop... délirante. D'autant que, pour ne pas en dévoiler trop de cette histoire, je vais devoir faire très attention. Alors, voilà... Voilà ce qui m'a amené à choisir comme titre de ce billet un extrait du Stabat Mater : pour moi, le tueur de Moab (qui est d'ailleurs un nom qu'on retrouve dans la Bible) n'est pas l'Antéchrist, annoncé par certains et symbole d'une éventuelle fin du monde.
Non, le tueur du motel est un "anti-Christ", autrement dit, son exact opposé, issue d'une anti-Sainte Famille dans laquelle la mère a été inspirée par un Malsain Esprit (et au combien malsain, je vous assure !). Une mère proche du mysticisme, un père absent, une tutelle spirituelle dévoyée, oui, j'ai bien réfléchi, j'ai pesé le pour et le contre, on a là la représentation en négatif (au sens photographique mais aussi pour les valeurs que cela recèle) du trio Jésus-Marie-Joseph...
Et, jusque dans ses actions, dans son odyssée mortelle, sorte de mission pour laquelle il aurait été envoyé par une quelconque transcendance, le tueur agit en "anti-Christ", à l'opposé de l'original. Son évangile, il l'écrit dans le sang, mais, tout au long de la route qui va le mener jusqu'à Moab, Utah, on le voit prêcher, avec violence, faisant des anti-disciples, qui ne demandent qu'à s'écarter de son passage.
Même si Moab est, d'une certaine façon le bout de son chemin, d'une existence de souffrances intolérables qui en ont fait ce personnage incarnant la mort, il ne se présente pas du tout comme une victime expiatoire. Peut-être considère-t-il qu'il est prêt à périr par l'épée (ou plutôt l'arme à feu) comme il a vécu, mais on devine qu'il faudra venir le déloger ou l'intercepter. Et que cela ne se fera pas sans mal ni sans violences supplémentaires... Et peu probable que celle qu'il appelle "Mère Douleur" se tienne à ses côtés à ce moment fatidique...
J'avais découvert Fabrice Colin avec un roman publié à l'Atalante, "Sayonara Baby", que m'a rappelé, par certains côtés "Ta mort sera la mienne". Mais, toujours à l'Atalante, j'avais aussi apprécié deux romans jouant sur le fantastique et l'onirisme, "Kathleen" et "Or not to be", dont on est bien loin ici. Je n'ai pas encore lu "Blue Jay Way", premier thriller de l'auteur publié chez Sonatine, mais il fait partie de mes prochaines lectures. Il n'empêche que j'ai redécouvert un auteur à suivre, avec ce livre.
Je suis certain que la persévérance, le travail, la qualité des éditeurs de Sonatine, au flair impressionnant, sans oublier le talent de Fabrice Colin, on tient là un auteur de thrillers extrêmement prometteur. J'ai été pris par l'ambiance qu'il a su créer, la tension, l'angoisse qui montent crescendo, j'ai ressenti les douleurs, physiques comme morales, des personnages, j'ai été le spectateur de ces vies abîmées que je voulais apprendre à connaître pour mieux comprendre...
Bref, "Ta mort sera la sienne" et le chemin de croix qu'il nous propose (oui, je file les métaphores longuement et sans jamais en démordre quand j'en tiens une qui me plaît bien...) ont été un moment de lecture plein d'émotions, de stress, par moments, de malaise. Le lecteur que je suis a été mis en position instable, inconfortable par l'auteur.
Et c'est exactement ce que je demande à un thriller. Alors, mission accomplie, Monsieur Colin, continuez dans cette voie !
(J'ai commencé en évoquant le Stabat Mater, pourquoi ne pas finir en en écoutant une des plus célèbres versions, celle de Pergolèse ?)
mercredi 17 avril 2013
"Tous ici, Israéliens et Palestiniens, Arabes et Juifs, comme tu voudras, nous partageons la même folie."
De retour du festival "Littérature et Journalisme", à Metz, pour un joli weekend sous le signe des livres et des discussions. J'ai eu le bonheur d'animer trois rencontres samedi dernier dans le cadre de ce salon, Chirstian Oster et Jean-Luc Coatalem avaient déjà eu les honneurs de ce blog, il n'en manquait qu'une : Gwenaëlle Aubry, pour un roman très spécial, pour lequel j'avais commencé à cogiter avant de partir pour la Lorraine, mais je voulais pouvoir m'inspirer de ma rencontre et de nos discussions avec l'auteure pour rédiger le billet. De retour, je peux donc vous parler de "Partages", publié à l'automne dernier au Mercure de France, de son histoire, de sa forme et du regard que je porte dessus. Un remarquable roman sur le conflit israélo-palestinien et son inéluctable spirale...
Elles ont 17 ans. Elles s'appellent Sarah et Leïla. Elles viennent de deux univers très différents et a priori inconciliables. Au cours de cette histoire, dont elles sont les principales protagonistes, elles ne se croiseront que deux fois, une première tout à fait fortuitement et une seconde comme aimantées l'une par l'autre. Entre ces deux moments, ce sont deux vies, deux histoires familiales, deux communautés, deux entités si proches et pourtant si éloignées l'une deux l'autre, deux visions de l'Histoire, etc., qui vont nous être présentées. Et nous permettront de mesurer tout ce que partagent, sans en avoir conscience, ces deux adolescentes.
Sarah est née et a grandi à New York, dans une famille mixte, puisque sa mère est juive mais pas son père. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la mère de Sarah décide, dans la précipitation, de quitter les Etats-Unis avec sa fille. Direction Israël où elle entend se reconstruire une vie moins dangereuse du côté de Tel Aviv. Avec elle, elle emmène sa fille, de façon péremptoire, sans tenir le père de Sarah informé. Une réaction émotionnelle presque irrationnelle, dont Sarah va avoir bien du mal à se remettre.
Car, elle découvre un pays inconnu, avec des us et coutumes différents de ce qu'elle connaissait dans sa ville natale et surtout un contexte global aux antipodes de la très cosmopolite Big Apple. D'autant plus que la mère ne trouve pas de poste à Tel Aviv, mais à Jérusalem, ville trois fois sainte, mais ville déchirée... Rapidement, on comprend que Sarah se sent d'abord Américaine, avant d'être juive, sans doute au contraire de sa mère qui, de part sa décision, a probablement fait passer ses racines avant leur citoyenneté.
Leïla est née et a grandi en Cisjordanie, dans un de ces camps de réfugiés palestiniens sordides où la vie est dure, violente, inconfortable, où la liberté de mouvement est sans cesse entravée et les représailles sont une terrible épée de Damoclès. Pourtant, Leïla est une jeune fille pleine de vie et d'envies. Elle rêve de pouvoir faire des études, comme l'un de ses frères, des études dans une grande université américaine ou britannique, sans qu'on ait l'impression que ce soit d'abord pour s'arracher à la misère ambiante, mais par idéal personnel.
Son père, qui fait bouillir la marmite familiale, travaille dans le bâtiment. Mais, et vis-à-vis des autres Palestiniens, qu'ils connaissent personnellement la famille ou pas, cela pose un énorme problème, car c'est dans les colonies juives de Cisjordanie que l'homme travaille, aidant les Israéliens à construire ces villes illégales qui grignotent le territoire déjà réduit alloué au peuple palestinien.
Voilà peu à peu ce que l'on découvre, les conditions de vie des deux jeunes filles, chacun de leur côté d'une frontière virtuelle ou d'un mur qui l'est beaucoup moins, des existences radicalement différentes. Et pourtant, elles sont connectées l'une à l'autre, suivant un incroyable parallélisme qui, alors que leurs mondes ne cessent de s'éloigner l'un de l'autre tels des banquises séparées par la fonte inéluctable des glaces, se vérifie à chaque moment marquant.
La quatrième de couverture du livre fait référence à un personnage de la mythologie, Antigone, la fille née de l'inceste d'Oedipe et de sa mère Jocaste. Selon le myhte, elle aurait été enterrée vivante pour avoir voulu donner une sépulture décente à son frère, contre l'édit de son oncle. Une condamnation révoquée suite à un oracle stipulant "d'enterrer les morts et de déterrer les vivants". Or, n'est-ce pas parfaitement ce qui arrive à Sarah et Leïla, enterrées vivantes dans ce lieu éternellement en guerre, quand la mémoire des morts semblent partout présente ?
Le double héritage culturel et familial, inextricablement lié, pèse sur la vie de ces deux adolescentes (presque) sans histoire. D'un côté, la Shoah et son cortège de victimes sans cesse appelées en renfort pour servir de justification à tout ; de l'autre côté, l'injustice terrible ressentie depuis bientôt un siècle et la rédaction de la Déclaration Balfour, un sentiment de spoliation que les faits récents ne font, finalement, qu'accréditer auprès de ceux qui se sentent spoliés...
Les histoires familiales des deux filles, pas seulement passées, en particulier pour Leïla, sont des entraves pour ces deux femmes en devenir, elles qui se rêvent affranchies de tout cela au début du roman et vivant une vie bien à elles, indépendantes de ce qui les entoure, les modèle... Mais comment lutter, lorsque le poids de la famille se ligue à l'arbitraire de l'homme ? L'interminable chaîne d'attentats et de représailles, la pression permanente pesant sur chacun, la peur de l'autre alimentée à chaque instant, les brimades et les haines recuites ne peut, à la longue, que déteindre sur ces deux personnages, sans doute pas indifférentes à la situation, mais ne s'estimant pas forcément concernées directement.
Alors, telles des Antigone, elles vont effectivement chacune prendre le destin en main, pour ne pas céder à ces peurs, mais influencées par les événements dramatiques qui se déroulent autour d'elles, qui les marquent, les rendent malades (au sens physique du terme). La fin du roman, sur laquelle nous allons revenir plus tard, se veut ouverte, sur cette seconde rencontre, sans doute peut-on y voir une fin pleine de tolérance et de respect mutuel. Je suis navré, je suis un pessimiste indécrottable, plus encore dès qu'il s'agit de ce conflit, pour lequel je peine à envisager une possible sortie de crise...
A ma décharge, si on poursuit l'analogie avec le mythe d'Antigone jusqu'au bout, difficile d'envisager une fin heureuse... Mais, je m'égare et je donne un avis, tout au contraire de Gwenaëlle Aubry, qui a relever le délicat défi de ne pas prendre parti, de simplement observer la situation. Elle s'est rendu sur place, s'est énormément documentée, n'a pas voulu d'un manichéisme facile, alors que la plupart des scènes sont choquantes, révoltantes pour nos yeux qui regardent souvent par le petit bout des lorgnettes...
Ainsi, on a du côté israélien des personnages appartenant au camp pacifiste, à cette frange de la population qui croit que juifs et musulmans pourraient vivre ensemble sur cette terre qu'on dit promise. Sarah va d'ailleurs devenir amie avec deux élèves de son âge qui sont sur cette longueur d'ondes. Et, de même, la famille de Leïla va se retrouver au coeur d'une tourmente interne à la communauté palestinienne, le père de Leïla faisant l'objet d'insultes et de graffitis injurieux parce qu'il travaille dans une colonie juive... Un traître, voilà comment tous, peu à peu, vont être amenés à le considérer...
Rien n'est donc tout blanc, ni tout noir, ce sont tous des âmes grises, pourrait-on dire en paraphrasant Philippe Claudel. Même s'il émane de Sarah et Leïla une lumière particulière, une vraie pureté, même dans la colère, même dans le désir de vengeance, quand ces émotions si violentes se manifestent chez elles. Seront-elles assez fortes pour résister à ces sirènes qui ont déjà tant séduit de colons ou de martyrs ?
Avant de s'intéresser au titre de ce roman et à ses significations, un mot d'un passage précis du roman de Gwenaëlle Aubry. Il s'étend sur 6 pages, de la page 83 à la page 88, retranscrit un cours d'histoire tel qu'il pourrait être dispensé en Israël comme en Palestine. Et, sur les mêmes faits, on voit apparaître des divergences incroyables. Pas seulement dans l'interprétation, mais vraiment dans la lecture factuelle, dans les chiffres, dans tout ce qui est concrètement vérifiable...
Or, ces cours sont particuliers... Car ils sont en fait extraits d'un livre publié en France chez Liana Levi sous le titre "Histoire de l'autre". Même lorsque des Israéliens et des Palestiniens, tous de sérieux historiens aux compétences reconnues décident de s'allier, leurs travaux diffèrent, de façon criante, alarmante, aussi... Car, si même des partisans du dialogue ne réussissent pas à évoquer un sujet comme la création de l'Etat d'Israël sans s'éloigner les uns des autres, comment envisager un rapprochement des plus radicaux des deux camps ?
La démarche de Gwenaëlle Aubry est celle d'une romancière, mais elle met en scène des éléments-clés de la vie de ses personnages avec un grand respect, une plume pleine de douceur et même de beauté, ce qui contraste souvent avec les faits décrits. Comme ce jour de l'année, décrété jour de la Shoah, au cours duquel, pendant deux minutes, tout s'arrête en Israël, tandis que résonnent des sirènes, en souvenir des victimes juives du nazisme. Comme, également, la relation de cette nuit terrible que Leïla passe dans un cimetière, allongée dans une tombe qu'elle a creusé de ses mains, pour passer l'épreuve qui lui permettra, si elle réussit, d'accéder au statut de martyr potentiel... Deux passages saisissants...
Mais, je voulais insister sur ce titre, "Partages", car, au fil de la lecture, sa justesse, sa pertinence me sont apparues de plus en plus nettement. Alors, comme il m'arrive souvent de le faire dans ces cas-là, j'ai regardé ce que disait le dictionnaire... Et je dois dire que je suis resté stupéfait devant les définitions que j'ai lues, tant elles collent de façon incroyable à tout le roman de Gwenaëlle Aubry...
En fait, pour être tout à fait franc, j'ai regardé deux entrées différentes, mais vous allez vite comprendre pourquoi. D'abord, le mot "partage", nom commun masculin... On peut lire dans le Larousse les définitions suivantes :
- Action de diviser quelque chose en portions...
- Fait de posséder quelque chose avec une ou plusieurs personnes...
- Enfin, en droit, c'est l'acte juridique par lequel les copropriétaires d'un patrimoine mettent fin à l'indivision...
Pas besoin de dessin, ni de longs discours pour voir à quel point ces définitions s'adaptent parfaitement à la situation d'Israël et de la Palestine. Avec une précision, tout de même, "Partages" se déroule pendant la seconde Intifada, l'idée d'un partage en deux Etats indépendants, que pourrait induire la troisième définition, n'est pas du tout à l'ordre du jour de ce livre, mais comment ne pas y songer en la lisant ?
Mais, je trouvais que la démonstration était insuffisante, alors, j'ai regardé un second mot dans le dictionnaire, le mot "partagé". Et là, c'est le parcours de Sarah et Leïla qui s'est dessiné de façon étonnante :
- Pour une personne, être animé de sentiments, de tendances contraires...
- En parlant de sentiments, être éprouvé réciproquement par deux personnes...
Pour la première définition, je crois que j'ai développé cet aspect depuis le début de ce billet. Que ce soit Sarah ou Leïla, au fil des événements, leurs points de vue changent, et ce qu'elles ressentent effectivement se nuance de plus en plus, le curseur émotionnel se déplace. Mais, la seconde définition est plus criante encore : dans leur trajectoire parallèle, qui va, paradoxalement, les amener l'une vers l'autre, elles passent toutes les deux par les mêmes étapes, les mêmes bouleversements émotionnels, les mêmes décisions à prendre, les mêmes choix douloureux...
Deux Antigone, disions-nous d'abord ? Et si nous avions en fait... deux soeurs jumelles, filles d'une même terre divisée ? Cette impression de gémellité n'a fait que s'accroître dans mon esprit à chaque page tant on note de similarités entre les deux jeunes filles. Bien sûr, on ne parle pas de biologie, mais véritablement d'un lien invisible et irrationnel si fort qu'il surpasse toutes les différences, toutes les adversités, toutes les embûches...
Le signe est évident, dès le prologue, lors de la première rencontre entre ces deux demoiselles. Fortuite, fugace, elle a pour cadre... un miroir ! Sarah, en balade dans Jérusalem, s'y regarde quand elle aperçoit en un éclair le reflet de Leïla qui s'enfuit, saisie par le reflet de Sarah qu'elle a aperçu au même moment... Elles n'ont pas eu le temps de s'observer, mais, manifestement, une ressemblance, physique, pour le coup, semble les avoir frappées au coeur et à l'âme...
Il faudra attendre les dernières lignes et bien des péripéties terribles, pour qu'elles se retrouvent face-à-face et que l'une d'elle fasse un geste vers son coeur... Mais que signifie véritablement ce geste ? La romancière a choisi de nous en laisser juge, et c'est très bien ainsi, une fin explicite aurait pu être interprétée comme une prise de position, ce qu'a voulu absolument éviter Gwenaëlle Aubry...
Il y a autre chose que partagent Sarah et Leïla : les chapitres. Dans chacun, elles se racontent, l'une après l'autre, réunies par la magie de l'écriture quand leurs vies sont physiquement séparées. Mais Gwenaëlle Aubry a choisi, pour la fin de son roman, pour son dernier chapitre, d'affirmer encore un peu plus le parallélisme de ces deux existences, en l'inscrivant littéralement dans la mise en page du livre.
Tout le dernier chapitre est en effet en "split book", si je puis dire, en référence au "split screen", cet écran partagé cher à certains cinéastes ou créateurs de séries télévisées, comme 24h chrono, par exemple. Sarah se raconte sur les pages paires, Leïla sur les pages impaires. Une technique qui demande un peu d'organisation et de concentration au lecteur, mais qui fait naître une sorte de tension palpable par cette simultanéité... Deux trajets plein de décision qui doivent les mener l'une à l'autre, dans cette rencontre qui semble inscrite depuis la scène du miroir mais dont le contexte et les conséquences restent à définir.
Je suis entré prudemment dans ce livre, je suis toujours prudent lorsque je me confronte, même à travers le prisme romanesque, à de tels sujets, si difficiles. Mais, en quelques pages, j'ai été entraîné, j'ai dévoré les pages de ce court roman (180 pages environ) et je ne le regrette pas une seconde. Refuser d'être partisan ne veut pas dire un roman froid et distancié, il y a de l'affect, de l'émotion, de la douleur, dans ce livre, les douleurs de deux peuples qui partagent la même terre sans accepter de partager la même vie...
Je ne pense pas que si l'on penche pour l'un ou l'autre des camps en présence on ne puisse pas pleinement apprécier ce roman. Pourtant, j'ai insisté assez là-dessus, d'ailleurs, le fait de lire un récit sachant garder la tête froide et privilégier la raison sur la folie, elle aussi partagée par les deux communautés, fait grand bien. Il ne s'agit pas de dire qu'il existe des solutions au problème israélo-palestinien, non, mais de raconter une histoire sincère qui rappelle, au travers de deux destins, la proximité des actuels opposants...
Enfin, pour terminer cette lecture tout de même éprouvante, car si pleine d'images difficiles et de drames récurrents, je vous propose un texte qui tient une place assez importante dans le roman de Gwenaëlle Aubry : le Cantique des Cantiques.
Elles ont 17 ans. Elles s'appellent Sarah et Leïla. Elles viennent de deux univers très différents et a priori inconciliables. Au cours de cette histoire, dont elles sont les principales protagonistes, elles ne se croiseront que deux fois, une première tout à fait fortuitement et une seconde comme aimantées l'une par l'autre. Entre ces deux moments, ce sont deux vies, deux histoires familiales, deux communautés, deux entités si proches et pourtant si éloignées l'une deux l'autre, deux visions de l'Histoire, etc., qui vont nous être présentées. Et nous permettront de mesurer tout ce que partagent, sans en avoir conscience, ces deux adolescentes.
Sarah est née et a grandi à New York, dans une famille mixte, puisque sa mère est juive mais pas son père. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la mère de Sarah décide, dans la précipitation, de quitter les Etats-Unis avec sa fille. Direction Israël où elle entend se reconstruire une vie moins dangereuse du côté de Tel Aviv. Avec elle, elle emmène sa fille, de façon péremptoire, sans tenir le père de Sarah informé. Une réaction émotionnelle presque irrationnelle, dont Sarah va avoir bien du mal à se remettre.
Car, elle découvre un pays inconnu, avec des us et coutumes différents de ce qu'elle connaissait dans sa ville natale et surtout un contexte global aux antipodes de la très cosmopolite Big Apple. D'autant plus que la mère ne trouve pas de poste à Tel Aviv, mais à Jérusalem, ville trois fois sainte, mais ville déchirée... Rapidement, on comprend que Sarah se sent d'abord Américaine, avant d'être juive, sans doute au contraire de sa mère qui, de part sa décision, a probablement fait passer ses racines avant leur citoyenneté.
Leïla est née et a grandi en Cisjordanie, dans un de ces camps de réfugiés palestiniens sordides où la vie est dure, violente, inconfortable, où la liberté de mouvement est sans cesse entravée et les représailles sont une terrible épée de Damoclès. Pourtant, Leïla est une jeune fille pleine de vie et d'envies. Elle rêve de pouvoir faire des études, comme l'un de ses frères, des études dans une grande université américaine ou britannique, sans qu'on ait l'impression que ce soit d'abord pour s'arracher à la misère ambiante, mais par idéal personnel.
Son père, qui fait bouillir la marmite familiale, travaille dans le bâtiment. Mais, et vis-à-vis des autres Palestiniens, qu'ils connaissent personnellement la famille ou pas, cela pose un énorme problème, car c'est dans les colonies juives de Cisjordanie que l'homme travaille, aidant les Israéliens à construire ces villes illégales qui grignotent le territoire déjà réduit alloué au peuple palestinien.
Voilà peu à peu ce que l'on découvre, les conditions de vie des deux jeunes filles, chacun de leur côté d'une frontière virtuelle ou d'un mur qui l'est beaucoup moins, des existences radicalement différentes. Et pourtant, elles sont connectées l'une à l'autre, suivant un incroyable parallélisme qui, alors que leurs mondes ne cessent de s'éloigner l'un de l'autre tels des banquises séparées par la fonte inéluctable des glaces, se vérifie à chaque moment marquant.
La quatrième de couverture du livre fait référence à un personnage de la mythologie, Antigone, la fille née de l'inceste d'Oedipe et de sa mère Jocaste. Selon le myhte, elle aurait été enterrée vivante pour avoir voulu donner une sépulture décente à son frère, contre l'édit de son oncle. Une condamnation révoquée suite à un oracle stipulant "d'enterrer les morts et de déterrer les vivants". Or, n'est-ce pas parfaitement ce qui arrive à Sarah et Leïla, enterrées vivantes dans ce lieu éternellement en guerre, quand la mémoire des morts semblent partout présente ?
Le double héritage culturel et familial, inextricablement lié, pèse sur la vie de ces deux adolescentes (presque) sans histoire. D'un côté, la Shoah et son cortège de victimes sans cesse appelées en renfort pour servir de justification à tout ; de l'autre côté, l'injustice terrible ressentie depuis bientôt un siècle et la rédaction de la Déclaration Balfour, un sentiment de spoliation que les faits récents ne font, finalement, qu'accréditer auprès de ceux qui se sentent spoliés...
Les histoires familiales des deux filles, pas seulement passées, en particulier pour Leïla, sont des entraves pour ces deux femmes en devenir, elles qui se rêvent affranchies de tout cela au début du roman et vivant une vie bien à elles, indépendantes de ce qui les entoure, les modèle... Mais comment lutter, lorsque le poids de la famille se ligue à l'arbitraire de l'homme ? L'interminable chaîne d'attentats et de représailles, la pression permanente pesant sur chacun, la peur de l'autre alimentée à chaque instant, les brimades et les haines recuites ne peut, à la longue, que déteindre sur ces deux personnages, sans doute pas indifférentes à la situation, mais ne s'estimant pas forcément concernées directement.
Alors, telles des Antigone, elles vont effectivement chacune prendre le destin en main, pour ne pas céder à ces peurs, mais influencées par les événements dramatiques qui se déroulent autour d'elles, qui les marquent, les rendent malades (au sens physique du terme). La fin du roman, sur laquelle nous allons revenir plus tard, se veut ouverte, sur cette seconde rencontre, sans doute peut-on y voir une fin pleine de tolérance et de respect mutuel. Je suis navré, je suis un pessimiste indécrottable, plus encore dès qu'il s'agit de ce conflit, pour lequel je peine à envisager une possible sortie de crise...
A ma décharge, si on poursuit l'analogie avec le mythe d'Antigone jusqu'au bout, difficile d'envisager une fin heureuse... Mais, je m'égare et je donne un avis, tout au contraire de Gwenaëlle Aubry, qui a relever le délicat défi de ne pas prendre parti, de simplement observer la situation. Elle s'est rendu sur place, s'est énormément documentée, n'a pas voulu d'un manichéisme facile, alors que la plupart des scènes sont choquantes, révoltantes pour nos yeux qui regardent souvent par le petit bout des lorgnettes...
Ainsi, on a du côté israélien des personnages appartenant au camp pacifiste, à cette frange de la population qui croit que juifs et musulmans pourraient vivre ensemble sur cette terre qu'on dit promise. Sarah va d'ailleurs devenir amie avec deux élèves de son âge qui sont sur cette longueur d'ondes. Et, de même, la famille de Leïla va se retrouver au coeur d'une tourmente interne à la communauté palestinienne, le père de Leïla faisant l'objet d'insultes et de graffitis injurieux parce qu'il travaille dans une colonie juive... Un traître, voilà comment tous, peu à peu, vont être amenés à le considérer...
Rien n'est donc tout blanc, ni tout noir, ce sont tous des âmes grises, pourrait-on dire en paraphrasant Philippe Claudel. Même s'il émane de Sarah et Leïla une lumière particulière, une vraie pureté, même dans la colère, même dans le désir de vengeance, quand ces émotions si violentes se manifestent chez elles. Seront-elles assez fortes pour résister à ces sirènes qui ont déjà tant séduit de colons ou de martyrs ?
Avant de s'intéresser au titre de ce roman et à ses significations, un mot d'un passage précis du roman de Gwenaëlle Aubry. Il s'étend sur 6 pages, de la page 83 à la page 88, retranscrit un cours d'histoire tel qu'il pourrait être dispensé en Israël comme en Palestine. Et, sur les mêmes faits, on voit apparaître des divergences incroyables. Pas seulement dans l'interprétation, mais vraiment dans la lecture factuelle, dans les chiffres, dans tout ce qui est concrètement vérifiable...
Or, ces cours sont particuliers... Car ils sont en fait extraits d'un livre publié en France chez Liana Levi sous le titre "Histoire de l'autre". Même lorsque des Israéliens et des Palestiniens, tous de sérieux historiens aux compétences reconnues décident de s'allier, leurs travaux diffèrent, de façon criante, alarmante, aussi... Car, si même des partisans du dialogue ne réussissent pas à évoquer un sujet comme la création de l'Etat d'Israël sans s'éloigner les uns des autres, comment envisager un rapprochement des plus radicaux des deux camps ?
La démarche de Gwenaëlle Aubry est celle d'une romancière, mais elle met en scène des éléments-clés de la vie de ses personnages avec un grand respect, une plume pleine de douceur et même de beauté, ce qui contraste souvent avec les faits décrits. Comme ce jour de l'année, décrété jour de la Shoah, au cours duquel, pendant deux minutes, tout s'arrête en Israël, tandis que résonnent des sirènes, en souvenir des victimes juives du nazisme. Comme, également, la relation de cette nuit terrible que Leïla passe dans un cimetière, allongée dans une tombe qu'elle a creusé de ses mains, pour passer l'épreuve qui lui permettra, si elle réussit, d'accéder au statut de martyr potentiel... Deux passages saisissants...
Mais, je voulais insister sur ce titre, "Partages", car, au fil de la lecture, sa justesse, sa pertinence me sont apparues de plus en plus nettement. Alors, comme il m'arrive souvent de le faire dans ces cas-là, j'ai regardé ce que disait le dictionnaire... Et je dois dire que je suis resté stupéfait devant les définitions que j'ai lues, tant elles collent de façon incroyable à tout le roman de Gwenaëlle Aubry...
En fait, pour être tout à fait franc, j'ai regardé deux entrées différentes, mais vous allez vite comprendre pourquoi. D'abord, le mot "partage", nom commun masculin... On peut lire dans le Larousse les définitions suivantes :
- Action de diviser quelque chose en portions...
- Fait de posséder quelque chose avec une ou plusieurs personnes...
- Enfin, en droit, c'est l'acte juridique par lequel les copropriétaires d'un patrimoine mettent fin à l'indivision...
Pas besoin de dessin, ni de longs discours pour voir à quel point ces définitions s'adaptent parfaitement à la situation d'Israël et de la Palestine. Avec une précision, tout de même, "Partages" se déroule pendant la seconde Intifada, l'idée d'un partage en deux Etats indépendants, que pourrait induire la troisième définition, n'est pas du tout à l'ordre du jour de ce livre, mais comment ne pas y songer en la lisant ?
Mais, je trouvais que la démonstration était insuffisante, alors, j'ai regardé un second mot dans le dictionnaire, le mot "partagé". Et là, c'est le parcours de Sarah et Leïla qui s'est dessiné de façon étonnante :
- Pour une personne, être animé de sentiments, de tendances contraires...
- En parlant de sentiments, être éprouvé réciproquement par deux personnes...
Pour la première définition, je crois que j'ai développé cet aspect depuis le début de ce billet. Que ce soit Sarah ou Leïla, au fil des événements, leurs points de vue changent, et ce qu'elles ressentent effectivement se nuance de plus en plus, le curseur émotionnel se déplace. Mais, la seconde définition est plus criante encore : dans leur trajectoire parallèle, qui va, paradoxalement, les amener l'une vers l'autre, elles passent toutes les deux par les mêmes étapes, les mêmes bouleversements émotionnels, les mêmes décisions à prendre, les mêmes choix douloureux...
Deux Antigone, disions-nous d'abord ? Et si nous avions en fait... deux soeurs jumelles, filles d'une même terre divisée ? Cette impression de gémellité n'a fait que s'accroître dans mon esprit à chaque page tant on note de similarités entre les deux jeunes filles. Bien sûr, on ne parle pas de biologie, mais véritablement d'un lien invisible et irrationnel si fort qu'il surpasse toutes les différences, toutes les adversités, toutes les embûches...
Le signe est évident, dès le prologue, lors de la première rencontre entre ces deux demoiselles. Fortuite, fugace, elle a pour cadre... un miroir ! Sarah, en balade dans Jérusalem, s'y regarde quand elle aperçoit en un éclair le reflet de Leïla qui s'enfuit, saisie par le reflet de Sarah qu'elle a aperçu au même moment... Elles n'ont pas eu le temps de s'observer, mais, manifestement, une ressemblance, physique, pour le coup, semble les avoir frappées au coeur et à l'âme...
Il faudra attendre les dernières lignes et bien des péripéties terribles, pour qu'elles se retrouvent face-à-face et que l'une d'elle fasse un geste vers son coeur... Mais que signifie véritablement ce geste ? La romancière a choisi de nous en laisser juge, et c'est très bien ainsi, une fin explicite aurait pu être interprétée comme une prise de position, ce qu'a voulu absolument éviter Gwenaëlle Aubry...
Il y a autre chose que partagent Sarah et Leïla : les chapitres. Dans chacun, elles se racontent, l'une après l'autre, réunies par la magie de l'écriture quand leurs vies sont physiquement séparées. Mais Gwenaëlle Aubry a choisi, pour la fin de son roman, pour son dernier chapitre, d'affirmer encore un peu plus le parallélisme de ces deux existences, en l'inscrivant littéralement dans la mise en page du livre.
Tout le dernier chapitre est en effet en "split book", si je puis dire, en référence au "split screen", cet écran partagé cher à certains cinéastes ou créateurs de séries télévisées, comme 24h chrono, par exemple. Sarah se raconte sur les pages paires, Leïla sur les pages impaires. Une technique qui demande un peu d'organisation et de concentration au lecteur, mais qui fait naître une sorte de tension palpable par cette simultanéité... Deux trajets plein de décision qui doivent les mener l'une à l'autre, dans cette rencontre qui semble inscrite depuis la scène du miroir mais dont le contexte et les conséquences restent à définir.
Je suis entré prudemment dans ce livre, je suis toujours prudent lorsque je me confronte, même à travers le prisme romanesque, à de tels sujets, si difficiles. Mais, en quelques pages, j'ai été entraîné, j'ai dévoré les pages de ce court roman (180 pages environ) et je ne le regrette pas une seconde. Refuser d'être partisan ne veut pas dire un roman froid et distancié, il y a de l'affect, de l'émotion, de la douleur, dans ce livre, les douleurs de deux peuples qui partagent la même terre sans accepter de partager la même vie...
Je ne pense pas que si l'on penche pour l'un ou l'autre des camps en présence on ne puisse pas pleinement apprécier ce roman. Pourtant, j'ai insisté assez là-dessus, d'ailleurs, le fait de lire un récit sachant garder la tête froide et privilégier la raison sur la folie, elle aussi partagée par les deux communautés, fait grand bien. Il ne s'agit pas de dire qu'il existe des solutions au problème israélo-palestinien, non, mais de raconter une histoire sincère qui rappelle, au travers de deux destins, la proximité des actuels opposants...
Enfin, pour terminer cette lecture tout de même éprouvante, car si pleine d'images difficiles et de drames récurrents, je vous propose un texte qui tient une place assez importante dans le roman de Gwenaëlle Aubry : le Cantique des Cantiques.
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