lundi 30 novembre 2015

"Jamais tu ne dois révéler qui tu es. Si vraiment tu dois parler de ton histoire, n'en livre que quelques bribes (...) Ces éléments superficiels suffiront à contenter ceux qui croiront alors connaître tes secrets".

Il est des périodes où il fait bon rire, se détendre. Même si ce rire n'est pas exempt de gravité et que l'histoire aborde des sujets, hélas, très présents dans notre actualité récente. Mais ne boudons pas notre plaisir et réjouissons-nous avant tout de retrouver des personnages qu'on a aimés lors de leurs premières aventures. Eh oui, c'est déjà la quatrième enquête de Jean-Philippe Lasser, le Détective des Dieux, que viennent de publier Sylvie Miller et Philippe Ward, aux éditions Critic. Mais, si notre Marlowe gaulois, amateur de whisky et aimant à emmerdes, est bel et bien présent, et quelle présence !, dans "Dans les arènes du temps", il partage cette fois la tête d'affiche avec Fazimel, qui prend du galon. Personnage remarqué lors des précédents tomes de la série, la jeune femme restait mystérieuse. Une fois ce dernier volet en date lu, vous en saurez (un peu) plus sur elle. Et elle ne sera plus jamais une simple assistante après cela.



En cette année 1937, Lasser a réussi ce qu'il croyait impensable à son arrivée en Egypte : gagner la confiance des Dieux. Non seulement il est devenu leur détective officiel, grâce à quelques succès retentissants, mais il a su obtenir un respect sincère de leur part. Cela ne l'empêche pas de rester méfiant et de déplorer leurs comportements vis-à-vis des humains, mais il se sent plus considéré.

Malgré cela, Lasser broie du noir. Son amour perdu pour Médée a laissé des traces et le détective se cautérise le moral au seize ans d'âge, au comptoir du Sheramon. Aussi, quand Isis fait son habituelle apparition éclair pour lui confier une nouvelle enquête, Lasser décline. Il n'est pas prêt à reprendre le boulot, même pour elle...

Or, le dossier en question n'est pas rien : Isis, depuis peu, a décidé d'étendre son empire, de se trouver de nouveaux fidèles, histoire d'asseoir un peu plus sa position dans le concert international des Dieux. Et, comme l'Egypte est déjà à ses pieds, c'est de l'autre côté de la Méditerranée qu'elle a choisi d'étendre son empire.

Depuis peu, un temple lui est dédié dans une ville du sud de l'Italie, Pompéi. En plein territoire du panthéon romain. Dans ce bâtiment construit entièrement à sa gloire, la déesse a fait installer une magnifique statue la représentant. Une statue qui a malencontreusement disparu. Enfin, malencontreusement, pas vraiment : tout indique qu'elle a été volée.

Un affront que la déesse, déjà un poil irascible en temps normal, ne peut laisser passer. Et pourtant, au lieu de menacer Lasser des pires tourments s'il ne se dépêche pas de se lancer à la recherche de la statue, Isis lui laisse le choix. De quoi réveiller l'instinct embrumé du détective, qui se méfie d'un tel comportement.

Mais, le détective n'est pas au bout de ses surprises : alors qu'il explique pourquoi il n'est pas apte à enquête en terre romaine, qu'il ne connaît pas les coutumes, ne parle pas la langue, tout ça, voilà que Fazimel propose son concours. Isis accepte, à une condition : que Lasser prenne le plus grand soin de son assistante, sinon, il lui en cuira !

Voilà le duo parti pour Pompéi où ils ne vont avoir qu'une semaine pour démasquer le voleur et remettre la statue à sa place, Une enquête délicate, car Lasser et Fazimel ne sont pas les bienvenus chez les Dieux romains, agacés de la présence d'Isis et des divinités étrangères de plus en plus nombreuses sur leur sol.

Pourtant, malgré quelques difficultés, après avoir bravé quelques dangers et avoir vu un Lasser toujours aussi prompt à s'attirer tous les ennuis du monde, l'affaire est résolu dans les temps et sans froisser personne. Et il n'est pas faux, bien au contraire, de dire que Fazimel a largement contribué à ce succès.

Une telle réussite que, peu après leur retour, Lasser reçoit une surprenante visite : Don Provenzano, en personne, parrain de la Mafia, dont l'aide fut précieuse, lors de la recherche de la statue d'Isis. Celui-ci est envoyé par Jupiter en personne qui a un problème à régler à Rome et aurait besoin d'aide pour cela.

Eberlué de se voir proposer un engagement par le Dieu romain, Lasser n'est pourtant pas au bout de ses surprises. En effet, ce n'est pas lui que Don Provenzano est venu chercher, mais... Fazimel ! Les ordres divins sont clairs : c'est la jeune femme qui mènera l'enquête, avec Lasser comme assistant (et garde du corps, les ordres d'Isis quant à sa sécurité restant plus que jamais en vigueur).

Et voilà le duo à Rome, cette fois, aux prises avec une enquête des plus complexes. Très dangereuse, aussi, et pleine de surprises. Pour les personnages... et pour le lecteur ! Mais, ce séjour romain, qui n'a rien de vacances (Lasser ne ressemblant pas vraiment à Gregory Peck, de toute façon), va aussi être l'occasion d'en savoir plus, enfin, sur la mystérieuse Fazimel...

Commençons par là : lors des premières enquêtes de Lasser, on a souvent croisé la jeune femme, réceptionniste au Sheramon et assistante à temps partiel du Détective des Dieux, mais elle restait un personnage secondaire. Ce qui ne l'avait pas empêché de charmer les lecteurs, mais aussi de laisser quelques indices montrant qu'elle n'était peut-être pas juste ce qu'elle laissait paraître.

Quelques aptitudes, quelques connaissances qu'on ne trouve pas dans les papyroïdes, qu'elle lit pourtant avec assiduité, quelques secrets qui restaient à éclaircir. Dans ce quatrième tome, un coin du voile se lève. A la fois au cours de l'action proprement dite, où elle ne va pas seulement faire preuve d'initiatives pleines de sagacité, mais aussi de capacités à rendre jaloux Lasser.

Mais aussi sans qu'elle le sache, à travers des conversations que Lasser va avoir avec un autre personnage, dont je ne vais rien vous dire ici, eh oui... Le détective lui aussi se posait quelques questions au sujet de son assistante, il ne va pas être déçu des réponses, car ce qu'il va apprendre et les secrets dont il va devenir dépositaires pourraient bien lui poser à l'avenir quelques cas de conscience...

Fazimel gagne d'ailleurs concrètement ses galons, puisqu'elle devient co-narratrice du roman, ne laissant plus au seul Lasser la tâche de raconter ses enquêtes. Si ça, ce n'est pas de la promotion ! Le lecteur découvre alors à quel point la jeune femme est différente de son alter ego, patiente, intuitive, méticuleuse, mais aussi parfois naïve et impulsive.

Nul doute que ce que l'on sait désormais de Fazimel aura un poids important dans les prochaines aventures de Lasser. En introduisant ces informations dans ce tome, Sylvie Miller et Philippe Ward font franchir une nouvelle étape à leur série. La personnalité de Fazimel et tous les ressorts, à la fois comiques (des quiproquos...) que dramatiques (une révélation fracassante, que sais-je ?) qu'elle offre donnent de nombreuses opportunités de développements futurs.

Il y a une vraie complémentarité entre les deux, même si, au cours de cette enquête romaine, Lasser, en maladroit accompli, va laisser Fazimel mener sa barque. Et pour cause, pendant que la détective en herbe remplit le rôle qui lui a été confié, son aîné va s'embarquer accidentellement dans une étonnante odyssée à travers le temps...

C'est d'ailleurs dans ce voyage pas vraiment maîtrisé que l'on retrouve toute la fantaisie et l'inventivité dont font preuve Sylvie Miller et Philippe Ward depuis qu'ils ont créé cette série. Les époques, lieux et événements où va atterrir Lasser bien malgré lui sont la partie la plus drôle d'un quatrième tome à la tonalité générale un peu plus sombre que les précédents.

Pas seulement parce que Fazimel est un personnage un peu plus sérieux que Lasser, mais aussi parce que les thématiques qui sont abordées l'imposent. Venons-en à une thématique qui est présente dans chaque volume de la série, mais prend ici, par l'intervention d'un nouveau personnage (non, sur lui non plus, je ne dirai rien, n'insistez pas), une dimension particulière.

Cette problématique, ce sont les guéguerres permanentes entre dieux. On se jalouse, au coeur des panthéons, on recherche l'adoration de fidèles chaque fois plus nombreux, alors qu'on les méprise le plus souvent. On se chicane et, désormais, on s'asticote entre panthéons, puisque les frontières sont ouvertes et les uns s'installe chez les autres, comme on l'a vu avec Isis.

On était pourtant encore bien loin de guerres de religions telles qu'on peut les entendre dans notre monde, même si la question de l'intégrisme était déjà abordée directement dans le précédent volet, "Mystère en Atlantide". Dans "Dans les arènes du temps", une nouvelle marche est gravie dans ce domaine, avec, cette fois, une dénonciation brute et finement menée de la folie fanatique.

Alors que la visite de Fazimel et de Lasser à Rome ne fait pas que des heureux dans l'entourage de Jupiter, loin de là, une autre véritable menace est ourdie dans l'ombre. Les mêmes jalousies et bisbilles observées par le détective en Egypte se reproduisent à Rome, mais elles ne sont que de la roupie de sansonnet à côté de ce qui se trame réellement.

D'ailleurs, et c'est aussi certainement ce qui apporte le côté un peu plus sombre de ce quatrième tome, c'est vraiment la première enquête de Lasser où il lui faut se mesurer à un tel adversaire, aussi sombre et dangereux. Car les bâtons dans les roues que Lasser a dû éviter jusqu'ici n'étaient que de la petite bière comparés à cet ennemi-là...

Oh, ne croyez pas pour autant que Sylvie Miller et Philippe Ward ont abandonné la recette initiale de la série. On retrouve dans "Dans les arènes du temps" les mêmes clins d'oeil, les mêmes jeux avec des éléments décalés et ce mélange entre fantasy, uchronie, roman noir et humour. Sans oublier le voyage temporel, bien sûr.

Le principal clin d'oeil, je dois dire, m'a beaucoup amusé. Comme ils l'ont fait régulièrement dans les trois premiers volets (et Fazimel, inspirée par Mélanie Fazi, en est l'exemple-type), les deux facétieux auteurs ont choisi un de leurs camarades bien connus du monde de l'imaginaire pour en faire un personnage de leur roman. Et je dois dire qu'ici, c'est particulièrement réussi !

On ne peut pas terminer ce billet sans évoquer un peu plus Don Provenzano, le plus charmant et charmeur des parrains que la Mafia ait connu. Un homme aux relations fort utiles aux deux enquêteurs venus d'Egypte et qui va d'autant plus se plier en quatre que Fazimel, alias la Ragazza, ne le laisse manifestement pas indifférent...

Une nouvelle facette du roman noir passe à la moulinette du noir duo, avec ces mafieux, discrets et efficaces, mais aussi un peu dépassé par les événements par moments, car le duo Fazimel/Lasser est totalement imprévisible et capable de se fourrer dans les pires situations. Mais, en toutes circonstances, Don Provenzano garde sa contenance et son calme, tout en dégageant une autorité naturelle et une aura dangereuse qui rend le personnage très intéressant.

Encore une fois, Sylvie Miller et Philippe Ward nous divertissent, nous surprennent, nous font rire tout en nous interpellant. Ils poursuivent surtout la construction de leur univers, en l'étendant un peu plus géographiquement (et ce n'est pas fini !), en le complétant, en y ajoutant quelques nouveaux dieux, potentiellement hostiles, quelques personnages, et pas des moindres.

L'équilibre entre l'intrigue elle-même, pleine de tension et de suspense, l'action, l'humour et les révélations autour de Fazimel prend encore parfaitement et, la dernière page tournée, on est déjà impatient de retrouver Lasser, Détective des Dieux, et son assistante, en passe de devenir bien plus que cela, pour de nouvelles aventures bien déjantées.


Les billets sur les précédents tomes :
- "Un privé sur le Nil".
- "Mariage à l'Egyptienne".
- "Mystère en Atlantide".

dimanche 29 novembre 2015

"Une Victoire comme dans la plus lointaine Antiquité. Une Victoire, comme une héroïne qui a fait le don de sa vie pour l'Humanité".

Dans le dernier billet en date, consacré au roman de Pierre Bordage, "les Dames blanches", je faisais référence à Aragon, et à sa fameuse maxime : "la femme est l'avenir de l'homme". Ce sera encore plus frappant dans notre billet du jour, puisque la dichotomie hommes/femmes est au coeur du livre dont nous allons parler. Un court roman, pourtant très dense, et nous entraînant dans diverses facettes de l'imaginaire, la science-fiction, le fantastique, et même le roman historique, pour évoquer l'éternelle combat du bien et du mal depuis des millénaires. "L'Origine des Victoires", d'Ugo Bellagamba, qui vient d'être réédité chez Hélios, la collection de poche des Indés de l'Imaginaire. Précisons que cette édition, publiée sous la houlette des éditions ActuSF, a été révisée et augmentée par l'auteur. Et c'est à la fois un excellent divertissement, plein de découvertes et de rencontres inattendues, mais aussi une formidable réflexion sur l'être humain, ce qui l'anime et le pousse dans l'abîme.



Ce samedi matin ensoleillé de 1973, Claudia Rivaldi, une universitaire reconnue, emmène sa fille Natacha, âgée d'une dizaine d'années, pique-niquer dans les magnifiques calanques de Morgiou, petit paradis près de Marseille. Une sortie familiale qui n'est pas tout à fait anodine. Claudia a choisi ce cadre majestueux pour révéler un secret fondamental à sa fille...

Malheureusement, cette balade va tourner au drame, quand la mère et la fille sont violemment attaquées par deux hommes. Natacha parvient à s'enfuir in extremis à la nage et va réussir à se sauver de justesse, mais Claudia ne se sortira pas de ce traquenard. Mais pour quelle raison voudrait-on s'en prendre à cette femme en particulier ?

C'est sans doute ce savoir que détenait Claudia et qu'elle s'apprêtait à transmettre à sa fille qui a provoqué cette attaque mortelle. La mère n'a pas eu le temps de tout révéler à Natacha, mais elle a réussi à évoquer l'essentiel. Il tient en un mot : Victoire. Voilà ce que Claudia a expliqué brièvement : elle est une Victoire, sa fille aussi, et elles appartiennent à une lignée de femmes destinées à combattre le mal.

Un mal qui s'incarne dans une créature très particulière, que les Victoires ont surnommé "l'Orvet". Comment définir cette entité ? Il n'est "ni un dieu, ni un démon, et bien pire que les deux réunis", explique-t-il. Présent depuis toujours, il se nourrit (le mot est à prendre au sens strict) des passions humaines dans ce qu'elles ont de dangereux, de néfaste.

L'Orvet a découvert de longue date qu'il était capable, à travers ces passions qui, lorsqu'elles débordent, deviennent des défauts ou des faiblesses, de prendre le contrôle des hommes afin de les faire agir à sa guise. Comme des pantins, dont il tire les fils. En revanche, il a toujours échoué à entrer dans l'esprit des femmes et donc à en faire ses instruments.

Voilà comment, peu à peu, de générations en générations, sont apparues les Victoires, des femmes dont la vie est dédiée à la lutte contre l'Orvet, à sa mise en échec et, pourquoi pas, même si cela semble impossible, sa destruction. Au fil des siècles, plus ou moins présent, l'Orvet s'est nourri des ambitions, de la soif de pouvoir, de la violence des hommes et a prospéré, malgré la lutte impitoyable que lui livrent ces femmes.

Des êtres conscientes de leur sacrifice, conscientes qu'elles laisseront très probablement leur vie dans cette bataille, mais qu'il ne restera pas vain, créant de nouvelles vocations, faisant reculer l'Orvet, contrecarrant ses plans pour faire sombrer l'humanité dans le chaos et s'assurer des réserves infinies de nourriture.

Claudia et Natacha sont les premières Victoires que nous rencontrons dans ce roman, qui pourrait presque être considéré comme un recueil de nouvelles ayant cette lutte entre l'Orvet et les Victoires à travers l'Histoire. En effet, chaque chapitre nous présente une nouvelle héroïne en action, à différentes époques, en différents lieux.

Des lieux qui sont, pour la plupart, situés en Provence, comme Marseille, qu'on a déjà évoqué, mais aussi Nice, Digne, l'abbaye du Thoronet, et, lorsque l'on quitte cette région, c'est pour rester dans le bassin méditerranéen. Ugo Bellagamba, Niçois lui-même et amoureux de sa région, lui rend également un formidable hommage en nous emmenant dans des endroits magnifiques et marquants.

Je n'entre pas complètement dans les détails, car il faut préserver certaines surprises au lecteur. En effet, outre les lieux, ce sont certains événements ayant marqué l'Histoire, mais aussi des personnages célèbres, parfois dans des rôles très étonnants (ne citons que l'un d'entre eux, Gustave Eiffel), que l'on va rencontrer au fil des pages et de ces épisodes mouvementés, souvent dramatiques, dans lesquels la lutte fait rage et l'Orvet crache son venin.

Pour autant, le scénario n'est pas immuable, on voyage dans le temps, depuis l'époque contemporaine, qu'on a évoqué à travers le premier chapitre, jusqu'au futur lointain, histoire de ne pas laisser la science-fiction, domaine de prédilection d'Ugo Bellagamba (qui est le directeur artistique des Utopiales, salon nantais dédié à ce genre), et, à l'opposé, jusqu'à des temps très reculés.

L'Orvet, de par son essence et son action, est une créature qui s'étend entre SF et fantastique, mais Ugo Bellagamba joue aussi habilement avec l'Histoire, comme lorsqu'il nous emmène à l'Abbaye du Thoronet, au XIIIe siècle, dans une atmosphère façon "Nom de la Rose", ou dans l'Antiquité romaine, pour nous raconter, à sa façon, un des événements majeurs de cette époque.

Mais, plus que les lieux, plus que les personnages célèbres, plus que les époques et les événements, ce sont bien évidemment les victoires, dont il nous faut parler. Outre Natacha et sa mère, citons Euphoria, Patrizia, Gloria, Egéria, Nadia, Coppélia et Oruah. Huit récits, huit femmes (oui, je sais, il y a 9 femmes dans ma liste, mais le premier chapitre est consacrée à Natacha, surtout)...

Chacune a un rôle particulier qui lui est assigné, quelquefois, à l'image de Natacha ou d'Euphoria, sans encore en avoir vraiment conscience, ou, au contraire, en toute connaissance de cause. Certaines agissent, d'autres doivent faire face aux événements, mais toutes sont directement confrontées à l'Orvet, qu'elles défient avec courage et abnégation.

Il est évident, et vous vous en doutez à me lire, que "l'Origine des Victoires" est un livre qui rend hommage aux femmes, dans leur diversité, dans leur courage, mais aussi, dans leur sagesse, puisqu'elles n'ont pas la folie et les errances de leurs homologues masculins et que l'Orvet n'a pas de prise sur elles.

Pour autant, il peut agir pour les faire souffrir, les tuer, toutes, particulièrement celles que l'on voit lancées dans l'action, savent qu'elles ne sortiront sans doute pas vivantes de leur aventure, mais, elles sont sûres aussi qu'avant leur dernier souffle, elles auront planté des banderilles dans la croupe de l'Orvet (là, je parle au sens figuré) et auront montré la voie à leur soeurs.

Elles sont belles, fortes, guerrières, déterminées, humbles, aussi, car chacune sait qu'elle n'est qu'un maillon d'une chaîne, un soldat au coeur d'une armée qui livre une bataille à long terme. Le terme d'héroïne est juste, c'est vrai, mais peut-être pas dans le sens qu'on a trop tendance à lui donner de nos jours, de celui ou celle qui, seul(e) contre tous, est capable de se sortir des situations les plus compromises avant de renverser son redoutable adversaire d'une pichenette.

L'explication de ce mot, Victoire, c'est bien dans l'Antiquité greco-romaine qu'il faut aller la chercher. Une déesse vénérée par les Romains, inspirée de la Nikê grecque, aussi bien emblème de l'Empire que de chaque Empereur, figure importante qui va, peu à peu, se parer d'attributs militaires... La plus célèbre représentation, sans doute, se trouve au Louvre, la fameuse Victoire de Samothrace.


Ugo Bellagamba reprend cette figure allégorique (que l'art européen, depuis la Renaissance, a régulièrement remise au goût du jour, lorsque la mode était "à l'antique") pour construire son récit autour, en la lançant dans cette féroce bataille entre le bien et le mal. Je suis peut-être un peu simpliste, d'ailleurs, en réduisant les Victoires et l'Orvet à ces notions archétypales, les choses étant sans doute plus complexes.

On peut sans doute élargir la chose à la lutte contre la domination masculine et patriarcale, si présente tout au long des siècles, et qui vise à faire de la femme un simple faire-valoir. On peut disserter sur la question des passions et de la raison, qui s'opposent en chacun de nous, individuellement et collectivement. On peut chercher de nombreux axes de lecture, ou juste se laisser porter par ces destins remarquables.

Oui, je relativise la notion de bien et de mal, parce que rien n'est jamais aussi simple. Parce que certaines de ces Victoires agissent parfois à l'encontre de ce qu'on pourrait appeler la morale. Oui, elles intriguent, usent de toutes leurs armes, qui vont de la séduction à la violence, combattent l'Orvet sur son propre terrain, n'agissent pas forcément au grand jour, mais dans une certaine discrétion...

La Victoire n'est pas forcément flamboyante, elle se doit d'être aussi manipulatrice et fatale. Et c'est aussi en cela que ces héroïnes sont fascinantes : elles sont dangereuses. Leur action va dans le sens du Bien, tel qu'on l'entend, en tout cas, essayer d'empêcher la chute dans la folie et le chaos. Et, pour elles aussi, la fin justifie les moyens.

Un élément intéressant : toutes les femmes ne sont pas des Victoires. Celles-ci sont des élues, triées sur le volet et formées à la dure. Et, dans un des chapitres, on croise une ex-Victoire, si je puis dire, qui a choisi une autre voie. Ce destin est très humain, très... "normal", mais il permet de regarder ses soeurs avec un oeil un peu différent.

Car, quand j'évoque plus haut la notion de sacrifice, on a tendance à entendre le mot dans un sens funeste : y laisser la vie. Mais, même cette dernière expression est plus large, dans ce cas. Oui, ces femmes ont choisi de laisser leur vie de côté, pour ne se consacrer qu'à leur cause. Jamais elles ne connaîtront les émotions élémentaires de la vie de femme, qui pourraient les détourner de leur dessein.

Il y a quelque chose de quasiment religieux, dans la démarche des Victoires. Je sais que cette vision de la chose pourrait déranger, qu'elle est contestable, mais c'est un engagement ferme que l'on prend, lorsque l'on devient Victoire, on suit une règle, on vit en marge, on est sans cesse obnubilé par ce seul objectif de lutter contre l'Orvet, on se dépouille de tout le reste, même si l'on fonde une famille, comme Claudia, dans le premier chapitre...

Elles sont belles, ces Victoires, admirables, séduisantes et inquiétantes, aussi. Elles incarnent un idéal, un absolu, et, à leur façon, nous montre la voie à suivre. Dans l'attention permanente que nous devons avoir envers les passion les plus violentes, qui peuvent pousser à la folie, à l'erreur. Individuellement, mais surtout collectivement.

Ugo Bellagamba nous offre un très bon moment de lecture, prenant et spectaculaire, un divertissement au bon sens du terme. Mais, le lecteur a tout intérêt à aller plus loin que ce premier degré et à réfléchir à ce qu'il y a dans ce livre, depuis les périodes les plus reculées jusqu'au futur le plus lointain. Nous sommes de simples points sur cette ligne et l'Orvet ne doit pas se trouver bien loin.

C'est riche, c'est fort, plein de trouvailles intéressantes et de surprenantes mises en scène. C'est un beau voyage, à la rencontre de magnifiques personnages, qui ne sont exempts ni de défauts, ni de faiblesses, mais les combattent sans relâche pour aller dans la direction qu'ils se sont imposés. C'est une réflexion sur l'humain et sur ses choix, ses priorités, son côté éphémère au coeur d'une Histoire dont l'échelle le dépasse et le domine. Une vraie leçon de modestie et de respect.

mardi 24 novembre 2015

"Nous nous trouvons devant un événement majeur qui risque de bouleverser notre perception du monde".

Quelques jours chargés, en termes de plannings comme sur le plan émotionnel, et on repart pour de nouvelles lectures. Avec un roman qui, vous le verrez, résonne très étrangement, presque de façon dérangeante, dans le climat actuel. Beaucoup de ceux qui l'ont lu, je crois, l'ont trouvé très sombre, je suis d'accord, mais c'est aussi un magistral avertissement qui nous est adressé par l'auteur à travers cette allégorie douloureuse. Dans "les Dames blanches", publié au printemps dernier aux éditions de l'Atalante, Pierre Bordage, une des plus fines plumes de l'imaginaire francophone, prend des accents à la Herbert George Wells, pour une espèce de Guerre des Mondes, où l'on finit par comprendre qu'il n'y a qu'un belligérant : notre monde à nous, auto-destructeur et motivé par des considérations qui laisse l'humain à l'écart, jusqu'à le sacrifier...



Dans les Deux-Sèvres, apparaît soudainement ce qui ressemble à une bulle de chewing-gum blanche. Enfin, quand je dis bulle, c'est un peu petit pour que vous imaginiez la scène... Car c'est en fait une énorme boule d'une cinquantaine de mètres de diamètre, que Elodie est la première à remarquer. Un spectacle aussi fascinant qu'inquiétant pour la jeune femme. Moins pour son jeune fils.

Léo, qui n'a pas encore 4 ans mais est très en avance pour son âge, est pris d'une soudaine excitation à la vue de la bulle. L'enfant est volubile, habituellement, mais rarement aussi intenable et désobéissant. Elodie ne parvient pas à l'empêcher de se précipiter vers l'étrange objet et doit se lancer à sa poursuite, avant de trébucher...

Ces quelques secondes seront décisives : le temps que sa mère se remette sur ses jambes, Léo a disparu. Elodie n'a pas vu véritablement la bulle l'avaler, mais elle en est certaine, son fils se trouve à l'intérieur de cette sphère. Mais que se passe-t-il donc ? D'où vient cette bulle et que compte-t-elle faire de l'enfant ?

Alors que la nouvelle se répand, que les médias et les forces de l'ordre, armée comprise, se mobilisent, d'autres sphères identiques commencent à apparaître dans le monde. Une croissance exponentielle, terriblement rapide, sans aucune explication et laissant tout le monde dans l'incompréhension la plus totale...

Non seulement personne ne comprend la raison de ces éclosions subites, mais le secret de ce qu'on va bientôt appeler "les Dames Blanches" s'épaissit encore quand on réalise que rien ne permet de les détruire ou même de pénétrer à l'intérieur d'elles. Enfin, pas tout à fait... Léo a été le premier d'une longue série d'enfants en bas âge à être comme irrésistiblement attirés puis absorbés par ces sphères...

Déjà inquiétante, la situation devient difficile, car la peur grandit, en particulier chez les parents de jeunes enfants, moins de 4 ans, qui sont, si l'on peut parler ainsi, les cibles des Dames Blanches. Politiques, militaires, scientifiques, parents, journalistes, tous sont impuissants à gérer cette affaire qui ne cesse de prendre de l'ampleur...

Lors de l'apparition de la première bulle, Camille est une jeune journaliste, qui doit encore faire ses preuves au sein de la rédaction d'un magazine féminin. L'affaire lui est confiée un peu par hasard et elle va faire à la fois le bonheur et le malheur de la jeune femme. Car, professionnellement, cette histoire lui vaudra le succès avant de devenir une obsession...

Et, sur le plan personnel, elle lui permettra de rencontrer deux hommes très importants dans sa vie, Lucho, qui sera le père de ses enfants avant de se consumer à leur contact, tel Icare approchant de trop près le soleil, et Basile, un ufologue d'origine africaine, qui va lui montrer la vie, et les Dames Blanches, sous un jour totalement différent. Ce qui n'empêchera pas Camille d'y perdre son fils, elle aussi, comme tant d'autres...

"Les Dames Blanches" est un roman-fleuve, puisqu'il s'étend quasiment sur une vie humaine. Camille en est le véritable fil conducteur, elle qui va se consacrer corps et âme à essayer de comprendre les Dames Blanches et ce qu'elles peuvent bien vouloir à notre humanité, au-delà de ce qui semble être un enlèvement d'enfants systématique...

Dans ce laps de temps, il va se dérouler énormément de choses sur la planète en général et en France en particulier. Mais, les Dames Blanches, elles, semblent presque spectatrices de cette agitation qui va faire monter la tension jusqu'à déclencher des guerres meurtrières, jusqu'à provoquer aussi des décisions politiques majeures...

Je veux parler de la loi d'Isaac. Un texte terrifiant qui prolonge la seule certitude qu'ont les hommes à propos de ces mystérieuses sphères : seule l'absorption d'enfant freine leur développement... Lorsqu'il a fallu trouver des solutions pour empêcher leur prolifération, c'est vers les enfants qu'on s'est tourné, pour le pire...

Sacrifier les enfants pour essayer de venir à bout des Dames Blanches, voilà la seule alternative qui semble freiner l'essor des sphères. Un sacrifice qui va bien au-delà de ce qu'on pourrait imaginer en temps normal et qu'on tolère dans cette situation exceptionnelle... Jusqu'à promulguer cette loi d'Isaac, appliquée avec zèle mais très décriée aussi parmi la population, au point d'engendrer bien des tensions...

Voilà ce qui fait du roman de Pierre Bordage un livre très dur, violent, difficile sur un plan émotionnel, aussi... Et pourtant, tout ce qui vient nous bousculer, nous déranger, nous mettre mal à l'aise, nous révolter, réside uniquement dans l'action humaine... Car, dès le départ, les Dames Blanches sont considérées comme une agression, un danger. Pire : des ennemies.

Evidemment, la disparition des enfants ne plaide pas vraiment en leur faveur. Pourtant, on ne connaît pas la raison exacte de ces événements, même si c'est évidemment terriblement douloureux pour les familles concernées. Beaucoup de celles que l'on va suivre au fil des chapitres, vont avoir toutes les peines du monde à surmonter ce drame.

Tout le roman se construit sur cette incompréhension, qui laisse la porte ouverte à la colère. Une réaction qui va, comme les sphères, d'ailleurs, enfler au fil des événements. Et, comme on ne peut s'en prendre à elles, puisqu'elles sont indestructibles, muettes et hiératiques, alors, on se déchire au sein de l'humanité penaude et revancharde...

Comme il le fait souvent, Pierre Bordage propose un roman mettant en scène de très nombreux personnages, ou plus exactement, le destin de ces personnages à l'ère des Dames Blanches. Si Camille, et à un degré moindre, Elodie servent de lignes directrices au récit, on s'intéresse à plein d'hommes, de femmes et bien sûr, d'enfants aux prises avec cette situation extraordinaire qu'ils doivent gérer.

On retrouve des mécaniques proches de ce qu'on trouvait déjà, par exemple, dans "l'Ange de l'abîme" ou "le Chemin de Damas", deux des tomes de la trilogie des Prophètes, que le Diable Vauvert vient d'ailleurs de rééditer en un seul volume. A chaque chapitre, un destin particulier, pour former une grande fresque humaine, pleine de bruit et de fureur.

Est-on dans une dystopie ? En fait, on a l'impression que la catastrophe se déroule en temps réel sous nos yeux. Mais il faut en comprendre les enjeux afin de savoir quel sera l'avenir après les Dames Blanches, si tant est qu'elles disparaissent un jour à leur tour... Sera-t-il empli de ténèbres ou au contraire, s'agira-t-il d'une page nouvelle et d'un nouveau commencement ?

Pierre Bordage attaque la question de l'avenir de l'humanité à travers le sort des enfants qui naissent actuellement. Mais il ne choisit pas les voies évidentes, réchauffement climatique, conflits à caractère religieux ou civilisationnels, j'en passe et des pires... Non, il pose des questions essentielles, fondamentales, à travers l'irruption dans la réalité de ces mystérieuses bulles blanches.

J'ai évoqué Wells en préambule, et il y a, c'est vrai, dans l'arrivée des Dames Blanches, quelque chose du débarquement des tripodes martiens, dans "la Guerre des Mondes". Avec ce même moment de saisissement, cette même incompréhension et cette sensation de danger que dans ce classique de la SF. Mais des développements bien différents ensuite.

Mais, c'est bien sûr la place que tiennent les enfants dans cette histoire qui est l'une des clés. J'ai employé le grand mot d'allégorie pour parler d'eux et c'est tout à fait ça : ils incarnent l'avenir, c'est une lapalissade. Et, sur cet avenir, plane l'angoissante inquiétude du sort que leur réserve les Dames Blanches. Evaporé, l'avenir...

Et ce n'est pas tout : que proposent les humains à ces jeunes enfants ? Là encore, le sacrifice que va venir entériner la loi d'Isaac (nom impropre, d'ailleurs, puisque, dans le texte biblique, le sacrifice n'a pas lieu) est terriblement symbolique, dans l'absence d'empathie qui semble se dégager des décisionnaires. Sans doute pensent-ils agir pour le bien commun, mais à quel prix ?

L'avenir est entre les mains des adultes, de ceux qui dirigent et façonnent le destin à venir de ces enfants, voilà ce que nous raconte les Dames Blanches. Pas besoin de longues phrases ou d'exemples alambiqués, il suffit de regarder autour de nous, les innombrables générations sacrifiées par leurs aînés au cours de l'Histoire pour assurer l'avenir...

Ces enfants, traités en chair à canon comme le furent bien des soldats au fil des siècles, ces enfants, outils plus qu'humains, que la loi d'Isaac déshumanise légalement, ces enfants, sincèrement choyés et aimés par leurs parents, mais noyés dans la masse d'un monde imparfait, ces enfants, avalés par ces bulles étranges, ces enfants sont au coeur de cette histoire, victimes innocentes d'un massacre perpétuel.

On retrouve cela jusque dans le choix des prénoms de ces nouvelles générations, qui empruntent à la mythologie, en particulier, avec toute une signification, presque une prière, comme une offrande à un panthéon évanoui depuis belle lurette mais qu'on préfère croire encore en charge des destins de ces humains en devenir.

Mais, comme tout est question de point de vue, ils sont aussi la solution aux problèmes, du moins, potentiellement. En eux, en leurs semblables, à ceux qui échappent aux Dames Blanches, réside l'espoir d'un monde meilleur, à condition de ne pas reproduire, une nouvelle fois, toutes les erreurs qui se sont succédé depuis tant et tant de siècles.

Et puis, il faut insister là-dessus, "les Dames Blanches" est un roman très féminin. Féministe, même, peut-être, mais je ne vais pas jouer sur les mots. Oh, bien sûr, il y a le titre lui-même, le fait que, pour décrire le phénomène, on humanise et sexualise les bulles. Mais, pas seulement : si les personnages ne sont pas exclusivement féminins, et si ces femmes ne sont pas toutes exemptes de défauts, ce sont incontestablement les femmes qui sont les plus fortes.

Femmes, et mères. Le sacrifice d'Isaac est un épisode biblique strictement masculin. Or, qui peut s'opposer le plus à une telle démarche, transposée dans une situation certes extraordinaire, si ce n'est une mère ? Dans le cours du roman, j'en dis le moins possible, rassurez-vous, mais l'on suit le dilemme d'une de ces mères qui, malgré ses efforts, ne peut se résoudre à sacrifier son enfant... Elle n'est pas la seule, mais son combat est poignant.

Oui, la femme est au coeur de ce roman, comme si Pierre Bordage voulait faire écho à Aragon, qui voyait en la femme, l'avenir de l'homme. C'est sans doute un peu simpliste, comme façon d'envisager les choses, mais l'homme, dans "les Dames Blanches", est souvent brutal, impulsif, docile face à l'arbitraire...

Et, au premier chef, Camille... Il est vrai qu'elle entame sa propre révolution morale grâce aux conseils et à l'amour de Basile, mais elle est le fer de lance de quelque chose qui est ultra-minoritaire dans le récit : ne pas simplement envisager les Dames Blanches comme un danger, comme une adversité, mais peut-être comme une opportunité...

L'univers décrit dans "les Dames Blanches" est sombre, torturé, marqué par l'inquiétude, aussi. Et pourtant, comme souvent chez Pierre Bordage, il y a de la lumière au bout du tunnel. Reste à accomplir le trajet jusque-là, semé d'embûches, forcément. Et des pièges que l'homme se tend à lui-même, en permanence.

Pierre Bordage l'humaniste se fait une fois de plus lanceur d'alerte. Il le fait avec un talent de narrateur certain, créant une nouvelle fois une atmosphère lourde, oppressante, qui pousse le lecteur à se remettre en question lui aussi. Et puis, il mène parfaitement sa barque, usant avec une grande habileté de l'inconnu et de l'ambiguïté qui planent au-dessus de ces Dames Blanches.

Non, ce roman n'est pas une lecture de tout repos. Encore moins quand, alors qu'on vient de le terminer, se produisent des événements aussi dramatiques que ceux qui viennent de frapper Paris ces derniers jours ou que monte l'angoisse dans une ville de Bruxelles en état de siège... D'où le temps pris avant de me mettre à rédiger ce billet.

Il y a chez Bordage une aptitude incroyable à faire coller ses romans d'anticipation au monde tel qu'il est et ce livre-là en est encore un exemple frappant, comme la trilogie des prophètes l'avait été dans les années 2000. Aux frontières du fantastique et de la SF, il propose ici un roman en forme de parabole d'une redoutable puissance, dont on ne sort pas indemne.

mardi 17 novembre 2015

"Il est bien difficile de s'évader d'une prison dont on est le gardien !"

Voilà un roman repéré dès le mois d'août dernier, alors que, regardant les infos, je me faisais la réflexion qu'aucun écrivain n'avait encore choisi de prendre le point de vue d'un passeur, ces hommes qui empochent de fortes sommes pour "faciliter" le transport des réfugiés et des migrants vers un hypothétique eldorado européen. Et puis, est sorti "Encore", de l'écrivain turc Hakan Günday (aux éditions Galaade). Une lecture étonnante, à la fois incroyablement dure mais aussi pleine de folie, un curieux mélange de genres qui est avant tout un vrai voyage littéraire aux côtés du personnage de Gazâ, dans sa quête d'une impossible rédemption. Voici un livre grave et assez cynique abordant certains des sujets les plus inquiétants et importants de notre époque, un roman qui ne devrait laisser aucun lecteur indifférent, même si on peut facilement être dérouté par les tours pris par son histoire...



Gazâ est né et a grandi dans un village de Turquie, en bord de la Mer Egée. L'enfant, dont la mère est morte à sa naissance, mène une existence ordinaire, malgré tout, jusqu'à ce qu'il découvre de quelle manière son père gagne sa vie. Le garçon a alors 9 ans et, à partir de là, sa vie ne sera plus la même. Gazâ a scellé son destin, sans encore le comprendre.

En effet, Ahad, le père du gamin, est un trafiquant. Un trafiquant d'êtres humains. Il prend en charge des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants, fuyant leurs pays d'origine parce qu'ils espèrent qu'une vie meilleure les attend ailleurs, en Europe, essentiellement. Leur périple passe par la Turquie où Ahad les héberge un certain temps, avant de les conduire jusqu'au port où ils embarqueront sur des coques de noix.

Inutile de préciser que, quand je parle d'hébergement, il ne s'agit pas d'un cinq étoiles... Non, les conditions de ce voyage, pourtant payé fort cher par les migrants, sont abominables. Et, chez Ahad, c'est particulièrement le cas... Le logement réservé à ces personnes ressemble plus aux geôles médiévales qu'à une auberge de jeunesse...

Dès qu'il apprend la profession de son père, Gazâ devient son assistant. Il n'a pas encore 10 ans que lui aussi embrasse cette sordide carrière de passeur. Patiemment, il va apprendre les tenants et les aboutissants du métier et, au fil des ans, il va même contribuer à améliorer, non pas le sort de ses "clients", mais la manière d'en tirer profit.

Gazâ est doué, très doué, même et il va faire entrer la petite entreprise familiale dans le XXIe siècle. En particulier en l'informatisant. Big brother is watching them et Big Brother n'est qu'un ado aux idées et à la cruauté déjà bien ancrées dans son esprit. Ainsi, profite-t-il de sa position pour contraindre les femmes des convois, mais aussi pour diviser les groupes importants, afin d'empêcher toute velléité de rébellion.

Gazâ est devenu très jeune un monstre, mettant son intelligence aiguë au service des projets criminels (mais lucratifs) de son père. Mais c'est aussi un garçon lucide, qui a conscience que ces actes n'ont rien de légal (et ne parlons même pas de morale). Un garçon qui sait qu'il est un monstre et qui a même une conscience.

Celle-ci se manifeste sous la forme d'un fantôme. Plus exactement, une voix intérieure qui appartient à un des clandestins passés par le réseau de son père. Cet homme, un Afghan nommé Cuma, est mort, alors qu'il attendait son transfert vers l'Occident. Une mort stupide, provoquée par Gazâ, sans même le vouloir, et c'est sans doute cela qui hante le jeune homme.

C'est à cause de la paresse de Gazâ que Cuma est mort, qu'il a fallu l'enterrer en catimini et que, depuis, il entend cette voix venant l'asticoter jusqu'à la folie. Mais, les avantages sont encore suffisants pour que cette mauvaise conscience ne se manifeste que de temps en temps. Oh, Gazâ lutte, contre lui-même, avant tout, mais pas au point de remettre son existence et son activité en cause.

Jusqu'à ses 15 ans... Le dur, l'impitoyable Gazâ, le tourmenteur des migrants, va connaître un violent retour de manivelle. Une expérience qui, pour n'importe qui, serait traumatisante, mais qui, pour lui, va s'avérer l'être encore plus. Comme une vengeance divine, sardonique et brutale, au point d'accentuer sa folie au point de lui faire franchir un point de non-retour.

Après ces quelques heures abominables, dont je ne vous dirai rien ici, en tout cas pas directement, Gazâ ne sera plus jamais le même. Il ne cessera pas pour autant d'être un monstre, au contraire, mais il exercera autrement son art de la manipulation. Avant de décider d'exorciser sa honte et sa culpabilité à l'encontre de Cuma...

Je reste volontairement évasif dans les éléments que je vous donne. D'abord, parce que les détails ne la première partie ne pourraient servir qu'à nourrir une certaine répulsion (assez méritée, reconnaissons-le) à l'encontre de Gazâ, et plus encore d'Ahad, son père. Ensuite, parce que ces détails ne sont pas forcément cruciaux pour la suite.

Pourtant, il faut bien parler de cette première partie, puisqu'elle concerne directement la question des passeurs.  Hakan Günday ne prend pas de pincette pour nous parler de cette engeance et nous décrire à la fois le cynisme de ces hommes, leur cupidité, leur absence totale d'empathie et la vision toute relative qu'ils ont de la nature humaine.

Gazâ est le fruit de l'éducation reçue auprès de son père, homme sans foi, ni loi, si ce n'est celle de l'argent qu'il empoche et qui n'a vraiment pas d'odeur pour lui, et des complices de ce dernier. Difficile, dans ces conditions, d'imaginer que l'enfant, lancé dans "l'aventure" dès l'âge de 9 ans, puisse devenir un exemple d'humanisme...

Ainsi tordu à l'âge où l'on est le plus malléable, Gazâ devient donc... un monstre. En lisant "Encore", j'ai, à plusieurs reprises, pensé à Maximilien Aue, le personnage central du roman de Jonathan Littell, "les Bienveillantes". Pourtant, ils sont sensiblement différents, dans les origines, le parcours et même dans la folie qui les habite.

Maximilien est un authentique psychopathe, fou furieux d'un bout à l'autre de son existence, ne recherchant jamais la rédemption, au contraire, tandis que Gazâ a été conditionné pour devenir un passeur redouté et redoutable. Mais, ils se rejoignent, à mes yeux, en ce qu'ils n'incarnent pas seulement une monstruosité, mais celle de leur temps.

Aue aurait été un monstre sans la Solution Finale, c'est une certitude, mais le génocide va lui fournir un cocon parfait, puisqu'il n'aura pas à se cacher pour assouvir ses vils instincts. Gazâ se doit d'être plus discret, mais les remords qu'il nourrit ne concerneront jamais l'activité elle-même qui, de toute manière, aurait été reprise par d'autres, si Ahad et lui n'avaient été là.

Bref, Gazâ est un monstre, mais aussi un enfant, que l'on voit grandir, puisque le roman se déroule sur une quinzaine d'années environ. Et cet aspect est très important, car il n'a que 15 ans quand sa vie change brutalement. Il est donc encore possible, sans doute, de l'aider à retrouver le droit chemin. Elève doué, Gazâ a été très tôt remarqué par ses professeurs et on le dit destiné à de brillantes études.

Mais le destin, surtout lorsqu'on est un monstre façonné par un autre, est capricieux. Et jamais, il ne fera ces études, même lorsque cette nouvelle chance se présentera à lui. Entre sagesse et folie, l'esprit tourmenté du jeune passeur balancera, mais pas longtemps, avant de se tourner irrémédiablement vers la seconde, comme s'il devait soigner son mal par le mal.

"Encore", je l'ai dit, est un curieux mélange de genres. Il débute comme un roman contemporain, sur le terrible sujet des passeurs faisant leur beurre sur le dos de migrants exploités, maltraités, payant à l'avance un ticket pour un voyage qu'ils ne sont pas sûr de mener à leur terme... Et puis, je l'ai dit, un événement inattendu vient mettre un point final à cela et l'on passe à tout autre chose.

Le livre d'Hakan Günday est alors également un roman picaresque, le récit détraqué d'un gamin aux prises avec la société sans morale de son temps. Son expérience de passeur, il la raconte comme un gamin facétieux, expliquant comment, par exemple, il va chercher chez les meilleurs cuisiniers du coin les plats les plus succulents pour séduire une des migrantes.

Il y a quelque chose de touchant, dans sa démarche, une jeunesse en pleine montée de sève qui s'exprime, mais cela se passe dans un contexte hideux, sordide, avec une femme qui connaît les risques du voyage qu'elle a entrepris... Ces plats ne serviront à rien, refroidiront, et Gazâ expérimentera pour la première fois le pouvoir qu'il exerce sur ses "clients".

De même, la culpabilité pour Cuma est significative : Gazâ n'est pas encore endurci lorsque se produit ce drame et il en reste marqué, profondément. Par la suite, nombre d'horreurs qui se dérouleront sous ses yeux, qu'il aura même provoqué, parfois, n'auront pas les mêmes répercussions. Il en gardera le souvenir, mais aucun à la hauteur de celui de Cuma.

Oui, "Encore" est un roman picaresque, mais pas seulement. Il y a, selon moi, en particulier dans la deuxième moitié du livre, une dimension proche des contes philosophiques du temps des Lumières. Oserais-je ? Oui, j'ose : Gazâ est un anti-Candide, évoluant dans le pire des mondes, le traversant au gré des horreurs qu'il lui arrive de provoquer ou de rechercher, et courant à une perte inévitable, seule voie vers l'impossible rédemption.

Mais, à travers ce parcours chaotique, plein de bruit, de fureur, de folie et de déraison, Hakan Günday remplit son rôle, celui de mener son lecteur dans les méandres de ce monde, celui dans lequel nous vivons, et de ses cloaques. Un monde dans lequel la Turquie est l'incontournable zone intermédiaire entre un Orient gangrené par la guerre et la misère et un Occident au pouvoir aussi bien attractif que répulsif.

Je ne veux pas entrer dans le détail de la dernière partie du livre, il ne faut pas trop baliser le parcours du lecteur qui n'a pas encore eu en main ce roman, mais il y a une grande habileté dans la manière de faire, dans ce que l'auteur veut nous montrer. Un retour aux sources où la mort et la maternité sont étroitement lié, Gazâ n'ayant connu que la première.

Et puis, il y a l'enfermement. C'est un des thèmes récurrents du livre. Il revient sans cesse, sous diverses formes, des tombes qu'il faut creuser à la va-vite pour Cuma et d'autres, à l'endroit sordide, sorte de container où Ahad et Gazâ entreposent leurs "clients". Puis, de manières absolument atroce et en même temps géniale lors de l'événement qui va chambouler la vie de l'adolescent.

Par la suite, cette obsession réapparaît, à la fois au sens propre mais aussi au figuré. A l'image de la phrase que j'ai choisie pour titre de ce billet. Je ne peux m'empêcher d'en citer une autre, tout aussi symbolique de cette omniprésence : "Ils étaient enfermés dans les quatre murs d'une prison, dont deux étaient constitués par la naissance et les deux autres par la mort".

Gazâ est enfermé dans cette existence qu'on lui a assignée, dans cette monstruosité qui l'assume mais le ronge, dans sa culpabilité qu'il ne parvient pas à éteindre, dans cette Turquie contemporaine dont il est l'un des fils... Partout des murs, réels ou fantasmés, et cette sensation jusqu'à la claustrophobie la plus aiguë de ne pouvoir s'échapper...

Un dernier mot. Sur le titre de ce livre, "Encore", qui peut paraître assez étrange, de prime abord. Jean Descat, qui signe la traduction française, a eu raison de garder cet unique mot, qui est aussi le titre en turc. Il recèle une bonne part de cynisme, c'est vrai, et pourtant, peu à peu, on comprend le pourquoi de ce titre, sorte de leitmotiv du récit.

Mieux encore, Hakan Günday joue avec ce mot, vous le découvrirez, sans doute avec la même surprise que moi. Et ce jeu, au-delà de la sémantique pure, symbolise remarquablement le jeu de miroir et de symétrie qui sous-tend toute l'histoire, tout le destin de Gazâ. Et, dans le même temps, j'entendais sans doute mon propre Cuma me murmurer à l'oreille : "et ça continue, encore et encore, c'est que le début, d'accord, d'accord".

Pardon à Francis Cabrel de l'entraîner dans cette affaire, mais cette phrase, issue d'un de ses grands tubes, est à prendre au pied de la lettre, indépendamment de son contexte originel. Des Ahad et des Gazâ, il y en a énormément. Le flux de migrants traversant la Turquie et engraissant des passeurs n'est sans doute pas prêt de se tarir.

Peu importe leurs sorts et ceux de leurs complices, on a le sentiment que c'est une hydre qui est à l'oeuvre, donc chaque réseau est une tête. Coupez-en une, si vous y parvenez, et deux repoussent. Quant aux victimes, elles survivent le plus souvent pour le pire, en ayant tout laissé derrière eux... Hakan Günday dénonce avec férocité cette activité en plein essor et soutenue par la corruption endémique.

Mais il nous met aussi, nous, lecteurs, face à nos responsabilités. Face à notre propre culpabilité, au mieux, face à une certaine monstruosité, au pire, que l'on voit, hélas, s'exprimer bien aisément ces derniers temps... Le sort que nous réservons à ces migrants ne fait-il pas de nous les complices de tous les Ahad et de tous les Gazâ du monde ?

dimanche 15 novembre 2015

"Laisse le travail des vautours aux vautours".

Voici un billet à propos d'un premier roman dont on a beaucoup parlé à sa sortie et qui vient de paraître en poche. Un livre à la construction très étonnante, au style plein d'humour et de cynisme, mais servi par un sens aigu de l'observation, une histoire qui s'inspire à la fois du parcours personnel de l'auteur et d"une réalité tangible, celle de l'immigration africaine depuis une cinquantaine d'années. Dans "Debout-payé", qui vient de paraître au Livre de Poche, Gauz, écrivain originaire de Côte d'Ivoire, dénonce le miroir aux alouettes qu'est la société de consommation occidentale, dans son luxe et sa vulgarité, dans son indécence et son absurdité. Un livre qui fait rire, interroge, émeut, aussi, mais ne peut pas laisser indifférent, pour peu qu'on essaye d'aller au fond des choses et qu'on ne reste pas en superficie de ses lectures.



Ossiri et Kassoum sont tous les deux originaires de Côte d'Ivoire, des ghettos d'Abidjan qu'ils ont quittés en quête d'une vie meilleure. Pour eux, comme pour nombre de leurs compatriotes, comme pour nombre de citoyens d'Afrique subsaharienne, c'est la France qui représente ce possible eldorado, celui qui leur permettra de goûter à une vie plus confortable.

Arrivé dans cet autre pays, cet autre continent, sans papiers, Ossiri et Kassoum vivent comme ils peuvent, dans des bâtiments qui ont longtemps abrité les étudiants ivoiriens venus étudier en France. Mais, depuis belle lurette, ces locaux sont laissés à l'abandon par le gouvernement ivoirien qui les aurait même revendus en douce...

Résultat, ces lieux toujours plein à craquer de jeunes hommes venus chercher non pas la fortune, mais de quoi gagner leur vie décemment, sont en pleine décrépitude, transformés en squats, en profitables outils pour marchands de sommeil sans scrupule... Quand aux habitants, ils ne mènent même plus leurs interminables discussions politiques qui n'aboutissaient jamais à rien et survivent.

Une voie est toute tracée pour certains d'entre eux, une trajectoire obligée bien plus qu'une voie royale : le secteur de la sécurité. A Paris, une grande partie des vigiles officiant sur des sites industriels, seuls dans des guérites minuscules ou à l'entrée des grands magasins pour surveiller les voleurs à la tire, sont issus de la communauté ivoirienne.

"Debout-payé", c'est le terme que ces jeunes hommes donnent à leur travail peu valorisant, peu passionnant : pour être payé, il faut passer la journée debout. Gauz, qui aurait pu faire des études vétérinaires à Maison-Alfort, a choisi une autre voie qui l'a mené lui aussi à ces emplois de vigile, qui lui ont inspiré ce livre. D'abord, chez Camaïeu, à la Bastille, puis au Séphora des Champs-Elysées.

Dans "Debout-payé", cette expérience professionnelle de plusieurs années lui a inspiré des chapitres qu'on va qualifier d'interlude. Ce ne sont pas le récit factuel de cette existence, mais plus une espèce de journal de bord d'un vigile, notant les idées qui lui passent par la tête alors qu'il est debout, observant les clientes et clients circulant dans les rayons.

Des notes, des anecdotes, des aphorismes, de courtes descriptions, toujours avec un humour et une ironie acerbes, quelques éléments sociologiques ou ethnographiques, rappelant la formation scientifique de l'auteur, mais toujours servis avec un esprit critique qui met le doigt sur la folie de cette société de consommation à tout crin dans laquelle il travaillait.

Parfois, oui, Gauz se laisse aller à quelque vulgarité, mais pour moi, c'est d'abord ce qu'il a sous les yeux qui est le summum du vulgaire, un étalage malsain de marques, de superficialité, de contradictions, aussi (les riches clients débarquant du Golfe avec épouses intégralement couvertes en prennent pour leur grade).

Ces chapitres sont le fil conducteur du livre, comme la chronologie d'une journée ordinaire au pays des fringues et des cosmétiques, entre ennui profond, coups de stress quand on soupçonne un vol, coup de main aux collègues pendant les pauses pour arrondir les fins de mois et regard sarcastique sur cet univers rose bonbon jusqu'à l'écoeurement, du décor à la musique, en passant par les articles...

Moi qui ne suit pas adepte du shopping et qui n'aime pas franchement traîner dans ce genre d'endroit, je me suis à la fois reconnu dans le regard de Gauz, mais j'y ai aussi vu, avec la légère exagération qu'impose la caricature, bien des choses que nous avons tous plus ou moins remarqué lors d'une virée dans n'importe quel centre commercial ou quartier commerçant.

Comment ne pas être marqué longtemps par ce survêtement en velours rose, porté avantageusement par une cliente et portant en lettres d'or sur le postérieur le nom de son créateur : le maître du bon goût made in France récemment disparu, Christian Audigier. L'élégance et la classe ne s'achètent pas, semble-t-il, et l'homme en noir qui surveille tout cela a pour lui cette sobriété qui manque à tout le reste.

Cette partie-là est un vrai plaisir de lecture, jubilatoire et écrite au vitriol. On voit à travers l'oeil de Gauz et cet oeil frise, même s'il se doit de garder ce côté hiératique, monolithique des vigiles. Il enregistre ces micro-événements qui, individuellement, ne sont pas grand-chose, mais rassemblés, forment une mosaïque qui en dit long sur nous, notre société, nos habitudes, notre folie...

Cette partie du livre, avec son "name-dropping", ses questionnements sur le marketing ou le naming, ses remarques sur les stratégies des producteurs et des vendeurs, rappellent par bien des côtés le Beigbeder de "99 Francs", la coke en moins. On est à l'autre bout de la chaîne, avec celles et ceux dont les publicitaires et les magazines ont soigneusement entretenu la fièvre acheteuse.

Et puis, entre les différents chapitres consacrés à ce job de vigile, cette partie très autobiographique, on découvre le récit autour d'Ossiri et de Kassoum, mais pas seulement eux. Car, ces deux-là ne sont que les énièmes hommes à avoir suivi cette filière qui mène du pays natal à l'exil, à l'immigration vers un monde supposé meilleur.

Trois chapitres viennent, à travers le destin de personnages de fiction qui sont certainement bien plus proches de la réalité que ne l'indique le mot "fiction". Trois chapitres pour évoquer la période post-coloniale, ces pays qui ont accédé à leur indépendance en Afrique, sans véritablement tenir les promesses que ce concept devait contenir.

La Côte d'Ivoire en est une parfaite illustration, de la paranoïa et de l'emphase grandiloquentes de Félix Houphouët-Boigny jusqu'à aujourd'hui, et l'instabilité chronique, la pauvreté, le rejet, la ghettoïsation, etc. Depuis les années 1960 jusqu'aux années 2000, Gauz retrace ce qui a poussé tant de jeunes Ivoiriens à franchir le pas de l'immigration et à venir grossir les rangs des sans-papiers et/ou des candidats aux postes de vigiles.

Il le fait encore une fois avec ironie, mais elle est moins appuyée, toutefois, que dans la partie Camaïeu/Séphora. Sans doute parce qu'elle est empreinte d'une certaine tristesse devant ce gâchis, devant ces espoirs déçus de toutes parts, devant cette vie rêvée à peine au-dessus de ce qu'on a laissé derrière soi.

Au-delà de l'histoire même de la Côte d'Ivoire, il y a également l'histoire de cette diaspora sur le sol hexagonal. Avec les mutations sociologiques de la capitale et de sa banlieue. Lorsque, par exemple, on a repoussé bien loin du centre, là où se trouve pourtant le travail, dans des cités dortoirs sinistres, les classes les moins favorisées.

Gauz examine aussi avec sagacité la mutation du secteur de la sécurité dans une société qui, sans cesse, a peur. Peur des vols, oui, mais plus seulement, et l'on vient encore, hélas, d'en faire la cruelle et abominable expérience. Depuis la chaîne des sous-traitants multiples jusqu'aux géants sécuritaires actuels, l'auteur pose là encore avec clarté les clés des problèmes.

Et en particulier la question des papiers. Car le secteur de la sécurité, à l'instar d'autres filières, on pense au bâtiment, bien sûr, a largement profité de cette main d'oeuvre corvéable à merci, rentable car peu chère, puisque non déclarée. Ossiri et Kassoum vont connaître, à leur façon, tout ce processus, du départ d'Afrique, pénible et affligeant, jusqu'à la remise éventuelle de ce sésame tant désiré : un titre de séjour.

Cette partie, je l'ai dit, plus grave que l'autre, de par son sujet bien plus sérieux que l'autre, m'a fait penser à ces murs gris, sans éclat, qui se cachent derrière les clinquants décors d'un théâtre. L'autre face, le bling-bling, c'est Camaïeu et Séphora, mais, c'est juste un vernis qui fait joli et couvre habilement l'essentiel, dont la vue est bien moins glorieuse.

Dans cette partie, Gauz rallie une famille d'écrivains africains francophones qui, à leur manière, mettent déjà le doigt sur ces questions depuis des années. Comment ne pas songer, en lisant "Debout-payé", à Alain Mabanckou ou Léonora Miano et à leurs romans si critiques, pour ceux qui ont provoqué ces situations ?

Il y a la même ironie mâtinée de nostalgie que chez l'auteur de "Verre Cassé" mais aussi la colère et les questions d'identité que pose la lauréate du Prix Goncourt des Lycéens 2006 (pour "Contours du jour qui vient") dans la plupart de ses écrits. Une manière aussi de rappeler que, au-delà des spécificités nationales, les auteurs africains se rejoignent souvent dans leurs constats et visions du monde post-colonial.

Une certitude : Gauz est une nouvelle plume à suivre dans le paysage littéraire francophone. Derrière son ironie mordante, il y a une grande profondeur dans le regard porté sur nos sociétés. J'espère qu'il pourra poursuivre cet examen à travers de nouveaux romans, de nouvelles histoires et que sa vision acerbe de cette société qui est la nôtre, continuera à nous faire réfléchir à ce que devrait être l'essentiel.

vendredi 13 novembre 2015

"Ce n'est pas dans le règlement, mais c'est dans le mien".

Bon, j'ai un peu arrangé la citation pour qu'elle soit claire et précise, mais j'ai respecté l'esprit de cette maxime qui revient deux ou trois fois dans le roman du jour et caractérise parfaitement le personnage central. Un personnage qui n'en finit plus de jeter ses derniers feux et d'enquiquiner son monde, au point de s'attirer une nouvelle escadrille d'emm... euh, d'ennuis. Mais, au-delà de tout cela, c'est le contexte de ce polar qui est tout à fait intéressant, car il réveille certains fantômes de l'Amérique. Ce que nous avons tant de mal à faire en France, les romanciers américains le font avec un naturel qui les honore. Dans "Dans la ville en feu" (en grand format chez Calmann-Lévy), Michael Connelly revient sur les émeutes ultra-violentes qui frappèrent les quartiers de South LA en 1992, mais pas seulement. Et Harry Bosch, en pré-retraite très active, continue son numéro d'électron libre jouant les funambules sur le fil du règlement, avec comme seul objectif : la vérité...



En cette année 2012, l'arrivée du printemps n'est pas la meilleure des nouvelles pour le service dans lequel travaillent Harry Bosch et son équipier, David Chu. En effet, ce service est en charge des affaires non-classées, les fameux "cold cases", et, à l'approche du 20e anniversaire des émeutes de South LA, les ordres sont clairs : rouvrir les dossiers liés à ces événements et éviter toute mauvaise publicité dans la presse quand les journalistes rouvriront à leur tour ces dossiers...

Le 3 mars 1991, Rodney King, un automobiliste noir, arrêté par des policiers blancs de la police de Los Angeles pour un simple excès de vitesse, est passé à tabac sous l'oeil d'une caméra. Le scandale est énorme, mais, à la surprise générale, l'année suivante, les quatre policiers sont acquittés. Une décision d'un jury populaire dont tout citoyen noir avait été exclu, va déclencher les terribles émeutes.

Le 29 mars, les quartiers noirs de South LA s'embrasent et les émeutes vont durer près d'une semaine. Ce sont surtout les trois premiers jours qui seront d'une violence extrême. Au final, le bilan fera état de plus d'une cinquantaine de personnes tués pendant ces journées sanglantes. Et certains de ces crimes, dont certains sont certainement plus crapuleux qu'autre chose, restent impunis.

Parmi ces morts, une jeune femme reste gravée dans l'esprit de Harry Bosch. Il fut l'un des premiers policiers à intervenir dans la ruelle sordide où son corps fut découvert, alors que les émeutes étaient en cours. Une intervention difficile, sous la protection des soldats de la Garde Nationale, appelée en renfort, un examen de la scène de crime bâclé, par la force des choses...

Mais, il y a une autre raison pour laquelle cette affaire non-résolue trotte encore dans l'esprit du flic, vingt ans après : la victime était blanche. Une situation incongrue dans ce quartier, surtout à ce moment-là. A moins qu'elle ait eu une raison particulière de s'y trouver. Or, Anneke Jespersen, jeune Danoise morte assassinée d'une balle dans l'oeil, était journaliste et correspondante de guerre...

Etait-elle là pour enquêter sur les émeutes ? A-t-elle été témoin de scènes qu'elle n'était pas censée voir, mettant, par exemple, en scène les gangs très actifs dans ce secteur ? A-t-elle été victime de représailles pour l'empêcher de rendre public ce qu'elle avait vu ? C'est évidemment un possibilité, la plus logique, mais jamais Bosch n'a réussi à étayer cette hypothèse par la suite.

L'occasion est belle de prendre ce dossier à bras le corps et de trouver qui a froidement exécuté dans cette ruelle une jeune femme courageuse. Harry Bosch est bien décidé à remuer ciel et terre pour découvrir l'assassin de la journaliste et faire taire un nouveau fantôme hantant sa mémoire. A condition de réussir à remonter une piste bien, bien froide...

Je l'ai dit, l'examen de la scène de crime a dû se faire dans l'urgence et les relevés élémentaires n'ont pu être effectués correctement. En fait, Bosch ne dispose que d'un élément, découvert par ses soins, alors qu'on le pressait de dégager de là : une douille. Si près d'un cadavre traversé par une balle, la probabilité est forte que ce soit la bonne. Mais, cela reste mince.

Utilisant cette douille comme le bout d'un fil d'Ariane, Harry Bosch va alors tenter de remonter jusqu'au coeur de la pelote, où se trouve certainement le meurtrier d'Anneke Jespersen. Mais, il en est conscient, rien ne sera simple, tant le dossier sonne creux. Alors, plein de détermination, comme à son habitude, il se lance dans son enquête comme un running back à l'assaut de la ligne adverse.

Mais ce serait trop simple qu'on le laisse retourner le passé à sa guise... Le voilà une fois de plus rattrapé par ce dont il a horreur : les basses manoeuvres politiques. Son nouveau chef, qui n'aime pas les fortes têtes et entend faire de son service un territoire à sa pogne, se sert d'une broutille pour lui coller les affaires internes aux basques.

Harry n'en décolère pas, mais il sait ce qu'il a à perdre dans cette guéguerre : son job, en sursis, puisqu'il bénéficie d'un régime particulier lui permettant de travailler alors qu'il devrait goûter une retraite bien méritée. Pour le reste, ce n'est pas ce bureaucrate qui l'impressionne et il n'entend pas renoncer aussi facilement.

D'autant que, malgré le peu d'éléments viables de son dossier, son enquête prend tournure... L'arme du crime a connu une carrière bien remplie, elle aussi, si j'ose dire, laissant sa trace dans différentes affaires d'homicides. La piste des gangs semble vouloir se confirmer, avec un souci : en 20 ans, la guerre entre gangs à LA a sérieusement éclairci les rangs des témoins potentiels...

Reste à savoir si les intuitions de Bosch sont les bonnes ou si, sous le meurtre sordide et lâche d'Anneke Jespersen, ne se cache pas autre chose... Fidèle à ses habitudes, jouant les cavaliers seuls au boulot et les papas-poules à la maison, Harry Bosch va encore une fois jongler entre les ennuis, et des gros, et mettre sa carrière et même sa vie dans la balance pour découvrir la vérité.

"Dans la ville en feu" est une enquête assez classique, dans la lignée des précédentes affaires gérées par Bosch. Depuis qu'il fait équipe avec David Chu, il a vraiment tendance à bosser en solo, faute d'une parfaite entente avec son collègue. Une façon aussi de protéger ce garçon moins tête brûlée que lui et qui ne doit pas avoir à payer pour les prises de liberté de Harry avec le règlement.

Oui, vous vous en doutez, le titre de ce billet est une espèce de devise que Harry Bosch s'empresse de mettre en oeuvre dès qu'il le peut. Une simple phrase qu'il a entendue de la bouche d'un de ses premiers coéquipiers, alors qu'il était encore un bleu, tout juste revenu du Vietnam, et qui est gravée dans son cerveau depuis, comme au fronton d'un bâtiment important.

Je ne pense pas que cette enquête soit la meilleure, la plus originale ou la plus surprenante de l'inspecteur Bosch, disons-le clairement. Mais, elle s'inscrit dans cette période étrange d'un Bosch jouant les prolongations et se fichant comme de sa première tenue d'uniforme de la hiérarchie, des petits chefs aux dents longues, des pressions politiques. De tout ce qui parasite son boulot d'enquêteur.

En ce qui concerne Connelly, ce n'est sûrement pas un hasard non plus. A travers Bosch et Mickey Haller, ses deux personnages récurrents, le romancier aborde des sujets brûlants touchant à la société américaine. Bosch travaillant dans les "cold cases", le renvoyer aux émeutes de 1992 est aussi une manière d'aborder les questions raciales, on le sait, extrêmement délicates en ce moment.

Une victime blanche dans un quartier noir, en pleines émeutes, c'est vraiment le genre de sujet délicat. Seule la soif de vérité guide Bosch, qui ne se pose pas vraiment ces questions. Il n'a pas de préjugé et, s'il s'oriente en premier lieu vers les gangs, c'est plus comme un point de départ et une question de logique que comme une volonté de souffler sur les braises.

Mais, la première partie du roman se déroule effectivement dans cette difficulté d'un flic blanc enquêtant dans un quartier noir sur le meurtre d'une blanche... Tensions... Pour faire avancer sa barque, Bosch va devoir ruser, trouver des moyens de contourner ces obstacles, asticoter ses témoins, jouer au méchant flic, etc.

Pourtant, là où certains de ces collègues se seraient certainement entêtés à trouver quel membre de gang a tué Anneke, vingt ans auparavant, Bosch ne s'en tient qu'aux indices, qu'aux pistes qu'il réussit, péniblement, à exhumer. Comme un archéologue brosse avec un pinceau les ossements enfouis, sans précipitation, avec patience.

Difficile d'en dire plus, car, évidemment, il ne faut rien révéler des rebondissements de cette enquête. Mais, vous l'avez certainement compris au fil des lignes, son fil d'Ariane va finir par conduire Bosch dans des directions différentes, inattendues. Là encore, en jouant sur des sujets sensibles, loin des évidences faciles. Et des suspects idéaux, gibiers de potence professionnels, aux casiers judiciaires longs comme des jours sans pain.

Depuis quelques années, lorsque je lis les enquêtes de Harry Bosch, je trouve qu'il se transforme de plus en plus en justicier... Charles Bronson peut dormir tranquille, il a un successeur. Ce n'est peut-être pas aussi spectaculaire, violent ou conservateur que "le justicier dans la ville", mais le personnage créé par Michael Connelly s'affranchit de plus en plus des codes et des règles.

Et particulièrement lorsqu'il s'attaque à des adversaires puissants, qui savent se défendre et attendent d'un officier en fin de carrière comme lui qu'il baisse la tête, s'incline et la boucle. Grave erreur, Harry Bosch ne sort pas de ce moule-là et il n'a pas plus peur des gangstas de South LA que des huiles du sommet de sa hiérarchie. Et encore moins de ceux qui pensent que la loi ne les concerne pas.

"Dans la ville en feu", dont la dernière partie colle tout à fait avec ce que je viens de décrire, ne renouvelle certes pas le genre mais a le mérite d'asseoir un peu plus Bosch dans ce rôle d'électron libre agissant en marge de tout et de poil à gratter d'une hiérarchie qui s'arrache les cheveux devant son insubordination. Pardon, son indocilité, semble plus juste.

Sans doute est-il plus malin que certains de ses supérieurs, sans doute joue-t-il plus habilement des règlements que ces empêcheurs d'enquêter en rond, mais l'épée de Damoclès pend toujours mollement au-dessus de sa tête. Bosch n'est pas éternel, Michael Connelly prolonge sa carrière tant que possible (en attendant que Maddie, sa fille, ne prenne le relais ?), mais il tient bon et assure, malgré des méthodes peu orthodoxes.

Nous verrons bien comment cela évoluera, puisque Bosch devrait revenir dans nos librairies en 2016 ("The Burning room", déjà paru aux Etats-Unis, devrait être bientôt traduit). Avec cette sensation étrange que ce flic blanchi sous le harnais réussit l'exploit, en forme de grand écart, de concilier une intégrité dont beaucoup devraient s'inspirer autour de lui, et une façon de laisser le code de procédure soigneusement de côté pour agir à sa guise.

jeudi 12 novembre 2015

"Ce n'est pas qu'il ne ressentait pas la douleur. Il la ressentait, mais je crois qu'elle ne l'atteignait pas".

Depuis quelques années, les monstres et les psychopathes deviennent souvent, si ce n'est des héros, du moins, les personnages centraux de romans, films ou séries télévisées. En voici un nouvel exemple, avec le deuxième volet d'un diptyque, entamé avec "l'Inquisiteur" (disponible chez Pocket et qu'il vaut mieux avoir lu avant de s'attaquer à notre livre du jour ; certains éléments de ce roman seront évoqués ici). Dans "l'Orfèvre", en grand format chez Robert Laffont, Mark Allen Smith met une nouvelle fois en scène le personnage de Geiger, profession : tortionnaire. Et, en plus de son duel avec son ennemi et plus grand rival dans ce domaine particulier, l'auteur américain met son personnage face à son passé, face à sa personnalité, face aux lézardes de sa carapace... Dans ce thriller psychologique, où personne ne peut se fier à personne, les révélations et les rebondissements sont nombreux. Mais, quoi qu'il arrive, l'enjeu central reste Geiger et son éclosion... Pas forcément sous les meilleurs auspices.



Huit mois ont passé depuis ce funeste 4 juillet, lorsque Geiger a disparu, tout comme les personnes souhaitant sa perte. Seul Dalton, son terrible alter ego a survécu, bien mal en point, et continue à lécher ses plaies. Du côté des alliés de Geiger, le traumatisme est rude. Ezra, l'enfant dont l'enlèvement a tout déclenché, peine à retrouver une vie normale.

Son père, David Matheson, poursuit ses activités à la tête d'un site lanceur d'alertes, mais l'aventure et les dangers encourus par son fils l'ont profondément marqué. Enfin, il y a Harry, l'unique ami de Geiger, son associé dans cette petite entreprise de recherche d'information qui ne connaissait pas la crise. Reclus, il est devenu paranoïaque et n'a plus remis les pieds dans son appartement...

Pendant ce temps, n'en doutons pas, le secteur de la "recherche d'informations" continue de fonctionner à plein régime. Certes, ses deux plus grands spécialistes sont out, mais la demande reste forte, sur le plan politique, militaire ou économique. "Recherche d'informations", c'est l'euphémisme en usage pour qualifier la torture qui permet d'obtenir des informations capitales.

Geiger, celui qu'on surnommait l'Inquisiteur, a laissé un grand vide. Disparu, considéré comme ayant trouvé la mort dans cette ultime agression du 4 juillet, il a emporté avec lui ses secrets. Mais, certains, à commencer par ses anciens employeurs, ne croit pas à son décès et garde un oeil ouvert, au cas où ils pourraient retrouver sa trace.

Parmi les agents chargés de cette surveillance, Zanni Soames, jeunes femmes aux yeux violets, rappelant ceux de Liz Taylor, est l'une des plus motivées. Et sa persévérance, portée par le hasard, va payer. La probabilité était mince, et pourtant, le résultat est là : Geiger est non seulement vivant, mais il a choisi de vivre tout près de son précédent domicile...

Comme Dalton, Geiger a souffert dans sa chair lors des événements. Pas seulement les sévices subis, mais aussi une plaie par balle qui aurait pu achever sa vie. Elle aura juste achever celle de tortionnaire. Visage modifié, identité renouvelée, anonymat garanti ou presque, Geiger vit désormais à l'écart, grâce à l'argent mis de côté, et se contente d'une discrète activité d'ébéniste qui lui permet de garder la sérénité, malgré les violentes migraines qui le frappent régulièrement.

Bientôt, au grand dam de Geiger, sa "résurrection" va être connu de tous les acteurs du drame. Ses alliés, comme son ennemi, savent que l'Inquisiteur est vivant. Mais lui aspire à autre chose. La vengeance, c'est du côté de Dalton qu'elle se trouve. Et, pour l'assouvir, il est prêt à tout. Y compris à frapper là où ça fait mal (métaphoriquement), mettant son adversaire au pied du mur.

Geiger ne peut faire autrement que répondre à l'appel. C'est en France qu'il va devoir se rendre pour affronter une nouvelle fois son rival. Avec, à ses côtés, en soutien, Zanni et son équipe. Dalton est sorti de son rôle, il doit être mis hors d'état de nuire. Isolé, ne voulant pas causer de nouvelles souffrances à ses amis, Geiger ne peut l'écarter, ne pouvant attaquer Dalton en solitaire...

Bien sûr, ce deuxième volet de l'affrontement entre deux maîtres ès tortures repose sur les retrouvailles, forcément violentes, entre les deux hommes. Pourtant, derrière cette classique trame de thriller, il y a une autre thématique puissante qui émerge et que j'ai déjà brièvement évoquée : la transformation qui s'accomplit dans l'esprit de Geiger.

Dans "l'Inquisiteur", jusqu'à ce qu'il retrouve Ezra sur son fauteuil de barbier, et décide de refuser de le torturer pour s'enfuir avec lui, Geiger était un exécutant sans état d'âme, sans aucune faille, accomplissant son travail comme n'importe quel artisan et obtenant, par tous les moyens qu'il jugeait bon, les informations que lui réclamaient ses employeurs, privés ou publics.

Mais, sa rencontre avec l'enfant a fissuré sa carapace. Si je devais utiliser une image, je dirais qu'il a été comme un caillou venant frapper un pare-brise. Un impact, un éclat, rien de grave en apparence, et puis les fissures s'étendent et le risque est que la vitre explose soudain, ne protégeant plus ceux qu'elle est censée protéger...

Pour Geiger, c'est cela : l'impact, c'est l'enfant. Ensuite, il y a la fuite, qui n'est que la première fissure, visible, mais pas irrémédiable, encore. Et puis, au cours de sa convalescence, ces fissures se sont étendues, mettant à jour des éléments que Geiger lui-même avait refoulé jusque-là et d'autres dont il ignorait complètement l'existence.

Alors que Dalton lui tend un piège dans lequel il va décider de se jeter comme dans la gueule d'un loup, il doit aussi faire avec ces changements qui s'opèrent en lui. Avec, au premier chef, des souvenirs d'un passé qu'il pensait révolu. Un passé qui éclaire ce qu'est devenu Geiger et ce côté monolithique, insensible, psychopathe, personnage froid infligeant la douleur.

Le voilà pris au dépourvu, étonné de sentir de nouvelles sensations. Des... émotions. Oui, je mets en peu en scène tout cela, cela semble exagéré, et pourtant, c'est tout l'enjeu de ce deuxième volet. Geiger a été ému dans le premier tome, il a essayé de se refermer, de retrouver son agréable insensibilité, en vain... Son abri, sa tanière édifiée de longue date, n'est plus inaccessible...

Que ce soit vis-à-vis de Harry, de Matheson, mais surtout d'Ezra et de Dalton, Geiger ne peut plus échapper à ce qu'il ressent. Et ne peut plus agir sans que cela intervienne. Oui, l'Inquisiteur, le tortionnaire le plus doué et efficace de sa génération, l'homme sans coeur ni sensibilité, s'est découvert une conscience...

S'il n'a pas refait surface, s'il n'a pas repris son travail, c'est parce qu'il ne le peut plus, désormais. Il sait désormais que la souffrance infligée a des conséquences, sur ses "patients", mais aussi leurs proches... Il n'est plus capable de faire souffrir gratuitement, sans état d'âme. Pire, il lui arrive même de souffrir pour ses proches, d'avoir peur pour eux...

Dalton, fin connaisseur de l'âme humaine, comme l'était Geiger, mais qui torturait, lui, avec un plaisir malsain, ce qui le plaçait en dessous de son rival, a perçu cela dès qu'il a su que l'Inquisiteur n'était pas mort. Et c'est là-dessus qu'il joue dans l'élaboration de son plan. D'une certaine façon, il commence à infliger de la souffrance à Geiger avant même de l'avoir à sa merci.

Il sait qu'il a de nouvelles cartes en main qui sont de véritables atouts maîtres pour amener Geiger à venir à lui et se venger. Avec lenteur et cruauté, forcément. Geiger va bien sûr avoir rapidement conscience de cela et va devoir trouver la parade en conséquence. Toutefois, cette situation a de quoi déstabiliser cet homme jusque-là intouchable. Avec le risque de commettre des erreurs...

Attendri et sentimental, Geiger ? Sous le coup de la culpabilité ? Il y a certainement de ça, même si son cheminement est un peu différent de ce genre de révélation. Il y a du Dexter, chez Geiger : la mise en place d'un nouveau système de valeurs qu'il faut apprivoiser, sans forcément le comprendre ou le maîtriser à fond. Les buts diffèrent, mais l'idée est là.

Et puis, par-dessus tout, il y a quelque chose qui fait la différence, quelque chose qui jaillit en lui comme la lave d'un volcan en éruption. Un sentiment d'une force inouïe, qu'il faut absolument canaliser et qui pourrait s'avérer être une arme importante dans les événements qui vont se dérouler. Une sensation crue, acide, violente...

La colère !

Voilà sans doute la clé de tout, cette gigantesque lame de fond colérique que les événements de juillet ont déclenchée et qui le submerge. Une colère si longtemps refoulée, qui prend la source dans son enfance, dans la relation avec son père dont on découvre quelques pans au fil du récit, dans sa haine pour Dalton.

Une expression m'a frappé dans le roman : pour ceux qui avaient recours aux spécialistes de la recherche d'informations, Geiger et Dalton sont le yin et le yang de la profession. Dire qu'il y a le gentil Geiger et le méchant Dalton, c'est évident assez abusif, les souffrances infligées en témoignent, mais ils sont bel et bien les revers d'une même médaille.

Geiger n'a jamais eu plaisir à faire souffrir, c'était son job, point barre. Incapable de ressentir quoi que ce soit, comme anesthésié, il était foncièrement différent de Dalton, dans la manière d'aborder cet horrible travail. Soumis à la souffrance, il a su l'absorber avant de rendre à Dalton la monnaie de sa pièce, dans "l'Inquisiteur".

Mais, Dalton a commis une erreur : oui, Geiger ressentait la souffrance, non, elle ne l'atteignait pas, en tout cas, pas immédiatement. Mais elle a brisé les digues qu'il avait construites dans son esprit, libérant la personnalité, les sentiments, l'empathie, emprisonnés là depuis bien longtemps. C'est ce tsunami, imperceptible dans se première phase, et dévastateur ensuite, que raconte "l'Orfèvre".

Je ne sais pas si Mark Allen Smith poursuivra l'aventure aux côtés de Geiger, ni, s'il le fait, sous quelle forme il choisira de le faire. Pourtant, il serait curieux de voir ce personnage évoluer encore, et en particulier, de découvrir comment cet homme plein de talents, et pas seulement ceux liés à la souffrance, pourra les mettre en oeuvre à l'avenir.

Je n'ai pas parlé de rédemption, dans ce billet, parce que je pense que ce n'est pas ce que recherche Geiger. Son cheminement est plus intime, plus personnel, et peut-être va-t-il s'effacer, comme il l'avait fait pendant ces 8 mois, jusqu'à ce qu'on le retrouve, malgré lui... Alors, qu'adviendra-t-il de Geiger ? Seul Mark Allen Smith le sait. Peut-être.

dimanche 8 novembre 2015

"Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d'aventures" (Jean Giono).

Voici un roman assez particulier, car l'horreur des faits racontés est contrebalancé pas un sarcasme permanent qui fait qu'on se surprend souvent à rire. C'est surtout un étonnant voyage, fantasmagorique et dangereux, dans un univers étrange et hostile, dans un but tout à fait spécial. Jusqu'à présent, je pensais que Joe R. Lansdale séparait hermétiquement sa série mettant en scène les détectives Harp Collins et Leonard Pine et ses one-shots, plus sombres, plus sérieux, si je puis dire. Mais, avec "les enfants de l'eau noire" (publié aux éditions Denoël), le romancier texan fait la synthèse de son esprit caustique et de son imaginaire tourmenté. Bienvenue dans ce Texas profond et assez sinistre, dans ces années 30 où sévit une terrible pauvreté, et pas seulement économique, mais morale et intellectuelle, dans une histoire cauchemardesque aux allures d'odyssée homérique rythmée par le banjo de "Délivrance".



Méchante surprise, pour Sue Ellen, une adolescente de 16 ans, son père, son oncle Gene et son meilleur ami, Terry. Alors qu'ils pêchent dans la Sabine, ce fleuve qui traverse Texas et Louisiane, jusqu'au Golfe du Mexique, à quelques pas des baraques croulantes dans lesquelles ils vivent chichement, ils ont la surprise de voir remonter un corps humain...

La robe portée par le cadavre ne laisse aucun doute : il s'agit du corps d'une autre jeune fille du coin, May Linn, qui affichait l'ambition de quitter ce coin misérable pour se rendre à Hollywood et y faire carrière. Joli brin de fille, elle faisait certainement tourner les têtes des garçons de son âge, et sans doute d'autres hommes plus âgés et fort libidineux...

Sue Ellen et les autres n'ont pas l'air plus surpris que cela de retrouver May Linn au fond de la Sabine. Vivant seule avec un père absent, sa disparition aurait pu passer inaperçue un bon moment, tout le monde connaissant ses envies d'ailleurs. En revanche, découvrir à ses chevilles une lourde machine à coudre, attaché par du fil de fer pour lester son corps, là, c'est plus inquiétant.

May Linn a donc été assassinée, déduisent-ils. Les adultes, Don, le père de Sue Ellen, et l'oncle Gene, qui n'ont pas envie de s'embêter avec cette histoire dont ils se foutent comme d'une guigne, sont partisans de la remettre à l'eau et d'oublier cette affreuse vision. Sue Ellen et Terry, eux, s'offusquent et demandent du respect pour celle qui fut leur amie...

Finalement, les hommes cèdent et la jeune victime finit à la fosse commune, maigre amélioration, c'est vrai, mais qui compte. Quant à Sue Ellen et Terry, aidée par leur amie Jinx, jeune fille noire, ce qui n'a rien de facile dans le Texas des années 30, encore fortement marqué par la tradition esclavagiste, ils décident non pas de découvrir l'auteur du possible crime, mais d'accéder au rêve de May Linn : l'emmener à Hollywood.

Oui, je sais, l'idée a l'air saugrenue, comme ça. Rassurez-vous, elle l'est : comment se trimbaler jusqu'en Californie avec un cadavre quand on a comme moyen de transport un bus, partant de la ville la plus proche, Gladewater, située à une petite trotte de chez soi ? Sue Ellen, Jinx et Terry cogitent et une idée s'impose à eux : ne transporter que les cendres de May Linn.

Un problème résolu. La suite, c'est gagner Gladewater, ce qui peut parfaitement se faire en descendant la Sabine, le plan prend forme, vous voyez. Et après ? Quelques billets verts ne seraient pas du luxe. Appelez ça la Providence ou le hasard, comme vous voulez, la malheureuse victime avait justement un magot de côté, mis à l'abri, car gagné de manière, hum, parfaitement illégale...

Désormais, tous les ingrédients sont réunis pour se lancer dans cette curieuse aventure, dont on se demande s'ils ont vraiment l'intention de la mettre en oeuvre. Là encore, les événements vont précipiter les choses et, flanqués de la mère de Sue Ellen, qui fuit un mari à la main trop leste, voilà les adolescents en route via le fleuve...

Le hic, c'est que l'histoire du magot s'est répandue malgré eux et a attiré les hommes les plus cupides du coin comme le sang les grands prédateurs. Et comme il s'agit de personnages sans morale ni retenue, les voilà en danger. On dit même que le Skunk, créature légendaire, dont on ne sait plus très bien s'il s'agit d'un être de chair et de sang, d'un animal mythique ou du fruit de l'imagination locale, serait à leurs trousses...

Avant même de songer à Hollywood, il va falloir se sortir vivant de cette épopée fluviale, où les dangers sont partout : sur l'eau, sur les rives, dans le ciel... Certains périls sont redoutés, d'autres sont plus inattendus, mais tout le monde, sur la barcasse qu'ils ont volée, devra les affronter en espérant les surmonter. Quitte à y laisser des plumes... et même un peu plus.

Comment parler de ce livre ? Il y règne une atmosphère à nulle autre pareil. La Sabine semble serpenter au milieu de nulle part, bordée d'une jungle luxuriante, sans doute le résultat d'une nature ayant repris ses droits après la fermeture des grandes plantations qui se dressaient là quelques décennies plus tôt.

C'est obscur, inquiétant, instable, aussi. Le fleuve n'a pas un cours si tranquille que cela, on risque de s'échouer sur des hauts-fonds ou de croiser de redoutable tourbillons capables de mettre en pièce une embarcation. Les endroits où l'on peut s'arrêter pour se reposer n'ont rien d'accueillant et on ne sait jamais sur qui on va tomber, mais il est peu probable que l'hospitalité soit leur qualité première...

Malgré tout, le courant permet d'aller plus vite qu'à pied, surtout lorsqu'on se trimbale avec les cendres d'une amie et un paquet de blé. Aux trois jeunes de diriger au mieux de leurs maigres compétences leur esquif pour les amener à bon port, sans finir, comme May Linn, au fond de la Sabine, sans machine à coudre aux pieds.

Et puis, il y a les poursuivants. Des hommes du cru qui semblent avoir entamé une sérieuse régression vers l'état sauvage, bien aidés en cela par une consommation d'alcool que contre-indiquerait n'importe quel médecin et une absence de moralité qui les pousse à poursuivre de leurs assiduités tout ce qui porte jupon, à taper sur tout ce qui se trouvé à portée de main, à tuer, si besoin, à voler et violer, n'en parlons pas, c'est une évidence...

Que ce soit Don, oncle Gene, Cletus, le père de May Linn, ou l'agent Sy, le seul flic du coin qui a dû trouver son insigne dans une pochette-surprise, il n'y en a pas un pour racheter les autres. Obsédés, cupides, tarés, violents, détestant autant les Noirs que les homosexuels, leur système de valeurs est au mieux rudimentaire et le magot de May Linn, s'il tombait entre leurs pattes, serait certainement transformé en alcool en moins de temps qu'il ne faut pour le distiller.

Et puis, il y a le Skunk... A son nom, la mouffette, le putois, choisissez, on devine l'une des principales raisons de ce surnom : l'odeur méphitique qui se dégage de cet être. Mais existe-t-il seulement ou s'agit-il d'un croquemitaine local, qu'on ressort à la veillée pour se faire peur au coin du feu, les longues soirées d'hiver ?

Cette présence rappelle étrangement, tout comme ce décor si spécial, "les marécages", un autre roman de Joe R. Lansdale, dans lequel l'Homme-Chèvre terrorise une région. Mais, contrairement à ce roman-là, qui est construit comme une véritable enquête menée par un gamin curieux, il flotte sur "les enfants de l'eau noire" une atmosphère assez paradoxale.

Tous les éléments sont réunis pour donner une histoire oppressante, et c'est le cas, mais Lansdale choisit un mode de narration très différent. En effet, Sue Ellen, propulsée narratrice de cette histoire, est une gamine de 16 ans qui n'a pas froid aux yeux et surtout pas sa langue dans sa poche. Sa jeunesse pas vraiment dorée, la peur que lui inspire son père et son avenir incertain en ont fait une forte tête.

Cynique, cabocharde, n'ayant pas grand-chose à perdre puisqu'elle n'a rien, elle se lance dans cette aventure à corps perdu, épaulée par une autre demoiselle au caractère bien trempé : Jinx, qui pourrait être la soeur de Sue Ellen tant leurs personnalités se ressemblent, va pourtant plus loin. Sa peau noire lui a valu tant de quolibets, de coups que, désormais, elle n'hésite pas à se défendre, par le verbe et par le geste, piquant souvent de dévastatrices colères.

Elles ont un petit côté Tom Sawyer et Huckleberry Finn, ces deux-là, mais avec un horizon qui ne s'étend pas jusqu'au delta du Mississippi, tant les bords de la Sabine sont touffus... Cette descente du fleuve, c'est la première fois, véritablement, qu'elles sortent de leur coin bouseux et sordide, qu'elles ont la chance, et pas réduite en cendres, elles, de s'échapper de cet enfer terrestre.

Alors, elles foncent, entraînant Terry dans leur sillage. Il est moins expressif, moins extraverti, le garçon. Pourtant, c'est un bel homme en devenir, un corps solide et avenant, mais il n'a pas le culot des filles. Et pour cause : il cache un secret dont il sait qu'il pourrait lui attirer bien des ennuis. En effet, Terry aime les garçons...

Une homosexualité qui est en fait un secret de Polichinelle, tout le monde, dans son bled, se doutant plus ou moins que Terry n'est pas plus attiré par la troublante May Linn (de son vivant, j'entends) que par le garçon manqué Sue Ellen. Les moqueries, ils les a entendu, il a jusque-là échapper aux représailles, mais tout cela l'a poussé à intérioriser ses sentiments et à se faire discret.

Ce trio, pas franchement armé pour la grande aventure, est pourtant assez uni pour se défendre becs et ongles, endurcis déjà par ce coquin de sort qui les a fait naître dans cet endroit perdu et détestable. Holywood, dans leur esprit, c'est l'Eldorado, mais en fait, ce qu'ils recherchent, et la mère de Sue Ellen avec eux, c'est tout endroit qui ne soit pas celui d'où ils viennent, tout endroit où ils espèrent être acceptés un peu plus facilement pour ce qu'ils sont.

Le caractère de Sue Ellen se ressent dans la façon dont elle raconte l'odyssée de ses amis. C'est une langue fleurie, claire et précise, mais teintée de ce sarcasme permanent, instauré comme une défense, comme la carapace que la jeune fille s'est fabriquée pour supporter sa morne vie quotidienne. Et, du coup, elle repeint les événements dramatiques avec une ironie qui fera, je n'en doute pas, sourire bien des lecteurs, même dans les situations les plus horribles.

Oui, "les enfants de l'eau noire" est un roman sombre et violent, dans un univers qui l'est naturellement. La démarche des adolescents envers leur amie morte vient faire bouger tout ça, comme un caillou qu'on jette dans une eau vaseuse, faisant remonter le limon à la surface. Et c'est une étincelle qui réveille aussi bien les monstres que leur propre bonne volonté.

Ce cocktail est casse-gueule, on retrouve les ingrédients qui ont fait la renommée de la Série Noire, cet humour noir pour ne pas s'effondrer devant l'atrocité permanente. Mais, Lansdale, on le sait pour qui a lu quelques romans précédents de cet auteur, est un maître de l'humour noir, tant dans les dialogues que dans la description des faits. Cela fait de ce livre un bonheur de lecture, à la fois drôle et effrayant.

J'ai évoqué en préambule "l'Odyssée", d'Homère, et c'est vrai qu'à chaque étape, il y a des rencontres marquantes, dont on ne sait pas toujours si elles seront bénéfiques ou hostiles. Des monstres ou des alliés de circonstances, des épisodes qui les feront avancer ou les freineront dramatiquement... Avec une différence notable : le peu d'envie de retourner dans leur Ithaque.

L'Amérique profonde de Lansdale, transposée dans les années 30 mais qu'on ne peut s'empêcher de penser par certains côtés, hélas, assez contemporaine, renverrait presque les textes de Steinbeck ou Faulkner à d'aimables bluettes. Ici, on ne croise presque que des affreux, sales et méchants, qu'on imagine mal se rédimer un jour.

Le trio d'ados qui mène la danse de ces "enfants de l'eau noire" apporte une vraie fraîcheur, le sentiment qu'il reste un espoir dans cet univers ténébreux où la boue semble retenir les hommes comme des chaînes en d'autres temps. Une lueur d'espoir brille certainement au bout de la Sabine, le miroir aux alouettes hollywoodien est une motivation comme une autre, mais certainement pas un idéal.

Mais, au-delà de leur volonté de rendre hommage à leur amie disparue de cette façon terrible, c'est vraiment une fugue que l'on suit, une fugue qui n'est pas un caprice d'enfant dans l'âge ingrat, mais la nécessité de gagner des rivages moins étouffants pour, enfin, espérer grandir, espérer se construire un avenir et ne pas devenir comme les hommes perdus qui les poursuivent...