jeudi 26 septembre 2019

Blog "Drille & Fils", maison fondée le 8 août 2011...

Bonjour à tous !

Quel chemin parcouru, depuis l'été 2011, lorsque j'ai franchi le pas et décidé de lancer un blog ! Il y a désormais plus de 1300 livres chroniqués et vous êtes de plus en plus nombreux à appuyer sur la touche "lecture"... Immense merci pour vos commentaires et vos encouragements, je compte bien continuer encore un bon moment, tant je m'amuse à écrire des billets pour partager mes lectures...

Car, oui, ici, ce sont les livres qui priment. Le décorum peut paraître austère, on ne trouve que peu de fioriture, pas de concours ni de recherche d'influence. Non, on avance, on fait son petit bonhomme de chemin et, lecture après lecture, on essaye de vous faire découvrir des livres qui, je l'espère, vous émouvront, vous intéresseront, vous feront aussi réfléchir, mais qui, tous, vous feront passer de bons moments de lecture...

En trois années, j'ai essayé d'être le plus éclectique possible, c'est ma vision des choses qui veut ça, en matière culturelle, mais aussi de ne pas seulement m'en tenir au premier degré, à l'histoire telle qu'on la lit, page après page, mais bien d'aller voir entre les lignes, dégager des thématiques, des aspects forts qui structurent les ouvrages, de nourrir mes billets autrement qu'avec de simples avis lapidaires, mais bien de vous fournir des arguments qui vous donnent envie de lire.

Mon avis importe peu, même si l'enthousiasme d'une lecture ressort forcément d'un billet sur un livre qu'on a apprécié. Mais, l'ambition est de vous donner des arguments peut-être moins subjectifs qu'un avis personnel afin de vous aider à faire vos choix en connaissance de cause...

Je ne cherche pas à me démarquer de la blogosphère, à me comparer à d'autres blogs, je ne vous dis pas que ce que je propose est meilleur ou plus intéressant qu'ailleurs. Non, j'essaye simplement de faire ce que je sais faire, d'y prendre du plaisir et de vous le communiquer, si possible... Sérieux, mais sans se prendre au sérieux, voilà une belle devise à suivre. Et avec une valeur qui surpasse tout le reste : la sincérité.

Le cap des 400 000 vues est franchi, désormais ! Je n'en reviens même pas. Pas plus que des commentaires laissés par certains auteurs et les liens qui se sont créés avec certains lecteurs. Les débuts, en plein été, furent laborieux, puis il y eut quelques périodes creuses, pour des raisons indépendantes de ma volonté. Depuis, le blog s'est installé, a trouvé son rythme de croisière et je vous en suis reconnaissant !

Merci, à toutes et à tous, de tous horizons, d'avoir le réflexe de plus en plus régulier de venir appuyer sur la touche "lecture" !



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"Le cartographe invente la terre qu'il découvre en décidant de ses attributs. La vérité utile à l'homme naît sous sa plume. (...) Vous verrez, Fredrik, le géographe sera le meilleur allié du roi".

En fait, il faudrait quasiment citer toutes une page, tant les mots du personnage, héros de notre roman du jour, sont forts, fascinants, mais aussi un peu effrayants par ce qu'ils sous-entendent. Mais c'est aussi une bonne introduction pour notre billet. Il y a énormément à dire, même si nous laisserons certains aspects dans l'ombre. Après trois polars qui ont sans doute permis à de nombreux lecteurs de découvrir les Sames (et non pas les Lapons, mot péjoratif), Olivier Truc change de registre avec une ambitieuse saga historique, construite autour d'un personnage au destin extraordinaire : Izko Detcheverry, un Basque dont l'histoire s'écrira sous d'autres latitudes. Car, si "Le Cartographe des Indes boréales" (en grand format chez Métailié) est un roman indépendant, il nous emmène une nouvelle fois chez les Sames, dans les terres les plus septentrionales d'Europe. Là où les Suédois espèrent trouver leur eldorado... Et peu à peu, on se rend compte que cette fresque fait la synthèse des thèmes abordés dans la série de polars mettant en scène la Brigade des Rennes...


Le 10 août 1628, le Vasa, nouveau fleuron de la flotte suédoise, est mis à l'eau dans un climat de liesse générale. Dans la foule venue assister à l'événement, un jeune garçon âgé de 13 ans, originaire de Saint-Jean-de-Luz, au Pays basque. Et Izko se trouve là à cet instant, c'est parce que son père, Paskoal Detcheverry y a été invité.

Il doit cet honneur à un acte de bravoure : les Detecheverry, comme nombre de Basques, sont des chasseurs de baleine émérites. Et, lors d'une sortie dans les eaux du Spitzberg, quelques mois plus tôt, il a sauvé la vie de Fredrik Ekeblad, qui ne tarit plus d'éloge à son sujet, alors que l'intéressé estime n'avoir rien fait d'extraordinaire.

 Signe de la reconnaissance due à la famille Detecheverry, on a confié à Izko la surveillance du couffin dans lequel a été placée la future reine de Suède, Kristina, qui n'est encore qu'un nourrisson. Et tant pis si cela défrise les religieux de la Cour : pour la très protestante Suède, les Français ne sont que des papistes, des hérétiques, une sale engeance...

Izko se moque bien de tout cela et prend sa mission à coeur. Laissant les adultes à leurs discussions politiques qui l'ennuient, il s'éloigne avec le couffin. Installé sur une falaise, le jeune garçon a une vue imprenable sur le navire qui entame son voyage inaugural. Mais, de son promontoire, il remarque quelques faits qui l'intriguent.

En particulier un couple qui, placé en retrait sur le pont du Vasa, ne semble pas partager l'euphorie. L'homme entoure la femme de ses bras, comme pour la protéger. Il a été frappé par cette femme à qui il trouve des airs de madone. Pourtant, il ne va pas avoir trop le temps de s'attendrir, car à peine les marins du bord ont-ils hissé les voiles que le drame se produit.

Sous les yeux d'Izko, le Vasa va faire naufrage, avant même d'avoir atteint la haute mer. La panique remplace la joie et ceux qui le peuvent essaye de rejoindre la terre ferme, heureusement peu éloignée. Délaissant Kristina, Izko se précipite et découvre la femme qu'il avait remarqué sur le rivage, sonnée mais vivante... en train d'accoucher !

Une scène incroyable qui laisse le Basque pantois. Puis, la femme disparaît, sans un mot, comme si elle avait le diable à ses trousses. Izko, lui, retrouve Kristina, mais ce qu'il a vu n'est pas prêt de s'effacer de sa mémoire. Il ne se doute pas encore que ces événements ne sont que le prologue d'une existence qui ne lui appartiendra plus vraiment, ou pas avant longtemps.

A son retour au pays, heureux de retrouver sa mère et son meilleur ami, Karmelo, Izko va pourtant être replongé dans des affaires qui ne devraient pas concerner un si jeune garçon. Lui qui rêve de devenir un grand chasseur de baleines comme son père, va voir son destin chamboulé par une visite inattendue. Un homme, un inconnu. Menaçant, inquiétant.

Qui veut faire d'Izko un espion, rien que ça. Pour cela, il ira d'abord étudier pour devenir cartographe, puis il retournera en Suède, où on le connaît, on lui fait confiance, afin d'utiliser son savoir tout neuf au profit de la couronne... Une position idéale pour connaître les choix et les décisions politiques du roi de Suède... Et les rapporter aussitôt aux hommes du cardinal de Richelieu...

Impossible de refuser, l'homme sait ce qu'il fait : c'est un maître-chanteur aguerri, il a choisi les Detcheverry en toute connaissance de cause, sachant parfaitement que Paskoal ne pourrait s'opposer à lui. Et Izko, encore adolescent, entre dans la carrière d'espion par des chemins détournés, sans comprendre ce qui lui arrive, lié par un pacte dont il ne mesure pas l'ampleur...

Ainsi débute "Le Cartographe des Indes boréales", et l'on s'apprête à suivre Izko tout au long de sa vie longue et tumultueuse, au cours de laquelle il connaîtra des moments très forts et des chutes vertigineuses, il fera des rencontres pleines de promesses et d'autres porteuses de haine, découvrira des terres et un peuple inconnu de lui et sera dépositaire de secrets aussi utiles que dangereux...

Il connaîtra les positions sociales élevées, mais aussi la prison et la fuite, l'amour et l'amitié, mais également les rivalités les plus violentes. Il combattra pour ce qui lui semble juste, affrontant les fanatismes de son temps et utilisant la science comme un bien modeste bouclier contre l'obscurantisme.

Entre son pays natal, la France, fille de l'église, et la Suède, porte-étendard du protestantisme le plus rude, en ces temps où les guerres de religion sont promptes à s'allumer et se rallumer, il va être partie prenante de la volonté de puissance d'un royaume isolé au nord de l'Europe et jaloux des richesses rapportées du Nouveau Monde par les nations catholiques.

Persuadée que les terres situées les plus au nord de son territoire regorgent de minerai d'argent, nécessaire pour financer guerres et autre élargissement de son empire colonial, la Suède entreprend d'exploiter un territoire hostile et difficilement accessible, qu'elle a délaissé jusque-là. Puisque d'autres ont les Indes occidentales, la Suède aura les Indes boréales.

Une conquête qui va s'accompagner d'une vaste campagne d'évangélisation des populations autochtones, les Sames, peuple paisible qui ne faisait guère parler de lui jusque-là et qu'on va aller convertir de force, dans le sillage de prédicateurs fanatisés (ou fous ?), tels Pauline Lenaeus, que l'on voit apparaître dès la scène d'ouverture.

La science et la religion... Avant même le Siècle des Lumières, Izko va lancer le duel. Lui possède la connaissance que lui donne la cartographie, dans une région où connaître le terrain est tout, sauf inutile... Mais, pas seulement : il possède une qualité qui manque cruellement à ceux qui seront ses rivaux et même ses ennemis, c'est-à-dire l'empathie...

Lui n'est pas l'ennemi des Sames, au contraire, il est curieux de mieux les connaître, de mieux les comprendre. Et il a des raisons pour cela qui dépassent largement sa fonction de cartographe et d'espion. Et c'est peut-être pour cela qu'il ira bien plus loin que ceux qui espèrent conquérir au nom de Dieu et par la seule contrainte...

Fort du pouvoir que lui confère son savoir, porté par un amour presque irrationnel, jouant double ou triple jeu pour essayer de se sortir de sa position inconfortable vis-à-vis de ses deux pays, il va devoir jouer finement pour que la colère divine, portée par des pasteurs qui entendent faire la pluie et le beau temps en Suède, ne le frappe pas...

"Le Cartographe des Indes boréales" est un formidable roman d'aventures qui nous entraîne aux quatre coins de l'Europe (une carte proposée en ouverture du roman nous le démontre), où rien ne se déroule jamais comme prévu. Izko n'est pas un héros, au sens strict du terme. Mais un personnage qui affronte les vicissitudes de l'existence avec courage.

Sa vie, on l'en a dépossédé, pour des raisons de basse politique. La situation des Sames ne peut que le toucher et va aller en le bouleversant sans cesse plus lorsque va apparaître un parallèle douloureux entre son propre parcours et celui de ce peuple qu'on veut simplement faire disparaître corps et âme, comme s'ils représentaient un quelconque danger.

Mais quel danger réel les Lapons représentent-ils pour les Suédois ?, s'interroge Izko, et pour quelle véritable raison les pourchasse-t-on à ce point ? Ce pourrait être le titre de ce billet, tiens, parce que l'un des enjeux majeurs est là. Il faudra du temps pour que cela apparaisse clairement, pour que l'explication soit révélée...

Et petit à petit, on voit donc apparaître différentes thématiques qui étaient au centre du "Dernier Lapon", du "Détroit du Loup" et de la Montagne rouge". En fait, je pense qu'on comprend encore mieux ce que mettent au jour Klemet et Nina, les membres de la Brigade des Rennes, au cours de leurs trois premières enquêtes (oui, ils devraient revenir pour de nouvelles aventures, bientôt !).

En nous replongeant aux racines du mal, on voit dans le sillage d'Izko, se mettre en place tout ce qui va mener au racisme anti-Same solidement ancré dans les sociétés scandinaves, qui va jusqu'à la remise en question totale du mode de vie de ce peuple, son nomadisme, son attachement à ses terres ancestrales, aux rennes, bien sûr, à une nature sauvage qu'eux seuls savent comprendre...

La culture same, si solide, si forte, malgré tout, peut-être parce que si différente, si singulière, ne renoncera jamais, malgré les brimades, les menaces, les violences, le rejet... Une situation si paradoxal, puisqu'il n'y a finalement aucun autre enjeu que l'orgueil blessé du colonisateur, vexé de ses échecs à répétition dans ces fameuses Indes boréales...

Aussi étrangement qu'il peut paraître, surtout à la lecture de ce billet, "Le Cartographe des Indes boréales" est un roman placé sous le signe de la femme. C'est vrai que les personnages importants sont majoritairement des hommes, et pourtant, les femmes, si discrètes soient-elles, sont le moteur de toute cette histoire.

Mais si j'en parle si peu dans ce billet, c'est justement pour cela, c'est parce que évoquer les thèmes qui nous ramènent aux femmes, à leur importance, leur influence, nous entraînerait trop loin dans l'intrigue. Pourtant je brûle de vous parler de certains événements qui sont évoqués dans le romans et que beaucoup, sans doute, découvriront.

J'aimerais vous parler de ces deux archétypes qui traversent le roman, jamais vraiment exprimés et pourtant omniprésents. Et peut-être finalement que l'indice décisif apparaît dès le début du livre. Dans un couffin : Kristina, oui, la légendaire Reine Christine (si vous n'avez pas lu "L'Echiquier de la Reine", de Yann Kerlau, faites-le !).

Devenue grande, elle remettra en cause tout ce qui se construit sous les yeux d'Izko, la mainmise de l'église protestante, en particulier. Femme de pouvoir, mais femme libre, et libre de faire ce qui lui chante, contre toutes les conventions sociales de son temps et contre toute forme d'étiquette. Oui, avec Kristina, dès le départ, on aurait pu se douter que les femmes dameraient les pions masculins.

Elle n'est pas la seule, là j'extrapole un peu... Je laisse surtout de côté cette mystérieuse parturiente dont le souvenir va obséder Izko... Maternité, amour, en voilà encore des thèmes que l'on pourrait développer, puisqu'ils sont également au centre de la mécanique romanesque d'Olivier Truc dans cette fresque historique. L'amour qui peut-être si puissant face à la folie et la bêtise...

La folie, on la voit apparaître de différentes manières dans le roman. Il y a celle, néfaste, dangereuse, des prédicateurs qui s'attaquent aux Sames et cherchent à les détruire s'ils ne parviennent pas à les convertir, et encore mieux, à les pousser à l'assimilation, l'absorption complète par un monde et une société qui ne sont pas les leurs.

Il y a aussi une folie plus douce, enfin tout est relatif. Une folie qui va frapper Izko à un moment précis de son existence, l'un des pires en fait. Son salut, il le devra aux nombres, qui l'accompagnent depuis qu'il a quitté Saint-Jean-de-Luz pour entreprendre ses études de cartographes. Eh oui, on est au XVIIe siècle, on est loin de nos technologies modernes...

Pas de satellites dans le ciel qui photographient en permanence la terre pour en donner une image d'une phénoménale précision. Non, on fait avec ce qu'on a, et ce qu'on a, ce sont d'abord des jambes et des pieds... Un bon cartographe compte, il compte ses pas, il compte tout, il finit par posséder une connaissance du décompte du temps inconsciente, instinctive.

Il en va de même pour ses pas, déformation professionnelle qui, dans des circonstances particulières, défavorables, et même désagréables. Un décompte obsédant, dérangeant, malsain, tellement opposé à ce que devrait être cet exercice intellectuel, pour lequel Izko Detcheverry a trouvé un nom plein de poésie, de merveilleux...

La Magie des Pas...

Je suis si touché par cette formule que j'y mets des majuscules, vous voyez. La magie, parce que de ce simple mouvement, si naturel, mettre un pied devant l'autre et recommencer, c'est alors la meilleure façon de cartographier. De ces pas, naissent les mesures qui donneront des esquisses et bientôt des cartes.

Des documents officiels, dont les cartographes sont les seuls maîtres, ce qui leur confère une puissance extrême, comme le dit Izko dans le titre de notre billet. Le fruit d'un travail ahurissant, qui nous semble fou, vu de notre XXIe siècle bourré de technologie. Mais quelque chose de magique, lorsqu'on le regarde avec les yeux d'Izko.

Oh, rassurez-vous, je n'ai pas évoqué simplement la Magie des Pas parce que j'aime cette expression. Non, mais parce qu'elle évoque la magie et que ce n'est pas anodin dans ce contexte particulier. Parce qu'il résonne avec l'ensemble de cette histoire, avec le destin d'Izko, jeune basque qui rêvait de chasser les baleines et se retrouve espion malgré lui et défenseur des Sames par vocation.

Allez, j'en termine en vous disant que "Le Cartographe des Indes boréales" bénéficie d'une abondante iconographie (devinez quoi ? Ouiiiiii, des cartes ! De magnifiques cartes d'époques, certainement bien moins précises que celles dont nous disposons aujourd'hui, mais tellement plus puissantes et poétiques qu'un GPS !).

Ah, non, j'ai oublié un détail d'importance ! C'est dans la version numérique uniquement que l'on peut admirer ces cartes si belles, si évocatrices. Le livre enrichi est un serpent de mer, les tentatives ont échoué jusqu'à présent, peut-être parce que l'ambition dépassait les attentes des lecteurs et sortaient tout bonnement du simple cadre de l'objet-livre.

Ici, nul doute que le bon compromis est trouvé, car ce supplément n'est pas un gadget, mais une vraie manière de se plonger un peu plus dans l'époque (les époques, même, Izko est un coriace, il vit longtemps) et dans l'histoire. On suit à la trace le Basque marchant dans ses aventures et ses mésaventures, dans sa passion pour les Indes boréales et la culture same...

Dans la Magie qui naît de ses innombrables pas...

mercredi 25 septembre 2019

"Il fallait qu'il défende le roi de la prophétie. Telle était la mission que lui avaient assignée les dieux, la raison pour laquelle ils lui avaient envoyé sa vision et l'avaient fait repêcher vif des eaux du fjord de Sogn".

Quand on me parle de saga nordique, mon premier réflexe est plutôt de penser à un sketch des Monty Python... Mais, lorsque notre roman du jour est arrivé, premier volet de "La Saga des Vikings", une série justement inspirée par l'une des plus célèbres sagas scandinaves, je me suis lancé avec envie et curiosité à la rencontre de Ragnvald et de sa soeur Svanhild. "Ragnvald et le Loup d'or", de Linnea Hartsuyker (en grand format aux Presses de la Cité ; traduction de Marion Roman), est le récit d'un moment charnière de l'histoire scandinave, puisqu'il s'agit des débuts de la construction du pays qui deviendra la Norvège, en unifiant les clans vikings autour d'un personnage, Harald, son futur premier roi. Mais, avant d'en arriver là, il va falloir affronter bien des vicissitudes. L'originalité du travail de Linnea Hartsuyker réside dans le choix de ne pas mettre Harald au coeur de son histoire, mais un protagniste bien plus discret, Ragnvald de Møre, et sa soeur, Svanhild, très beau personnage...


Tout commence par un jeu. Un défi lancé par Solvi que Ragnvald Eysteinsson décide de relever : traverser le navire d'un bout à l'autre, aller et retour, en sautant de rame en rame. Un seul autre concurrent parvient à l'imiter, Agni, le fils du pilote, qui a sans doute passé plus de temps en mer que sur terre et qui y évolue avec une aisance déconcertante.

Pour départager les deux hommes et désigner le vainqueur, Solvi décide de les confronter directement : une course, chacun de son côté du bateau, le premier à regagner la poupe remportera le lot, un bracelet d'or, raflé lors de leur dernière expédition en Irlande. Mais il n'y aura finalement pas de vainqueur, car l'affaire va se terminer bien plus dramatiquement.

Sur un ordre de Solvi, la rame sur laquelle Ragnvald devait poser le pied s'abaisse et le jeune homme, largement en tête, se retrouve à l'eau. Trop tard, il comprend, avec horreur, qu'il est tombé dans un piège et qu'on veut se débarrasser de lui. Personne ne fait le moindre geste pour l'aider à remonter, au contraire, on le pousse au fond...

Alors qu'il est en train de se noyer, tiré au fond par le poids de ses vêtements, et qu'il accepte la mort avec fatalisme, Ragnvald est assailli par une mystérieuse vision : un loup à la fourrure étincelante qui s'approche de lui et le tire de l'eau où il allait croupir éternellement, loin de la mort glorieuse dont peut rêver un guerrier...

Revenu à terre, Solvi s'apprête à fêter le succès de son expédition, mais aussi la disparition de son embarrassant rival. Son père, Hunthiof, à l'origine du funeste projet, est occupé, il reçoit le roi Guthorm et le neveu de ce dernier, Harald, ce qui ne l'empêche pas de féliciter son fils pour sa réussite. Il ne reste plus qu'à partager le butin et festoyer !

Seul Egil, meilleur ami de Ragnvald et témoin impuissant de la scène, ne sera pas de la fête. Ecoeuré, tant par ce qu'il a vu que par sa lâcheté, il décide de rentrer chez lui avant même le partage. En fait, il a décider de se rendre auprès de Svanhild, la soeur bien-aimée de son ami disparu, pour la prévenir de ce qui s'est passé sur le bateau.

Si la mort d'un guerrier au combat est quelque chose d'habituel, qui peut frapper n'importe qui, ce que raconte Egil bouleverse Svanhild. Et réveille les vieilles rancunes entre deux familles, car la rumeur dit que c'est Olaf, le père de Solvi, qui a fait tuer le père de Rangnvald et Svanhild... Aussi, cette dernière entend-elle faire valoir ses droits lors du prochain ting, la réunion des clans...

Mais, ce que tous ignorent alors, c'est que Ragnvald a survécu, repêché par un pêcheur. Et à son retour chez lui, deux choses ont changé : on le surnomme désormais "Mort-à-Demi" et Solvi est désormais son ennemi juré, sans qu'il comprenne véritablement pourquoi... Non qu'ils aient jamais été particulièrement amis, mais il n'avait pas de raison de le tuer...

Alors que Ragnvald n'aspire qu'à succéder à son père, à devenir fermier et à gérer les terres familiales le plus pacifiquement possible, les événements de cette deuxième moitié du IXe siècle (date qui ne veut rien dire pour les Vikings, d'ailleurs) vont venir bouleverser son existence et l'obliger à changer de cap. Tout en espérant trouver le bon moment pour se venger...

Il ne se doute cependant pas encore que son destin a déjà basculé et que sa vision, celle du Loup d'or qui l'a sauvé et tiré des eaux glacées de l'océan, est le signe annonciateur d'un destin exceptionnel qui dépassera largement les terres de son fief de Møre. Un destin qui va contribuer largement à constituer un nouveau royaume au nord du continent européen, que nous appellerons la Norvège...

Ce résumé est très centré sur Ragnvald, qui est le personnage central de ce premier tome, même si une grande partie du roman propose une sorte de construction chorale, avec différents points de vue. Peu à peu, Ragnvald et Svanhild, et puis, en raison des événements, c'est Ragnvald qui va concentrer l'attention dans le final.

Pour autant, ce début de saga est marqué par la relation très forte qui unit Ragnvald et Svanhild, indissociables à défaut d'être inséparables. Mais l'on comprend vite que le tempérament de la jeune Svanhild est celui d'une guerrière, en tout cas certainement pas d'une femme dont l'existence se limiterait à tenir le foyer.

C'est un magnifique personnage, Svanhild, dont je crois qu'on peut déjà dire qu'elle sera certainement le moteur du deuxième tome de cette saga, qui arrive dans quelques jours, du moins si j'en crois le titre : "La Reine des mers". Et ce premier tome est aussi le récit de son parcours, loin d'être idyllique, parfois douloureux, mais qui va aussi distendre le lien fraternel...

Un éloignement qui tient aux circonstances, qui font que Ragnvald et Svanhild vont devoir mener leur destin chacun de leur côté, mais aussi par un événement qu'on peut penser déterminant pour la suite de la saga : la rencontre entre Svanhild et Solvi, la soeur et l'ennemi juré de Ragnvald, une rencontre qui ne va pas vraiment prendre le tour qu'on aurait pu attendre...

Svanhild incarne dans ce début de saga une notion très intéressante, car finalement assez peu évidente à mettre en oeuvre dans une société aussi codifiée (d'ailleurs, dans quelle société est-elle évidente à mettre en place ?) : la liberté. Elle est une espèce d'élection libre qui n'entend pas se laisser dicter son destin. Une liberté qu'elle va durement gagner, au gré de situations parfois très dures.

Jusqu'à la rencontre avec Solvi, qui est un tournant dans son existence, qui lui impose des choix, des choix compliqués, à la fois parce que cela peut remettre en cause dans sa quête de liberté, mais aussi parce qu'elle la place en porte-à-faux vis-à-vis de ce frère qu'elle aime tant. Disons clairement les choses : elle choisit le camp de l'ennemi...

A l'inverse, Ragnvald a choisi la famille. Il est le successeur de son père, le descendant d'une lignée. Il est un héritier et entend assumer cette position. Pourtant, là encore, le destin de cet homme, qui ne possède pas de grandes ambitions, mais aspire à une vie posée, tranquille, va changer d'axe, ou plus exactement d'échelle.

Là aussi, c'est une rencontre qui va tout changer, celle de Harald, autre jeune homme au caractère très différent, mais également mû par des ambitions de plus grande envergure. J'anticipe, car c'est là un long processus, mais je ne spoile pas en n'entrant pas du tout dans la relation entre Harald et Ragnvald, même si elle fait partie de l'Histoire...

En effet, Linnea Hartsuyker, qui est Américaine, mais descend d'une famille originaire de Norvège et, dit la quatrième de couverture, liée directement à Harald Ie, s'inspire d'événements historiques avérés, même si les sources, elles, sont rares et sujettes à caution. Cette dernière expression est peut-être un peu trompeuse, mais on parle de sagas et non de récits strictement historiques.

Ainsi, pour ce qui concerne Harald Ie, on dispose essentiellement de sagas pour connaître sa vie et ses hauts faits, dont la plus connue est sans doute l' "Heimskringla", texte fondamental, mais écrit près de trois siècles après sa mort. Ces différentes sagas ne coïncident guère entre elles et contribuent donc à faire de Harald (pour le sujet qui nous concerne) un personnage plus proche du mythe.

Il faut ajoute un élément qui fausse la donne, c'est que ces textes sont écrits (alors que la civilisation viking reposait sur une tradition orale) à une époque où leurs auteurs vivent dans une société christianisée. Forcément, même si les racines demeurent, si la culture continue de se transmettre, il y a là un point d'inflexion.

C'est donc ainsi qu'il faut lire "la Saga des Vikings", de Linnea Hartsuyker, comme un roman de fantasy historique, comme une légende, une chanson de geste, presque, même si sa facture est tout de même celle de la littérature du XXIe siècle. Ce qui est intéressant, et assez révélateur, c'est que la quatrième de couverture fait clairement référence à des cycles de fantasy !

On cite ainsi "Outlander" et "Le Trône de fer", on sent bien qu'on est quand même d'abord dans l'argument publicitaire, mais en ces temps où les genres de l'imaginaire sont un peu à la littérature ce sein que le Tartuffe veut voir couvert (surtout, ne pas dire qu'on fait de la SFFF, malheureux, même si ça en est ouvertement !), c'est à signaler...

Pourtant, la première référence qui m'est venue à l'esprit en attaquant la lecture de "Ragnvald et le Loup d'or", c'est plutôt le cycle celte de Jean-Philippe Jaworski, "Rois du monde". Dès le titre, d'ailleurs, ont peut tirer un lien, puis par le contexte (références rares et peu historiques, univers dans lesquels le merveilleux et les croyances sont puissamment ancrées, héroïsme et dimension épique).

Dès cette première scène, avec la vision, qui va évidemment conditionner bien des choses par la suite, j'ai retrouvé les mêmes impressions. Malheureusement, elles ont été un peu déçues par la suite, Linnea Hartsuyker n'allant pas aussi loin dans l'utilisation du fantastique que ne le fait Jean-Philippe Jaworski, ou ne jouant pas cette carte à fond.

Si l'apparition initiale du Loup remplit parfaitement cette fonction, en étant vraiment un élément fantastique (comprenez : aucune explication rationnelle n'est donnée, ni même trouvable à ce qui se passe), ce n'est plus forcément le cas par la suite, comme par exemple lors de l'épisode du "draugr", ce mort-vivant, qui aurait pu aller plus loin dans cette dimension "surnaturelle".

Ou du moins dans l'ambiguïté que peut entourer un tel personnage, mort et pourtant capable de se déplacer, phénomène qui a de quoi effrayer même les plus courageux guerriers vikings... On retrouve bien leur côté superstitieux, mais le lecteur, lui, n'est pas dupe : cette fois, ce à quoi on assiste n'est pas une manifestation surnaturelle, juste quelque chose d'incompris.

Bon, c'est un bémol, et léger, car cela ne remet rien en cause et cette lecture a été très agréable, très intéressante et n'a en rien atténuer l'envie de poursuivre la lecture de cette... saga moderne, de retrouver les différents personnages, de les voir évoluer chacun dans leur voie, mais également de voir comment les sujets de discorde (euphémisme !) vont se résoudre.

Cela évoque en particulier l'évolution de la relation entre Ragnvald et Svanhild, si proches lorsqu'on fait leur connaissance, et qu'on refuse d'imaginer un jour adversaires... Ennemis, peut-être même. Enfin, il y a la dimension historique, qui rejoint l'aspect épique des choses, avec quelques batailles décisives à venir qui devraient donner des moments de lectures exaltants.

Je me rends compte qu'après avoir ouvert en disant que Ragnvald était le personnage central de ce tome, j'ai finalement très peu parlé de lui. C'est à la fois involontaire et un peu prévu. Involontaire, parce que je me laisse emporter par mes idées quand j'écris, et un peu prévu, pour ne pas trop en dire, justement, à son propos, vous le laisser découvrir.

Mais, ce qui est intéressant, et ce sera aussi un des enjeux, de mon point de vue, de la suite du cycle, c'est que Linnea Hartsuyker n'a pas choisi LE héros de la saga orginelle, Harald, comme moteur de sa propre saga, mais un personnage dont le caractère est bien différent. Ragnvald est un guerrier, un homme courageux, aucun doute, mais c'est aussi d'une certaine manière un personnage introverti.

En tout cas discret, aspirant au calme et à la tranquillité, plutôt qu'à la lumière et aux responsabilités d'importance. Or, le voilà aux côtés d'un homme qui, d'une certaine manière, est son exact contraire : flamboyant jusqu'à l'exagération et même la fanfaronnade, impulsif jusqu'à s'emporter sans trop réfléchir aux conséquences... Une tête brûlée...

Oui, je suis curieux de voir comment va évoluer cette relation entre deux êtres si différents qu'ils en deviennent complémentaires, entre un héros, au sens le plus traditionnel du terme, et celui qui va devenir son éminence grise (expression qui sous-entend souvent un côté fourbe et machiavélique qui, pour l'instant, sied mal à Ragnvald, même si elle évoque bien son côté discret).

C'est osé, tout de même, sans être inédit, de choisir ce point de vue décalé, qui offre au lecteur un regard indirect sur le héros, sur les événements et propose de suivre des destins plus anonymes (même si Ragnvald et Svanhild ne sont pas des créations de Linnea Hartsuyker), en tout cas de mettre à l'honneur un antihéros dans un contexte épique.

Il sera d'ailleurs intéressant de voir comment elle fera évoluer ces personnages et quel destin elle leur réserve. Il s'agit d'une trilogie, le troisième tome est déjà paru dans sa version originale (il faudra voir d'ailleurs comment feront les Presses de la Cité, qui ont dégainé le Loup d'or dès le premier tome ["The Half-Drowned King" en VO], alors que c'est le titre du dernier volet), on a donc un idée du but qui sera atteint.

Mais il reste bien du chemin jusque-là, bien des interrogations aussi, et deux tomes à lire. A ceux qui aiment la série "Vikings" (qui met en scène des personnages ayant vécu avant ceux qu'évoque Linnea Hartsuyker), on retrouve des dénominateurs communs sans que ce soit une resucée. Et d'ailleurs, c'est peut-être une façon d'expliquer les choix de la romancière.

Car, Ragnar Lothbrok est sans doute plus proche de Ragnvald que de Harald...

dimanche 22 septembre 2019

"Toi le fils de l'écume du lion, Toi surgi de la nuit au galop des chevaux, Rends-nous, oh ! rends-nous l'honneur de nos ancêtres" (Léopold Sédar Senghor).

Dernière épreuve de notre triathlon littéraire : la course à pied. Et un billet qui s'ouvre sur l'extrait d'un hymne national, celui du Sénégal, qui est cité dans le roman. Rien de plus normal, puisque nous allons parler d'un champion olympique. Pourtant, il ne s'agit pas d'un athlète sénégalais, mais éthiopien. Le premier d'une grande lignée d'athlète venus des hauts-plateaux africains, le marathonien aux pieds nus, Abebe Bikila. Il est le personnage central du dernier roman de Sylvain Coher, "Vaincre à Rome" (en grand format chez Actes Sud), un intéressant exercice de styles, puisque le marathon des Jeux olympiques de Rome en est la trame centrale, et plus que cela encore. Mais, ce n'est pas juste le récit d'une course, ce n'est pas juste une plongée dans l'esprit d'un athlète concentré sur son effort, c'est un roman où il est question d'histoire, de littérature, de philosophie, de musique... C'est aussi le récit d'une revanche qui dépasse largement le cadre du sport. Mais c'est aussi la magie d'un exploit d'autant plus fort qu'il est totalement inattendu...


Le samedi 10 septembre 1960, va se dérouler le marathon olympique, l'une des épreuves historiques de la manifestation. Le lendemain, on éteindra la flamme pour les quatre années à venir, jusqu'à la prochaine édition, qui aura lieu à Tokyo. Cette course, et sa distance si particulière, 42 kilomètres et 195 mètres, est donc l'un des derniers moments forts.

A 17h30, le départ est donné de la Place du Capitole, et les marathoniens s'élancent sur un parcours tracé dans Rome, sans passer par le stade olympique. Au-delà du décor, exceptionnel, où l'on retrouvera toute l'histoire de la Ville éternelle, la particularité de ce marathon est qu'il s'achèvera en nocturne, à la lumière de torches.

Le tenant du titre, Alain Mimoun, vainqueur à Melbourne, est au départ, mais son nom ne revient pas parmi les favoris. On lui préfère un Russe, Sergey Popov, qui reste sur des performances exceptionnelles, l'Argentin Osvaldo Suarez ou encore le Marocain Rhadi Ben Abdesselam. Mais qui peut dire avant que la course soit lancée ce qui peut se produire ?

Parmi les concurrents, un jeune homme discret, que personne ne cite parmi les vainqueurs potentiels. Il s'appelle Abebe Bikila, il a 28 ans, il vient d'Ethiopie et il est caporal dans la garde royale du Négus. Il porte le dossard 11 et surtout, il court pieds nus, tel qu'il a toujours été habitué à le faire sur les pistes où il s'entraîne.

Un Ethiopien à Rome, dans la capitale de ce pays qui, un quart de siècle plus tôt à peine, a essayer de coloniser par la force sa terre natale, c'est donc plus qu'une performance sportive qu'il lui faut accomplir. Non, il va devoir combattre, comme s'il s'agissait d'une guerre. Combattre, et vaincre, car, comme l'a dit Hailé Sélassié, "Vaincre à Rome serait comme vaincre mille fois"...

Mais, pour y parvenir, pour franchir en vainqueur la ligne d'arrivée, située sous l'Arc de Constantin, il va lui falloir décrocher ses concurrents, être le plus rapide, mais surtout le plus endurant, profiter d'un terrain qu'il connaît sur le bout des orteils, grâce à la préparation exceptionnelle que lui a prodiguée son entraîneur, Onni Niskanen, un Suédois que Abebe Bikila appelait Papa...

Le reste, c'est l'histoire de l'olympisme et du sport, c'est surtout la trame du roman de Sylvain Coher. En effet, le romancier a calqué son texte pour qu'il puisse être lu dans le temps de la course, soit pour le vainqueur, 2 heures, 15 minutes et 16 secondes. Jamais personne n'avait couru le marathon aussi vite, jusque-là, même avec des chaussures aux pieds...

Oui, "Vaincre à Rome" est un livre à lire d'une traite, expression qu'on emploie souvent, même quand ce n'est pas tout à fait vrai, et qui est censée dire tout l'intérêt qu'on a porté à sa lecture, puisqu'on n'a jamais fait de pause. Or, ici, c'est plus un conseil qui est donné, puisque c'est le pas d'Abebe Bikila qui donne le rythme au lecteur.

Mais que raconter, alors, pendant deux heures et quart ? Disons-le tout de suite, "Vaincre à Rome" n'est pas un reportage, une recension de la course romaine, même si cet aspect fait évidemment partie du livre. Il s'agit d'un roman sur le sport, mais ce n'est pas que cela, et d'ailleurs, la licence romanesque va permettre à Sylvain Coher de s'aventurer ailleurs que sur le parcours du marathon.

Pourtant, il prend le parti pris de faire d'Abebe Bikila son narrateur. Un narrateur pourtant un peu spécial, sans faire injure au futur champion olympique (qui conservera son titre quatre ans plus tard, chose exceptionnelle), car s'il est concentré sur son effort, s'il est à l'écoute de son corps, s'il observe ses adversaires, s'il guette le moment décisif où il fera la différence, il lui arrive de digresser.

Remarquez, je romance moi-même, car je n'ai pas vraiment idée de ce que seraient mes pensées si je devais courir plus de 42 kilomètres (encore faudrait-il que j'en sois capable !). Mais, ce sont aussi ces réflexions, profondes, pleines d'érudition, qui donnent de la chair et de la force au récit de cette course devenue mythique.

La part la plus importante concerne évidemment l'Histoire, et une histoire qui est encore assez récente, Abebe Bikila, jeune enfant, l'a vécue : la campagne d'Abyssinie, lancée par Mussolini pour faire de l'Italie fasciste un nouvel empire, digne de ses voisins européens... Une guerre absurde, qui a laissé bien des traces en Ethiopie.

Abebe Bikila est en mission, il court "pour laver l'affront et pour renouveler l'audace" (un mot qui revient plusieurs fois, porteur d'une grande force). Le caporal éthiopien est là pour faire au peuple italien le plus éclatant des bras d'honneur, en remportant une victoire éclatante et sur leurs propres terres, cette fois.

Qui plus est sur un parcours qui rend évidemment hommage à la Rome antique, empruntant, par exemple, la Voie Appienne, mais doit aussi traverser les vestiges du fascisme. Par exemple en passant par l'EUR, ce quartier sorti de terre sous Mussolini et qui devait être la vitrine de l'Italie fasciste lors de l'Exposition universelle en 1942.

La course "est un nouveau type de combat pour un nouveau type de guerre", nous dit Abebe Bikila dans le roman. Une guerre coloniale, une guerre d'émancipation, on l'a compris, dans un cadre qui se veut pourtant pacifiste, celui des JO (même si son histoire a parfois eu du mal à conserver cette ligne et même si des auteurs, comme Pierre Pelot par exemple, en ont fait une véritable guerre)...

Certes, la victoire d'Abebe Bikila est une victoire sportive, et non militaire, mais on ne peut lui enlever sa forte dimension politique, d'autant qu'elle va se dérouler sous les yeux du monde, les JO de Rome sont les premiers à bénéficier d'une couverture télévisée en direct. Le guerrier discret attend son heure, mais il a préparé soigneusement son coup et l'or ne peut lui échapper...

Alors oui, ce marathon est une bataille, une bataille qui dépasse sans doute le cadre de la simple relation entre l'Italie et l'Ethiopie : la victoire d'Abebe Bikila, c'est la victoire de l'Afrique sur l'Europe impérialiste et colonialiste, alors même que les empires sont en train de se lézarder, de se disloquer. Et voilà pourquoi les mots de Senghor vont si bien à l'ancien berger éthiopien...

Cet aspect, on le retrouve d'une autre manière dans "Vaincre à Rome", nettement moins réjouissante, celle-là. C'est la question du racisme. Pendant que Abebe Bikila court, observe ses adversaires et devise, comme en aparté, le lecteur a aussi le droit à quelques intermèdes, directement tirés des commentaires de la course, en particulier ceux du journaliste Loys Van Lee.

La France reste une nation colonialiste, et la période est mouvementée. Et cela va se cristalliser au cours d'un homme : Rhadi, cet athlète marocain, l'un des favoris, rejeté car il a préféré courir pour le Maroc, et non pour la France ! Scandale, honte ! Quant à Abebe Bikila, inconnu au bataillon, il est invisible (et vous verrez à quel point ce mot est juste...).

Cette condescendance occidentale, Abebe Bikila va la renvoyer au terminus des prétentieux, mais il va aussi ouvrir la voie à toute une génération d'athlètes qui, bientôt, vont truster les médailles sur les courses de fond et de demi-fond. Si le nom d'Abebe Bikila n'est peut-être plus aussi connu des générations actuelles, il reste un emblème et un champion hors norme.

Je me suis vite lancé dans les sujets très sérieux, autour de l'histoire et de la politique, mais ce roman n'est pas que cela. Bikila/Coher évoque aussi la littérature, la musique, la philosophie au cours de ces deux heures et quart de course. Et c'est très intéressant, quelquefois surprenant, toujours enrichissant. Et pour qui en douterait, on est non seulement dans un roman, mais dans de la littérature.

Citations, références, morceaux de musique (on y reviendra en conclusion de ce billet), il s'en passe des choses pendant cette course, qui semblent bien loin de l'événement sportif. Et pourtant, qu'il est bon, qu'il est sain de rappeler qu'il n'y a pas de raison d'opposer le corps et l'esprit, le physique et l'intellectuel, qu'on peut aimer les deux, marier les deux.

Encore une fois, "Vaincre à Rome" n'est pas un documentaire sportif. Ce n'est pas plus un portrait ou une biographie d'Abebe Bikila, même si on en apprend beaucoup sur lui et sa vie d'avant ce moment de gloire. C'est un roman qui s'inscrit dans un cadre sportif, qui ne néglige pas la course elle-même et ses moments décisifs, mais ce n'est pas que cela, loin de là.

Oui, j'ai beaucoup parlé des choses fortes, qui dépasse le simple cadre sportif, mais Sylvain Coher ne néglige pas l'anecdotique, vous le verrez, car on a beau préparer les choses au mieux, et le boulot de Niskanen aura été décisif, c'est certain, même s'il a fallu la forme, l'endurance et la motivation de Bikila pour décrocher l'or, il se passe toujours des imprévus...

Il faut rappeler que si Bikila passe inaperçu, c'est parce qu'il est tout neuf au plus haut niveau, il n'est marathonien que depuis peu et n'a guère de référence. Son inexpérience, on va la retrouver dans le fait qu'il ne connaît pas ses adversaires autrement que par les mots de son entraîneur et n'a que les dossards pour se repérer, ce qui va entraîner un incroyable quiproquo.

Oui, cette course est hors norme à tant de point de vue qu'on comprend qu'elle ait pu inspirer un romancier comme Sylvain Coher. Sa réussite, c'est justement de mêler tous ces sujets sans nous perdre, et sans perdre de vue l'objectif qui reste la victoire et le titre olympique. Et "Vaincre à Rome" n'est décidément pas un livre tout à fait comme les autres.

Ces deux heures quinze filent entre nos doigts, sous nos yeux, au gré des pensées de cet athlète sûr de sa victoire, sachant parfaitement à quel endroit il portera l'estocade. Il est fort, et en même temps assez naïf, il est déterminé, alors que le climat pourrait lui être rapidement hostile. Il est magnifique, sa foulée déliée, jamais heurtée...

C'est presque naturellement qu'il s'inscrit dans la lignée des vainqueurs du marathon, depuis les Jeux antiques, jusqu'à l'ère moderne, digne successeur de Spiridon Louis, vainqueur en 1896 (et déjà évoqué sur ce blog, grâce à Philippe Jaenada), ou encore de Juan Carlos Zabala, vainqueur en 1932, le jour de la naissance d'Abebe Bikila... Destin, vous avez dit destin ?

On ne peut sortir de cette lecture qu'en respectant et qu'en admirant un peu plus ce personnage entré dans une légende moderne, celle du sport. En ayant aussi envie d'aller voir des photos ou des films montrant Abebe Bikila, le montrant en train de courir, pieds nus, sans effort apparent, avec une sérénité qu'on lui envie.

Sylvain Coher s'est fixé pour objectif d'évoquer ce moment particulier, de borner son récit à cette course et de ne pas explorer au-delà, ce que je comprends et respecte. Néanmoins, et ce n'est pas la première fois que je fais cette remarque sur le blog, je reste frustré qu'on ne parle pas du tout de l'après. Pas dans le corps du roman, mais pourquoi pas en annexe ?

Car si Rome 1960 marque l'entrée d'Abebe Bikila au panthéon olympique, son destin fut par la suite tragique, en raison d'un très grave accident de voiture, dont il ne se remettra jamais et dont les séquelles causeront sa mort en 1973, à seulement 41 ans... Abebe Bikila, héros tragique aux pieds nus, immortel champion et héros d'une Nation, d'un continent...

Ses pieds nus... C'est malheureusement devenu une formule un peu cliché, hélas, et pourtant, ce n'est pas rien... Dans le roman, on entend chanter Bing Crosby... "Swinging on a star" passe à la radio tandis que les marathoniens courent... Et l'on entend le crooner chanter "His shoes are a terrible disgrace (...) would you like to swing on a star ?"

Et même si la chanson n'a vraiment, mais alors vraiment rien à voir avec un marathon, un athlète éthiopien courant pieds nus et se balançant sur les anneaux olympiques, les victoires symboliques et l'audace, oui, l'audace, encore l'audace, toujours l'audace, eh bien Bing Crosby est un bon point final à ce billet, même si la logique serait d'écouter l'hymne éthiopien pendant que montent les drapeaux...




Le triathlon littéraire :
- la natation.
- le cyclisme.

samedi 21 septembre 2019

"Dimanche, (...) je serai dans un tiroir de la morgue ou porteur du maillot jaune, vainqueur du Tour de France".

Deuxième épreuve de notre triathlon littéraire, avec le cyclisme. Et quoi de mieux qu'un roman ayant pour cadre le Tour de France, sans doute la plus grande course au monde ? C'est le cas de notre roman du jour, signé par un écrivain mexicain et qui a pour personnage principal un des coureurs du Tour... "Mort contre la montre", de Jorge Zepeda Patterson (en grand format dans la collection Actes Noir des éditions Actes Sud ; traduction de Claude Bleton), est un polar qui nous plonge au coeur du peloton, et plus largement du milieu cycliste, avec ses personnages, ses codes, ses règles tacites, ses hiérarchies, ses champions et ses "gregarios"... Mais aussi tout le personnel qui encadre les équipes et permet, pendant trois semaines, que tout se passe au mieux. Sauf que, cette fois, il y a comme un hic... Et même plus d'un... Un polar mené par un des membres du peloton pour essayer de comprendre qui fausse le jeu de la pire des manières... Et un suspense sportif, jusqu'au dernier kilomètre, pardon, chapitre...



Le Tour de France s'est élancé d'Utrecht, avec au sein du peloton un immense favori : l'Américain Steve Panata, qui vise une cinquième victoire dans l'épreuve, ce qui lui permettrait de rejoindre au palmarès les légendes du cyclisme que sont Anquetil, Merckx, Hinault et Indurain... A ses côtés, une des équipes les mieux structurées du peloton, entièrement dédiée à son service.

A commencer par Marc Moreau, son plus fidèle complice. Onze années qu'ils courent sous les mêmes couleurs, onze années que Marc est le principal lieutenant de Steve, et même l'un des artisans de ses plus grandes victoires. Marc Moreau est ce qu'on appelle en jargon un "gregario", un coureur dont la mission est de se dédier corps et âme pour son leader.

Marc Moreau a, à ce titre, un profil bien particulier : né en Colombie, il a grandi à Medellin et y a découvert le vélo. Ayant fait son apprentissage en altitude et dans les montagnes environnantes, il est devenu un grimpeur naturel, ce que n'est pas Steve Panata. Marc Moreau est son garde du corps dans les étapes les plus difficiles, lors des ascensions longues et les plus escarpées...

Et lorsqu'on n'est pas en montagne, il lui faut le mettre à l'abri du vent, surveiller ses rivaux, s'assurer qu'il a à manger et à boire en suffisance ("porteur d'eau" est un synonyme de gregario), le protéger des chutes... Un boulot à plein temps pour Marc, qui s'en satisfait, même si pour cela il a sacrifié ses ambitions personnelles, lui qui aurait pu être un leader dans n'importe quelle autre équipe...

Mais leur amitié, leur complicité en course, l'habitude, peut-être aussi le fait de mieux vivre caché que sous les projecteurs (la fameuse pression) ont fait que Marc Moreau est resté un gregario. Attention, le meilleur du peloton ! Un maillon essentiel dans les succès de son leader, sur le Tour de France et ailleurs.

Les premiers jours de courses se déroulent sans souci, mais avec une certaine tension : on sait très bien que la moindre erreur pourrait coûter la victoire finale. Or, il y a des pavés au menu, des étapes peu accidentées, mais où les pièges restent nombreux. Il faut rester caché, en attendant les étapes phares, où les cadors s'expliqueront...

Pourtant, lors de l'arrivée de la 7e étape, à Rennes, tout bascule : Marc Moreau apprend la mort d'un des principaux rivaux de Steve. Saül Fleming a été retrouvé dans la baignoire de sa chambre d'hôtel et si le drame a l'apparence d'un suicide, la police croit plutôt à une mise en scène... Fleming a été assassiné, le commissaire Favre, chargé de l'enquête, en est sûr.

Un Favre qui est venu à la rencontre de Marc Moreau, et lui précisément. Pour une bonne raison : après son enfance en Colombie, Marc est venu vivre en France, avec son père, militaire de carrière. A son tour, le jeune homme s'est enrôlé et a fait quelques années de service, au cours desquelles, il a rencontré son mentor, le colonel Lombard, qui est resté son entraîneur personnel toutes ces années.

Après cet épisode militaire, Marc Moreau est donc devenu cycliste professionnel, mais c'est sa vie d'avant qui intéresse Favre. Son expérience a donné une idée au policier : faire du coureur un infiltré au coeur du peloton pour essayer de glaner renseignements et indices. Qui connaît mieux les coureurs qu'un de leurs adversaires ?

Mais ce qui sidère Marc Moreau, c'est d'apprendre que l'enquête de Favre dépasse le meurtre de Fleming. Il semblerait que ce Tour de France soit émaillé de nombreux incidents, trop nombreux pour être des coïncidences. Avant même le départ d'Utrecht, puis depuis la première étape, plusieurs des favoris de la courses, rivaux directs de Steve Panata, ont été poussés au forfait ou à l'abandon...

Y aurait-il une machination à l'oeuvre pour favoriser tel ou tel coureur ? La prochaine cible pourrait-elle être Steve Panata ? Marc Moreau va devoir redoubler d'attention, car il va lui falloir protéger son leader sur le vélo, mais aussi hors course, et pas seulement des aléas dont se méfient les coureurs cyclistes, mais de menaces dépassant les règles du sport...

Si Jorge Zepeda Patterson n'a pas élaboré son propre parcours (il a en fait repris celui du Tour 2015), il a en revanche réinventé le peloton. Difficile d'utiliser les noms des équipes actuelles, qui sont en fait des marques, mais aussi de mêler de véritables champions à cette histoire. Alors, l'auteur crée sa propre course, avec ses figures, ses favoris, ses outsiders et ses fameux gregarios.

Car c'est l'une des originalités de ce livre : le projecteur n'est pas fixé sur les favoris, mais bel et bien sur un équipier, certes modèle et capable, s'il le voulait, d'accéder au statut de leader, mais un équipier tout de même. Mieux que cela : Marc Moreau n'est pas seulement le personnage central de "Mort contre la montre", il en est le narrateur.

Cela renforce la sensation d'immersion au coeur du peloton, avec des passages retraçant la course comme si on pédalait nous aussi (enfin, on est moins crevé une fois passée la ligne d'arrivée, il faut le reconnaître...). Et puis, on peut aussi découvrir ce que l'on ne voit pas lorsqu'on suit le Tour de France à la télé, les coulisses, la vie quotidienne des équipes et les acteurs de l'ombre.

J'ai évoqué Lombard, mais il n'est pas le seul à apparaître dans le cours du roman. On peut citer Fiona, la compagne de Marc Moreau, qui est aussi, chose assez peu courante, une des mécaniciennes de l'équipe, et une fine connaisseuse du milieu cycliste ; il y a aussi Giraud, le directeur sportif de Steve et Marc, personnage inflexible qui fixe les règles et entend faire respecter sa hiérarchie.

Et puis, il y a tous ceux qui travaillent avant, pendant et après les étapes, pour entretenir le matériel, soigner les coureurs, les nourrir, les vêtir, etc. Tous ceux qui font que, pendant trois semaines, les membres de l'équipe n'ont plus qu'à se concentrer sur leur rythme de pédalage, leur récupération et les stratégies mises en place pour prendre du temps aux adversaires.

Le Tour de France, c'est un gigantesque barnum, auquel on doit ajouter les suiveurs, journalistes, sponsors, public, etc. Un monde relativement ouvert, en comparaison d'autres sports professionnel, où l'on accède assez facilement aux coureurs. Un spectacle gratuit qui, malgré les scandales récents, continue de faire recette.

A ce propos, on peut saluer Jorge Zepeda Patterson qui ne fait pas un roman sur le cyclisme pour le centrer sur le dopage. La question est posée, c'est une des causes d'élimination de certains favoris, mais peut-être vraiment à l'insu de leur plein gré, ceux-là. On n'est pas dans "Le Tour de France n'aura pas lieu", que Jean-Noël Blanc avait écrit dans la foulée du scandale Festina...

Non, "Mort contre la montre" est un pur polar situé au coeur de la plus grande course cycliste, et cela marche doublement, car à l'enquête évoquée dans le résumé, vient s'ajouter un autre suspense : qui remportera le Tour cette année-là ? Et dans quelles conditions, puisqu'il semble qu'il s'agisse d'un jeu de massacre ?

Non seulement les fans de cyclisme devrait retrouver ce qu'ils aiment (et peut-être aussi ce qu'ils détestent) dans leur sport préféré, mais c'est un roman qui ne nécessite pas d'avoir une connaissance aiguë de cette discipline, d'être fana de sport ou de consacrer ses mois de juillet à suivre les aventures des "forçats de la route".

On ressent toute la difficulté que représente un tel effort, long de trois semaines et 3500 kilomètres (et encore, la distance a bien diminué au fil des années et des remises en cause liées au dopage), le stress, la gestion de tous les paramètres, et à tout cela, on ajoute un élément supplémentaire, une épée de Damoclès meurtrière...

On découvre les us et coutumes du vélo de haut niveau, les règles tacites existant au sein du peloton, les rivalités, aussi, les terrains différents, où chacun peut tirer son épingle du jeu, mais aussi le fait que c'est un sport de casse-cous. Car les chutes, et la mort récente d'un jeune espoir belge cet été nous le rappelle, peuvent avoir de terribles conséquences.

Le cyclisme est un sport pratiqué par des athlètes d'exception, pas seulement physiquement, mais aussi techniquement : à près de 100km/h dans les descentes, il faut maîtriser sa machine à la perfection... Mais, comme le rappelle Marc Moreau dans le roman, si un cycliste est prêt à mourir, pourquoi ne serait-il pas prêt à tuer ?

Enfin, on découvre les rôles qui sont répartis entre les coureurs composant les équipes. Chacun sa mission, chacun son rayon d'activité, chacun sa place dans la chaîne, sans mauvais jeu de mots. Car c'est bien la complémentarité des équipiers qui fait les grandes victoires. Eh oui, je reviens aux grégarios, puisque c'est tout de même un aspect important de ce roman.

Et un sujet "à la mode", si je puis dire, puisque récemment, deux ouvrages sont venus parler de ce statut si particulier, ces coureurs dont on ne parle pas forcément, mais à qui les leaders doivent beaucoup, et sans doute une bonne part de leurs victoires. Ainsi, en 2015, l'ancien coureur britannique, Charly Wegelius, a publié un livre intitulé justement "Gregario".

Plus récemment, "Equipiers", de Grégory Nicolas (qui est romancier, mais signe ici un récit documentaire), a fait beaucoup parler de lui. Symboliquement, il est préfacé par un leader, Romain Bardet, et l'un de ses équipiers, Clément Chevrier... L'occasion de rappeler que le cyclisme est bien un sport individuel, mais qui se pratique en équipe, ce qui en fait toute sa force et sa beauté.

Cet aspect est central dans "Mort contre la montre", particulièrement à travers la relation entre Steve Panata et Marc Moreau. On peut ajouter la relation entre le directeur sportif et le leader, elle aussi fondamentale pour espérer s'imposer. Mais dans ce genre de cadre, on sait bien que le moindre grain de sable peut gripper toute la mécanique.

L'auteur dresse le portrait de ces deux complices, la star et celui qui le sert, l'idole et celui qui reste dans l'ombre, celui que le public encourage et celui qui trime... Bien sûr, chaque coureur a des aptitudes particulières qui le prédisposent à gagner une course plutôt qu'un autre, à briller sur un terrain et pas sur un autre.

Mais ici, on a deux coureurs d'un niveau très proche. L'histoire du cyclisme a gardé le souvenir de rivalités similaires : Hinault et LeMond, par exemple, ou plus près de nous, Wiggins et Froome, puis Froome et Thomas... Le gregario sait s'effacer, accepter ce statut avec tout ce qu'il a d'ingrat. Et sur cet équilibre fragile, c'est l'équipe entière qui repose...

Jorge Zepeda Patterson rend hommage aux sportifs, à ces athlètes de très haut niveau, très critiqués, victimes du soupçon du grand public (parfois à raison, reconnaissons-le), mais capable d'exploits qui restent longtemps gravés dans les mémoires des suiveurs et du public. Le Tour de France est un miroir déformant, tout y devient plus grand, plus fort.

Mais cela décuple aussi les ambitions et, finalement, comme pour le dopage, ce sont ces ambitions qui peuvent expliquer de tout mettre en oeuvre pour l'emporter. Pour renverser le favori ou, au contraire, asseoir sa légende en décrochant un nouveau titre ? Le maillot jaune les fait rêver depuis l'enfance, mais le porter sur les Champs-Elysées est si rare que cela pourrait rendre fou...

En jouant avec tous les éléments de ce contexte très particulier, en faisant de Favre, un des rares personnages extérieurs au milieu cycliste, un second rôle et non l'enquêteur principal, en semant des fausses pistes et en multipliant les suspects (après tout, chaque coureur ou presque peut viser la victoire finale), Jorge Zepeda Patterson nous offre un polar assez atypique, mais captivant.

Un polar qui s'inscrit dans une tradition somme toute assez classique du polar, car on pourrait y voir une trame à la Agatha Christie, même si cette dernière préférait le surf à la bicyclette. Tout le monde peut-être coupable, et l'enquêteur révélera le nom du ou des coupable(s) une fois la ligne d'arrivée sur les Champs-Elysées franchie, ainsi que le cadre de sa/leur machination...

Je le redis, je pense qu'il n'est pas nécessaire d'aimer particulièrement le sport ou le cyclisme pour apprécier cette lecture, même si avoir une idée, même légère, de ce qu'est une course comme le Tour de France est un plus. Ensuite, on se met dans la roue de Marc Moreau et l'on remonte ce peloton au coeur duquel se cache peut-être un tueur sans scrupule...

Dernier clin d'oeil : "Mort contre la montre" est paru en juin en France, quelques semaines avant le dernier Tour de France. Le roman met en scène un coureur franco-colombien, or cette édition 2019 a vu briller un Français, Julian Alaphilippe, et un Colombien, Egan Bernal, finalement vainqueur... Deux leaders qui ont pu compter sur leurs équipiers pour essayer d'obtenir le maillot jaune.

Dans le respect des règles et de l'adversaire...


Le triathlon littéraire :

"Il retourne à l'eau, la grande matrice. Il se dit que depuis un an, depuis le jour de Bayle, de toute façon, il a changé d'espèce".

Pour les prochains billets, je vous propose une espèce de triathlon littéraire. Oui, vous avez bien lu, un triathlon : natation, cyclisme et course à pied, un roman pour chaque épreuve. Commençons donc par la natation, même si cette discipline sportive n'est qu'un élément dans notre roman du jour, dont le thème principal est le handicap. Avec "Murène" (en grand format chez Actes Sud), Valentine Goby poursuit son exploration du corps, mené depuis plusieurs années et plusieurs romans. Mais cette fois, elle s'intéresse aux corps brisés, abîmés, tronqués, pour s'interroger sur la place des personnes handicapées dans nos sociétés. A travers l'histoire de François, c'est un véritable combat qui s'engage, un combat pour l'intégration, et même, osons le mot, la normalité. "Murène" est aussi un roman qui rend hommage au mouvement paralympique et à toutes celles et ceux qui ont trouvé dans le sport un moyen de surmonter leur handicap...



A 22 ans, François Sandre pourrait être ingénieur, mais une fois son diplôme obtenu, il l'a envoyé aux orties pour se lancer dans une vie professionnelle bien différente : travailler sur des chantiers à travers la France, plutôt que de les concevoir. Une vie ouvrière qui semble ravir le jeune homme, athlétique et un brin casse-cou, ainsi que le fait de ne jamais se poser très longtemps au même endroit.

Il est heureux, François, qui est revenu à Paris. Sa vie se déroule entre sa famille et son atelier de couture, le dernier chantier en date et Nine, la jeune femme dont il est éperdument amoureux. Une relation qu'il tient secrète pour l'instant, mais dont il goûte chaque instant avec une passion pour laquelle il se sent prêt à toutes les acrobaties.

Mais l'hiver 1956 est rude en France, autant que l'hiver 1954 que l'appel de l'Abbé Pierre a déjà fait entrer dans l'histoire. A Paris, les chantiers sont à l'arrêt, le froid les rend trop dangereux. Alors, pour meubler son congé intempéries, François a accepté d'aller donner un coup de main à un cousin. Ce dernier travaille pour une scierie de Charleville-Mézières, dans les Ardennes.

Il embarque donc dans le camion conduit par le dénommé Toto pour un périple un peu pénible, entre boucan infernal, froid glacial et plaques de verglas traîtresses... Mais plus la journée avance et plus la moyenne diminue, jusqu'à ce que le dix-tonnes s'arrête en rase campagne... Une panne malvenue, qui va nécessiter une intervention... A condition de trouver quelqu'un !

François est chargé de partir en expédition, à la recherche d'un garagiste, ou au moins d'un village où il pourra trouver du secours. La nuit tombe, et la seule chose que trouve François, c'est une voie ferrée. Il la suit, espérant remonter jusqu'à une gare, mais il ne trouve qu'une voie de garage, où stationnent des wagons.

Il décide de monter sur le toit de l'un d'entre eux, espérant apercevoir enfin un peu de vie en prenant un peu de hauteur. Funeste erreur, car ce que François ignore, c'est que cette région est l'une des premières à être équipée de lignes de chemin de fer électrifiées à très haute tension. A peine est-il sur le toit du wagon qu'un arc se forme...

Il faudra plusieurs heures avant que, par hasard, une fillette ne découvre le cors de François, allongé dans la neige. Il n'est pas mort, mais le choc électrique a eu des conséquences terribles sur son corps. D'abord, sa mémoire est littéralement effacée, François est amnésique. Tout son organisme a souffert, mais les principaux organes ont tenu le choc.

Mais le plus grave, ce sont les brûlures... 25000 volts sont passés dans son corps et ont laissé d'effroyables séquelles. Ses bras ont été carbonisés, au point que le chirurgien a choisi de l'opérer au plus vite... Face à cette situation inédite, il n'a pas hésité longtemps, avant de faire ce qui lui semblait le mieux pour la santé du patient...

Il a donc amputé François de son bras gauche, en attendant de savoir comment son état, très inquiétant, évoluera. Le médecin est très pessimiste, il ne le cache pas à Mum, la mère de François, qui a accouru dans l'est dès la nouvelle de l'accident reçue. Il faut peut-être même se préparer au pire à brève échéance.

Il faudra aussi amputer son second bras. Comme le premier, tout entier, depuis l'épaule, sans même laisser un moignon... Mais pour le reste, voilà un patient à la constitution des plus solides, car il va se remettre, oui, c'est sûr... Oh, le chemin sera long, pavé de souffrances. Le corps, mais aussi l'esprit. La mémoire, amputée de plusieurs mois, elle aussi, mais surtout, le moral...

Ce dernier est salement atteint, François broie du noir, peine à s'inventer un avenir dans ce corps mutilé, irrémédiablement mutilé... Il n'est pas mort, certes, mais est-il encore vivant ? Peut-on vivre dans de telles conditions, privé de ses bras, privé de toute autonomie, contraint de vivre aux crochets de sa famille, incapable de plus rien entreprendre ?

"Murène", c'est le récit de cette impossible convalescence, au cours de laquelle François va devoir remettre en marche son corps diminué, mais sans doute plus encore son esprit. Une sévère dépression nourrie par la certitude de ne plus être un être humain à part entière, de ne plus être... normal, d'être désormais en marge de la société...

Et puis, comme le laisse entendre le titre de ce billet, François va connaître une espèce de renaissance. L'accouchement, si je puis dire, sera difficile, mais c'est belle et bien une nouvelle vie qui va s'ouvrir devant lui. Lui, le sportif, l'acrobate, l'homme au nom de poisson, n'avait jamais éprouvé le besoin d'apprendre à nager. Jusqu'à ce qu'il ressente une forte envie de plonger dans l'eau...

C'est donc par la natation que va passer cette renaissance, idée paradoxale lorsqu'on se retrouve privé de ses deux bras, et pourtant ! Pourtant, l'homme mort dans la neige ardennaise va pouvoir revivre dans le corps d'une murène, dans l'eau qui le libère de bien des contraintes. Et, peu à peu, grâce à la natation, il va entamer son long voyage vers... la normalité ?

Le mot est tellement devenu difficile à employer qu'on hésite à le faire. Ici, pourtant, c'est le cas, et cela passe d'abord par le regard des autres, plus encore par l'acceptation de ce regard (il y a une scène extraordinaire à ce propos dans un restaurant où François déjeune avec Bertrand, un garçon plus jeune qui souffre du même handicap), mais aussi par un retour à l'activité.

Le travail, oui, retrouver une activité professionnelle, ce sera un des socles. Et puis, le sport. D'abord au sens d'activité physique (là encore, scène remarquable de la photo de groupe des nageurs avec lesquels s'entraîne François, quelle leçon de vie !), puis dans un cadre différent, celui de la compétition. Parce que la normalité passe aussi par le fait d'être champion à part entière, on y reviendra.

Mais avant, intéressons-nous au corps, puisque c'est le thème de prédilection de Valentine Goby. Son regard, ses réflexions sur le corps sont au coeur de son travail de romancière, mais plus particulièrement le corps de la femme. Or, avec "Murène", cela change, puisqu'il ne s'agit plus du corps sexué, mais du corps endommagé.

On voit François, dans les premières pages du roman, jouer les acrobates sur les échafaudages, jouer de ce corps alerte, musclé, un corps en pleine force de l'âge. Le même qu'il va hisser sur le toit du wagon ardennais... François n'est pas un athlète, un sportif, mais c'est un quelqu'un qui travaille sur des chantiers et son corps est son outil de travail.

Finalement, notre corps, on ne le remarque que lorsque quelque chose ne va pas. C'est quand il dysfonctionne qu'on se rend compte à quel point on a besoin de lui. Lorsque François émerge de son coma et découvre qu'il n'a plus de bras, il ne lui faut pas longtemps pour comprendre les conséquences, se sentir plus mort que vivant. Ou en tout cas, totalement inutile.

Il y a une image terrible qui s'impose : celle du mannequin Stockman, qu'il a toujours vu dans l'atelier familial. Vous savez, ces mannequins représentant juste un torse, sur lesquels les couturières peuvent travailler comme si c'était un corps. Mais un corps démembré, un torse sans le prolongement des bras, voilà comment se voit François après son accident...

Le roman se déroule en 1956, ce n'est pas anodin : la guerre est encore proche, on en voit encore les conséquences. Pas tant de gueules cassées que lors de la précédente, mais de nombreux mutilés, ayant perdu un membre au combat. Et c'est justement dans ce registre que François, qui se considère plus mort que vif, va puiser son vocabulaire, lorsqu'il doit reprendre vie.

Oui, ce qu'il engage, c'est un véritable combat, dont l'issue lui paraît d'abord inévitable : la défaite. Il va falloir qu'on s'emploie autour de lui pour lui faire reprendre espoir, le pousser à se battre. Quant à son corps, il le définit comme le champ de bataille, comme le premier champ de bataille, même. C'est sur ce terrain qu'il faut aller décrocher la victoire décisive.

Mais que la tâche est rude ! Rude au point de considérer que son corps est aussi l'ennemi. Pire : le traître. Le collabo ! Je sors ce dernier mot du livre, il revient à plusieurs reprises, d'ailleurs, en particulier au début, lorsque François préférerait être mort et que son corps, lui, refuse de céder, donne au contraire des signes d'amélioration...

Le corps, il est au coeur de "Murène", mais pas dans sa forme idéale, parfaite. Il ne s'agit pas juste de sortir des canons en vigueur, mais de défauts irrémédiables (la question de la prothèse est un des sujets importants dans le retour à la vie de François), qu'il faut accepter et faire accepter aux autres. Car même abîmés, ces corps peuvent être utiles. Utiles, et beaux, aussi !

Oui, beaux, car c'est aussi l'objet de ce roman, celui de nous aider, nous, valides, à surmonter nos préjugés, et particulièrement les réactions que l'on peut avoir en voyant quelqu'un comme François. Parce que la normalité passe aussi par là : l'indifférence, au lieu du dégoût... "Murène", c'est un livre qui s'adresse peut-être surtout à ceux qui ont la chance d'avoir un corps intact, pour une prise de conscience.

A l'origine de "Murène", il y a des images sur un écran de télévision. Celles de Zheng Tao, un nageur chinois, champion paralympique à Rio, en 2016. Un nageur privé de bras, mais qui dégage aux yeux de la romancière beauté et grâce... Elle aurait pu écrire sur cet athlète, mais elle a fait un choix différent, celui de la pure fiction.

François Sandre est entièrement né de l'imagination de Valentine Goby qui l'a construit pour servir un propos. A ce titre, le choix de placer l'action en 1956 est une nouvelle fois importante : pour des questions de contextes, de techniques, en particulier pour tout ce qui touche aux prothèses, encore rudimentaires, de place du handicap dans la société, etc.

Et puis, pour un élément qui va tenir une place non négligeable dans "Murène" : la naissance d'un mouvement handisport, qui deviendra même paralympique à partir de 1960. Dans cette période d'après-guerre, le sport est vu comme un outil de réhabilitation pour ceux qui ont été mutilés pendant la guerre. Jusqu'à la création, en 1948, des jeux de Stoke Mandeville, en Angleterre...

On découvre alors toutes les difficultés à la pratique du sport lorsqu'on est invalide, mais aussi la joie que cela peut procurer, et même un esprit de compétition chez certains très puissant... Mais on comprend aussi à quel point il est difficile de structurer un tel mouvement, tant les handicaps sont nombreux, divers, tant sur le plan physique, que moteur ou encore mental...

On prend conscience de beaucoup de choses, au-delà de la simple histoire de François, du simple cadre romanesque. Valentine Goby se joue même de nous en nous réservant quelques surprises, dans cet objectif paralympique qui, petit à petit, va s'installer. Mais son but reste le même : mener ses personnages à la résilience et même à la renaissance.

En exergue du livre, on trouve une phrase d'Ovide, tirée des "Métamorphoses", qui fait écho à la citation placée en titre de ce billet. Cette idée est fondamentale, pas seulement pour l'idée de renaissance, mais simplement pour échapper à l'idée du monstre, qu'on croise également dans le livre. Une notion maniée avec un certain humour, même s'il est toujours teinté d'amertume.

"Un monstre dans un club de monstres", dit François, lorsqu'il adhère à son club de natation pour invalides. Et les premiers temps sont durs, pour le jeune homme, qui peine à assumer son corps tel qu'il est devenu, quand les autres semblent déjà évoluer... comme des poissons dans l'eau. Ce travail d'acceptation, aussi long et peut-être plus ardu que la rééducation, d'ailleurs...

Je vais terminer ce billet sur une question d'écriture : le recours de Valentine Goby aux énumérations, très présentes dans le roman, dès le début, d'ailleurs. Et qui fonctionnent comme une espèce de baromètre : ces successions de termes, parfois flirtant avec l'inventaire à la Prévert, donnent une idée claire de l'état d'esprit du moment de François.

Dans le fond, comme dans la forme, dans le choix des mots, noms et verbes, dans l'ordre, même le rythme avec lequel ces énumérations s'écoulent, on voit changer l'humeur du personnage, on voit évoluer aussi son moral. On le voit tomber au plus bas et entreprendre la remontée vers un avenir, ah, l'avenir, dont on a un aperçu dans la dernière partie...


Le triathlon littéraire :

vendredi 20 septembre 2019

"Il me semble, de plus en plus clairement que vous êtes de ceux qui sont marqués par les dieux".

Pour être franc, cette phrase de titre évoque sans doute plus l'ensemble du cycle dont fait partie notre roman du jour que ce deuxième tome lui-même. C'est une impression qui m'a suivi depuis la lecture du premier volet du "Cycle de Syffe", "L'Enfant de poussière", et que ce deuxième tome, "La Peste et la Vigne", de Patrick K. Dewdney (en grand format au Diable Vauvert) n'a fait que renforcer. Ai-je raison ou tort ? Les tomes suivants nous le dirons, même si je dois reconnaître que j'ai coupé la citation très tôt : j'aurais pu ajouter les mots suivants qui laissent entendre qu'un destin comme celui de Syffe ne peut que mal se finir... Là encore, l'avenir nous le dira. Mais, force est de reconnaître que depuis sa naissance, la vie ne fait aucun cadeau à ce garçon et, s'il doit accomplir un destin, comme on peut le penser, il lui aura fallu parcourir un véritable calvaire auparavant... Et la deuxième station, la voici, qui nous entraîne jusqu'à un final spectaculaire, inattendu et marquant sans doute un tournant dans cette histoire...


Après avoir été fait prisonnier, marqué comme du bétail et réduit en esclavage, Syffe passe cinq années terribles dans des mines, à Iphos. Là, triment six milliers d'êtres humains, si l'on peut encore les appeler ainsi, issus des différents peuples de la région et victimes des guerres qui se déroulent sans cesse entre les uns et les autres.

A son tour, Syffe découvre la besogne sale, épuisante et dangereuse, dans le labyrinthe creuse à même la terre pour en extraire le minerai. Mais il n'a pas vraiment conscience de cette terrible situation, marqué par les événements qui l'ont mené ici, traumatisé par la mort de son ami et mentor, Uldrick, et la nouvelle disparition de Brindille, dont le sort lui a brisé le coeur.

Alors, il erre plus qu'autre chose, dépourvu d'espoir, ayant abandonné l'idée même de sortir de là. Il faut qu'on lui confie une mission bien particulière, celle d' "ankoï", le porteur de lumière, pour qu'il émerge enfin de son marasme et commence à nouer des liens avec certains de ses compagnons d'infortune.

Encore adolescent, et malgré les privations, le corps de Syffe continue de se développer. il grandit, quitte l'enfance, s'approche de l'âge adulte... Suite à une révolte, il retrouve le grand air, en devenant bûcheron à la place de ceux qui ont échoué à se libérer et ont fini sur un gibet. Si ce n'est pas une libération véritable, ce nouvel état lui convient mieux, lui permet d'échapper à la promiscuité...

Peu à peu, Syffe revient à la vie, même si tout cela peut paraître illusoire, en trompe-l'oeil. Mais le grand air, le travail dans les bois, tout cela pourrait lui rappeler l'époque où, avec Uldrick, il avait vécu hors du monde, en autarcie... Pour autant, il reste un esclave, à la merci de ses maîtres, de la violence, de la malnutrition, des maladies...

L'une d'elle ne va pas tarder à s'abattre sur la région... La peste marquaise réapparaît périodiquement pour y causer à chaque fois la dévastation parmi les populations. Et le camp dans lequel vit Syffe ne va pas échapper à l'épidémie, qui va trouver là un terrain idéal pour se déchaîner, parmi ces êtres fragilisés par la faim, les mauvais traitements, la fatigue...

Syffe, qui n'a pas encore 18 ans, assiste, impuissant, à l'horreur absolue : la maladie ne laisse que peu de chance aux prisonniers, et même à ceux qui les encadrent. Voyant disparaître les uns après les autres ceux avec qui il a noué des liens, Syffe imagine que son tour ne va pas tarder à venir et qu'à son tour, il souffrira le martyre avant de partir, comme les autres...

Effectivement, le jeune homme commence à développer des symptômes évidents montrant que Syffe a contracté à son tour la peste marquaise. Mais, paradoxe suprême, ou signe du destin (oserons-nous dire : providentiel ?), c'est bel et bien la peste qui va libérer Syffe de l'esclavage, auquel il s'était résolu au point d'abandonner toute perspective d'avenir, et lui permettre de reprendre sa route...

Mais, si Syffe survit, contre vents et marées, contre guerres et pestilences, contre tout ce que l'être humain peut imaginer pour soumettre et faire souffrir ses congénères, il n'est plus l'enfant, l'orphelin des débuts du cycle, il n'a même plus guère d'idéal pour le porter... Il est un être différent, un jeune adulte perdu, solitaire et désirant le rester, qui va devoir renouer les fils de son existence...

Bon, la peste, elle est là, et c'est normal, puisque c'est vraiment l'événement marquant de la première partie du deuxième tome du "Cycle de Syffe". Pour la vigne, là, il vous faudra vous lancer dans la lecture de ce roman, mais entre les deux, il se passera bien des événements dans la vie d'un Syffe métamorphosé, sombre et plus antihéros que jamais, marcheur solitaire à qui il ne faut pas chercher noise.

Bien sûr, les années ont passé depuis qu'on a fait la connaissance du jeune orphelin de Corne-Brune, vivant dans une ferme avec des amis, insouciant et finalement, assez heureux, jusqu'à ce que tout parte en quenouille et qu'il se retrouve projeté dans une vie qui n'est pas du tout celle à laquelle il semblait se destiner. Jusqu'à ce qu'il perde le contrôle de son existence.

Mais, Syffe reste encore un jeune homme, au seuil de l'âge adulte, même s'il ne semble plus rien avoir de cet enfant plein de vie, curieux et téméraire. Un garçon qui paraît avoir tout perdu, sauf le souffle vital. Et, d'une certaine manière, le contrôle de son existence : lorsqu'il quitte Iphos, plus personne ne lui dicte son comportement, il est... libre, terriblement libre.

On est tôt dans ce cycle, encore, puisqu'il devrait y avoir sept tomes, et pourtant, on a déjà un personnage central qui a profondément changé. Certes, malgré les aléas, "L'Enfant de poussière" était le récit d'un apprentissage, chaotique, en plusieurs étapes clairement distinctes, mais un pur roman initiatique, dans la tradition du genre.

Avec ce deuxième tome, on entre dans une phase sensiblement différente. J'avais évoqué dans le billet sur "L'Enfant de poussière" la question de l'anarchie, évoqué à travers les Vars, peuple dont était issu Uldrick, et leur mode de vie bien particulier. J'ai le sentiment qu'on retrouve cela dans "La Peste et la Vigne", avec ce "nouveau" Syffe.

Allons même un cran plus loin : Syffe est devenu une espèce de... punk ! Uldrick lui a enseigné, entre autres choses, la possibilité de vivre sans dieu ni maître, et son expérience dans les mines d'Iphos a gravé dans son esprit l'idée qu'il n'y a pas de futur... C'est un personnage sombre et en marge du monde que l'on retrouve et que l'on va accompagner.

Il faudrait ajouter un élément très important à cette brève description : son impression d'être entouré de fantômes. Si jeune et déjà suivi par un cortège de morts, dont le souvenir ne s'est jamais effacé, même au pire de la tourmente, même aux plus douloureux moments à Iphos. Et avec ces morts, une culpabilité qui le ronge, plus corrosive encore parce qu'il sait qu'il ne peut rien faire pour changer cela.

Ces aspects-là, ainsi que le fait que toute joie de vivre semble avoir fui Syffe irrémédiablement, je ne les invente pas, ils sont explicitement évoqués dès le début de "La Peste et la Vigne", en particulier ces fantômes, dont il ressent la présence. Syffe est devenu un personnage morbide, sans doute pas suicidaire, car sinon il serait passé à l'acte (et ce cycle aurait été... bizarre), mais mal, très mal...

Il se voit comme quelqu'un qui porte malheur, tous ceux qui s'approchent de lui, créent des liens avec lui, s'entendent avec lui, paraissent vouer à mourir, à l'exception de Brindille, dont le sort ne vaut pourtant guère mieux... Cela peut ajouter des explications supplémentaires à sa volonté de vivre seul, de traverser ce nouveau voyage en interagissant le moins possible avec ses congénères.

Et d'ailleurs, le contraste est saisissant entre les deux tomes que nous avons pour le moment en main : dans "L'Enfant de poussière", chaque rencontre joue un rôle important dans la vie de Syffe, oriente son existence ; dans "La Peste et la Vigne", c'est tout le contraire, Syffe prend bien soin de ne surtout pas se lier avec les gens qu'il croise, les évitant le plus possible ou mettant rapidement un terme à la rencontre.

Je ne vais pas dans ce billet retracer le parcours de Syffe dans "La Peste et la Vigne", vous vous en doutez bien, et le voudrais-je, ce serait assez délicat, car il y a finalement peu d'aspérités auxquelles s'accrocher. Oh, n'en déduisez pas qu'il ne se passe rien, non, dire cela, c'est absurde, idiot. On retrouve la même sinusoïde entre périodes calmes et mouvementées, même si cela s'exprime autrement.

Syffe n'est pas seulement à la marge du monde parce qu'on l'y a poussé, il demeure à cette marge parce qu'il le veut. Il traverse le monde comme un fantôme, lui aussi. Il souhaite avancer sans laisser de trace, sans qu'on se souvienne de lui... Mais avouez que cela ne semble pas très romanesque, pour le coup. Il faut de l'interaction pour qu'on avance...

Je ne retrace donc pas ce parcours, mais vous verrez que Syffe est amené à revenir sur ses pas, comme s'il voulait pouvoir reprendre le cours de son existence là où il a été interrompu, ou même un peu en amont. On peut d'ailleurs évoquer un de ces aspects à travers une table ronde des dernières Imaginales, consacrée à la forêt.

Patrick K. Dewdney n'en est pas le seul intervenant, mais c'est un beau moment, qui va de fait un peu loin dans ce deuxième tome, même si on a essayé d'en dévoiler le moins possible. C'est aussi l'occasion d'évoquer la construction tout en contrastes du "Cycle de Syffe", où se succèdent des atmosphères très différentes, allant du calme, certes relatif, à la violence la plus forte.

Alors, effectivement, "le Cycle de Syffe" n'est pas un cycle de fantasy épique, au rythme effréné, avec de la baston, des héros puissants et sans reproche, des clivages très clairement définis. Non, c'est autre chose, un parcours initiatique mené à un rythme choisi, qu'on peut trouver lent, je le conçois, mais qui permet d'approfondir ce personnage de Syffe et de le façonner, comme sur un tour.

On l'accompagne dans ce qui peut être qualifié d'errance, tout du moins jusqu'à ce qu'il retrouve un but, qu'il se fixe de nouveaux objectifs, qu'il recouvre suffisamment de force et de lucidité pour remettre sa vie en ordre de marche. Certes, Syffe a bien changé, mais il n'en reste pas moins touchant, pour des raisons différentes, c'est vrai, après tous les tourments qui l'ont frappé.

Et comme depuis le début, il est certain que chaque épisode n'a rien d'innocent : Syffe s'en nourrit, mais on le voit aussi appliquer ce qu'il a pu apprendre pendant son enfance, auprès de ses différents mentors. Rien n'est anodin dans le parcours de ce personnage, rien dans ces épreuves, mais aussi dans ces rencontres n'est inutile.

J'arrive au terme de ce billet et je dois dire que je cherche comment évoquer un dernier aspect. Car il concerne la fin de ce deuxième tome. Tant pis, je me lance, en essayant de rester le plus cryptique possible. Car j'ai été surpris par la fin de "La Peste et la Vigne". Pas la fin en tant que telle, mais par certains éléments qui s'y produisent.

Quand je parle de surprise, c'est parce que je ne pensais pas que certains de ces événements se dérouleraient aussi tôt dans le cycle et, en refermant "La Peste et la Vigne", je me suis senti comme... démuni, difficile de trouver le bon mot. En clair : impossible de me projeter dans les prochains tomes pour l'instant. Cette fin, c'est une rupture, pour moi.

Et le troisième tome, qu'il faudra encore attendre (la sortie est prévu, je crois, pour l'automne 2020), sera la première page d'un tout nouveau chapitre. Ou alors, j'ai tout faux, et là, on aura encore des surprises, mais d'un tout autre genre. Mais, il reste tout de même une question, renforcée par ce final : qui est vraiment Syffe ?

On en revient au titre de ce billet, en fait. Syffe a manifestement un destin, dont il ignore tout, et qu'il est en train d'accomplir sous nos yeux. Je disais plus haut qu'il a repris en main les rênes de son existence, c'est possible, mais pas certain. Alors, désormais, la question qui se pose est de savoir s'il s'émancipera pour accomplir un destin propre ou s'il sera un instrument pour un destin qu'on (?) lui a assigné.

mardi 17 septembre 2019

"Que se passera-t-il si l'envie leur prend un jour d'aller plus loin ? (...) Voyager, c'est comparer, c'est poser des questions gênantes et finir par demander des comptes".

Après le long voyage dans les 7 Royaumes et son heptalogie du "Sang de 7 Rois", revoilà Régis Goddyn, cette fois avec un projet qui apparaît fort différent, ne serait-ce que dans son ampleur, puisque c'est un tome unique, cette fois. Un roman au titre intrigant, qui donne envie d'en savoir plus sur ce nouvel univers et les personnages qui l'habitent : "L'Ensorceleur des choses menues" (en grand format aux éditions de L'Atalante). Mais ce qui ne change pas, c'est la capacité de Régis Goddyn à emmener ses lecteurs là où ils ne s'attendent pas du tout à aller et à développer un univers qui, au fil des pages, change sensiblement. Pour ce roman, il ajoute un autre aspect très agréable et intéressant, en bousculant tous les codes du genre, imposant des antihéros inattendus, qui vont non seulement se découvrir une nouvelle vocation, qu'on pourrait qualifier de révolutionnaire... Attention, un univers peut en cacher un autre !



Depuis des années, des décennies, Barnabéüs exerce modestement, mais avec compétence et intégrité, la profession d'ensorceleur des choses menues, à Kiomar-Balatok. Mais, peu après la mort de son père, il a décidé de ne plus exercer et de prendre sa retraite afin de se consacrer entièrement à la rédaction de ses mémoires.

Dans ce but, il s'est offert un cabinet d'écriture, lui qui n'avait jamais cédé au luxe superflu jusque-là, et n'hésite pas à s'enfermer pour écrire, afin qu'on ne le dérange pas. Pourtant, un soir, Gélinas, la servante restée à son service malgré la retraite de l'ensorceleur, vient frapper à sa porte alors qu'il planche sur son manuscrit.

Si elle a enfreint la règle, c'est pour avertir Barnabéüs qu'une jeune fille veut absolument le voir. Lui, et personne d'autre. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois qu'elle vient et, même éconduite, elle n'en démord pas... Et ce soir-là, lassée de s'entendre dire de revenir le lendemain, comme la veille, et le jour d'avant, elle force l'entrée de la maison de l'ensorceleur...

Surpris, Barnabéüs découvre une adolescente, presque une enfant, encore ! Elle dit s'appeler Prune et avoir 17 ans ; elle explique être en passe elle-même de devenir ensorceleuse des choses menues. Barnabéüs pense qu'elle veut devenir son élève, ce qui est hors de question, mais la demoiselle n'a pas fini de le surprendre...

Car son projet est bien plus complexe : elle veut se rendre à Agraam-Dilith, la cité secrète, dont personne ne connaît l'emplacement, à l'exception des mages et des initiés. Ce que ne sont pas les ensorceleurs des choses menues, qui ne quittent jamais leur cité. Et, si elle souhaite entreprendre cet improbable voyage, et embarquer Barnabéüs au passage, c'est pour une bonne raison.

Son fiancé, Arlanis, a entrepris le voyage vers Agraam-Dilith, en compagnie de son père, afin d'effectuer ce qu'on appelle le Haut Voyage, une sorte de rite initiatique pour les jeunes destinés à devenir à leur tour mage. Mais ni Arlanis ni son père ne sont rentrés de ce périple et Prune redoute qu'il leur soit arrivé malheur en chemin.

Mais Barnabéüs, inflexible, refuse d'aider Prune. Il s'ouvre même de cette histoire à son frère, Palpoternim, qui est le mage de la famille, désormais, mais celui-ci n'est pas d'un grand secours : seuls les initiés ont accès aux informations sur le Haut Voyage, Barnabéüs et Prune sont des évincés, ils doivent rester à leur place, et c'est tout...

Même s'il a repoussé Prune, le vieil ensorceleur est taraudé par cette histoire, au point de ne plus parvenir à se concentrer sur ses mémoires. C'est pour cela qu'il décide d'aller au marché, faire quelques courses, ignorant que cette balade va bouleverser son existence modeste d'ensorceleur des choses menues, et pas seulement ça...

Il découvre que Prune a été attaquée, apparemment par des soldats, auxquels elle a pu échapper de justesse. Lorsqu'il parvient à la retrouver afin de lui venir en aide (mais aussi de comprendre ce qui se passe), elle s'apprête à monter sur un bateau, dans le but évident d'entreprendre coûte que coûte l'impossible voyage... Barnabéüs va hésiter, mais pas longtemps, et finalement la suivre...

Il y a toujours quelques chose d'amusant et d'instructif à écrire ce résumé en s'appuyant non pas sur a quatrième de couverture ou sur ses souvenirs de lecture, mais en reprenant le début du roman. On y remarque certains détails, insignifiants lors de la première lecture, mais qui prennent un relief nouveau lorsqu'on y revient en sachant ce qui va se passer. C'est le cas ici.

Dans ce premier chapitre, eh oui, je ne suis pas allé plus loin, pas besoin, il y a une foule d'informations sur l'univers et sur les personnages. Une foule, oui, mais pas les tenants et les aboutissants de cette histoire, juste pas mal de questions, que l'on partage avec Barnabéüs et Prune. Et ce n'est qu'un début, car le mystère va aller en s'épaississant...

Mais, d'emblée, j'ai retrouvé ce qui m'a immédiatement donné envie de lire ce roman après avoir lu la quatrième de couverture : ce monde particulier où la magie nous apparaît sous un jour un peu particulier. Oh, bien sûr, j'ai évoqué, les mages, mais on ne les voit pas en action, ceux-là, et la magie se limite donc à ces fameuses "choses menues" (aucun double sens, m'enfin !).

A Kiomar-Balatok, la magie est au service du quotidien. Les sorts que connaît et utilise Barnabéüs chaque jour depuis tant d'années n'ont absolument rien de spectaculaire, en tout cas pas au sens où on entend ce mot (mais celui qui permet au cabas plein de courses de flotter derrière soi, je dois dire qu'il me plairait bien, quelquefois...). Ce sont avant tout des actes pratiques.

En fait, ce qu'on comprend petit à petit, c'est que les ensorceleurs des choses menues remplacent les artisans, dans cet univers. Ils s'occupent de toutes ces tâches bien utiles, du chauffage à la serrurerie, en passant par la plomberie, j'en oublie, mais je n'ai évoqué que les spécialités de Barnabéüs... Si la magie est extraordinaire, c'est parce que tout le monde ne la possède pas, mais elle sert à faire peu.

De même, c'est un monde minuscule : il se limite à Kiomar-Balatok. Entendons-nous bien, ce n'est pas réellement le cas, mais l'ensorceleur des choses menues ne quitte jamais sa vallée. Il est comme ancré dans une ville et a suffisamment à s'occuper pour ne pas penser à voyager. Il en va de même dans les autres villes des autres vallées de cet univers.

Autrement dit, Barnabéüs, malgré son âge avancé, ignore tout du monde dans lequel il vit. Seuls les mages, mais aussi les marchands, peuvent aller d'une ville à l'autre. Les premiers, pour le Haut Voyage, on l'a dit, les seconds, parce qu'il en va comme partout : chaque ville a ses spécialités que ses voisins n'ont pas forcément.

Mais, lorsqu'on entre dans le livre, c'est donc un monde quasiment clos. Oh, bien sûr, un roman de fantasy se limitant à une unité de lieu, en l'occurrence une ville, ce n'est pas rare, mais c'est plus la situation et l'action qui l'imposent, et non, comme dans "L'Ensorceleur des choses menues", des questions sociales, en l'occurrence l'appartenance à une caste.

Car ce que l'on découvre aussi, c'est que Kiomar-Balatok est une ville fonctionnant selon des règles très strictes, et apparemment immuables depuis très longtemps. Il y a une aristocratie, avec de grandes familles ayant en leur sein des mages. Ou plutôt, un mage par génération, que l'on désigne avant de partir pour le Haut Voyage. L'élu en reviendra formé pour affronter l'avenir...

On n'en sait guère plus sur ces mages. On en apprend un peu plus sur les autres, ceux qui ne sont pas choisis pour cet enseignement, et qu'on appelle donc les évincés. Eux aussi possèdent un savoir magique, mais il sera consacré aux choses menues. C'est le cas de Barnabéüs, pourtant aîné de sa fratrie, mais aussi de Prune.

Et finalement, tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes, chacun semblant accepter son rôle, sa place dans la société. Oh, tout juste peut-on percevoir une petite pointe de regret, voire d'aigreur, dans les mémoires que Barnabéüs a entrepris de coucher sur le papier. Lui, l'aîné, rabaissé au rang d'évincé, ça laisse une blessure d'orgueil...

Mais point de sentiment de révolte, ni même d'interrogation sur le fonctionnement des castes supérieures, c'est une espèce de mouvement perpétuel qu'on accepte avec un fatalisme désarmant... Jusqu'à ce que Prune entre en scène et ne vienne secouer sérieusement tout cela pour la plus belle des raisons : par amour !

Avec son histoire de fiancé disparu, Prune a instillé le doute chez Barnabéüs. Oh, on est encore au stade embryonnaire du questionnement... Mais, telle l'aile de papillon déclenchant une tempête, l'adolescente a enclenché un processus tout à fait inattendu, qui va changer radicalement le destin des deux ensorceleurs des choses menues...

Je dois dire que l'idée de ce voyage avec des magiciens aux pouvoirs dignes d'un McGyver (mais sans couteau suisse) m'amusait fortement, que j'aimais l'idée de ce minimalisme appliqué à la fantasy. Et surtout, je me demandais vers quoi cela allait nous mener... Je suis entré avec prudence dans cette lecture, m'attendant à tout ou presque, de la part de Régis Goddyn...

Et je me suis fait avoir, comme il se doit... Du voyage et de ses conséquences, on ne va évidemment dire que très peu de choses. Je ne suis même pas sûr que vous me croiriez si je vous le disais, de toute manière... Mais oui, encore une fois, il n'est pas la peine de s'attaquer à ce livre en échafaudant des hypothèses, il est fort peu probable que vous tombiez juste.

Ce qui est amusant, c'est donc de faire de la magie une activité sans envergure, très quotidienne, je me répète, mais pas seulement. Régis Goddyn met en scène deux antihéros, un vieil homme et une jeune fille, deux candides, par la force des choses, puisqu'ils sont évincés et que leur horizon se limite à leur vallée, deux personnages peu préparés à se lancer dans une grande bagarre...

Là encore, l'auteur joue avec les codes du genre, car ces deux personnages non-prédestinés, vont se lancer dans un véritable voyage initiatique. J'ajoute l'adjectif véritable, car l'expression voyage initiatique est un tel archétype qu'on finit par la galvauder, par oublier son sens réel et par en faire quelque chose de très commun.

Or, ici, ce n'est absolument pas le cas, et c'est encore plus frappant, puisque cela concerne un vieil homme, au crépuscule de son existence... Un vieil homme qui ne sait rien, si ce n'est de la vie, du moins du monde qui l'entoure. Et qui, jusqu'à ce moment, s'en est fort peu préoccupé, il est vrai. Mais, le voilà lancé sur un coup de tête, sans arrière-pensée à cet instant.

Pour Prune, c'est l'amour, mais aussi la colère et le désespoir qui l'animent. Mais là encore, à une échelle fort restreinte : la sienne. N'y voyez pas d'égoïsme, il n'y a pas non plus d'idée subversive dans la démarche de Prune, juste le besoin de savoir ce qui a pu arriver à son fiancé. On pourrait croire à une espèce d'enquête policière, menée par un improbable tandem...

Et pourtant, Mesdames et Messieurs, chers amis lecteurs qui passez par-là, vous venez d'assister à la première étape d'une révolution... L'ordinaire, qui se prolonge un moment, dans la première partie du voyage de Prune et Barnabéüs, va brusquement basculer dans l'extraordinaire. Attention, ordinaire ne veut pas dire qu'il ne se passe rien, mais au regard de ce qui va se dérouler ensuite, ça l'est.

Peut-être en ai-je déjà dit un peu trop, donc je vais en rester là sur la manière dont cette révolution va se mettre en place, ses causes et ses conséquences, bien sûr, mais aussi ce que tout cela va faire apparaître... Parce qu'on ne le voit pas venir, on ne s'y attend pas, et surtout on n'imagine pas l'ampleur de ce qui va se mettre en place...

Régis Goddyn nous livre avec "L'Ensorceleur des choses menues" sa version de la lutte des castes et sa Bastille n'a rien d'une banale forteresse, telle qu'on pourrait dessiner dans son esprit la cité secrète d'Agraam-Dilith. Mais il y a un esprit assez proche de cela, la révolte des menus contre ceux qui profitent d'eux et les écrasent, les méprisent.

On retrouve dans ce roman quelques thèmes qui étaient déjà présents dans "Le Sang des 7 Rois", et en particulier l'idée de succession, de lignée. Ici, cela se passe par des liens plus classiques, une filiation, et par un choix, une désignation, qui va faire d'un des enfants, à chaque génération, un mage. Une fonction qui doit s'apprendre, rien n'est finalement inné dans cet univers.

Mais cette succession, que l'on prépare, que l'on assure, est aussi une garantie de reproduire sans fin la même société, c'est ce qui assoit le système de castes, puisque les mages sont choisis par les leurs, puis cooptés et même escortés au cours du Haut Voyage... L'ascension sociale est donc impossible et ce déterminisme, on l'a dit, semble non seulement accepté, mais assimilé par tous.

Jusqu'à quel point ? Que faudrait-il pour que tout cela soit remis en question, et même dénoncé et renversé ? C'est certainement l'enjeu majeur de ce roman, où la magie n'est pas la seule bizarrerie : de 7, dans l'heptalogie, on passe à zéro roi, dans "L'Ensorceleur des choses menues". On n'y croise ni épée ni chevaux, même si l'on va recourir à quelques moyens de locomotion originaux en cours de voyage...

Bref, c'est un univers complètement atypique, et pourtant, il va vous apparaître encore plus étonnant, déroutant peut-être (si je vous racontais les effets qu'il a eu sur mon imaginaire ! Dingue !) au fil des pages et des rebondissements. Mais il est certain que ce petit monde n'aura plus du tout la même allure une fois que vous aurez terminé les 480 pages de ce roman.

Ah, un dernier truc, tiens : je me suis beaucoup interrogé, comme souvent avec les romans de fantasy, mais pas seulement, sur l'onomastique. Pour être franc, j'ai lamentablement échoué à percer les mystères de Régis Goddyn, SAUF pour un personnage, au rôle-clé dans cette histoire, dont je ne dirai rien de plus ici : celle qu'on appelle l'Ellierim.

J'ai bien ri, je dois dire, en me rendant compte (mais il m'a fallu un moment) que ce titre était en fait un clin d'oeil, et pas destiné à n'importe qui... Sans doute le cadeau d'anniversaire de l'auteur pour les 30 ans de sa maison d'édition... Mais un cadeau plein de malice, puisqu'on ne peut pas dire qu'il ait choisi le personnage le plus sympathique pour incarner ce clin d'oeil !