vendredi 29 septembre 2017

"En France, la plupart des auteurs [de science-fiction] ont disparu (...) Trois d'entre eux se sont reconvertis en détective pour aliens".

Il ne manque plus qu'un "voici leur histoire", un jingle qui fait "dong, dong" et on se croirait dans une série signée Dick Wolf. Mais, ne riez pas, l'heure est grave ! Imaginez un monde où la SF n'aurait plus aucun attrait, puisque ce qu'elle raconte fait partie du quotidien, et un quotidien pas très folichon... Déprimant, non ? Ne reste à certains auteurs qu'à devenir eux-mêmes des personnages de roman, mais de roman noir. Des détectives qui tirent le diable par la queue, payent leur loyer chaque 36 du mois, acceptent n'importe quelle affaire qui puisse leur rapporter quelques euros... Une déchéance. Ayons une pensée pour Laurent Genefort, Pierre Bordage et Laurent Whale, dont la brillante carrière a soudain basculé pour devenir si médiocre... Heureusement, parfois, l'affaire du siècle se présente ! Et ce sont ces enquêtes, qui ont changé leur morne quotidien, qu'ils nous racontent, dans "Crimes, Aliens & Châtiments" (en poche dans la collection Hélios, sous l'égide des éditions ActuSF)... *Générique, prend son blouson et sort en tirant la porte coulissante derrière lui.*



Pendant longtemps, les auteurs de science-fiction ont raconté l'extraordinaire, l'incroyable. Des histoires dans le futur, avec des vaisseaux spatiaux, des civilisations extraterrestres, des rencontres de plein de types différents, des guerres sanglantes et des échanges amicaux... Et les lecteurs rêvaient en lisant ces livres, éblouis devant tant d'imagination.

Et là, c'est le drame... Voici que toutes ces chimères se sont mises à effectivement débarquer sur terre, par vaisseaux entiers. Venus des quatre coins de l'univers (enfin, si on considère qu'il a une forme possédant des angles, bien sûr), ces créatures pus bizarres et effrayantes les unes que les autres se sont installées sur notre bonne vieille planète Terre.

Humains et aliens cohabitent désormais tant bien que mal, les premiers essayant d'accepter la présence des seconds sans trop se plaindre. Mais, ceux qui ont le plus trinqué, ce sont les auteurs de SF. Leurs sujets de prédilection, en devenant réalité, ont cessé de passionner et de faire rêver les lecteurs. Les ventes se sont effondrées, les invitations se sont taries, la gloire s'est éteinte...

Pour survivre, beaucoup ont renoncé à l'écriture, pour (re)prendre un emploi, d'autres ont essayé de rester dans un créneau voisin. Et c'est ainsi qu'ils sont devenus détectives privés, spécialistes dans les enquêtes impliquant des aliens... Ce qui les place, sur l'échelle de l'humanité, peu ou prou au niveau de l'amibe...

Et surtout, ça ne nourrit pas bien son homme, tout ça. Laurent Genefort, Pierre Bordage (qui, cette fois, a pris un pseudonyme, P.G. de Garbo, sans doute pour ne pas écorner sa gloire passée) et Laurent Whale ont endossé l'imper mastic, le chapeau mou et les emmerdes qui vont avec. Ils sont tombés plus bas que terre, jusqu'au jour où...

Pour Laurent Genefort, on va faire vite : j'ai consacré un billet à "Jennifer a disparu", texte d'abord publié par les éditions Walrus en numérique. Vous n'avez qu'à cliquer ici.


Deuxième texte présenté dans "Crimes, aliens & châtiments", "Où es-tu, mon Choo ?", de Pierre Bordage. Ses bureaux, enfin, ceux de P.G. de Garbo, sont installés à Nantes et, à l'instar de ses camarades, on ne peut pas dire que les affaires soient très florissantes... Jusqu'à ce qu'elle entre dans les locaux...

Elle, c'est Gersande. Le genre femme fatale, blonde, belle à couper le souffle... En tout cas, celui d'un romancier, auteur de SF déchu, reconverti dans le soutien aux cocus galactiques. P.G. de Garbo en perd tous ses moyens. Mais, il lui faut vite se ressaisir, car c'est aussi une cliente potentielle. Une cliente à l'histoire pas banale...

En fait, c'est même bien plus que cela : tout juste remis de son éblouissement en la voyant entrer, le détective replonge lorsqu'elle lui présente sa requête. Elle recherche un alien, disparu depuis peu. Un Jabba qu'elle appelle Choo, un truc énorme, près d'une demi-tonne, aux allures de jelly, mais encore moins appétissant...

Jusque-là, rien d'extraordinaire, enfin, pas vraiment. Non, l'extraordinaire, l'époustouflant, l'inconcevable, l'inimaginable (cliquez ici pour d'autres synonymes), c'est que ce... Choo... est son amant ! Gersande et le Jabba ont transgressé l'un des tabous les plus puissants de la nouvelle civilisation terrestre, dans laquelle chaque espèce est censée rester dans son pré carré...

Choqué, P.G. de Garbo n'en revient pas. Cette femme si séduisante, avec un tel... monstre ? Difficile de surmonter sa stupeur. Heureusement, les arguments sonnants et trébuchants de Gersande ont le pouvoir magique de remettre les idées presque à l'endroit et les pieds sur terre d'un détective aux abois flairant l'affaire juteuse (même si elle heurte ses convictions profondes).

Et le voilà parti sur les traces de Choo. Un travail à l'ancienne, une piste, une planque, une filoche... Du grand classique, sauf que, sur son chemin, le privé rencontre Lii et Juu (à moins que ce ne soit Juu et Lii, ou vice-versa ?), une paire de Clamurti, des extraterrestres symbiotiques et drôlement rusés, qui vont être d'une aide précieuse pour retrouver Choo...

Je dois dire que j'étais assez curieux de découvrir Pierre Bordage dans un domaine où on ne l'attend pas forcément : la parodie. Et même l'auto-dérision, puisque la règle de cet exercice est de se mettre en scène. Et le pari est relevé avec panache, car son texte est truffé de moments très drôles, mélanges de cynisme et d'ironie.

Le personnage de P.G. de Garbo est très réussi, plein d'une candeur qui tranche avec le côté blasé qu'on attend de ce genre de détective privé. On sent que ce n'est pas vraiment une vocation. Notre P.G., il est plus proche de Jean-Philippe Lasser que Humphrey Bogart dans "le Faucon maltais", si vous voyez ce que je veux dire...

Un grand naïf qui subit les événements plus qu'il ne les provoque, soutenu par son étrange paire d'amis venus d'ailleurs, les Clamurtis, ces créatures qui pourraient faire penser à des marionnettes sorties tout droit d'une émission télé pour enfants... Une alliance saugrenue mais bigrement efficace, l'humain possédant le savoir-faire et les aliens les moyens de mettre la théorie en pratique.

Au-delà du ton humoristique et des scènes souvent amusantes et très visuelles, dans sa deuxième partie, "Où es-tu, mon Choo ?" est aussi un texte qui aborde des questions de fond. Des questions qui agitent la Terre depuis que les aliens y ont débarqué. Et particulièrement, la sensation d'être envahis, de ne plus être chez soi...

Pierre Bordage aborde ces questions de racisme et de xénophobie sans jamais perdre de vue ce qui se passe effectivement dans nos sociétés actuelles, sans aliens aux physiques pour le moins disgracieux (enfin, je crois...), et offre ainsi sous le vernis de la comédie d'action, une réflexion sur le rejet, mais aussi sur la tolérance et le métissage, qui résonne avec notre actualité quotidienne.


Troisième larron de cette drôle d'aventure littéraire, Laurent Whale, qui peut, dans cette exercice, laisser libre cours à sa gouaille, à ses délires et à son humour. Sans doute celui des trois auteurs de "Crimes, aliens & châtiments" qu'on s'attend à découvrir dans ce registre parodique et sarcastiques (même si Laurent Genefort a déjà tâté du genre).

Et tout commence mal pour Laurent W., ex-écrivain talentueux devenu un piètre détective, criblé de dettes et au bord de l'expulsion, faut d'avoir payé son loyer depuis... un bail (ah, ah, ah). En effet, dans les premières lignes de "L'Affaire du FBG", on le découvre en très mauvaise posture, enfermé dans le coffre d'une voiture dont on se doute qu'elle ne l'emmène pas vers une destination de rêve...

Comment en est-il arrivé là ? A cause d'un Slug', un de ces extraterrestres dont on ne sait s'il a plus d'yeux que de tentacules ou d'autres attributs physiques insoupçonnés, derrière son apparence d'hybride entre une tortue et une limace (vous le visualisez, là, le Slug' ? Rappel : un sac à vomi se trouve sous votre siège).

L'instinct du privé aurait dû lui dire de se méfier, mais, au lieu de ça, de basses considérations matérielles vont fausser le jeu : la proprio de Laurent W. va tomber sous le charme du Slug' (c'est une version soft, il est tôt et on n'est pas le premier samedi du mois). Le privé voit dans cette collaboration un bon moyen d'arranger ses propres bidons. Et de ne pas se retrouver à la rue.

On le comprend, sur le moment, mais voilà, l'affaire que lui confie son nouveau client a tout d'un bâton merdeux (et il faut bien fouiller pour trouver le bâton). Car l'affaire dite du FBG (pour Flugmitz Bliatouchni Galamounat, je n'en dirai pas plus) est du genre à remettre en cause jusqu'à l'existence de notre bon vieux caillou bleu...

Cela, Laurent W. va le découvrir peu à peu, lorsque ses yeux auront fini de scintiller comme des étoiles un soir d'août, devant les endroits merveilleux où ses clients vont l'emmener... Des lieux désormais inaccessibles au commun des humains où les Aliens, eux, se dorent la pilule et se piquent la ruche dans un confort et un luxe écoeurants...

Mais le jeu en vaut la chandelle et d'ailleurs, d'emblée, un Laurent W. surmotivé trouve une piste idéale à suivre ! Idéale, certes, mais qui n'est pas faite pour rassurer le privé (on a beau jouer les durs, il y a des limites), car elle mène à un personnage qu'il vaut mieux éviter de fréquenter de trop près si l'on ne veut pas finir en compote : l'impitoyable Melchior Skovacs !

Si vous vous attendez à un remake du "Grand Sommeil", oubliez tout de suite, apparemment, Laurent Whale a mal lu son cahier des charges, il a transformé Philip Marlowe en James Bond (enfin, vu ce qui attend Laurent W., on va plutôt dire Johnny English...). "L'Affaire du FBG", c'est une super-production hollywoodienne, sans temps mort et survitaminée.

On voyage à la suite du privé embarqué dans une enquête un peu trop large pour ses épaules soudainement devenues bien frêles. Ca bastonne, ça défouraille, ça trahit, ça zigouille, c'est bourré d'adrénaline, parfois même en piqûre, et c'est servi par un style sans aucune limite, où Laurent Whale pousse à fond le côté cynique et blasé du personnage de privé à l'américaine.

Au passage, je vous conseille les titres des chapitres, tous d'une légèreté sans équivalent et d'une finesse exemplaire, bons échantillons de ce qu'est le reste de cette novella (la plus longue des trois présentes dans le livre). C'est loufoque à souhait, plein de références (au passage, je glisse le billet sur "la parallèle Vertov", de Frédéric Delmeulle, ça peut servir). Et on ressort avec la banane...

Et énormément de compassion pour ce pauvre Laurent W. ...

mercredi 27 septembre 2017

"Il y a des mondes de diverses tailles nichés l'un dans l'autre comme des poupées russes".

Depuis quelques années, Toronto est le cadre de plusieurs séries télévisées, comme "Saving Hope", "ReGenesis", "Rookie blue" ou encore "Flashpoint". La plus grande ville du Canada devient petit à petit un cadre familier pour les téléspectateurs que nous sommes. C'est dans cette ville que vit l'un des plus grands noms de la science-fiction mondiale, Robert Charles Wilson. Né en Californie, il y est arrivé alors qu'il était encore enfant et ne l'a plus quittée. Il semble donc naturel qu'il en fasse le cadre de certains de ses écrits. Avec le recueil de nouvelles "les Perséides" (qui vient de sortir en poche chez Folio ; traduction de Gilles Goullet), le romancier n'en fait pas juste un décor, mais un véritable personnages. Au cours de ces neuf textes, certains inédits, d'autres publiés dans des magazines ou des anthologies, il lui rend même un vibrant hommage, comme il le fait pour son genre littéraire de prédilection, la science-fiction. Et propose une série d'histoires à la tonalité souvent poétique, posant d'intéressantes questions existentielles et ayant pour point commun une mystérieuse librairie...



Cette fameuse librairie, nommée Finders, est le principal décor de la première nouvelle du recueil, "Les Champs d'Abraham". Nous sommes en 1911 et Toronto est loin de ressembler à la mégapole qu'elle est devenue. Mais, comme la plupart des grandes villes d'Amérique, elle voit arriver à cette époque une nouvelle vague migratoire venue d'Europe.

Parmi ces nouveaux arrivants, Rachel et Jacob. Ils sont frères et soeur, encore adolescents (elle a 17 ans, lui en a un de moins) et livrés à eux-mêmes. Ils doivent travailler pour gagner leur maigre pitance et mettre un toit au-dessus de leurs têtes. Mais Jacob doit veiller sur sa soeur avec la plus grande attention.

Car Rachel est malade. Le mot "schizophrène" vient d'être inventé par Eugen Bleuler, mais il faudra attendre longtemps pour qu'il caractérise vraiment ceux qui souffrent du mal qui frappe Rachel. Imprévisible, parfois violente, sujette à des crises de plus en plus rapprochées, elle devient un sujet de préoccupation de chaque instant pour son jeune frère.

Celui-ci ne parvient guère à se détendre que lorsqu'il pousse la porte de la librairie Finders. Le vieux propriétaire lui prête des livres et lui fait découvrir la SF, Wells en tête. Et puis, surtout, ils jouent aux échecs, des parties acharnées que Jacob remporte de plus en plus souvent. Jacob apprend beaucoup auprès du vieil homme, dont il ne comprend pas toujours toutes les remarques ou allusions...

Bientôt, alors que Jacob va se retrouver à la croisée des chemins, qu'il va devoir prendre une décision très difficile impliquant Rachel et leur avenir, le vieux libraire va lui faire découvrir quelque chose de tout à fait inattendu et troublant. Un voyage extraordinaire dont Jacob ne comprendra les conséquences qu'à son retour...

Une excellente introduction à ce recueil, car beaucoup d'éléments que l'on va retrouver ensuite dans les autres textes. On y entre aussi de plain-pied dans l'imaginaire, entre fantastique et science-fiction, on découvre cette librairie qui sera désormais un décor familier et l'on pose certains thèmes forts du roman, à l'image de la citation que j'ai choisie comme titre du billet.

Dans "Les Perséides", nouvelle qui a donné son nom au recueil, Michael est un homme fraîchement divorcé qui se passionne pour le ciel et les observations astronomiques. Le hasard faisant bien les choses, c'est en achetant un nouveau télescope qu'il rencontre Robin. Le ciel la fascine moins que Michael, mais le coup de foudre est immédiat.

Une relation qui semble vouloir durer, même si les amis de Robin et leurs idées étranges sur le monde et l'humanité le dérangent un peu. Allez, disons les choses clairement, Michael est jaloux du lien qui unit toujours Robin à un de ses ex, Roger, un original qui dispense volontiers ses théories new-age ou quelque chose du même genre...

Lorsque Robin rompt, Michael essaye de l'oublier, mais n'y parvient pas. Il se doute que Roger est en partie la cause de la rupture, mais il compte bien reconquérir le coeur de la jeune femme. Mais rien ne va vraiment se passer comme prévu et la vie de Michael va à jamais basculer, sans certitude qu'il puisse se remettre d'aplomb...

Une nouvelle où l'imaginaire est d'abord peu présent. Le rêve, oui, à travers ces étoiles, ces constellations que Michael observe et photographie. Et puis, soudain, tout change et là encore, un mélange de fantastique et de SF fait irruption dans le récit pour lui donner un côté très inquiétant. Une nouvelle sur laquelle flotte un côté chamanique, entre croyances et usages de drogues aux effets étranges.

Alors, qu'a réellement vu Michael ? A vous de voir !

"La ville dans la ville" est certainement la nouvelle où Toronto joue le plus grand rôle. Jeremy et sa femme Michelle assiste à une soirée quand l'une des personnes présentes, un certain Carver, lance un défi à l'assistance. Un jeu coutumier de ces soirées, mais cette fois, le défi est de taille puisqu'il faudra à chacun des participants, imaginer pour la prochaine soirée une religion.

Aussitôt, Jeremy a une idée qu'il juge intéressante : passionné par la ville de Toronto, il se verrait bien fonder un culte en son honneur. Un occultisme urbain dont la cartographie serait une espèce de livres saint. Une idée qui, quelques semaines plus tard, va prendre forme au gré des longues marches que fait Jeremy pour se détendre et oublier les aléas de la vie de prof.

Des marches le plus souvent nocturnes, qui deviennent de plus en plus longues. De plus en plus envoûtantes... Et tandis que Jeremy devient quasiment dépendant de ces marches et que sa vie professionnelle et privée s'en ressent fortement, il s'enfonce dans sa passion pour Toronto et découvre la ville sous un angle bien différent...

Une nouvelle fois, science-fiction et fantastique se mêlent, se marient, pour nous proposer un texte troublant, fascinant, parfaite illustration de ces "mondes nichés les uns dans les autres". On pense à la fameuse phrase de Philip K. Dick, "la réalité n'est qu'un point de vue", en suivant les déambulations de Jeremy.

"L'Observatrice" est l'exception qui confirme la règle. En effet, elle ne se déroule pas à Toronto, mais dans l'Etat natal de Wilson, la Californie. Et, même si l'auteur affirme que le personnages principal fréquente la librairie Finders, elle n'apparaît pas dans le texte... Une nouvelle hommage au pulp et à la SF des années 1950...

En 1953, Sara a 14 ans lorsqu'elle accompagne son oncle en Californie pour l'été. Il est astronome et doit travailler sur le site de Palomar. Lors de ce séjour, où elle a un peu l'impression d'embarrasser son oncle sans vraiment comprendre pourquoi, Sara va faire la connaissance de son cercle d'amis, parmi lesquels on trouve Aldous Huxley et Edwin Hubble.

L'adolescente se passionne pour la SF et elle voudrait discuter sans fin avec Hubble, vieillissant, récemment victime d'une grave attaque, pour enrichir ses connaissances. Mais, ces vacances extraordinaires vont prendre un tour particulier, effrayant, même, et toute sa vie, Sara va garder le souvenir de ces événements secrets. Jusqu'à ce que...

Cette nouvelle est différente des autres par sa narration, sous forme de confession. Le récit n'est pas linéaire, mais construit sous formes de flash-backs. 1953 n'est pas choisie au hasard, et sans doute pas uniquement parce qu'elle est l'année de naissance de Robert Charles Wilson. Il y joue avec les faits historiques, les personnalités présentes sur place et les fantasmes ancrés depuis dans notre imaginaire collectif.

"Protocoles d'usage" est sans doute la plus flippante des nouvelles de ce recueil et flirte avec l'horreur. Bob est bipolaire et doit suivre un strict traitement s'il ne veut pas retourner illico en hôpital psychiatrique. Il est bien décidé à respecter ce traitement, car sa maladie lui a coûté sa famille. Sa femme l'a quitté, emmenant leur fille Emily avec elle.

Mais, Bob ne veut plus que sa fille ait peur de lui, désormais. Il va essayer de se rapprocher d'Emily et de devenir un père modèle. Jusqu'à ce que Mikey entre dans leurs vies... Un homme qui pourrait tout à fait être Bob s'il cessait son traitement. Mais comment l'éloigner d'Emily, l'empêcher d'exercer une quelconque influence sur elle ?

Wilson joue ici la carte de la folie, qui est un des thèmes, à travers différentes formes d'expressions, récurrents de ces nouvelles. Le côté cartésien du lecteur est titillé, forcément : peut-on croire ce que raconte Bob ? N'est-il pas plus gravement atteint que ce qu'il veut bien dire ? Ou bien a-t-il raison (et dans cette hypothèse, on le comprendrait tout à fait) d'être terrifié par ce qu'il a découvert ?

Ce sera sans doute bientôt une obligation, au rythme où vont les choses, voici la nouvelle dédiée aux amoureux des chats ! "Ulysse voit la lune par la fenêtre de sa chambre" met en scène Matthew, en visite chez un couple d'amis, Paul et Leah. Ulysse, c'est le nom du chat de ce couple, maître de son univers, comme tout chat qui se respecte.

Paul a invité Matthew pour lui présenter quelque chose de bizarre. Comme souvent. Matthew vient souvent parce qu'il désire Leah, qui se refuse à lui. L'objet est un simple caillou, comme en ramasserait un gamin attiré par sa forme, sa couleur, son polissage... Matthew ne croit pas une seconde que ce caillou ait le moindre pouvoir, mais quand il le prend dans sa main...

Une nouvelle à chute, il n'y en a pas tant que ça, dans ce recueil, la plus ironique du recueil aussi. Sans doute Robert Charles Wilson observe-t-il les réseaux sociaux, l'outil par lesquels les chats vont asseoir leur domination sur ce monde. Est née de ce regard distancié et amusé cette nouvelle dont l'explication, tout à fait remarquable, est donnée en fin d'ouvrage.

"Le Miroir de Platon" est le titre du livre qu'a écrit le narrateur de la nouvelle, Donald. Un jour, ce séducteur invétéré rencontre une de ses lectrices, Faye, une femme excentrique et envoûtante, tout ce qu'il n'est pas, et il tombe sous son charme. Elle lui offre un cadeau très symbolique : un miroir. Sans doute le truc le plus moche que Donald ait jamais vu !

Pour ne pas froisser Faye, il le place dans un couloir. Mais, bientôt, Donald va se rendre compte que ce miroir n'est pas juste un objet immonde acheté quelques dollars dans un bazar sordide ou à un marchand ambulant. Non, ce miroir lui révèle des choses... troublantes... Comme s'il percevait le monde et le gens... autrement...

Que vient faire Platon dans cette affaire ? Eh bien, c'est son fameux mythe de la caverne que l'on retrouve ici, la célèbre illusion d'optique dont sont victimes les prisonniers d'une caverne qui n'aperçoivent que des ombres et doivent se figurer la vérité à travers elles uniquement. Encore la dualité, le double, sujet omniprésent dans ce recueil. Et la folie, aussi, enfin, peut-être...

A 60 ans, Bill Keller est depuis peu retraité et veuf. Narrateur de "Divisé par l'infini", il est au bord du suicide, la mort de son épouse, Lorraine, l'ayant laissé sans raison de vivre. Mais il a décidé de s'accrocher, de vivre. Un jour, il retourne chez Finders, la librairie dans laquelle travaillait Lorraine, sans trop de raison, peut-être juste pour saluer son vieux propriétaire.

Le libraire va proposer à Bill quelques romans de SF qui pourraient lui plaire et peut-être l'aider à laisser derrière lui cette période difficile. Et ça marche ! Bill se plonge dans ces livres avec curiosité et même passion, mais quelque chose le chiffonne : il n'a jamais entendu parler de ces livres auparavant, ce qui lui paraît curieux.

Des oeuvres mineures ou oubliées ? Peut-être, mais dans ce cas, on en trouverait la trace... Et voilà que Bill se met en tête de résoudre cette énigme. Il va même solliciter l'aide d'un spécialiste pour étayer son histoire et l'expert estime que ces livres sont des faux, des faux incroyablement crédibles, mais des faux...

Et puis, tout s'emballe, et Bill replonge dans la dépression, se croit à nouveau perdu, jusqu'à ce qu'un dénouement inattendu lui fournisse un destin pour le moins surprenant, pas forcément très enviable, assez angoissant, même, mais qui lui démontre que le vieux libraire avait raison : la science-fiction, ça change la vie !

Cette nouvelle est un pur hommage à la SF et à ses lecteurs. A l'imaginaire que ce genre littéraire a nourri, génération après génération, anticipant l'avenir, souvent avec raison, soulevant des questions scientifiques, politiques, sociétales ou morales... "Avez-vous remarqué que nous vivons jour après jour dans la SF de notre jeunesse ?", fait dire Wilson au personnage du libraire.

Enfin, "Bébé Perle", dernière nouvelle de ce recueil, offre à Deirdre, personnage aperçu dans deux des nouvelles précédentes (eh non, je n'ai pas dit lesquelles !), un premier rôle. Deirdre est devenue presque malgré elle la propriétaire de la librairie Finders. Son précédent propriétaire la lui a léguée à sa mort.

Un soir, un de ses ex débarque et lui confie sa fille adolescente, Persey, le temps d'une soirée de travail. Il a pensé à elle parce que la jeune fille aime lire. La soirée se mue en une nuit complète, puis de plus en plus souvent, Persey échoue chez Finders pour passer des soirées avec Deirdre. L'occasion pour l'ado, curieuse comme on l'est à son âge, de fureter dans la librairie, et dans tout le bâtiment.

Jusqu'à découvrir les secrets de Deirdre, qu'elle souhaite garder pour elle seule. Des secrets dont le lecteur est en partie témoin, mais en partie seulement, jusqu'à la révélation finale. Deirdre, personnage parfait pour s'occuper de la mystérieuse librairie Finders, car elle-même semble avoir un attrait prononcé pour l'étrange...

Je vous renvoie encore à la postface de Robert Charles Wilson, qui donne plein de renseignements sur ces nouvelles, les conditions dans lesquelles il les a écrites, publiées, et ce qu'il y aborde. Vous verrez qu'on peut réviser un pan de la mythologie grâce à cette dernière nouvelle où, encore une fois, le merveilleux se teinte d'une certaine inquiétude...

Neuf nouvelles, neuf textes très différents, écrits à des moments différents, pour des raisons différentes. On pourrait se dire qu'il est impossible d'obtenir une cohérence, malgré le lien qui les unit (parfois ténu, reconnaissons-le) : la librairie Finders. Et pourtant, des thèmes récurrents les traversent et en fond un ensemble, à l'image des météores dont elles portent le nom : les Perséides.

Le premier, c'est cette dualité, cette question du double, thème qui me passionne, en ce moment, j'ai l'impression de le voir partout, ou presque. A commencer par ces mondes multiples qui nous entourent, ces fameuses poupées russes de la citation. Dans chaque nouvelle, ou presque, le fantastique ou la SF apporte une alternative à notre réalité. Un autre monde fait irruption.

Mais les personnages aussi peuvent s'avérer double, que ce soit par leur personnalité, leurs secrets ou parce qu'ils souffrent de maladies qui troublent leur perception de la réalité. Puisque je parle de perception et qu'on croise Huxley dans une des nouvelles, ce dédoublement peut aussi venir de l'usage de stupéfiants ou de la croyance, parfois en alliant les deux...

Enfin, l'une des nouvelles évoque explicitement le mythe de la caverne, un des éléments les plus connus de la philosophie platonicienne. Elle pose la question de la vérité, de la réalité aussi, et d'une certaine façon, rejoint la vision de Philip K. Dick que j'ai cité plus haut : "la réalité n'est qu'un point de vue". Philosophie et SF sur la même longueur d'ondes, chez Wilson, c'est évident.

Tout cela amène à un autre élément qu'on retrouve quasiment dans chaque texte : l'obsession, qui peut mener à la folie. Ils sont la proie des idées fixes, nos personnages, et cela ne leur réussit pas toujours. Quant à la folie, j'en parle parce qu'elle occupe une place très particulière dans ces textes. En effet, on est bien dans un recueil de textes d'imaginaire.

Fantastique, SF, les deux, peu importe, la vraie question, c'est l'ambiguïté qui s'installe au fil des textes pour savoir si ce que nous raconte ces hommes et ces femmes est une forme de réalité, un fantasme, une hallucination... A chaque lecteur, ensuite, d'interpréter les choses à sa manière. Une simple question de croyance, encore, ou plutôt d'adhésion à l'univers d'un romancier.

Et concluons en saluant "les Perséides" comme un hommage fort à la science-fiction, genre populaire s'il en est, décrié souvent, et pourtant, porteurs de valeurs, de pensées, de questionnements... Sans oublier le rêve (proche du cauchemar, quelquefois), l'imaginaire qu'on stimule, qu'on aiguise... Et qui nous permet de grandir...

Je termine avec une dernière citation : "On ne peut pas vivre dans deux mondes à la fois". Elle intervient à la fin du livre et lui offre une parfaite conclusion. En répondant à la fois à tout ce que je viens de dire, aux thèmes majeurs abordés au fil des textes. Mais aussi en nous rappelant que la SF, c'est justement le moyen idéal à notre disposition pour vivre dans deux mondes à la fois...

mardi 26 septembre 2017

"Quand les humains comprennent que les robots ne font que sublimer leur humanité, toute peur disparaît".

Comme souvent, au moment de choisir le titre de ce billet, j'ai hésité entre plusieurs citations. Finalement, celle-ci l'a emporté parce qu'elle ouvre un bon nombre de pistes de réflexion. Après la lecture de "Zéro K", de Don DeLillo, je recherchais un livre un peu plus léger. J'ai opté pour "Kappa16", de Neil Jomunsi (disponible en numérique aux éditions Walrus, mais également, désormais, en impression à la demande), et je me suis lamentablement trompé. Oh, bien sûr, la tonalité de ces deux romans est sensiblement différente, mais le fond de "Kappa16" est bien plus grave et sérieux que je ne l'imaginais. Et pose des questions qui vont bien au-delà des simples peurs qui entourent les intelligences artificielles et leur développement. Les robots ont-ils une âme, des sentiments ? On croit que c'est la question majeure. Mais ne devrait-on pas surtout se demander si les robots ne savent pas mieux en faire usage que nous, humains qui se croient si supérieurs...



Tomas et Claire vivent à Berlin, ils ont deux enfants, Saul et Henri. Et ils sont désormais les heureux propriétaires d'un magnifique robot de compagnie, un Kappa16, l'avant-dernière génération. Enfin, heureux... Le mot est peut-être un peu fort. Car si Tomas semble convaincu, Claire, elle, peine à accepter la présence du robot, bientôt baptisé Enoch, au sein de son foyer.

Appelons même un chat un chat, si cela ne tenait qu'à Claire, jamais un robot n'aurait franchi le seuil de la demeure familial. C'est plus qu'un rejet, c'est un vrai dégoût qu'affiche la mère de famille à la vue du nouveau venu. Un dégoût mâtiné d'une colère noire quand Enoch approche de Saul, la colère d'une mère protégeant son enfant d'un prédateur.

Pourtant, si Tomas a fait l'achat de ce Kappa16 (dernier modèle qu'on ne peut pas confondre avec un être humain ; le Kappa17, disponible, a transgressé cet ultime tabou), ce n'est pas pour acquérir un gadget qui lui permette de briller en société, d'amuser les amis. Non, Enoch va se voir confier une mission de la plus haute importance, et c'est sans doute ce qui inquiète à ce point Claire.

En effet, Enoch aura pour mission de surveiller Saul, l'aîné des enfants de Claire et Tomas, atteint d'une forme lourde d'autisme. Jusque-là, c'était un homme qui s'occupait du garçon, mais la tâche s'est avérée trop rude, trop douloureuse, alors il a démissionné. Le choix d'appeler le robot Enoch, prénom de l'ex-assistant, est une manière d'éviter à Saul d'être trop déstabilisé par ce changement.

Enoch est la machine la plus fiable qu'on puisse trouver pour remplir cette tache. Il a été conçu pour obéir sans rechigner aux commandements qui lui sont donnés et sans jamais sortir du cadre qui lui a été défini par ses programmateurs. Pas d'état d'âme, pas de sentiments parasites, pas de fatigue, pas d'heures de travail... Idéal...

Sauf que c'est un robot...

Et la réaction de Claire à l'arrivée d'Enoch est représentative de ce que pense une bonne partie de la population. Les robots ne sont pas vus comme des auxiliaires, des objets ménagers, des outils fiables, mais comme une contrefaçon de l'humain, un concurrent, un rival... En un mot comme en cent, les robots sont des monstres !

Pourtant, leur usage est très encadré : ils sont reliés à un POD, une base dont ils ne peuvent s'éloigner sous peine d'être signalés (un peu comme les bracelets électroniques dont on équipe certains délinquants), ils ne peuvent se déplacer seul, sans être accompagnés par un humain, ils sont formatés pour obéir aveuglément...

Malgré cela, leur présence inquiète et, même si Enoch fait rapidement ses preuves auprès de Saul, cela ne suffit pas à Claire, toujours aussi rétive à sa présence. Force est de reconnaître que la présence d'Enoch va influer sur la vie de cette famille, éprouvée par l'autisme de son fils aîné... Une influence en bien... Mais aussi en mal...

Sauf qu'on se demande si le vrai problème qu'ont les robots, ce ne sont pas les humains...

Ces dernières semaines, il a été souvent question d'intelligence artificielle sur le blog, de transhumanisme, aussi, d'évolution de l'humain vers des êtres possiblement supérieurs (et on va encore évoquer ces sujets dans les jours à venir). Voici un autre angle à travers un thème classique de science-fiction : les robots.

En attaquant "Kappa16", j'avais en tête les questions posées par Asimov, la vision qu'en a eue Alex Proyas en adaptant "I, Robot"... Un robot n'est-il qu'une machine, un objet inanimé à qui l'on se doit de demander, en paraphrasant Lamartine, s'ils ont donc une âme. Et avec elle, des sentiments, mais aussi un éventuel pouvoir de nuisance ?


"Kappa16" aborde frontalement la plupart de ces questions. Car c'est bien la peur qui nourrit les réactions épidermiques dont est victime Enoch, celles de Claire, comme celles d'autres personnages. "Personne ne veut des robots", lui jette-t-on, avec un mépris teinté d'une trouille tenace, de peur de représailles qui n'arriveront pas, puisque Kappa16 ne peut s'en prendre aux humains.

On aurait même pu aller plus loin dans ces inquiétudes, Enoch pouvant être un exemple parfait de la peur de voir les robots supplanter les humains (comme dans "I, Robot"), les pousser au chômage, à la misère... L'équivalent du mouvement luddiste appliqué à la révolution industrielle 2.0 née du développement de l'informatique et des intelligences artificielles.

Et puis, petit à petit, alors que j'avançais dans la lecture de "Kappa16", une autre référence est venue m'accompagner. Un livre lu cet été qui est à la fois proche et très éloigné du livre de Neil Jomunsi, dans le fond et peut-être plus encore dans la forme. Ce roman qui m'est revenu en mémoire, c'est "Suréquipée", de Grégoire Courtois.

Entre Enoch et la Blackjag, peu en commun en apparence. Mais, les mêmes fonctionnalités liées à l'intelligence artificielle, à la volonté de progrès, d'apporter un service irréprochable au propriétaire... Pour le reste, forcément, entre une voiture et un auxiliaire de vie, entre le simple confort d'un conducteur et la nécessaire prise en charge d'un enfant autiste, on est dans l'opposition superflu/indispensable.

C'est aussi cela qui donne deux colorations très différentes aux deux romans. "Suréquipée" a cette dimension satirique que n'a pas "Kappa16" qui, à travers l'autisme de Saul et ses conséquences sur la vie familiale, joue sur des thèmes plus douloureux. Et la relation entre Enoch et Saul est d'ailleurs troublante, mais pas dans un sens inquiétant, justement. Comme un baume...

Pourtant, entre les deux livres, les passerelles existent. L'une vous paraîtra assez évidente, si vous lisez ces deux livres. Mais, là encore, quand Grégoire Courtois en fait un summum d'ironie, Neil Jomunsi le conçoit comme l'un des noeuds dramatiques de sa trame romanesque. Car "Kappa16", c'est bien cela, un drame.

Le drame d'une famille qui part doucement à vau-l'eau. L'arrivée d'Enoch est un déclic, mais ne nous y trompons pas, le robot n'est pas à l'origine des problèmes, il ne va pas les accélérer par son action ou sa présence. Il sera simplement un prétexte, mieux (enfin, pire) un bon vieux bouc émissaire... Action, réaction... La peur, comme l'opportunisme, réclame des entités à montrer du doigt.

Et Enoch, dans tout cela ? Eh bien, on y arrive. Enoch est le narrateur du roman. Enfin, pas tout à fait, puisqu'il n'a pas le libre arbitre qu'aurait un observateur humain. Ce que l'on lit, c'est ce que le Kappa16 capte, ce qui vient enrichir la base de données centrale de son constructeur, tout ce qui peut être utile à l'amélioration du produit et qui est stocké sur des mémoires.

Nouveau point commun entre "Kappa16" et "Suréquipée", puisque les deux romans utilisent un procédé narratif très proche. Reste que, pour simplifier les choses, on va dire que c'est bien Enoch qui raconte, qui s'adresse au lecteur, qui est derrière ce "je" qui le laisse pourtant dubitatif quand il entend des humains l'utiliser.

Cela offre plein de possibilités à l'auteur, de prendre ce point de vue-là, et pas celui d'un autre personnage ou de recourir à un narrateur neutre. Le premier, c'est la candeur du regard que porte Enoch sur ce qui l'entoure, à commencer par les humains et les relations humaines. L'exemple le plus fort, c'est sa rencontre avec Saul.

Aucun préjugé, pas d'appréhension, juste l'application de protocoles qu'on a mis dans son logiciel, fruit de tant et tant d'expériences similaires. L'expérience humaine pousse souvent à la faute, par maladresse, par crainte de mal faire, l'expérience du robot pousse à l'amélioration permanente, fruit de la somme des situations "vécues" par d'autres robots.

Et, doucement, on commence à se dire que celui qui se dit, se croit supérieur aux autres ne l'est peut-être pas forcément. Que l'être humain est un sacré paradoxe, puisque ce qui en fait justement un humain, ce sur quoi devrait reposer sa supériorité, devient bien souvent une faiblesse terrible. Parce que les sentiments ne sont pas à sens unique et que l'homme n'est pas naturellement bon.

La bonté, pour un robot, ça ne veut rien dire, mais il applique sagement ce qu'on lui a appris et dans ce cas, rien ne dépasse. C'est fait et bien fait, c'est efficace, mais dénué d'une certaine chaleur, si on se place d'un point de vue humain. Pourtant, le côté machine d'Enoch est ce qu'il faut à Saul, que le moindre changement dans sa routine perturbe et à qui il faut souvent user de la répétition (ce qui ne lasse jamais le robot).

Observer Enoch agir avec Saul, c'est un enrichissement permanent. Voilà pourquoi j'ai choisi ce titre, qui incarne le mieux, me semble-t-il, le message du roman : le robot n'est ni inférieur, ni supérieur à l'homme, c'est un sujet bien frivole que cette question du plus long zizi ou de la domination de tel sur l'autre. Non, il est un modèle, si ce n'est de perfection, au moins d'excellence dont nous avons tous à apprendre.

Je parle bien sûr dans l'idéal d'une fiction qui peut prendre les allures d'un fable. La réalité doit forcément être plus complexe, les robots actuels sont sans doute encore loin de posséder les aptitudes des Kappa16 ; et l'on n'évoquera même pas, par pudeur, les motivations de ceux qui imaginent les robots et les IA de demain, car je ne suis pas sûr qu'elles soient toujours très philanthropiques...

Tout cela nous amène à l'autre intérêt de choisir d'adopter le point de vue du robot : suivre l'évolution de ce personnage. Car évolution il y a, bien sûr. Dans quelle direction ? Ca, je ne vais évidemment pas vous le dire ici, d'autant que Neil Jomunsi a trouvé le moyen d'alimenter une exquise ambiguïté (enfin, exquise pour le lecteur friand d'un certain suspense) qui nous fait sacrément cogiter.

Car elle nous renvoie aux doutes, aux peurs, évoquées précédemment. Et si... ? Et si on était comme dans "I, Robot", et si le robot pétait les plombs, et si le robot était un danger pour l'homme, et si, et si... Autant de si qui mettent Paris en bouteille et génèrent les théories conspirationnistes de tout poil sur le web et ailleurs...

Je parle, je parle, mais il y a deux éléments d'importance encore à aborder ! Le premier reste une question de fond. Il y a, à plusieurs reprises, des chapitres consacrés à la culture japonaise. Tout sauf un hasard, le Japon est en pointe sur les réflexions autour du développement des robots. Mais, il y a un autre intérêt à cela.

Un intérêt qui met en évidence le gouffre culturel qui sépare la famille berlinoise du robot. En fait, c'est comme si les concepts sur lesquels "raisonne" le robot étaient issus de cette culture qui paraît tellement éloignée de la nôtre. Ca passe par le vocabulaire, la manière de formuler les idées, et cela pourrait simplement expliquer l'incompréhension tenace dont le robot est victime en Europe.

Une différence culturelle fondamentale qui fonctionne d'ailleurs dans les deux sens, Enoch regardant les humains berlinois évoluer avec une certaine curiosité, mais aussi une difficulté à les comprendre... Mais, si les humains s'enferrent dans leur rejet, le robot, lui, fait ce qu'on lui a appris à faire : il apprend, élargit ses horizons, s'enrichit... Il progresse...

Je n'en dis pas plus, j'aborde juste le dernier point, que j'ai gardé pour la fin comme un bonbon, parce que c'est une idée que j'ai trouvée formidable. Bon, il se trouve que je connais Neil Jomunsi, que j'ai eu l'occasion récemment de travailler avec lui, qu'il m'a inculqué les rudiments du code et de la programmation informatique.

Or, j'attaque la lecture de "Kappa16" et sur quoi tombé-je ? Sur un chapitre intitulé "Initialisation", entièrement rédigé en code (ou tout comme), avec la signalétique d'usage. Puis, dans le premier chapitre, on retrouve ce langage qui intervient dans le texte à l'image des didascalies dans les pièces de théâtre : le code donne des indications de lecture, exprime la "pensée", le "ressenti" d'Enoch.

C'est une idée qui vient enrichir la narration et qui n'est pas un gadget, non, cela a une raison d'être. Et même au-delà de la première impression du lecteur, on verra que ce principe évolue au fil des chapitres. Et l'on se dit que Enoch prend alors des faux airs du Charlie, le personnage central de "Des fleurs pour Algernon".

En lui souhaitant de ne pas subir le même retour de manivelle que Charlie...

lundi 25 septembre 2017

"A quoi sert de vivre si nous ne mourons pas à la fin ?"

Je vais radoter, mais la rentrée littéraire 2017 chez Actes Sud est vraiment marquée par la question du refus de la mort. Après "l'Invention des corps", de Pierre Ducrozet et "Zabor ou les psaumes", de Kamel Daoud, voici un troisième livre qui met au coeur de son récit la mort et les manières de, peut-être, y échapper... Et un troisième point de vue radicalement différent des deux premiers, ce qui ne gâche rien. "Zéro K", de Don DeLillo (en grand format chez Actes Sud, donc, dans une traduction de Francis Kerline) est un roman introspectif, une réflexion philosophique sur la mort, mais aussi sur ce que proposent ceux qui rêvent de l'abolir à plus ou moins long terme. L'auteur en profite pour porter un regard acéré sur la société dans laquelle nous vivons actuellement, qui se déshumanise à grande vitesse. Un roman certes assez hermétique, assez dérangeant aussi, mais qui interroge le lecteur sur des questions de société, dont certaines sont au coeur de notre actualité quotidienne.



Direction les alentours de Tcheliabinsk, une ville des confins de la Russie, perdue quelque part entre les frontières kirghizes, ouzbèkes et kazakhes. A l'écart de cette métropole d'un bon million d'habitants, tout de même, se trouve un lieu aux allures d'abri anti-atomique, un gigantesque bâtiment en grande partie souterrain, où se rend le narrateur, Jeffrey Lockhart.

Il accompagne son père et la seconde épouse de celui-ci pour un voyage qui doit être le dernier. Artis, belle-mère du narrateur, souffre de plusieurs maladies invalidantes et incurables, dont une sclérose en plaques. Aussi, a-t-elle choisi de mettre fin à ses jours, mais pas dans n'importe quelles conditions. Et surtout, en se laissant une infime possibilité de connaître une vie meilleure.

A Tcheliabinsk, on offre un service d'un nouveau genre : la cryogénisation des corps. On vous congèle, on vous conserve dans l'azote liquide jusqu'à ce qu'on puisse vous réveiller, vous guérir, vous offrir une vie nouvelle dans un corps tout neuf... Et on ne s'arrête pas là : on veut faire de vous un être meilleur, supérieur, peut-être. Un être neuf, un être nouveau !

Une situation très déstabilisante pour Jeffrey, qui découvre par là même occasion que l'invitation à laquelle il a répondu n'était pas tout à fait ce qu'il croyait. S'il a traversé la moitié de la planète pour se rendre dans ce trou paumé, c'est pour apprendre que son père, Ross Lockhart, un richissime magnat de la finance, a choisi d'accompagner sa seconde femme dans cette mort qui se veut provisoire.

Il n'est pas malade, juste terriblement malheureux de voir la femme qu'il aime s'éteindre à petit feu. Un désespoir qui le pousse à envisager ce qu'on appelle pas un suicide, en espérant qu'un jour, on lui permettra de la retrouver en pleine forme pour vivre les meilleurs moments de leur existence. Mais comment faire pour affronter ce choix qui tombe comme un couperet ?

Le père et le fils n'ont jamais été très proches. Ross a quitté sa première épouse et son fils quand ce dernier avait 13 ans, et des années après, il demeure une certaine rancoeur. Un sentiment qui va grandir quand il comprend que Ross ne se souvient même plus du prénom de celle qui lui a donné un fils. Celle qu'il n'a pas accompagnée lorsqu'elle a longuement agonisé...

Jeffrey se demande donc pourquoi il a été invité à cette cérémonie particulière. Pourquoi ce père absent se rappelle soudain à lui pour lui faire partager ce moment presque surréaliste d'une mort programmée, d'une mort qu'il peine à ne pas envisager comme définitive ? Alors, le jeune homme cogite et cherche à comprendre.

Et pour mieux prendre la mesure des choses, il visite, si l'on peut dire, cet endroit coupé du monde, censé résister à toutes les catastrophes, toutes les guerres, toutes les folies humaines. Une crypte moderne, une nécropole où la technologie remplace le spirituel et où l'on stocke les corps en attendant une résurrection qui n'aura rien de religieuse, juste scientifique.

Une déambulation qui accroît les questionnements de Jeffrey, tant l'endroit est étrange, tant les personnes qu'il y croise lui paraissent bizarres. Il observe, imagine les noms et les parcours de ces êtres vivants qui évoluent dans ce lieu dédié à la mort. Il discute avec certains, les écoute sans réussir à comprendre ce qu'ils font là...

Et sa vie à lui, à quoi ressemblera-t-elle, quand il laissera son père ici ?

Disons-le tout de suite, "Zéro K" n'est pas un roman de science-fiction, même si on y traite de sujets comme la cryogénisation (dont on sait qu'elle est une réalité à l'heure où nous parlons) et le transhumanisme, évoqué, effleuré, mais bel et bien présent, lorsqu'on évoque une vie différente après la mort, on va y revenir.

On est plus dans un texte à portée philosophique (on y croise des références à Heidegger ou Saint Augustin, par exemple), une réflexion profonde sur cette étape incontournable de toute vie, que certains cherchent à tout prix, à tout coût, à contourner. DeLillo n'imagine pas à quoi ressemblerait cet après, ce n'est pas son sujet, ce qui l'intéresse, c'est la démarche qui mène à ces décisions.

Mais, il m'a aussi semblé que c'était la réflexion d'un homme âgé aujourd'hui de 80 ans (Don DeLillo est né en 1936) sur ce passage que certains voudraient, pour des raisons plus ou moins justifiées (justifiables ?), anticiper. Sur ce que certains rêvent, ont l'ambition d'en faire, transgressant le cours naturel des choses.

Indirectement, le romancier pose la question du droit à décider du moment où l'on quitte l'existence. Sujet au combien sensible dont on parle beaucoup en ce moment, en France. Artis est décidée à mettre fin à ses souffrances, difficile de ne pas comprendre cette décision, mais le sujet reste pour autant terriblement délicat.

Ce que décrit Don DeLillo, avec "Zéro K", méthode extrême, réservée aux plus riches et puissants, c'est l'émergence d'une nouvelle religion, avec ses croyances, ses espérances, ses rites. Mais, ce qu'on adore, à travers ce culte, ce n'est pas un dieu, sous quelque forme que ce soit, ce n'est pas une transcendance, non, ce qu'on idolâtre, c'est l'homme lui-même, appelé à devenir sa propre transcendance.

Le Zéro K, ce lieu tellement isolé, est véritablement présenté comme un lieu de culte et d'ailleurs, les clients, lorsqu'on les prépare à ce voyage inédit, prennent l'apparence de gisants, comme ceux que l'on croise dans les églises. Il flotte sur cet endroit une ambiance de recueillement presque angoissante, parfois bousculée par des événements que Jeffrey peine à comprendre.

Il a l'impression de circuler dans des catacombes d'un genre nouveau, bien mieux éclairées et plus aseptisées que celle que l'on visite à Paris ou à Rome, par exemple. Mais, la froideur des lieux, sa blancheur immaculée, sa luminosité de réfrigérateur (ou de morgue...) peuvent provoquer un léger frisson qui remonte le long du dos.

Quant au personnel, dévoué à cette tâche d'accompagner les vivants jusque de l'autre côté, dans un état qu'on peine à définir, il apparaît comme une espèce de clergé, un ordre monacal, aussi chaleureux que l'environnement dans lequel il évolue, travaille. Et finalement assez flippant par la difficulté que Jeffrey à entrer en communication avec ces personnes...

L'impression que j'ai eu, c'est que Don DeLillo, en imaginant Zéro K (allusion au zéro absolu, qui correspond au zéro degré Kelvin, température à laquelle sont conservés les corps) avait redessiné le purgatoire. Un lieu de transit, si je puis dire, en attente d'un jugement dernier qui verra ces êtres quitter l'enfer terrestre pour un paradis aux contours encore virtuels (et appelés peut-être à le rester).

Aïe, je suis sévère, me direz-vous... Certes, mais la deuxième partie de "Zéro K" sort justement du bunker russe pour revenir dans la réalité, enfin, dans ce qui est notre réalité quotidienne, dont Tcheliabinsk semble vouloir s'émanciper. C'est un des autres aspects forts, peut-être d'ailleurs pas assez creusés, du roman de DeLillo.

En effet, l'un des arguments... publicitaires, je ne vois pas d'autres mots, de Zéro K, c'est de promettre un monde meilleur dans lequel évolueront les morts revenus à la vie. Ils ne seront plus des humains au sens où nous l'entendons, ils seront... autres, et leur nouvel univers n'aura plus rien à voir avec le précédent. Mieux adapté à leur nouvel état. Lâchons le mot : supérieur.

Oui, on ne peut faire l'impasse sur cet aspect, troublant, dérangeant, inquiétant par ce qu'il peut évoquer dans notre imaginaire collectif. C'est sans doute le point sur lequel DeLillo se rapproche le plus des préoccupations des auteurs de science-fiction ayant abordé le transhumanisme et ces vies "virtualisées" que certains cherchent à inventer.

Paradis ? Vraiment ? Est-ce le regard dubitatif de Jeffrey qui nous fait ressentir cette impression, mais on est loin de l'imagerie traditionnel du paradis telle que toutes les religions du monde l'ont élaborée. Cet après promis par les promoteurs de Zéro K ne ressemble guère à ce monde merveilleux où tout n'est que félicité qu'on nous vante par ailleurs...

Il y a d'ailleurs une scène frappante, glaçante : quand Jeffrey assiste à la préparation d'Artis pour sa mise en sommeil, j'ai eu l'impression d'assister à une scène d'un tout autre genre. Cette personne allongée, ce personnel qui l'entoure et installe tout ce qu'il faut pour que le corps soit préservé aussi longtemps que nécessaire, tout cela m'a fait penser à une scène d'exécution.

Entre l'injection létale et la préparation du processus de cryogénisation, les mêmes gestes, les mêmes attitudes, le même protocole. Ici, c'est mon impression, Jeffrey ne la formule pas, il se contente de raconter. Mais, le lecteur ressent un malaise, c'est évident, devant cette situation bien peu ordinaire. Le genre à vous filer des cauchemars pour un moment...

Alors, notre monde est-il si horrifiant pour qu'un paradis aussi lisse (et tout aussi hypothétique que celui promis par les religions traditionnelles) puisse paraître attirant ? C'est l'un des enjeux de la seconde partie du roman de Don DeLillo, dans laquelle on voit évoluer Jeffrey, dans sa vie de tous les jours. Mais sa vie d'après, lui aussi.

Certes, il n'a pas franchi le même seuil que Artis, mais sa visite à Tcherliabinsk l'a suffisamment marqué pour qu'il envisage la vie différemment. Pour qu'il l'observe avec plus d'acuité. Et découvre que ce monde dans lequel il vit, pour un bon moment encore, ressemble beaucoup à celui que les gens de Zéro K prépare : envahi par la technologie, rongé par le virtuel, en cours de déshumanisation.

Cela passe même par la relation entre Jeffrey et Ross, le fils et le père. Une relation virtuelle, à sa façon, qui le devient plus encore quand Jeffrey découvre (décidément, le pauvre, cette histoire lui en apprend, des choses déroutantes...) que Ross Lockhart n'est pas le vrai nom de son père. Qui est-il réellement ?

Quand, à son tour, il se retrouve dans une position qui est presque celle d'un père, auprès du fils de son amie, Stak, il retrouve cette même sensation étrange de celui qui peine à connaître sa place idéale. Stak lui aussi n'est pas vraiment ce qu'il devrait être, puisque enfant adopté. Mais lui va trouver une voie propre, accomplir son destin...

Ah, ça y est, je lâche enfin ce mot qui revient régulièrement dans mes billets... Et si c'était justement cela la clé de tout cela : le destin ? En affrontant la mort, en cherchant à l'abolir, à la contrôler, l'homme refuse l'accomplissement de son destin, en prend les rênes, s'érige (encore une fois) en démiurge... Et l'on revient à cette divinisation...

Seulement, observant malgré lui Stak accomplir son destin, Jeffrey est tout aussi bouleversé qu'en apprenant le choix de son père d'en finir. En fait, il y a un parallèle certains, mais une finalité divergente entre Stak et Ross. Deux destins, l'un à peine entamé, l'autre qui a conduit à une plénitude factice, une réussite essentiellement matérielle dans laquelle la mort est venue mettre l'amour échec et mat, qui s'opposent.

Mais pourquoi cette obsession mortifère ? Une obsession qui semble être une préoccupation solidement ancrée dans nos société... Là encore, on pourrait évoquer son omniprésence virtuelle qui fait que nous baignons dans un climat de mort non-irrémédiable. Notre monde désacralise la mort, la banalise. C'est juste la fin, point barre.

Une nouvelle fois, Jeffrey se retrouve le cul entre deux chaises, dans un inconfort manifeste, lui que l'idée de la mort répugne, plus encore depuis sa visite à Zéro K, et qu'il n'envisage pas comme si elle devait arriver incessamment sous peu. L'espoir, le véritable espoir, sans doute la meilleure des raisons de vivre, apparaît dans le dernier chapitre du roman. Un chapitre si bref, mais une réponse si simple. Si évidente.

Et pourtant...

samedi 23 septembre 2017

"Ils se mentent à eux-mêmes en disant qu'on n'est pas humains pour ne pas avoir à se sentir coupables de la manière dont ils nous traitent".

Cette fin d'été est traditionnellement marquée par la rentrée littéraire et cette année, sans doute en prévision du "Mois de l'imaginaire", qui se déroulera en octobre, il y a eu également pas mal de sorties en fantasy depuis quelques semaines. Après Sylvie Miller, Fabien Cerutti, Elisabeth Ebory, côté français, et le surprenant premier roman de Scott Hawkins, côté anglo-saxon, voici un nouvel exemple remarquable de la vivacité de l'imaginaire en ce moment : "La Cinquième saison", premier tome du nouveau cycle de la romancière américaine N.K. Jemisin "Les Livres de la Terre fracturée", est désormais disponible dans la collection Nouveaux Millénaires des éditions J'ai Lu (traduction de Michelle Charrier). Un roman sur lequel il y a énormément de choses à dire, dans le fond et la forme, porté par un univers incroyable, dystopique et familier, et des personnages fascinants, troublants, que l'on suit dans des tribulations pleines de dangers où le bonheur existe, mais ne s'installe jamais bien longtemps...



Le Fixe est un continent soumis à une très intense activité sismique. Des secousses régulières qui, à chaque fois qu'elles se déchaînent, dévastent tout et poussent la civilisation à sans cesse devoir se reconstruire, à déplacer les endroits où se construisent les villes, à reprendre le cours d'existences sans cesse menacées.

Et les tremblements de terre ne sont pas le seul danger que les habitants du Fixe doivent affronter. En effet, qui dit activité sismique, dit éruptions volcaniques. Celles-ci s'accompagnent d'immenses projections de cendres qui créent de terribles nuages. Le soleil ainsi masqué, ce sont des hivers d'une longueur exceptionnelle qui se déclenchent sur tout ou partie du Fixe.

Quand ces hivers durent plus de six mois, on appelle cela la Cinquième saison. Plusieurs fois au cours de son histoire l'humanité a dû faire face à ces enchaînements de cataclysmes et ces longues nuits, qui mettent en péril leur survie. A certains éléments, il se pourrait qu'une nouvelle fois, le Fixe doive faire prochainement face à une Cinquième saison...

Mais tout cela, Essun s'en moque. Elle a d'autres préoccupations plus personnelles. Son époux, Jija, vient de s'enfuir avec leur fille, Nassun. Avant son départ, il a tué leur jeune fils, Uche, qu'il a battu à mort... Désespérée, Essun est restée longtemps prostrée avant de recevoir le soutien de ses voisins. Mais elle a compris qu'elle allait devoir partir, elle aussi.

D'abord, parce qu'elle veut retrouver Nassun. Même si cela semble irrationnel, elle pense que sa fille est encore en vie, que son père ne lui a pas fait subir le même sort qu'à son fils. Pourtant, elle a une autre raison pour quitter Tirimo, la petite ville où elle a connu ce qui ressemble le plus au bonheur. Car, bientôt, son secret sera révélé à tous, et si elle reste, ses concitoyens voudront la tuer...

C'est ce secret qui a poussé Jija à commettre l'innommable : il a découvert que Essun n'était pas celle qu'il croyait, et qu'elle avait transmis ses différences aux enfants... Mais qui est-elle, alors ? Les gens diraient sans doute d'elle qu'elle est une gèneuse, terme péjoratif et même insultant. En fait, elle est une Orogène.

Ces créatures, que les humains considèrent comme appartenant à une autre espèce et qu'ils méprisent, sont pourtant fondamentales pour la survie du Fixe. En effet, les Orogène ont les compétences pour manipuler, contrôler et même, avec l'expérience, utiliser les différentes forces à l'oeuvre lorsque l'activité sismique se déchaîne.

D'ailleurs, si partout on chasse les Orogènes, on les traque et on les tue quand on les découvre, même les plus jeunes enfants, à Lumen, la capitale, ils occupent une place particulière. Regroupé au sein d'un mouvement baptisé le Fulcrum, ils ont pour mission de protéger au mieux une grande partie du continent en atténuant les secousses quand elles se produisent.

Au Fulcrum, sorte d'école aux allures très militaires, avec uniformes, grades et règlements très stricts, on forme les Orogènes pour qu'ils développent et maîtrisent leur pouvoir. C'est au Fulcrum que va être conduite la seconde protagoniste de ce roman, Damaya. Une enfant originaire d'un village des confins du fixe qui n'a eu que le tort de naître Orogène...

Ses propres parents ont décidé de se débarrasser d'elle, effrayés par son pouvoir. Ils ont fait appel à ceux qu'on appelle les Gardiens, un ordre chargé de surveiller et, quand c'est nécessaire, de traquer les Orogènes. Eux seuls semblent savoir comment empêcher les Orogènes de déchaîner leurs terribles pouvoirs. Eux seuls savent comment les amadouer. Comment les tuer, aussi.

Le Gardien qui va se charger d'escorter Damaya s'appelle Schaffa et, à sa manière, protectrice mais ferme, il va profiter du voyage jusqu'à Lumen pour inculquer à l'enfant quelques notions qui lui seront utiles. En fait, il va lui donner différents avertissements, parfois radicaux, pour que la gamine comprenne qu'elle est différente et qu'il n'aura aucun scrupule à la tuer si elle sort des clous...

Au Fulcrum, Syénite vit déjà depuis un moment. Elle est Orogène de quatrième anneau, ces grades qu'acquièrent ces créatures en fonction de leur expérience et de leurs aptitudes. Syénite a atteint l'âge où le Fulcrum attend d'elle qu'elle devienne une reproductrice. Puisque les Orogènes sont partout chassés, autant en faire naître le plus possible directement au sein de l'organisme protecteur.

Une situation qui n'enchante guère Syénite, qui n'a pas du tout l'intention d'être mère. Et qui en a encore moins envie quand elle découvre celui avec qui elle va devoir concevoir ces enfants : il se fait appeler Albâtre, c'est un dix-anneaux, le grade le plus élevé chez les Orogènes, mais c'est surtout un personnage insupportable et aussi peu motivé qu'elle...

Trois histoires parallèles, trois personnages féminins, trois héroïnes que l'on va suivre tout au long de ce premier tome, et qui doivent faire face autant à leur difficultés personnelles et à leur vie d'Orogènes, qu'à ce monde qui gronde, qui bouge en permanence et où il leur faudra accepter d'être considérées avec mépris ou peur...

Voilà un décor planté aussi brièvement que possible, avec ce monde sens dessus dessous, au bord de l'écroulement ou plutôt, de l'engloutissement par cette terre avide et turbulente. A travers les parcours d'Essun, Damaya et Syénite, on va aussi avoir l'occasion de découvrir différentes régions du Fixe, différentes conditions de vie, différentes manières d'affronter la fatalité sismique...

Comme toujours, avec la fantasy, lorsqu'elle se déroule dans un monde qui n'est pas le nôtre, il faut un temps d'adaptation au lecteur pour trouver ses repères. N.K. Jemisin fait d'ailleurs très bien les choses, en nous faisant entrer directement dans le vif du sujet, puis en distillant les éléments clés liés à cet univers si spécial au fil de son récit (en l'occurrence de ses récits parallèles).

Et, au fil de ces histoires parallèles, cet univers gagne en épaisseur, devient de plus en plus inquiétant, déroutant, même. Dans le même temps, le rôle des Orogènes lui aussi devient plus clair, tout comme leurs capacités effectives. Dès le départ, Essun fait une impressionnante démonstration lors de son départ de Tirimo, mais c'est un acte individuel.

Or, il faut vraiment envisager les Orogènes comme une communauté, assez spéciale, puisque les Orogènes ne peuvent unir leurs pouvoirs et se soucient donc a priori peu de ce que font leurs congénères, mais la structure dont le Fulcrum est le centre nerveux (et le mot n'est pas anodin) va se révéler, en même temps que son incroyable travail pour sauvegarder le Fixe, ainsi que ses zones d'ombre.

Ce monde que l'on découvre, et dont on ne maîtrise sans doute pas encore toutes les subtilités, est-il un monde dangereux dans son essence ou bien avons-nous le décor parfait pour une dystopie ? Ce sujet pourrait entraîner pas mal de discussions. On pourrait même imaginer une dimension médiane, d'un monde effectivement complexe et dangereux qui se mue en dystopie quand arrive la Cinquième saison.

Mais, si je pose cette question, c'est parce qu'il y a quelques éléments dans le cours du roman qui évoque la responsabilité des humains dans la dégradation des conditions de vie sur le Fixe (et peut-être ailleurs, car on ignore quasiment tout du reste du monde). On voit là un avertissement qui nous est donné, à nous, lecteurs, à propos de nos comportements et de leurs conséquences en termes d'écologies et de climat.

Au point de se demander si ce Fixe, ce bout de terre entouré d'eau et secoué sans cesse par la colère souterraine ne serait pas un vestige d'un monde que nous connaissons bien et qui aurait, quelque temps auparavant, suite à des excès et des folies, été salement amoché par une nature vengeresse, infligeant à une humanité irresponsable la correction qu'elle mérite.

Mais, le véritable thème très fort qui transparaît dans ce premier tome et animera sans doute le cycle dans son ensemble, c'est la question de la différence et du rejet qu'elle entraîne. Rien ne distingue physiquement les Orogènes des humains, sur le Fixe. Essun a pu vivre des années sans que même son époux se doute de son secret...

Cependant, dès que ce secret est révélé, de différentes façons, cela déclenche aussitôt une peur, un dégoût, une haine farouches  et cela place l'Orogène dans la situation la plus inconfortable qui soit. Un Orogène qui a parfois eu le temps de se préparer à ce qu'on découvre un jour qui il est, mais qui, à d'autres moments, reçoit la nouvelle comme un coup de massue ou sans rien comprendre à ce qui lui arrive.

Damaya, par exemple, n'est encore qu'une enfant et ces histoires d'Orogènes, elle n'y pige que dalle. Elle n'a pas les connaissances nécessaires pour cela et même si elle les avait, comment pourrait-elle comprendre que, du jour au lendemain, ses parents aimants l'enferment dans une grange devenue prison, en attendant qu'un Gardien viennent la chercher comme on se débarrasse d'un encombrant ?

Moi-même, en écrivant ces lignes, je revis ces passages et je peine à les comprendre... Mais, je ne vis pas sur le Fixe, remarquez, je ne suis pas sujet à ces peurs ancestrales, fondées sur des éléments irrationnels, en tout cas, de ce qu'on en perçoit dans un premier temps. Et ce qui rejaillit surtout, c'est la sensation d'être devant un extraordinaire paradoxe.

Car, si la vie est préservée sur le Fixe, c'est bien grâce aux Orogènes et au système instauré depuis le Fulcrum, qui essaye de couvrir le continent avec un patchwork composé par les pouvoirs d'Orogènes qu'on appelle des noeuds. On pourrait penser à une espèce de maillage à la façon de la couverture d'un réseau de téléphonie mobile, mais dont le but est de maîtriser les soubresauts terrestres.

Pourtant, et on le verra avec Syénite et Albâtre, lorsqu'ils arrivent quelque part en mission officielle, comme des prestataires de n'importe quel service, on les accueille avec fraîcheur, mépris, on fait pour eux des entorses aux traditions les plus ancrées, à l'hospitalité pourtant proverbiale que l'on se transmet de génération en génération...

Les Orogènes ne sont pas les bienvenus alors que sans eux, le Fixe serait probablement un caillou désert, englouti par un tsunami ou vaporisé par l'explosion d'un volcan surgi des eaux... Alors pourquoi tant de haine ? Pourquoi les Orogènes sont-ils considérés non seulement comme différents, mais carrément comme des non-humains ?

Parce qu'ils savent faire ce que personne d'autres ne sait faire... Jamais le mot magie n'est prononcé dans "la Cinquième saison" et la nature de ces aptitudes extraordinaires n'est jamais spécifiée. Au passage, c'est pourtant cela qui fait de l'univers du Fixe un univers de fantasy : ce n'est pas la science qui permet aux Orogènes d'agir pour maîtriser (mais aussi parfois accentuer) les séismes.

Alors, est-ce un don ? Ou une malédiction ? La question est posée dans le livre, en tout cas, l'affirmation est lancée : c'est une malédiction, on doit vivre avec et en subir les conséquences, supporter le mépris, l'ingratitude, le rejet, ou pire encore. Ils sont d'ailleurs bien gentils, ces Orogènes, de continuer à protéger ceux qui les haïssent aussi ouvertement !

Difficile de ne pas lier cette histoire à la situation de N.K. Jemisin et plus largement aux polémiques très violentes qui ont agité le microcosme de la SFFF aux Etats-Unis ces dernières années. Vous voyez sur la couverture de "la Cinquième saison" le bandeau mentionnant le prix Hugo décerné à la romancière. Une des plus prestigieuses récompenses pour une oeuvre d'imaginaire.

Or, voir ce prix remis à une femme noire, ce ne serait sans doute pas anodin en temps normal, mais après l'affaire de ce qu'on a appelé "les Sad Puppies" (voir l'article du Monde sur le sujet), c'est un choix primordial. On pourrait d'ailleurs élargir la question à toute la société américaine qui ne cesse de lutter, jour après jours, contre ses vieux démons racistes...

Et c'est bien de cela dont parle "la Cinquième saison", de cette Amérique surpuissante qui court à sa perte, brûlant la chandelle par les deux bouts et rejetant une large frange de sa population sur des critères de race... Je suis curieux à plus d'un titre de découvrir la suite des "Livres de la Terre fracturée", et particulièrement pour voir quel sort sera réservé aux Orogènes, quel comportement ils adopteront.

Au passage, je vous signale qu'il y a en fin d'ouvrage (dites, Monsieur J'Ai Lu, c'est dommage de ne pas avoir mis une note pour le signaler) un glossaire où est défini le vocabulaire propre à l'univers du Fixe. Je m'en suis d'ailleurs inspiré pour rédiger ce billet. On y trouve aussi une chronologie où sont mentionnés les précédents hivers prolongés, alias les cinquièmes saisons.

N'hésitez pas à lire ces définitions, on y glane des informations précieuses pour mieux entrer dans cet univers, je le redis, assez déroutant au départ. Et une en particulier, que j'ai hésité à mettre dans ce billet. J'ai effleuré le sujet, mais je ne l'ai pas présenté de la même façon, avec les mêmes mots que dans ce glossaire. Je me demande comment cela évoluera dans les prochains volets ou si c'est juste un détail...

Allez, je referme tout cela, en vous disant tout de même que le travail de N.K. Jemisin mérite amplement le prix Hugo qu'on lui a décerné, et indépendamment de toute polémique ou pression. "La Cinquième saison" est un roman impressionnant dans le fond, comme dans la forme, dans la caractérisation de ses personnages, les principaux comme ceux qui occupent une place plus secondaire.

C'est une série qui a d'ailleurs sa propre tectonique, tout y est mouvant, les changements peuvent être brutaux, violents, et certains personnages appelés à évoluer de l'arrière-plan au premier plan... Il reste encore beaucoup à découvrir, même si vous verrez que ce premier volet contient déjà son lot de surprises. Jusqu'à ses derniers mots, qui ouvrent de bien étonnantes perspectives...

vendredi 22 septembre 2017

« Vous serez des Pelapi (...) C'est un mot très ancien. Il n'existe aucun équivalent en anglais. Il signifie "bibliothécaire", mais aussi "apprenti", ou peut-être "étudiant" ».

Notre roman du soir est à classer immédiatement dans les OLNI, les objets livresques non-identifiés, ces livres qui plongent le lecteur dans des histoires inattendues, déroutantes, bizarres... Et celui-là, c'est vraiment du bizarre, croyez-moi. Un premier roman qui débarque et dégomme tout sur son passage, bouscule les genres autant que les lecteurs, et nous présente une galerie de personnages fascinantes. Et un contexte qui se dévoile lentement, très lentement, au point de nous faire perdre bien des repères. On tient vraiment un bouquin pas ordinaire avec "la Bibliothèque de Mount Char", premier roman de Scott Hawkins (en grand format aux éditions Denoël ; traduction de Jean-Daniel Brèque), une plongée dans une histoire violente, volontiers gore, où l'on se demande longtemps qui sont ces personnages dont les manières sont bien peu conventionnelles et les méthodes radicales. Un roman plein de bruit et de fureur, le tout servi avec un humour bien noir abondamment distillé...



Garrison Oaks est un quartier résidentiel d'une petite ville de Virginie. Le genre de coin sans histoire où il fait plutôt bon vivre, une espèce d'Amérique de cocagne où l'on s'attend à croiser des femmes au foyer désespérées et leurs familles. C'est là que vit une étrange... famille, le mot peut être discuté, qui se présente comme étant des Bibliothécaires.

Mais, et cela explique la majuscule, pour ces jeunes gens, être Bibliothécaire n'est pas un métier, pas même une vocation, c'est bien plus que cela. Autour d'eux vivent des Américains, mais eux sont des Bibliothécaires, dont la vie se consacre à l'étude. Chacun s'est vu attribuer un domaine précis par celui qu'ils appellent Père et doit s'y consacrer, sans jamais déborder sur celui de ses camarades.

Carolyn est ainsi la spécialiste des langues et des dialectes parlés dans le monde, David se consacre au monde animal avec lequel il vit en symbiose, Jennifer guérit les maux, même les plus grave, Michael sait faire souffrir et tuer, Margaret est chargée des question en lien avec la mort... Et gare à celui qui n'apprend pas ses leçons correctement, les punitions infligées par le Père sont très sévères !

Tous dépendent complètement de ce mystérieux père qui leur transmet ce savoir immense, contenu dans la fameuse Bibliothèque dont il s'occupe. En fait, ils ne sont pas vraiment ses enfants. Il les a recueillis, alors qu'ils étaient encore enfants après la mort de leurs parents respectifs. Il les a couvés, éduqués... A sa façon très... spéciale...

Mais, voilà, Père a disparu et les Bibliothécaires se sentent en danger. Car un des concurrents de Père approche, ils le savent, ils le sentent. D'autres suivront, ils sont sans doute déjà en train de se mettre en état de marche. Seront-ils assez forts dans leurs domaines respectifs pour résister à ces prochaines attaques ? Sauront-ils défendre la Bibliothèque ?

Ils n'en sont pas sûrs, il devient urgent de retrouver Père, si c'est encore possible. Car l'hypothèse que Père ne soit plus grandit à chaque instant. L'idée de se retrouver livrés à eux-mêmes, les uns dépendant des autres... A moins que Père ne soit enfermé dans la Bibliothèque. L'idée est séduisante, mais alors, pourquoi eux n'y ont-ils plus accès ?

Pendant ce temps, Steve, plombier de son état, reçoit une proposition des plus alléchantes : on lui offre une grosse somme d'argent. Mais, en contrepartie, il doit renouer avec ses anciennes activités, en l'occurrence, le cambriolage. Une vie qu'il a laissée derrière lui, il en est sûr. D'ailleurs, il songe à devenir bouddhiste, c'est dire si ce n'est pas le moment de retomber dans ses travers !

Allez, une seule fois, une dernière fois, histoire de décrocher le jackpot. Avec tout ce pognon, il ne pourra pas se racheter un karma, mais cela lui laissera le temps de voir venir et de poursuivre sa conversion. En acceptant, Steve signe un pacte qui va l'emmener dans des aventures sidérantes, inimaginables, tout au long desquelles il va se demander : pourquoi moi ?

Erwin, c'est Robocop. Une intelligence hors norme, une carrière militaire exemplaire, aucun état d'âme quand il s'agit de mener à bien une mission, une devise inébranlable qui veut que la fin justifie tous les moyens, même les plus violents et une détermination sans faille. On serait dans un roman de super-héros, soit il porterait une cape, soit il serait le super-méchant.

Mais, dans cette histoire, Erwin incarne la loi. Et doit la faire respecter coûte que coûte. Y compris, et peut-être surtout, lorsqu'un suspect est accusé à tort. Voilà pourquoi ce jour-là, Erwin se rend dans une prison ultra-sécurisée. Il veut rencontrer un détenu accusé d'avoir tué un policier, rien que ça, pour lui soumettre des éléments troublants, qui pourraient le disculper.

Le crime a été d'une violence inouïe et l'identité de l'assassin ne fait aucun doute. Sauf pour Erwin, qui a remarqué deux ou trois incohérences, fait des recoupements, remonté des pistes, échafaudé une théorie bien différente. Mais, pour l'étayer, il a besoin que le suspect idéal confirme ses idées... C'est alors que tout va partir en cacahuète et que Erwin va devenir le justicier...

A tout cela, il faut ajouter des voisins super sympas et dévoués, des chiens, beaucoup de chiens, des lions, un barbecue comme on rêverait tous d'en avoir un dans son jardin pour organiser des pique-niques entre copains, et encore plein d'autres choses ébouriffantes, surprenantes, déjantées, des effets spéciaux hollywoodiens... et même une chute pleine d'émotions...

"La Bibliothèque de Mount Char" est un roman tellement bizarre qu'on ne sait pas trop par quel bout le prendre. Rien que cette présentation, forcément très subjective, comprend des éléments que d'autres lecteurs voudront laisser dans l'ombre. Et réciproquement... Comment parler de ces personnages bizarres, de ce contexte étrange dans lequel nous plonge d'entrée Scott Hawkins ?

En ce qui me concerne, ce sera en me basant sur mes premières impressions, que je résumerai ainsi : mékèskecékseutruc ? A peu de choses près... Il faut dire que rencontrer Carolyn, David, Jennifer, Margaret, Michael et les autres, comme ça, sans aucune explication préalable, ça fait comme un choc et ça demande un petit moment d'adaptation.

Dès les premières lignes, on se demande si on n'est pas en train de lire "le retour de Carrie", et puis, rapidement, on se dit que non : c'est encore pire. Et pourtant, tout cela est raconté avec une tonalité qui fait que, régulièrement, on se marre. Des effets comiques qui tiennent autant aux situations qu'aux personnages, à commencer par ces fameux Bibliothécaires.

Vous vous doutez bien que je ne vais pas vous livrez ici les explications acquises de haute lutte au cours de cette lecture. Mais, là encore, je peux partager avec vous certaines de mes réflexions, qu'on pourrait résumer ainsi : Mécékidonkseulà ? Car, évidemment, beaucoup de choses reposent sur ces personnages, soudainement livrés à eux-mêmes.

Ils sont un peu âgés, sans doute, pour qu'on ait complètement l'impression d'être tombé dans un remake sous acide de "Sa majesté des mouches", mais, pendant un bon moment, je me suis demandé si on ne nous jouait pas un délire complet, si tout ce qu'on nous racontait, sur la jeunesse et le parcours des bibliothécaires, n'étaient pas une espèce de jeu de rôles, ou une crise de folie aiguë.

Les Bibliothécaires sont affreux, sales et méchants, mais on se dit que c'est bien ainsi que Père les a voulus. Ils possèdent donc une formation extraordinaire et les capacités qui vont avec, vivent en vase clos, s'expriment dans un langage qui leur est propre, se comportent comme s'ils n'appartenaient pas au monde qui les entoure...

Et, naturellement, dans notre tête, le voyant "SECTE" commence à clignoter furieusement. Ce n'est pas possible autrement, il faut un gourou apocalyptique et gravement atteint pour avoir fait de ces enfants ces créatures-là, à la morale toute personnelle, aux valeurs solidement ancrées, mais assez sensiblement différentes de celles de la société qui les entoure...

Peu à peu, on grappille des éléments sur les uns et les autres, des effets narratifs apparaissent, mais je ne vais pas trop les mettre en avant, juste vous dire qu'un des Bibliothécaires prend petit à petit le leadership, devient (je ne parle pas dans les faits, mais pour le lecteur) le personnage central. Et l'on va comprendre pourquoi tout doucement, élément par élément...

Dans le même temps, les deux autres trames vont s'installer également. Celle qui implique Steve intervient très tôt, Erwin, lui, débarque un peu plus loin. Je suis resté dans le vague, mais les liens qui relient ces deux personnages au reste de l'histoire sont bien sûr évidents. Comprenez-moi, il ne faut pas vous mâcher le travail et trop en révéler.

Ajoutez les flash-backs et les digressions qui permettent de découvrir un peu mieux l'univers présent et passé des Bibliothécaires et vous avez une histoire totalement inclassable dont on a du mal à savoir s'il s'agit de fantasy, de science-fiction (des extraterrestres ? Pourquoi pas ?), de fantastiques, un simple thriller dopé à quelques substances qui nous donnerait l'impression de regarder à travers un kaléidoscope ?

Dans une interview donnée au Huffington Post lors de la sortie du roman aux Etats-Unis, Scott Hawkins évoque, de manière très drôle (on comprend mieux le côté déjanté de l'affaire, c'est l'auteur qui est fou !), les étapes qui ont mené à l'élaboration de ce roman. Il y évoque aussi certaines de ses références et influences.

Il cite "Le Sorcier de Terremer", d'Ursula K. Le Guin, pour sa découverte de la fantasy, et "le Fléau", de Stephen King, certainement pour le côté horrifique. Par ailleurs, lorsqu'on se penche sur les critiques, les commentaires, on croise aussi les noms d'Alan Moore ou encore de Neil Gaiman. Rassurez-vous, je m'arrête là, il n'y aura pas une multiplication de références.

Je pense que je ne serai pas le seul lecteur de "la Bibliothèque de Mount Char" à songer à Stephen King et à Neil Gaiman. Improbable rencontre, a priori, mais on retrouve chez Scott Hawkins un travail sur l'horreur et l'épouvante qui se rapproche du Maître, mais le tout se marie avec un humour que ne renierait sans doute pas l'auteur d' "American Gods".

Alors, oui, c'est noir, c'est gore, c'est grand-guignolesque, par moments (certaines scènes peuvent faire penser aux premiers films de Peter Jackson, comme "Braindead", d'autres à "Mars Attacks", de Tim Burton), mais c'est surtout incroyablement inventif. A chaque fois que l'on pense avoir raccroché les wagons, qu'on croit savoir où Hawkins nous emmène, il repart et nous surprend encore.

Car ne vous fiez pas forcément à tout ce qui est dit depuis le début de ce billet, ce que met en place Scott Hawkins est vraiment formidablement construit, en utilisant des thèmes archi-classiques, comme l'ambition, la vengeance, l'amour (j'allais l'oublier !) par exemple, mais en en tirant quelque chose qu'on a sans doute jamais vu auparavant.

Le primo-romancier fait vraiment feu de tout bois, utilisant toute la palette que lui offre les genres science-fiction, fantasy et fantastique. Pour un débutant, il le fait avec une grande agilité et l'on peut se demander sérieusement si on ne tient pas là un nouveau virtuose. Bien sûr, on attendra ses prochains livres de pied ferme.

Et même si c'est déroutant, si on met du temps à s'y retrouver, on prend un plaisir immense à cette histoire en attendant d'y comprendre quelque chose. De même, ce côté déjanté et foutraque ne doit pas faire perdre de vue que l'histoire développée par Scott Hawkins nous emmène vers une situation finale tout à fait inattendue. Et qui laisse la porte ouverte à une suite, j'ai l'impression...

Il y aurait sans doute encore énormément à dire sur ce roman, mais il est tellement particulier, sa construction est si précise malgré son apparence bordélique, que chaque élément nouveau qu'on révèle donne l'impression de lever un trop grand coin du voile. Une certitude : on sort carrément de l'ordinaire avec cette histoire et ça fait un bien fou.

Après Jim C. Hines qui transforme un magicien en bibliothécaire avant d'en faire un Bibliomancien, véritable super-héros dont le pouvoir est de puiser des objets dans les livres, voici donc les Bibliothécaires de Scott Hawkins, que je vous déconseillerais d'approcher de trop près... Ami(e) bibliothécaire qui passe par ici, fais gaffe à toi, les romanciers de SFFF t'en veulent !

jeudi 21 septembre 2017

"Les fées ne sont pas des créatures d'opérettes. Nous sommes monstres, nous sommes merveilles, idées de dieu, mères de déesse, profondément ancrés dans nos terres, et dans l'âme des hommes".

Des fées au programme de notre billet du jour, et vous allez voir que ces deux personnages centraux ne correspondent pas forcément à l'image la plus répandue que l'on peut avoir de ces créatures. C'est un drôle de roman dont nous allons parler, un univers très particulier, entre le conte et la fable, des personnages qui ont tous un côté assez mystérieux, pour ne pas dire sombre, et une quête dont l'objectif semble plus effrayant que merveilleux. "La Fée, la pie et le printemps", premier roman d'Elisabeth Ebory (en grand format dans la collection Bad Wolf des éditions ActuSF), revisite des archétypes de fantasy et joue avec certaines situations, historiques et autres, pour nous proposer une histoire pleine de rêves, mais jamais très éloignés de la frontière avec le cauchemar, dans un monde où les couleurs scintilles partout, mais peinent à percer la noirceur omniprésente. Il y a du rififi au royaume de Féerie, et c'est notre monde qui pourrait en pâtir !



Le monde des humains et le monde des fées ont été irrémédiablement séparés. Non seulement les portes permettant de passer de l'un à l'autre ont été hermétiquement fermées, mais les fées, et toutes les créatures magiques avec elles, ont été emprisonnées dans un monde terne et triste, dont elles ont interdiction de sortir.

Mais, en ce printemps 1837, une brèche est apparue. Une fée a réussi à s'évader de cette prison imposée aux créatures magiques. Elle s'appelle Rêvage et elle a réussi à se procurer la fameuse clé permettant de passer d'un monde à l'autre. Avec cet objet en sa possession, elle a la possibilité de libérer toutes les fées et de les faire revenir parmi les humains.

Ce qu'elle ne fait pas. En fait, Rêvage agi même dans la plus grande discrétion. Car, si elle s'est démenée pour récupérer cette clé, c'est bien sûr pour retrouver la liberté dont on l'avait arbitrairement privée, mais surtout parce que cela fait un long moment qu'elle mûri un plan de grande envergure qu'il est désormais temps de mettre en oeuvre.

Rêvage est du genre à adorer quand les plans se déroulent sans accroc et elle est persuadé d'avoir mis tous les atouts de son côté, d'avoir tout calculé au millimètre près, d'avoir tout prévu... En arrivant en Angleterre, dans ce monde des humains où elle n'est plus venue, forcément, depuis des années, elle imagine qu'elle ne va plus avoir qu'à cueillir le pouvoir comme un fruit bien mûr.

Oui, Rêvage est une fée pleine d'ambition qui se verrait bien à la tête des mondes, humain et féerique, pour un règne sans partage qu'elle dirigerait dans l'ombre. Le hic, c'est qu'en son absence, rien ne s'est passé comme elle l'avait prévu. Tout est même parti en sucette, comprend-elle avec amertume. On ne peut décidément faire confiance à personne, surtout lorsque cet auxiliaire a un penchant pour la bouteille.

Fort en colère, Rêvage doit donc reprendre les choses en main pour espérer rattraper les erreurs commises en son absence. Mais rien n'est facile, comme si tout se liguait contre elle pour l'empêcher de mener à bien son formidable projet. La fée voulait que les choses se passent en douceur, mais s'il faut que ça barde (au sens propre comme au figuré), ça va barder !

Dans le même temps, Philomène arrive elle aussi en Angleterre. Elle a deux caractéristiques : elle aussi est une fée, mais ça, je pense que vous vous en doutiez, mais elle est également une voleuse. Je me demande d'ailleurs si on ne devrait pas parler de cleptomanie, tant elle donne l'impression qu'elle chourave tout ce qui lui passe à portée de main. Surtout si ça brille. Surtout si c'est magique.

Cette habitude, elle l'a prise après avoir elle-même été dévalisée par ses propres concitoyens de Féerie. Décidée à récupérer ses biens, elle a pris goût à cette activité de voleuse qu'elle a donc poursuivie par plaisir. Et presque sans s'en rendre compte. Un chaudron en or, un destrier aux qualités magiques, un pistolet aux munitions extraordinaires et même de l'encre et des plumes...

Philomène ne semble pas se soucier du tout des réactions des fées qu'elle vole. Elle devrait pourtant y réfléchir à deux fois... Pour l'heure, ces questions ne l'effleurent même pas. Elle assiste à une bagarre à laquelle elle va finir par prendre part, pour aider un jeune homme mal en point. Un jeune homme qui porte le curieux nom de Clem...

Une solidarité de voleurs, en fait, par Clem fait partie d'un groupe de vagabonds qui survit de diverses rapines et attend le grand coup qui lui permettra de vivre enfin la grande vie. Aux côtés de Clem, on trouve une adolescente, Vik, et un personnage taciturne chargé de l'intendance, Od, bientôt rejoints par un jeune homme dont le prénom est une simple lettre, S, ancien étudiant à Cambridge.

Sans trop bien savoir pourquoi, Philomène se joint au groupe. Est-ce le charme de Clem qui la fait réagir ainsi, ou bien la simple curiosité ? Toujours est-il que le groupe va faire route vers Londres et vivre quelques aventures surprenantes. Mais, plus ils avancent, et plus Philomène s'interroge sur ses compagnons de voyage qu'elle soupçonne de lui cacher bien des choses...

Deux personnages centraux, disais-je en ouverture, deux fées, l'une assoiffée de pouvoir, l'autre qui joue les pies voleuses, voilà le décor planté. La suite, on se doute qu'elle va aboutir à la rencontre entre Rêvage et Philomène, mais dans quel contexte, suite à quels rebondissements, telle est la question, et je vous laisserai les découvrir.

C'est en tout cas une histoire assez déroutante, à travers le parcours de ces deux fées pas franchement exemplaire, loin des fées "Made in Disney". Parce qu'elles sont gentiment agaçantes, ces deux-là, et en même temps très attachantes. Elles sont des personnages complexes, qu'on ne peut pas classer parmi les gentils ou les méchants de manière claire et incontestable.

Alors, oui, Rêvage apparaît comme un personnage plus sombre que Philomène, un peu plus lumineuse, mais cela peut-être trompeur. D'une certaine façon, c'est Rêvage qui est la plus proche des humains, qui exprime des émotions et des comportements plus proches de ceux des humains, tandis que Philomène, elle, semble considérer les humains avec une certaine hauteur, pour ne pas dire du dédain.

Rêvage est caractérielle, colérique, mais elle est franche. L'hypocrisie, ce n'est pas son truc et ses colères se répercutent jusque dans le temps qu'il fait. Attention, quand elle se fâche, storm is coming ! Philomène, au contraire, a ce petit côté sournois qui vient assombrir son côté léger, presque fleur bleue, en faire un personnage pas forcément plus trouble, mais clairement plus égoïste.

Et il y a un élément qu'il ne faut certainement pas négliger dans la manière dont le lecteur va appréhender ce roman : les deux fées n'ont pas droit au même traitement narratif. Les chapitres mettant en scène Rêvage sont racontés à la troisième personne du singulier, alors que Philomène parle (phrase qui ouvre ses chapitres), elle nous parle directement, en passant par le je.

Deux personnalités, deux points de vue, deux caractères, également, l'une aussi déterminée que l'autre peut sembler désinvolte... Mais une même sensation de lassitude, de désenchantement, comme si ces deux fées étaient en quête de quelque chose d'impossible à atteindre, un hypothétique bonheur que leur état de fée ne semble pas pouvoir leur offrir. En cela aussi, elles sont touchantes.

Aïe, je viens plus ou moins d'expliquer que les personnages de ce roman ne sont pas sympas... Le drame, pour certains lecteurs, c'est un argument rédhibitoire. Mais, comme le dit très bien la citation choisie pour être le titre de ce billet, notre vision des fées, sans doute formatée par un imaginaire collectif rose bonbon, manque de justesse, de précision.

Les fées n'ont pas à être l'incarnation du bien, pour dire les choses clairement et il serait dommage de ne pas plonger dans ce roman parce qu'on n'y trouverait pas des fées adôôôôrables. Vous passeriez à côté d'un univers assez surprenant qui va prendre par moments des allures de vaudeville où les portes qui claquent sont celles qui permettent de passer d'un monde à l'autre.

Et le moins qu'on puisse dire, c'est que le monde des fées ne fait pas franchement rêver... Ce n'est pas vraiment le décor merveilleux auquel on pourrait s'attendre, on voit bien qu'il a été trop longtemps clos, ça sent le renfermé et ça a perdu de sa brillance. Mais, y vivent celles et ceux qui possèdent la magie, et là, ça change tout, car tout devient permis. Ou presque.

Dans ce décor, comme chez les personnages, on a la sensation d'assister sans cesse à la lutte entre la lumière et l'ombre, entre les couleurs et la grisaille, à l'image de ces signaux multicolores, seulement perceptibles par les fées, qui matérialisent les passages d'un monde à l'autre. Dans "La fée, la pie et le printemps", il y a des duels à tous les étages, et la crainte de voir triompher l'obscurité...

Si Rêvage et Philomène n'ont pas le même petit côté foldingue que Jaspucine pouvait avoir dans "Fées, weed & guillotines", de Karim Berrouka, j'ai retrouvé chez Elisabeth Ebory ce même décalage assez soutenu entre les fées et les personnages humains. On a bien deux espèces très différentes, avec un léger sentiment de supériorité du côté des fées.

De même, cette cohabitation délicate des deux mondes se retrouve dans les "Faerie Stories", de Johan Héliot, comme dans la trilogie de Mathieu Rivero, "les Arpenteurs de rêve" (à laquelle je consacrerai sans doute un billet quand le troisième volet sera paru), avec les mêmes enjeux de pouvoir que dans "la Fée, la pie et le printemps".

A une différence près, ici, ces ambitions s'incarnent dans une unique personnalité et non dans l'affrontement de deux civilisations qui pourraient pourtant cohabiter pacifiquement. C'est là qu'intervient le choix du contexte historique particulier dans lequel se déroule "la Fée, la pie et le printemps".

On joue sans doute sur des références littéraires, et en particulier sur ce XIXe siècle anglais qui inspire nombre d'auteurs de romans de fantasy urbaine. Mais, le choix de ce cadre n'est pas anodin, bien au contraire, et je me tais tout de suite, avant d'aller trop loin et de dévoiler certains éléments importants de cette histoire.

Un dernier mot, là encore effleuré plus qu'approfondi, pour ne pas trop en dévoiler. Elisabeth Ebory rend hommage à l'écrit, à la puissance de l'imaginaire qu'il véhicule dans le cours du roman. A l'image des lecteurs que nous sommes tous, ses fées ont ce pouvoir merveilleux de visualiser ce qu'on leur donne à voir. Et dans "La Fée, la pie et le printemps", il y a beaucoup à voir.

Ce roman a des allures de conte, même s'il ne débute pas par "il était une fois", avec cet univers que l'on sent proche du nôtre et pourtant sensiblement différent, comme si on le regardait à travers un prisme. Le début m'a dérouté, il a fallu un peu de temps pour mettre en place tous les repères, comprendre certains tenants et imaginer quels pourraient être les aboutissements.

Et puis, peu à peu, les choses se sont assemblées, on devine certains éléments, on tilte à tel ou tel détail, on se retrouve face à quelques rebondissements surprenants. Certaines scènes, très visuelles, très impressionnantes à imaginer, restent en mémoire. Le rythme s'accélère pour devenir une vraie course poursuite, avec, je le redis, ce côté vaudevillesque qui est assez agréable.

Pourtant, cette légèreté apparente qui préside à ce roman doit être nuancée, exactement comme on doit le faire pour les personnalités des deux principales protagonistes. On l'oublie souvent, mais les contes de fées originels sont bien plus sombres et torturés que les versions que nous retenons. Il n'y a peut-être pas la violence qu'on peut trouver chez les Grimm ou Andersen, mais la vie de ces fées n'est vraiment pas un long fleuve tranquille.