jeudi 18 avril 2019

"Malgré tous les pays qu'il relie, le Danube est le fleuve-frontière par excellence. (...) il fallait donc, un jour, que j'effectue ce voyage et que j'en ramène un livre".

Il y a des noms qui font rêver, et le Danube en fait partie pour moi. Le plus majestueux fleuve d'Europe coule d'est en ouest, de la Forêt-Noire jusqu'à la mer... Noire, un comble pour un beau Danube... bleu, et traverse une dizaine de pays. Mais plus que cela, c'est aussi un fleuve qui traverse des siècles d'histoire du Vieux Continent, des siècles de culture, également, mais aussi de politique mouvementée, douloureuse, depuis l'Antiquité jusqu'à notre époque, des limes de l'Empire romain jusqu'aux barbelés posés à la frontière hongroise... Voici l'exceptionnel terrain de jeu choisi par Emmanuel Ruben pour son nouveau roman "Sur la route du Danube" (en grand format aux éditions Rivages), un terrain de jeu qu'il a choisi de couvrir de manière, si ce n'est originale, du moins très courageuse, puisque c'est un périple à vélo qui nous est raconté là. Entre récit, carnet de voyage, reportage, une lecture qui nous emmène au coeur d'une Europe en effervescence et nous fait mesurer le décalage qui existe entre la source du fleuve et son estuaire. Entre l'Occident et les portes de l'Orient...



Samuel et Vlad ont noué une solide amitié depuis quelques années autour d'une passion commune : le vélo. Le premier est Parisien, le second originaire de Kiev, mais ensemble, ils vont pendant ces années multiplier les trajets ensemble, des plus pépères, autour de l'hippodrome de Longchamp, jusqu'à d'autres demandant nettement plus d'efforts.

Chacun avec son style sur le vélo : l'espèce de hargne permanente qui habite Vlad face au pédalage plus coulé de Samuel. Deux personnalités différentes, deux manières d'envisager le vélo différentes, deux sources de motivations différentes, mais peu importe, même s'ils ne roulent pas toujours au même rythme, leur amitié a adopté un grand braquet.

Au point, un jour, d'envisager, puis de mettre en place un projet complètement fou : voyager le long du cours du Danube, un parcours qui avoisine les 4000km en selle à travers une dizaine de pays différents, dont certains plus délicats à traverser que d'autres. Il faudra bien un été pour couvrir cette distance, et l'itinéraire conçu par les deux hommes réservera sans doute bien des imprévus.

Mais ils ont décidé de se lancer dans cette étonnante aventure. Avec une particularité : il ne partiront pas de la source, située en Allemagne, en pleine Forêt-Noire, mais en remontant le fleuve depuis son estuaire... Une idée qui ne vient pas de nulle part : à l'inverse de la plupart des fleuves, le point zéro du Danube n'est pas situé à sa source, mais bien là où il se jette dans une mer.

C'est donc un peu comme s'ils allaient remonter de la mort à la naissance du fleuve, un voyage qu'on pourrait juger non naturel, contre le courant, mais peu importe, puisqu'ils ne voyageront pas sur le fleuve, mais le long de son cours. Alors, direction l'Ukraine, et Odessa, sur la mer Noire, ville située en vis-à-vis d'Istanbul, donc aux confins de l'Europe.

Odessa et ses immenses escaliers, immortalisés par Eisenstein dans "le Cuirassé Potemkine", qui n'est pas le véritable point de départ du voyage des deux cyclistes. Car c'est en fait à Sulina, qu'a été placé le point zéro du Danube, au coeur de son immense delta. Et il n'est pas question de ne pas se rendre au plus près de ce point invisible, près d'un phare désaffecté.

D'étape en étape, on suit donc ces deux forçats de la route. L'expression chère à Albert Londres peut sembler galvaudée, mais il faut reconnaître qu'en choisissant de s'élancer depuis l'Ukraine, Samuel et Vlad vont affronter la partie la plus difficile de leur voyage d'emblée : des routes en piteux état, loin d'être prévues pour des cyclistes, mais aussi certains des décors les plus monotones du parcours.

Pourtant, c'est une mise en action riche d'enseignements : c'est une Europe très différente de celle dans laquelle nous vivons que Samuel découvre. Loin de la prospérité des nations occidentales, loin de sa modernité, également. C'est quasiment un monde différent dans lequel évolue le cycliste, comme oublié...

Dans leur remontée vers la source du Danube, c'est aussi un voyage dans le temps qu'ils semblent effectuer, d'une Europe démunie, parfois misérable, en tout cas hors des sentiers battus et des circuits touristiques en vogue (ce qui n'est d'ailleurs pas sans poser quelques problèmes logistiques aux deux hommes). Mais aussi une Europe qui se sent bien éloignée de l'Europe, justement...

Il serait fastidieux de vous raconter ce voyage en accéléré, il faut le découvrir en se laissant porter, comme si l'on s'asseyait sur le porte-bagage des deux cyclistes, et plus particulièrement celui de Samuel, narrateur du livre. Se laisser entraîner au rythme de leur pédalage, au long de routes parfois interminables et d'autres traversant des lieux exceptionnels.

On pourrait, bien sûr, se limiter à cette lecture touristique, depuis les Portes de Fer et l'extraordinaire forteresse de Golubac, par exemple, jusqu'aux innombrables châteaux en Autriche et en Allemagne. Oui, il y a de quoi rassasier les esprits les plus curieux et donner envie de faire chauffer les moteurs de recherche, et pourquoi pas d'envisager un tel voyage à son tour (à vélo ou pas).

Mais, ce serait une lecture très restrictive, parce qu'à travers le côté souvent superficiel du tourisme, se révèle une phénoménale dimension culturelle, à la fois historique, artistique, architecturale et évidemment politique. Et que se dessine sa vocation de frontière naturelle, qu'il conserve encore de nos jours, même avec la construction européenne.

La vie sur les rives du Danube remonte à une lointaine antiquité, même si pour nous, on aurait tendance à la faire débuter avec l'extension de l'Empire romain vers l'est. Les fameuses limes... Entre archéologie et mythologie, parfois, comme avec ces mystérieux Khazars, dont on ne sait presque plus rien, jusqu'aux places fortes construites avant que les Romains ne s'aventurent par-là...

Et déjà, le début des luttes pour ce territoire... Entre rois, persuadés d'être les monarques les plus puissants du monde, entre empires constitués à coup de conquêtes militaires... Et puis, évidemment, les interminables guerres qui opposèrent des siècles durant les puissances européennes à l'ambitieux Empire ottoman. Des conflits dont la trace demeure encore très présente.

D'abord par le nombre de forteresse que l'on croise, clairement orientées vers l'est, mais aussi par des monuments ou des champs de bataille que l'on découvre régulièrement. La manière dont ils sont présentés aujourd'hui est d'ailleurs assez révélatrice de l'état d'esprit des régions et des pays dans lesquels ils se trouvent...

Ce qui nous amènent doucement aux questions politiques. L'arrivée en Hongrie, avec cette frontière matérialisée par des frises de fil de fer barbelé pour montrer l'opposition de ce pays aux migrations venues de Syrie, en particulier. Un symbole d'autant plus fort que ces défenses sont érigées là où se dressait le Rideau de Fer, il y a encore une trentaine d'années...

La politique, ce sont les questions linguistiques, les découpages approximatifs des frontières après la Ie Guerre mondiale, les territoires qu'on se dispute, Bessarabie, Moldavie ou Transnistrie, sans oublier l'absurde Liberland, fondé par un étrange milliardaire sur un territoire oublié par la Serbie et la Croatie...

L'histoire récente de la région, avec l'explosion de l'ancienne Union Soviétique, plus largement de l'ancien bloc de l'Est, puis de la Yougoslavie, semble étrangement épouser le cours du Danube. Souvent, lorsqu'on le traverse, par un pont ou par un bac, on change de pays... Si loin, si proche, la largeur de ce fleuve étant par endroits très impressionnante...

Mais, puisque l'on évoque la politique, c'est aussi pour constater avec inquiétude la nouvelle montée évidente des nationalismes dans le coeur du continent européen. Orban, en Hongrie, n'est pas le seul à prospérer sur ces idées, sur la volonté de repli, sur le rejet de l'autre... Et si la récente élection de Zuzana Caputova en Slovaquie donne de l'espoir, le phénomène est loin d'être enrayé (au-delà, d'ailleurs des régions traversées par le fleuve)...

Frontière... J'utilise le mot souvent depuis le début de ce billet, jusque dans son titre. Il apparaît plus de 150 fois dans le livre, et c'est sans doute le thème central du livre. Rien de surprenant à cela : c'est un thème sur lequel travaille Emmanuel Ruben depuis plusieurs livres, déjà. Citons "la Ligne des glaces" ou "Sous les serpents du ciel", évoqué sur ce blog.

La frontière, c'est ce qui sépare, quand on voudrait rassembler... Le Danube, à l'inverse du Mur, qui était au coeur de "Sous les serpents du ciel", est une frontière naturelle... Une expression qui est presque un oxymore, car qui décide qu'un fleuve, une montagne doivent absolument être des frontières, si ce n'est l'humain lui-même ?

Sur leurs vélos, Samuel et Vlad aimeraient se jouer de ces frontières, mais ce n'est pas toujours simple. Et l'on voit même, dans certains endroits, apparaître une vraie méfiance à leur égard parce qu'ils viennent... de l'est... Troublant, effrayant, même, de voir ces mots, lâchés par des gens qui, pour beaucoup, n'ont rien de militants d'extrême droite, qui la combattent parfois, et qui pourtant, ont cette crainte de l'étranger ancrée en eux...

Combien de temps faudra-t-il avant que s'apaisent les antagonismes encore profondément installés dans ces régions ? Combien de temps avant une réconciliation entre voisins ? Difficile à dire, quand le nationalisme semble apparaître partout, jusque dans les monuments, comme je le faisais remarquer à l'occasion de la lecture du polar germano-serbe "Couleur pivoine".

C'est encore plus frappant lorsque Samuel et Vlad traversent la Serbie et la Croatie : en Serbie, le nationalisme est bien là, mais se réfèrent au passé, tandis qu'en Croatie, l'omniprésence du nom de Franjo Tudjman, dont le rôle est pourtant pour le moins ambigu dans le conflit des années 1990, rappelle que la Croatie se considère du côté des gagnants...

Dernier aspect, qui referme le trajet, le retour à la modernité flamboyante, au tourisme de masse, à une existence qui, d'un seul coup semble plus aseptisée, certes plus confortable, mais peut-être aussi plus fade. Jusqu'à la découverte d'Europa Park, qui semble tellement incongrue au bout de ce formidable voyage...

Il y aurait encore mille choses à dire, certainement, mais il nous faut évoquer une facette de "Sur la route du Danube" que j'ai volontairement laissée de côté jusque-là : la dimension littéraire. Car le cours du Danube est aussi une formidable terre d'écrivain, depuis Jean Bart, à Sulina (ne soyez pas surpris, ce n'est pas celui que vous croyez, jusqu'au prix Nobel Elias Canetti ou encore Musil...

Emmanuel Ruben nourrit son voyage de références littéraires et c'est passionnant, enrichissant, de découvrir des écrivains ou des livres qu'on connaît de nom ou qu'on découvre, des histoires nourries par ces cultures, ces paysages, ce fleuve-même... Oui, "Sur la route du Danube" est aussi un voyage littéraire, parce que tête et jambes ne devraient jamais être dissociées.

Mais le parcours des deux hommes est aussi marqué à ses deux extrémités par un des chefs d'oeuvre de la littérature européenne : "Le Rivage des Syrtes", de Julien Gracq. Sans être un fil conducteur, on retrouve plusieurs fois ce livre au cours du parcours, avec le sentiment que le Danube et son cours ont certainement été une source d'inspiration importante pour le romancier...

Un monde imaginaire qui répond à un autre : celui de Samuel, notre narrateur, qui entreprend aussi ce voyage avec, en tête, le souvenir du monde imaginaire qu'il s'était créé enfant, la Zyntarie... Et là encore, le choix de remonter le cours du Danube plutôt que le suivre s'explique : Samuel s'est fixé un objectif, qui se trouve au bout de ce ruban pas toujours si bleu...

Samuel... Samuel Vidouble, même, patronyme qui en dit si long : Samuel est Emmanuel, le narrateur est l'auteur. Et Emmanuel Ruben a d'ailleurs fait ce voyage le long du Danube à vélo, c'était en 2016. Alors que lit-on ? Un récit, une fiction, une auto-fiction ? En fait, cela importe peu, parce qu'il s'agit avant tout d'un fabuleux voyage dans le temps et l'espace, dans l'histoire et la culture européennes...

On découvre, on apprend mille choses, on passe de villages minuscules qu'on n'est pas certain de retrouver sur une carte à des villes remarquables, sans même parler des merveilleuses capitales que sont Budapest ou Vienne, par exemple. On rencontre également des femmes et des hommes accueillants, touchants, incarnant à leur façon les nombreuses questions que l'on peut tous légitimement se poser au sujet de l'Europe.

C'est aussi l'histoire d'une amitié entre deux hommes très différents, qui n'ont pas besoin de mots pour exprimer leur complicité ou leurs désaccords, parfois. Deux taiseux qui se séparent parfois pour mieux se retrouver, qui poursuivent chacun des objectifs personnels, mais s'unissent pour accomplir ce périple de concert. Une union, même imparfaite, qui fait la force. Et surtout l'endurance.

Terminons avec deux éléments annexes. Le premier, c'est le site personnel d'Emmanuel Ruben, sur lequel on trouve plein d'informations complémentaires sur le voyage raconté dans "Sur la route du Danube" et beaucoup d'autres choses qu'on peut grappiller, grignoter au gré de ses envies de sa curiosité : http://www.emmanuelruben.com/

Le second, c'est sans doute la plus célèbre valse du monde, difficile à éviter lorsqu'on évoque le Danube... Emmanuel Ruben l'évoque brièvement, relatant la genèse "daltonienne" de cette oeuvre, mais n'oublie pas que ce fleuve immense et majestueux est aussi celui des Nibelungen, de leur chant et de la tétralogie wagnérienne...



mercredi 17 avril 2019

"Ecoute le chant du monde. Il gémit chaque jour de ces amours impossibles".

Le roman dont nous allons parler aujourd'hui a reçu un prix de la Société des Gens de Lettres. Un prix de la révélation pour un ouvrage, pour reprendre la nomenclature précise, car la SGDL remet chaque année une palanquée de prix et de mentions. Je l'évoque aussi d'emblée, car sur le site de la SGDL, l'éloge faite à notre roman du jour est signé Pierrette Fleutiaux, récemment disparue. Sans doute une source d'émotion supplémentaire pour Laurine Roux, qui signe avec "Une immense sensation de calme" (aux éditions du Sonneur). Et des émotions, ce roman en regorge, en nous entraînant dans un univers aussi magnifique qu'il peut se montrer hostile, à la suite de personnages en quête d'amours impossibles... Un roman récompensé par la SGDL, qui s'aventure rarement vers ce qu'on appelle "les mauvais genres", et pourtant, "Une immense sensation de calme" a toutes les caractéristiques d'un roman de fantasy, en nous emmenant dans un univers imaginaire, même si l'on reconnait aisément ce qui l'a inspiré, et parce que le conte y tient une place centrale, bien soutenu par une écriture pleine de poésie.


Un pays immense, une nature sauvage et pourtant tellement belle. Des forêts, des lacs, des montagnes, ici, l'être humain n'est qu'une simple partie d'un tout qui le dépasse largement. A lui de s'adapter, de plier devant cette grandeur écrasante, où les animaux sauvages et les maladies sont une menace qu'il ne faut pas prendre à la légère.

Dans ce pays, les villages, presque des hameaux, sont éparpillés, foyers de vie fragiles qu'on ne relie que grâce à de longues marches au milieu de ces décors à couper le souffle. Des villages qui sont peuplés presque uniquement de femmes, car les hommes ont été décimés à la guerre et ceux qui ont survécu, souvent parce qu'ils ont refusé d'y participé, ont été bannis et sont devenus des "Invisibles".

Cette guerre a redessiné complètement ce grand pays. De ce qui s'est passé avant, on a fait table rase. Ceux qui ont connu cette période n'en parlent plus, pour permettre que s'opère le Grand-Oubli. Pourtant, des souvenirs se transmettent de génération en génération, mais il s'agit le plus souvent d'histoires merveilleuses ou dramatiques, de vrais contes racontés comme des vérités.

C'est dans ce monde que vit la narratrice, une jeune femme née bien après la guerre, qui doit trouver comment subvenir à ses besoins. Car elle a longtemps vécu avec sa grand-mère, qui l'a élevée, mais la vieille dame vient de mourir et, après l'avoir mise en terre, la narratrice a choisi de laisser derrière elle ses maigres possessions pour démarrer une nouvelle existence.

Alors qu'elle remonte les nasses du lac où elle pêche pour gagner quelques sous, elle rencontre Igor. Drôle de personnage, celui-là, qui semble surgir de nulle part, une allure de sauvage, un comportement plus animal qu'humain, comme s'il était retourné à la nature. Et surtout un regard d'un bleu si particulier, magnétique, hypnotique, aussi séduisant qu'inquiétant.

S'il s'est approché du lac, c'est parce que son gagne-pain pendant l'hiver, c'est de récupérer le poisson fraîchement sorti de l'eau pour s'en aller le porter dans les montagnes, aux vieilles femmes les plus éloignées des rives et leur éviter de trop fatigants périples, et leur rendre de menus services en accomplissant certaines tâches qu'à leur âge, elle ne peuvent plus remplir.

Igor et la narratrice n'ont pas échangé le moindre mot. Juste des regards, et un signe de la part de l'homme. Sans hésiter, elle l'a suivi et, lorsqu'il reprend la route, elle lui emboîte le pas, créant de fait une sorte de couple improbable, lié par une attirance mutuelle que l'un comme l'autre est bien incapable d'exprimer.

Ainsi commence un surprenant voyage, au cours duquel la narratrice va faire de nouvelles rencontres marquantes, va écouter des histoires, qui mêlent souvenirs et légendes, dans lesquelles elle va découvrir d'étranges créatures, mas aussi des souvenirs douloureux de ceux qui ont connu un monde sensiblement différent de celui dans lequel elle est née et a grandi.

Elle va surtout s'éloigner un peu plus chaque jour de sa grand-mère et de ses récits, qui ont accompagné toute sa jeunesse, pour entamer une nouvelle période de son existence. Comme si, brusquement, elle avait quitté l'enfance pour l'âge adulte. Et, tandis qu'elle doit apprivoiser ses nouveaux sentiments pour Igor, elle va en apprendre plus sur elle-même et ses origines...

Un résumé assez court, et pour cause : "Une immense sensation de calme" est un court roman (moins de 130 pages), on pourrait même parler de novella, puisqu'il faudra évoquer ces questions d'appartenance à un genre ou à un autre. Un résumé assez court pour essayer de planter ce décor si particulier qui va nous accompagner au fil de cet étrange voyage.

Je l'ai dit en ouverture de ce billet, la première impression est assez curieuse, car on ressent une certaine familiarité à cet univers que viennent démentir un certain nombre de mots, d'expressions, de situations, aussi. Mais ce "monde" dans lequel se déroule le roman de Laurine Roux rappelle la Russie, pas celle des villes, qui sont complètement absentes, mais celle des grands espaces.

Russie, ou Scandinavie, mais le doute se dissipe vite : les noms des personnages comme ceux des lieux évoqués renvoient tous aux sonorités de la langue russe, sans qu'on puisse jurer qu'il s'agisse effectivement de ce pays. En quelques clics, on voit bien que c'est une Russie imaginaire, rêvée, ou du moins réinventée.

Ajoutez à cela ces expressions, "le Grand-Sommeil", pour qualifier la mort, "le Grand-Oubli", pour évoquer la période d'avant-guerre, ce conflit lui-même qui pourrait rappeler la IIe Guerre mondiale. Et pourtant, le pays que nous décrit Laurine Roux a des allures archaïques : la technologie n'est pas rudimentaire, elle semble presque complètement absente, par exemple.

Et puis, il y a ces histoires qu'entend et reprend la narratrice tout au long de son récit. Des histoires riches et fortes, parfois très réalistes, d'autre fois fortement imprégnées d'onirisme. Entre légendes et souvenirs, entre merveilleux et noirceur, car tout n'est pas joyeux dans ces histoires, comme d'ailleurs dans l'ensemble du livre.

De véritables contes, qui vont contribuer à élargir l'horizon de la narratrice, en évoquant d'autres aspects de ce monde qui est le sien et dont elle ne sait pourtant pas grand-chose. Des histoires qui vont aussi jalonner la nouvelle partie de son existence. Et jalonner cette quête involontaire, presque inconsciente, qui va l'amener à se considérer de façon bien différente.

Bref, cela fait beaucoup d'éléments qui peuvent nous amener à penser que "Une immense sensation de calme" est un véritable roman de fantasy, pas dans sa dimension épique, mais dans un registre plus doux (le plus dur étant derrière, quoi que...), ce qui n'exclut pas une dimension tragique, sombre, et même assez violente.

Violente, parce que la vie quotidienne est rude, quelle que soit la saison, mais plus encore quand arrive l'hiver. Violente, parce que la nature l'exige, il faut se défendre. Violente, parce que ce monde nouveau est né d'une guerre. Violente, parce que cette société repose aussi sur l'exclusion, celle des Invisibles en premier lieu, mais pas seulement. Violente, parce que les lendemains sont toujours incertains...

Tout cela est exprimé à travers le regard ingénu de la narratrice. Le Passage du Grand-Sommeil de sa grand-mère a chamboulé son existence, ne la laissant pas uniquement seule au monde, mais démunie face à l'existence et face au vaste pays dans lequel elle va devoir évoluer. Son choix de tourner la page est d'ailleurs aussi courageux que judicieux, mais non sans difficulté.

Ce n'est pas Igor qui va l'aider, avec son caractère si particulier, son côté ours, au sens figuré, mais quasiment au sens propre. C'est bien à travers ces récits qui vont lui être faits, par une nouvelle Baba, une nouvelle femme protectrice, qui possède, comme Igor, certains comportements proches de l'animal, tout en conservant sa vie passée des souvenirs très humains.

L'ensemble donne lui-même une sorte de conte, à la fois plein de poésie et de dépaysement, dans ces décors impressionnants, que le climat contribue à rendre à la fois plus beau et plus menaçant. L'écriture de Laurine Roux, légère, visuelle, donne aussi cette tonalité très particulière à cette histoire, qui semble assez fidèle à l'esprit de cette culture slave tellement riche et passionnante, à laquelle elle rend un bel hommage.

D'emblée, on est dans l'inattendu : cette rencontre entre la narratrice et Igor se produit dès les premières lignes, sans nous laisser le temps d'appréhender le contexte, qu'on va découvrir ensuite progressivement. Et le merveilleux, le mystérieux, aussi, vont suivre le mouvement, un peu à la manière de ces brumes vues en couverture du livre.

Les thèmes sont finalement très classiques, l'amour, la mort, la nature plus forte que l'homme, le merveilleux contre la fatalité d'une existence éphémère. Mais, pour son premier roman, l'ai-je d'ailleurs mentionné, je ne crois pas, Laurine Roux s'en empare avec une vraie force narrative et un imaginaire tout à fait intéressant.

Je dois préciser un élément avant de clore ce billet : "Une immense sensation de calme" est arrivé entre mes mains par le biais du nouveau prix mis en place par les Imaginales depuis l'an dernier, le Prix des Bibliothécaires. Laurine Roux en est finaliste, aux côtés d'auteurs plus attendus, lorsqu'on évoque les littératures de l'imaginaire, mais elle mérite cette place.

Bravo à celles et ceux qui ont élaboré cette sélection (à retrouver ici) et sont allés dégoter ce livre auprès des éditions du Sonneur (maison créée en 2005, qui a déjà décroché le prix Erckmann-Chatrian en 2017 ; la Lorraine lui réussit décidément) et vont permettre à d'autres que moi de se lancer dans cette lecture, qui se serait peut-être perdue dans la masse de livres publiés...

Et permet à des curieux férus d'imaginaire de se pencher sur ce livre d'imaginaire (ou pas, certains pourront contester mon analyse) publié par une maison d'éditions généraliste, en tout cas ne faisant pas partie du secteur de l'imaginaire. Une dualité qui perdure et cloisonne, hélas, souvent au détriment des livres...