Disons-le tout net, quand on lis en 2 jours un thriller de 660 pages, c'est, généralement, un premier gage de qualité. Il faut dire que le livre dont nous allons parler bénéficie depuis quelques mois déjà d'échos plus que favorables et que l'idée de départ, à condition d'y adhérer, est particulièrement séduisante. Alors, quand, par la traditionnelle voie d'approvisionnement paternel, j'ai pu mettre la main sur "Non stop", le nouveau roman de Frédéric Mars (en grand format chez Hachette, mais dans une collection jeunesse, Black Moon, ce qui, franchement, est assez curieux, tant ce roman pourra plaire à un public adulte et habitué du genre), je ne me suis pas fait prier pour m'y attaquer.
New York se prépare à une commémoration exceptionnelle, à quelques semaines des élections présidentielles : dans 48 heures, le président Stanley Cooper et son futur adversaire, le maire de Big Apple, Edgar Wendell inaugureront, 11 ans jour pour jour après les attentats du 11 septembre 2001, la Tour de la Liberté, le nouveau bâtiment qui doit se dresser sur Ground Zero, à la place des tours jumelles du World Trade Center, ainsi qu'un mémorial aux victimes du drame.
Mais, en ce matin du 9 septembre, c'est une journée bien peu ordinaire qui commence, lorsqu'une explosion se produit dans le métro new-yorkais. Sam Pollack, capitaine au sein de la police de la ville, veuf depuis les attentats de 2001, se trouvait par hasard dans cette station et, forcément, à peine remis du choc, il essaye de comprendre ce qui a pu se passer.
Mais, rapidement, l'ampleur de l'évènement exige l'intervention du FBI, mais aussi du Homeland Security, service créé après les attentats de 2001 et qui chapeaute les douanes, les gardes-côtes, mais aussi les transports, comme le métro, donc. Or, Pollock connaît bien les agents qui sont envoyés sur place : Liz McGeary, du Homeland Security, fut son amour de jeunesse, tandis que Francis Benton, du FBI, est son ennemi intime depuis des années.
Pas du tout prêt à laisser tomber, comme il le devrait, cette enquête, Pollock est celui qui va apporter les premiers indices menant aux premières pistes, en repérant, sur des vidéos de surveillance, le malheureux usager qui a provoqué l'explosion... Mais comment et pourquoi ? Voilà des questions... délicates.
D'autant plus délicates qu'on commence à signaler, non plus seulement à New York, mais dans tous les Etats-Unis, des explosions similaires en nombre croissant. A chaque fois, une personne anonyme, ne ressemblant pas à l'image d'Epinal du terroriste, a explosé, sans raison apparente, faisant dégâts et victimes, mais surtout, commençant à susciter une panique croissante dans le pays.
Mais, de telles coïncidences ne pouvant exister, il faut se résoudre à accepter une terrible évidence : c'est une nouvelle attaque terroriste, inédite dans son ampleur autant que par les moyens utilisés, qui s'abat sur le pays, encore traumatisé par l'effondrement des tours jumelles.
Pour Pollock et McGeary, une course contre la montre s'engage afin de comprendre ce qui provoque ces explosions, si l'objectif des terroristes est de faire des victimes au hasard, de créer une panique monstre ou bien, de savoir s'il y a des cibles et des objectifs plus précis à ces explosions. Enfin, bien sûr, de remonter la piste des commanditaires, puisqu'aucune revendication ne semble accompagner ces attentats.
Bientôt, l'enquête va mettre au jour un plan machiavélique et terrifiant : toutes les victimes souffrent de problèmes cardiaques et ont dû se faire implanter des pacemakers. Apparemment, c'est l'objet qui a été piégé et il explose quand son porteur... s'arrête de marcher ! Voilà donc des milliers de personnes condamnées à marcher "non stop", jusqu'à ce qu'une solution efficace soit trouvée. Ou alors, à la moindre pause, au moindre relâchement ou lorsque l'épuisement est trop grand, c'est une fin inéluctable qui les attend.
"Non Stop" est un thriller pur, évidemment, puisqu'on suit le travail difficile des enquêteurs pour comprendre ce qui se passe et trouver des moyens de mettre un terme au calvaire des victimes. Mais Frédéric Mars signe là également un très intéressant thriller de politique fiction, autour du sujet toujours brûlant du terrorisme international.
On voit comment l'administration américaine doit réagir, à la fois pour maintenir la sécurité sur son sol mais aussi pour trouver des commanditaires qu'elle imagine très vite agir depuis l'étranger (avec une préférence marquée pour le Moyen-Orient...). Les ennemis sont nombreux, bien sûr, mais ils pourraient aussi servir de boucs émissaires commodes et de coupables idéaux... Et si les apparences étaient trompeuses ?
En mettant en scène un président Cooper qui ressemble beaucoup à Barack Obama, mais qui n'est pas l'actuel président, Mars (comme le dieu de la guerre ?) aborde la problématique terroriste sous un angle très intéressant : comment réagirait une administration démocrate, plus libérale, moins va-t-en-guerre que l'administration républicaine précédente, soumise à une crise comparable à celle du 11 septembre ? Comment les idéaux résistent-ils lorsqu'ils se heurtent à la raison d'Etat ? Comment un président élu sur une image immaculée, presque iconique, va-t-il s'en sortir une fois qu'il aura mis les mains dans le cambouis et pris des décisions forcément difficiles, voire contraires à la sacro-sainte constitution des Etats-Unis ou pire, contraires à sa propre conscience ?
Parmi les sujets connexes abordés dans ce livre, il y a la concurrence entre les services de police américains. Lorsque les rivalités personnelles viennent s'y ajouter, ça devient parfois complexe à gérer et, forcément, ça nuit à l'avancée de l'enquête, chacun tirant la couverture à lui, gardant des informations primordiales pour lui, etc. Mais surtout, on comprend que les mesures prises après le fiasco de 2001 et censées "améliorer" la situation, ne sont qu'un cache-misère pas franchement efficace.
Pollock est "le gentil flic", en tout cas le plus humain, le plus déterminé à mettre un terme à ce nouveau massacre, lui qui a subi de plein fouet les conséquences du 11 septembre et qui se retrouve de nouveau personnellement impliqué, à travers sa fille adolescente. Benton, lui, est "le méchant flic", l'agent au coeur de pierre, prêt à tout, en terme d'action comme de procédure, sans remords ni regret, sans sentiment ni empathie. Au milieu, l'agent McGeary fait le pont (même si elle choisit vite son camp), prototype du flic ambitieux qui a su saisir l'opportunité de la création d'un nouveau service pour monter en grade et qui voit dans cette histoire un nouveau tremplin.
Comme la série 24h, à laquelle on ne peut que songer (Mars fait même tout pour cela, allant jusqu'à séparer ses pages en deux, comme la série divisait l'écran de télévision), tout au long de la lecture, on suit en parallèle l'évolution de l'enquête, les décisions politiques qui doivent être rendues, avec les conséquences qu'elles peuvent entraîner, mais aussi la vie personnelle des protagonistes, directement chamboulée par ces évènements pour certains d'entre eux.
On découvre le portrait très contrasté d'une super-puissance soumise à l'imprévisible, l'incompréhensible. Un pays "contradictoire, aveugle quand cela l'arrange, et si volontairement volatile", écrit Mars. Un pays qui redoute autant qu'il hait un islam qu'il ne connaît pas, finalement, et qu'il assimile un peu trop vite au terrorisme, tout en se choisissant une Miss America musulmane. Un pays composé d'une mosaïque de "courants opposés, de haines tenaces et de fantasmes, de peurs absurdes et de menaces parfois bien réelles". Une citation quasi intégrale de 3 paragraphes du roman, pour montrer quelle complexité se dresse devant le gouvernement en place, dans une situation bien inconfortable...
Difficile de ne pas évoquer le président Stanley Cooper. Pas totalement, car son rôle dans l'histoire nécessite quelques cachotteries, mais il apparaît humain, concerné, loin des tours (encore !) d'ivoire dans lesquels bien des politiques sont enfermés. Et pourtant, on le sent évoluer au cours de ces 48 heures décisives, prendre conscience de certaines choses, à commencer par sa condition d'homme. Il gagne en sincérité tout au long du récit, restant quand même un politicien habile et remarquable communicant.
Enfin, chapeau à Frédéric Mars pour la complexité de son intrigue, il brouille les cartes avec une grande habileté. Son complot tient la route sur 660 pages, avec des fausses pistes, des impasses, des pièges tendus aux enquêteurs et un jeu de faux-semblants admirablement orchestré. En géopolitique, les amis peuvent devenir nos pires ennemis en moins de deux s'ils y trouvent leur intérêt. Mais, les ennemis d'hier et d'aujourd'hui sont toujours à l'affût de ce qui peut nuire. Alors, qui croire ? La théorie du rasoir d'Ockham, qui veut que les hypothèses les plus simples sont souvent les plus vraisemblables, peut-elle s'appliquer ici ? Pas si sûr...
Malgré tout, on est pas dans le style parfois empesé, didactique, des maîtres du genre que sont Tom Clancy, Frederick Forsyth ou Robert Ludlum. On est dans l'action pur, sans temps mort et pour cause : au moindre arrêt, boum ! Du coup, le lecteur se retrouve presque comme ces "death walkers", ces "marcheurs de la mort", sortent de zombies malgré eux et qui errent en attendant qu'on trouve le moyen de les sortir de ce piège infernal...
"Non Stop" est un livre d'action extrêmement, redoutablement efficace. Quand on s'y plonge, on ne peut plus en sortir, on veut connaître le fin mot de l'histoire, le sort que l'auteur, en divinité créatrice omnipotente et parfois cruelle, a réservé à ses personnages, comprendre qui et pourquoi on a trafiqué ces pacemakers, objet de vie transformé en objet de mort...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
samedi 28 janvier 2012
jeudi 26 janvier 2012
"La vengeance est une justice sauvage" (Roger Bacon).
Un livre recommandé par James Ellroy et bientôt adapté au cinéma par Oliver Stone, en voyant ça, on se dit d'emblée qu'on a affaire à un roman sans doute très noir et qui doit dépoter. Ames sensibles, s'abstenir ! Voici "Savages", titre original conservé par la maison d'édition française, un livre signé par l'auteur américain Don Winslow et publié en grand format par les éditions du Masque. Un livre dont la couverture va vite vous faire entrer dans le vif du sujet ou, en tout cas, vous donner une idée plus précise de ce qui est au coeur de cette histoire violente et bien déjantée, servie par une écriture haletante et inventive.
Ophelia, surnommée O, aurait tout d'une bimbo basique telle que la Californie du Sud nous en offre en nombre... Fille d'une mère ultra-possessive, qui change de mari aussi souvent qu'elle change d'activité principale pour canaliser son oisiveté... L'argent n'est donc pas un problème pour O qui, sous des faux airs de gourde frivole et dépensière, cache un tête bien pleine et un caractère bien trempé.
Très portée sur le sexe, à la limite de la nymphomanie, O fréquente deux garçons aussi différents que complémentaires et qui, chacun dans son genre, la satisfont sur bien des plans, et pas seulement physiquement. Non, O aime également ces deux hommes, Ben et John, qu'elle a surnommé Chon.
Chon est un ancien combattant qui a fait l'Afghanistan dans le prestigieux corps des Marines. Autrement dit, c'est une espèce de brute qui n'a rien oublié de tout ce qu'on lui a appris sur le terrain et ailleurs. Légèrement dénué de sentiments, en tout cas en apparence, il laisse très peu paraître ses émotions et ne refuse pas la castagne lorsque cette possibilité se présente. Taciturne, il a pour expression favorite une expression on ne peut plus claire pour exprimer ce qu'il pense la plupart du temps : "fuck you"...
Ben, lui, est issu de la grande bourgeoisie juive et libérale (au sens américain du terme, donc à l'aile gauche du parti démocrate). Ses deux parents sont psychanalystes et ont donné à leur rejeton la meilleure éducation possible, même si Ben a aussi profité de la plus grande liberté (libéralité ?) pour s'épanouir et devenir un jeune homme extrêmement prometteur, détenteur de deux doctorats, le premier en marketing, le second en botanique.
Parfait reflet de son milieu social d'origine, Ben a, d'une certaine manière, répondu aux attentes parentales en devenant très tôt millionnaire et en utilisant cette fortune à très bon escient : il passe le plus clair de son temps dans des régions ravagées par les guerres, les épidémies ou la famine pour y monter des fondations venant en aide à ces populations en détresse...
Mais d'où vient donc cette fortune ? D'une petite affaire florissante qu'il a mise en place avec son amie Chon, pour la partie logistique, une petite entreprise qui ne connaît pas la crise, comme dit la chanson, car le marché qu'il a choisi de conquérir est en expansion permanente et, avec son savoir-faire, tant en terme de marketing, pour promouvoir sa production, qu'en terme de botanique pour mettre au point le meilleur produit possible, il a su accroître rapidement ses parts de marché pour devenir le number one en Californie du Sud.
Et, son produit, c'est la meilleure herbe de tout l'Etat, de l'hydro, en fait, un cannabis cultivé hors-sol, dont Ben est capable d'ajuster parfaitement les teneurs en principe actifs pour répondre idéalement aux attentes de sa clientèle. Et, apparemment, cette came-là, elle déchire...
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des monde pour le trio O/Ben/Chon, jusqu'au jour où les garçons reçoivent une vidéo peu sympathique par mail : on y voit des corps décapités et les têtes qui vont avec... Une menace à peine voilée de la part d'un concurrent bien moins regardant sur les méthodes et la discrétion que Ben & Chon.
En effet, mis au parfum des produits proposés par les garçons, ainsi que des colossaux bénéfices qu'ils en retirent, le cartel de Baja, un cartel mexicain qui entend s'implanter durablement en Californie et, au passage, éliminer la concurrence par n'importe quels moyens, même violents, a décidé de faire main basse sur la florissante petite entreprise... Un projet simple : Ben et Chon continuent à produire la meilleure herbe possible, le cartel ramasse les bénéfices.
Une proposition inacceptable pour Ben & Chon, qui déclinent l'offre malgré la menace larvée, et vont jusqu'à envisager de changer de vie pour ne pas laisser de possibilité au cartel de tirer profit de l'affaire qu'ils ont montée pacifiquement et pour le bien de leurs clients, et non, dans le but de faire de cette clientèle des esclaves accros prêts à se ruiner pour leur dope favorite.
Mais, le cartel de Baja prend ombrage de ce refus catégorique. Et, pour montrer qu'on ne plaisante pas avec ses offres, il passe à la vitesse supérieure, kidnappe O et menace de la décapiter elle aussi si les deux garçons ne cèdent pas.
Il faut dire que la Californie du Sud est un marché juteux qui attisent les convoitises de nombreux narcotrafiquants mexicains qui se font une concurrence sans merci et particulièrement sanglante de l'autre côté de la frontière... Le cartel de Baja, l'un des plus anciens de la filière, se voit pris en tenaille par de nouveaux et ambitieux concurrents. De quoi inquiéter sérieusement le chef de ce cartel, Elena la Reina. oui, une femme, voilà une autre originalité dans cet univers ultra-macho. Mais, le cartel appartient depuis longtemps à sa famille, elle n'entend pas s'en séparer si facilement et le marché sud-californien serait une aubaine pour elle.
Mais, en choisissant de prendre O en otage, choix pourtant logique pour faire plier Ben & Chon, la Reina a commis une erreur fatale : O est tout pour les deux garçons, prêts à faire n'importe quoi pour la sauver. Y compris partir en guerre, à deux contre tout un cartel, contre les ravisseurs de la jeune femme.
Et voilà comment cette "OPA" hostile va tourner en un jeu de massacre où aucun des camps ne fera de quartier...
Pas étonnant que Oliver Stone s'intéresse à ce livre, il y a du "Tueurs Nés" dans cette histoire où la morale n'a guère de place, surpassée par une sorte de code de l'honneur reposant sur l'orgueil, le pouvoir et la cupidité. "Savages", c'est un roman noir américain dans la fidèle tradition de ce genre, avec la touche cynique qui va bien, sans doute plus appuyée encore que chez les maîtres du genre que sont Chandler ou Hammett.
Un roman noir hyper violent, avec des fusillades dans tous les sens, des règlements de comptes en veux-tu en voilà, du sang qui coule à flot, etc. Bref, de quoi justifier ce titre : "Savages", les sauvages.
Mais c'est aussi une satire de la société américaine actuelle, une société qui ne repose que sur le matérialisme, l'hédonisme, l'argent facile, qui ne croit plus en rien si ce n'est à l'argent roi, une société qui a érigé ses propres idoles, et tant pis si elles ne sont pas franchement portées à l'humanisme et même carrément nuisibles à un système de valeurs plus traditionnel.
Outre la question de la drogue, ce mode de vie s'incarne en la mère d'O, qu'elle surnomme RAPU (comprenez Reine Agressive Passive de l'Univers), la caricature de la riche oisive qui ne sait plus quoi faire pour ne pas s'ennuyer dans ce monde sans idéal, parce que l'argent ne peut acheter qu'un bonheur matériel, et rien de plus.
Mais tous les personnages du livre, des plus importants aux plus secondaires, vivent tous pour essayer, par n'importe quel moyen, de gagner de l'argent, vite, bien et beaucoup... Ou, au pire, de sortir de leur condition sociale pour accéder à des catégories supérieures, chose essentielle pour certains Mexicains, dont la communauté est devenue une des nouvelles têtes de turc de l'Amérique. Mais, tout cela se conjugue pour donner l'impressionnante concentration de traîtres, de taupes, de corrompus, de lâches et de gens sans scrupule présente dans ce livre.
Même la philanthropie de Ben, pourtant sincère, bien que reposant sur le trafic de drogue, est tournée en dérision par l'auteur, et même en ridicule par Chon, qui porte un regard décapant sur ces activités si généreuses et sur la culpabilité très judéo-chrétienne dans laquelle vie Ben, jusqu'à en être paralysé.
Disons-le, "Savages" est un livre très drôle, en particulier par la manière dont Winslow raconte son histoire et malgré un dénouement dramatique. Car, pour servir son histoire de vengeance et de règlements de comptes sans fin, Winslow installe un style très inventif, tant sur le plan de la syntaxe que sur celui de la typographie. Des éléments qui en dérouteront certains : ponctuation parfois absente ou bizarrement placé, sauts de ligne en milieu de phrases, alinéas aux tailles variées, des chapitres très courts (le premier ne comprend que deux mots : fuck you)... Autant de trucs qui concourent à une écriture haletante, saccadée, qui laisse le lecteur en permanence sous tension.
De la même façon, ces chapitres apparemment digressifs, viennent de temps en temps donner directement le point de vue de son auteur en plein coeur de son histoire, comme cette visite de O dans un centre commercial qui se résume, sous la plume de Winslow, à une énumération de marques d'une page et demi, par ordre alphabétique, avec quelques commentaires savoureux distillés au gré des lignes.
Ca défouraille de partout, dans ce livre, mais pas seulement les personnages de fiction à qui Winslow donne vie, mais l'auteur lui-même dont la plume confine à l'artillerie lourde contre la société dans laquelle il vit.
Mais, au final, en voyant tous les personnages se mouvoir dans ce gigantesque jeu de chamboule-tout, de Ben & Chon, jusqu'aux membres du cartel, Elena comprise, sans oublier O, tous vont voir, dans cette guerre sans merci qui se déchaîne, rejaillir, quelquefois malgré eux, leur sauvagerie, comme si elle était tapie en eux, comme à l'intérieur de tout être, attendant son heure.
Ils font, chacun à leur tour, la démonstration que nous sommes tous le sauvage de quelqu'un d'autre, pour parodier une formule connue.
Mais surtout, ils confirment ce que pensent Ben & Chon alors qu'approche le dénouement, une phrase que Winslow qualifie de truisme et de cliché, mais qui est surtout le constat du malaise ressenti par les deux garçons (et sans doute certains des autres personnages de l'autre camp) devant ce qu'ils sont en train de devenir presque malgré eux :
"on devient ce que l'on hait".
Ophelia, surnommée O, aurait tout d'une bimbo basique telle que la Californie du Sud nous en offre en nombre... Fille d'une mère ultra-possessive, qui change de mari aussi souvent qu'elle change d'activité principale pour canaliser son oisiveté... L'argent n'est donc pas un problème pour O qui, sous des faux airs de gourde frivole et dépensière, cache un tête bien pleine et un caractère bien trempé.
Très portée sur le sexe, à la limite de la nymphomanie, O fréquente deux garçons aussi différents que complémentaires et qui, chacun dans son genre, la satisfont sur bien des plans, et pas seulement physiquement. Non, O aime également ces deux hommes, Ben et John, qu'elle a surnommé Chon.
Chon est un ancien combattant qui a fait l'Afghanistan dans le prestigieux corps des Marines. Autrement dit, c'est une espèce de brute qui n'a rien oublié de tout ce qu'on lui a appris sur le terrain et ailleurs. Légèrement dénué de sentiments, en tout cas en apparence, il laisse très peu paraître ses émotions et ne refuse pas la castagne lorsque cette possibilité se présente. Taciturne, il a pour expression favorite une expression on ne peut plus claire pour exprimer ce qu'il pense la plupart du temps : "fuck you"...
Ben, lui, est issu de la grande bourgeoisie juive et libérale (au sens américain du terme, donc à l'aile gauche du parti démocrate). Ses deux parents sont psychanalystes et ont donné à leur rejeton la meilleure éducation possible, même si Ben a aussi profité de la plus grande liberté (libéralité ?) pour s'épanouir et devenir un jeune homme extrêmement prometteur, détenteur de deux doctorats, le premier en marketing, le second en botanique.
Parfait reflet de son milieu social d'origine, Ben a, d'une certaine manière, répondu aux attentes parentales en devenant très tôt millionnaire et en utilisant cette fortune à très bon escient : il passe le plus clair de son temps dans des régions ravagées par les guerres, les épidémies ou la famine pour y monter des fondations venant en aide à ces populations en détresse...
Mais d'où vient donc cette fortune ? D'une petite affaire florissante qu'il a mise en place avec son amie Chon, pour la partie logistique, une petite entreprise qui ne connaît pas la crise, comme dit la chanson, car le marché qu'il a choisi de conquérir est en expansion permanente et, avec son savoir-faire, tant en terme de marketing, pour promouvoir sa production, qu'en terme de botanique pour mettre au point le meilleur produit possible, il a su accroître rapidement ses parts de marché pour devenir le number one en Californie du Sud.
Et, son produit, c'est la meilleure herbe de tout l'Etat, de l'hydro, en fait, un cannabis cultivé hors-sol, dont Ben est capable d'ajuster parfaitement les teneurs en principe actifs pour répondre idéalement aux attentes de sa clientèle. Et, apparemment, cette came-là, elle déchire...
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des monde pour le trio O/Ben/Chon, jusqu'au jour où les garçons reçoivent une vidéo peu sympathique par mail : on y voit des corps décapités et les têtes qui vont avec... Une menace à peine voilée de la part d'un concurrent bien moins regardant sur les méthodes et la discrétion que Ben & Chon.
En effet, mis au parfum des produits proposés par les garçons, ainsi que des colossaux bénéfices qu'ils en retirent, le cartel de Baja, un cartel mexicain qui entend s'implanter durablement en Californie et, au passage, éliminer la concurrence par n'importe quels moyens, même violents, a décidé de faire main basse sur la florissante petite entreprise... Un projet simple : Ben et Chon continuent à produire la meilleure herbe possible, le cartel ramasse les bénéfices.
Une proposition inacceptable pour Ben & Chon, qui déclinent l'offre malgré la menace larvée, et vont jusqu'à envisager de changer de vie pour ne pas laisser de possibilité au cartel de tirer profit de l'affaire qu'ils ont montée pacifiquement et pour le bien de leurs clients, et non, dans le but de faire de cette clientèle des esclaves accros prêts à se ruiner pour leur dope favorite.
Mais, le cartel de Baja prend ombrage de ce refus catégorique. Et, pour montrer qu'on ne plaisante pas avec ses offres, il passe à la vitesse supérieure, kidnappe O et menace de la décapiter elle aussi si les deux garçons ne cèdent pas.
Il faut dire que la Californie du Sud est un marché juteux qui attisent les convoitises de nombreux narcotrafiquants mexicains qui se font une concurrence sans merci et particulièrement sanglante de l'autre côté de la frontière... Le cartel de Baja, l'un des plus anciens de la filière, se voit pris en tenaille par de nouveaux et ambitieux concurrents. De quoi inquiéter sérieusement le chef de ce cartel, Elena la Reina. oui, une femme, voilà une autre originalité dans cet univers ultra-macho. Mais, le cartel appartient depuis longtemps à sa famille, elle n'entend pas s'en séparer si facilement et le marché sud-californien serait une aubaine pour elle.
Mais, en choisissant de prendre O en otage, choix pourtant logique pour faire plier Ben & Chon, la Reina a commis une erreur fatale : O est tout pour les deux garçons, prêts à faire n'importe quoi pour la sauver. Y compris partir en guerre, à deux contre tout un cartel, contre les ravisseurs de la jeune femme.
Et voilà comment cette "OPA" hostile va tourner en un jeu de massacre où aucun des camps ne fera de quartier...
Pas étonnant que Oliver Stone s'intéresse à ce livre, il y a du "Tueurs Nés" dans cette histoire où la morale n'a guère de place, surpassée par une sorte de code de l'honneur reposant sur l'orgueil, le pouvoir et la cupidité. "Savages", c'est un roman noir américain dans la fidèle tradition de ce genre, avec la touche cynique qui va bien, sans doute plus appuyée encore que chez les maîtres du genre que sont Chandler ou Hammett.
Un roman noir hyper violent, avec des fusillades dans tous les sens, des règlements de comptes en veux-tu en voilà, du sang qui coule à flot, etc. Bref, de quoi justifier ce titre : "Savages", les sauvages.
Mais c'est aussi une satire de la société américaine actuelle, une société qui ne repose que sur le matérialisme, l'hédonisme, l'argent facile, qui ne croit plus en rien si ce n'est à l'argent roi, une société qui a érigé ses propres idoles, et tant pis si elles ne sont pas franchement portées à l'humanisme et même carrément nuisibles à un système de valeurs plus traditionnel.
Outre la question de la drogue, ce mode de vie s'incarne en la mère d'O, qu'elle surnomme RAPU (comprenez Reine Agressive Passive de l'Univers), la caricature de la riche oisive qui ne sait plus quoi faire pour ne pas s'ennuyer dans ce monde sans idéal, parce que l'argent ne peut acheter qu'un bonheur matériel, et rien de plus.
Mais tous les personnages du livre, des plus importants aux plus secondaires, vivent tous pour essayer, par n'importe quel moyen, de gagner de l'argent, vite, bien et beaucoup... Ou, au pire, de sortir de leur condition sociale pour accéder à des catégories supérieures, chose essentielle pour certains Mexicains, dont la communauté est devenue une des nouvelles têtes de turc de l'Amérique. Mais, tout cela se conjugue pour donner l'impressionnante concentration de traîtres, de taupes, de corrompus, de lâches et de gens sans scrupule présente dans ce livre.
Même la philanthropie de Ben, pourtant sincère, bien que reposant sur le trafic de drogue, est tournée en dérision par l'auteur, et même en ridicule par Chon, qui porte un regard décapant sur ces activités si généreuses et sur la culpabilité très judéo-chrétienne dans laquelle vie Ben, jusqu'à en être paralysé.
Disons-le, "Savages" est un livre très drôle, en particulier par la manière dont Winslow raconte son histoire et malgré un dénouement dramatique. Car, pour servir son histoire de vengeance et de règlements de comptes sans fin, Winslow installe un style très inventif, tant sur le plan de la syntaxe que sur celui de la typographie. Des éléments qui en dérouteront certains : ponctuation parfois absente ou bizarrement placé, sauts de ligne en milieu de phrases, alinéas aux tailles variées, des chapitres très courts (le premier ne comprend que deux mots : fuck you)... Autant de trucs qui concourent à une écriture haletante, saccadée, qui laisse le lecteur en permanence sous tension.
De la même façon, ces chapitres apparemment digressifs, viennent de temps en temps donner directement le point de vue de son auteur en plein coeur de son histoire, comme cette visite de O dans un centre commercial qui se résume, sous la plume de Winslow, à une énumération de marques d'une page et demi, par ordre alphabétique, avec quelques commentaires savoureux distillés au gré des lignes.
Ca défouraille de partout, dans ce livre, mais pas seulement les personnages de fiction à qui Winslow donne vie, mais l'auteur lui-même dont la plume confine à l'artillerie lourde contre la société dans laquelle il vit.
Mais, au final, en voyant tous les personnages se mouvoir dans ce gigantesque jeu de chamboule-tout, de Ben & Chon, jusqu'aux membres du cartel, Elena comprise, sans oublier O, tous vont voir, dans cette guerre sans merci qui se déchaîne, rejaillir, quelquefois malgré eux, leur sauvagerie, comme si elle était tapie en eux, comme à l'intérieur de tout être, attendant son heure.
Ils font, chacun à leur tour, la démonstration que nous sommes tous le sauvage de quelqu'un d'autre, pour parodier une formule connue.
Mais surtout, ils confirment ce que pensent Ben & Chon alors qu'approche le dénouement, une phrase que Winslow qualifie de truisme et de cliché, mais qui est surtout le constat du malaise ressenti par les deux garçons (et sans doute certains des autres personnages de l'autre camp) devant ce qu'ils sont en train de devenir presque malgré eux :
"on devient ce que l'on hait".
lundi 23 janvier 2012
Nicolas Le Floch, première !
Eh oui, il en est des livres comme des trains, parfois, on les rate... Aujourd'hui, je fais amende honorable : oui, je suis, pendant une décennie, passé à côté des romans de Jean-François Parot et de son héros, Nicolas Le Floch. Mais l'an passé, apprenant la participation de Monsieur Parot à un festival qui m'est cher, j'avais essayé de rattraper cet oubli en lisant, avec grand plaisir, d'ailleurs, "le noyé du Grand-Canal" (en poche chez 10/18). Et puis, patatras, un imprévu, pas de M. Parot au festival... Mais une découverte pour moi, que ces polars ayant pour cadre le XVIIIème siècle. Aussi, me suis-je dis que ce ne serait pas si mal de poursuivre l'expérience plus loin, en s'attaquant à toute la série? Ne soyez donc pas étonnés si vous retrouvez Parot et Le Floch de temps en temps sur ce blog ! Et comme toute série a un commencement, voici donc un billet sur le premier roman mettant en scène Nicolas Le Floch : "l'énigme des Blancs-Manteaux" (dans sa version poche, chez 10/18).
Voilà 15 mois, en ce début d'année 1761, que Nicolas Le Floch est arrivé à Paris. Enfant trouvé à Guérande, il a grandi sous la protection du chanoine Le Floch, qui lui a donné son nom, et sous le parrainage d'un aristocrate breton, le marquis de Ranreuil. Il n'a manqué de rien, si ce n'est de parents, a bénéficié d'une éducation chez les jésuites, s'est formé au droit et est devenu clerc. C'est dans cet état de clerc que son parrain a décidé de l'envoyer à Paris, où il l'a recommandé comme il se doit au Comte de Sartine, le lieutenant général de la police.
Voilà comment Nicolas a modestement fait ses débuts dans une profession qu'il ne s'attendait pas à exercer, la police. D'ailleurs, grâce à Sartine, et après avoir passé les premiers moments de sa vie parisienne dans un couvent, le voilà logé chez le commissaire Lardin, un policier chevronné et de bonne réputation. Il y a là Guillaume, le commissaire en personne, donc, sa seconde épouse, Louise, et Marie, fille née du premier mariage de Guillaume. Sans oublier Catherine, la cuisinière et femme à tout faire, avec qui Nicolas va vite devenir complice.
Mais, le jeune homme va devoir rentrer quelques jours au pays. Là-bas, en Bretagne, le chanoine Le Floch se meurt. Nicolas fait donc le voyage, juste à temps pour assister aux derniers instants de celui à qui il doit tant. Un voyage bouleversant, qui fait définitivement basculer Nicolas dans l'âge adulte. D'autant que plus rien, pas même la fille du marquis de Ranreuil, dont il était épris, ne le retient plus en Bretagne. Le voilà prêt à devenir un parisien à part entière et à entrer dans une carrière à laquelle rien ne semblait le destiner...
A son retour, après, pourtant, une absence de quelques jours seulement, beaucoup de choses ont changé... A commencer par son logeur, le commissaire Lardin, qui a disparu sans laisser de trace... Et, à sa grande surprise (et sans doute à celle de bien des policiers plus aguerris), c'est à Nicolas que Sartine confie la mission d'élucider la disparition de Lardin. Si tôt, une telle mission, quel honneur ! A lui de faire ses preuves en menant à bien cette enquête.
Une enquête où le jeu, le libertinage, l'adultère et la corruption vont bientôt faire mauvais ménage... Des vols et des meurtres vont s'accumuler, des menaces et des agressions vont directement viser Nicolas, pour lui intimer l'ordre de renoncer à son enquête. Autant de péripéties qui ont un point commun, un lieu vers lequel tous les éléments de l'enquête semblent inlassablement ramener Nicolas : la maison des Lardin, sise en plein coeur de Paris, rue des Blancs-Manteaux, juste en face de l'église qui porte le même nom...
Une enquête bien plus complexe et dangereuse qu'il n'y paraît, d'autant que certaines motivations ont été dissimulées au jeune homme, car ses ramifications pourraient bien toucher de près le roi Louis XV en personne, ou plutôt, sa favorite, la si jalousée, si critiquée, si haïe Madame de Pompadour...
Je ne vous en dirait pas plus sur l'enquête en elle-même, qui vous fera découvrir la Villette, le Châtelet, à la fois morgue et prison, la Bastille et même Versailles et sa cour... Juste un mot sur le dénouement final, lorsque Le Floch réunit tous les protagonistes de l'affaire (enfin, les survivants...) pour leur raconter par le menu toute l'affaire et révéler le ou les coupables, qui rappelle furieusement les romans d'Agatha Christie. Le Floch y fait son Poirot...
Je ne dirai rien non plus de l'épilogue de ce premier roman, lors duquel Nicolas (et nous avec) découvre la vérité sur ses origines, dernière étape avant de pouvoir laisser le passé définitivement derrière lui et se tourner résolument vers un avenir plus facile à envisager dans ces conditions. Mais, puisque nous avons là une série déjà bien lancée et que vous êtes sûrement nombreux à déjà connaître, évoquons ses personnages et son contexte historique.
Commençons par Sartine, un des véritables personnages historiques que l'on croise dans cette série. Fin politique, plus fin courtisan encore, il est sans doute bien moins frivole qu'on ne l'imaginerait si on s'arrêtait à sa collection de perruques. Il prend sous son aile Nicolas, mais on saisit d'abord mal s'il le manipule ou s'il le protège (c'est sans doute un peu les deux...).
Une chose est certaine, avec Nicolas, ils sont faits pour s'entendre, l'un apportant son travail sur le terrain à l'autre qui peut lui ouvrir bien des portes dans cette société aristocratique très fermée à laquelle ses origines ne lui permettent pas de se mêler aisément. Et l'on voit vite que, si, dans un premier temps, Nicolas a mené une enquête en trompe-l'oeil pour un Sartine soucieux de politique plus que je justice, ensuite, le finaud Sartine a pressenti le talent inné du garçon pour mener des enquêtes...
Bourdeau, maintenant. Un policier d'expérience que Nicolas va se choisir d'emblée comme adjoint. Un choix judicieux, car, s'il s'avère être un parfait complément à son fougueux collègue, il en est aussi le parfait contraire : marié, père de famille, bon vivant, amateur de bons repas, mais aussi roublard, expérimenté et de bon conseil.
Mais la plus grande qualité de Bourdeau, c'est d'avoir compris immédiatement que le jeune homme tout juste débarqué de sa province, mal dégrossi et terriblement impétueux, n'était pas un obstacle à sa carrière mais, au contraire, une opportunité. Et le voilà aussitôt qui, sans arrière-pensée, se met au service de Nicolas, lui, mais aussi tout son réseau d'informateurs, aussi fourni qu'efficace. Il est l'alter ego idéal pour apprendre à Nicolas les subtilités de son nouveau métier et à canaliser son énorme énergie. Le tandem a déjà des automatismes et une grande confiance mutuelle ; il est fait pour durer.
Enfin, Nicolas... Solitaire, introverti, mais également courageux au point d'en frôler parfois l'inconscience et de se mettre en danger de façon inconsidérée, et d'une grande naïveté parfois. Il a des qualités innées d'enquêteur, l'observation, la méticulosité, la perspicacité. Il sait aussi bien écouter que faire parler, témoins comme suspects, et commence même à maîtriser certaines ruses...
Il est encore un peu trop "chien fou", mais avec l'expérience, l'âge et un coup de main de Bourdeau pour vraiment prendre conscience de ce qu'on peut et ne peut pas faire au cours d'une enquête, on a là une graine de héros, attachant, intègre, idéaliste... Et qui saura parfaitement évoluer dans des sphères aristocratiques où les amitiés, comme les inimitiés se nouent durablement...
Et puisque l'on évoque le contexte historique, finissons avec lui. Nous sommes sous Louis XV, roi surnommé le Bien-Aimé. Et pourtant, on commence à voir les prémices de ce qui va advenir près de 3 décennies plus tard : la Révolution. Entre les idées des Lumières, Voltaire en tête, qui gagnent du terrain sur la religion, un peuple qui se sent abandonné, livré à la famine et à la pauvreté, loin des fastes versaillais.
Le meilleur exemple en est l'interrogatoire de Bricart, un des hommes de main arrêtés par Nicolas. Enrôlé sans en avoir ni le choix, ni l'envie, dans les armées royales, il a été blessé à la bataille de Fontenoy et laissé une jambe sur le champ de bataille. Du coup, retour à la vie civile et incapacité à exercer un quelconque métier... Voilà comment il est devenu malfrat. Pour vivre, tout simplement, comme il l'explique à Nicolas. Comme beaucoup de ses compatriotes, il en est réduit à des extrémités terribles pour survivre dans une précarité de plus en plus intolérable.
Sans oublier la description de la vie dans les maisons closes, pas toujours des plus reluisantes, malgré la haute qualité des clients. Là encore, avec Antoinette, une "connaissance" de Nicolas, on découvre cette orientation comme unique moyen de s'en sortir lorsque l'on n'a pas un nom, une charge ou des appuis solides.
Mais Parot, parallèlement, nous offre aussi un formidable portrait des classes les plus aisées de la société, qu'elles soient bourgeoises, aristocratiques ou détentrices de charges. Comme l'ancien procureur Noblecourt, nouvel ami et surtout logeur de Nicolas se retrouve chassé de chez les Lardin. Une opulence qui, malgré l'évidente bonté d'âme de l'ancien magistrat, ne l'en coupe pas moins de certaines réalités quotidiennes.
Mais, Parot excelle aussi à la description de la vie de cour. Dans ce premier roman, Le Floch fréquente peu Versailles, il sera amené à y revenir voire à y enquêter, mais là, il est encore bizut, si j'ose dire. Ce qui ne l'empêche pas de découvrir des us et coutumes que même la fréquentation régulière dans sa jeunesse du marquis de Ranreuil n'a pas pu lui enseigner.
Enfin, comment ne pas terminer un billet sur un roman de Jean-François Parot sans parler de nourriture ? Car, dans les enquêtes de Nicolas Le Floch, on mange souvent et, la plupart du temps, très bien. Ce premier opus regorge d'idées de recettes alléchantes et l'on se prend à saliver à certaines pages.
Cela peut paraître anecdotique, mais c'est en lien avec ce que nous évoquions juste avant : le royaume est alors dirigé par une classe plus préoccupée par les plaisirs des chairs (et ces deux pluriels sont bien là à dessein) que par les affaires de l'Etat...
Avec notre recul, tirons-en un plaisir certain à ces repas pantagruéliques, certes, mais passionnants également, pour juger des goûts gastronomiques de l'époque (et mieux comprendre pourquoi la goutte était l'un des maux les plus répandus du siècle !).
Avant de vous souhaiter un bon appétit et de bonnes lectures, je le redis, j'ai hâte de retrouver Nicolas Le Floch et toute cette époque si particulière...
Voilà 15 mois, en ce début d'année 1761, que Nicolas Le Floch est arrivé à Paris. Enfant trouvé à Guérande, il a grandi sous la protection du chanoine Le Floch, qui lui a donné son nom, et sous le parrainage d'un aristocrate breton, le marquis de Ranreuil. Il n'a manqué de rien, si ce n'est de parents, a bénéficié d'une éducation chez les jésuites, s'est formé au droit et est devenu clerc. C'est dans cet état de clerc que son parrain a décidé de l'envoyer à Paris, où il l'a recommandé comme il se doit au Comte de Sartine, le lieutenant général de la police.
Voilà comment Nicolas a modestement fait ses débuts dans une profession qu'il ne s'attendait pas à exercer, la police. D'ailleurs, grâce à Sartine, et après avoir passé les premiers moments de sa vie parisienne dans un couvent, le voilà logé chez le commissaire Lardin, un policier chevronné et de bonne réputation. Il y a là Guillaume, le commissaire en personne, donc, sa seconde épouse, Louise, et Marie, fille née du premier mariage de Guillaume. Sans oublier Catherine, la cuisinière et femme à tout faire, avec qui Nicolas va vite devenir complice.
Mais, le jeune homme va devoir rentrer quelques jours au pays. Là-bas, en Bretagne, le chanoine Le Floch se meurt. Nicolas fait donc le voyage, juste à temps pour assister aux derniers instants de celui à qui il doit tant. Un voyage bouleversant, qui fait définitivement basculer Nicolas dans l'âge adulte. D'autant que plus rien, pas même la fille du marquis de Ranreuil, dont il était épris, ne le retient plus en Bretagne. Le voilà prêt à devenir un parisien à part entière et à entrer dans une carrière à laquelle rien ne semblait le destiner...
A son retour, après, pourtant, une absence de quelques jours seulement, beaucoup de choses ont changé... A commencer par son logeur, le commissaire Lardin, qui a disparu sans laisser de trace... Et, à sa grande surprise (et sans doute à celle de bien des policiers plus aguerris), c'est à Nicolas que Sartine confie la mission d'élucider la disparition de Lardin. Si tôt, une telle mission, quel honneur ! A lui de faire ses preuves en menant à bien cette enquête.
Une enquête où le jeu, le libertinage, l'adultère et la corruption vont bientôt faire mauvais ménage... Des vols et des meurtres vont s'accumuler, des menaces et des agressions vont directement viser Nicolas, pour lui intimer l'ordre de renoncer à son enquête. Autant de péripéties qui ont un point commun, un lieu vers lequel tous les éléments de l'enquête semblent inlassablement ramener Nicolas : la maison des Lardin, sise en plein coeur de Paris, rue des Blancs-Manteaux, juste en face de l'église qui porte le même nom...
Une enquête bien plus complexe et dangereuse qu'il n'y paraît, d'autant que certaines motivations ont été dissimulées au jeune homme, car ses ramifications pourraient bien toucher de près le roi Louis XV en personne, ou plutôt, sa favorite, la si jalousée, si critiquée, si haïe Madame de Pompadour...
Je ne vous en dirait pas plus sur l'enquête en elle-même, qui vous fera découvrir la Villette, le Châtelet, à la fois morgue et prison, la Bastille et même Versailles et sa cour... Juste un mot sur le dénouement final, lorsque Le Floch réunit tous les protagonistes de l'affaire (enfin, les survivants...) pour leur raconter par le menu toute l'affaire et révéler le ou les coupables, qui rappelle furieusement les romans d'Agatha Christie. Le Floch y fait son Poirot...
Je ne dirai rien non plus de l'épilogue de ce premier roman, lors duquel Nicolas (et nous avec) découvre la vérité sur ses origines, dernière étape avant de pouvoir laisser le passé définitivement derrière lui et se tourner résolument vers un avenir plus facile à envisager dans ces conditions. Mais, puisque nous avons là une série déjà bien lancée et que vous êtes sûrement nombreux à déjà connaître, évoquons ses personnages et son contexte historique.
Commençons par Sartine, un des véritables personnages historiques que l'on croise dans cette série. Fin politique, plus fin courtisan encore, il est sans doute bien moins frivole qu'on ne l'imaginerait si on s'arrêtait à sa collection de perruques. Il prend sous son aile Nicolas, mais on saisit d'abord mal s'il le manipule ou s'il le protège (c'est sans doute un peu les deux...).
Une chose est certaine, avec Nicolas, ils sont faits pour s'entendre, l'un apportant son travail sur le terrain à l'autre qui peut lui ouvrir bien des portes dans cette société aristocratique très fermée à laquelle ses origines ne lui permettent pas de se mêler aisément. Et l'on voit vite que, si, dans un premier temps, Nicolas a mené une enquête en trompe-l'oeil pour un Sartine soucieux de politique plus que je justice, ensuite, le finaud Sartine a pressenti le talent inné du garçon pour mener des enquêtes...
Bourdeau, maintenant. Un policier d'expérience que Nicolas va se choisir d'emblée comme adjoint. Un choix judicieux, car, s'il s'avère être un parfait complément à son fougueux collègue, il en est aussi le parfait contraire : marié, père de famille, bon vivant, amateur de bons repas, mais aussi roublard, expérimenté et de bon conseil.
Mais la plus grande qualité de Bourdeau, c'est d'avoir compris immédiatement que le jeune homme tout juste débarqué de sa province, mal dégrossi et terriblement impétueux, n'était pas un obstacle à sa carrière mais, au contraire, une opportunité. Et le voilà aussitôt qui, sans arrière-pensée, se met au service de Nicolas, lui, mais aussi tout son réseau d'informateurs, aussi fourni qu'efficace. Il est l'alter ego idéal pour apprendre à Nicolas les subtilités de son nouveau métier et à canaliser son énorme énergie. Le tandem a déjà des automatismes et une grande confiance mutuelle ; il est fait pour durer.
Enfin, Nicolas... Solitaire, introverti, mais également courageux au point d'en frôler parfois l'inconscience et de se mettre en danger de façon inconsidérée, et d'une grande naïveté parfois. Il a des qualités innées d'enquêteur, l'observation, la méticulosité, la perspicacité. Il sait aussi bien écouter que faire parler, témoins comme suspects, et commence même à maîtriser certaines ruses...
Il est encore un peu trop "chien fou", mais avec l'expérience, l'âge et un coup de main de Bourdeau pour vraiment prendre conscience de ce qu'on peut et ne peut pas faire au cours d'une enquête, on a là une graine de héros, attachant, intègre, idéaliste... Et qui saura parfaitement évoluer dans des sphères aristocratiques où les amitiés, comme les inimitiés se nouent durablement...
Et puisque l'on évoque le contexte historique, finissons avec lui. Nous sommes sous Louis XV, roi surnommé le Bien-Aimé. Et pourtant, on commence à voir les prémices de ce qui va advenir près de 3 décennies plus tard : la Révolution. Entre les idées des Lumières, Voltaire en tête, qui gagnent du terrain sur la religion, un peuple qui se sent abandonné, livré à la famine et à la pauvreté, loin des fastes versaillais.
Le meilleur exemple en est l'interrogatoire de Bricart, un des hommes de main arrêtés par Nicolas. Enrôlé sans en avoir ni le choix, ni l'envie, dans les armées royales, il a été blessé à la bataille de Fontenoy et laissé une jambe sur le champ de bataille. Du coup, retour à la vie civile et incapacité à exercer un quelconque métier... Voilà comment il est devenu malfrat. Pour vivre, tout simplement, comme il l'explique à Nicolas. Comme beaucoup de ses compatriotes, il en est réduit à des extrémités terribles pour survivre dans une précarité de plus en plus intolérable.
Sans oublier la description de la vie dans les maisons closes, pas toujours des plus reluisantes, malgré la haute qualité des clients. Là encore, avec Antoinette, une "connaissance" de Nicolas, on découvre cette orientation comme unique moyen de s'en sortir lorsque l'on n'a pas un nom, une charge ou des appuis solides.
Mais Parot, parallèlement, nous offre aussi un formidable portrait des classes les plus aisées de la société, qu'elles soient bourgeoises, aristocratiques ou détentrices de charges. Comme l'ancien procureur Noblecourt, nouvel ami et surtout logeur de Nicolas se retrouve chassé de chez les Lardin. Une opulence qui, malgré l'évidente bonté d'âme de l'ancien magistrat, ne l'en coupe pas moins de certaines réalités quotidiennes.
Mais, Parot excelle aussi à la description de la vie de cour. Dans ce premier roman, Le Floch fréquente peu Versailles, il sera amené à y revenir voire à y enquêter, mais là, il est encore bizut, si j'ose dire. Ce qui ne l'empêche pas de découvrir des us et coutumes que même la fréquentation régulière dans sa jeunesse du marquis de Ranreuil n'a pas pu lui enseigner.
Enfin, comment ne pas terminer un billet sur un roman de Jean-François Parot sans parler de nourriture ? Car, dans les enquêtes de Nicolas Le Floch, on mange souvent et, la plupart du temps, très bien. Ce premier opus regorge d'idées de recettes alléchantes et l'on se prend à saliver à certaines pages.
Cela peut paraître anecdotique, mais c'est en lien avec ce que nous évoquions juste avant : le royaume est alors dirigé par une classe plus préoccupée par les plaisirs des chairs (et ces deux pluriels sont bien là à dessein) que par les affaires de l'Etat...
Avec notre recul, tirons-en un plaisir certain à ces repas pantagruéliques, certes, mais passionnants également, pour juger des goûts gastronomiques de l'époque (et mieux comprendre pourquoi la goutte était l'un des maux les plus répandus du siècle !).
Avant de vous souhaiter un bon appétit et de bonnes lectures, je le redis, j'ai hâte de retrouver Nicolas Le Floch et toute cette époque si particulière...
samedi 21 janvier 2012
"La folie engendre le désespoir. Le désespoir engendre la folie."
Cette citation est l'amer constat fait par Eytan Morgenstern, alias Morg, à la fin de sa deuxième aventure, dont nous allons parler quelques instants. Car revoici notre colosse découvert il y a un an dans "le projet Bleiberg" (aux éditions Critic et désormais disponible en poche chez 10/18), reparti en guerre contre les grands criminels de ce monde (et, notez-le bien, un troisième volet est déjà annoncé !!). Après les dérives nazies, David S. Khara envoie son héros sur la trace d'autres crimes de guerre impunis aux conséquences terrifiantes dans "le projet Shiro" (aux éditions Critic).
Alors que Morg compte bien se reposer un peu, histoire aussi de soigner quelques blessures contractées à la fin de sa précédente aventure, il va vite déchanter... A peine a-t-il eu le temps de remettre Elena, la seule autre personne survivante, à part lui-même, à avoir reçu le traitement de Bleiberg, aux mains du Mossad... La jeune femme, qui semble être son parfait négatif, sur le plan du caractère et des convictions, lui a donné bien du fil à retordre et n'a cesse de clamer son envie de le tuer...
Mais pas de repos pour le guerrier. Tout juste rentré chez lui, il apprend la disparition d'Eli, son supérieur et son ami. Celui-ci a été enlevé par le mystérieux consortium, dont Morg a démantelé une des principales installations à la fin du "projet Bleiberg". Mais, à la grande surprise du colosse, ce qu'on lui propose en échange de la libération de son ami ne ressemble pas vraiment aux habituelles orientations (pas franchement philanthropiques) du consortium.
A lui de retrouver ceux qui ont volé, dans un laboratoire ultra-secret, et censément ultra-protégé, une arme bactériologique terrible, arme qui vient de faire ses preuves dans le métro de Moscou et dans un village de République Tchèque décimé jusqu'au dernier de ses habitants. Toutefois, Morg devra dans cette mission aussi spéciale que personnelle, composer avec une condition supplémentaire : faire équipe avec Elena, qui servira, une fois tout rentré dans l'ordre, de monnaie d'échange pour récupérer Eli sain et sauf.
Voilà donc notre improbable duo de tueurs implacables et légèrement surhumains, qui se détestent cordialement l'un l'autre, obligés de s'allier pour enquêter sur ces attentats meurtriers. De la République Tchèque au Japon, ils vont remonter la piste d'une vengeance qui prend sa source plus d'un demi-siècle plus tôt.
Difficile de vous en dire plus sur l'enquête en elle-même car l'intrigue est assez "ramassée" et il faut vous laisser lire "le projet Shiro". Mais, sachez que Morg va tout de même se retrouver dans son élément : lui, l'impitoyable chasseur de nazis, va de nouveau côtoyer "l'oeuvre" morbide de criminels de guerre sans remords.
"Le projet Bleiberg" avait remporté un vrai succès, poussé par certains acteurs médiatiques, et, s'il avait été pour moi une découverte, il n'était pas le coup de coeur vanté haut et fort par beaucoup. Pas mal de petits défauts ne m'avaient permis de voir dans cette première aventure autre chose qu'un début très prometteur. J'avais été bien plus emballé par l'autre roman, plus gothique, de David S. Khara, "les Vestiges de l'Aube" (dont j'attends également la suite avec impatience...).
Mais, avec "le projet Shiro", là, je suis comblé. Ca va à toute vitesse, les fioritures inutiles du premier opus ont été gommées, la partie historique vient s'intégrer au poil dans l'histoire, malgré des époques et des lieux différents, les scènes d'action sont efficaces et plutôt de facture originale grâce à quelques idées intéressantes qui évitent d'avoir en main un énième thriller synonyme de boucherie. On a beau être assassin, on peu avoir de l'éthique ! Et c'est le cas de Morg, ce qui en fait un personnage à part, je trouve, et terriblement attachant (sans doute aussi du fait de son histoire personnelle si... étrange).
Le duo entre le géant débonnaire mais coriace et la jeune femme, superbe mais teigneuse et impitoyable, fonctionne parfaitement. Ils sont si différents, leur animosité est si palpable que l'on prend plaisir à les voir mettre leurs propres différends de côté pour s'allier le temps d'empêcher un nouveau massacre de se produire. Et, bien sûr, on s'attend à voir cette relation évoluer, mais là encore, Khara sait ménager ses effets (et, sans doute, préparer le troisième volet de sa série...).
Et puisqu'on évoque les personnages de ce roman, mention spéciale à Branislav, ce journaliste tchèque, témoin accidentel de l'attentat perpétré dans son pays. Il va devenir un allié aussi utile que naïf et maladroit de Morg et Elena. Garçon timide et introverti, plus spécialiste de foot que de terrorisme international et profondément gentil, il se retrouve embarqué dans cette galère qui le dépasse complètement... Mais, j'ai trouvé qu'il apportait une touche de fraîcheur dans une première partie à l'atmosphère très lourde et chargée de menaces diverses. Un vrai second rôle, pas absolument essentiel dans l'histoire (quoi que...) mais dont on se souvient.
Venons-en au coeur de l'histoire, aux questions morales et politiques qui sous-tendent ce roman, qui, comme "le projet Bleiberg", mêle épisodes historique et action contemporaine. Bleiberg évoquait la démence des médecins nazis et de leurs expérimentations. Avec Shiro, on reste dans la question scientifique et de l'expérimentation humaine. Mais dans un cadre et des objectifs somme toute assez différents.
Autres différences avec Bleiberg : le théâtre des opérations, qui quitte l'Europe pour l'Asie, et les horreurs commises là-bas par les Japonais, mais aussi la question du traitement réservé aux criminels de guerre à partir de 1945. Ou comment les Nations vainqueurs, et surtout les deux superpuissances américaine et soviétique, se sont partagées les dépouilles des pays de l'Axe, récupérant les forces vives qui pouvaient leur être utiles sans s'embarrasser de questions de justice ou d'éthique.
Bien sûr, on connaît les procès fleuves de Nuremberg ou de Tokyo, mais combien de scientifiques, tout aussi coupables de crimes de guerre monstrueux que les dirigeants et officiers qui furent condamnés lors de ces évènements soigneusement mis en scène, ont-ils échappé à toute sanction pour intégrer des laboratoires américains ou soviétiques afin d'y dispenser leur précieux savoir ?
Voilà ce que Khara met en avant dans ce "projet Shiro", où les effets néfastes de la "realpolitik" qui suivit la chute de l'Axe se font ressentir de nos jours. En tout cas, pour ce qui concerne la partie historique. Une époque où la folie de certains hommes a engendré le désespoir d'un immense nombre d'autres hommes...
Mais le constat que Khara fait de nos sociétés contemporaines, n'est guère plus reluisant... Une société droguée à l'image et à l'émotion instantanée, mais à la mémoire très courte et aux capacités de concentration quasiment nulles. A tel point que, lorsque l'on veut à tout prix faire parler de soit, il faut savoir se montrer prêt à tout, y compris au pire. Même lorsque l'on défend une cause juste.
Et voilà comment le désespoir engendre la folie...
Alors que Morg compte bien se reposer un peu, histoire aussi de soigner quelques blessures contractées à la fin de sa précédente aventure, il va vite déchanter... A peine a-t-il eu le temps de remettre Elena, la seule autre personne survivante, à part lui-même, à avoir reçu le traitement de Bleiberg, aux mains du Mossad... La jeune femme, qui semble être son parfait négatif, sur le plan du caractère et des convictions, lui a donné bien du fil à retordre et n'a cesse de clamer son envie de le tuer...
Mais pas de repos pour le guerrier. Tout juste rentré chez lui, il apprend la disparition d'Eli, son supérieur et son ami. Celui-ci a été enlevé par le mystérieux consortium, dont Morg a démantelé une des principales installations à la fin du "projet Bleiberg". Mais, à la grande surprise du colosse, ce qu'on lui propose en échange de la libération de son ami ne ressemble pas vraiment aux habituelles orientations (pas franchement philanthropiques) du consortium.
A lui de retrouver ceux qui ont volé, dans un laboratoire ultra-secret, et censément ultra-protégé, une arme bactériologique terrible, arme qui vient de faire ses preuves dans le métro de Moscou et dans un village de République Tchèque décimé jusqu'au dernier de ses habitants. Toutefois, Morg devra dans cette mission aussi spéciale que personnelle, composer avec une condition supplémentaire : faire équipe avec Elena, qui servira, une fois tout rentré dans l'ordre, de monnaie d'échange pour récupérer Eli sain et sauf.
Voilà donc notre improbable duo de tueurs implacables et légèrement surhumains, qui se détestent cordialement l'un l'autre, obligés de s'allier pour enquêter sur ces attentats meurtriers. De la République Tchèque au Japon, ils vont remonter la piste d'une vengeance qui prend sa source plus d'un demi-siècle plus tôt.
Difficile de vous en dire plus sur l'enquête en elle-même car l'intrigue est assez "ramassée" et il faut vous laisser lire "le projet Shiro". Mais, sachez que Morg va tout de même se retrouver dans son élément : lui, l'impitoyable chasseur de nazis, va de nouveau côtoyer "l'oeuvre" morbide de criminels de guerre sans remords.
"Le projet Bleiberg" avait remporté un vrai succès, poussé par certains acteurs médiatiques, et, s'il avait été pour moi une découverte, il n'était pas le coup de coeur vanté haut et fort par beaucoup. Pas mal de petits défauts ne m'avaient permis de voir dans cette première aventure autre chose qu'un début très prometteur. J'avais été bien plus emballé par l'autre roman, plus gothique, de David S. Khara, "les Vestiges de l'Aube" (dont j'attends également la suite avec impatience...).
Mais, avec "le projet Shiro", là, je suis comblé. Ca va à toute vitesse, les fioritures inutiles du premier opus ont été gommées, la partie historique vient s'intégrer au poil dans l'histoire, malgré des époques et des lieux différents, les scènes d'action sont efficaces et plutôt de facture originale grâce à quelques idées intéressantes qui évitent d'avoir en main un énième thriller synonyme de boucherie. On a beau être assassin, on peu avoir de l'éthique ! Et c'est le cas de Morg, ce qui en fait un personnage à part, je trouve, et terriblement attachant (sans doute aussi du fait de son histoire personnelle si... étrange).
Le duo entre le géant débonnaire mais coriace et la jeune femme, superbe mais teigneuse et impitoyable, fonctionne parfaitement. Ils sont si différents, leur animosité est si palpable que l'on prend plaisir à les voir mettre leurs propres différends de côté pour s'allier le temps d'empêcher un nouveau massacre de se produire. Et, bien sûr, on s'attend à voir cette relation évoluer, mais là encore, Khara sait ménager ses effets (et, sans doute, préparer le troisième volet de sa série...).
Et puisqu'on évoque les personnages de ce roman, mention spéciale à Branislav, ce journaliste tchèque, témoin accidentel de l'attentat perpétré dans son pays. Il va devenir un allié aussi utile que naïf et maladroit de Morg et Elena. Garçon timide et introverti, plus spécialiste de foot que de terrorisme international et profondément gentil, il se retrouve embarqué dans cette galère qui le dépasse complètement... Mais, j'ai trouvé qu'il apportait une touche de fraîcheur dans une première partie à l'atmosphère très lourde et chargée de menaces diverses. Un vrai second rôle, pas absolument essentiel dans l'histoire (quoi que...) mais dont on se souvient.
Venons-en au coeur de l'histoire, aux questions morales et politiques qui sous-tendent ce roman, qui, comme "le projet Bleiberg", mêle épisodes historique et action contemporaine. Bleiberg évoquait la démence des médecins nazis et de leurs expérimentations. Avec Shiro, on reste dans la question scientifique et de l'expérimentation humaine. Mais dans un cadre et des objectifs somme toute assez différents.
Autres différences avec Bleiberg : le théâtre des opérations, qui quitte l'Europe pour l'Asie, et les horreurs commises là-bas par les Japonais, mais aussi la question du traitement réservé aux criminels de guerre à partir de 1945. Ou comment les Nations vainqueurs, et surtout les deux superpuissances américaine et soviétique, se sont partagées les dépouilles des pays de l'Axe, récupérant les forces vives qui pouvaient leur être utiles sans s'embarrasser de questions de justice ou d'éthique.
Bien sûr, on connaît les procès fleuves de Nuremberg ou de Tokyo, mais combien de scientifiques, tout aussi coupables de crimes de guerre monstrueux que les dirigeants et officiers qui furent condamnés lors de ces évènements soigneusement mis en scène, ont-ils échappé à toute sanction pour intégrer des laboratoires américains ou soviétiques afin d'y dispenser leur précieux savoir ?
Voilà ce que Khara met en avant dans ce "projet Shiro", où les effets néfastes de la "realpolitik" qui suivit la chute de l'Axe se font ressentir de nos jours. En tout cas, pour ce qui concerne la partie historique. Une époque où la folie de certains hommes a engendré le désespoir d'un immense nombre d'autres hommes...
Mais le constat que Khara fait de nos sociétés contemporaines, n'est guère plus reluisant... Une société droguée à l'image et à l'émotion instantanée, mais à la mémoire très courte et aux capacités de concentration quasiment nulles. A tel point que, lorsque l'on veut à tout prix faire parler de soit, il faut savoir se montrer prêt à tout, y compris au pire. Même lorsque l'on défend une cause juste.
Et voilà comment le désespoir engendre la folie...
mercredi 18 janvier 2012
"Naviguer n'est rien d'autre que raconter".
Cette phrase, c'est Bartolomé Colomb, frère cadet de Christophe, qui la prononce, ou plutôt, Erik Orsenna la place dans la bouche de Bartolomé dans son roman "l'Entreprise des Indes" (disponible au Livre de Poche). Un roman historique plein d'histoires et de voyages, comme souvent avec cet auteur (membre de l'Académie Française, doit-on le rappeler ?), qui nous offre-là un portrait inattendu de Christophe Colomb, évitant le récit battu et rebattu de ses voyages, pour ne s'intéresser qu'à la genèse de son projet insensé.
Sentant la fin de sa vie proche, Bartolomé Colomb est revenu sur l'île d'Hispaniola (l'actuelle île qui se divise aujourd'hui entre Haïti et la République Dominicaine), dont il fut le premier gouverneur après sa découverte par son frère. Nous sommes en 1512 (Bartolomé mourra en 1514) et les premières voix se font entendre quant au traitement réservé par les colons espagnols aux autochtones des territoires caribéens. Cette "fronde" est menée par l'ordre des Dominicains (curieux paradoxe quand on sait que cet ordre est celui dont dépend l'Inquisition et qu'il a mené, en Espagne, une féroce répression contre les juifs...), ordre auquel appartient un prêtre nouvellement ordonné, Bartolomé de las Casas.
Celui-ci, qui sera toute sa vie le défenseur des indigènes d'Amérique, jusqu'à déclencher la fameuse controverse de Valladolid, a été chargé de recueillir le témoignage de Bartolomé, non pas sur sa vie, mais bel et bien sur celle de son frère Christophe, évidemment, membre le plus célèbre de cette fratrie génoise.
Mais Bartolomé, plutôt que de revenir sur les récits des voyages de son frère, décide de raconter au Dominicain et à son scribe, Jérôme, sa propre vie, des liens de la famille Colomb avec la mer et comment il a été le témoins discret de l'élaboration par son frère, du rêve à la réalisation, de ce qu'il appelait "l'Entreprise des Indes", autrement dit, la navigation par l'ouest pour atteindre les Indes, mais aussi tout le continent asiatique, par la voie maritime, plus rapide que la voie terrestre.
Christophe et Bartolomé sont aux antipodes l'un de l'autre : Christophe est flamboyant, exubérant, sûr de lui, séducteur, marin aguerri, plein d'orgueil et d'ambition mais également un rêveur. Car son entreprise relève d'abord du rêve fou d'un seul homme contre le reste du monde connu, si je peux m'exprimer ainsi... De son côté, Bartolomé est beaucoup plus introverti, discret, préférant la sécurité de son bureau de cartographe au pont des bateaux, vivant dans une sphère plus réaliste, celle des récits de marin de retour de voyage apportant de nouveaux éléments à reporter sur ses cartes, pour reproduire, améliorer une réalité déjà connue.
Là où Christophe manie le mensonge et assène ses vérités pour arriver à ses fins, Bartolomé, lui, contrefait les vérités qu'il est chargé de mettre noir sur blanc sur le papier. Car, en cette époque d'expansion territoriale et économique, ces cartes, si rares, si imparfaites encore, sont les nerfs d'une guerre diplomatique et commerciale entre couronnes ibériques.
La famille Colomb est donc originaire de Gênes, en Italie. Une ville cernée de montagne dont on ne peut s'évader que par la mer, ce qui explique pourquoi tant de Génois deviennent marins. Installés à Lisbonne, les frères Colomb ne se côtoient guère, Christophe étant le plus souvent sur la mer, tandis que Bartolomé travaille à terre.
Ce séjour lisboète permet à Bartolomé de voir évoluer le monde dans lequel il vit, un monde qui, longtemps, s'est arrêté à ses côtes, mais qui, désormais, commence à apprivoiser la mer. Et cette politique nouvelle entraîne évidemment bien des changements dans la société des villes portuaires : l'activité économique, directe ou indirecte, de la construction navale, bien sûr, jusqu'à la prostitution, est radicalement modifiée par cette nouvelle soif de découverte et de conquête.
Mais, pour l'Afrique, par exemple, continent connu à défaut d'être encore totalement cerné, les navigateurs se contentent encore de cabotage, sans vraiment oser s'aventurer plus loin que les côtes déjà explorées. Voilà ce que va révolutionner l'idée que va soumettre à son frère Christophe Colomb : tracer sur mer des routes, exactement comme l'homme le fait depuis la nuit des temps. Et, dans son immense orgueil, il se voit déjà surpassant Marco Polo par ses récits et la descriptions de ces routes maritimes, qu'il imagine jalonnées d'îles.
Mais Christophe rêve et il est bientôt rappelé à la réalité. Sa théorie a besoin d'être étayée et, pour cela,c'est sûr Bartolomé que Christophe compte. D'abord, en l'envoyant à Strasbourg, berceau de l'imprimerie naissante, à la recherche du fameux "Imago Mundi", ouvrage de référence de l'époque pour tout voyageur au long cours. Finalement, c'est à Louvain que Bartolomé trouvera l'objet convoité qu'il rapportera à son frère et qui jouera un rôle très important dans son odyssée.
Puis, toujours dans ce soin porté au projet de Christophe, les frères Colomb vont reprendre leurs études et se lancer à la conquête du "peuple hautain et mystérieux" des nombres. Car, sur la mer comme pour le commerce, il est important de bien compter pour réussir. Ainsi muni de calculs censés prouver que la voie maritime par l'ouest est bien plus courte que la voie terrestre par l'est, il en reste plus à Christophe qu'à convaincre les scientifiques de son temps. Ceux de la cour du Portugal n'y croiront pas du tout et mettront leur veto, obligeant Colomb à aller ailleurs chercher protection en financement.
Christophe partagera les tâches et, pendant que Bartolome reprendra la route, pour la France puis l'Angleterre, son frère se chargera de l'Espagne, dont il convaincra finalement les jeunes souverains... Ainsi, une nouvelle fois, la lumière sera sur Christophe, amiral de cette expédition vers l'inconnu, tandis que Bartolome, même pas convié, ne sera pas de ce premier voyage.
Voilà pour ce récit, évidemment plus développé et plein d'anecdotes et d'histoires savoureuses, racontées avec gourmandise par un Orsenna à la plume toujours aussi évocatrice quand il s'agit de nous parler de voyages. Mais il nous propose aussi deux beaux sujets de réflexion (sûrement plus de deux, mais je vais m'arrêter sur ces deux-là) : une comparaison fascinante entre navigation et littérature ; une réflexion sur les horreurs qui ont suivi les découvertes de Colomb.
La comparaison entre navigation et littérature, évidemment, est illustrée par la phrase que j'ai choisi comme titre. Elle va plus loin, même, puisque Bartolome étend la comparaison à l'inspiration, qui serait comme le vent qui pousse les bateaux dans la bonne direction. Tout au long du récit de Bartolomé, l'écriture, le livre, l'idée de récit est omniprésente. Comme si la mer, en cette fin de XVème siècle, était une page blanche sur laquelle tout était encore à écrire. Orsenna y tisse une nouvelle fois ce lien qui unit ses deux passions. Et nous, lecteurs dociles, nous rêvons, en nous laissant porter, au gré des pages, comme le navire au gré du vent.
Mais, arrive le second sujet de réflexion, qui vient achever le livre, en le ramenant "au présent", à cette année 1512 où apparaît une nouvelle cause à défendre, celle des indigènes, massacrés, exploités comme des bêtes de somme et nullement considérés comme des êtres humains (à l'image de ce qui se passe déjà depuis un moment en Afrique). A la fin de sa vie, Bartolomé déchante : la beauté des découvertes et la richesse de ces lieux ne peuvent lui faire oublier la cruauté dont les Espagnols font preuve sur ces terres annexés d'office.
Rappelons que les Colomb n'ont que très peu profité des retombées des découvertes de Christophe. Celui-ci est mort en 1504, dans la pauvreté la plus crasse et l'oubli le plus total. Bartolomé et lui ont en effet très vite perdu le contrôle d'Hispaniola, renversés et emprisonnés par de plus ambitieux, de plus cupides.
Mais, Bartolomé ne peut s'empêcher de se poser la terrible question : Christophe était-il conscient des conséquences épouvantables, inhumaines, de sa découverte ? Le massacre des indigènes était-il inéluctable ? Et Bartolomé de se rappeler que son frère a embarqué pour son premier voyage le 3 août 1492, date limite fixée par la couronne espagnole aux juifs du pays pour se convertir, partir ou... mourir.
Là où l'iconographie moderne voit en Colomb le premier des grands découvreurs, malgré son erreur (erreur qui ne sera d'ailleurs démentie que longtemps après sa mort !), un aventurier qui sut aller au bout de ses idées folles, Bartolomé voit une autre facette, sans doute sous-estimée : Christophe Colomb était si sûr de lui et de sa réussite que, pour son frère, il ne pouvait se voir qu'en prophète, accomplissant une volonté divine. Suivant les voies de Dieu, il ne pouvait se perdre, ni échouer.
Mais quid alors des éventuels autochtones croisés en route ? Eh bien, sans doute, ils seraient à considérer comme les juifs en Espagne ou comme les peuples africains : des créatures inférieures, sans âme, des quantités négligeables... Et cela chagrine, torture même, Bartolomé sur ses vieux jours.
Bartolome, les deux pieds solidement ancrés dans sa réalité (je ne dis pas "la" réalité, car, en cette époque, celle-ci est fluctuante), ne peut se projeter comme le fit son frère vers cet inaccessible inconnu. Il n'a pas cette capacité de rêver. Encore moins depuis qu'il a découvert que, lorsqu'un rêve devient réalité, il peut vite tourner au cauchemar.
Un dernier mot pour vous remercier, fidèles lecteurs et visiteurs de ce blog. "L'Entreprise des Indes" est le 100ème livre chroniqué sur ce blog. Ca s'arrose, non ?
Sentant la fin de sa vie proche, Bartolomé Colomb est revenu sur l'île d'Hispaniola (l'actuelle île qui se divise aujourd'hui entre Haïti et la République Dominicaine), dont il fut le premier gouverneur après sa découverte par son frère. Nous sommes en 1512 (Bartolomé mourra en 1514) et les premières voix se font entendre quant au traitement réservé par les colons espagnols aux autochtones des territoires caribéens. Cette "fronde" est menée par l'ordre des Dominicains (curieux paradoxe quand on sait que cet ordre est celui dont dépend l'Inquisition et qu'il a mené, en Espagne, une féroce répression contre les juifs...), ordre auquel appartient un prêtre nouvellement ordonné, Bartolomé de las Casas.
Celui-ci, qui sera toute sa vie le défenseur des indigènes d'Amérique, jusqu'à déclencher la fameuse controverse de Valladolid, a été chargé de recueillir le témoignage de Bartolomé, non pas sur sa vie, mais bel et bien sur celle de son frère Christophe, évidemment, membre le plus célèbre de cette fratrie génoise.
Mais Bartolomé, plutôt que de revenir sur les récits des voyages de son frère, décide de raconter au Dominicain et à son scribe, Jérôme, sa propre vie, des liens de la famille Colomb avec la mer et comment il a été le témoins discret de l'élaboration par son frère, du rêve à la réalisation, de ce qu'il appelait "l'Entreprise des Indes", autrement dit, la navigation par l'ouest pour atteindre les Indes, mais aussi tout le continent asiatique, par la voie maritime, plus rapide que la voie terrestre.
Christophe et Bartolomé sont aux antipodes l'un de l'autre : Christophe est flamboyant, exubérant, sûr de lui, séducteur, marin aguerri, plein d'orgueil et d'ambition mais également un rêveur. Car son entreprise relève d'abord du rêve fou d'un seul homme contre le reste du monde connu, si je peux m'exprimer ainsi... De son côté, Bartolomé est beaucoup plus introverti, discret, préférant la sécurité de son bureau de cartographe au pont des bateaux, vivant dans une sphère plus réaliste, celle des récits de marin de retour de voyage apportant de nouveaux éléments à reporter sur ses cartes, pour reproduire, améliorer une réalité déjà connue.
Là où Christophe manie le mensonge et assène ses vérités pour arriver à ses fins, Bartolomé, lui, contrefait les vérités qu'il est chargé de mettre noir sur blanc sur le papier. Car, en cette époque d'expansion territoriale et économique, ces cartes, si rares, si imparfaites encore, sont les nerfs d'une guerre diplomatique et commerciale entre couronnes ibériques.
La famille Colomb est donc originaire de Gênes, en Italie. Une ville cernée de montagne dont on ne peut s'évader que par la mer, ce qui explique pourquoi tant de Génois deviennent marins. Installés à Lisbonne, les frères Colomb ne se côtoient guère, Christophe étant le plus souvent sur la mer, tandis que Bartolomé travaille à terre.
Ce séjour lisboète permet à Bartolomé de voir évoluer le monde dans lequel il vit, un monde qui, longtemps, s'est arrêté à ses côtes, mais qui, désormais, commence à apprivoiser la mer. Et cette politique nouvelle entraîne évidemment bien des changements dans la société des villes portuaires : l'activité économique, directe ou indirecte, de la construction navale, bien sûr, jusqu'à la prostitution, est radicalement modifiée par cette nouvelle soif de découverte et de conquête.
Mais, pour l'Afrique, par exemple, continent connu à défaut d'être encore totalement cerné, les navigateurs se contentent encore de cabotage, sans vraiment oser s'aventurer plus loin que les côtes déjà explorées. Voilà ce que va révolutionner l'idée que va soumettre à son frère Christophe Colomb : tracer sur mer des routes, exactement comme l'homme le fait depuis la nuit des temps. Et, dans son immense orgueil, il se voit déjà surpassant Marco Polo par ses récits et la descriptions de ces routes maritimes, qu'il imagine jalonnées d'îles.
Mais Christophe rêve et il est bientôt rappelé à la réalité. Sa théorie a besoin d'être étayée et, pour cela,c'est sûr Bartolomé que Christophe compte. D'abord, en l'envoyant à Strasbourg, berceau de l'imprimerie naissante, à la recherche du fameux "Imago Mundi", ouvrage de référence de l'époque pour tout voyageur au long cours. Finalement, c'est à Louvain que Bartolomé trouvera l'objet convoité qu'il rapportera à son frère et qui jouera un rôle très important dans son odyssée.
Puis, toujours dans ce soin porté au projet de Christophe, les frères Colomb vont reprendre leurs études et se lancer à la conquête du "peuple hautain et mystérieux" des nombres. Car, sur la mer comme pour le commerce, il est important de bien compter pour réussir. Ainsi muni de calculs censés prouver que la voie maritime par l'ouest est bien plus courte que la voie terrestre par l'est, il en reste plus à Christophe qu'à convaincre les scientifiques de son temps. Ceux de la cour du Portugal n'y croiront pas du tout et mettront leur veto, obligeant Colomb à aller ailleurs chercher protection en financement.
Christophe partagera les tâches et, pendant que Bartolome reprendra la route, pour la France puis l'Angleterre, son frère se chargera de l'Espagne, dont il convaincra finalement les jeunes souverains... Ainsi, une nouvelle fois, la lumière sera sur Christophe, amiral de cette expédition vers l'inconnu, tandis que Bartolome, même pas convié, ne sera pas de ce premier voyage.
Voilà pour ce récit, évidemment plus développé et plein d'anecdotes et d'histoires savoureuses, racontées avec gourmandise par un Orsenna à la plume toujours aussi évocatrice quand il s'agit de nous parler de voyages. Mais il nous propose aussi deux beaux sujets de réflexion (sûrement plus de deux, mais je vais m'arrêter sur ces deux-là) : une comparaison fascinante entre navigation et littérature ; une réflexion sur les horreurs qui ont suivi les découvertes de Colomb.
La comparaison entre navigation et littérature, évidemment, est illustrée par la phrase que j'ai choisi comme titre. Elle va plus loin, même, puisque Bartolome étend la comparaison à l'inspiration, qui serait comme le vent qui pousse les bateaux dans la bonne direction. Tout au long du récit de Bartolomé, l'écriture, le livre, l'idée de récit est omniprésente. Comme si la mer, en cette fin de XVème siècle, était une page blanche sur laquelle tout était encore à écrire. Orsenna y tisse une nouvelle fois ce lien qui unit ses deux passions. Et nous, lecteurs dociles, nous rêvons, en nous laissant porter, au gré des pages, comme le navire au gré du vent.
Mais, arrive le second sujet de réflexion, qui vient achever le livre, en le ramenant "au présent", à cette année 1512 où apparaît une nouvelle cause à défendre, celle des indigènes, massacrés, exploités comme des bêtes de somme et nullement considérés comme des êtres humains (à l'image de ce qui se passe déjà depuis un moment en Afrique). A la fin de sa vie, Bartolomé déchante : la beauté des découvertes et la richesse de ces lieux ne peuvent lui faire oublier la cruauté dont les Espagnols font preuve sur ces terres annexés d'office.
Rappelons que les Colomb n'ont que très peu profité des retombées des découvertes de Christophe. Celui-ci est mort en 1504, dans la pauvreté la plus crasse et l'oubli le plus total. Bartolomé et lui ont en effet très vite perdu le contrôle d'Hispaniola, renversés et emprisonnés par de plus ambitieux, de plus cupides.
Mais, Bartolomé ne peut s'empêcher de se poser la terrible question : Christophe était-il conscient des conséquences épouvantables, inhumaines, de sa découverte ? Le massacre des indigènes était-il inéluctable ? Et Bartolomé de se rappeler que son frère a embarqué pour son premier voyage le 3 août 1492, date limite fixée par la couronne espagnole aux juifs du pays pour se convertir, partir ou... mourir.
Là où l'iconographie moderne voit en Colomb le premier des grands découvreurs, malgré son erreur (erreur qui ne sera d'ailleurs démentie que longtemps après sa mort !), un aventurier qui sut aller au bout de ses idées folles, Bartolomé voit une autre facette, sans doute sous-estimée : Christophe Colomb était si sûr de lui et de sa réussite que, pour son frère, il ne pouvait se voir qu'en prophète, accomplissant une volonté divine. Suivant les voies de Dieu, il ne pouvait se perdre, ni échouer.
Mais quid alors des éventuels autochtones croisés en route ? Eh bien, sans doute, ils seraient à considérer comme les juifs en Espagne ou comme les peuples africains : des créatures inférieures, sans âme, des quantités négligeables... Et cela chagrine, torture même, Bartolomé sur ses vieux jours.
Bartolome, les deux pieds solidement ancrés dans sa réalité (je ne dis pas "la" réalité, car, en cette époque, celle-ci est fluctuante), ne peut se projeter comme le fit son frère vers cet inaccessible inconnu. Il n'a pas cette capacité de rêver. Encore moins depuis qu'il a découvert que, lorsqu'un rêve devient réalité, il peut vite tourner au cauchemar.
Un dernier mot pour vous remercier, fidèles lecteurs et visiteurs de ce blog. "L'Entreprise des Indes" est le 100ème livre chroniqué sur ce blog. Ca s'arrose, non ?
dimanche 15 janvier 2012
"La routine ça n'arrive qu'aux autres (...) et fauche les amants qui lui ont ouvert la chambre" (Franck Monnet).
Lorsqu'il y a quelques années, j'ai lu, par hasard la quatrième de couverture d'un roman intitulé "Pirates", je ne me doutais pas que je deviendrai un fidèle lecteur de son auteur, Benjamin Berton. Et pourtant, très vite, je me suis découvert des affinités, et pas seulement parce que nous avons le même âge à quelques mois près, des atomes crochus avec son univers, son cynisme, son mauvais esprit... Alors, après "Pirates", j'ai lu "Foudres de guerre" et "Alain Delon est une star au Japon" avec le même plaisir et les mêmes ricanements de sale gosse. Résultat : quand j'ai vu, l'été dernier, que son nouveau roman sortait, je savais qu'il ferait partie de mes lectures prochaines. Alors, voilà "la chambre à remonter le temps", le Berton nouveau (en grand format chez Gallimard)... Un roman qui, une nouvelle fois, se joue des codes, des genres et du politiquement correct.
Comme beaucoup de couples travaillant à Paris, Benjamin Berton et sa compagne, Céline, se sont installés en province, mais assez près de Paris, toutefois. Ils vivent depuis quelques années déjà au Mans, ville où travaille la jeune femme, tandis que Benjamin fait l'aller-retour à la capitale chaque jour par le TGV. Une petite vie tranquille, comme en rêvent beaucoup de couples trentenaires.
Mais, sous la pression familiale, amicale et sociale, Céline et Benjamin se décident un jour à devenir... propriétaires. Fini, l'appartement loué près de la gare, direction un quartier périphérique et pavillonnaire. La recherche est longue, nos deux tourtereaux ne veulent pas d'un choix à la légère, mais cherchent la maison de leurs rêves.
Ils vont finir par la trouver rue Ambelain, à 10 minutes à pied de la gare. La maison est grande, comprend un jardin, a été rénovée entièrement il y a peu de temps. L'endroit idéal. Le couple qui vivait là, a choisi de vendre et dé partir dans le sud, après quelques moments difficiles, la perte d'un enfant et la maladie de la femme. Des évènements douloureux, certes, mais pas de quoi refroidir Céline et Benjamin qui emménagent là rapidement.
Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, Céline annonce à Benjamin, le soir même de la signature de l'acte de vente, qu'elle est enceinte... Et voilà nos deux protagonistes parents, d'une charmante petite Ana. Oui, vraiment, ces deux-là ont vraiment tout pour être heureux...
Quoi que... L'arrivée d'Ana change un peu la donne : le rythme de vie s'accélère, les responsabilités augmentent, la fatigue s'accumulent, l'intimité du couple y perd un peu... Et puis, peu à peu va s'installer le pire ennemi du couple : la routine... Les journées s'enchaînent, le schéma est immuable, l'ennui gagne du terrain.
Eloignés de leur famille et de leurs amis, Benjamin et Céline n'ont que leur travail et leurs voisins pour aller prendre l'air à l'extérieur de la bulle familiale. Du coup, la vie de couple s'avère de moins en moins idyllique, Benjamin et Céline deviennent irascibles, les disputes se font plus nombreuses, les désaccords aussi. Au point que, parfois, Benjamin déserte carrément le lit conjugal pour aller passer la nuit dans la pièce qu'il a aménagée en bureau. Cette pièce que les précédents propriétaires avaient surnommée "la chambre du milieu" et qu'ils tenaient en permanence fermée à clef.
Passé le moment de surprise devant ce fait, et la curiosité aidant, Benjamin et Céline n'ont pas poursuivi dans cette voie, réaménageant la pièce et lui redonnant donc une place à part entière. Mais, voilà que Benjamin y ressent de drôles de choses quand il y reste un peu trop longtemps... Un vague malaise et surtout, le sentiment que le temps ne s'y déroule pas tout à fait de la même façon qu'ailleurs.
D'impressions en indices notés ça et là, Benjamin en est persuadé, cette chambre a un pouvoir : celuinde voyager dans le temps. Pourquoi, comment, il n'en a aucune idée, mais il est certain des effets qu'à cette chambre et il entend bien les percer à jour...
Entre sa vie conjugale qui s'étiole, ses sentiments pour Céline qui décroissent, ses recherches pour comprendre comment fonctionne cette mystérieuse chambre, les signes qu'il perçoit, conséquences de ses séjours dans la chambre, Benjamin s'éloigne progressivement de la réalité pour entrer dans une existence fantomatique, celle d'un "ectoplasme", comme il surnomme son alter ego, celui qui prend sa place pendant ses voyages dans le temps.
Une expérience paranormale qui lui fait ressentir de plus en plus péniblement sa vie de couple au point de tout faire pour la détruire, mais sans jamais oser rompre lui-même. De l'adultère à un comportement odieux à la maison, on sent Benjamin prêt à tout pour faire craquer Céline et la pousser elle, à rompre.
L'impasse, le drame semblent inéluctables. A moins que la solution ne se trouve là où tout s'est détraqué : dans la chambre à remonter le temps.
Bien sûr, le titre se réfère directement à l'un des classiques de H.G. Wells, pionnier de la SF, auteur de "la machine à explorer le temps". Mais, fans de SF et de fantastique, soyez prévenus, on est loin, très loin d'une aventure spatio-temporelle. Car, "la chambre a remonter le temps" est une auto-fiction versant plus dans le récit fantasmagorique...
Berton, avec cette irruption dans le monde merveilleux de l'auto-fiction, choisit de parler du couple. Un couple symptomatique de notre époque : trentenaire, bobo, diplômé et cultivé, mais aussi déraciné, auto-suffisant, sans réelles attaches ni amitiés. Seul le voisinage permet de sortir du rail du quotidien qui semble tracé à l'infini.
Ca commence par une fête des voisins, à laquelle Benjamin se rend presque à contre-coeur, mais, au final, une soirée sympa pour prendre contact. Et ça va se prolonger, pour Benjamin, par une amitié virile, au sein d'un groupe de protection du quartier. Le côté milice de quartier ne lui dit rien qui vaille, mais traquer rôdeurs, vandales et tagueurs finit par lui permettre d'échapper à une existence de plus en plus morose et de créer enfin un lien social, loin du TGV-boulot-dodo anonyme qui rythme sa vie. C'est dire si la vie devient pesante, quand son seul plaisir semble être de tourner dans son quartier la nuit, une barre de fer à la main...
Pour le reste, l'ennui empesé de cette vie de trentenaire bourgeois sans histoire finit par faire disjoncter Benjamin. Alors, oui, les autres couples de leur âge que sont amenés à rencontrer les Berton ont des vies plus atroces encore, pleines de malheurs alors que le calme plat règne sur leur propre vie. Mais justement, cette "pétole" a des effets pires encore qu'une bonne grosse tempête qui unirait le couple, le renforcerait dans l'épreuve.
Avec son cynisme et son humour à déconseiller aux amoureux du politiquement correct, Berton flingue le couple et l'auto-fiction pour faire du premier un enfer et de la seconde une longue hallucination. Tout en prenant bien soin de laisser planer un doute (mince, pour un vilain sceptique cynique dans mon genre) quant à la véracité des faits, il nous offre un voyage au bout de l'ennui (pour ses personnages, hein, pas pour le lecteur), l'ennui qui rend fou et distend les liens, les relations familiales et sociales, les sentiments, tout jusqu'aux jours qui passent, qui passent, qui paaaassent...
En satiriste, il met le doigt là où ça fait mal, et met en lumière cet ennui semble-t-il intrinsèquement lié à notre vie contemporaine, où l'aventure ne se trouve même plus au coin de la rue, où l'individualisme a tout rongé, même la famille, le couple, la parentalité...
Le mal du siècle, c'est cet ennui... Alors, pourquoi, à condition d'en maîtriser le fonctionnement, ne pas tous nous aménager une pièce à remonter le temps pour s'échapper de temps en temps ?
Le titre de ce billet est extrait de la chanson "La routine", de Franck Monnet.
Comme beaucoup de couples travaillant à Paris, Benjamin Berton et sa compagne, Céline, se sont installés en province, mais assez près de Paris, toutefois. Ils vivent depuis quelques années déjà au Mans, ville où travaille la jeune femme, tandis que Benjamin fait l'aller-retour à la capitale chaque jour par le TGV. Une petite vie tranquille, comme en rêvent beaucoup de couples trentenaires.
Mais, sous la pression familiale, amicale et sociale, Céline et Benjamin se décident un jour à devenir... propriétaires. Fini, l'appartement loué près de la gare, direction un quartier périphérique et pavillonnaire. La recherche est longue, nos deux tourtereaux ne veulent pas d'un choix à la légère, mais cherchent la maison de leurs rêves.
Ils vont finir par la trouver rue Ambelain, à 10 minutes à pied de la gare. La maison est grande, comprend un jardin, a été rénovée entièrement il y a peu de temps. L'endroit idéal. Le couple qui vivait là, a choisi de vendre et dé partir dans le sud, après quelques moments difficiles, la perte d'un enfant et la maladie de la femme. Des évènements douloureux, certes, mais pas de quoi refroidir Céline et Benjamin qui emménagent là rapidement.
Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, Céline annonce à Benjamin, le soir même de la signature de l'acte de vente, qu'elle est enceinte... Et voilà nos deux protagonistes parents, d'une charmante petite Ana. Oui, vraiment, ces deux-là ont vraiment tout pour être heureux...
Quoi que... L'arrivée d'Ana change un peu la donne : le rythme de vie s'accélère, les responsabilités augmentent, la fatigue s'accumulent, l'intimité du couple y perd un peu... Et puis, peu à peu va s'installer le pire ennemi du couple : la routine... Les journées s'enchaînent, le schéma est immuable, l'ennui gagne du terrain.
Eloignés de leur famille et de leurs amis, Benjamin et Céline n'ont que leur travail et leurs voisins pour aller prendre l'air à l'extérieur de la bulle familiale. Du coup, la vie de couple s'avère de moins en moins idyllique, Benjamin et Céline deviennent irascibles, les disputes se font plus nombreuses, les désaccords aussi. Au point que, parfois, Benjamin déserte carrément le lit conjugal pour aller passer la nuit dans la pièce qu'il a aménagée en bureau. Cette pièce que les précédents propriétaires avaient surnommée "la chambre du milieu" et qu'ils tenaient en permanence fermée à clef.
Passé le moment de surprise devant ce fait, et la curiosité aidant, Benjamin et Céline n'ont pas poursuivi dans cette voie, réaménageant la pièce et lui redonnant donc une place à part entière. Mais, voilà que Benjamin y ressent de drôles de choses quand il y reste un peu trop longtemps... Un vague malaise et surtout, le sentiment que le temps ne s'y déroule pas tout à fait de la même façon qu'ailleurs.
D'impressions en indices notés ça et là, Benjamin en est persuadé, cette chambre a un pouvoir : celuinde voyager dans le temps. Pourquoi, comment, il n'en a aucune idée, mais il est certain des effets qu'à cette chambre et il entend bien les percer à jour...
Entre sa vie conjugale qui s'étiole, ses sentiments pour Céline qui décroissent, ses recherches pour comprendre comment fonctionne cette mystérieuse chambre, les signes qu'il perçoit, conséquences de ses séjours dans la chambre, Benjamin s'éloigne progressivement de la réalité pour entrer dans une existence fantomatique, celle d'un "ectoplasme", comme il surnomme son alter ego, celui qui prend sa place pendant ses voyages dans le temps.
Une expérience paranormale qui lui fait ressentir de plus en plus péniblement sa vie de couple au point de tout faire pour la détruire, mais sans jamais oser rompre lui-même. De l'adultère à un comportement odieux à la maison, on sent Benjamin prêt à tout pour faire craquer Céline et la pousser elle, à rompre.
L'impasse, le drame semblent inéluctables. A moins que la solution ne se trouve là où tout s'est détraqué : dans la chambre à remonter le temps.
Bien sûr, le titre se réfère directement à l'un des classiques de H.G. Wells, pionnier de la SF, auteur de "la machine à explorer le temps". Mais, fans de SF et de fantastique, soyez prévenus, on est loin, très loin d'une aventure spatio-temporelle. Car, "la chambre a remonter le temps" est une auto-fiction versant plus dans le récit fantasmagorique...
Berton, avec cette irruption dans le monde merveilleux de l'auto-fiction, choisit de parler du couple. Un couple symptomatique de notre époque : trentenaire, bobo, diplômé et cultivé, mais aussi déraciné, auto-suffisant, sans réelles attaches ni amitiés. Seul le voisinage permet de sortir du rail du quotidien qui semble tracé à l'infini.
Ca commence par une fête des voisins, à laquelle Benjamin se rend presque à contre-coeur, mais, au final, une soirée sympa pour prendre contact. Et ça va se prolonger, pour Benjamin, par une amitié virile, au sein d'un groupe de protection du quartier. Le côté milice de quartier ne lui dit rien qui vaille, mais traquer rôdeurs, vandales et tagueurs finit par lui permettre d'échapper à une existence de plus en plus morose et de créer enfin un lien social, loin du TGV-boulot-dodo anonyme qui rythme sa vie. C'est dire si la vie devient pesante, quand son seul plaisir semble être de tourner dans son quartier la nuit, une barre de fer à la main...
Pour le reste, l'ennui empesé de cette vie de trentenaire bourgeois sans histoire finit par faire disjoncter Benjamin. Alors, oui, les autres couples de leur âge que sont amenés à rencontrer les Berton ont des vies plus atroces encore, pleines de malheurs alors que le calme plat règne sur leur propre vie. Mais justement, cette "pétole" a des effets pires encore qu'une bonne grosse tempête qui unirait le couple, le renforcerait dans l'épreuve.
Avec son cynisme et son humour à déconseiller aux amoureux du politiquement correct, Berton flingue le couple et l'auto-fiction pour faire du premier un enfer et de la seconde une longue hallucination. Tout en prenant bien soin de laisser planer un doute (mince, pour un vilain sceptique cynique dans mon genre) quant à la véracité des faits, il nous offre un voyage au bout de l'ennui (pour ses personnages, hein, pas pour le lecteur), l'ennui qui rend fou et distend les liens, les relations familiales et sociales, les sentiments, tout jusqu'aux jours qui passent, qui passent, qui paaaassent...
En satiriste, il met le doigt là où ça fait mal, et met en lumière cet ennui semble-t-il intrinsèquement lié à notre vie contemporaine, où l'aventure ne se trouve même plus au coin de la rue, où l'individualisme a tout rongé, même la famille, le couple, la parentalité...
Le mal du siècle, c'est cet ennui... Alors, pourquoi, à condition d'en maîtriser le fonctionnement, ne pas tous nous aménager une pièce à remonter le temps pour s'échapper de temps en temps ?
Le titre de ce billet est extrait de la chanson "La routine", de Franck Monnet.
vendredi 13 janvier 2012
Les vieux de la vieille 2, le retour.
Une nouvelle sortie aux éditions Héloïse d'Ormesson en ce début d'année et deuxième roman pour Viviane Chocas, plus de 5 ans après l'excellent "Bazar Magyar" (que je recommande vivement, surtout si vous êtes, comme moi, un incorrigible gourmand). Et pour ce deuxième livre, Viviane Chocas a choisi un titre qui devrais en intriguer plus d'un : "Je vais beaucoup mieux que mes copains morts"... Tout un programme pour une histoire qui devrait, enfin je l'espère, vous mener du rire aux larmes, grâce à une histoire qui oscille entre loufoquerie et drame.
Blanche a 27 ans. Cette jeune femme, dont on sait peu de choses de prime abord, est embauchée par une maison de retraite, la Maison des Roses, pour y proposer aux résidents, un atelier d'écriture. Les débuts sont pour le moins... poussifs. Peu de participants, une motivation minimale, une adhésion au projet toute relative. Pas de quoi réjouir la jeune femme qui ne ménage pourtant pas ses efforts.
Des efforts qui, petit à petit, vont finir par payer. Blanche gagne la confiance de la petite dizaine de fidèles qui reviennent régulièrement participer à son atelier et commencent à sortir de leur torpeur. Pardonnez-moi ce mot, ne l'interprétez surtout pas mal, Blanche apprivoise ces vieillards usés, abîmés par la vie et par l'âge, échoués dans cet établissement-mouroir comme des baleines sur un rivage.
D'ailleurs, pendant toute la première partie du roman, Blanche est la seule qui parle, se faisant, non l'interprète, mais le haut-parleur de ces vieux et de ces vieilles, venus d'horizons complètement différents. Un style particulier, parce qu'indirect, on se sent presque comme faisant partie de ce groupe de résidents, sensations bizarres...
Peu à peu, donc, Blanche réussit à faire s'ouvrir ces personnes devenues comme léthargiques, presque déjà mortes avant l'heure. Elle arrive à les faire parler d'eux, de leur vie passée, de leurs souvenirs... Elle les réveille de ce sommeil éternel qui semblait déjà les envelopper et leur redonne un but, un avenir, ramène littéralement à la vie ces Beaux et Belles au Bois Mourant.
Mais Blanche aussi, à leur contact, se sent revivre : son père est parti quand elle avait 5 ans, sa mère, jamais remise de ce départ, est morte 5 ans plus tôt, bref, c'est une famille, une tribu que reconstitue plus ou moins la jeune femme avec ce groupe de vieilles branches, fragiles mais pas brisées.
Ce qu'elle n'imagine pas, c'est qu'elle va aussi réveiller en eux un vent de révolte puissant dont elle va être la première "victime", emportée comme la Dorothy du Magicien d'Oz dans une aventure sur une route de briques vermeilles (comme la carte). Voilà que ces vieux s'animent soudain, une idée ancrée dans leurs vieilles caboches encore en état de fonctionnement. Ils reprennent même la parole, à partir de là, redevenant des êtres humains autonomes dotés d'une raison propre et de projet, de joie de vivre et de désirs.
Kidnappée par ces vieilles ganaches décidément pleines de ressources, voilà notre Blanche au volant d'un improbable fourgon, embringuée malgré elle (ou pas) dans une quête aléatoire, folle, illusoire et pourtant si forte de symboles. Une quête qui, après quelques péripéties, va lui permettre, à son tour, de renouer avec son douloureux passé familial.
Arrêtons-nous un instant sur Blanche. Elle aussi est blessé, je vous ai expliqué l'origine de ses blessures. Mais il en a résulté un vrai traumatisme qu'elle essaye de guérir en refusant tout attachement. Elle va d'aventure sans lendemain en aventure sans lendemain, cherchant d'abord une jouissance physique mais pas de sentiment, surtout pas.
On ne sait rien de sa vie en dehors de l'atelier d'écriture et des journées de travail à la Maison des Roses. On la voit juste profiter de moments torrides en compagnie d'un homme dont on ne connaîtra même jamais le prénom, dans une relation exclusivement physique jusqu'à ce qu'elle aussi, sans doute réveillée elle aussi à la vie par son aventure forcée avec ses élèves, ne prenne conscience qu'elle ne peut se satisfaire seulement de sexe, que la jouissance ne comble pas tous ses manques.
Idem pour son passé, trop longtemps laissé dans l'ombre. La rébellion de ses têtes chenues sera le déclic pour enfin oser regarder sa complexe vie de famille en face et cesser de jouer les autruches. Pour elle aussi, après sa rencontres avec ces vieillards pas si indignes que ça, bien au contraire, la vie va recommencer, sur de nouvelles bases, pour profiter, on l'imagine, d'un avenir plus serein (mais, ça, c'est une autre histoire)...
Et, si elle pourrait être la petite-fille, voire l'arrière-petite-fille de certains de ceux qu'elle appelle "ses ouailles, ses élèves, ses enfants, ses compagnons de cavale", on lui découvre beaucoup de points communs avec eux. Ou en tout cas avec celle qui s'est le plus dévoilée, Renée, nonagénaire décomplexée, femme au combien moderne pour son temps, libre, émancipée mais si seule désormais.
Car, la solitude, voilà la mal le plus violent qui frappe à la lecture de ce livre. Bien plus que le déclin physique dû au grand âge, bien plus que les soucis du quotidien quand on entre dans le troisième et même le quatrième âge. Oui, l'ennui, la solitude, voilà ce qui les bouffe, ces vieux. Ce que Blanche va leur apporter, c'est la possibilité de communiquer, et de communiquer entre eux, avant tout, compagnons de galère qui, finalement, vivaient ensemble sans vraiment s'en rendre compte, sans se connaître, murés dans le silence, presque coupables d'être encore de ce monde.
Blanche aussi est seule, mal à l'aise dans son époque, son monde. Prisonnière de son passé, jamais tournée vers son avenir. C'est justement Renée, la doyenne du groupe, mais aussi la plus riche, tant sur un plan social et matériel, qu'en terme d'expériences de vie, qui va lui faire comprendre qu'elle aussi doit retrouver le désir. Pas seulement le désir physique (qui ne disparaît pas avec l'âge, lui explique Renée, mais qui devient tabou, impossible), mais aussi le désir de vivre, de se projeter dans l'avenir, d'aller de l'avant quand il en est encore temps.
Voilà la leçon principale que j'ai retenue de ce livre. Un "Carpe Diem" non plus inculqué aux élèves adolescents d'un quelconque club de poésie mais par des aînés membres d'un improbable atelier d'écriture... "Je vais mieux que mes copains morts" est un roman qui fait du bien, dont on ressort avec le sourire, même si l'on passe, pendant la lecture, d'un bout à l'autre de la palette des émotions...
Le titre de ce billet renvoie au film de Gilles Grangier, dans lequel Gabin et Fresnay cabotinaient joyeusement et j'ai retrouvé ce pétillement, cette malice dans la partie du livre où nos vieux prennent la poudre d'escampette. Mais, la première partie, avec ces êtres inanimés dont on se demande s'ils ont encore une âme, est dure, déroutante, tandis que la dernière partie, révélation du passé de Blanche, est carrément bouleversante.
Dommage, j'aurais aimé revoir les vieux une dernière fois avant la fin du livre, savoir si leur relation avec Blanche pourrait se poursuivre. Mais, j'ai cru comprendre que leur réveil n'était pas éphémère et qu'ils allaient probablement encore en faire voir des vertes et des pas mûres au personnel de la Maison des Roses. Vieilles ganaches ou vieux potaches ?
Viviane Chocas, elle, signe un deuxième roman dans lequel j'ai retrouvé la même sensualité qui m'avait tant plus dans son premier livre. Dans "Bazar Magyar", c'était par la nourriture que cette sensualité s'exprimait, ici, elle est beaucoup plus charnelle, mais elle s'incarne aussi dans la joie d'être en vie, dans la volupté qu'il y a à être vivant.
Ce livre vous surprendra sûrement tant par sa forme que par son fond, mais c'est une lecture qui ne vous laissera pas de marbre et qui vous donnera un coup de fouet salutaire, un bol d'optimisme tout à fait bienvenu par les temps qui courent.
Blanche a 27 ans. Cette jeune femme, dont on sait peu de choses de prime abord, est embauchée par une maison de retraite, la Maison des Roses, pour y proposer aux résidents, un atelier d'écriture. Les débuts sont pour le moins... poussifs. Peu de participants, une motivation minimale, une adhésion au projet toute relative. Pas de quoi réjouir la jeune femme qui ne ménage pourtant pas ses efforts.
Des efforts qui, petit à petit, vont finir par payer. Blanche gagne la confiance de la petite dizaine de fidèles qui reviennent régulièrement participer à son atelier et commencent à sortir de leur torpeur. Pardonnez-moi ce mot, ne l'interprétez surtout pas mal, Blanche apprivoise ces vieillards usés, abîmés par la vie et par l'âge, échoués dans cet établissement-mouroir comme des baleines sur un rivage.
D'ailleurs, pendant toute la première partie du roman, Blanche est la seule qui parle, se faisant, non l'interprète, mais le haut-parleur de ces vieux et de ces vieilles, venus d'horizons complètement différents. Un style particulier, parce qu'indirect, on se sent presque comme faisant partie de ce groupe de résidents, sensations bizarres...
Peu à peu, donc, Blanche réussit à faire s'ouvrir ces personnes devenues comme léthargiques, presque déjà mortes avant l'heure. Elle arrive à les faire parler d'eux, de leur vie passée, de leurs souvenirs... Elle les réveille de ce sommeil éternel qui semblait déjà les envelopper et leur redonne un but, un avenir, ramène littéralement à la vie ces Beaux et Belles au Bois Mourant.
Mais Blanche aussi, à leur contact, se sent revivre : son père est parti quand elle avait 5 ans, sa mère, jamais remise de ce départ, est morte 5 ans plus tôt, bref, c'est une famille, une tribu que reconstitue plus ou moins la jeune femme avec ce groupe de vieilles branches, fragiles mais pas brisées.
Ce qu'elle n'imagine pas, c'est qu'elle va aussi réveiller en eux un vent de révolte puissant dont elle va être la première "victime", emportée comme la Dorothy du Magicien d'Oz dans une aventure sur une route de briques vermeilles (comme la carte). Voilà que ces vieux s'animent soudain, une idée ancrée dans leurs vieilles caboches encore en état de fonctionnement. Ils reprennent même la parole, à partir de là, redevenant des êtres humains autonomes dotés d'une raison propre et de projet, de joie de vivre et de désirs.
Kidnappée par ces vieilles ganaches décidément pleines de ressources, voilà notre Blanche au volant d'un improbable fourgon, embringuée malgré elle (ou pas) dans une quête aléatoire, folle, illusoire et pourtant si forte de symboles. Une quête qui, après quelques péripéties, va lui permettre, à son tour, de renouer avec son douloureux passé familial.
Arrêtons-nous un instant sur Blanche. Elle aussi est blessé, je vous ai expliqué l'origine de ses blessures. Mais il en a résulté un vrai traumatisme qu'elle essaye de guérir en refusant tout attachement. Elle va d'aventure sans lendemain en aventure sans lendemain, cherchant d'abord une jouissance physique mais pas de sentiment, surtout pas.
On ne sait rien de sa vie en dehors de l'atelier d'écriture et des journées de travail à la Maison des Roses. On la voit juste profiter de moments torrides en compagnie d'un homme dont on ne connaîtra même jamais le prénom, dans une relation exclusivement physique jusqu'à ce qu'elle aussi, sans doute réveillée elle aussi à la vie par son aventure forcée avec ses élèves, ne prenne conscience qu'elle ne peut se satisfaire seulement de sexe, que la jouissance ne comble pas tous ses manques.
Idem pour son passé, trop longtemps laissé dans l'ombre. La rébellion de ses têtes chenues sera le déclic pour enfin oser regarder sa complexe vie de famille en face et cesser de jouer les autruches. Pour elle aussi, après sa rencontres avec ces vieillards pas si indignes que ça, bien au contraire, la vie va recommencer, sur de nouvelles bases, pour profiter, on l'imagine, d'un avenir plus serein (mais, ça, c'est une autre histoire)...
Et, si elle pourrait être la petite-fille, voire l'arrière-petite-fille de certains de ceux qu'elle appelle "ses ouailles, ses élèves, ses enfants, ses compagnons de cavale", on lui découvre beaucoup de points communs avec eux. Ou en tout cas avec celle qui s'est le plus dévoilée, Renée, nonagénaire décomplexée, femme au combien moderne pour son temps, libre, émancipée mais si seule désormais.
Car, la solitude, voilà la mal le plus violent qui frappe à la lecture de ce livre. Bien plus que le déclin physique dû au grand âge, bien plus que les soucis du quotidien quand on entre dans le troisième et même le quatrième âge. Oui, l'ennui, la solitude, voilà ce qui les bouffe, ces vieux. Ce que Blanche va leur apporter, c'est la possibilité de communiquer, et de communiquer entre eux, avant tout, compagnons de galère qui, finalement, vivaient ensemble sans vraiment s'en rendre compte, sans se connaître, murés dans le silence, presque coupables d'être encore de ce monde.
Blanche aussi est seule, mal à l'aise dans son époque, son monde. Prisonnière de son passé, jamais tournée vers son avenir. C'est justement Renée, la doyenne du groupe, mais aussi la plus riche, tant sur un plan social et matériel, qu'en terme d'expériences de vie, qui va lui faire comprendre qu'elle aussi doit retrouver le désir. Pas seulement le désir physique (qui ne disparaît pas avec l'âge, lui explique Renée, mais qui devient tabou, impossible), mais aussi le désir de vivre, de se projeter dans l'avenir, d'aller de l'avant quand il en est encore temps.
Voilà la leçon principale que j'ai retenue de ce livre. Un "Carpe Diem" non plus inculqué aux élèves adolescents d'un quelconque club de poésie mais par des aînés membres d'un improbable atelier d'écriture... "Je vais mieux que mes copains morts" est un roman qui fait du bien, dont on ressort avec le sourire, même si l'on passe, pendant la lecture, d'un bout à l'autre de la palette des émotions...
Le titre de ce billet renvoie au film de Gilles Grangier, dans lequel Gabin et Fresnay cabotinaient joyeusement et j'ai retrouvé ce pétillement, cette malice dans la partie du livre où nos vieux prennent la poudre d'escampette. Mais, la première partie, avec ces êtres inanimés dont on se demande s'ils ont encore une âme, est dure, déroutante, tandis que la dernière partie, révélation du passé de Blanche, est carrément bouleversante.
Dommage, j'aurais aimé revoir les vieux une dernière fois avant la fin du livre, savoir si leur relation avec Blanche pourrait se poursuivre. Mais, j'ai cru comprendre que leur réveil n'était pas éphémère et qu'ils allaient probablement encore en faire voir des vertes et des pas mûres au personnel de la Maison des Roses. Vieilles ganaches ou vieux potaches ?
Viviane Chocas, elle, signe un deuxième roman dans lequel j'ai retrouvé la même sensualité qui m'avait tant plus dans son premier livre. Dans "Bazar Magyar", c'était par la nourriture que cette sensualité s'exprimait, ici, elle est beaucoup plus charnelle, mais elle s'incarne aussi dans la joie d'être en vie, dans la volupté qu'il y a à être vivant.
Ce livre vous surprendra sûrement tant par sa forme que par son fond, mais c'est une lecture qui ne vous laissera pas de marbre et qui vous donnera un coup de fouet salutaire, un bol d'optimisme tout à fait bienvenu par les temps qui courent.
jeudi 12 janvier 2012
"Pourtant, que la montagne est belle..." (Jean Ferrat).
L'hiver est bien doux, cette année, alors, pour retrouver quelques sensations de saison, pour frissonner, entendre crisser la neige sous ses pas mais surtout découvrir des paysages magiques et une ambiance propice à une histoire très noire et pleine de rancoeurs tenaces, en route pour les Pyrénées, cadre d'un premier roman qui se laisse agréablement lire... Un roman sobrement intitulé "Glacé" et signé par Bernard Minier (en grand format chez XO), un auteur qui connaît bien ces montagnes pour être lui-même originaire des Pyrénées...
En ce froid hiver 2008, à quelques jour de Noël, la paisible ville de Saint-Martin-de-Comminges va connaître un drame peu ordinaire... Alors qu'ils montent par le téléphérique jusqu'à la centrale hydroélectrique située dans la montagne, à plus de 2000 mètres d'altitude, des ouvriers découvrent, stupéfaits, un corps suspendus au portique du téléphérique. Pas le corps d'un homme, celui d'un cheval...
L'émotion est grande devant la barbarie avec laquelle l'animal a été tué, mais justifie-t-elle pour autant qu'on fasse appel à la criminelle ? Voilà ce que se demande le commandant Servaz, à qui cette enquête inédite a été confiée. Alors qu'il enquête sur l'assassinat d'un SDF probablement par des adolescents, le voilà obligé de courir après un tueur de cheval...
Mais, une fois sur place, Servaz va mieux comprendre l'empressement de ses supérieurs à l'envoyer au pied des montagnes pyrénéennes pour résoudre ce "crime" : le cheval appartient à Eric Lombard, descendant d'une famille de notable de Saint-Martin et devenu un homme puissant à la tête d'un groupe industriel multinational.
Mais, ce qui va frapper Servaz, à peine arrivé, c'est la tension qui règne dans cette vallée encaissée, surplombée par ces montagnes aussi majestueuses que potentiellement hostiles. Que dis-je, la tension ? La peur. Mais peur de quoi ? Est-ce la présence voisine d'un établissement psychiatrique unique en Europe qui explique une telle inquiétude ? Car, derrière ces murs, dans ce bâtiment peu accueillant, sont détenus certains des criminels les plus dangereux du moment...
Un établissement où tout est loin d'être aussi irréprochable que ses responsables voudraient le faire croire à l'extérieur. C'est ce que va découvrir très vite une nouvelle psy, originaire de Suisse, Diane Berg. Une jeune femme qui a bien du mal à s'habituer à ses nouvelles conditions de vie et de travail dans un lieu où le personnel lui paraît presque aussi bizarre que les détenus... Elle aussi, sans lien avec ce qui se passe à l'extérieur, va mener sa petite enquête pour essayer de mieux comprendre où elle a mis les pieds.
Bien sûr, eu égard aux conditions terribles du meurtre du pur-sang, Servaz et tous ceux qui ont eu accès à son cadavre, ne peuvent s'empêcher de songer à l'acte d'un de ces fous furieux, enfermés là-haut. Mais, Servaz, malgré son jeune âge (il va fêter prochainement ses 40 ans) est un flic à l'ancienne. Hypocondriaque, un poil trouillard, disons-le, en tout cas plus porté sur l'intuition que sur l'action, Servaz entend bien explorer toutes les pistes avant de conclure peut-être trop vite à l'acte d'un criminel déjà connu...
Epaulé par Irène Ziegler, jeune capitaine de gendarmerie, et par son adjoint, Esperandieu, le joliment nommé, Servaz va entamer une enquête qui va le plonger tête la première dans cette froide région de montagne, accueillante aux touristes, mais repliée sur elle-même, terreau fertile aux secrets de familles, aux rumeurs, aux rancunes de longue durée, aux jalousies...
Et, même si Servaz veut se donner du temps pour mener ses investigations dans différentes directions, bientôt, c'est justement le temps qui va lui manquer. Car le nouveau corps qui est découvert, lui aussi pendu en pleine montagne, est celui d'un homme. Voilà qui change considérablement la donne...
Voilà donc un premier polar, car je me suis vraiment senti dans un roman à la Simenon, avec cette province étouffante et étouffée, cette météo qui rend la nature environnante hostile et les lieux peu accueillants et ces notables au bras longs, aux relations remontant à la cour d'école et qui, derrière leur statut social, ont bien souvent beaucoup à cacher...
Car, le point commun de tous ceux, qu'ils soient enquêteurs, témoins, suspects, qui gravitent dans cette enquête complexe où plusieurs histoires apparemment sans lien viennent s'entre-mêler, c'est le passé... Un passé marqué par des drames et qui influencent leur vie actuelle et les évènements violents qui se déroulent autour de Saint-Martin-de-Comminges. Difficile d'en dire plus sans dévoiler des éléments clefs de cette histoire... A part, évidemment, de ne pas trop vous fier aux apparences, car, comme Servaz, le lecteur est un étranger à ces lieux paradoxalement repliés sur eux-même alors qu'ils sont cernés par la nature et doit se faire aux us et coutumes de l'endroit.
Mais, et c'est aussi là que ce roman est intéressant, c'est qu'au parrainage de Simenon, il ajoute un clin d'oeil appuyé au "Silence des agneaux", avec la présence glaçante, c'est le cas de le dire, de Julian Hirtmann, ancien magistrat, arrêté dans un premier temps pour le meurtre de sa femme et de son amant. Au cours de cette enquête, on réalisera que derrière ce notable (encore !), se cachait en fait un tueur en série implacable et insaisissable.
Voilà comment il s'est retrouvé enfermé dans cet établissement pyrénéen, l'institut Wargnier, dont il est LE patient le plus célèbre... Et je dois dire qu'à la fois son rôle dans l'histoire et la nature de ses apparitions m'ont irrésistiblement fait penser au personnage d'Hannibal Lecter : raffinement, intelligence, culture, roublardise, perversité, sens stratégique... En tout cas, l'allusion fonctionne bien, ce personnage effrayant s'intègre parfaitement à l'histoire, offrant même aux enquêteurs (et à ceux qui voudraient voir cette affaire bouclée au plus vite) un coupable aussi idéal que commode.
Intéressant aussi de retrouver un enquêteur à l'ancienne, fonctionnant au flair et remontant les pistes grâce aux faits qu'on lui soumet ou qu'il découvre. On est loin des Experts en tous genres, leurs technologies aboutissant d'ailleurs à la découverte d'indices improbables et menant droit à des impasses.
Le lecteur, lui, se retrouve pris dans une espèce de jeu de Cluedo (sans colonel Moutarde, bibliothèque ou chandelier) où chacun pourrait bien avoir des raison de tuer et de réaliser ces macabres mises en scène. Et l'on se prend au jeu, on échafaude des scénarios possibles, on esquinte la présomption d'innocence en se disant soudain : "ça y est, je sais qui est le, qui sont les coupables !". Et on se trompe, forcément.
Car "Glacé" bénéficie d'une histoire bien menée, aux mécanismes implacables. Les différentes pistes mènent à des histoires différentes qui se rejoignent dans cette vallée, sorte de boîte de Pandore, ouverte une nuit d'hiver. Mais, ce qui fait le sel de ce livre, ce faisceau de pistes, devient aussi, à mes yeux, sa principale faiblesse lorsque l'heure du dénouement arrive.
Nous voici alors pris dans une avalanche de rebondissements, si je peux m'autoriser ce mot, qui me paraît adéquat étant donné le contexte pyrénéen. Quand il n'y en a plus, il y en a encore, car il faut bien trouver à chaque histoire sa chute, à chaque personnage la motivation de ses actes. Ca donne une fin "touffue", peut-être un peu trop, et un twist que j'ai trouvé un peu facile...
Pour autant, je ne vais pas bouder mon plaisir, j'ai lu sans m'ennuyer ces 550 pages et j'ai découvert, avec Servaz et ses acolytes, des personnages que j'ai envie de retrouver dans de nouvelles enquêtes (ce qui sera le cas je crois, et j'espère, avec le capitaine Ziegler aussi, s'il vous plaît, Monsieur Minier...), de les voir évoluer (d'autant que l'épilogue de "Glacé" nous laisse entrevoir des situations pas ordinaires à venir entre Servaz et Espérandieu) et de retrouver aussi ces montagnes, pourtant si belles, comme le chantait Ferrat, mais aussi effrayantes et propices aux intrigues.
"Glacé" est un premier roman, ne l'oublions pas. Nul doute que tout va s'affiner avec l'expérience et les retours de lecteurs qui, à l'image du mien, semblent en majorité favorables, avec quelques bémols bien pardonnables.
En ce froid hiver 2008, à quelques jour de Noël, la paisible ville de Saint-Martin-de-Comminges va connaître un drame peu ordinaire... Alors qu'ils montent par le téléphérique jusqu'à la centrale hydroélectrique située dans la montagne, à plus de 2000 mètres d'altitude, des ouvriers découvrent, stupéfaits, un corps suspendus au portique du téléphérique. Pas le corps d'un homme, celui d'un cheval...
L'émotion est grande devant la barbarie avec laquelle l'animal a été tué, mais justifie-t-elle pour autant qu'on fasse appel à la criminelle ? Voilà ce que se demande le commandant Servaz, à qui cette enquête inédite a été confiée. Alors qu'il enquête sur l'assassinat d'un SDF probablement par des adolescents, le voilà obligé de courir après un tueur de cheval...
Mais, une fois sur place, Servaz va mieux comprendre l'empressement de ses supérieurs à l'envoyer au pied des montagnes pyrénéennes pour résoudre ce "crime" : le cheval appartient à Eric Lombard, descendant d'une famille de notable de Saint-Martin et devenu un homme puissant à la tête d'un groupe industriel multinational.
Mais, ce qui va frapper Servaz, à peine arrivé, c'est la tension qui règne dans cette vallée encaissée, surplombée par ces montagnes aussi majestueuses que potentiellement hostiles. Que dis-je, la tension ? La peur. Mais peur de quoi ? Est-ce la présence voisine d'un établissement psychiatrique unique en Europe qui explique une telle inquiétude ? Car, derrière ces murs, dans ce bâtiment peu accueillant, sont détenus certains des criminels les plus dangereux du moment...
Un établissement où tout est loin d'être aussi irréprochable que ses responsables voudraient le faire croire à l'extérieur. C'est ce que va découvrir très vite une nouvelle psy, originaire de Suisse, Diane Berg. Une jeune femme qui a bien du mal à s'habituer à ses nouvelles conditions de vie et de travail dans un lieu où le personnel lui paraît presque aussi bizarre que les détenus... Elle aussi, sans lien avec ce qui se passe à l'extérieur, va mener sa petite enquête pour essayer de mieux comprendre où elle a mis les pieds.
Bien sûr, eu égard aux conditions terribles du meurtre du pur-sang, Servaz et tous ceux qui ont eu accès à son cadavre, ne peuvent s'empêcher de songer à l'acte d'un de ces fous furieux, enfermés là-haut. Mais, Servaz, malgré son jeune âge (il va fêter prochainement ses 40 ans) est un flic à l'ancienne. Hypocondriaque, un poil trouillard, disons-le, en tout cas plus porté sur l'intuition que sur l'action, Servaz entend bien explorer toutes les pistes avant de conclure peut-être trop vite à l'acte d'un criminel déjà connu...
Epaulé par Irène Ziegler, jeune capitaine de gendarmerie, et par son adjoint, Esperandieu, le joliment nommé, Servaz va entamer une enquête qui va le plonger tête la première dans cette froide région de montagne, accueillante aux touristes, mais repliée sur elle-même, terreau fertile aux secrets de familles, aux rumeurs, aux rancunes de longue durée, aux jalousies...
Et, même si Servaz veut se donner du temps pour mener ses investigations dans différentes directions, bientôt, c'est justement le temps qui va lui manquer. Car le nouveau corps qui est découvert, lui aussi pendu en pleine montagne, est celui d'un homme. Voilà qui change considérablement la donne...
Voilà donc un premier polar, car je me suis vraiment senti dans un roman à la Simenon, avec cette province étouffante et étouffée, cette météo qui rend la nature environnante hostile et les lieux peu accueillants et ces notables au bras longs, aux relations remontant à la cour d'école et qui, derrière leur statut social, ont bien souvent beaucoup à cacher...
Car, le point commun de tous ceux, qu'ils soient enquêteurs, témoins, suspects, qui gravitent dans cette enquête complexe où plusieurs histoires apparemment sans lien viennent s'entre-mêler, c'est le passé... Un passé marqué par des drames et qui influencent leur vie actuelle et les évènements violents qui se déroulent autour de Saint-Martin-de-Comminges. Difficile d'en dire plus sans dévoiler des éléments clefs de cette histoire... A part, évidemment, de ne pas trop vous fier aux apparences, car, comme Servaz, le lecteur est un étranger à ces lieux paradoxalement repliés sur eux-même alors qu'ils sont cernés par la nature et doit se faire aux us et coutumes de l'endroit.
Mais, et c'est aussi là que ce roman est intéressant, c'est qu'au parrainage de Simenon, il ajoute un clin d'oeil appuyé au "Silence des agneaux", avec la présence glaçante, c'est le cas de le dire, de Julian Hirtmann, ancien magistrat, arrêté dans un premier temps pour le meurtre de sa femme et de son amant. Au cours de cette enquête, on réalisera que derrière ce notable (encore !), se cachait en fait un tueur en série implacable et insaisissable.
Voilà comment il s'est retrouvé enfermé dans cet établissement pyrénéen, l'institut Wargnier, dont il est LE patient le plus célèbre... Et je dois dire qu'à la fois son rôle dans l'histoire et la nature de ses apparitions m'ont irrésistiblement fait penser au personnage d'Hannibal Lecter : raffinement, intelligence, culture, roublardise, perversité, sens stratégique... En tout cas, l'allusion fonctionne bien, ce personnage effrayant s'intègre parfaitement à l'histoire, offrant même aux enquêteurs (et à ceux qui voudraient voir cette affaire bouclée au plus vite) un coupable aussi idéal que commode.
Intéressant aussi de retrouver un enquêteur à l'ancienne, fonctionnant au flair et remontant les pistes grâce aux faits qu'on lui soumet ou qu'il découvre. On est loin des Experts en tous genres, leurs technologies aboutissant d'ailleurs à la découverte d'indices improbables et menant droit à des impasses.
Le lecteur, lui, se retrouve pris dans une espèce de jeu de Cluedo (sans colonel Moutarde, bibliothèque ou chandelier) où chacun pourrait bien avoir des raison de tuer et de réaliser ces macabres mises en scène. Et l'on se prend au jeu, on échafaude des scénarios possibles, on esquinte la présomption d'innocence en se disant soudain : "ça y est, je sais qui est le, qui sont les coupables !". Et on se trompe, forcément.
Car "Glacé" bénéficie d'une histoire bien menée, aux mécanismes implacables. Les différentes pistes mènent à des histoires différentes qui se rejoignent dans cette vallée, sorte de boîte de Pandore, ouverte une nuit d'hiver. Mais, ce qui fait le sel de ce livre, ce faisceau de pistes, devient aussi, à mes yeux, sa principale faiblesse lorsque l'heure du dénouement arrive.
Nous voici alors pris dans une avalanche de rebondissements, si je peux m'autoriser ce mot, qui me paraît adéquat étant donné le contexte pyrénéen. Quand il n'y en a plus, il y en a encore, car il faut bien trouver à chaque histoire sa chute, à chaque personnage la motivation de ses actes. Ca donne une fin "touffue", peut-être un peu trop, et un twist que j'ai trouvé un peu facile...
Pour autant, je ne vais pas bouder mon plaisir, j'ai lu sans m'ennuyer ces 550 pages et j'ai découvert, avec Servaz et ses acolytes, des personnages que j'ai envie de retrouver dans de nouvelles enquêtes (ce qui sera le cas je crois, et j'espère, avec le capitaine Ziegler aussi, s'il vous plaît, Monsieur Minier...), de les voir évoluer (d'autant que l'épilogue de "Glacé" nous laisse entrevoir des situations pas ordinaires à venir entre Servaz et Espérandieu) et de retrouver aussi ces montagnes, pourtant si belles, comme le chantait Ferrat, mais aussi effrayantes et propices aux intrigues.
"Glacé" est un premier roman, ne l'oublions pas. Nul doute que tout va s'affiner avec l'expérience et les retours de lecteurs qui, à l'image du mien, semblent en majorité favorables, avec quelques bémols bien pardonnables.
lundi 9 janvier 2012
"Le rat est l'avenir de l'homme".
Rassurez-vous, ce titre n'est pas emprunté à une nouvelle chanson de Jean Fait-rat, mais un slogan que l'on trouve dans le courant du roman "L'année du rat", de Régis Descott (Lattès). Un thriller d'anticipation très différent de ce que nous a proposé Descott jusque-là, avec des thrillers psychiatriques passionnants. Là, dans "l'année du rat", la folie est ambiante, ce qui n'est guère plus rassurante... Un thriller efficace, qui ne révolutionne pas le genre mais qui procure un bon moment de lecture, malgré une fin un peu conventionnelle.
Dans un futur proche, le monde a été bouleversé par le Troisième Conflit, un évènement que l'on comprend peu à peu avoir été une guerre de religion très violente. La pollution est devenue très dense dans les pays développés au point que certains habitants doivent vivre en permanence avec des bouteilles d'oxygène sur eux. Le choc conjugué de ces évènements a provoqué un violent rejet de la mort dans la société occidentale et la science a pris une place énorme afin de retarder cette échéance fatidique.
Des laboratoires pharmaceutiques proposent désormais des produits miracles permettant de retarder le vieillissement du corps, aussi bien en apparence que physiologiquement. Des remèdes à base de manipulations génétiques qui coûtent très cher et ne sont donc accessibles qu'à un certain nombre de privilégiés. Quant aux laboratoires, ils ont profité au maximum de cette nouvelle obsession pour ces nouvelles fontaines de jouvence et sont devenus des puissances économiques phénoménales, aussi intouchables que peu soucieux de déontologie.
Chim' est flic au sein de la BRT, la Brigade de Recherche et Traque. Un flic intègre dans un monde de corruption. Un flic compétent et réfléchi dans un univers où la force et la violence sont devenues les principaux arguments policiers. Un flic à part qui vit seul depuis que sa compagne, Véra, l'a quitté, quelques années plus tôt, ne lui laissant, en cadeau de départ, qu'un rat domestique dans une cage...
Mais, ce soir-là, Junior, le rat, est mort. De sa belle mort, rien d'inquiétant a priori. Mais, cela vient résonner avec une prédiction que lui a faite une vieille chinoise, au soir du départ en retraite d'un de ses collègues. "Aujourd'hui, la mort a pénétré chez toi"... Une prédiction qui laisse entendre que cette année ne sera pas une sinécure pour Chim'...
Bien sûr, il n'y croit pas, mais retrouver Junior, son seul compagnon véritable compagnon depuis 4 ans, mort, ça fait un choc. Dans la foulée, son chef, Colefax, une espèce de brute à l'autorité incontestable et aux méthodes expéditives, lui confie une enquête délicate : un septuple meurtre, d'une violence inouïe, dans une ferme isolée de Normandie. La mort étant "effacée" de la vie quotidienne, ce genre de faits divers fait tache et doit, évidemment, être traité au plus vite et dans la plus grande discrétion.
Mais, très vite, les premiers indices que Chim' récolte sur les lieux du carnage (indices qui prouvent que plusieurs individus ont participé à la tuerie) vont lui faire sentir que cette affaire est bien plus complexe que celles que l'on peut tranquillement balayer sous le tapis. Alors, il se lance à corps perdu dans cette enquête, contre vents et marées, dérangeant au passage des puissances qu'il conviendrait de ménager. Bref, il agit comme quelqu'un qui n'a plus rien à perdre.
Guidé par la seule soif de comprendre pourquoi 7 personnes sans histoire ont été massacrées, il va s'orienter vers une piste délirante : celle de la génétique et de manipulation pas franchement réjouissantes. Et, dès cet instant, une seule question va tarauder Chim' jusqu'à ce qu'il réussisse à l'étayer : les tueurs qu'il poursuit sont-ils vraiment des hommes ?
Agissant bientôt en franc tireur, lâché par sa hiérarchie qui s'est fait remonter les bretelles à cause de son enquête, Chim' va tout mettre en oeuvre pour remonter la piste des tueurs mais aussi de ceux contre qui ils ont décidé de se rebeller.
Pour cela, il va voyager jusqu'en Norvège, afin d'y rencontrer des spécialistes capables d'éclairer sa lanterne et d'accréditer ses hypothèses démentes, il va plonger sous la Manche pour s'introduire dans un site ultra-sensible, gueule du loup (ou du rat) mais clef de son enquête, avant d'affronter un apprenti sorcier terriblement puissant...
Une puissance qui l'englobera quand il comprendra que, lui aussi, n'est qu'un jouet, une pièce sur un échiquier aussi gigantesque qu'effrayant. Et que, au final, c'est après lui-même qu'il a couru, qu'il a pris autant de risques.
Il est amusant de voir qu'après "Obscura", son précédent roman, qui se déroulait à la fin du XIXème siècle, Descott a cette fois choisi de nous emmener dans le futur. Pour cela, l'auteur fait vibrer la corde sensible des peurs modernes de notre société pour fonder sa première incursion dans le thriller d'anticipation : choc des civilisations, pollution incontrôlable, manipulations génétiques... Pas forcément de grandes nouveautés dans les thématiques et les problématiques abordées, mais Descott sait faire dans l'efficacité. Ses scènes d'action s'enchaînent et le lecteur se retrouve embarqué à tout berzingue dans cette enquête et dans ce cauchemar qui se dessine progressivement.
Ajoutez à cela une figure tutélaire qui ne rassure guère, par ses nombreuses symboliques pas toujours reluisantes : le rat. Il est partout, omniprésent du début à la fin du livre, s'insinuant comme sait si bien le faire cet animal, dans tous les recoins, toutes les fissures, tous les conduits d'évacuation, toutes les galeries que nous sommes amenés à croiser à la suite de Chim'.
Mais ce n'est pas en chat que Chim' va devoir se métamorphoser (métaphoriquement parlant, bien sûr) mais bel et bien se mettre lui aussi à penser comme le ferait le rongeur afin d'anticiper les faites et gestes d'adversaires imprévisibles et sournois (qu'il s'agisse des tueurs, d'ailleurs, comme de ceux qui tirent les ficelles, ou croient les tirer).
Chim', dès le moment où Colefax lui confie cette affaire, est fait comme un rat, selon l'expression bien connue. Il a pénétré dans un labyrinthe dont l'issue ne pourra que lui déplaire... Et, l'analogie entre Chim' et le rat va se prolonger tout au long de l'histoire, dans une construction très habile et qui reste efficace même si l'on peut pressentir en partie le dénouement. Seule différence, mais elle est de taille, Chim' est seul et solitaire, même si on peut croire que cette solitude n'a pas toujours été choisie. Or, le rat est un animal des plus sociables qui agit en meute. Comme si l'individualisme était devenu la seule chose différenciant l'être humain de l'animal...
Descott, lui, a fait appel à quelques grands anciens en référence : HG Wells ("l'île du Docteur Moreau", pour les manipulations génétiques, plus utilitaires toutefois que chez Wells, où elles avaient avant tout un côté "décoratif"), George Orwell ("1984" ; Descott nous emmène dans un monde paranoïaque, fliqué à l'extrême, utilisant une novlangue pour cacher ce qui déplaît, comme le mot effacement qui a remplacé les mots mourir ou tuer) ou encore Daniel Keyes ("des fleurs pour Algernon", sauf que Charlie et Algernon pourraient bien n'être qu'un seul et même être coincé dans le labyrinthe de son existence).
J'ai aimé le rythme très rapide et très prenant de ce thriller que j'avais envie de lire depuis un certain temps, puisque Descott est un auteur que je surveille... Malgré tout, j'ai trouvé la fin assez conventionnelle, presque moralisatrice, là où le sujet pouvait laisser entrevoir une fin dramatique... Bizarrement, alors que Descott envisage apparemment notre avenir d'un oeil sombre et franchement pessimiste, il semble ne pas pouvoir s'empêcher de conserver une étincelle d'optimisme, de confiance en l'Homme qui lui permet d'alimenter la petite lueur au bout du tunnel.
Pour autant, on peut aussi interpréter différemment cette fin et y voir la fin d'une civilisation et l'avènement d'une nouvelle société placée sous le signe du rat... Comme si "l'année du rat" qui sert de titre au roman, n'était que l'année zéro de l'ère du rat...
Mais cette thèse est une extrapolation personnelle, Descott jouant l'ellipse sur certains évènements se déroulant en parallèle de l'enquête de Chim', presque comme s'il s'agissait d'une autre histoire. Une autre histoire qui lorgnerait du côté de l'oeuvre d'un Pierre Boulle, par exemple...
Dans un futur proche, le monde a été bouleversé par le Troisième Conflit, un évènement que l'on comprend peu à peu avoir été une guerre de religion très violente. La pollution est devenue très dense dans les pays développés au point que certains habitants doivent vivre en permanence avec des bouteilles d'oxygène sur eux. Le choc conjugué de ces évènements a provoqué un violent rejet de la mort dans la société occidentale et la science a pris une place énorme afin de retarder cette échéance fatidique.
Des laboratoires pharmaceutiques proposent désormais des produits miracles permettant de retarder le vieillissement du corps, aussi bien en apparence que physiologiquement. Des remèdes à base de manipulations génétiques qui coûtent très cher et ne sont donc accessibles qu'à un certain nombre de privilégiés. Quant aux laboratoires, ils ont profité au maximum de cette nouvelle obsession pour ces nouvelles fontaines de jouvence et sont devenus des puissances économiques phénoménales, aussi intouchables que peu soucieux de déontologie.
Chim' est flic au sein de la BRT, la Brigade de Recherche et Traque. Un flic intègre dans un monde de corruption. Un flic compétent et réfléchi dans un univers où la force et la violence sont devenues les principaux arguments policiers. Un flic à part qui vit seul depuis que sa compagne, Véra, l'a quitté, quelques années plus tôt, ne lui laissant, en cadeau de départ, qu'un rat domestique dans une cage...
Mais, ce soir-là, Junior, le rat, est mort. De sa belle mort, rien d'inquiétant a priori. Mais, cela vient résonner avec une prédiction que lui a faite une vieille chinoise, au soir du départ en retraite d'un de ses collègues. "Aujourd'hui, la mort a pénétré chez toi"... Une prédiction qui laisse entendre que cette année ne sera pas une sinécure pour Chim'...
Bien sûr, il n'y croit pas, mais retrouver Junior, son seul compagnon véritable compagnon depuis 4 ans, mort, ça fait un choc. Dans la foulée, son chef, Colefax, une espèce de brute à l'autorité incontestable et aux méthodes expéditives, lui confie une enquête délicate : un septuple meurtre, d'une violence inouïe, dans une ferme isolée de Normandie. La mort étant "effacée" de la vie quotidienne, ce genre de faits divers fait tache et doit, évidemment, être traité au plus vite et dans la plus grande discrétion.
Mais, très vite, les premiers indices que Chim' récolte sur les lieux du carnage (indices qui prouvent que plusieurs individus ont participé à la tuerie) vont lui faire sentir que cette affaire est bien plus complexe que celles que l'on peut tranquillement balayer sous le tapis. Alors, il se lance à corps perdu dans cette enquête, contre vents et marées, dérangeant au passage des puissances qu'il conviendrait de ménager. Bref, il agit comme quelqu'un qui n'a plus rien à perdre.
Guidé par la seule soif de comprendre pourquoi 7 personnes sans histoire ont été massacrées, il va s'orienter vers une piste délirante : celle de la génétique et de manipulation pas franchement réjouissantes. Et, dès cet instant, une seule question va tarauder Chim' jusqu'à ce qu'il réussisse à l'étayer : les tueurs qu'il poursuit sont-ils vraiment des hommes ?
Agissant bientôt en franc tireur, lâché par sa hiérarchie qui s'est fait remonter les bretelles à cause de son enquête, Chim' va tout mettre en oeuvre pour remonter la piste des tueurs mais aussi de ceux contre qui ils ont décidé de se rebeller.
Pour cela, il va voyager jusqu'en Norvège, afin d'y rencontrer des spécialistes capables d'éclairer sa lanterne et d'accréditer ses hypothèses démentes, il va plonger sous la Manche pour s'introduire dans un site ultra-sensible, gueule du loup (ou du rat) mais clef de son enquête, avant d'affronter un apprenti sorcier terriblement puissant...
Une puissance qui l'englobera quand il comprendra que, lui aussi, n'est qu'un jouet, une pièce sur un échiquier aussi gigantesque qu'effrayant. Et que, au final, c'est après lui-même qu'il a couru, qu'il a pris autant de risques.
Il est amusant de voir qu'après "Obscura", son précédent roman, qui se déroulait à la fin du XIXème siècle, Descott a cette fois choisi de nous emmener dans le futur. Pour cela, l'auteur fait vibrer la corde sensible des peurs modernes de notre société pour fonder sa première incursion dans le thriller d'anticipation : choc des civilisations, pollution incontrôlable, manipulations génétiques... Pas forcément de grandes nouveautés dans les thématiques et les problématiques abordées, mais Descott sait faire dans l'efficacité. Ses scènes d'action s'enchaînent et le lecteur se retrouve embarqué à tout berzingue dans cette enquête et dans ce cauchemar qui se dessine progressivement.
Ajoutez à cela une figure tutélaire qui ne rassure guère, par ses nombreuses symboliques pas toujours reluisantes : le rat. Il est partout, omniprésent du début à la fin du livre, s'insinuant comme sait si bien le faire cet animal, dans tous les recoins, toutes les fissures, tous les conduits d'évacuation, toutes les galeries que nous sommes amenés à croiser à la suite de Chim'.
Mais ce n'est pas en chat que Chim' va devoir se métamorphoser (métaphoriquement parlant, bien sûr) mais bel et bien se mettre lui aussi à penser comme le ferait le rongeur afin d'anticiper les faites et gestes d'adversaires imprévisibles et sournois (qu'il s'agisse des tueurs, d'ailleurs, comme de ceux qui tirent les ficelles, ou croient les tirer).
Chim', dès le moment où Colefax lui confie cette affaire, est fait comme un rat, selon l'expression bien connue. Il a pénétré dans un labyrinthe dont l'issue ne pourra que lui déplaire... Et, l'analogie entre Chim' et le rat va se prolonger tout au long de l'histoire, dans une construction très habile et qui reste efficace même si l'on peut pressentir en partie le dénouement. Seule différence, mais elle est de taille, Chim' est seul et solitaire, même si on peut croire que cette solitude n'a pas toujours été choisie. Or, le rat est un animal des plus sociables qui agit en meute. Comme si l'individualisme était devenu la seule chose différenciant l'être humain de l'animal...
Descott, lui, a fait appel à quelques grands anciens en référence : HG Wells ("l'île du Docteur Moreau", pour les manipulations génétiques, plus utilitaires toutefois que chez Wells, où elles avaient avant tout un côté "décoratif"), George Orwell ("1984" ; Descott nous emmène dans un monde paranoïaque, fliqué à l'extrême, utilisant une novlangue pour cacher ce qui déplaît, comme le mot effacement qui a remplacé les mots mourir ou tuer) ou encore Daniel Keyes ("des fleurs pour Algernon", sauf que Charlie et Algernon pourraient bien n'être qu'un seul et même être coincé dans le labyrinthe de son existence).
J'ai aimé le rythme très rapide et très prenant de ce thriller que j'avais envie de lire depuis un certain temps, puisque Descott est un auteur que je surveille... Malgré tout, j'ai trouvé la fin assez conventionnelle, presque moralisatrice, là où le sujet pouvait laisser entrevoir une fin dramatique... Bizarrement, alors que Descott envisage apparemment notre avenir d'un oeil sombre et franchement pessimiste, il semble ne pas pouvoir s'empêcher de conserver une étincelle d'optimisme, de confiance en l'Homme qui lui permet d'alimenter la petite lueur au bout du tunnel.
Pour autant, on peut aussi interpréter différemment cette fin et y voir la fin d'une civilisation et l'avènement d'une nouvelle société placée sous le signe du rat... Comme si "l'année du rat" qui sert de titre au roman, n'était que l'année zéro de l'ère du rat...
Mais cette thèse est une extrapolation personnelle, Descott jouant l'ellipse sur certains évènements se déroulant en parallèle de l'enquête de Chim', presque comme s'il s'agissait d'une autre histoire. Une autre histoire qui lorgnerait du côté de l'oeuvre d'un Pierre Boulle, par exemple...
vendredi 6 janvier 2012
On a clowné Cyrano de Bergerac !
Tout d'abord, un grand merci aux Editions Héloïse d'Ormesson qui m'ont permis de lire le roman dont nous allons parler avant tout le monde, ou presque. Si vous êtes des fidèle de ce blog ou si vous connaissez par d'autres forums mes goûts littéraires, vous savez sans doute déjà que Cyrano de Bergerac, en tout cas le personnage de la pièce d'Edmond Rostand, est mon personnage préféré, un personnage avec lequel je me trouve beaucoup de points communs. Je n'en dirai pas plus, même sous la torture... Alors, quand j'ai vu le titre du deuxième roman de Damien Luce, "Cyrano de Boudou", je me suis précipité dessus. Et je vous encourage à le faire aussi, puisqu'il vient tout juste de rejoindre toutes les bonnes librairies, comme on dit...
Auguste Gustave exerce le métier de souffleur, au théâtre. Et, en cette année 1913, il a l'insigne honneur d'être le souffleur le soir de la 1000ème représentation parisienne de "Cyrano de Bergerac", avec, dans le rôle titre, Charles Le Bargy (l'acteur qui a succédé dans le rôle à son créateur, le fameux Coquelin). Un Le Bargy traqueur, victime d'un trou de mémoire dans la fameuse tirade des "Non merci !"... Sauf qu'à ce moment fatidique, Auguste s'est endormi dans son trou et Le Bargy va devoir se dépatouiller seul pour retomber sur ses pieds (ceux des alexandrins de Rostand, bien sûr)...
A partir de cet incident presque anodin, Le Bargy et Auguste vont se rencontrer, découverte improbable, qui aurait pu se solder par une grosse colère du comédien à l'apogée de sa carrière, contre ce petit bonhomme presque transparent qui aurait pu, par son incompétence, provoquer son humiliation...
Pourtant ce ne sera pas le cas car cette rencontre va prendre une tournure bien plus personnelle, amicale, même, on peut le dire, malgré leurs différences : chacun des deux hommes va aider l'autre à se découvrir, à se connaître lui-même, à savoir ce qu'il a au fond de son être, de son coeur, de son âme.
Parce qu'Auguste n'est pas qu'un souffleur qui s'ennuie. Auguste, dans le civil, est clown... Et lorsqu'il place sur son propre nez (tiens, tiens...) le fameux postiche rouge, il se métamorphose. Il devient alors un personnage singulier, bien plus extraverti que ne l'est Auguste, bien plus doué et charismatique, un alter ego qu'il a baptisé Boudou, comme sa commune natale, située près de Montauban.
Mais voilà, lorsque Le Bargy découvre Boudou, Auguste garde pour lui tous ses talents cachés (acteur burlesque, ventriloque, marionnettiste, jongleur, etc.) et n'en tire ni fierté, ni profit. Car, Boudou, c'est juste son moi intérieur, son double rêvé, presque un idéal. Le personnage de Boudou, derrière le masque duquel il abrite sa timidité, habite Auguste, lui transmet de la confiance en lui, en fait un autre homme, un clown, son clown.
Car, nous avons tous en nous un clown, notre clown. Reste à le découvrir. Voilà ce que l'on découvre dans ce roman très poétique et joliment drôle (ou drôlement joli, d'ailleurs). Mais, Auguste / Boudou va aller plus loin : aidé par un escroc nommé... Louis Jouvet, il va se lancer dans sa propre aventure théâtrale, en parallèle de son boulot de souffleur. Une aventure aussi gonflée qu'originale : mettre en scène Cyrano avec Boudou et son nez rouge dans le rôle principal... Le tout, dans un nouveau théâtre parisien, le Vieux-Colombier.
Il faut lire ce livre pour mieux découvrir Boudou, Auguste et tous ceux qui gravitent autour de lui (d'eux ?) et dont, la plupart, sont des personnages réels, dont la plupart n'ont pas encore réalisé les exploits ou la carrière qui leur permettra d'atteindre une certaine postérité.
Mais, au-delà de l'histoire, le style de Damien Luce nous plonge dans un univers gentiment absurde qui rappelle évidemment les univers clownesques, avec ce mélange de grotesque et de tendresse qui mène le lecteur du rire au larmes. Un roman plein de références historiques et culturelles de l'époque habilement utilisées, plein de douceur, de rêve et d'imagination. Plein d'amour aussi.
Un un joli tour de force, car, nous avons en parallèle deux versions de Cyrano qui se jouent, mais ce que vit Auguste/Boudou dans son quotidien se rapproche aussi par bien des aspects de la pièce, même si le déroulement des scènes est différent. La relation aussi entre Auguste/Cyrano, Emma/Roxane et Jouvet/Christian diffère elle aussi, même si Luce nous offre une version originale et très touchante de ce curieux trio.
Mais "Cyrano de Boudou", c'est un hommage aux comédiens, à tous les comédiens, qu'ils soient vedettes ou anonymes, comédiens issus du Français ou autodidactes, comédiens sur les plus grandes scènes ou en pleine rue... Le Bargy et Auguste sont deux aspects très différents d'un même métier, mais ils vont échanger leurs savoir-faire respectifs pour s'enrichir l'un l'autre et devenir de meilleurs comédiens mais aussi, gageons-en, de meilleurs hommes.
Boudou oscille en permanence entre l'Auguste (le clown, hein, pas le prénom du personnage) et le clown blanc. Il est aussi un exemple pour nous apprendre à relativiser les choses : le seul port du nez rouge le protège du regard des autres, l'exempte du ridicule... Il l'aide à être libre, tout simplement. Et, pour enfin citer Cyrano, en étant son clown, on peut :
"chanter, rêver, rire, passer, être seul, être libre,
avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
pour un oui, pour un non, se battre - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire et de fortune,
à tel voyage auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
et modeste, d'ailleurs, se dire : mon petit,
sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Et quoi de mieux que l'imagination du clown pour monter le plus haut possible (jusqu'à la lune ?) et surtout, entraîner avec soi ce public qui regarde, au final, lui aussi, la lune et pas seulement le doigt de celui qui la montre ?
Ah oui, j'oubliais l'hommage au "père" de Cyrano, Edmond Rostand, qui traverse le livre de sa présence, depuis son adolescence jusqu'à sa réforme au moment de l'entrée dans la guerre de 14. Un Rostand qui finit par ne plus s'exprimer qu'en alexandrins, même dans les conversations les plus quotidiennes. Savoureux !
J'ai aimé ce roman lunaire et audacieux, loin des truculences qu'on prête habituellement à Cyrano, mais la sensibilité du personnage est bien là, intacte, et on s'attache à ce drôle de petit bonhomme, Auguste, qu'on aimerait voir être lui-même sans se cacher derrière son nez, comme Cyrano, en fait, qui sera sur le point de le devenir, grâce à l'amour de sa Roxane.
Mais, la vraie tragédie n'est jamais sur les planches. La vraie tragédie, c'est la vie. Et ni Auguste, ni Boudou n'y échappera.
Alors, sachons profiter du rêve que nous offre le clown et de la liberté que nous offre "notre" clown pendant qu'il en est temps.
Auguste Gustave exerce le métier de souffleur, au théâtre. Et, en cette année 1913, il a l'insigne honneur d'être le souffleur le soir de la 1000ème représentation parisienne de "Cyrano de Bergerac", avec, dans le rôle titre, Charles Le Bargy (l'acteur qui a succédé dans le rôle à son créateur, le fameux Coquelin). Un Le Bargy traqueur, victime d'un trou de mémoire dans la fameuse tirade des "Non merci !"... Sauf qu'à ce moment fatidique, Auguste s'est endormi dans son trou et Le Bargy va devoir se dépatouiller seul pour retomber sur ses pieds (ceux des alexandrins de Rostand, bien sûr)...
A partir de cet incident presque anodin, Le Bargy et Auguste vont se rencontrer, découverte improbable, qui aurait pu se solder par une grosse colère du comédien à l'apogée de sa carrière, contre ce petit bonhomme presque transparent qui aurait pu, par son incompétence, provoquer son humiliation...
Pourtant ce ne sera pas le cas car cette rencontre va prendre une tournure bien plus personnelle, amicale, même, on peut le dire, malgré leurs différences : chacun des deux hommes va aider l'autre à se découvrir, à se connaître lui-même, à savoir ce qu'il a au fond de son être, de son coeur, de son âme.
Parce qu'Auguste n'est pas qu'un souffleur qui s'ennuie. Auguste, dans le civil, est clown... Et lorsqu'il place sur son propre nez (tiens, tiens...) le fameux postiche rouge, il se métamorphose. Il devient alors un personnage singulier, bien plus extraverti que ne l'est Auguste, bien plus doué et charismatique, un alter ego qu'il a baptisé Boudou, comme sa commune natale, située près de Montauban.
Mais voilà, lorsque Le Bargy découvre Boudou, Auguste garde pour lui tous ses talents cachés (acteur burlesque, ventriloque, marionnettiste, jongleur, etc.) et n'en tire ni fierté, ni profit. Car, Boudou, c'est juste son moi intérieur, son double rêvé, presque un idéal. Le personnage de Boudou, derrière le masque duquel il abrite sa timidité, habite Auguste, lui transmet de la confiance en lui, en fait un autre homme, un clown, son clown.
Car, nous avons tous en nous un clown, notre clown. Reste à le découvrir. Voilà ce que l'on découvre dans ce roman très poétique et joliment drôle (ou drôlement joli, d'ailleurs). Mais, Auguste / Boudou va aller plus loin : aidé par un escroc nommé... Louis Jouvet, il va se lancer dans sa propre aventure théâtrale, en parallèle de son boulot de souffleur. Une aventure aussi gonflée qu'originale : mettre en scène Cyrano avec Boudou et son nez rouge dans le rôle principal... Le tout, dans un nouveau théâtre parisien, le Vieux-Colombier.
Il faut lire ce livre pour mieux découvrir Boudou, Auguste et tous ceux qui gravitent autour de lui (d'eux ?) et dont, la plupart, sont des personnages réels, dont la plupart n'ont pas encore réalisé les exploits ou la carrière qui leur permettra d'atteindre une certaine postérité.
Mais, au-delà de l'histoire, le style de Damien Luce nous plonge dans un univers gentiment absurde qui rappelle évidemment les univers clownesques, avec ce mélange de grotesque et de tendresse qui mène le lecteur du rire au larmes. Un roman plein de références historiques et culturelles de l'époque habilement utilisées, plein de douceur, de rêve et d'imagination. Plein d'amour aussi.
Un un joli tour de force, car, nous avons en parallèle deux versions de Cyrano qui se jouent, mais ce que vit Auguste/Boudou dans son quotidien se rapproche aussi par bien des aspects de la pièce, même si le déroulement des scènes est différent. La relation aussi entre Auguste/Cyrano, Emma/Roxane et Jouvet/Christian diffère elle aussi, même si Luce nous offre une version originale et très touchante de ce curieux trio.
Mais "Cyrano de Boudou", c'est un hommage aux comédiens, à tous les comédiens, qu'ils soient vedettes ou anonymes, comédiens issus du Français ou autodidactes, comédiens sur les plus grandes scènes ou en pleine rue... Le Bargy et Auguste sont deux aspects très différents d'un même métier, mais ils vont échanger leurs savoir-faire respectifs pour s'enrichir l'un l'autre et devenir de meilleurs comédiens mais aussi, gageons-en, de meilleurs hommes.
Boudou oscille en permanence entre l'Auguste (le clown, hein, pas le prénom du personnage) et le clown blanc. Il est aussi un exemple pour nous apprendre à relativiser les choses : le seul port du nez rouge le protège du regard des autres, l'exempte du ridicule... Il l'aide à être libre, tout simplement. Et, pour enfin citer Cyrano, en étant son clown, on peut :
"chanter, rêver, rire, passer, être seul, être libre,
avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
pour un oui, pour un non, se battre - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire et de fortune,
à tel voyage auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
et modeste, d'ailleurs, se dire : mon petit,
sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Et quoi de mieux que l'imagination du clown pour monter le plus haut possible (jusqu'à la lune ?) et surtout, entraîner avec soi ce public qui regarde, au final, lui aussi, la lune et pas seulement le doigt de celui qui la montre ?
Ah oui, j'oubliais l'hommage au "père" de Cyrano, Edmond Rostand, qui traverse le livre de sa présence, depuis son adolescence jusqu'à sa réforme au moment de l'entrée dans la guerre de 14. Un Rostand qui finit par ne plus s'exprimer qu'en alexandrins, même dans les conversations les plus quotidiennes. Savoureux !
J'ai aimé ce roman lunaire et audacieux, loin des truculences qu'on prête habituellement à Cyrano, mais la sensibilité du personnage est bien là, intacte, et on s'attache à ce drôle de petit bonhomme, Auguste, qu'on aimerait voir être lui-même sans se cacher derrière son nez, comme Cyrano, en fait, qui sera sur le point de le devenir, grâce à l'amour de sa Roxane.
Mais, la vraie tragédie n'est jamais sur les planches. La vraie tragédie, c'est la vie. Et ni Auguste, ni Boudou n'y échappera.
Alors, sachons profiter du rêve que nous offre le clown et de la liberté que nous offre "notre" clown pendant qu'il en est temps.
mercredi 4 janvier 2012
Le théoricien et l'activiste.
Non, il ne s'agit pas d'une fable méconnue de Jean de la Fontaine. En fait, il ne s'agit pas d'une fable du tout. Plutôt d'un cauchemar dont nous ne sommes pas forcément très loin. Ce cauchemar (mais en est-ce vraiment un ? Ca me semble un peu plus complexe, on y revient), ce cauchemar, donc, que j'ai résumé par ce titre lapidaire, est au coeur du nouveau roman de Jérôme Leroy, "le Bloc", sa première publication dans la mythique Série Noire (Gallimard).
En France, dans un futur proche, très proche, à quelques mois d'élections présidentielles décisives. Le pays a sombré dans le chaos, des émeutes aussi violentes que meurtrières se multiplient sur tout le territoire, les policiers n'hésitant plus à riposter de façon radicale.
Et voilà que, dans ce contexte plus que tendu, alors que les chaînes d'information continue affichent en permanence le décompte des victimes des émeutes, le président en place décide de proposer des négociations au "Bloc Patriotique", le principal parti d'extrême-droite : son soutien contre des portefeuilles ministériels.
Pour les dirigeants du parti, c'est une aubaine, l'occasion de mettre le pied dans la porte et de ne plus la laisser se refermer. Un accès direct au pouvoir que le Bloc entend faire fructifier : d'abord en obtenant une dizaine de ministères, dont certains régaliens, commencer à mettre en place une politique de fermeté (doux euphémisme...) qui séduira le peuple et montrera ses aptitudes à gouverner face à ceux qui déstabilisent le pays et, dans l'élan, conquérir la présidence lors du scrutin à venir.
Voilà pour le décor sinistre de ce roman noir.
Un roman qui met en scène deux personnages, deux amis que rien n'aurait pu rapprocher sauf une idéologie radicale comme celle du Bloc. D'un côté, Antoine Meynard, professeur, intello, cultivé, amoureux de littérature, issu d'une ville bourgeoise, Rouen, avec un grand-père résistant devenu communiste à la Libération ; de l'autre, Stéphane Stankowiak, dit Stanko, originaire du nord, d'un milieu ouvrier, celui de la sidérurgie, où le communisme se transmettait de génération en génération, un garçon qui a quitté l'école très tôt et est toujours resté en marge.
Deux points communs principaux leur ont permis de se rencontrer, de se lier d'amitié et de devenir quasiment inséparables : un goût prononcé pour la violence et un rejet de leur modèle familial. Pendant que Antoine a inculqué un certain savoir à Stanko, l'autre a permis à son ami de participer à des actions violentes pour canaliser ce besoin de violence.
Aujourd'hui, tous les deux occupent des fonctions importantes au sein du Bloc. Stanko est le patron du service d'ordre du parti, en tout cas pour son poste officiel ; car, sa fonction concerne également les actions clandestines musclées et les basses oeuvres du parti... Antoine est la plume du parti, celui qui trouve les formules qui font mouche, les slogans qui convainquent les nouveaux adhérents. Mais il est aussi et surtout le mari d'Agnès Dorgelles, la nouvelle présidente du Bloc, à la tête duquel elle a succédé à son père, le charismatique mais vieillissant Roland Dorgelles.
Mais voilà, aujourd'hui, alors que les négociations avancent entre le Bloc et le gouvernement, les chemins de Stanko et Antoine vont diverger. L'un va accéder au pouvoir et l'autre va mourir... Tous les deux connaissent cette situation, tous deux s'y résignent car c'est l'avenir du Bloc qui en dépend.
Cette journée pénible est l'occasion pour les deux hommes de tirer le bilan de leur vie d'homme qui se confond avec leur vie de militant d'extrême-droite, partis du bas de l'échelle pour arriver au sommet de la hiérarchie bloquiste.
Leroy nous propose un roman façon générique de la série "Amicalement Vôtre", avec les vies de ces deux hommes en parallèle, Stanko racontant son passé jusqu'à ce jour funeste et, petite subtilité, les chapitres consacrés à Antoine sont, eux, narrés à la deuxième personne (une particularité qui m'a rappelé un autre roman, "Tigre en papier", d'Olivier Rolin, dans lequel un ancien maoïste voyait sa vie de militant gauchiste racontée par un narrateur utilisant le tutoiement ; curieux parallèle, non ?). Un chapitre pour Antoine, un chapitre pour Stanko et ces parcours convergents et pourtant si différents se dessinent sous nos yeux de lecteurs.
Des parcours qui, par petites touches, font progressivement apparaître le panorama de 40 années d'évolution et de construction d'une mouvance d'extrême-droite, jusqu'à son "adoubement" comme parti de gouvernement. Leroy y mêle roman et évènements réels, légèrement modifiés, toutefois, et nous propose un roman à tiroirs où l'on voit que le Bloc est loin d'être un élément aussi monolithique que ne le laisse imaginer son nom. On a un parti gangrené par les courants, idéologiques et religieux, qui s'opposent parfois brutalement.
La force de Dorgelles fut de rassembler tous ces courants, mais l'âge venant, ainsi que quelques drames, le chef charismatique a perdu de l'influence, pris du recul et des fissures sont apparues... La marche sur l'Elysée ne s'est donc pas faite sans obstacle et, même en cette journée historique pour le Bloc, les dissensions et les guerres de clan menacent l'équilibre du parti.
A se demander comment il gouvernera, issue qui, sous la plume de Leroy, semble pourtant inéluctable (et sans gant de velours pour envelopper la poigne de fer...)... Mais c'est une autre histoire.
Voici le moment d'une première sur ce blog : mettre en lien un page biographique d'un auteur... En effet, Jérôme Leroy a un parcours assez complexe qui mérite qu'on s'y arrête, car il semblé, à mes yeux, influer sur ce récit...
A la fin de ma lecture, je ne savais pas trop quoi penser de ce livre. Roman noir d'anticipation ? Politique fiction ? Cauchemar ou fantasme macabre ? Ou encore alarmisme de bon aloi ? Je penchais tour à tour pour l'une ou l'autre de ces propositions.
Mais voilà, Leroy est né à Rouen et amoureux de littérature, comme son personnage d'Antoine. Il connaît bien le Nord, région d'origine de Stanko, pour y avoir enseigné, bref, j'ai eu le sentiment que l'auteur mettait beaucoup de lui dans ces personnages pour le moins antipathiques (à moins de partager leurs idées extrémistes...). D'autant que le paradoxe Leroy ne s'arrête pas là : ce communiste convaincu travaille pour des médias plutôt étiquetés à droite, se passionne pour les Hussards, auteurs de droite radicale, bref, brouille les pistes...
Attention, il n'y a aucune empathie pour l'extrême-droite et le parti que l'on reconnaît évidemment derrière le Bloc Patriotique. Mais, à travers ce roman, il me semble que Leroy essaye de comprendre comment tout un pan des classes populaires a migré ces dernières décennies du communisme vers l'autre extrémité de l'échiquier politique. Une forme de certitude que ce changement radical a suivi l'effondrement des valeurs traditionnelles qui constituaient la France éternelle et qu'on a foulées au pied, grosso modo, depuis l'après 68, quand, de la révolution avortée est née une société ultra-consumériste.
Je ne vais pas trop approfondir cette vision personnelle du livre, mais je pense que la clef du récit est là. Et surtout, je tire mon chapeau à Leroy car, même si on peut trouver qu'il force le trait parfois, il a le mérite de vouloir connaître son adversaire pour mieux le combattre au lieu de le diaboliser sans fin et de perdre en crédibilité. Je suis persuadé qu'on peut attaquer et déstabiliser l'extrême-droite sur le plan des idées, montrer que tout cela ne tient pas debout.
Du "Bloc", il ressort aussi que, pour un parti qui affirme se présenter au peuple "tête haute, mains propres", il cache bien des secrets, bien des côtés obscurs, bien des errances, parfois, et surtout bien des inimitiés en interne. Autant de choses qui, une fois le voile de la fiction levé, pourrait bien posséder un fond de vérité pas très reluisant et pas franchement rassurant...
Surtout à quelques mois de présidentielles où l'extrême-droite pourrait bien avoir un important rôle à jouer...
Sans le relier forcément à l'actualité, "Le Bloc" est un roman noir efficace, une descente macabre dans des bas fonds sur lesquels poussent des idées les plus dures, violentes, remplies de haine, autant de soi que des autres. Des idées qui meublent la paranoïa ou l'errance, qui permettent, en se regroupant, de se sentir moins seul face à un monde qu'on ne contrôle plus et qui exclut lui aussi à tour de bras.
En France, dans un futur proche, très proche, à quelques mois d'élections présidentielles décisives. Le pays a sombré dans le chaos, des émeutes aussi violentes que meurtrières se multiplient sur tout le territoire, les policiers n'hésitant plus à riposter de façon radicale.
Et voilà que, dans ce contexte plus que tendu, alors que les chaînes d'information continue affichent en permanence le décompte des victimes des émeutes, le président en place décide de proposer des négociations au "Bloc Patriotique", le principal parti d'extrême-droite : son soutien contre des portefeuilles ministériels.
Pour les dirigeants du parti, c'est une aubaine, l'occasion de mettre le pied dans la porte et de ne plus la laisser se refermer. Un accès direct au pouvoir que le Bloc entend faire fructifier : d'abord en obtenant une dizaine de ministères, dont certains régaliens, commencer à mettre en place une politique de fermeté (doux euphémisme...) qui séduira le peuple et montrera ses aptitudes à gouverner face à ceux qui déstabilisent le pays et, dans l'élan, conquérir la présidence lors du scrutin à venir.
Voilà pour le décor sinistre de ce roman noir.
Un roman qui met en scène deux personnages, deux amis que rien n'aurait pu rapprocher sauf une idéologie radicale comme celle du Bloc. D'un côté, Antoine Meynard, professeur, intello, cultivé, amoureux de littérature, issu d'une ville bourgeoise, Rouen, avec un grand-père résistant devenu communiste à la Libération ; de l'autre, Stéphane Stankowiak, dit Stanko, originaire du nord, d'un milieu ouvrier, celui de la sidérurgie, où le communisme se transmettait de génération en génération, un garçon qui a quitté l'école très tôt et est toujours resté en marge.
Deux points communs principaux leur ont permis de se rencontrer, de se lier d'amitié et de devenir quasiment inséparables : un goût prononcé pour la violence et un rejet de leur modèle familial. Pendant que Antoine a inculqué un certain savoir à Stanko, l'autre a permis à son ami de participer à des actions violentes pour canaliser ce besoin de violence.
Aujourd'hui, tous les deux occupent des fonctions importantes au sein du Bloc. Stanko est le patron du service d'ordre du parti, en tout cas pour son poste officiel ; car, sa fonction concerne également les actions clandestines musclées et les basses oeuvres du parti... Antoine est la plume du parti, celui qui trouve les formules qui font mouche, les slogans qui convainquent les nouveaux adhérents. Mais il est aussi et surtout le mari d'Agnès Dorgelles, la nouvelle présidente du Bloc, à la tête duquel elle a succédé à son père, le charismatique mais vieillissant Roland Dorgelles.
Mais voilà, aujourd'hui, alors que les négociations avancent entre le Bloc et le gouvernement, les chemins de Stanko et Antoine vont diverger. L'un va accéder au pouvoir et l'autre va mourir... Tous les deux connaissent cette situation, tous deux s'y résignent car c'est l'avenir du Bloc qui en dépend.
Cette journée pénible est l'occasion pour les deux hommes de tirer le bilan de leur vie d'homme qui se confond avec leur vie de militant d'extrême-droite, partis du bas de l'échelle pour arriver au sommet de la hiérarchie bloquiste.
Leroy nous propose un roman façon générique de la série "Amicalement Vôtre", avec les vies de ces deux hommes en parallèle, Stanko racontant son passé jusqu'à ce jour funeste et, petite subtilité, les chapitres consacrés à Antoine sont, eux, narrés à la deuxième personne (une particularité qui m'a rappelé un autre roman, "Tigre en papier", d'Olivier Rolin, dans lequel un ancien maoïste voyait sa vie de militant gauchiste racontée par un narrateur utilisant le tutoiement ; curieux parallèle, non ?). Un chapitre pour Antoine, un chapitre pour Stanko et ces parcours convergents et pourtant si différents se dessinent sous nos yeux de lecteurs.
Des parcours qui, par petites touches, font progressivement apparaître le panorama de 40 années d'évolution et de construction d'une mouvance d'extrême-droite, jusqu'à son "adoubement" comme parti de gouvernement. Leroy y mêle roman et évènements réels, légèrement modifiés, toutefois, et nous propose un roman à tiroirs où l'on voit que le Bloc est loin d'être un élément aussi monolithique que ne le laisse imaginer son nom. On a un parti gangrené par les courants, idéologiques et religieux, qui s'opposent parfois brutalement.
La force de Dorgelles fut de rassembler tous ces courants, mais l'âge venant, ainsi que quelques drames, le chef charismatique a perdu de l'influence, pris du recul et des fissures sont apparues... La marche sur l'Elysée ne s'est donc pas faite sans obstacle et, même en cette journée historique pour le Bloc, les dissensions et les guerres de clan menacent l'équilibre du parti.
A se demander comment il gouvernera, issue qui, sous la plume de Leroy, semble pourtant inéluctable (et sans gant de velours pour envelopper la poigne de fer...)... Mais c'est une autre histoire.
Voici le moment d'une première sur ce blog : mettre en lien un page biographique d'un auteur... En effet, Jérôme Leroy a un parcours assez complexe qui mérite qu'on s'y arrête, car il semblé, à mes yeux, influer sur ce récit...
A la fin de ma lecture, je ne savais pas trop quoi penser de ce livre. Roman noir d'anticipation ? Politique fiction ? Cauchemar ou fantasme macabre ? Ou encore alarmisme de bon aloi ? Je penchais tour à tour pour l'une ou l'autre de ces propositions.
Mais voilà, Leroy est né à Rouen et amoureux de littérature, comme son personnage d'Antoine. Il connaît bien le Nord, région d'origine de Stanko, pour y avoir enseigné, bref, j'ai eu le sentiment que l'auteur mettait beaucoup de lui dans ces personnages pour le moins antipathiques (à moins de partager leurs idées extrémistes...). D'autant que le paradoxe Leroy ne s'arrête pas là : ce communiste convaincu travaille pour des médias plutôt étiquetés à droite, se passionne pour les Hussards, auteurs de droite radicale, bref, brouille les pistes...
Attention, il n'y a aucune empathie pour l'extrême-droite et le parti que l'on reconnaît évidemment derrière le Bloc Patriotique. Mais, à travers ce roman, il me semble que Leroy essaye de comprendre comment tout un pan des classes populaires a migré ces dernières décennies du communisme vers l'autre extrémité de l'échiquier politique. Une forme de certitude que ce changement radical a suivi l'effondrement des valeurs traditionnelles qui constituaient la France éternelle et qu'on a foulées au pied, grosso modo, depuis l'après 68, quand, de la révolution avortée est née une société ultra-consumériste.
Je ne vais pas trop approfondir cette vision personnelle du livre, mais je pense que la clef du récit est là. Et surtout, je tire mon chapeau à Leroy car, même si on peut trouver qu'il force le trait parfois, il a le mérite de vouloir connaître son adversaire pour mieux le combattre au lieu de le diaboliser sans fin et de perdre en crédibilité. Je suis persuadé qu'on peut attaquer et déstabiliser l'extrême-droite sur le plan des idées, montrer que tout cela ne tient pas debout.
Du "Bloc", il ressort aussi que, pour un parti qui affirme se présenter au peuple "tête haute, mains propres", il cache bien des secrets, bien des côtés obscurs, bien des errances, parfois, et surtout bien des inimitiés en interne. Autant de choses qui, une fois le voile de la fiction levé, pourrait bien posséder un fond de vérité pas très reluisant et pas franchement rassurant...
Surtout à quelques mois de présidentielles où l'extrême-droite pourrait bien avoir un important rôle à jouer...
Sans le relier forcément à l'actualité, "Le Bloc" est un roman noir efficace, une descente macabre dans des bas fonds sur lesquels poussent des idées les plus dures, violentes, remplies de haine, autant de soi que des autres. Des idées qui meublent la paranoïa ou l'errance, qui permettent, en se regroupant, de se sentir moins seul face à un monde qu'on ne contrôle plus et qui exclut lui aussi à tour de bras.
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