Clin d'oeil à Modiano, pour ouvrir ce billet dominical. Et c'est vrai qu'on peut penser à ce livre et à cette adolescente juive dont la disparition avait aiguillonné la curiosité de celui qui deviendrait Prix Nobel devant le travail accompli. Pourtant, le destin dont nous allons parler diffère énormément de celui de Dora, et pas seulement pour les origines géographiques. Pour le reste, c'est une enquête minutieuse, incomplète, certainement, mais qui permet d'éclaircir un pan de mémoire familiale et de faire apparaître, outre le personnage central, toute une série de personnages secondaires eux aussi assez étonnants. "Albert le Magnifique", de Brigitte Benkemoun, paru chez Stock, c'est une simple recherche généalogique, à propos d'un arrière-grand-oncle, qui devient une enquête de près d'un an pour retracer le parcours d'un homme dont on sait bien peu de choses. Et faire apparaître, dans son sillage, un demi-siècle d'histoire, et même un peu plus, avec des secrets, des révélations, quelques questions sans réponses mais surtout beaucoup d'émotions...
Au départ, il y a quelques souvenirs et beaucoup de non-dits. D'Albert Achache, l'arrière-grand-oncle de l'auteure, on ne dit pas grand-chose, comme s'il s'était effacé au fil des ans de la mémoire familiale. Ou, plus exactement, comme s'il avait été le vilain petit canard et qu'il ne fallait l'évoquer qu'en catimini, comme si on n'avait honte de lui...
Yvonne, la grand-mère de Brigitte Benkemoun parlait un peu plus librement de son oncle, mais en en faisant un portrait en pointillés. Un récit auxquels les rares éléments évoqués donnent un air romanesque : l'histoire d'un garçon juif quittant l'Algérie après la première Guerre Mondiale pour aller tenter sa chance à Nice et y faire fortune...
Dans les souvenirs d'Yvonne, il est question de diamantaire, de milliardaires, de la Riviera, mot symbole de luxe, d'un mystérieux Monsieur Roux, mais aussi de déportation, d'Auschwitz, de voyage sans retour, d'une dénonciation fatale... Des jalons, imprécis, peut-être même faux ou déformés, mais suffisants pour que l'esprit journalistique de Brigitte Benkemoun se mette en éveil.
En fait, c'est plus que cela : de ces discussions naît l'envie d'une nièce de connaître son oncle, même si c'est à travers des décennies. Alors, quelques années après avoir découvert l'existence d'Albert, elle se lance sur ses traces, sans idée précise, simplement pour compléter ce parcours resté à l'état d'esquisse. Une recherche qui va pourtant débuter par un coup de théâtre qui va tout changer...
Lorsqu'elle se rend au Mémorial de la Shoah, à Paris, Brigitte Benkemoun ne trouve d'abord pas le nom d'Albert Achache sur les murs où sont écrits les noms des morts en déportation. Et s'il avait survécu, pense-t-elle... Avant de le trouver finalement sur une des dalles... sous le patronyme "Achache-Roux"...
Ce même Monsieur Roux, dont on ne sait rien, si ce n'est que Yvonne le soupçonnait d'avoir dénoncé Albert... Comment pourrait-il en porter le nom, alors ? Et qui est cet homme ? Cette fois, c'est décidé, il faut remonter la trace d'Albert pour comprendre et répondre à deux questions essentielles : pourquoi a-t-il été mis au ban de la famille et qui l'a dénoncé aux nazis ?
Brigitte Benkemoun a choisi de reprendre tout depuis le début, de repartir de Tlemcen et de son quartier juif, berceau de sa famille. Albert y est né, dernier enfant de sa fratrie. Ensuite, suivre son parcours, presque pas à pas, les déménagements, l'installation à Oran, les parents, une histoire de famille comme tant d'autres, modeste mais joyeuse, puis marquée par le sort.
Le portrait d'Albert s'affine peu à peu et l'on commence à percevoir ce qui pourrait expliquer que la mémoire familiale l'ait occulté. L'intuition prend forme et se confirmera assez rapidement et, il faut le dire, de façon assez violente, à travers un document qui ouvre bien des perspectives. Cette enquête, c'est ça : des piétinements et, soudain, un élément qui relance tout et ravive l'envie de savoir.
En parallèle, Brigitte Benkemoun nous raconte ses recherches, ses avancées, ses pérégrinations sur les traces de l'Oncle Albert. Les questions qu'elle pose, auprès de ses proches, mais aussi sur les réseaux sociaux et les différents forums du web ou encore dans les boîtes aux lettres, là où elle croit savoir que Albert Achache a pu passer...
Rien n'est facile, une année va passer à récolter et recouper des éléments. La silhouette d'Albert gagne en épaisseur, sa biographie s'étoffe. Son parcours prend forme et va commencer à s'éloigner de sa terre natale pour gagner la métropole, où son destin va véritablement s'accomplir. Et c'est particulièrement cette période que les recherches de Brigitte Benkemoun vont permettre d'éclairer.
Ne vous attendez pas à une biographie en bonne et due forme, ce que découvre la journaliste, ce sont des grandes lignes, mais aussi des confirmations. Il faut s'affranchir de la stricte réalité pour combler les vides, interpréter les indices, reconstruire tout sans certitude mais en espérant s'approcher au plus près de la vérité.
En cela, "Monsieur Albert" possède une légère dimension romanesque : Brigitte Benkemoun laisse filer son imagination pour reconstituer le quotidien de cet homme qu'elle a l'impression de mieux en mieux connaître. Et l'on ressent alors toute la tendresse qu'elle adresse à ce parent, si lointain, qu'elle n'a jamais connu et qu'elle découvre avec passion.
Cette passion, on la ressent évidemment lorsqu'on touche directement au parcours d'Albert Achache (on n'est pas dans un polar, mais la succession de découvertes, parfois inattendues, mérite qu'on joue le jeu et qu'on n'en dise pas trop dans le billet), mais aussi dans les ramifications de l'enquête, à la fois dans le contexte historique qui sert de cadre à ce récit, mais aussi dans les personnages secondaires qui apparaissent.
Commençons par l'Histoire. Il y a celle qu'on connaît par coeur, la fin de l'histoire d'Albert et l'horreur de l'Occupation et de la solution finale... Et puis, à l'autre bout du spectre, il y a l'Algérie, colonie française à la fin du XIXe siècle. Un pan d'histoire beaucoup moins connu, tout comme la vie quotidienne de cette famille juive venue trouver là un havre.
Il est bon de profiter de cette lecture pour rappeler certaines choses : l'importance du Décret Crémieux, qui fit des juifs d'Algérie des citoyens français en 1870, mais aussi le déferlement d'antisémitisme (fait, d'ailleurs, d'un certain nombre de personnalités venues de métropole) qui va s'abattre sur l'Algérie à la fin du XIXe siècle, comme un sinistre écho à l'affaire Dreyfus.
Frappant de voir ces tribuns se déchaîner pour rompre l'harmonie existant entre les gens, au-delà des origines, des confessions... Comme toujours, la volonté de monter les uns contre les autres, d'attiser des haines toujours promptes à s'embraser. Et cette période de l'enfance d'Albert semble déjà annoncer les maux qui lui coûteront la vie une quarantaine d'années plus tard...
Difficile de ne pas faire quelques parallèles entre ces troubles et ceux que l'on peut connaître actuellement. Difficile de ne pas redouter que les mêmes maux entraînent les mêmes dérives... Et, bien sûr, cela ne se limite pas à l'antisémitisme : les tensions actuelles vont bien au-delà de cela, les haines se déchaînent tous azimuts... Refermons la parenthèse, mais restons vigilants...
Et puis, il y a ces personnages qui apparaissent autour d'Albert. Avec, au premier rang, ce fameux Monsieur Roux, qui s'est longtemps dérobé avant de se révéler, petit à petit... Encore une fois, nous n'entrerons pas dans les détails, ce serait dommage, mais ce personnage-là vaut le coup d'oeil. Au point d'en faire l'homme qui a dénoncé Albert ? N'allons pas trop vite...
Monsieur Roux, c'est un personnage contrasté, au parcours surprenant, à propos duquel le lecteur ne sait pas vraiment sur quel pied danser. Au fil des découvertes, son portrait laisse perplexe, tant sa vie semble s'opposer à sa relation avec Albert telle qu'on croit la percevoir. Allez, soyons clair : était-il un salaud, et peut-on imaginer qu'un salaud le reste toute sa vie ?
Ah, oui, moi aussi je pose des questions et je vous laisse dans l'expectative, mais c'est le jeu, non ? C'est sans doute aussi ce qui pourrait vous inciter à lire "Albert le Magnifique". Monsieur Roux n'est pas le seul personnage que Brigitte Benkemoun va faire revivre sous nos yeux. Mais, ces hommes et ces femmes, on les trouvera nettement plus sympathiques, et même touchants.
Il y a Berthe Lazard, Anna Lacombe, Etienne Flory... Tous ont des parcours différents, les traces qu'ils ont laissé derrière eux sont plus ou moins faciles à retrouver, mais tout ont cette particularité que leur passage dans "Albert le Magnifique" est source d'émotion. Là encore, les cas sont très différents, les situations aussi, la bienveillance de l'auteur identique.
Cette dimension humaine, c'est ce que j'ai aimé, dans ce récit biographique. Bien sûr, nous vivons à une époque qui appréhende différemment les problèmes posés dans cette histoire et dans la vie d'Albert. Mais, il serait certainement exagéré de dire que son destin serait différent aujourd'hui Au contraire, des Albert Achache, il en existe encore beaucoup.
Le contexte historique n'a plus rien à voir, et heureusement, mais les questions qui se posent dans le sillage d'Albert sont encore très contemporaines, je trouve. Et l'on voit bien que les progrès qu'une société fait apparemment sont quelquefois en demi-teinte et que, dans la réalité du quotidien, les préjugés sont tenaces...
J'ai laissé de côté, je m'en rends compte, toute une période, toujours dans le souci de ne pas trop en dire. Mais, c'est aussi ce qui va donner une dimension très romanesque et même merveilleuse à l'histoire d'Albert Achache. Je parle des Années Folles, cette décennie qui va suivre la Première Guerre Mondiale, au cours de laquelle le petit Albert de Tlemcen va prendre son envol.
Il y a un côté Gatsby chez Albert, c'est évident. Et le choix de le qualifier de "Magnifique" en titre du livre n'est évidemment ni anodin, ni accidentel. On découvre une ascension sociale remarquable, qu'on ne mesure même peut-être pas complètement, d'ailleurs, faute d'éléments, mais qu'on devine, en particulier à travers un patrimoine impressionnant.
Comme le personnage de Fitzgerald, il y a du mystère et aussi un peu de soufre, autour d'Albert, à tort ou à raison. du luxe, de l'argent, un certain complexe social qui va disparaître peu à peu... Oncle Albert va devenir quelqu'un, apprendre les usages d'un beau monde en effervescence avant de voler de ses propres ailes.
Oui, pour un parent dont on ne savait pas grand-chose, il y a beaucoup à dire. Le travail de Brigitte Benkemoun est aussi passionnant qu'il est remarquable, même s'il ne lève pas toutes les interrogations. Mais peu importe qu'il reste encore des zones d'ombre. Le livre, souhaitons-le, réveillera peut-être des mémoires et l'histoire se complétera alors, et atteint son but : réhabiliter Albert Achache et nous le faire aimer.
Nous ne sommes pas parents avec lui, comme l'auteure, mais on s'attache à cet homme au parcours tous sauf ordinaire. J'ai repensé, dans un contexte radicalement différent, à "L'autre Joseph", de Kéthévane Davrichewy, avec cette même quête d'un aïeul aux prises avec l'Histoire. L'impression de découvrir non pas seulement un membre de sa famille, mais un vrai personnage de roman.
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
dimanche 25 septembre 2016
samedi 24 septembre 2016
"Une malédiction, c'est un boulot à plein temps".
ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE DEUXIEME VOLET D'UN DIPTYQUE.
Il me tardait de retrouver les Morvan, cette famille au coeur de "Lontano", dernier thriller en date de Jean-Christophe Grangé. A la fin de ce livre, on restait dans l'expectative, pas mal de questions étaient encore en suspens et surtout, on sentait bien que l'histoire familiale de ce clan aux destins contrariés n'avait pas livré tous ses secrets. Au bord de l'implosion, la famille était placée en cocotte-minute, en attendant la sortie du deuxième volet. Sans doute suis-je encore plus vicieux, puisque j'ai attendu plusieurs mois après la sortie de cette deuxième partie pour ouvrir la soupape et libérer les démons des Morvan, rassemblés dans "Congo Requiem", paru chez Albin Michel. Et, comme d'habitude, on plonge dans la plus profonde noirceur, accompagnée d'une violence qui ne va pas tarder à se déchaîner. "Le clan des Morvan : unis pour le pire", disait le titre du billet consacré à "Lontano", et le pire, on y touche, dans "Congo Requiem"...
A peine l'affaire de l'Homme-Clou a-t-elle été résolue que Erwan Morvan s'est fixé un nouvel objectif : résoudre un crime vieux d'une quarantaine d'années et perpétré dans une des régions les plus hostiles de la planète, le Haut-Katanga, en République Démocratique du Congo. Et, pour corser le tout, ça s'est passé dans une ville devenue fantôme depuis cette époque, la sinistre Lontano...
Erwan n'en démord pas, il a décelé des incohérences et il est certain, parole de flic, que Catherine Fontana n'a pas été tué par l'Homme-Clou, le véritable Homme-Clou, au début des années 1970, mais qu'on a copié son mode opératoire pour faire passer ce meurtre pour une de ses "oeuvres". Alors, il a décidé de se mettre en disponibilité pour se rendre en Afrique et résoudre ces mystères.
Il faut dire que Erwan a en tête un suspect parfait : son propre père, Grégoire. L'Afrique, ça a été son terrain de jeu, au temps de la Françafrique triomphante et, vu ce qu'il a appris de l'histoire de l'Homme-Clou, il ne serait pas surpris plus que cela de découvrir dans ce qu'il reste de Lontano, les preuves de l'implication de son père...
Mais comment faire pour évoluer sans lui ? Pour Erwan, l'Afrique est un continent inconnu, pas seulement dans sa géographie, mais dans ses us et coutumes, au sens large. Il n'a aucune confiance en Grégoire et pourtant, c'est avec lui qu'il s'embarque pour le Congo, tout en espérant bien laisser son père à ses affaires et mener son enquête sans cette pression discrète mais réelle.
Le chef du clan Morvan, lui aussi, doit se rendre dans cette région. Lui seul sait, parmi les dirigeants de la société Coltano, que de nouveaux gisements de coltan, ce minerai que l'on s'arrache et qui sert à fabriquer tous nos objets connectés, ont été découverts. Il entend rapidement débuter l'exploitation, dans la plus grande discrétion, pour en tirer le plus grand profit, le plus rapidement, avant de passer la main.
Il ne semble guère prendre au sérieux les soupçons à peine voilés de son fils aîné, comme s'il s'attendait à ce que ce voyage ne serve à rien... Et pour cause : Erwan débarque dans un pays qui n'en finit plus de se déchirer. Une effroyable guerre civile, une guerre ethnique, aussi, dont on ne compte plus les victimes. Plusieurs millions, un véritable génocide, ignoré du reste du monde...
Erwan Morvan est déterminé à rassembler des preuves contre ce père, qu'il admire autant qu'il le hait. Et peut-être en saura-t-il aussi plus sur les secrets que détiennent encore le patriarche, et son épouse, Maggie, qui en sait certainement plus qu'elle ne veut bien le dire... Mais, comment mener à bien une enquête aussi difficile sur un territoire à feu et à sang ?
Et, pendant que Grégoire et Erwan sont en Afrique, en Europe aussi, les choses évoluent... Loïc, le frère d'Erwan, est en plein sevrage. Il a décidé d'en finir avec cette compagne qui a détruit sa vie et l'a privé de ses enfants : la drogue. Il a peu d'espoir de reconquérir son épouse, mais il veut redevenir clean pour sa fille et son garçon.
Il morfle, et salement... Une accoutumance aussi ancienne, on ne s'en débarrasse pas en un claquement de doigts... Mais, c'est nécessaire. Et, alors qu'il souffre de terribles crises de manque, il apprend la mort de son beau-père. Le père de Sofia, associé plus qu'ami de Grégoire Morvan a été assassiné. Et pas de la plus belle des façons...
Un vrai massacre qui rappelle la mort d'un des associés africains de Morvan et de Montefiori, nous renvoyant au tout début de "Lontano"... Plus qu'une coïncidence, un avertissement. Car, le prochain sur la liste pourrait bien être Grégoire Morvan. Ce père tyrannique dont la poigne a fait de Loïc cet homme faible que tout le monde méprise, à commencer par lui-même.
Et si cet assassinat sordide était l'occasion de Loïc de montrer enfin qu'il est bien un Morvan ? Le père et l'aîné exemplaire étant occupés à des milliers de kilomètres, le voilà décidé à mener sa propre enquête. Le golden-boy déchu veut se faire flic, comme les autres hommes du clan. Et peu importe le danger et les ennemis qu'il entend traquer...
Enfin, il y a Gaëlle, la soeur. Elle aussi a connu ses heures chaotiques. Cible de l'Homme-Clou, elle lui a échappé de justesse et se remet encore de ce choc... Elle a décidé de voir un psy, Eric Katz, pour chasser les fantômes et les démons. Mais, lors d'une séance, la relation avec Katz prend un tour bizarre. Trop, en tout cas, pour ne pas éveiller la méfiance d'une Gaëlle encore échaudée...
Que lui veut cet homme, exactement ? Décidément, dans le clan Morvan, les gènes de flic sont présents même chez ceux qui n'ont pas embrassé la profession... Elle aussi se dit qu'on lui cache des choses et que ce psy est un peu trop prévenant pour être honnête. De quoi réveiller la colère qui brûle en elle depuis si longtemps, et qu'elle a canalisée à travers son mode de vie borderline...
Voilà l'état des lieux à la reprise de ce diptyque. Un second volet marqué par cette plongée aux allures d' "Apocalypse Now" dans la guerre civile congolaise. Attention aux âmes sensibles (mais lisent-elles encore les livres de Jean-Christophe Grangé ?), c'est abominable, intolérable et l'indifférence qui entourent ces massacres à répétition depuis près de 20 ans n'en est que plus insupportable.
Erwan n'a pas froid aux yeux, c'est un flic qui a connu son lot de crimes atroces dans sa carrière, un chef de groupe de la PJ parisienne... Mais là, ce qu'il va traverser est tout juste insoutenable et il ne va devoir qu'à la bonne étoile des Morvan, où à cette malédiction qui les contraint de boire le calice jusqu'à la lie, de se sortir de là...
Je dois dire que j'ai été impressionné par cette partie dans laquelle Erwan essaye de rester imperturbable et de retrouver des témoins encore vivants ayant connu la splendeur de Lontano. On retrouve le côté grand reporter de Grangé, qui nous emmène sous les bombardements, au milieu des échanges nourris entre camps adverses, dans la boue rouge d'une latérite gorgée de sang...
Mais, ce n'est que le début de ce roman... La suite, ah, bien sûr, je ne avais rien vous en dire. J'ai exposé les différents fils narratifs, mais je n'en dirai pas plus sur les événements qui vont faire vaciller le clan Morvan durant ces 725 pages. On n'a pas le temps de reprendre son souffle que déjà, de nouveaux événements viennent nous remettre sous tension.
Cependant, au-delà de ces événements, de la mort et de la violence qui sont partout, tout le temps, c'est encore une fois l'histoire des Morvan et les secrets que détient Grégoire qui sont au centre de ce thriller musclé. Erwan est sans doute le plus solide de la fratrie, depuis le début, mais c'est lui qui va encaisser en priorité toutes les informations et tous les drames qui vont frapper sa famille.
Il y a le père, qui suscite chez lui, je l'ai déjà dit, autant d'attrait que de répulsion. Devenir flic était pour lui autant un défi qu'une manière de prouver qu'il était de la même trempe que Grégoire. Mais, il serait un flic intègre, pas une barbouze grenouillant dans tous les cercles du pouvoir et se salissant les mains pour éviter à d'autres d'avoir du sang sur les leurs...
En se lançant aux trousses de cette chimère, le meurtre de Catherine Fontana, à Lontano, il entend régler les comptes, remporter le bras de fer, triompher de son hydre, que Gaëlle et Loïc, en choisissant l'autodestruction, ont renoncé à affronter. Une détermination sans faille qui explique aussi pourquoi il ne s'attend pas du tout à ce qu'il va révéler...
Mais n'entrons pas plus dans les détails... Ce deuxième volet est aussi intéressant par l'évolution des personnages, et particulièrement des trois enfants du clan Morvan. Alors que Erwan, celui qu'on croyait être le plus détaché de l'attraction paternelle, s'enlise dans sa quête, se perd, aussi, Gaëlle et Loïc entrevoient la rédemption.
Oh, bien sûr, chez les Morvan, on ne se rédime pas avec quelques paters et quelques avés, mais en se frottant aux dangers. En assumant son statut de Morvan envers et contre tout. Contre tous. Cette notion de clan est toujours centrale dans "Congo Requiem", mais les événements vont permettre aux lecteurs de l'envisager différemment, sous un autre angle, tout du moins.
Avec ce paradoxe : être un Morvan, en tout cas pour les enfants de Grégoire, est une malédiction, dont on reçoit le sceau à la naissance et il n'est pas question de s'en défaire. On naît Morvan, on meurt Morvan. Mais, si l'on veut briser ce sort funeste, ce n'est justement pas en fuyant cette identité, mais en la prenant à bras le corps.
Gaëlle et Loïc vont peu à peu s'imposer sur le devant de la scène, renvoyant Erwan à l'ombre qui l'engloutit et l'étouffe petit à petit. Leur rôle, plutôt secondaire dans "Lontano", remonte à hauteur de celui de leur aîné dans "Congo Requiem". Uni pour le pire, peut-être, mais uni, le clan lutte ensemble, ou presque, contre une adversité qu'il est difficile de cerner.
Et c'est cela, en fait, "Congo Requiem" : la fin de la malédiction des Morvan. Dit ainsi, cela semble extrêmement positif, mais quel prix faudra-t-il verser pour y parvenir ? Quel écot pour briser le sort terrible qui empoisonne la famille depuis tellement longtemps ? C'est tout l'enjeu de ce second tome, qui ne va ménager personne, pas même le lecteur.
Je ne suis pas toujours convaincu par les dénouements des romans de Jean-Christophe Grangé, même si j'aime ses thrillers et ses histoires dures, violentes, qui nous emmènent dans des domaines toujours originaux et soigneusement approfondis. Je l'attendais donc au tournant, puisque la fin de "Lontano" n'était qu'un point-virgule et pas un point final.
Convaincu, je le suis, pas à 100%, il y a certaines ficelles, c'est vrai, mais, dans l'ensemble, je suis resté captivé jusqu'aux dernières pages. Et puis, il y a ce final, ces ultimes lignes, celles qui nous amènent jusqu'au moment de quitter les Morvan... Lorsqu'on sait enfin si la malédiction a pris fin ou si elle est éternelle...
J'ai beaucoup utilisé le terme de clan pour évoquer Grégoire, Maggie, Erwan, Gaëlle et Loïc. Mais, une fois refermé le livre, je crois qu'on peut oublier ce terme et enfin employer le mot "famille", qui revêt une notion affective qui convenait mal aux relations qu'entretenaient ces personnages. Oui, enfin, les Morvan vont pouvoir tourner la page et constituer une famille !
Mais...
"Je crois qu'un endroit peut vieillir tout pareil qu'un corps. Et un endroit peut dépérir tout pareil qu'un corps. Et une fois qu'une chose meurt, elle commence à pourrir. Et c'est quoi la pourriture sinon une sorte de fantôme ?"
J'ai choisi cette longue citation pour toute l'ambiguïté qui l'imprègne et qui symbolise parfaitement celle du roman. Dans un billet précédent, à propos du roman de David Joy, "Là où les lumières se perdent", nous avons évoqué le roman noir, sous un angle très pur. Voici un nouvel exemple de ce genre très particulier, parfois un peu rejeté, parce qu'il ne joue pas sur un rythme effréné mais sur d'autres ressorts, avec quelques variantes et, en particulier, une espèce d'onirisme plein de mystère qui flirte avec le fantastique... "Le Verger de marbre" (publié aux éditions Gallmeister, dans une collection baptisée Néo Noir, et traduit par Anatole Pons), est le premier roman d'Alex Taylor, auteur de nouvelles remarquées avant de faire le grand saut vers le format long. Une véritable découverte, avec un roman violent et sombre, porté par une ambiance lourde et énigmatique et des personnages tragiques et tourmentés...
Beam Sheetmire, 19 ans, aide ses parents, Clem et Derna, en pilotant le ferry qui traverse la Gasping River, quelque part dans le Kentucky. Ce n'est pas que ça l'enchante, mais en attendant mieux, c'est toujours ça de pris. C'est monotone et pas très gratifiant, mais c'est un boulot comme un autre en attendant de trouver une voie à suivre.
Un soir, un des passagers vient importuner Beam dans la cabine de pilotage du ferry. L'homme, que le garçon ne connaît pas, n'a rien à faire là, mais il s'incruste, insiste, pose des questions, cherche Beam, qui reste très calme. Il essaye de faire comprendre à l'inconnu qu'il n'entrera pas dans son jeu et qu'il lui faut regagner le pont, en attendant le débarquement.
Mais l'autre ne veut rien entendre et finit par menacer de la braquer pour lui voler la caisse du ferry. Beam ne compte pas se laisser faire. Agacé par le comportement initial de l'homme, il voit rouge, saisit un outil qui traîne dans la cabine et frappe l'inconnu. Celui-ci s'effondre, mort... Alors, seulement, le garçon prend conscience de son geste et de sa gravité.
Le choc est tel qu'il rate l'appontement et que le ferry vient heurter le quai. Mais, c'est le moindre des soucis, cet accident... Beam prévient son père qui décide de ne rien dire à personne et de se débarrasser du corps au plus vite. Et il a une bonne raison de le faire : contrairement à son fils, lui a immédiatement reconnu l'homme étendu mort dans la cabine du ferry...
Il s'agit de Paul Duncan. Dans le comté, on le connaît bien. A cause de ce qu'il y a fait et qui l'a envoyé en prison pour un bon moment. Ensuite, parce qu'il est le fils de Loat Duncan, l'un des malfrats locaux les plus en vue... Beam doit s'enfuir car, lorsque Loat apprendra la mort de son fils, il risque d'entrer dans une colère noire et de crier vengeance.
Le soir même, Beam par sur les routes, en espérant s'éloigner le plus possible de la Gasping River avant qu'on découvre le corps de Paul. Mais, dans la précipitation, le père et le fils ont mal lesté le cadavre, qui remonte à la surface dès le lendemain, où il est aussitôt découvert... C'est le shérif Elvis Dunne qui doit annoncer la nouvelle à Loat et lui aussi redoute sa réaction...
Oh, bien sûr, l'intrigue pourrait se résumer à la poursuite impitoyable d'un père meurtri pour mettre la main sur le meurtrier de son fils. Il y aurait déjà de quoi faire. Mais, Alex Taylor a décidé d'aller bien plus loin. D'abord, en faisant entrer dans la danse d'autres personnages qui vont intervenir dans cette affaire à différents niveaux.
Il y a un routier en costume impeccable, comme on n'en a pas vu depuis des années dans le comté, un homme de main flanqué de dobermans légèrement agressifs, un vieux guérisseur un peu maboul et sa fille drôlement sexy ou encore le tenancier manchot d'un bouge où l'on vient se saouler copieusement, lever des prostituées et, parfois, mais c'est vraiment accessoire, danser...
Là encore, on pourrait s'arrêter là et voir ces personnages simplement graviter autour de Beam, apportant chacun leur pierre à une intrigue. Mais Alex Taylor n'a pas non plus choisi cette option un peu plus touffue mais assez linéaire et unidimensionnelle. Non, il voulait autre chose pour son roman, et ces dimensions-là vont apparaître petit à petit au fil du récit...
Le lecteur prend alors conscience que la mort de Paul Duncan, un soir, sur le ferry traversant la Gasping River, parce que ce voyou voulait braquer la caisse n'est pas un simple incident, un épiphénomène. Ce geste ordonné par un destin facétieux et tordu est en fait une vraie boîte de Pandore, qui va mettre tout le comté sens dessus dessous...
Bien sûr, ce n'est pas dans ce billet que je vais expliciter cet élément, vous vous en doutez. Mais, il est important de saluer la construction de ce roman, qui repose sur des révélations successives éclairant, à chaque fois, d'une nouvelle lumière, les événements qui se déroulent devant nous. Et l'on comprend alors que Beam a mis le doigt dans un effroyable engrenage qui ne peut laisser personne indemne.
On entre dans une spirale qui va crescendo, mais jusqu'où va-t-elle nous emmener ? Un "nous" dans lequel je réunis les personnages et le lecteur, lui aussi témoin du drame qui se met en place, implacablement. Le final est haletant, crépusculaire, inquiétant, paradoxalement terriblement sombre et incroyablement lumineux...
Oui, je pourrais jouer avec les oxymores, l'ardente obscurité ou la obscure lumière... Mais, cet étrange sentiment de clarté et de noirceur mêlée tiens à plusieurs éléments que met en place Alex Taylor, avec minutie et habileté. Et surtout, au choix qu'il fait, contrairement à David Joy, de ne pas jouer la carte du réalisme absolu.
D'emblée, avec un prologue se déroulant pendant une réunion de famille et qu'il convient de lire attentivement, car il s'y trouve quelques clés de lecture pour la suite, on se retrouve plongé dans une atmosphère assez bizarre. Beam souffre de narcolepsie, il s'endort donc n'importe où, n'importe quand, et on se demande parfois s'il l'on n'émerge pas dans ses rêves plutôt que dans le monde réel.
Certains lieux, certains personnages, certaines situations concourent régulièrement à cette impression d'irréalité, sans qu'on sache où vient se placer la frontière. Et cette ambivalence nous suit d'un bout à l'autre du livre, jusque dans son dénouement, brouillant les cartes et obligeant le lecteur à se positionner, à faire fonctionner son imagination, à interpréter ce à quoi il assiste.
J'ai écrit plus haut le mot fantastique... Il vient en appui d'un titre que j'ai qualifié d'ambigu... Mais on est bien dans un roman noir, avec "Le Verger de marbre". Pas dans un roman de fantômes, comme on pourrait le croire. Et pourtant, certains éléments sont assez troublants pour que je doive faire ces précisions...
Et, si on laisse de côté les fantômes au sens propre, au moins doit-on affronter des fantômes au sens figuré : ceux du passé trouble des personnages qui entourent le pauvre Beam, bien naïf et bien gentil, et qui ne pige rien à tout ce qu'il a malencontreusement déclenché. Encore un antihéros parfait qui essaye sans cesse de reprendre en main les rênes de son existence, mais a bien souvent un temps de retard.
Alors, fantastique ou pas, "le Verger de marbre" ? Je ne vais pas trancher, parce que je crois qu'il n'y a pas de réponse absolue. A chacun de forger son opinion, en particulier dans le final. Je pense à une scène en particulier, qui, plusieurs jours après ma lecture, me laisse encore troublé et indécis... Une manière de prolonger les sensations de lecture bien après la lecture, et c'est fort agréable !
"Le Verger de marbre" est une lecture forte. On retrouve, comme chez David Joy, déjà cité, ce côté très clinique des personnages. Tous, qu'on puisse les ranger du coté des gentils, de celui des méchants ou qu'ils se trouvent à cheval sur cette limite abstraite et pas forcément pertinente, ne sont pas particulièrement sympathiques ou chaleureux.
Ils ont des choses à cacher, dont ils ne sont certainement pas très fiers, et cela se ressent. En écrivant ces quelques lignes, je pense en particulier à un des personnages... Difficile de vous en parler, car, dans le détail, il faudrait vous dévoiler quelques éléments-clés de l'intrigue qu'il faut vous laisser découvrir par vous-même.
Mais, ce protagoniste-là est très délicat à cerner. Si je dois le juger sur un plan moral, je me retrouve bien embêté, car je n'arrive pas à le situer précisément. Je le soupçonne de jouer un double, voire un triple jeu, mais surtout, de ne penser qu'à lui, d'être d'un égoïsme profond et d'une amoralité absolue, sans en être certain, alors que ce personnage pourrait, en assumant son rôle premier, tout changer.
Et puis, il y a Beam... Depuis le début, je l'ai évoqué par touches : jeune, naïf, narcoleptique, un peu perdu... On sent rapidement sa difficulté à trouver sa place dans le monde. Son cocon, ce sont ses parents et piloter le ferry, c'est aussi une façon de ne pas le quitter. Les événements vont en décider autrement, le poussant hors du nid, mais pas avec douceur, bien au contraire...
On retrouve, comme souvent dans le roman noir, cette influence des tragédies antiques, avec un personnage aux prises avec un destin loin d'être favorable et qui doit se battre pour espérer le surmonter. Il accède ainsi au statut de héros, mais cela ne lui garantit pas non plus de finir sa vie heureux et comblé...
Pour Beam, on se dit très rapidement qu'il lui faudra une sacrée dose d'héroïsme pour surmonter tout ce qu'il va devoir affronter... Et, même s'il se sort entier de cette course-poursuite, il devrait lui rester des séquelles pas belles à voir... Quant aux autres, ils sont déjà bien abîmés et la mort de Paul Duncan ne va faire que réveiller toutes ces blessures et les compromis bancals qui en ont découlé.
J'insiste souvent sur ces dimensions de tragédies qu'on voit fleurir dans les romans américains, on sent bien que c'est quelque chose qu'on fait intégrer rapidement à ceux qui veulent écrire dans cette culture-là. Comme si les codes de la tragédie grecque formait un cadre parfait, exhaustif, dans lequel on peut encore évoluer de nos jours, transposable à l'envi, jusqu'au plus profond du Kentucky.
Tragiques, ils le sont tous. On peut le dire sans trop en dévoiler, mais, comme bien souvent dans le roman noir, l'espoir ne fait pas partie des données de base à prendre en compte. Alex Taylor nous offre un regard sur une humanité sombre et tourmentée, ancrée à un terroir et fracassée par une fatalité dont ils sont, peut-être, après tout, les principaux responsables.
"Le Verger de marbre", c'est une atmosphère vraiment particulière, des personnages qui rappellent ceux qu'on peut croiser chez Cormac McCarthy ou dans les plus sombres des films des frères Coen, comme je l'ai effectivement lu par endroit. Comme l'espoir, on sent bien que le but de tout ça n'est pas non plus la rédemption, mais juste une sorte de libération soudaine, comme on perce un abcès...
Je suis vraiment curieux de voir ce que Alex Taylor nous proposera à l'avenir : poursuivra-t-il dans ce genre du roman noir ? Jouera-t-il encore avec l'onirisme, l'étrange, le mystérieux ? Recroiserons-nous des fantômes, quels qu'ils soient, dans ses prochains romans ? Et surtout, y aura-t-il quelque chose à sauver dans cet univers-là ?
Beam Sheetmire, 19 ans, aide ses parents, Clem et Derna, en pilotant le ferry qui traverse la Gasping River, quelque part dans le Kentucky. Ce n'est pas que ça l'enchante, mais en attendant mieux, c'est toujours ça de pris. C'est monotone et pas très gratifiant, mais c'est un boulot comme un autre en attendant de trouver une voie à suivre.
Un soir, un des passagers vient importuner Beam dans la cabine de pilotage du ferry. L'homme, que le garçon ne connaît pas, n'a rien à faire là, mais il s'incruste, insiste, pose des questions, cherche Beam, qui reste très calme. Il essaye de faire comprendre à l'inconnu qu'il n'entrera pas dans son jeu et qu'il lui faut regagner le pont, en attendant le débarquement.
Mais l'autre ne veut rien entendre et finit par menacer de la braquer pour lui voler la caisse du ferry. Beam ne compte pas se laisser faire. Agacé par le comportement initial de l'homme, il voit rouge, saisit un outil qui traîne dans la cabine et frappe l'inconnu. Celui-ci s'effondre, mort... Alors, seulement, le garçon prend conscience de son geste et de sa gravité.
Le choc est tel qu'il rate l'appontement et que le ferry vient heurter le quai. Mais, c'est le moindre des soucis, cet accident... Beam prévient son père qui décide de ne rien dire à personne et de se débarrasser du corps au plus vite. Et il a une bonne raison de le faire : contrairement à son fils, lui a immédiatement reconnu l'homme étendu mort dans la cabine du ferry...
Il s'agit de Paul Duncan. Dans le comté, on le connaît bien. A cause de ce qu'il y a fait et qui l'a envoyé en prison pour un bon moment. Ensuite, parce qu'il est le fils de Loat Duncan, l'un des malfrats locaux les plus en vue... Beam doit s'enfuir car, lorsque Loat apprendra la mort de son fils, il risque d'entrer dans une colère noire et de crier vengeance.
Le soir même, Beam par sur les routes, en espérant s'éloigner le plus possible de la Gasping River avant qu'on découvre le corps de Paul. Mais, dans la précipitation, le père et le fils ont mal lesté le cadavre, qui remonte à la surface dès le lendemain, où il est aussitôt découvert... C'est le shérif Elvis Dunne qui doit annoncer la nouvelle à Loat et lui aussi redoute sa réaction...
Oh, bien sûr, l'intrigue pourrait se résumer à la poursuite impitoyable d'un père meurtri pour mettre la main sur le meurtrier de son fils. Il y aurait déjà de quoi faire. Mais, Alex Taylor a décidé d'aller bien plus loin. D'abord, en faisant entrer dans la danse d'autres personnages qui vont intervenir dans cette affaire à différents niveaux.
Il y a un routier en costume impeccable, comme on n'en a pas vu depuis des années dans le comté, un homme de main flanqué de dobermans légèrement agressifs, un vieux guérisseur un peu maboul et sa fille drôlement sexy ou encore le tenancier manchot d'un bouge où l'on vient se saouler copieusement, lever des prostituées et, parfois, mais c'est vraiment accessoire, danser...
Là encore, on pourrait s'arrêter là et voir ces personnages simplement graviter autour de Beam, apportant chacun leur pierre à une intrigue. Mais Alex Taylor n'a pas non plus choisi cette option un peu plus touffue mais assez linéaire et unidimensionnelle. Non, il voulait autre chose pour son roman, et ces dimensions-là vont apparaître petit à petit au fil du récit...
Le lecteur prend alors conscience que la mort de Paul Duncan, un soir, sur le ferry traversant la Gasping River, parce que ce voyou voulait braquer la caisse n'est pas un simple incident, un épiphénomène. Ce geste ordonné par un destin facétieux et tordu est en fait une vraie boîte de Pandore, qui va mettre tout le comté sens dessus dessous...
Bien sûr, ce n'est pas dans ce billet que je vais expliciter cet élément, vous vous en doutez. Mais, il est important de saluer la construction de ce roman, qui repose sur des révélations successives éclairant, à chaque fois, d'une nouvelle lumière, les événements qui se déroulent devant nous. Et l'on comprend alors que Beam a mis le doigt dans un effroyable engrenage qui ne peut laisser personne indemne.
On entre dans une spirale qui va crescendo, mais jusqu'où va-t-elle nous emmener ? Un "nous" dans lequel je réunis les personnages et le lecteur, lui aussi témoin du drame qui se met en place, implacablement. Le final est haletant, crépusculaire, inquiétant, paradoxalement terriblement sombre et incroyablement lumineux...
Oui, je pourrais jouer avec les oxymores, l'ardente obscurité ou la obscure lumière... Mais, cet étrange sentiment de clarté et de noirceur mêlée tiens à plusieurs éléments que met en place Alex Taylor, avec minutie et habileté. Et surtout, au choix qu'il fait, contrairement à David Joy, de ne pas jouer la carte du réalisme absolu.
D'emblée, avec un prologue se déroulant pendant une réunion de famille et qu'il convient de lire attentivement, car il s'y trouve quelques clés de lecture pour la suite, on se retrouve plongé dans une atmosphère assez bizarre. Beam souffre de narcolepsie, il s'endort donc n'importe où, n'importe quand, et on se demande parfois s'il l'on n'émerge pas dans ses rêves plutôt que dans le monde réel.
Certains lieux, certains personnages, certaines situations concourent régulièrement à cette impression d'irréalité, sans qu'on sache où vient se placer la frontière. Et cette ambivalence nous suit d'un bout à l'autre du livre, jusque dans son dénouement, brouillant les cartes et obligeant le lecteur à se positionner, à faire fonctionner son imagination, à interpréter ce à quoi il assiste.
J'ai écrit plus haut le mot fantastique... Il vient en appui d'un titre que j'ai qualifié d'ambigu... Mais on est bien dans un roman noir, avec "Le Verger de marbre". Pas dans un roman de fantômes, comme on pourrait le croire. Et pourtant, certains éléments sont assez troublants pour que je doive faire ces précisions...
Et, si on laisse de côté les fantômes au sens propre, au moins doit-on affronter des fantômes au sens figuré : ceux du passé trouble des personnages qui entourent le pauvre Beam, bien naïf et bien gentil, et qui ne pige rien à tout ce qu'il a malencontreusement déclenché. Encore un antihéros parfait qui essaye sans cesse de reprendre en main les rênes de son existence, mais a bien souvent un temps de retard.
Alors, fantastique ou pas, "le Verger de marbre" ? Je ne vais pas trancher, parce que je crois qu'il n'y a pas de réponse absolue. A chacun de forger son opinion, en particulier dans le final. Je pense à une scène en particulier, qui, plusieurs jours après ma lecture, me laisse encore troublé et indécis... Une manière de prolonger les sensations de lecture bien après la lecture, et c'est fort agréable !
"Le Verger de marbre" est une lecture forte. On retrouve, comme chez David Joy, déjà cité, ce côté très clinique des personnages. Tous, qu'on puisse les ranger du coté des gentils, de celui des méchants ou qu'ils se trouvent à cheval sur cette limite abstraite et pas forcément pertinente, ne sont pas particulièrement sympathiques ou chaleureux.
Ils ont des choses à cacher, dont ils ne sont certainement pas très fiers, et cela se ressent. En écrivant ces quelques lignes, je pense en particulier à un des personnages... Difficile de vous en parler, car, dans le détail, il faudrait vous dévoiler quelques éléments-clés de l'intrigue qu'il faut vous laisser découvrir par vous-même.
Mais, ce protagoniste-là est très délicat à cerner. Si je dois le juger sur un plan moral, je me retrouve bien embêté, car je n'arrive pas à le situer précisément. Je le soupçonne de jouer un double, voire un triple jeu, mais surtout, de ne penser qu'à lui, d'être d'un égoïsme profond et d'une amoralité absolue, sans en être certain, alors que ce personnage pourrait, en assumant son rôle premier, tout changer.
Et puis, il y a Beam... Depuis le début, je l'ai évoqué par touches : jeune, naïf, narcoleptique, un peu perdu... On sent rapidement sa difficulté à trouver sa place dans le monde. Son cocon, ce sont ses parents et piloter le ferry, c'est aussi une façon de ne pas le quitter. Les événements vont en décider autrement, le poussant hors du nid, mais pas avec douceur, bien au contraire...
On retrouve, comme souvent dans le roman noir, cette influence des tragédies antiques, avec un personnage aux prises avec un destin loin d'être favorable et qui doit se battre pour espérer le surmonter. Il accède ainsi au statut de héros, mais cela ne lui garantit pas non plus de finir sa vie heureux et comblé...
Pour Beam, on se dit très rapidement qu'il lui faudra une sacrée dose d'héroïsme pour surmonter tout ce qu'il va devoir affronter... Et, même s'il se sort entier de cette course-poursuite, il devrait lui rester des séquelles pas belles à voir... Quant aux autres, ils sont déjà bien abîmés et la mort de Paul Duncan ne va faire que réveiller toutes ces blessures et les compromis bancals qui en ont découlé.
J'insiste souvent sur ces dimensions de tragédies qu'on voit fleurir dans les romans américains, on sent bien que c'est quelque chose qu'on fait intégrer rapidement à ceux qui veulent écrire dans cette culture-là. Comme si les codes de la tragédie grecque formait un cadre parfait, exhaustif, dans lequel on peut encore évoluer de nos jours, transposable à l'envi, jusqu'au plus profond du Kentucky.
Tragiques, ils le sont tous. On peut le dire sans trop en dévoiler, mais, comme bien souvent dans le roman noir, l'espoir ne fait pas partie des données de base à prendre en compte. Alex Taylor nous offre un regard sur une humanité sombre et tourmentée, ancrée à un terroir et fracassée par une fatalité dont ils sont, peut-être, après tout, les principaux responsables.
"Le Verger de marbre", c'est une atmosphère vraiment particulière, des personnages qui rappellent ceux qu'on peut croiser chez Cormac McCarthy ou dans les plus sombres des films des frères Coen, comme je l'ai effectivement lu par endroit. Comme l'espoir, on sent bien que le but de tout ça n'est pas non plus la rédemption, mais juste une sorte de libération soudaine, comme on perce un abcès...
Je suis vraiment curieux de voir ce que Alex Taylor nous proposera à l'avenir : poursuivra-t-il dans ce genre du roman noir ? Jouera-t-il encore avec l'onirisme, l'étrange, le mystérieux ? Recroiserons-nous des fantômes, quels qu'ils soient, dans ses prochains romans ? Et surtout, y aura-t-il quelque chose à sauver dans cet univers-là ?
dimanche 18 septembre 2016
"La loi, c'est nous maintenant, c'est la vieille maison Poulmann. Circonstances exceptionnelles, justifiées par la situation. On est en guerre contre les terroristes".
C'est l'invité surprise de la première liste du prix Goncourt, et pas seulement parce qu'on le classe plutôt au rayon polar. Je ne suis pas juré Goncourt, ni lycéen (enfin, c'est plus de mon âge, surtout), mais simple lecteur et, même si notre roman du jour n'avait pas eu cet insigne honneur, je me serais penché sur son cas. Déjà auteur du remarquable et très remarqué "Monsieur le commandant", Romain Slocombe nous emmène une nouvelle fois en pleine Occupation, pour un roman sombre et inquiétant, dans un Paris livré aux malfaisants de tout poil... "L'affaire Léon Sadorski" vient de sortir chez Robert Laffont, dans la collection La Bête Noire qui, petit à petit, continue d'épater avec un catalogue qui s'enrichit mois après mois avec des romans sombres et puissants. En voici encore un exemple, avec une histoire où l'on ne sait guère à qui se fier. Pas même à ce Léon Sadorski, personnage difficile à cerner mais qu'on ne qualifiera pas de sympathique... Mais on va en dire plus à son sujet dans quelques paragraphes...
Léon Sadorski est un flic modèle. En ce printemps 1942, il est Inspecteur Principal Adjoint et travaille à la 3e section des Renseignements Généraux. En dehors de 5 années difficiles après 1934, lorsque, suspendu (pour quelle raison ? On ne le saura pas...), il doit travailler pour une boîte privée, sa carrière est idéale.
L'IPA Sadorski est un fonctionnaire né. Le genre à obéir, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans aucun état d'âme. Il servait la France avant la guerre, il continue à la servir depuis qu'elle a mal tourné et que les nazis se sont installés sur le territoire national. Pour lui, l'Occupation ne change rien, il a un boulot à faire, et il entend le faire de son mieux.
Or, depuis l'arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir, de nouvelles lois ont été promulguées, dont certaines concernent le statut des juifs en France. La communauté israélite est ciblée par le pouvoir collaborationniste et Sadorski en est le bras armé. Maréchaliste et ouvertement antisémite, il traque juifs et communistes, bref, tous ceux qu'on appelle désormais "terroristes", avec la même conviction.
Pour autant, et s'il reconnaît respecté l'occupant, il se refuse à se définir comme germanophile, comme on dit pudiquement. Léon Sadorski est un fonctionnaire français qui sert l'Etat français et certainement pas le pouvoir nazi. Se rend-il compte que, désormais, l'Etat français est la botte des nazis ou se voile-t-il la face pour sauvegarder un honneur bien mince ? On se le demande...
Marié de longue date à Yvette, dont il est très amoureux et qu'il désire toujours aussi ardemment, Léon Sadorski ne semble pas vraiment souffrir des restrictions de toutes sortes qui frappent la France et sa capitale. Oh, bien sûr, une tasse de vrai café de temps en temps et un peu plus de viande ne seraient pas du luxe, mais, bon an, mal an, il n'a pas vraiment à se plaindre de son sort.
Jusqu'au 1er avril de cette année 1942... Le voilà convoqué par l'occupant toutes affaires cessantes. Pensant qu'on va lui confier une mission délicate, il se rend à l'invitation sans méfiance. Mais, il va vite déchanter, lorsqu'on lui explique qu'il va partir en Allemagne, pour deux semaines, qu'il n'a que le temps de repasser chez lui pour y prendre une valise et embrasser Yvette...
A la gare, il retrouve un de ses anciens supérieurs, le commissaire Louisille, avec qui il n'entretenait pas, comprend-on, les meilleurs rapports. Sadorski le soupçonne d'ailleurs d'être gaulliste, voire pire... Mais, les deux hommes sont dans le même bateau, cette fois, enfin dans le même train, en route pour la capitale du Reich...
Et, au fil des minutes, l'idée d'une mission s'efface pour laisser place à une grande inquiétude : tout ce cinéma ressemble fort à une arrestation qui ne dit pas son nom... L'a-t-on envoyé sur les chemins de la déportation ? Sadorski se le demande et son séjour à Berlin va en effet ressembler à un long cauchemar de plusieurs semaines, entre interrogatoires musclés et nuits dans des prisons sordides...
L'IPA n'est pas un collaborateur fervent ? Alors, on va le convaincre d'adhérer aux idées nazies, de force s'il le faut. Et, seulement après avoir été brisé, alors, on lui confiera une mission de confiance... S'il le mérite. Sinon... Sadorski plie, s'incline et rentre à Paris avec un objectif en tête : retrouver une femme mystérieuse, Thérèse Gerst.
La Gestapo la soupçonne d'être un agent double, qui, sous d'apparentes sympathies nazies, serait en réalité un ennemi du Reich. Et le choix de Sadorski pour cette enquête n'a rien d'anodin : le policier français a bien connu la jeune femme. Elle a même été sa maîtresse quelques années plus tôt... Ce que Sadorski apprend le tourneboule forcément...
Alors, tout en replongeant dans son passé proche, dans les relations troubles de cette époque, parmi ces personnes qu'il a filochées, rencontrées, contactées pour le compte des RG avant la guerre, il se lance à corps perdus dans son travail. Une enquête retient particulièrement son attention : l'assassinat atroce d'une adolescente dont la rumeur disait qu'elle se prostituait auprès des Allemands...
Beaucoup de choses dans ce résumé, c'est vrai. Mais "l'affaire Léon Sadorski" est un roman très riche, très dense, dans lequel il se passe énormément de chose. On retrouve comme dans "Monsieur le Commandant", la volonté de Romain Slocombe de parler de la France occupée sans fard, sans éluder le rôle des Français aux côtés des nazis.
Cette fois, ce n'est pas un écrivain adepte des lettres de dénonciations (il y a d'ailleurs un lien entre Paul-Jean Husson et Léon Sadorski), mais d'un policier ayant une haute opinion de sa mission, et une certaine naïveté un brin forcé qui lui permet d'éviter tout cas de conscience. Peu importe qui dirige la France, c'est elle qu'il sert et personne d'autre, point barre.
Pourtant, Léon Sadorski n'a rien d'un résistant... Il s'accommode parfaitement du nouveau régime et, si l'on n'a guère d'explication quant aux raisons de sa suspension, les dates, 1934-1939, laissent penser qu'il est de longue date proche des idées d'extrême-droite... Mais, l'ancien combattant de la Grande Guerre, engagé volontaire à 17 ans, se refuse à reconnaître qu'il sert l'ennemi héréditaire !
Léon Sadorski, c'est un dur, un vrai. Avec son statut de flic de haut vol, il impose sa force et son autorité à chaque suspect qu'il traque ou qu'il interroge. Et tous les moyens sont bons pour obtenir des aveux. Il le dit lui-même, comme en témoigne notre phrase de titre, extraite du roman. Et ne se gêne pas pour brutaliser et humilier les hommes comme les femmes pour arriver à ses fins.
Sous ses airs de bravache et de séducteur, c'est une vraie brute qui se cache et se déchaîne lorsqu'il quitte la maison pour le bureau. On n'a pas du tout envie d'avoir affaire à lui, même si ses méthodes semblent douces à côté de celles de la Gestapo... Mais, indépendamment de ces considérations, ce que l'on découvre de Léon Sadorski est loin d'en faire un personnage sympathique et attachant.
Et puis, arrive Berlin... Et là, placé de l'autre côté du bureau, sur le siège du suspect, apparaît un autre trait de caractère : la lâcheté. Je peux sembler dur envers le personnage, je ne sais pas ce que je ferais dans les mêmes circonstances, sans doute ne serais-je pas plus brillant. Mais le contraste est tel entre l'impitoyable Inspecteur Principal Adjoint et le misérable personnage capable du pire pour sauver sa peau, à Berlin.
Au fil des pages, suivant Léon Sadorski en cette terrible année 1942, je songeais à Clément Duprest, "le salaud ordinaire" dont Didier Daeninckx a retracé l'itinéraire dans un de ses romans. Flic lui aussi, à l'origine, affirmant ne pas faire de politique avant de connaître une ascension à la hauteur de son ambition dévorante longtemps après la guerre.
Il y a, je pense, beaucoup de points communs entre les deux personnages, mais une différence très forte : Léon Sadorski ne s'envisage pas autrement que flic, et flic de terrain. Je ne le crois pas aussi ambitieux que Duprest, ni assez doué pour grimper les échelons... En revanche, ils dégagent la même désagréable impression auprès du lecteur.
Mais, en lisant le nouveau roman de Romain Slocombe, on pense aussi aux "Bienveillantes", le roman-fleuve de Jonathan Littell qui lui valut le Goncourt (tiens, tiens...). On trouve d'ailleurs une citation de ce livre en exergue de "l'affaire Léon Sadorski". Mais, cette fois, ce n'est pas avec un personnage central que le lien se noue.
Car, si l'Inspecteur Principal Adjoint n'est pas le plus recommandable des hommes, il reste un enfant de choeur à côté du monstrueux Max Aue. Non, c'est ailleurs que se situe la relation : dans le livre de Littell, en particulier à travers le personnage d'Eichmann, est décrite méticuleusement la mécanique bureaucratique nazie, avec ses fonctionnaires zélés qui font leur boulot, et rien de plus.
Chacun est un maillon de la chaîne qui aboutit aux camps d'extermination, mais ce cloisonnement évite toute culpabilité, toute responsabilité, même. Sadorski, c'est exactement ce genre de personnage : il ne fait que son travail. On lui dit d'arrêter les juifs, il arrête les juifs. Mais il a bon coeur, assure-t-il, regarder ce qu'il fait pour sa jeune voisine, Julie, adolescente juive à qui il promet aide et protection...
Les pourris, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît, pourrait-on dire au sujet de Léon Sadorski, en paraphrasant Michel Audiard. Mais, on aurait tort de s'arrêter à cette face sombre et écoeurante du personnage qui est également aux prises avec des dossiers brûlants qu'il gère avec compétence.
D'abord, cette histoire d'assassinat. Si Sadorski ressent une once de culpabilité, c'est à ce sujet-là. Le dossier de la victime, il l'a reçu juste avant son départ pour Berlin et n'a pas eu le temps de s'en occuper. A son retour, la jeune fille, 16 ans à peine, était morte... Et ça le travaille au point de mener l'enquête pour comprendre comment une demoiselle de bonne famille peut finir massacrer le long d'une voie ferrée...
Et puis, il y a les recherches concernant Thérèse. Là, sa motivation, c'est sa survie, puisqu'il se sait surveillé par la Gestapo et a une obligation de résultat... Renouer avec ce passé serait naturellement embarrassant, car on touche à des sujets personnels qu'il aimerait garder pour lui, mais, surtout, les temps ont changé, et, sous ce nouvel éclairage, tout change...
Si le roman débute comme un roman noir où l'on se demande si Léon Sadorski n'a pas gagné un aller simple pour la Silésie et ses camps de la mort, ensuite, à son retour, on retrouve un mélange virtuose de polar et de roman d'espionnage. C'est très sombre, dérangeant, inconfortable, mais surtout, au fil des deux enquêtes que je viens d'évoquer, on découvre Paris transformée en noeuds de vipères...
Il y a l'occupant et ses séides, qu'ils soient allemands ou, hélas, français. Il y a des espions de tous les bords, parfois même de plusieurs à la fois. On infiltre, on observe, on trahit, on dénonce, on se débarrasse de l'autre, sans pitié... Et, franchement, les idéologies des uns et des autres finissent par se mélanger jusqu'à donner une impression d'incroyable bazar.
Il y a ceux qui servent les nazis, ceux qui les combattent, ceux qui servent les ennemis des nazis, ceux qui les combattent, ceux qui sont alliés aux nazis pour combattre leurs ennemis et ceux qui sont alliés aux ennemis des nazis pour les combattre... Et souvent, chaque personnage entre dans plusieurs catégories à la fois... Les collusions entre les différents camps sont simplement terrifiantes...
Et puis, il y a les truands et les assassins. Dans une capitale livrée aux chiens, où l'ordre totalitaire règne mais laisse s'exprimer le pire de l'être humain, on croise des gibiers de potence parvenus à des postes enviés où ils profitent allègrement de la situation. On pense à "Monsieur Henri", cet ignoble Henri Chamberlin devenu, sous le nom de Lafont, le patron de la Gestapo française, repris de justice qui va faire régner la terreur.
C'est ce Paris-là que nous montre Romain Slocombe, en nous y plongeant sans concession. On n'est pas fier, de tous ces margoulins, au mieux voleurs, au pire, violeurs, tortionnaires et assassins, qui vivent comme des coqs en pâte et deviennent les fleurons d'un Etat moribond et dévoyé. Au point qu'on voit brusquement ressortir l'intégrité de Léon Sadorski, c'est dire !
C'est ce qui fait aussi la grandeur de ce roman très noir : un contexte particulier, étouffant, écoeurant, inquiétant, où l'on ne croise pas beaucoup de héros, au sens positif du terme. Je dois dire que le final du livre m'a laissé pantois, mal à l'aise comme je l'ai rarement été, car, avec les événements, Sadorski se découvre une "qualité" nouvelle : un cynisme qui vient cingler le lecteur comme une gifle.
Je vous conseille de lire les explications de l'auteur en fin d'ouvrage, elles sont édifiantes. Bien sûr, c'est un roman que nous avons en main, mais Romain Slocombe a fait un énorme travail documentaire dont il s'inspire pour nourrir son imagination. Mais, il injecte aussi dans la fiction une dose de réalité qui fait froid dans le dos.
Dans le courant du livre, sont régulièrement cités des textes d'époque qui font honte à notre cher et beau pays. De même, ce qui est dit des personnages historiques et de leurs agissements s'appuie sur ce que l'on sait de la période. Cela vaut pour les salopards évoqués ci-dessus comme pour le tout Paris qui a continué à chanter et à pétiller pendant l'Occupation.
Soyons franc, on ne se fait guère d'illusion sur la période et l'on sait très bien qu'une partie de la population française a poursuivi sa vie comme si de rien n'était ou presque pendant ces années noires. Mais, ici, le contraste est si violemment mis en évidence qu'on en reste abasourdi, consternés devant de tels comportements, devant tant d'insouciance...
Il est long, ce billet, j'en suis désolé, mais il y a énormément à dire sur ce livre qui en déroutera certains, je pense. Ne vous attendez pas à un polar classique, dans la forme. L'intrigue est foisonnante, elle peut donner l'impression de partir un peu dans tous les sens, mais la mécanique est d'une précision diabolique. Toutes les pièces s'assemblent pour donner un effroyable puzzle...
Dans cette nasse parisienne où ne nagent que des requins, et pas des plus pacifiques, Léon Sadorski apparaît comme un héros tragique, dans tous les sens du terme. Car, malgré ses efforts, à aucun moment il n'a le contrôle de son propre destin, que les tourments de l'histoire emportent comme un océan déchaîné malmène un frêle esquif...
L'action est concentrée sur quelques semaines, entre avril et juin 1942. Quid de Léon Sadorski, ensuite ? Romain Slocombe nous donne un indice assez peu explicite, mais décisif. Une note, une simple note, laconique, incomplète, mais qui peut laisser penser que l'IPA, fonctionnaire zélé et efficace, ne suivra pas la voie tracée par un Clément Duprest...
Léon Sadorski est un flic modèle. En ce printemps 1942, il est Inspecteur Principal Adjoint et travaille à la 3e section des Renseignements Généraux. En dehors de 5 années difficiles après 1934, lorsque, suspendu (pour quelle raison ? On ne le saura pas...), il doit travailler pour une boîte privée, sa carrière est idéale.
L'IPA Sadorski est un fonctionnaire né. Le genre à obéir, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans aucun état d'âme. Il servait la France avant la guerre, il continue à la servir depuis qu'elle a mal tourné et que les nazis se sont installés sur le territoire national. Pour lui, l'Occupation ne change rien, il a un boulot à faire, et il entend le faire de son mieux.
Or, depuis l'arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir, de nouvelles lois ont été promulguées, dont certaines concernent le statut des juifs en France. La communauté israélite est ciblée par le pouvoir collaborationniste et Sadorski en est le bras armé. Maréchaliste et ouvertement antisémite, il traque juifs et communistes, bref, tous ceux qu'on appelle désormais "terroristes", avec la même conviction.
Pour autant, et s'il reconnaît respecté l'occupant, il se refuse à se définir comme germanophile, comme on dit pudiquement. Léon Sadorski est un fonctionnaire français qui sert l'Etat français et certainement pas le pouvoir nazi. Se rend-il compte que, désormais, l'Etat français est la botte des nazis ou se voile-t-il la face pour sauvegarder un honneur bien mince ? On se le demande...
Marié de longue date à Yvette, dont il est très amoureux et qu'il désire toujours aussi ardemment, Léon Sadorski ne semble pas vraiment souffrir des restrictions de toutes sortes qui frappent la France et sa capitale. Oh, bien sûr, une tasse de vrai café de temps en temps et un peu plus de viande ne seraient pas du luxe, mais, bon an, mal an, il n'a pas vraiment à se plaindre de son sort.
Jusqu'au 1er avril de cette année 1942... Le voilà convoqué par l'occupant toutes affaires cessantes. Pensant qu'on va lui confier une mission délicate, il se rend à l'invitation sans méfiance. Mais, il va vite déchanter, lorsqu'on lui explique qu'il va partir en Allemagne, pour deux semaines, qu'il n'a que le temps de repasser chez lui pour y prendre une valise et embrasser Yvette...
A la gare, il retrouve un de ses anciens supérieurs, le commissaire Louisille, avec qui il n'entretenait pas, comprend-on, les meilleurs rapports. Sadorski le soupçonne d'ailleurs d'être gaulliste, voire pire... Mais, les deux hommes sont dans le même bateau, cette fois, enfin dans le même train, en route pour la capitale du Reich...
Et, au fil des minutes, l'idée d'une mission s'efface pour laisser place à une grande inquiétude : tout ce cinéma ressemble fort à une arrestation qui ne dit pas son nom... L'a-t-on envoyé sur les chemins de la déportation ? Sadorski se le demande et son séjour à Berlin va en effet ressembler à un long cauchemar de plusieurs semaines, entre interrogatoires musclés et nuits dans des prisons sordides...
L'IPA n'est pas un collaborateur fervent ? Alors, on va le convaincre d'adhérer aux idées nazies, de force s'il le faut. Et, seulement après avoir été brisé, alors, on lui confiera une mission de confiance... S'il le mérite. Sinon... Sadorski plie, s'incline et rentre à Paris avec un objectif en tête : retrouver une femme mystérieuse, Thérèse Gerst.
La Gestapo la soupçonne d'être un agent double, qui, sous d'apparentes sympathies nazies, serait en réalité un ennemi du Reich. Et le choix de Sadorski pour cette enquête n'a rien d'anodin : le policier français a bien connu la jeune femme. Elle a même été sa maîtresse quelques années plus tôt... Ce que Sadorski apprend le tourneboule forcément...
Alors, tout en replongeant dans son passé proche, dans les relations troubles de cette époque, parmi ces personnes qu'il a filochées, rencontrées, contactées pour le compte des RG avant la guerre, il se lance à corps perdus dans son travail. Une enquête retient particulièrement son attention : l'assassinat atroce d'une adolescente dont la rumeur disait qu'elle se prostituait auprès des Allemands...
Beaucoup de choses dans ce résumé, c'est vrai. Mais "l'affaire Léon Sadorski" est un roman très riche, très dense, dans lequel il se passe énormément de chose. On retrouve comme dans "Monsieur le Commandant", la volonté de Romain Slocombe de parler de la France occupée sans fard, sans éluder le rôle des Français aux côtés des nazis.
Cette fois, ce n'est pas un écrivain adepte des lettres de dénonciations (il y a d'ailleurs un lien entre Paul-Jean Husson et Léon Sadorski), mais d'un policier ayant une haute opinion de sa mission, et une certaine naïveté un brin forcé qui lui permet d'éviter tout cas de conscience. Peu importe qui dirige la France, c'est elle qu'il sert et personne d'autre, point barre.
Pourtant, Léon Sadorski n'a rien d'un résistant... Il s'accommode parfaitement du nouveau régime et, si l'on n'a guère d'explication quant aux raisons de sa suspension, les dates, 1934-1939, laissent penser qu'il est de longue date proche des idées d'extrême-droite... Mais, l'ancien combattant de la Grande Guerre, engagé volontaire à 17 ans, se refuse à reconnaître qu'il sert l'ennemi héréditaire !
Léon Sadorski, c'est un dur, un vrai. Avec son statut de flic de haut vol, il impose sa force et son autorité à chaque suspect qu'il traque ou qu'il interroge. Et tous les moyens sont bons pour obtenir des aveux. Il le dit lui-même, comme en témoigne notre phrase de titre, extraite du roman. Et ne se gêne pas pour brutaliser et humilier les hommes comme les femmes pour arriver à ses fins.
Sous ses airs de bravache et de séducteur, c'est une vraie brute qui se cache et se déchaîne lorsqu'il quitte la maison pour le bureau. On n'a pas du tout envie d'avoir affaire à lui, même si ses méthodes semblent douces à côté de celles de la Gestapo... Mais, indépendamment de ces considérations, ce que l'on découvre de Léon Sadorski est loin d'en faire un personnage sympathique et attachant.
Et puis, arrive Berlin... Et là, placé de l'autre côté du bureau, sur le siège du suspect, apparaît un autre trait de caractère : la lâcheté. Je peux sembler dur envers le personnage, je ne sais pas ce que je ferais dans les mêmes circonstances, sans doute ne serais-je pas plus brillant. Mais le contraste est tel entre l'impitoyable Inspecteur Principal Adjoint et le misérable personnage capable du pire pour sauver sa peau, à Berlin.
Au fil des pages, suivant Léon Sadorski en cette terrible année 1942, je songeais à Clément Duprest, "le salaud ordinaire" dont Didier Daeninckx a retracé l'itinéraire dans un de ses romans. Flic lui aussi, à l'origine, affirmant ne pas faire de politique avant de connaître une ascension à la hauteur de son ambition dévorante longtemps après la guerre.
Il y a, je pense, beaucoup de points communs entre les deux personnages, mais une différence très forte : Léon Sadorski ne s'envisage pas autrement que flic, et flic de terrain. Je ne le crois pas aussi ambitieux que Duprest, ni assez doué pour grimper les échelons... En revanche, ils dégagent la même désagréable impression auprès du lecteur.
Mais, en lisant le nouveau roman de Romain Slocombe, on pense aussi aux "Bienveillantes", le roman-fleuve de Jonathan Littell qui lui valut le Goncourt (tiens, tiens...). On trouve d'ailleurs une citation de ce livre en exergue de "l'affaire Léon Sadorski". Mais, cette fois, ce n'est pas avec un personnage central que le lien se noue.
Car, si l'Inspecteur Principal Adjoint n'est pas le plus recommandable des hommes, il reste un enfant de choeur à côté du monstrueux Max Aue. Non, c'est ailleurs que se situe la relation : dans le livre de Littell, en particulier à travers le personnage d'Eichmann, est décrite méticuleusement la mécanique bureaucratique nazie, avec ses fonctionnaires zélés qui font leur boulot, et rien de plus.
Chacun est un maillon de la chaîne qui aboutit aux camps d'extermination, mais ce cloisonnement évite toute culpabilité, toute responsabilité, même. Sadorski, c'est exactement ce genre de personnage : il ne fait que son travail. On lui dit d'arrêter les juifs, il arrête les juifs. Mais il a bon coeur, assure-t-il, regarder ce qu'il fait pour sa jeune voisine, Julie, adolescente juive à qui il promet aide et protection...
Les pourris, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît, pourrait-on dire au sujet de Léon Sadorski, en paraphrasant Michel Audiard. Mais, on aurait tort de s'arrêter à cette face sombre et écoeurante du personnage qui est également aux prises avec des dossiers brûlants qu'il gère avec compétence.
D'abord, cette histoire d'assassinat. Si Sadorski ressent une once de culpabilité, c'est à ce sujet-là. Le dossier de la victime, il l'a reçu juste avant son départ pour Berlin et n'a pas eu le temps de s'en occuper. A son retour, la jeune fille, 16 ans à peine, était morte... Et ça le travaille au point de mener l'enquête pour comprendre comment une demoiselle de bonne famille peut finir massacrer le long d'une voie ferrée...
Et puis, il y a les recherches concernant Thérèse. Là, sa motivation, c'est sa survie, puisqu'il se sait surveillé par la Gestapo et a une obligation de résultat... Renouer avec ce passé serait naturellement embarrassant, car on touche à des sujets personnels qu'il aimerait garder pour lui, mais, surtout, les temps ont changé, et, sous ce nouvel éclairage, tout change...
Si le roman débute comme un roman noir où l'on se demande si Léon Sadorski n'a pas gagné un aller simple pour la Silésie et ses camps de la mort, ensuite, à son retour, on retrouve un mélange virtuose de polar et de roman d'espionnage. C'est très sombre, dérangeant, inconfortable, mais surtout, au fil des deux enquêtes que je viens d'évoquer, on découvre Paris transformée en noeuds de vipères...
Il y a l'occupant et ses séides, qu'ils soient allemands ou, hélas, français. Il y a des espions de tous les bords, parfois même de plusieurs à la fois. On infiltre, on observe, on trahit, on dénonce, on se débarrasse de l'autre, sans pitié... Et, franchement, les idéologies des uns et des autres finissent par se mélanger jusqu'à donner une impression d'incroyable bazar.
Il y a ceux qui servent les nazis, ceux qui les combattent, ceux qui servent les ennemis des nazis, ceux qui les combattent, ceux qui sont alliés aux nazis pour combattre leurs ennemis et ceux qui sont alliés aux ennemis des nazis pour les combattre... Et souvent, chaque personnage entre dans plusieurs catégories à la fois... Les collusions entre les différents camps sont simplement terrifiantes...
Et puis, il y a les truands et les assassins. Dans une capitale livrée aux chiens, où l'ordre totalitaire règne mais laisse s'exprimer le pire de l'être humain, on croise des gibiers de potence parvenus à des postes enviés où ils profitent allègrement de la situation. On pense à "Monsieur Henri", cet ignoble Henri Chamberlin devenu, sous le nom de Lafont, le patron de la Gestapo française, repris de justice qui va faire régner la terreur.
C'est ce Paris-là que nous montre Romain Slocombe, en nous y plongeant sans concession. On n'est pas fier, de tous ces margoulins, au mieux voleurs, au pire, violeurs, tortionnaires et assassins, qui vivent comme des coqs en pâte et deviennent les fleurons d'un Etat moribond et dévoyé. Au point qu'on voit brusquement ressortir l'intégrité de Léon Sadorski, c'est dire !
C'est ce qui fait aussi la grandeur de ce roman très noir : un contexte particulier, étouffant, écoeurant, inquiétant, où l'on ne croise pas beaucoup de héros, au sens positif du terme. Je dois dire que le final du livre m'a laissé pantois, mal à l'aise comme je l'ai rarement été, car, avec les événements, Sadorski se découvre une "qualité" nouvelle : un cynisme qui vient cingler le lecteur comme une gifle.
Je vous conseille de lire les explications de l'auteur en fin d'ouvrage, elles sont édifiantes. Bien sûr, c'est un roman que nous avons en main, mais Romain Slocombe a fait un énorme travail documentaire dont il s'inspire pour nourrir son imagination. Mais, il injecte aussi dans la fiction une dose de réalité qui fait froid dans le dos.
Dans le courant du livre, sont régulièrement cités des textes d'époque qui font honte à notre cher et beau pays. De même, ce qui est dit des personnages historiques et de leurs agissements s'appuie sur ce que l'on sait de la période. Cela vaut pour les salopards évoqués ci-dessus comme pour le tout Paris qui a continué à chanter et à pétiller pendant l'Occupation.
Soyons franc, on ne se fait guère d'illusion sur la période et l'on sait très bien qu'une partie de la population française a poursuivi sa vie comme si de rien n'était ou presque pendant ces années noires. Mais, ici, le contraste est si violemment mis en évidence qu'on en reste abasourdi, consternés devant de tels comportements, devant tant d'insouciance...
Il est long, ce billet, j'en suis désolé, mais il y a énormément à dire sur ce livre qui en déroutera certains, je pense. Ne vous attendez pas à un polar classique, dans la forme. L'intrigue est foisonnante, elle peut donner l'impression de partir un peu dans tous les sens, mais la mécanique est d'une précision diabolique. Toutes les pièces s'assemblent pour donner un effroyable puzzle...
Dans cette nasse parisienne où ne nagent que des requins, et pas des plus pacifiques, Léon Sadorski apparaît comme un héros tragique, dans tous les sens du terme. Car, malgré ses efforts, à aucun moment il n'a le contrôle de son propre destin, que les tourments de l'histoire emportent comme un océan déchaîné malmène un frêle esquif...
L'action est concentrée sur quelques semaines, entre avril et juin 1942. Quid de Léon Sadorski, ensuite ? Romain Slocombe nous donne un indice assez peu explicite, mais décisif. Une note, une simple note, laconique, incomplète, mais qui peut laisser penser que l'IPA, fonctionnaire zélé et efficace, ne suivra pas la voie tracée par un Clément Duprest...
samedi 17 septembre 2016
"Les morts ne parlent pas, Jacob. C'est ceux qui restent en vie qui écrivent l'histoire".
Il n'y a rien à dire, les Américains sont définitivement les maîtres incontestés du roman noir. Le vrai, le pur, celui qui sent le cambouis et le tord-boyaux, la violence et la folie. Un nouvel exemple avec notre roman de ce jour, premier roman d'un auteur américain, trentenaire et qui, avant de se lancer dans la fiction, avait signé un essai autobiographique très remarqué. Cet auteur, c'est David Joy, qui signe aux éditions Sonatine "Là où les lumières se perdent" (traduction de Fabrice Pointeau), un magnifique exemple de ce genre qu'on a trop tendance à oublier, à méconnaître, trop habitué désormais aux thrillers. Mais que c'est fort, un roman noir comme celui-là, quand la tension monte petit à petit, quand la psychologie remplace l'action et quand la violence devient incontrôlable... Ne vous fiez pas au patronyme de l'auteur, il n'y a pas beaucoup de joie dans ce roman, mais un vrai plaisir à prendre pour le lecteur que l'obscurité attire...
Jacob McNeely a tout juste 18 ans et vit en Caroline du Nord, dans un coin perdu des Appalaches. Une région où son nom est bien connu, mais pas forcément pour le meilleur... En effet, le père de Jacob, Charly McNeely, est un trafiquant de drogue dont la petite entreprise ne connaît pas la crise et l'activité s'étend largement au-delà des limites de leur bled.
Personne n'ignore ces activités, et pourtant, personne ne s'attaque à Charly McNeely, qui poursuit tranquillement son activité, blanchit l'argent dans le garage qu'il tient et dans lequel il fait travailler deux frères comme mécanicien. Et puis, pour éviter toute mauvaise surprise, Charly n'hésite pas à graisser quelques pattes dans la police locale, celle du lieutenant Rogers, "l'ami de la famille".
Mais, lorsque débute le livre, Charly McNeely ne décolère pas : Un certain Robbie a eu la langue trop bien pendue, et ça ne se fait pas... Il va falloir lui apprendre à la fermer une bonne fois pour toutes, mais, avant, il va falloir que Robbie dise dans quelle oreille attentive il a bavé... Et Charly s'est dit que ce serait un bon moyen de mettre le pied à l'étrier de son fiston.
Jacob s'y colle mais, allez savoir si c'est l'inexpérience du jeune homme ou son peu d'enthousiasme à s'exécuter (et à exécuter l'autre par la même occasion), l'affaire part sérieusement en vrille... Les tortionnaires débutants se révèlent être des pieds nickelés : non seulement ils vont échouer à faire parler Robbie mais, ils ne vont pas non plus réussir à le faire taire ensuite...
Les petites affaires du clan McNeely sont plus que jamais en péril, mais surtout, Jacob se retrouve bien malgré lui dans l'oeil du cyclone. Avec bien des questions en tête... La principale étant de se demander si la cigogne qui l'a déposé dans cette famille à sa naissance n'avait pas un sérieux coup dans l'aile, car il ne se sent absolument pas le fils de son père...
Si Charly est une brute sans état d'âme, qui a fait de son épouse (la mère de Jacob) une épave camée jusqu'à l'os avant de la larguer sans se retourner, Jacob est un adolescent calme et peu porté sur la violence. Bon, il traficote bien un peu, mais plus de l'herbe que des drogues dures, une herbe qu'il fume aussi, mais sans exagérer.
Son regret, c'est de n'avoir pas pu faire d'études. Il a quitté l'école dès le collège et depuis, il joue le jeu de la famille. Mais, son rêve, c'est de se barrer de là, de couper les ponts et d'aller vivre une vie moins dangereuse loin des McNeely. Peut-être avec Maggie, son ancienne voisine, avec qui il est sorti un temps avant qu'elle ne change de quartier...
Il sait parfaitement que ces rêves, il ne pourra jamais les réaliser. Son père ne l'accepterait pas. Il lui faut se préparer à prendre la relève, mais en a-t-il envie ? Jacob est sans doute trop sage, trop gentil (trop faible, dirait son père) et, plus encore, trop naïf pour devenir un caïd. Mais, avec l'histoire de Robbie, le voilà dans de beaux draps, obligé de réparer ses erreurs...
A moins qu'il ne se décide enfin à se rebeller contre son père...
"Là où les lumières se perdent", c'est d'abord l'histoire d'un garçon résigné à vivre le destin qu'on lui impose. Il aurait sûrement pu viser des études en université, mais son père ne l'aurait jamais laissé s'éloigner... Alors, il vivote, rendant visite à sa pauvre mère et supportant difficilement un père à qui il ne fait absolument pas confiance...
Ce livre est donc aussi une histoire de relations entre un fils et son père. D'accord, les affaires de Charly McNeely sont florissantes (et illégales), mais Jacob n'en voit pas la couleur, de cet argent. Il continue à vivre dans un taudis, ou pas loin, roule dans une guimbarde sans âge, doit lui arracher un peu d'argent de poche et voit ses salaires lui passer sous le nez...
Mais, surtout, au moment de quitter l'adolescence pour entrer définitivement dans l'âge adulte, Jacob se pose des cas de conscience... Être le fils d'un homme violent et malhonnête, prêt à tout et sans remords, ça lui pèse un peu. Sa vie, il l'envisage bien plus tranquille, bien plus discrète... "Les gens comme nous ont besoin de pseudonymes", dit-il même...
Au fil du livre, la tension monte entre le fils et le père. Les reproches de Charly, mais aussi cette situation infernale dans laquelle il se retrouve, le sortent de sa léthargie. Cette fois, il risque la prison et nul doute que son paternel l'y enverra sans hésiter si cela sert ses intérêts. Alors, que faire ? Se barrer pendant qu'il est encore temps et refuser l'affrontement ou enfin régler ses comptes ?
Mais, réduire le roman de David Joy à ce duel bouillant et plein de testostérone, ce serait réducteur. Les femmes aussi tiennent une place importante dans les décisions de Jacob. Sa mère, sur laquelle il veille et qu'il essaye de faire redescendre sur terre lorsqu'elle plane à 10 000 (la plupart du temps, en fait)... Et puis Maggie, la belle et douce Maggie, avec qui il voudrait renouer...
Les deux ados étaient inséparables, unis par un amour pur et sincère. Et puis, Maggie est partie, suivant ses parents dans une autre partie de la région, tandis que Jacob, embarrassé par son mode de vie, voulait la protéger en ne lui imposant pas la présence d'un McNeely et de sa mauvaise réputation. Mais le coeur a ses raisons, vous connaissez la suite...
Le drame est constitué. Quoi qu'il se passe, on se dit rapidement que ça ne pourra se faire que dans la violence, car rien ne se fera facilement. Mais, Jacob, qui est le narrateur du roman, a-t-il les épaules pour s'opposer au roublard Charly ? Et s'il s'enfuit, le laissera-t-il faire ? Bientôt, les événements se bousculent et le nombre de choix se réduit sérieusement...
Tout est là : Jacob a entamé un bras de fer avec le destin. S'il l'emporte, alors, il récupérera les rênes de son existence. S'il échoue, il devra jouer avec les règles du jeu, ces règles édictées par son père, ces règles qu'il rejette, et évoluer dans un monde où tous les coups, même les plus bas, les plus vicieux, sont permis...
Ce livre parvient à concilier un enchaînement des faits imparables, avec un personnage bien trop candide (j'insiste sur ce trait de caractère de Jacob, qui me paraît fondamental) pour se frotter aux ordures qui l'entourent, et une ambiance noire de chez noir, et qui va en s'obscurcissant de plus en plus au fil des chapitres.
Un mot sur le titre, justement : "Là où les lumières se perdent"... Mystérieux... Cela correspond à un lieu qui sert de décor à certaines scènes du livre, une sorte de jardin secret pour Jacob, son "retiro", sa source de sérénité... Mais, comment ne pas y voir, dans un sens plus figuré, l'expression de l'espoir qui s'étend, petit à petit ?
Le noir est partout, dans ce livre, et gagne sans cesse du terrain. L'ambiance est lourde, pesante, collante, avant de, soudainement, prendre un tour ultra-violent auquel on ne s'attend pas forcément. On se doute bien que la mayonnaise va monter, monter, et qu'elle ne donnera rien de bon, finalement, mais, à ce point, sans doute pas.
Pour un premier roman, on a une maîtrise narrative assez bluffante. La mécanique est parfaitement huilée et s'appuie sur une galerie de personnages très bien construite. On entre en empathie avec Jacob, joli petit canard entouré de méchants cygnes, on craint ce Charly, fourbe et impitoyable... Et on se surprend à lire "Là où les lumières se perdent" comme un vrai page-turner, chose rare pour un roman noir.
Jusqu'où peut-on (doit-on ?) aller pour obtenir sa liberté ? C'est l'un des thèmes centraux du livre, car Jacob sait parfaitement que ses aspirations devront passer par des actes qui le poursuivront longtemps après. Ici, la quête de liberté va de paire avec une quête de rédemption. Jacob voudrait tant faire table rase du passé et même du présent...
Mais, on ne lui laisse pas le choix, seule la violence honnie peut le sortir de là. En tout cas, difficile d'imaginer d'autres solutions. Et le pire, dans tout cela, c'est qu'on est enclin à se dire que cette liberté que désire tant Jacob n'existe probablement pas. Le raisonnement vaut également pour la rédemption, car la culpabilité est l'un des moteurs du jeune homme et il lui sera bien difficile de s'absoudre.
Avec "Là où les lumières se perdent", les éditions Sonatine renouent avec le pur roman noir, sans chichi, ni fioriture. Pas de deus ex-machina ou de twist retentissant, non, rien que des personnages forts, un affrontement brutal et sans quartier et un minimum d'espoir de voir une happy-end. Bravo à cette maison d'avoir déniché un auteur très prometteur.
Sur son site internet, David Joy annonce la sortie de son nouveau roman, toujours situé dans les montagnes de Caroline du Nord, pour le mois de mars 2017. Une sortie américaine, s'entend. Mais, nul doute que, chez Sonatine, on doit déjà se trouver dans les starting-blocks pour en obtenir les droits et en proposer au plus vite une traduction aux lecteurs français.
Oui, je suis impatient, et alors ?
Jacob McNeely a tout juste 18 ans et vit en Caroline du Nord, dans un coin perdu des Appalaches. Une région où son nom est bien connu, mais pas forcément pour le meilleur... En effet, le père de Jacob, Charly McNeely, est un trafiquant de drogue dont la petite entreprise ne connaît pas la crise et l'activité s'étend largement au-delà des limites de leur bled.
Personne n'ignore ces activités, et pourtant, personne ne s'attaque à Charly McNeely, qui poursuit tranquillement son activité, blanchit l'argent dans le garage qu'il tient et dans lequel il fait travailler deux frères comme mécanicien. Et puis, pour éviter toute mauvaise surprise, Charly n'hésite pas à graisser quelques pattes dans la police locale, celle du lieutenant Rogers, "l'ami de la famille".
Mais, lorsque débute le livre, Charly McNeely ne décolère pas : Un certain Robbie a eu la langue trop bien pendue, et ça ne se fait pas... Il va falloir lui apprendre à la fermer une bonne fois pour toutes, mais, avant, il va falloir que Robbie dise dans quelle oreille attentive il a bavé... Et Charly s'est dit que ce serait un bon moyen de mettre le pied à l'étrier de son fiston.
Jacob s'y colle mais, allez savoir si c'est l'inexpérience du jeune homme ou son peu d'enthousiasme à s'exécuter (et à exécuter l'autre par la même occasion), l'affaire part sérieusement en vrille... Les tortionnaires débutants se révèlent être des pieds nickelés : non seulement ils vont échouer à faire parler Robbie mais, ils ne vont pas non plus réussir à le faire taire ensuite...
Les petites affaires du clan McNeely sont plus que jamais en péril, mais surtout, Jacob se retrouve bien malgré lui dans l'oeil du cyclone. Avec bien des questions en tête... La principale étant de se demander si la cigogne qui l'a déposé dans cette famille à sa naissance n'avait pas un sérieux coup dans l'aile, car il ne se sent absolument pas le fils de son père...
Si Charly est une brute sans état d'âme, qui a fait de son épouse (la mère de Jacob) une épave camée jusqu'à l'os avant de la larguer sans se retourner, Jacob est un adolescent calme et peu porté sur la violence. Bon, il traficote bien un peu, mais plus de l'herbe que des drogues dures, une herbe qu'il fume aussi, mais sans exagérer.
Son regret, c'est de n'avoir pas pu faire d'études. Il a quitté l'école dès le collège et depuis, il joue le jeu de la famille. Mais, son rêve, c'est de se barrer de là, de couper les ponts et d'aller vivre une vie moins dangereuse loin des McNeely. Peut-être avec Maggie, son ancienne voisine, avec qui il est sorti un temps avant qu'elle ne change de quartier...
Il sait parfaitement que ces rêves, il ne pourra jamais les réaliser. Son père ne l'accepterait pas. Il lui faut se préparer à prendre la relève, mais en a-t-il envie ? Jacob est sans doute trop sage, trop gentil (trop faible, dirait son père) et, plus encore, trop naïf pour devenir un caïd. Mais, avec l'histoire de Robbie, le voilà dans de beaux draps, obligé de réparer ses erreurs...
A moins qu'il ne se décide enfin à se rebeller contre son père...
"Là où les lumières se perdent", c'est d'abord l'histoire d'un garçon résigné à vivre le destin qu'on lui impose. Il aurait sûrement pu viser des études en université, mais son père ne l'aurait jamais laissé s'éloigner... Alors, il vivote, rendant visite à sa pauvre mère et supportant difficilement un père à qui il ne fait absolument pas confiance...
Ce livre est donc aussi une histoire de relations entre un fils et son père. D'accord, les affaires de Charly McNeely sont florissantes (et illégales), mais Jacob n'en voit pas la couleur, de cet argent. Il continue à vivre dans un taudis, ou pas loin, roule dans une guimbarde sans âge, doit lui arracher un peu d'argent de poche et voit ses salaires lui passer sous le nez...
Mais, surtout, au moment de quitter l'adolescence pour entrer définitivement dans l'âge adulte, Jacob se pose des cas de conscience... Être le fils d'un homme violent et malhonnête, prêt à tout et sans remords, ça lui pèse un peu. Sa vie, il l'envisage bien plus tranquille, bien plus discrète... "Les gens comme nous ont besoin de pseudonymes", dit-il même...
Au fil du livre, la tension monte entre le fils et le père. Les reproches de Charly, mais aussi cette situation infernale dans laquelle il se retrouve, le sortent de sa léthargie. Cette fois, il risque la prison et nul doute que son paternel l'y enverra sans hésiter si cela sert ses intérêts. Alors, que faire ? Se barrer pendant qu'il est encore temps et refuser l'affrontement ou enfin régler ses comptes ?
Mais, réduire le roman de David Joy à ce duel bouillant et plein de testostérone, ce serait réducteur. Les femmes aussi tiennent une place importante dans les décisions de Jacob. Sa mère, sur laquelle il veille et qu'il essaye de faire redescendre sur terre lorsqu'elle plane à 10 000 (la plupart du temps, en fait)... Et puis Maggie, la belle et douce Maggie, avec qui il voudrait renouer...
Les deux ados étaient inséparables, unis par un amour pur et sincère. Et puis, Maggie est partie, suivant ses parents dans une autre partie de la région, tandis que Jacob, embarrassé par son mode de vie, voulait la protéger en ne lui imposant pas la présence d'un McNeely et de sa mauvaise réputation. Mais le coeur a ses raisons, vous connaissez la suite...
Le drame est constitué. Quoi qu'il se passe, on se dit rapidement que ça ne pourra se faire que dans la violence, car rien ne se fera facilement. Mais, Jacob, qui est le narrateur du roman, a-t-il les épaules pour s'opposer au roublard Charly ? Et s'il s'enfuit, le laissera-t-il faire ? Bientôt, les événements se bousculent et le nombre de choix se réduit sérieusement...
Tout est là : Jacob a entamé un bras de fer avec le destin. S'il l'emporte, alors, il récupérera les rênes de son existence. S'il échoue, il devra jouer avec les règles du jeu, ces règles édictées par son père, ces règles qu'il rejette, et évoluer dans un monde où tous les coups, même les plus bas, les plus vicieux, sont permis...
Ce livre parvient à concilier un enchaînement des faits imparables, avec un personnage bien trop candide (j'insiste sur ce trait de caractère de Jacob, qui me paraît fondamental) pour se frotter aux ordures qui l'entourent, et une ambiance noire de chez noir, et qui va en s'obscurcissant de plus en plus au fil des chapitres.
Un mot sur le titre, justement : "Là où les lumières se perdent"... Mystérieux... Cela correspond à un lieu qui sert de décor à certaines scènes du livre, une sorte de jardin secret pour Jacob, son "retiro", sa source de sérénité... Mais, comment ne pas y voir, dans un sens plus figuré, l'expression de l'espoir qui s'étend, petit à petit ?
Le noir est partout, dans ce livre, et gagne sans cesse du terrain. L'ambiance est lourde, pesante, collante, avant de, soudainement, prendre un tour ultra-violent auquel on ne s'attend pas forcément. On se doute bien que la mayonnaise va monter, monter, et qu'elle ne donnera rien de bon, finalement, mais, à ce point, sans doute pas.
Pour un premier roman, on a une maîtrise narrative assez bluffante. La mécanique est parfaitement huilée et s'appuie sur une galerie de personnages très bien construite. On entre en empathie avec Jacob, joli petit canard entouré de méchants cygnes, on craint ce Charly, fourbe et impitoyable... Et on se surprend à lire "Là où les lumières se perdent" comme un vrai page-turner, chose rare pour un roman noir.
Jusqu'où peut-on (doit-on ?) aller pour obtenir sa liberté ? C'est l'un des thèmes centraux du livre, car Jacob sait parfaitement que ses aspirations devront passer par des actes qui le poursuivront longtemps après. Ici, la quête de liberté va de paire avec une quête de rédemption. Jacob voudrait tant faire table rase du passé et même du présent...
Mais, on ne lui laisse pas le choix, seule la violence honnie peut le sortir de là. En tout cas, difficile d'imaginer d'autres solutions. Et le pire, dans tout cela, c'est qu'on est enclin à se dire que cette liberté que désire tant Jacob n'existe probablement pas. Le raisonnement vaut également pour la rédemption, car la culpabilité est l'un des moteurs du jeune homme et il lui sera bien difficile de s'absoudre.
Avec "Là où les lumières se perdent", les éditions Sonatine renouent avec le pur roman noir, sans chichi, ni fioriture. Pas de deus ex-machina ou de twist retentissant, non, rien que des personnages forts, un affrontement brutal et sans quartier et un minimum d'espoir de voir une happy-end. Bravo à cette maison d'avoir déniché un auteur très prometteur.
Sur son site internet, David Joy annonce la sortie de son nouveau roman, toujours situé dans les montagnes de Caroline du Nord, pour le mois de mars 2017. Une sortie américaine, s'entend. Mais, nul doute que, chez Sonatine, on doit déjà se trouver dans les starting-blocks pour en obtenir les droits et en proposer au plus vite une traduction aux lecteurs français.
Oui, je suis impatient, et alors ?
"Alors elle se souvient qu'il existe des hommes en ce monde, et que les hommes se parlent entre eux. Et peut-être qu'un jour ils parleront d'autre chose que du pain ‒ son absence ‒, de la faim et des maladies".
Imaginez un roman dont l'univers est noir, très noir. A trois exceptions près : la neige, qui recouvre tout, la mort et la faim. Pour ces deux dernières, je m'appuie évidemment sur le texte du roman dont nous allons parler, un premier roman venu du froid, beau et dur à la fois, plein de pistes de réflexions, également. C'est en Finlande que nous allons nous rendre, pas la Finlande actuelle, mais celle d'avant l'indépendance du pays. "La faim blanche", premier roman d'Aki Ollikainen, publié aux éditions Héloïse d'Ormesson dans la traduction de Claire Saint-Germain, est une histoire terrible, mais terriblement bien racontée, également, avec deux récits parallèles, car selon que l'on soit puissant ou misérable, on ne traverse pas de tels événements de la même façon. Si l'on souffre aux côtés de Marja et de sa famille, il est important de s'intéresser aussi au contexte particulier qui entoure cette histoire et à la question du progrès, posée de manière très acerbe.
L'hiver 1867 est particulièrement rude sur la Finlande. Et on comprend à demi-mots que ce n'est pas le premier. La nature n'a pas le temps, dans ces conditions, de se régénérer, les cultures sont au point mort, les pommes de terre sont si petites et si violettes qu'on pourrait les confondre avec des myrtilles... Conséquence, dans les régions les plus reculées, on survit difficilement.
C'est le cas de Juhani, de son épouse Marja et de leurs deux enfants, Mataleena et Juho. Au milieu de ce désert glacé, ils se démènent pour trouver de quoi survivre. Ils chassent, ils pêchent, mais les oiseaux n'ont que les plumes sur les os et les brochets sont aussi maigres que ceux qui cherchent à les prendre à leurs filets...
Il devient de plus en plus difficile de se nourrir correctement et, avec la faim et le froid, les épidémies se répandent. Le typhus abrègent les souffrances de certains affamés qui auraient succombé tôt ou tard... Juhani et Marja, devant cette situation, commencent à envisager sérieusement un départ vers des contrées moins rudes.
Un nom surnage : Saint-Petersbourg ! La ville russe est bien loin, surtout dans ces conditions météorologiques hostiles, mais cet objectif ressemble à un eldorado de la dernière chance. Là-bas, peut-être y trouverait-on le salut. Ou du moins de quoi survivre moins difficilement. Il y aurait même certainement du travail pour une vie un peu moins inconfortable...
Le départ, il va être précipiter. Car, le premier que la faim blanche va emporter, c'est Juhani, le père... Et sans lui, il est urgent de partir, pour Saint-Petersbourg, ou pour ailleurs, peu importe, simplement partir pour survivre un peu. Elle prend juste ses deux enfants avec elle et prend la route, comme tant d'autres miséreux au ventre creux...
Dans le même temps, on découvre l'existence d'un jeune médecin, Teo, qui n'hésite pas à soigner les plus pauvres, et même les prostituées dont personne ne veut s'occuper. Peu importe qu'il se fasse payer en nature, il n'est pas question de morale, ici, mais de santé publique. Et Teo, en agissant comme il le fait, malgré son égoïsme, remplit son rôle.
Son frère, lui, travaille au service d'un sénateur que la situation plonge dans la plus grande perplexité. Cet homme a su prendre des décisions d'urgence, contractant une dette auprès d'une grande banque pour acheter du grain, mais cela ne peut suffire. Il faut agir, vite, mais avec tact, intelligence, et ce n'est pas dans ce sens que la Finlande semble vouloir aller...
Le récit de l'exode de Marja et de ses enfants alterne avec les réflexions du sénateur et la vie tranquille de Teo. Entre ces misérables d'un côté et ces bourgeois, des situations aux antipodes, ou presque. Bien sûr, les plus riches ont dû réduire leur train de vie, bien sûr, dans les villes, on souffre aussi, mais la famine et les maladies n'y prélèvent pas le même tribut que dans les campagnes.
C'est évidemment le premier constat que l'on fait : le drame auquel on assiste fait apparaître des inégalités terribles, profondes, entre le monde urbain et le monde rural. Une impression que renforce encore le terrible périple de Marja et de ses enfants. Car, malgré leur état, ils ne sont les bienvenus nulle part.
Empruntant les seules routes existantes, comme tous les autre crève-la-faim, ils arrivent aux mêmes endroits, et pas les mieux lotis, où le gâteau a aussi sérieusement diminué, ce qui n'incite pas à le partager avec le plus grand nombre. Eprouvés, affamés, Marja, Mataleena et le petit Juha, qui ne comprend pas trop ce qui lui arrive, doivent composer avec la nature... et la nature humaine.
En plus des dangers que représentent le froid, la maladie et la famine, ils leur faut affronter les voleurs, les violeurs, les brutes, les profiteurs... A chaque rencontre, à chaque endroit qu'on leur indique, il faut trouver les personnes au bon coeur, capables d'aider dans la mesure de leurs petits moyens, et éviter ceux qui nourrissent de mauvaises intentions...
Difficile, et je ne pense pas être le seul à faire ce parallèle, de ne pas songer à "la Route", de Cormac McCarthy. Malgré un contexte très différent, puisqu'on sait où et quand se déroule l'action, on retrouve la même noirceur, les mêmes dangers, les mêmes incertitudes, la même incapacité à prévoir de quoi sera fait le lendemain.
Si McCarthy décrit une humanité en pleine régression, retournant à l'animalité, Ollikainen, lui, ne montre que les côtés les plus sombres de l'âme humaine, des personnages qui n'agissent que très rarement sans contrepartie, savent se montrer bons avant, l'instant d'après, de montrer un autre visage bien moins avenant.
On ne sait jamais à qui se fier, et les accalmies, les périodes d'apaisement sont vite interrompues par des situations dramatiques qui renforcent le sentiment d'impuissance et de désespoir... On ne peut que compatir avec cette famille endeuillée, effrayée, en fuite sans véritable but et affrontant tout ceux qui entendent bien profiter d'une femme affaiblie et de ses deux enfants...
La loi du plus fort s'impose progressivement. Survivre, à tout prix, mais ce à quoi on assiste ne grandit pas l'être humain, qui oublie toute forme de morale, toute forme de tabou, toute forme de loi pour obtenir ce qu'il convoite... Et pas seulement de la nourriture. Pas de solidarité chez les damnés de la terre, juste le chacun pour soi...
Bien sûr, cet exode est le fil conducteur du roman. Ce sont d'ailleurs les chapitres les plus longs, quand ceux mettant en scène Teo ou le sénateur sont assez brefs (le roman lui-même est court, à peine 150 pages). Mais, il ne faudrait pas perdre de vue les thèmes qui sont abordés dans ces intermèdes au coeur de la bourgeoisie finlandaise.
A commencer par des questionnements très profonds sur le progrès. Nous sommes en 1867, c'est donc l'essor de la Révolution industrielle en Europe occidentale. La Finlande n'est alors pas une nation indépendante, mais un territoire appartenant à la Russie tsariste, avec le titre de Grand-Duché. Elle dispose d'une certaine autonomie, avec une Constitution et une Diète propres, mais la mainmise des tsars successifs est réelle.
Je me permets ce point historique, qui n'est pas développé dans le livre, car il permet aussi de comprendre pourquoi Saint-Petersbourg est un objectif pour nombre des affamés, plutôt que Helsinki. Et puis, il y a une autre raison : les autorités finlandaises ont décidé de relancer un pays au bord du gouffre par une politique de grands travaux, si on peut dire.
Le principal, c'est de faire arriver le chemin de fer à Helsinki, depuis Saint-Petersbourg. Un chantier colossal, forcément, qui se déroulerait qui plus est dans ce climat si particulier, entre hiver interminable et difficultés à nourrir tout le monde. Pour le sénateur, d'ailleurs, ce projet est bien plus inquiétant que réjouissant.
Le travail, c'est une chose, mais qui nourrira les ouvriers, dont la tâche s'annonce épuisante, puisqu'on n'a plus grand-chose à manger ? Qui utilisera ce chemin de fer, si ce n'est les nantis, quand les plus pauvres ne pourront que regarder passer les trains ? Et, enfin, s'il ne conteste pas le progrès que représente l'arrivée du train, il craint qu'il ne contribue à diffuser les épidémies qui ravagent son pays...
On sent bien qu'on est dans une période de transition, à une croisée des chemins pour le Grand-Duché de Finlande. La société traditionnelle se meurt, en raison de la famine qui décime les campagnes. Ici, l'exode rural n'a pas été amorcé par l'attrait des industries de plus en plus puissantes, mais c'est bien la faim qui pousse les paysans à se rendre dans les villes...
L'entrée dans la modernité ne se fait pas dans les meilleures conditions, bien au contraire, car on se demande même si, en cas de persistance de ces conditions extrêmes, le Grand-Duché n'est pas voué à la disparition pure et simple... A tous les niveaux, il est question de survie, mais aussi d'un avenir forcément incertain, mais qui devrait, quoi qu'il arrive, profiter aux puissants au détriment des plus modestes.
Un dernier élément que l'on note : cette Finlande du XIXe siècle apparaît comme un pays très pieux. La religion luthérienne est partout, mais, si la fatalité qui accompagne parfois la foi et qui fait de la famine un épreuve divine est très présente dans le livre, on se dit que l'on va voir une transition aussi dans ce domaine, avec la possible émergence d'une société plus matérialiste...
Avant de clore ce billet, il nous faut évoquer l'écriture d'Aki Ollikainen. Elle est un vrai élément fort de ce premier roman, alliant un certain lyrisme à la violence des faits. La beauté et la dureté, un mélange aux allures d'oxymore, mais un mariage connu et reconnu... "La faim blanche" bénéficie de cette puissance des images qui nous renvoie aussi bien la beauté que la violence du récit.
Aki Ollikainen est photographe et journaliste de profession. Il n'est donc pas surprenant de découvrir dans son écriture un vrai sens de la composition et de l'image. Le blanc, aveuglant, de ces masses de neiges qu'on devine contraster avec un ciel plombé, nocturne, est partout, qualifiant, je l'évoquais en préambule, la faim et la mort.
Je parlais d'images... Ah, oui, il faut que je vous parle de cela : comment, dans un roman, évoquer la faim ? Pas le petit creux qui vous prend en fin de matinée ou en milieu d'après-midi, non, la faim qui vrille les entrailles, qui vous affaiblit et vous tue à petit feu... Ollikainen a choisi un parti pris remarquable : celui de plonger le lecteur dans les hallucinations qu'elle provoque chez ses personnages.
Non seulement c'est terriblement efficace pour partager les souffrances de ces êtres démunis et agonisants, mais cela crée des pics de tension dramatique. C'est poignant, mais aussi fascinant. Le lecteur devient témoin malgré lui de ces délires de bien mauvais augure et prend conscience de l'horreur des événements qu'on lui raconte.
Il y a une grande sobriété dans l'écriture d'Ollikainen, ses personnages ne sont pas exubérants, héroïques ou sortant de l'ordinaire. Non, ce sont des femmes et des hommes ordinaires aux prises avec des circonstances qui, elles, sont exceptionnelles. Mais l'auteur sait créer une réelle empathie et nous toucher, parfois durement, avec leurs histoires et leurs destins douloureux.
La brièveté de ce roman le rend logiquement très dense. La fin est ouverte, comme un nouveau départ, comme l'avènement de cette ère nouvelle que j'ai évoquée précédemment. Mais, sans qu'on ressente de soulagement ou d'optimisme. C'est peut-être même le contraire, comme si le plus dur allait commencer.
Et ce plus dur, n'est-ce pas aussi ce que nous traversons, nous, lecteurs du XXIe siècle, quand nous voyons une Grèce aux abois, une Syrie en ruines dont les populations fuient les bombes dans un exode incessant pas si différent de celui décrit dans "la Faim blanche", d'autres régions du monde où l'on ne mange pas toujours à sa faim, des inquiétudes sur le progrès et ses débordements, sur les inégalités sociales, sur les imperfections du monde en général...
L'hiver 1867 est particulièrement rude sur la Finlande. Et on comprend à demi-mots que ce n'est pas le premier. La nature n'a pas le temps, dans ces conditions, de se régénérer, les cultures sont au point mort, les pommes de terre sont si petites et si violettes qu'on pourrait les confondre avec des myrtilles... Conséquence, dans les régions les plus reculées, on survit difficilement.
C'est le cas de Juhani, de son épouse Marja et de leurs deux enfants, Mataleena et Juho. Au milieu de ce désert glacé, ils se démènent pour trouver de quoi survivre. Ils chassent, ils pêchent, mais les oiseaux n'ont que les plumes sur les os et les brochets sont aussi maigres que ceux qui cherchent à les prendre à leurs filets...
Il devient de plus en plus difficile de se nourrir correctement et, avec la faim et le froid, les épidémies se répandent. Le typhus abrègent les souffrances de certains affamés qui auraient succombé tôt ou tard... Juhani et Marja, devant cette situation, commencent à envisager sérieusement un départ vers des contrées moins rudes.
Un nom surnage : Saint-Petersbourg ! La ville russe est bien loin, surtout dans ces conditions météorologiques hostiles, mais cet objectif ressemble à un eldorado de la dernière chance. Là-bas, peut-être y trouverait-on le salut. Ou du moins de quoi survivre moins difficilement. Il y aurait même certainement du travail pour une vie un peu moins inconfortable...
Le départ, il va être précipiter. Car, le premier que la faim blanche va emporter, c'est Juhani, le père... Et sans lui, il est urgent de partir, pour Saint-Petersbourg, ou pour ailleurs, peu importe, simplement partir pour survivre un peu. Elle prend juste ses deux enfants avec elle et prend la route, comme tant d'autres miséreux au ventre creux...
Dans le même temps, on découvre l'existence d'un jeune médecin, Teo, qui n'hésite pas à soigner les plus pauvres, et même les prostituées dont personne ne veut s'occuper. Peu importe qu'il se fasse payer en nature, il n'est pas question de morale, ici, mais de santé publique. Et Teo, en agissant comme il le fait, malgré son égoïsme, remplit son rôle.
Son frère, lui, travaille au service d'un sénateur que la situation plonge dans la plus grande perplexité. Cet homme a su prendre des décisions d'urgence, contractant une dette auprès d'une grande banque pour acheter du grain, mais cela ne peut suffire. Il faut agir, vite, mais avec tact, intelligence, et ce n'est pas dans ce sens que la Finlande semble vouloir aller...
Le récit de l'exode de Marja et de ses enfants alterne avec les réflexions du sénateur et la vie tranquille de Teo. Entre ces misérables d'un côté et ces bourgeois, des situations aux antipodes, ou presque. Bien sûr, les plus riches ont dû réduire leur train de vie, bien sûr, dans les villes, on souffre aussi, mais la famine et les maladies n'y prélèvent pas le même tribut que dans les campagnes.
C'est évidemment le premier constat que l'on fait : le drame auquel on assiste fait apparaître des inégalités terribles, profondes, entre le monde urbain et le monde rural. Une impression que renforce encore le terrible périple de Marja et de ses enfants. Car, malgré leur état, ils ne sont les bienvenus nulle part.
Empruntant les seules routes existantes, comme tous les autre crève-la-faim, ils arrivent aux mêmes endroits, et pas les mieux lotis, où le gâteau a aussi sérieusement diminué, ce qui n'incite pas à le partager avec le plus grand nombre. Eprouvés, affamés, Marja, Mataleena et le petit Juha, qui ne comprend pas trop ce qui lui arrive, doivent composer avec la nature... et la nature humaine.
En plus des dangers que représentent le froid, la maladie et la famine, ils leur faut affronter les voleurs, les violeurs, les brutes, les profiteurs... A chaque rencontre, à chaque endroit qu'on leur indique, il faut trouver les personnes au bon coeur, capables d'aider dans la mesure de leurs petits moyens, et éviter ceux qui nourrissent de mauvaises intentions...
Difficile, et je ne pense pas être le seul à faire ce parallèle, de ne pas songer à "la Route", de Cormac McCarthy. Malgré un contexte très différent, puisqu'on sait où et quand se déroule l'action, on retrouve la même noirceur, les mêmes dangers, les mêmes incertitudes, la même incapacité à prévoir de quoi sera fait le lendemain.
Si McCarthy décrit une humanité en pleine régression, retournant à l'animalité, Ollikainen, lui, ne montre que les côtés les plus sombres de l'âme humaine, des personnages qui n'agissent que très rarement sans contrepartie, savent se montrer bons avant, l'instant d'après, de montrer un autre visage bien moins avenant.
On ne sait jamais à qui se fier, et les accalmies, les périodes d'apaisement sont vite interrompues par des situations dramatiques qui renforcent le sentiment d'impuissance et de désespoir... On ne peut que compatir avec cette famille endeuillée, effrayée, en fuite sans véritable but et affrontant tout ceux qui entendent bien profiter d'une femme affaiblie et de ses deux enfants...
La loi du plus fort s'impose progressivement. Survivre, à tout prix, mais ce à quoi on assiste ne grandit pas l'être humain, qui oublie toute forme de morale, toute forme de tabou, toute forme de loi pour obtenir ce qu'il convoite... Et pas seulement de la nourriture. Pas de solidarité chez les damnés de la terre, juste le chacun pour soi...
Bien sûr, cet exode est le fil conducteur du roman. Ce sont d'ailleurs les chapitres les plus longs, quand ceux mettant en scène Teo ou le sénateur sont assez brefs (le roman lui-même est court, à peine 150 pages). Mais, il ne faudrait pas perdre de vue les thèmes qui sont abordés dans ces intermèdes au coeur de la bourgeoisie finlandaise.
A commencer par des questionnements très profonds sur le progrès. Nous sommes en 1867, c'est donc l'essor de la Révolution industrielle en Europe occidentale. La Finlande n'est alors pas une nation indépendante, mais un territoire appartenant à la Russie tsariste, avec le titre de Grand-Duché. Elle dispose d'une certaine autonomie, avec une Constitution et une Diète propres, mais la mainmise des tsars successifs est réelle.
Je me permets ce point historique, qui n'est pas développé dans le livre, car il permet aussi de comprendre pourquoi Saint-Petersbourg est un objectif pour nombre des affamés, plutôt que Helsinki. Et puis, il y a une autre raison : les autorités finlandaises ont décidé de relancer un pays au bord du gouffre par une politique de grands travaux, si on peut dire.
Le principal, c'est de faire arriver le chemin de fer à Helsinki, depuis Saint-Petersbourg. Un chantier colossal, forcément, qui se déroulerait qui plus est dans ce climat si particulier, entre hiver interminable et difficultés à nourrir tout le monde. Pour le sénateur, d'ailleurs, ce projet est bien plus inquiétant que réjouissant.
Le travail, c'est une chose, mais qui nourrira les ouvriers, dont la tâche s'annonce épuisante, puisqu'on n'a plus grand-chose à manger ? Qui utilisera ce chemin de fer, si ce n'est les nantis, quand les plus pauvres ne pourront que regarder passer les trains ? Et, enfin, s'il ne conteste pas le progrès que représente l'arrivée du train, il craint qu'il ne contribue à diffuser les épidémies qui ravagent son pays...
On sent bien qu'on est dans une période de transition, à une croisée des chemins pour le Grand-Duché de Finlande. La société traditionnelle se meurt, en raison de la famine qui décime les campagnes. Ici, l'exode rural n'a pas été amorcé par l'attrait des industries de plus en plus puissantes, mais c'est bien la faim qui pousse les paysans à se rendre dans les villes...
L'entrée dans la modernité ne se fait pas dans les meilleures conditions, bien au contraire, car on se demande même si, en cas de persistance de ces conditions extrêmes, le Grand-Duché n'est pas voué à la disparition pure et simple... A tous les niveaux, il est question de survie, mais aussi d'un avenir forcément incertain, mais qui devrait, quoi qu'il arrive, profiter aux puissants au détriment des plus modestes.
Un dernier élément que l'on note : cette Finlande du XIXe siècle apparaît comme un pays très pieux. La religion luthérienne est partout, mais, si la fatalité qui accompagne parfois la foi et qui fait de la famine un épreuve divine est très présente dans le livre, on se dit que l'on va voir une transition aussi dans ce domaine, avec la possible émergence d'une société plus matérialiste...
Avant de clore ce billet, il nous faut évoquer l'écriture d'Aki Ollikainen. Elle est un vrai élément fort de ce premier roman, alliant un certain lyrisme à la violence des faits. La beauté et la dureté, un mélange aux allures d'oxymore, mais un mariage connu et reconnu... "La faim blanche" bénéficie de cette puissance des images qui nous renvoie aussi bien la beauté que la violence du récit.
Aki Ollikainen est photographe et journaliste de profession. Il n'est donc pas surprenant de découvrir dans son écriture un vrai sens de la composition et de l'image. Le blanc, aveuglant, de ces masses de neiges qu'on devine contraster avec un ciel plombé, nocturne, est partout, qualifiant, je l'évoquais en préambule, la faim et la mort.
Je parlais d'images... Ah, oui, il faut que je vous parle de cela : comment, dans un roman, évoquer la faim ? Pas le petit creux qui vous prend en fin de matinée ou en milieu d'après-midi, non, la faim qui vrille les entrailles, qui vous affaiblit et vous tue à petit feu... Ollikainen a choisi un parti pris remarquable : celui de plonger le lecteur dans les hallucinations qu'elle provoque chez ses personnages.
Non seulement c'est terriblement efficace pour partager les souffrances de ces êtres démunis et agonisants, mais cela crée des pics de tension dramatique. C'est poignant, mais aussi fascinant. Le lecteur devient témoin malgré lui de ces délires de bien mauvais augure et prend conscience de l'horreur des événements qu'on lui raconte.
Il y a une grande sobriété dans l'écriture d'Ollikainen, ses personnages ne sont pas exubérants, héroïques ou sortant de l'ordinaire. Non, ce sont des femmes et des hommes ordinaires aux prises avec des circonstances qui, elles, sont exceptionnelles. Mais l'auteur sait créer une réelle empathie et nous toucher, parfois durement, avec leurs histoires et leurs destins douloureux.
La brièveté de ce roman le rend logiquement très dense. La fin est ouverte, comme un nouveau départ, comme l'avènement de cette ère nouvelle que j'ai évoquée précédemment. Mais, sans qu'on ressente de soulagement ou d'optimisme. C'est peut-être même le contraire, comme si le plus dur allait commencer.
Et ce plus dur, n'est-ce pas aussi ce que nous traversons, nous, lecteurs du XXIe siècle, quand nous voyons une Grèce aux abois, une Syrie en ruines dont les populations fuient les bombes dans un exode incessant pas si différent de celui décrit dans "la Faim blanche", d'autres régions du monde où l'on ne mange pas toujours à sa faim, des inquiétudes sur le progrès et ses débordements, sur les inégalités sociales, sur les imperfections du monde en général...
vendredi 16 septembre 2016
"On spéculait tellement sur le mensonge que c'était désormais comme se trouver dans une sorte de Bourse du prestige social où les titres de chacun étaient maladroitement surévalués par une horde de courtiers pitoyables".
J'aime les personnages imparfaits et même franchement peu sympathiques. Ils sont tellement plus intéressants que les héros sans peur et sans reproche. Ce n'est pas une norme, si j'en crois nombre de commentaires sur différents réseaux sociaux ou forums. Mais, un livre dont le personnage central n'a rien d'un chevalier blanc, c'est souvent un vrai plaisir. En voilà un bel exemple, avec un roman dont le narrateur cumule les traits de caractère odieux et les actes dégoûtants. Et on est fixé dès le titre : "Avec les pires intentions". C'est un roman italien, d'Alessandro Piperno, publié il y a déjà une grosse dizaine d'années et traduit dans la foulée et publié aux éditions Liana Levi. Depuis, il y avait eu une édition de poche chez Folio (n°4611, pour le puristes), mais, depuis ce début septembre, c'est dans la collection Piccolo, la collection de poche des éditions Liana Levi qu'on retrouve ce roman aussi drôle qu'il est dérangeant. Déroutant dans le fond comme dans la forme, puisque certaines choses sont dévoilées tardivement et de façon un peu elliptique...
Mais pourquoi Daniel Sonnino a-t-il décidé de nous raconter sa vie, l'histoire de sa famille ? Pourquoi, surtout, choisit-il de le faire sur un ton sarcastique (et ce mot est un euphémisme), de tirer à boulets rouges sur chaque membre de cette famille et de leurs amis, aux apparences tout à fait respectables ?
A ces questions, je ne donnerai pas de réponses dans ce billet, puisqu'elles n'apparaissent que dans la dernière partie du roman. En revanche, ce qu'on peut dire, c'est que ces attaques en règle ont un but clairement avoué : faire tomber les masques et révéler l'envers peu reluisant du décor des Sonnino et de leurs relations les plus proches.
Car, de génération en génération, les Sonnino ont offert une image parfaite, luxe, calme et volupté, à moins que ce ne soit amour, gloire et beauté... En tout cas, l'image d'une réussite sans faille, d'un statut social important et d'une harmonie trop belle pour être vraie. Les problèmes (mais quels problèmes ?), on ne les affronte pas, chez les Sonnino, on les balaye sous le tapis.
Et ça commence avec le grand-père, Bepy, un homme d'affaires prospère qui a survécu sans trop de mal au régime fasciste. Pourtant, Bepy est juif, même s'il n'en fait pas grand cas. Mussolini, Hitler, ce sont des clowns et d'ailleurs, il n'a rapidement plus été question de ces histoires une fois la guerre terminée. Les Soninno se sont enrichis, et basta cosi.
Avec Ada, Bepy formait un couple idéal. Oui, mais... En réalité, Daniel nous décrit un coureur impénitent, aux multiples maîtresses, plus jeunes les unes que les autres, doublé d'un escroc qui a dû fuir ses créanciers en partant aux Etats-Unis en catastrophe. Seul. Laissant femme et enfants derrière lui... Ada, épouse modèle, du moins aux yeux du monde...
Bepy et Ada ont eu deux fils : Luca, l'aîné, le digne fils de son père, et Teo, l'original, l'imprévisible. Luca, grand, près de deux mètres, costaud, tiré à quatre épingles, roulant en voiture de sport, mais qu'on remarque d'abord parce qu'il est albinos... Teo, qui a tout pour réussir mais se comporte comme un fou et puis, un jour, quitte l'Italie pour Israël, au grand dam de son père.
Bepy, le laïque, qui traite l'Etat d'Israël d'insensé, ne peut tolérer le tournant politique et religieux de son fils, devenu un ardent sioniste et un juif orthodoxe. Mais, à son tour, Teo va déchanter, lorsque son fils, Lele, va choisir de faire son coming-out... Oui, à bien y regarder, la vie de la famille Sonnino n'a rien d'un long fleuve tranquille, mais, chut ! Rien ne doit transparaître...
Et puis, il y a Daniel... Adolescent complexé, onaniste compulsif et adepte du fétichisme, se construisant très tôt une réputation assez glauque auprès de ses camarades. Peu à peu, on commence à se dire que ce brave Daniel à la langue si bien pendue a tout d'un vilain petit canard. Mais il manque encore bien des clés pour en être certain...
Comme cette ascendance compliquée, que vit tellement mal le jeune homme, âgé d'une trentaine d'années lorsqu'il se livre. En effet, issu d'une famille juive, lui ne l'est pas. Luca, son père, a épousé une catholique, Fiamma, issue d'une famille dévote et, disons-le, antisémite... De quoi égayer les dîners de famille, puisque les amoureux se joueront des réticences de leurs familles respectives.
Ils ne se doutaient pas encore que celui qui vivrait le plus mal cette union serait leur propre fils... Daniel ne parvient pas à gérer cette véritable différence qui fait de lui un gentil aux yeux des juifs et un juifs aux yeux des gentils. Incapable de trouver sa place, il décide alors de jouer la carte de la provocation, à travers des déclarations et des textes polémiques, confinant eux-mêmes à l'antisémitisme...
Enfin, il y a Gaia... La jeune fille dont Daniel est tombé amoureux dès l'adolescence, éperdument, follement, déraisonnablement... Gaia, fille de Nanni Cittadini, l'ami et associé de Bepy Sonnino. Et son antithèse, aussi, en tous points. A l'exception d'un seul : lui aussi aura droit à un portrait au vitriol de la part de Daniel...
La famille, les proches, personne n'échappe à la rancoeur de Daniel, dont les causes vont rester longtemps masquées. Mais, il a choisi de jouer carte sur tables pour tous, y compris lui-même, alors, on y viendra... Et lorsqu'on aura une idée plus précise du contexte dans lequel se déroule la confession et de ce qu'il s'apprête à faire, alors, on mesurera la justesse du titre du livre...
Alessandro Piperno avait le même âge que son personnage central quand il a publié "Avec les pires intentions" et déclenché un sacré scandale en Italie. Sa peinture de la haute bourgeoisie juive romaine, mais aussi, dans la deuxième partie, celle de la jeunesse italienne des années 1980 a suscité pas mal de réactions.
En lisant ce roman, j'ai souvent ri, de façon un peu honteuse, car c'était les horreurs que dit ou fait Daniel qui provoquait ces rires et cet amusement... Que voulez-vous, on a aussi mauvaise conscience quand on lit des satires, et d'un genre excessivement violent. Mais, malgré tout, si l'on adhère à ce brillant mauvais esprit qui préside à cette histoire, alors, on prend un vrai plaisir et au diable la culpabilité !
"Avec les pires intentions" m'a fait penser à un "Bûcher des vanités" qui aurait quitté Chicago pour Rome. Mais, si Tom Wolfe se montre volontiers irrévérencieux et ironique, Alessandro Piperno, lui, franchit largement ce cap et sort l'artillerie lourde, sans pour autant jouer sur la caricature. C'est plus fin que cela, il s'agit vraiment de mettre en évidence des traits de caractère et des comportements tout à fait réels.
La référence d'Alessandro Piperno, c'est Philip Roth. Mais, là encore, on peut se dire que l'Italien diffère de son modèle américain par son choix de retirer les mouches des fleurets avec lesquels il pourfend ses cibles. Roth ne ménage personne, dans ses livres, mais Piperno, lui, éreinte tout le monde, et avec jubilation.
Ce que le romancier transalpin décrit, c'est une société qui repose avant tout sur les apparences, sur une façade de respectabilité patiemment construite et que rien ne peut abattre. Le statut social avant tout, quitte à l'envelopper d'une sorte de mirage composé d'une myriades de mensonges, du plus véniel au plus embarrassant.
Sans doute, Piperno touche-t-il juste, avec cette analyse au vitriol. Avec l'aide de Daniel, son alter ego romanesque, il démonte pierre par pierre ces édifices vaniteux et factices qui "cachaient le cracra", comme aurait pu le chanter Alain Souchon. On révèle au grand jour les impostures, on fracasse les images bien policées, on arrache les masques au sourire inamovible...
Daniel est le seul qui a refusé, et depuis toujours, ce petit jeu des apparences. Et pour cause, puisqu'il ne sait quel visage adopter, lui, le fils de juif qui ne l'est pas, lui, le fils de juif qui s'en prend violemment aux juifs dans son travail (dont il finit par reconnaître qu'il est loin d'être aussi important qu'on aurait pu le croire).
La honte, il la vit de la même façon : il la concentre dans son combat intérieur qui oppose sa moitié juive à sa moitié gentille, mais aucunement lorsqu'il s'agit de pratiques peu ragoutantes, surtout en public... C'est compulsif, mais c'est aussi une manière de se distinguer, tellement moins hypocrite que celles auxquelles recourent sa famille et ses alliés...
Oui, c'est dérangeant, amoral (et même, par moments, immoral), malsain mais aussi d'une vraie drôlerie. Oh, sans doute certains lecteurs auront-ils du mal, tant avec cet esprit grinçant qu'avec la construction de l'histoire. C'est une lecture forcément exigeante et qui ne plaira pas à tout le monde, ce que je comprends tout à fait.
En ce qui me concerne, j'ai beaucoup aimé Daniel, sa franchise, qui se teinte certainement aussi d'aigreur et de mauvaise foi, son caractère odieux et désabusé, sa colère rentrée, contre sa famille, ses amis, ses connaissances, le monde entier, et surtout contre lui-même. Et, derrière tout cela, son coeur irrémédiablement brisé, qui le rend aussi touchant que pathétique...
J'ai toutefois un regret, fruit de mon esprit tordu qui me fait me demander, par moments, si je ne me rapprocherais pas en bien des points de Daniel, oui, c'est violent, c'est de ne pas assister à ce qui va se passer après la fin du roman... Pardon de ne pouvoir entrer dans le détails, mais on peut se dire qu'il va se produire un scandale énorme, et on voudrait assister à cette apothéose...
Mais je chipote, évidemment. Et les derniers mots du roman, ces dernières lignes sardoniques en forme d'ultime pied-de-nez (ou bras d'honneur, plutôt...) viennent couronner le livre d'une dernière touche de fiel et font entrer définitivement Daniel dans la catégorie des glorieux losers pas vraiment fiers de l'être et avides de revanche éclatante...
lundi 12 septembre 2016
"Personne ne m'avait jamais regardée avant Suzanne, pas véritablement, elle était devenue ma référence".
Après le récit des événements, retrouvons Charles Manson et ses disciples dans un livre de pure fiction, cette fois. Un roman qui a fait parler énormément avant même sa parution, puisque sa jeune auteure, tout juste 25 ans au moment de la signature, a obtenu une avance colossale aux Etats-Unis puis a déclenché des surenchères d'éditeurs à travers le monde, dans plus d'une trentaine de pays, dit-on. Ce livre, c'est "The Girls", d'Emma Cline, qui est paru en France aux éditions de la Table Ronde, sorties vainqueurs d'une sacrée foire d'empoigne. Au coeur de ce livre, une femme, ses souvenirs, sa fascination, son angoisse, son empathie pour une adolescente qui ressemble à celle qu'elle fut et son impuissance à l'aider. Ici, l'odyssée sanglante de la Manson Family n'est pas le moteur de l'histoire, mais plus un contexte, le décor dans lequel s'inscrit une relation forte, ambiguë, frustrante, douloureuse... Au point de laisser des marques brûlantes longtemps après les faits...
Evie Boyd vit quelque part en Californie. Elle s'est provisoirement installée dans une maison qu'un ami lui a prêtée. D'elle, on sait bien peut de choses, mais l'on sent bien qu'elle n'a pas d'attache véritable, nulle part, qu'elle recherche la solitude, qu'elle se tient à l'écart du reste du monde, dans le domaine du possible.
Un soir, arrive une voiture dans l'allée. Inquiétude... Mais, il ne s'agit en fait que de Julian, le fils du propriétaire, et de sa petite amie, Sasha. Evie et Julian se sont rencontrés il y a quelques années, quand le garçon était encore un enfant apprenant le violoncelle et démontrant de réelles qualités. Elle n'attendait personne, lui n'imaginait pas que la maison soit habitée.
Il y a forcément un peu de gêne, dans cette rencontre imprévue. Mais, pour Evie, l'arrivée du jeune couple va réveiller les souvenirs qui la hantent depuis des années, sans doute des décennies, même. Des événements qui se sont déroulés eux aussi en Californie, lors de l'été 1969. Evie n'était alors qu'une adolescente de 14 ans, en quête d'idéal et de reconnaissance.
La présence de Julian mais plus encore celle de Sasha, va pousser Evie à retracer cet été pas comme les autres qui l'a marquée au plus profond de son être. Son ennui, son peu d'ami, filles ou garçons, la séparation de ses parents, son mal-être adolescent qui l'a poussée à se rebeller... Et la rencontre qui va changer sa vie à jamais.
Evie grandit dans une famille des classes moyennes. Son père a refait sa vie avec une autre femme et sa mère, de son côté, peine à se remettre de la séparation. Elle boit un peu trop, cherche un nouvel homme, des comportements qui agacent Evie au plus haut point. La mésentente augmente durant cette période : sa mère ne fait pas assez attention à elle, alors Evie joue de plus en plus les fortes têtes.
Un jour, elle aperçoit en ville une jeune femme qui la fascine immédiatement. Elle n'a aucune idée de qui elle est, elle ne pense même pas qu'elle la reverra, mais ce visage s'est gravé dans sa mémoire... Il ne s'agit pas d'une ado, comme elle, mais d'une jeune adulte, qui semble avoir choisi de vivre selon un mode de vie alternatif, en vogue à cette époque.
Les choses auraient pu en rester là, mais Evie va recroiser la jeune femme, parfois seule, parfois avec ses amies et le contact va se nouer. Une première discussion, alors qu'un commerçant a chassé la jeune hippie de son magasin, puis une autre rencontre inopinée où les filles vont dépanner Evie, coincée sur le bord d'une route après avoir fait sauter la chaîne de son vélo.
De fil en aiguille, Evie va découvrir la vie de Suzanne et de ses amis, au sein d'une communauté vivant dans un ranch à quelques encablures, réunie autour d'un personnage charismatique nommé Russell. Sans rien dire à ses parents, leur mentant même carrément, Evie va peu à peu couper tout lien avec ses amis, son école, ses proches, pour aller vivre avec Suzanne et les autres.
Comme le dit la citation placée en titre de ce billet, avec Suzanne, Evie se sent enfin considérée, elle n'est plus invisible, elle fait partie d'un groupe... D'une famille, même. Et tant pis, si, rapidement, sa présence au sein de la communauté prend un tour un peu particulier, une sorte d'initiation, de rituel franchement sordide.
Mais Evie a ce qu'elle veut le plus au monde. Elle idéalise sa relation avec Suzanne, y joint un désir qui accompagne les premiers émois amoureux. Elle est prête à tout pour renforcer ce lien qui l'unit à Suzanne, bien plus qu'à Russell. Mais, qu'en est-il des autres autour d'elle, et en particulier de Suzanne ?
C'est bel et bien cette relation entre Evie, l'adolescente en quête de repères, et Suzanne, dont on sait bien peu de choses, qui est au coeur de "The Girls". Pour la raconter, Emma Cline choisit de jouer la carte du flash-back. On débute dans une époque proche de la nôtre, je l'ai expliqué, puis on repart en 1969. Ce sera le cas à chaque partie.
Cette construction est intéressante à plus d'un titre. D'abord, parce que l'on découvre très progressivement ce qui a unit Evie à Suzanne et, à travers cette dernière, à Russell. On comprend à demi-mots que cet été 1969 a débouché sur des choses graves qui ont marqué la société américaine de manière durable et violente, sans savoir exactement de quoi il s'agit, ni le rôle d'Evie.
Ensuite, parce qu'on se rend rapidement compte que Evie se reconnaît en Sasha. Et pas pour les points les plus positifs. Mais Sasha n'est pas Evie et Evie n'est pas Suzanne. Pourtant, on ressent la volonté de l'aînée de créer un lien avec sa cadette. Pas un lien de séduction ou de fascination, non, plus un partage d'expérience, un avertissement, qui fait qu'une ado en vaut deux.
Evie devient un personnage pivot entre deux époques, de la jeune fille influençable dans une période pleine d'effervescente et de libération des moeurs, à la femme qui doit porter ce lourd passé, quotidiennement. On met un moment à cerner Evie, quoi qu'en disent certains lecteurs. Car c'est un personnage complexe, parce que terriblement secret.
Je ne parle pas d'Evie adolescente, dont les réactions et comportements sont clairs comme de l'eau de roche, d'un classicisme parfait à étudier dans les écoles, mais de l'Evie adulte. Et, pour parvenir à la comprendre, du moins, en partie, il faut percer ses secrets, aller au bout de ces souvenirs, découvrir ce qui, dans ce lien établi avec Suzanne, lui a laissé des traces indélébiles.
Ce n'est qu'en fin de livre que le mot sera lâché, qu'on comprendra exactement ce qui caractérise l'Evie adulte. Et, d'un seul coup, une fois ce mot connu du lecteur, la personnalité d'Evie s'éclaire d'un jour nouveau. On réalise brusquement l'importance du flash-back qui permet d'exposer les deux points de vue du personnage, avant et après le traumatisme...
Le mot auquel je pense, je ne vais pas l'écrire ici. Oh, avec tout ce qui est dit et tout ce qui va l'être, vous le cernerez peut-être un peu plus aisément. Mais, l'élément-clé du roman, c'est le recul avec lequel s'exprime Evie. Si on avait eu que le point de vue de l'adolescente qu'elle fut, tout aurait été différent, si l'on avait suivi les événements "en direct", on aurait eu une histoire complètement différente.
L'atmosphère si particulière du livre tient beaucoup à ce choix de construction narrative sur deux époques. C'est oppressant, angoissant, malsain, presque, sans qu'on sache dire vraiment pourquoi. Et surtout, parce qu'on a un doute lancinant qui s'installe peu à peu pour devenir omniprésent jusqu'au dénouement : quel a été le rôle d'Evie dans tout ça ?
Oui, elle est ambiguë, Evie : victime ou coupable ? Ou complice, à la rigueur... La réponse, qui n'est pas aussi simple que de rayer des mentions inutiles, se dévoile en même temps que ce fameux mot-clé. Et l'on mesure alors ce qu'ont dû être les années qui se sont écoulées entre les deux époques. Enfin, quand je dis qu'on le mesure, on s'en fait probablement une bien mince idée.
Et l'on en revient alors également à la relation entre Evie et Suzanne. Cette relation que l'on découvre justement à travers le regard de l'adolescente, à travers cette fascination enthousiaste et insouciante. Le tout, teinté de quelque chose qu'on a du mal à qualifier mais qui est la marque du recul des souvenirs d'Evie.
Et Suzanne, alors ? On en a une image très floue, parce qu'elle est toujours déformée. Seul le prisme change d'une époque à l'autre, mais rend le personnage insaisissable. Une seule chose est sûre : l'emprise de Russell sur elle. On la devine, d'abord, puis, au fil des pages, elle apparaît de plus en plus forte, impossible à briser.
Russell, pas besoin de vous faire un dessin, c'est l'alias de Manson dans l'univers d'Emma Cline. La jeune romancière n'a pas choisi de coller au fait, comme Simon Liberati dans "California Girls", évoqué dans un précédent billet, mais de s'en inspirer. On est véritablement dans de la fiction, même si elle s'inspire des faits qui ont fait la sinistre renommée de Manson et de sa "famille".
On peut parfaitement lire "The Girls" sans connaître Charles Manson, sans avoir aucune idée de son parcours criminel et de celui de ses acolytes. Mais, évidemment, c'est amusant de jouer au jeu des différences. Enfin, amusant, c'est évidemment relatif, eu égard à la nature des faits... En revanche, ce qui est important, c'est l'emprise...
Elle est là diffuse, dès les premières lignes, elle est omniprésente à chaque page dans le récit d'Evie. Une emprise qui passe par Suzanne, bien sûr. L'ambiguïté de ce lien, l'impossibilité d'entrer dans l'esprit de Suzanne pour simplement savoir ce qu'elle pense de sa jeune "protégée", tout cela concourt à placer le lecteur en position inconfortable, d'accentuer un certain malaise.
Et cela empire encore lorsque ce qui unit Suzanne à Russell apparaît totalement. Honnêtement, je suis bien incapable, quelques jours après avoir refermé "The Girls", de me faire un avis sur Suzanne qui nous fait passer d'une impression à une autre, d'un sentiment à un autre en très peu de temps. Mais, Evie, elle, en a un, bien tranché, et c'est lui qui conditionne tout le récit.
L'un des grands points forts de "The Girls", c'est cette atmosphère bien lourde, bien noire. Certains, d'ailleurs, n'hésitent pas à coller sur ce roman une étiquette de roman noir. Pour une auteure aussi jeune, qui débarque dans le paysage littéraire, Emma Cline montre de réelles qualités pour susciter le malaise chez ses lecteurs, et ce n'est pas pour me déplaire.
Evie et Suzanne sont deux personnages féminins très intéressants, et sans doute plus encore à travers leur association car elles se révèlent l'une l'autre, d'une certaine façon. Parce que l'une change et l'autre pas... Parce que l'une fascine l'autre sans avoir rien sollicité. Parce que l'une a implanté chez l'autre quelque chose de terrible : la peur.
Oups, le voilà, le mot-clé...
Evie Boyd vit quelque part en Californie. Elle s'est provisoirement installée dans une maison qu'un ami lui a prêtée. D'elle, on sait bien peut de choses, mais l'on sent bien qu'elle n'a pas d'attache véritable, nulle part, qu'elle recherche la solitude, qu'elle se tient à l'écart du reste du monde, dans le domaine du possible.
Un soir, arrive une voiture dans l'allée. Inquiétude... Mais, il ne s'agit en fait que de Julian, le fils du propriétaire, et de sa petite amie, Sasha. Evie et Julian se sont rencontrés il y a quelques années, quand le garçon était encore un enfant apprenant le violoncelle et démontrant de réelles qualités. Elle n'attendait personne, lui n'imaginait pas que la maison soit habitée.
Il y a forcément un peu de gêne, dans cette rencontre imprévue. Mais, pour Evie, l'arrivée du jeune couple va réveiller les souvenirs qui la hantent depuis des années, sans doute des décennies, même. Des événements qui se sont déroulés eux aussi en Californie, lors de l'été 1969. Evie n'était alors qu'une adolescente de 14 ans, en quête d'idéal et de reconnaissance.
La présence de Julian mais plus encore celle de Sasha, va pousser Evie à retracer cet été pas comme les autres qui l'a marquée au plus profond de son être. Son ennui, son peu d'ami, filles ou garçons, la séparation de ses parents, son mal-être adolescent qui l'a poussée à se rebeller... Et la rencontre qui va changer sa vie à jamais.
Evie grandit dans une famille des classes moyennes. Son père a refait sa vie avec une autre femme et sa mère, de son côté, peine à se remettre de la séparation. Elle boit un peu trop, cherche un nouvel homme, des comportements qui agacent Evie au plus haut point. La mésentente augmente durant cette période : sa mère ne fait pas assez attention à elle, alors Evie joue de plus en plus les fortes têtes.
Un jour, elle aperçoit en ville une jeune femme qui la fascine immédiatement. Elle n'a aucune idée de qui elle est, elle ne pense même pas qu'elle la reverra, mais ce visage s'est gravé dans sa mémoire... Il ne s'agit pas d'une ado, comme elle, mais d'une jeune adulte, qui semble avoir choisi de vivre selon un mode de vie alternatif, en vogue à cette époque.
Les choses auraient pu en rester là, mais Evie va recroiser la jeune femme, parfois seule, parfois avec ses amies et le contact va se nouer. Une première discussion, alors qu'un commerçant a chassé la jeune hippie de son magasin, puis une autre rencontre inopinée où les filles vont dépanner Evie, coincée sur le bord d'une route après avoir fait sauter la chaîne de son vélo.
De fil en aiguille, Evie va découvrir la vie de Suzanne et de ses amis, au sein d'une communauté vivant dans un ranch à quelques encablures, réunie autour d'un personnage charismatique nommé Russell. Sans rien dire à ses parents, leur mentant même carrément, Evie va peu à peu couper tout lien avec ses amis, son école, ses proches, pour aller vivre avec Suzanne et les autres.
Comme le dit la citation placée en titre de ce billet, avec Suzanne, Evie se sent enfin considérée, elle n'est plus invisible, elle fait partie d'un groupe... D'une famille, même. Et tant pis, si, rapidement, sa présence au sein de la communauté prend un tour un peu particulier, une sorte d'initiation, de rituel franchement sordide.
Mais Evie a ce qu'elle veut le plus au monde. Elle idéalise sa relation avec Suzanne, y joint un désir qui accompagne les premiers émois amoureux. Elle est prête à tout pour renforcer ce lien qui l'unit à Suzanne, bien plus qu'à Russell. Mais, qu'en est-il des autres autour d'elle, et en particulier de Suzanne ?
C'est bel et bien cette relation entre Evie, l'adolescente en quête de repères, et Suzanne, dont on sait bien peu de choses, qui est au coeur de "The Girls". Pour la raconter, Emma Cline choisit de jouer la carte du flash-back. On débute dans une époque proche de la nôtre, je l'ai expliqué, puis on repart en 1969. Ce sera le cas à chaque partie.
Cette construction est intéressante à plus d'un titre. D'abord, parce que l'on découvre très progressivement ce qui a unit Evie à Suzanne et, à travers cette dernière, à Russell. On comprend à demi-mots que cet été 1969 a débouché sur des choses graves qui ont marqué la société américaine de manière durable et violente, sans savoir exactement de quoi il s'agit, ni le rôle d'Evie.
Ensuite, parce qu'on se rend rapidement compte que Evie se reconnaît en Sasha. Et pas pour les points les plus positifs. Mais Sasha n'est pas Evie et Evie n'est pas Suzanne. Pourtant, on ressent la volonté de l'aînée de créer un lien avec sa cadette. Pas un lien de séduction ou de fascination, non, plus un partage d'expérience, un avertissement, qui fait qu'une ado en vaut deux.
Evie devient un personnage pivot entre deux époques, de la jeune fille influençable dans une période pleine d'effervescente et de libération des moeurs, à la femme qui doit porter ce lourd passé, quotidiennement. On met un moment à cerner Evie, quoi qu'en disent certains lecteurs. Car c'est un personnage complexe, parce que terriblement secret.
Je ne parle pas d'Evie adolescente, dont les réactions et comportements sont clairs comme de l'eau de roche, d'un classicisme parfait à étudier dans les écoles, mais de l'Evie adulte. Et, pour parvenir à la comprendre, du moins, en partie, il faut percer ses secrets, aller au bout de ces souvenirs, découvrir ce qui, dans ce lien établi avec Suzanne, lui a laissé des traces indélébiles.
Ce n'est qu'en fin de livre que le mot sera lâché, qu'on comprendra exactement ce qui caractérise l'Evie adulte. Et, d'un seul coup, une fois ce mot connu du lecteur, la personnalité d'Evie s'éclaire d'un jour nouveau. On réalise brusquement l'importance du flash-back qui permet d'exposer les deux points de vue du personnage, avant et après le traumatisme...
Le mot auquel je pense, je ne vais pas l'écrire ici. Oh, avec tout ce qui est dit et tout ce qui va l'être, vous le cernerez peut-être un peu plus aisément. Mais, l'élément-clé du roman, c'est le recul avec lequel s'exprime Evie. Si on avait eu que le point de vue de l'adolescente qu'elle fut, tout aurait été différent, si l'on avait suivi les événements "en direct", on aurait eu une histoire complètement différente.
L'atmosphère si particulière du livre tient beaucoup à ce choix de construction narrative sur deux époques. C'est oppressant, angoissant, malsain, presque, sans qu'on sache dire vraiment pourquoi. Et surtout, parce qu'on a un doute lancinant qui s'installe peu à peu pour devenir omniprésent jusqu'au dénouement : quel a été le rôle d'Evie dans tout ça ?
Oui, elle est ambiguë, Evie : victime ou coupable ? Ou complice, à la rigueur... La réponse, qui n'est pas aussi simple que de rayer des mentions inutiles, se dévoile en même temps que ce fameux mot-clé. Et l'on mesure alors ce qu'ont dû être les années qui se sont écoulées entre les deux époques. Enfin, quand je dis qu'on le mesure, on s'en fait probablement une bien mince idée.
Et l'on en revient alors également à la relation entre Evie et Suzanne. Cette relation que l'on découvre justement à travers le regard de l'adolescente, à travers cette fascination enthousiaste et insouciante. Le tout, teinté de quelque chose qu'on a du mal à qualifier mais qui est la marque du recul des souvenirs d'Evie.
Et Suzanne, alors ? On en a une image très floue, parce qu'elle est toujours déformée. Seul le prisme change d'une époque à l'autre, mais rend le personnage insaisissable. Une seule chose est sûre : l'emprise de Russell sur elle. On la devine, d'abord, puis, au fil des pages, elle apparaît de plus en plus forte, impossible à briser.
Russell, pas besoin de vous faire un dessin, c'est l'alias de Manson dans l'univers d'Emma Cline. La jeune romancière n'a pas choisi de coller au fait, comme Simon Liberati dans "California Girls", évoqué dans un précédent billet, mais de s'en inspirer. On est véritablement dans de la fiction, même si elle s'inspire des faits qui ont fait la sinistre renommée de Manson et de sa "famille".
On peut parfaitement lire "The Girls" sans connaître Charles Manson, sans avoir aucune idée de son parcours criminel et de celui de ses acolytes. Mais, évidemment, c'est amusant de jouer au jeu des différences. Enfin, amusant, c'est évidemment relatif, eu égard à la nature des faits... En revanche, ce qui est important, c'est l'emprise...
Elle est là diffuse, dès les premières lignes, elle est omniprésente à chaque page dans le récit d'Evie. Une emprise qui passe par Suzanne, bien sûr. L'ambiguïté de ce lien, l'impossibilité d'entrer dans l'esprit de Suzanne pour simplement savoir ce qu'elle pense de sa jeune "protégée", tout cela concourt à placer le lecteur en position inconfortable, d'accentuer un certain malaise.
Et cela empire encore lorsque ce qui unit Suzanne à Russell apparaît totalement. Honnêtement, je suis bien incapable, quelques jours après avoir refermé "The Girls", de me faire un avis sur Suzanne qui nous fait passer d'une impression à une autre, d'un sentiment à un autre en très peu de temps. Mais, Evie, elle, en a un, bien tranché, et c'est lui qui conditionne tout le récit.
L'un des grands points forts de "The Girls", c'est cette atmosphère bien lourde, bien noire. Certains, d'ailleurs, n'hésitent pas à coller sur ce roman une étiquette de roman noir. Pour une auteure aussi jeune, qui débarque dans le paysage littéraire, Emma Cline montre de réelles qualités pour susciter le malaise chez ses lecteurs, et ce n'est pas pour me déplaire.
Evie et Suzanne sont deux personnages féminins très intéressants, et sans doute plus encore à travers leur association car elles se révèlent l'une l'autre, d'une certaine façon. Parce que l'une change et l'autre pas... Parce que l'une fascine l'autre sans avoir rien sollicité. Parce que l'une a implanté chez l'autre quelque chose de terrible : la peur.
Oups, le voilà, le mot-clé...
samedi 10 septembre 2016
"Elles avaient trouvé en Charlie l'époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toutes les guerres depuis l'Antiquité".
Charlie, ce n'est pas le patron des "Drôles de Dames", célèbre série des années 1970-80, mais un personnage bien moins recommandable. Il s'agit bien de Charles Manson, star inattendue de cette rentrée littéraire, puisqu'il est au coeur de deux romans parus ces dernières semaines. Un personnage sulfureux devenu incontournable dans la culture collective, malgré l'horreur des faits qui lui valent de purger une peine de prison à vie et des positions idéologiques sordides. Commençons par les faits bruts, racontés par Simon Liberati, dans "California Girls, paru aux éditions Grasset, dans la collection "Ceci n'est pas un fait divers", à laquelle appartenait déjà son "Jayne Mansfield 1967". Mais, nous le verrons dans le développement de ce billet, tout en conservant les codes imposés par cette collection, rester au plus près des faits, tels qu'ils sont apparus dans les dossiers policiers ou judiciaires, Simon Liberati opte pour des partis prix audacieux qui font aussi l'intérêt de ce livre.
Eté 1969, le fameux Summer of Love, le sommet de la vague hippie à travers les Etats-Unis. Au Ranch Spahn, une propriété située à Los Angeles et où furent tournés films et séries, dont "Bonanza", cohabitent trois communautés bien distinctes, autour du propriétaire, George Spahn, homme fortuné, octogénaire et aveugle.
Il y a, et c'est assez logique, les cowboys. Ils étaient les premiers sur place, vous me direz, dans un ranch, quoi de plus normal. Mais, ils sont aussi de moins en moins nombreux : les modes de vie évoluent, et ce personnage emblématique de l'Ouest américain est en train de disparaître, ou en tout cas, de se replier dans des zones plus éloignées de la métropole de LA.
Il y a les motards, plus Hell's Angels que Easy Rider. Voilà peut-être justement les successeurs des cowboys, avec leurs bolides rutilants, leurs cuirs et leur look reconnaissable entre mille. Leur aptitude aux trafics en tous genres, également, en particulier la drogue. Comme leur nom l'indique, on n'est pas avec des enfants de choeur.
Et puis, depuis un peu moins d'un an, il y a les hippies. Une communauté organisée autour d'un étrange personnage, à la petite taille (1,54m à peine), aux cheveux longs et au regard magnétique : Charles Manson. Hommes, femmes et enfants y vivent dans un contexte utopique instauré par Manson, entre sexe, drogue, musique, rapines, approvisionnement dans les poubelles et rejet de la société de consommation.
A y regarder de plus près, pourtant, la Manson Family, comme on va finir par les appeler, n'est pas tout à fait une communauté hippie comme les autres. D'abord, parce que l'emprise de Manson y est totale, en particulier sur les femmes qui composent le groupe. Ensuite, parce que les affaires qu'elles mènent ne sont pas toujours très glorieuses. Enfin, en raison du message du leader.
Raciste, professant en particulier une haine des noirs très violente, fasciné par Hitler et Lennon, artiste manqué qui rêvait de devenir une star de la pop avant de voir son rêve s'écrouler, Manson est animé par une obsession apocalyptique : déclencher une guerre totale qui serait l'Armageddon dont naîtrait un monde nouveau, idéal, ce qu'il appelle le "Helter Skelter"...
Au temps pour les hippies, on est clairement plus dans une dérive sectaire qui, en ce mois d'août, va prendre des proportions terribles et dramatiques. Lorsque Simon Liberati débute son livre, la Family a déjà frappé : Gary Hinman, un professeur de musique lui aussi rallié aux idées libertaires des hippies, a été sauvagement assassiné mais l'un de ses meurtriers, Bobby Beausoleil, a été arrêté.
Membre de la Manson Family, même s'il le nie, Bobby met en échec la stratégie de Manson par cette arrestation (tout n'est pas expliqué dans le livre, mais les circonstances sont assez stupides). Le leader charismatique décide alors de frapper une nouvelle fois, encore plus fort, et il se dit qu'il pourrait faire d'une pierre, deux coups.
L'idée est simple : commettre de nouveaux meurtres, capables de marquer les esprits, et tout mettre en oeuvre pour que ce soit les Blacks Panthers qui en soient accusés, afin de faire monter les tensions raciales jusqu'à l'explosion attendue, souhaitée. Et, quitte à frapper fort, autant en profiter pour se venger d'une récente humiliation.
Dans le viseur de Manson, le producteur de disques Terry Melcher, qui devait lui faire signer un contrat artistique avant de faire volte-face. C'est donc vers sa maison, située au 10050 Cielo Drive, à Los Angeles, que Manson lance ses troupes. Car le chef n'intervient pas lui-même, non, il envoie ses fidèles pour s'occuper des basses oeuvres...
Ainsi reprend une odyssée effroyable qui va s'étendre sur deux nuits et une journée, près d'une dizaine d'assassinats particulièrement atroces, dont celui de l'actrice Sharon Tate, épouse de Roman Polanski et qui portait leur enfant... Tout cela doit vous parler, mais, évidemment, on va entrer dans le détail de ces nuits sanglantes (et qui auraient pu l'être plus encore...).
Simon Liberati a choisi de se concentrer sur ce court laps de temps. "California Girls" couvre simplement ces journées d'août 1969, essentiellement du 8 au 10, au cours desquels la Manson Family va terroriser Los Angeles. On ne va pas plus loin, on s'arrête sur une image forte, à la fois symbolique, troublante et qui fait passer un frisson dans le dos, mais pas de traque, d'arrestation, de procès...
Voilà pour ce premier parti pris. Le second, il nous amène au titre de ce roman : "California Girls". Bien sûr, on pense à la chanson des Beach Boys, et ce n'est pas un hasard, puisque, dans l'orbite de la Manson Family, on croise un des membres du groupe, Dennis Wilson. Il est d'ailleurs présent dans le récit, même s'il avait déjà commencé à prendre du recul avec Manson.
Mais, ce titre marque aussi le choix fort de Liberati : ne pas centrer son récit sur Manson, personnalité centrale, mondialement connue, charismatique, violent, obsédé sexuel et complètement cinglé, disons les choses clairement, mais sur ses adeptes, appelons-les ainsi, et en particulier, les jeunes femmes qui l'entouraient, l'idolâtraient et ont agi pour lui lors de ces journées.
Il y a bien sûr des hommes, parmi les assassins issues de la Manson Family : Tex Watson et Clem Grogan. Mais, autour d'eux, les femmes ont joué un rôle capital et ont surtout, semble-t-il, exercé les violences les plus importantes lors de ces crimes. Liberati ne cherche pas à expliquer comment l'emprise de Manson a débouché sur cette violence inouïe, il observe, relate, de façon clinique.
Il y a Susan Watkins, alias Sexy Sadie, Patricia Krenwinkel, surnommée Katie, Linda Kasabian et Leslie Van Houten. Elles ont entre 19 et 22 ans au moment des faits et elles se lancent dans cette expédition punitive sans aucun état d'âme. Seule Linda va douter, sérieusement, envisageant de fuir mais incapable, à ce moment-là, de rompre le lien qui l'enchaîne à Manson...
La presse les surnommera "les sorcières de Manson", et il faut reconnaître que le récit des événements est particulièrement impressionnant. Liberati ne se complaît pas dans les descriptions des violences, mais il insiste dessus, car c'est bien sûr un des éléments forts de compréhension de cette histoire, en particulier le récit de cette nuit chez Terry Melcher qui est un des gros morceaux du livre.
Liberati s'appuie sur les témoignages des différents intervenants pour essayer de cerner la personnalité de ces femmes. Encore une fois, on ne sort pas de ce court laps de temps sur lequel se déroule le livre. Pas question de revenir sur leur passé, leur histoire familiale, les raisons qui les ont poussées à fuir ce cocon, leur arrivée au sein de la Manson Family...
On peut se sentir un peu frustré par cette façon de faire, mais ce n'est pas le sujet du livre. C'est l'état d'esprit du moment qui compte, le caractère, la position au sein de la famille et les relations entre elles, également. Car, le dénominateur commun entre elles, c'est d'abord Manson. Ne croyez pas découvrir une bande de copines, super complices, non, mais elles sont des individualités agissantes.
Si le personnage de Manson est en retrait, c'est d'abord parce qu'il n'est pas sur les lieux des meurtres. Machiavélique, il s'organise même des alibis, preuve que sa folie ne va pas jusqu'à un courage surhumain, bien au contraire. On laisse les membres du groupe assumer les conséquences de leurs actes, on se planque et on fuit quand ça commence à chauffer...
En revanche, c'est son emprise qui est au coeur du livre. Même absent, Manson est là. Entre le lavage de cerveau exercé au fil des jours (imaginez ces assassins se rendre sur les lieux de leurs crimes en chantant, mais pas n'importe quoi, non, les chansons de Manson, quand même !) et les drogues absorbées en quantités insensées par chacun, il les tient.
Au point qu'elles le voient, l'entendent, qu'elle reçoivent des ordres, qu'ils les rassurent lorsqu'un soupçon de doute point dans leur esprit... La concentration et la détermination se relâche, hop !, le voilà qui se dresse devant elle, christique, presque, pour les remotiver, attiser leur soif de violence et de sang.
Je dois dire que c'est un point particulièrement effrayant, qui frôle le fantastique, d'ailleurs, mais montre à quel point Manson a imprégné jusqu'à saturation l'esprit de ses disciples. Il n'y a plus que lui, rien d'autres. Peu importe qui est visé, à peine se rendront-ils compte que Melcher, la cible première, est absent de son domicile. Les autres n'ont rien à voir avec la vengeance de Manson, mais peu importe.
On a lu, entendu énormément de choses sur la mise en scène du crime de Sharon Tate et de ses amis. Le livre de Liberati casse justement les idées reçues et remet les choses en place. Comme cette première victime, un jeune homme de l'âge de 19 ans qui se trouvait là complètement par hasard, puis l'actrice et ses proches, incapables de comprendre ce qui leur arrive...
Mais, ce à quoi on assiste n'a rien d'un crime rituel, sataniste, comme on l'a si souvent dit. C'est tout le contraire : c'est un massacre sauvage, désordonné, une spirale de violence qui monte, qui monte, jusqu'à totale perte de contrôle, mais avec une froideur, un détachement, un cynisme sidérants, face aux supplications des victimes, considérées avec mépris et moquerie...
Si Satan a quelque chose à voir dans cette affaire, ce n'est certainement pas comme objet d'adoration et destinataire de ces sacrifices. Non, le seul qui doit recevoir ces offrandes sanglantes, c'est bien Manson lui-même et personne d'autre, jusqu'au plaisir pervers qu'il aura à se faire raconter les faits auxquels il n'a pas assisté, par lâcheté.
Comme toujours, avec cette collection dédiée aux faits divers et ce cahier des charges qui impose de rester au plus prêts de ce qui s'est passé, de ce qu'on en sait, on frémit à l'évocation des crimes, au récit de leur perpétration, aux réactions des assassins... La puissance du réel s'impose en force en comparaison des filtres qu'autorisent la fiction.
Liberati met son écriture, son style certes clinique mais tout de même précis et pas complaisant, bien au contraire, au service de cette histoire. Son objectif, c'est bien de nous montrer ces femmes, jolis brins de fille malgré des conditions de vie et une hygiène qui ne leur permettent pas d'être véritablement mises en valeur.
Les filles de la Manson Family sont presque des caricatures de hippies, sales, dépenaillés, défoncées jusqu'à la moelle, souffrant de maladies vénériennes qu'on se refile allègrement. Mais, sous cette apparence, ancrée dans les esprits parce que les rares photos d'époque l'illustre parfaitement, ce qui frappe, c'est leur froideur.
On le sait, à l'exception de Linda Kasabian, qui exprimera de véritables regrets et témoignera par la suite contre Manson et ses acolytes, les autres n'ont jamais montré ce genre de sentiment, de réaction. Elles ont assumé et assument encore, puisque la plupart des tueurs de ce mois d'août sont encore en vie, et n'ont jamais cherché à obtenir aucun pardon.
Là encore, on sort du cadre du livre en se demandant si ces réactions sont le fait de l'endoctrinement de Manson, des drogues ou si elles étaient prédisposées à se conduire comme des sociopathes. En revanche, et c'est aussi quelque chose qui ébranle et qui effraie, on sent bien qu'une fois les premiers actes meurtriers commis, la violence agit sur elle comme une addiction supplémentaire, avec une montée régulière dans l'horreur...
Au lecteur de réfléchir à cela, en cherchant de l'information complémentaire sur les acteurs des drames, les circonstances antérieures comme ultérieures, de se faire une opinion sur quelque chose qui n'a rien de simple, finalement. Mais Liberati apporte un point de vue décalé au "mythe" Manson, car la plupart des documentaires se focalisent sur le gourou, oubliant ses bras armés.
Rares sont les assassins de masse à être des femmes. La jubilation que ressentent les "sorcières de Manson" suite à leurs actes, leur envie de persévérer est tout à fait troublant, dérangeant. Bien plus qu'un énième récit sur Manson, qui poursuit, à plus de 80 ans désormais, ses provocations lors des interviews qu'il accorde...
Mais elles ? Plusieurs, comme Manson, sont encore derrière les barreaux, une est décédée en prison, sa liberté conditionnelle ayant été rejetée même une fois son cancer entré en phase terminale. Mais, Linda a retrouvé la liberté, sans plus faire parler d'elle, comme une autre membre de la Family, Lynette "Squeaky" Fromme, qui, des années plus tard, tirera sur le président Gerald Ford...
Pour retrouver quelle existence ? Avec quelles séquelles ? Et comment se défaire de l'emprise d'un homme comme Charles Manson ? Toutes ces réflexions, elles sont suscitées par un livre comme "California Girls", qui apporte des faits bruts et laisse le lecteur avec ses questions, ses jugements moraux, ses peurs, aussi... Et, parce qu'il faut le reconnaître, une certaine fascination, malsaine, mais inéluctable.
Eté 1969, le fameux Summer of Love, le sommet de la vague hippie à travers les Etats-Unis. Au Ranch Spahn, une propriété située à Los Angeles et où furent tournés films et séries, dont "Bonanza", cohabitent trois communautés bien distinctes, autour du propriétaire, George Spahn, homme fortuné, octogénaire et aveugle.
Il y a, et c'est assez logique, les cowboys. Ils étaient les premiers sur place, vous me direz, dans un ranch, quoi de plus normal. Mais, ils sont aussi de moins en moins nombreux : les modes de vie évoluent, et ce personnage emblématique de l'Ouest américain est en train de disparaître, ou en tout cas, de se replier dans des zones plus éloignées de la métropole de LA.
Il y a les motards, plus Hell's Angels que Easy Rider. Voilà peut-être justement les successeurs des cowboys, avec leurs bolides rutilants, leurs cuirs et leur look reconnaissable entre mille. Leur aptitude aux trafics en tous genres, également, en particulier la drogue. Comme leur nom l'indique, on n'est pas avec des enfants de choeur.
Et puis, depuis un peu moins d'un an, il y a les hippies. Une communauté organisée autour d'un étrange personnage, à la petite taille (1,54m à peine), aux cheveux longs et au regard magnétique : Charles Manson. Hommes, femmes et enfants y vivent dans un contexte utopique instauré par Manson, entre sexe, drogue, musique, rapines, approvisionnement dans les poubelles et rejet de la société de consommation.
A y regarder de plus près, pourtant, la Manson Family, comme on va finir par les appeler, n'est pas tout à fait une communauté hippie comme les autres. D'abord, parce que l'emprise de Manson y est totale, en particulier sur les femmes qui composent le groupe. Ensuite, parce que les affaires qu'elles mènent ne sont pas toujours très glorieuses. Enfin, en raison du message du leader.
Raciste, professant en particulier une haine des noirs très violente, fasciné par Hitler et Lennon, artiste manqué qui rêvait de devenir une star de la pop avant de voir son rêve s'écrouler, Manson est animé par une obsession apocalyptique : déclencher une guerre totale qui serait l'Armageddon dont naîtrait un monde nouveau, idéal, ce qu'il appelle le "Helter Skelter"...
Au temps pour les hippies, on est clairement plus dans une dérive sectaire qui, en ce mois d'août, va prendre des proportions terribles et dramatiques. Lorsque Simon Liberati débute son livre, la Family a déjà frappé : Gary Hinman, un professeur de musique lui aussi rallié aux idées libertaires des hippies, a été sauvagement assassiné mais l'un de ses meurtriers, Bobby Beausoleil, a été arrêté.
Membre de la Manson Family, même s'il le nie, Bobby met en échec la stratégie de Manson par cette arrestation (tout n'est pas expliqué dans le livre, mais les circonstances sont assez stupides). Le leader charismatique décide alors de frapper une nouvelle fois, encore plus fort, et il se dit qu'il pourrait faire d'une pierre, deux coups.
L'idée est simple : commettre de nouveaux meurtres, capables de marquer les esprits, et tout mettre en oeuvre pour que ce soit les Blacks Panthers qui en soient accusés, afin de faire monter les tensions raciales jusqu'à l'explosion attendue, souhaitée. Et, quitte à frapper fort, autant en profiter pour se venger d'une récente humiliation.
Dans le viseur de Manson, le producteur de disques Terry Melcher, qui devait lui faire signer un contrat artistique avant de faire volte-face. C'est donc vers sa maison, située au 10050 Cielo Drive, à Los Angeles, que Manson lance ses troupes. Car le chef n'intervient pas lui-même, non, il envoie ses fidèles pour s'occuper des basses oeuvres...
Ainsi reprend une odyssée effroyable qui va s'étendre sur deux nuits et une journée, près d'une dizaine d'assassinats particulièrement atroces, dont celui de l'actrice Sharon Tate, épouse de Roman Polanski et qui portait leur enfant... Tout cela doit vous parler, mais, évidemment, on va entrer dans le détail de ces nuits sanglantes (et qui auraient pu l'être plus encore...).
Simon Liberati a choisi de se concentrer sur ce court laps de temps. "California Girls" couvre simplement ces journées d'août 1969, essentiellement du 8 au 10, au cours desquels la Manson Family va terroriser Los Angeles. On ne va pas plus loin, on s'arrête sur une image forte, à la fois symbolique, troublante et qui fait passer un frisson dans le dos, mais pas de traque, d'arrestation, de procès...
Voilà pour ce premier parti pris. Le second, il nous amène au titre de ce roman : "California Girls". Bien sûr, on pense à la chanson des Beach Boys, et ce n'est pas un hasard, puisque, dans l'orbite de la Manson Family, on croise un des membres du groupe, Dennis Wilson. Il est d'ailleurs présent dans le récit, même s'il avait déjà commencé à prendre du recul avec Manson.
Mais, ce titre marque aussi le choix fort de Liberati : ne pas centrer son récit sur Manson, personnalité centrale, mondialement connue, charismatique, violent, obsédé sexuel et complètement cinglé, disons les choses clairement, mais sur ses adeptes, appelons-les ainsi, et en particulier, les jeunes femmes qui l'entouraient, l'idolâtraient et ont agi pour lui lors de ces journées.
Il y a bien sûr des hommes, parmi les assassins issues de la Manson Family : Tex Watson et Clem Grogan. Mais, autour d'eux, les femmes ont joué un rôle capital et ont surtout, semble-t-il, exercé les violences les plus importantes lors de ces crimes. Liberati ne cherche pas à expliquer comment l'emprise de Manson a débouché sur cette violence inouïe, il observe, relate, de façon clinique.
Il y a Susan Watkins, alias Sexy Sadie, Patricia Krenwinkel, surnommée Katie, Linda Kasabian et Leslie Van Houten. Elles ont entre 19 et 22 ans au moment des faits et elles se lancent dans cette expédition punitive sans aucun état d'âme. Seule Linda va douter, sérieusement, envisageant de fuir mais incapable, à ce moment-là, de rompre le lien qui l'enchaîne à Manson...
La presse les surnommera "les sorcières de Manson", et il faut reconnaître que le récit des événements est particulièrement impressionnant. Liberati ne se complaît pas dans les descriptions des violences, mais il insiste dessus, car c'est bien sûr un des éléments forts de compréhension de cette histoire, en particulier le récit de cette nuit chez Terry Melcher qui est un des gros morceaux du livre.
Liberati s'appuie sur les témoignages des différents intervenants pour essayer de cerner la personnalité de ces femmes. Encore une fois, on ne sort pas de ce court laps de temps sur lequel se déroule le livre. Pas question de revenir sur leur passé, leur histoire familiale, les raisons qui les ont poussées à fuir ce cocon, leur arrivée au sein de la Manson Family...
On peut se sentir un peu frustré par cette façon de faire, mais ce n'est pas le sujet du livre. C'est l'état d'esprit du moment qui compte, le caractère, la position au sein de la famille et les relations entre elles, également. Car, le dénominateur commun entre elles, c'est d'abord Manson. Ne croyez pas découvrir une bande de copines, super complices, non, mais elles sont des individualités agissantes.
Si le personnage de Manson est en retrait, c'est d'abord parce qu'il n'est pas sur les lieux des meurtres. Machiavélique, il s'organise même des alibis, preuve que sa folie ne va pas jusqu'à un courage surhumain, bien au contraire. On laisse les membres du groupe assumer les conséquences de leurs actes, on se planque et on fuit quand ça commence à chauffer...
En revanche, c'est son emprise qui est au coeur du livre. Même absent, Manson est là. Entre le lavage de cerveau exercé au fil des jours (imaginez ces assassins se rendre sur les lieux de leurs crimes en chantant, mais pas n'importe quoi, non, les chansons de Manson, quand même !) et les drogues absorbées en quantités insensées par chacun, il les tient.
Au point qu'elles le voient, l'entendent, qu'elle reçoivent des ordres, qu'ils les rassurent lorsqu'un soupçon de doute point dans leur esprit... La concentration et la détermination se relâche, hop !, le voilà qui se dresse devant elle, christique, presque, pour les remotiver, attiser leur soif de violence et de sang.
Je dois dire que c'est un point particulièrement effrayant, qui frôle le fantastique, d'ailleurs, mais montre à quel point Manson a imprégné jusqu'à saturation l'esprit de ses disciples. Il n'y a plus que lui, rien d'autres. Peu importe qui est visé, à peine se rendront-ils compte que Melcher, la cible première, est absent de son domicile. Les autres n'ont rien à voir avec la vengeance de Manson, mais peu importe.
On a lu, entendu énormément de choses sur la mise en scène du crime de Sharon Tate et de ses amis. Le livre de Liberati casse justement les idées reçues et remet les choses en place. Comme cette première victime, un jeune homme de l'âge de 19 ans qui se trouvait là complètement par hasard, puis l'actrice et ses proches, incapables de comprendre ce qui leur arrive...
Mais, ce à quoi on assiste n'a rien d'un crime rituel, sataniste, comme on l'a si souvent dit. C'est tout le contraire : c'est un massacre sauvage, désordonné, une spirale de violence qui monte, qui monte, jusqu'à totale perte de contrôle, mais avec une froideur, un détachement, un cynisme sidérants, face aux supplications des victimes, considérées avec mépris et moquerie...
Si Satan a quelque chose à voir dans cette affaire, ce n'est certainement pas comme objet d'adoration et destinataire de ces sacrifices. Non, le seul qui doit recevoir ces offrandes sanglantes, c'est bien Manson lui-même et personne d'autre, jusqu'au plaisir pervers qu'il aura à se faire raconter les faits auxquels il n'a pas assisté, par lâcheté.
Comme toujours, avec cette collection dédiée aux faits divers et ce cahier des charges qui impose de rester au plus prêts de ce qui s'est passé, de ce qu'on en sait, on frémit à l'évocation des crimes, au récit de leur perpétration, aux réactions des assassins... La puissance du réel s'impose en force en comparaison des filtres qu'autorisent la fiction.
Liberati met son écriture, son style certes clinique mais tout de même précis et pas complaisant, bien au contraire, au service de cette histoire. Son objectif, c'est bien de nous montrer ces femmes, jolis brins de fille malgré des conditions de vie et une hygiène qui ne leur permettent pas d'être véritablement mises en valeur.
Les filles de la Manson Family sont presque des caricatures de hippies, sales, dépenaillés, défoncées jusqu'à la moelle, souffrant de maladies vénériennes qu'on se refile allègrement. Mais, sous cette apparence, ancrée dans les esprits parce que les rares photos d'époque l'illustre parfaitement, ce qui frappe, c'est leur froideur.
On le sait, à l'exception de Linda Kasabian, qui exprimera de véritables regrets et témoignera par la suite contre Manson et ses acolytes, les autres n'ont jamais montré ce genre de sentiment, de réaction. Elles ont assumé et assument encore, puisque la plupart des tueurs de ce mois d'août sont encore en vie, et n'ont jamais cherché à obtenir aucun pardon.
Là encore, on sort du cadre du livre en se demandant si ces réactions sont le fait de l'endoctrinement de Manson, des drogues ou si elles étaient prédisposées à se conduire comme des sociopathes. En revanche, et c'est aussi quelque chose qui ébranle et qui effraie, on sent bien qu'une fois les premiers actes meurtriers commis, la violence agit sur elle comme une addiction supplémentaire, avec une montée régulière dans l'horreur...
Au lecteur de réfléchir à cela, en cherchant de l'information complémentaire sur les acteurs des drames, les circonstances antérieures comme ultérieures, de se faire une opinion sur quelque chose qui n'a rien de simple, finalement. Mais Liberati apporte un point de vue décalé au "mythe" Manson, car la plupart des documentaires se focalisent sur le gourou, oubliant ses bras armés.
Rares sont les assassins de masse à être des femmes. La jubilation que ressentent les "sorcières de Manson" suite à leurs actes, leur envie de persévérer est tout à fait troublant, dérangeant. Bien plus qu'un énième récit sur Manson, qui poursuit, à plus de 80 ans désormais, ses provocations lors des interviews qu'il accorde...
Mais elles ? Plusieurs, comme Manson, sont encore derrière les barreaux, une est décédée en prison, sa liberté conditionnelle ayant été rejetée même une fois son cancer entré en phase terminale. Mais, Linda a retrouvé la liberté, sans plus faire parler d'elle, comme une autre membre de la Family, Lynette "Squeaky" Fromme, qui, des années plus tard, tirera sur le président Gerald Ford...
Pour retrouver quelle existence ? Avec quelles séquelles ? Et comment se défaire de l'emprise d'un homme comme Charles Manson ? Toutes ces réflexions, elles sont suscitées par un livre comme "California Girls", qui apporte des faits bruts et laisse le lecteur avec ses questions, ses jugements moraux, ses peurs, aussi... Et, parce qu'il faut le reconnaître, une certaine fascination, malsaine, mais inéluctable.
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