vendredi 30 décembre 2011

"Dix années d'enquête, d'espoirs et de déceptions..."

Voilà comment le commissaire Langelier évoque l'affaire qui a changé, que dis-je ?, bouleversé sa vie profondément. Cette enquête, cette décennie d'enquête, ses errements, ses ramifications, ses conséquences douloureuses, est au coeur du dernier roman en date de Jacques Expert, sobrement intitulé "Adieu" (en grand format chez Sonatine). Un livre dont je sors remué, assez violemment, tant à cause de son histoire que de son ambiance, très oppressante.


Couverture Adieu


Printemps 2011, le commissaire Hervé Langelier prend sa retraite à l'issue d'une carrière ni vraiment exemplaire, ni vraiment anonyme. Un bon flic, voilà l'image qu'il laissera. Ou plutôt qu'il laisserait si la dernière ligne droite de sa carrière n'avait pas été marquée par une affaire qui a tournée à l'obsession. En ce soir de quille, alors que quelques amis et collègues sont réunis pour le traditionnel pot de départ, Langelier a décidé de leur raconter tout. Le fruit d'une enquête il a tout sacrifié, sa famille, sa carrière, sa vie...

En 2001, Langelier est appelé sur les lieux d'un crime à Châtenay-Malabry, dans les Hauts-de-Seine. 3 corps, une mère et ses deux enfants ont été assassinés chez eux. Du père, aucune trace. L'enquête s'oriente naturellement vers lui, en vain, jusqu'à un nouveau drame. Un mois, jour pour jour après la tuerie de Châtenay, rebelote. De nouveau, une mère et sa fille, assassinées à leur domicile, le père est introuvable.

Pendant 4 mois consécutifs des drames identiques vont toucher le sud du département. A chaque fois, les mêmes scènes, les mêmes constatations, la même volatilisation du père. Et très, très peu d'indices. Pour le supérieur de Langelier, son ami de longue date, Jean-Louis Ferracci, mais aussi pour la hiérarchie, pour les politiques, pour les médias, pour l'opinion, il s'agit d'un tueur en série qui s'en prend aux familles. Thèse accréditée peu après par des faits nouveaux et la fin soudaine de la série de meurtres.

Pourtant, Langelier ne croit pas à cette thèse. Dès le deuxième assassinat multiple, il s'est fait son idée, il est persuadé de savoir qui est le coupable bien qu'il ne puisse en apporter la preuve matérielle indiscutable ou mettre la main sur ce fameux coupable. Alors, Langelier persévère, s'entête, envers et contre tous, il commence à nourrir pour cette affaire ce qui, au fil des jours, des mois, des années, malgré les avertissements, les mutations, les placards, les ennuis, les menaces, même, va devenir une véritable obsession.

Pour enfin démasquer le tueur et mettre au jour la vérité, Langelier va rejeter sa hiérarchie, effacer de son esprit sa famille, remettre en cause son amitié avec Ferracci, s'attirer le mépris et la moquerie de nombreux collègues. Mais rien n'y fait, même après le non-lieu prononcé par le juge et qui clôt définitivement l'affaire, Langelier va s'accrocher, clandestinement, devenant l'ombre de lui-même, un reclus effrayant, un quasi clochard halluciné, un parano sur le fil du rasoir, prêt, à chaque instant à basculer dans la folie.

Mais, ce soir-là, 10 ans après le début de son calvaire, il jubile, Langelier, car il va clouer le bec à tous ses détracteurs en leur apportant sur un plateau d'argent l'identité du coupable et son adresse. Ferracci et ses hommes n'auront plus qu'à le cueillir. Et, enfin, on reconnaîtra à Langelier tout le mérite dont on l'a privé et qui a rejailli sur Ferracci, alors que celui-ci, Langelier en est certain, n'a rien fait pour résoudre cette affaire, rien fait pour retrouver le vrai coupable et a obtenu, malgré ses erreurs répétées, de l'avancement.

Au cours de cette nuit interminable, dans une salle des fêtes, devant un parterre de flics qui vont passer par toutes les émotions, devant Ferracci lui-même, qu'il entend bien moucher une bonne fois pour toutes, Langelier raconte en détails cette enquête-fleuve et tous ses rebondissements...

Et le lecteur, comme ces spectateurs involontaires, se retrouve happé dans le récit d'une descente aux enfers, dans le tourbillon de la folie d'un homme, si sûr de lui et de son idée qu'on se met à penser qu'il avait raison dès le départ, seul contre tous. Touchant d'abord, Langelier devient pathétique puis inquiétant, sans jamais pour autant lâcher son auditoire. Un auditoire qu'il tient en haleine et qui, malgré l'épouvantable réputation su bonhomme, est un peu plus enclin à le croire à chaque nouvel élément tangible.

Car, elle se tient, sa théorie, patiemment réfléchie et finalement plus étayée qu'on ne le croit initialement, nous explique-t-il. Mais cette certitude contraste terriblement avec le comportement du commissaire, dont le sens des réalités semble, au fur et à mesure du temps, de plus en plus altéré. Un malade en sursis, rongé par sa quête de vérité, révélant au monde sa thèse encore plus folle que lui, voilà ce que l'on voit se dessiner parallèlement aux développements de l'enquête.

Et s'il avait raison ?

Voilà ce que l'on ne peut s'empêcher de penser alors qu'on dévore ces 320 pages d'un polar "à la française", c'est-à-dire reposant non sur le rythme effréné des thrillers anglo-saxons mais sur les détails d'une enquête-puzzle dont on découvre petit à petit chacune des pièces. Le tout accompagné par une ambiance oppressante, de plus en plus lourde et par le malaise que suscite l'obsession de Langelier.

Parce que, même s'il a raison, cette auto-destruction, cet être profondément asocial qu'il est en train de devenir, ces agissements de moins en moins compréhensibles et de plus en plus marginaux, font peur. Oui, même s'il est le seul à poursuivre vraiment la vérité que les autres ont glissée sous le tapis avec la poussière, trop contents de s'être trouvé un coupable idéal, son acharnement fait peur et l'on redoute le moment où il va basculer dans la folie complète, étape qui semble un peu plus inéluctable à chaque page tournée.

Il a beau nous répéter que ce soir de départ en retraite est la fin annoncé de ce cycle, le point final de son enquête et qu'ensuite, il pourra enfin passer à autre chose, on peine à le croire tant cette enquête semble ancrée en lui et réciproquement. Mais, après tout, s'il peut amener à ce qu'un abominable meurtrier soit arrêté, c'est son problème, non ?

Eh bien, en fait, non, c'est aussi celui de Ferracci, car, entre les deux amis, du temps de l'école de police, entre le besogneux Langelier et l'ambitieux Ferracci, l'enquête sur le "tueur des familles" a considérablement changé la donne. L'amitié est devenue une rivalité féroce, un duel entre deux hommes, pas entre deux flics, un règlement de comptes dont aucun des deux ne peut sortir indemne. Leur destin est inextricablement lié et, quoi qu'il se passe, l'un entraînera l'autre dans l'abîme. Reste à savoir qui tombera d'abord, et donc, qui aura raison dans ce dossier si sensible.

Peu à peu, alors que se dévoile l'histoire, on pressent cette fin qu'on voudrait refuser tant elle est insupportable. Mais, au final, il faut bien l'accepter telle qu'elle est, brute, violente, folle. Douloureuse pour le lecteur. Je suis sorti de cette lecture comme assommé. Par l'histoire, par le silence qui retombe comme après un violent orage, par le style clinique d'Expert, d'une froideur glaçante dans sa première partie, qu'on regrette presque ensuite quand la folie l'embrase, par le choc des révélations finales. Parce que nous sommes bien peu de choses, ma brave dame !

Je n'ai pu m'empêcher de songer que "Adieu" aurait pu être un matériau fabuleux pour un film de Jean-Pierre Melville, un tête-à-tête crépusculaire entre Delon et Belmondo, par exemple. Mais, avec ce roman, Expert se place dans la lignée des grands auteurs de romans noirs dont on sort comme poisseux, ensuqués, mal à l'aise de se dire que l'enfer est pavé de bonnes intentions et que la monstruosité et la vérité ne sont pas toujours aussi éloignées qu'on le voudrait...

jeudi 29 décembre 2011

Quand la police scientifique devait encore faire ses preuves...

Bon, autant le reconnaître tout de suite, parfois, j'essaye de faire le malin avec les titres de mes billets, mais là, je m'incline, le titre du livre dont nous allons parler, un premier roman, qui plus est, se suffit à lui-même pour intriguer le lecteur. Et, croyez-moi, vous aurez raison de vous laisser entraîner dans la ville de Lyon, en 1920, car "le sang des Bistanclaques", d'Odile Bouhier (en grand format aux Presses de la Cité) est une vraie réussite dans le genre polar historique.


Mai 1920, à Lyon, donc. En cet immédiat après-guerre, la capitale des Gaules est en émoi. Coup sur coup, deux cadavres viennent d'être découvert dans la ville. Le premier, très décomposé, au bord d'un ruisseau, l'autre, dans le quartier de la Croix-Rousse, le quartier des soyeux. Si ce deuxième cas ne laisse planer aucun doute, il s'agit bien d'une femme âgée, torturée et violée d'affreuse manière, le premier corps, trop dégradé, est difficile à interpréter.

Voilà pourquoi le procureur choisit d'appeler sur les lieux le commissaire Victor Kolvair et le professeur Hugo Salacan qui sont à la tête du premier laboratoire de police scientifique créé dans le monde. Une fierté pour la cité lyonnaise qui possède enfin le service capable de damer le pion aux fameuses brigades du tigre dont Paris, l'autre capitale, s'enorgueillit avec emphase. A l'aide de méthodes révolutionnaires reposant sur l'observation, l'expérience, le raisonnement scientifique et l'analyse, on espère faire rapidement la lumière sur cette mort.

Car le temps presse : même en ces années lointaine, pressions politiques et médiatiques ne sont pas un vain mot. Et les brigades du Tigre, dont l'équipe est dirigé par l'ambitieux et bien nommé Legone, sont toujours prêtes à reprendre le dossier si l'enquête traîne trop, quitte a utiliser des méthodes plutôt expéditives, voire brutales, qui aboutiront à des aveux en bonne et due forme, quoiqu'un tantinet extorqués, parfois...

Si Kolvair est un flic classique, Salacan, lui, est le prototype du savant, plongé du soir au matin dans ses expériences, imperméable au temps et aux pressions. Il ne jure que par l'observation des scènes de crime, la collection des indices et leur analyse pour ne rien laisser au hasard.

Kolvair, en temps que chef de groupe, fait le lien entre la réalité, parfois dure et poussée par l'urgence, et ce laboratoire de police scientifique qui doit encore démontrer son utilité dans les enquêtes criminelles, dans une époque où les aveux ont plus de valeurs que les preuves elles-mêmes.

Pourtant, très vite, même si la première victime, au corps putréfié, reste impossible à identifier, d'autres éléments dans la façon dont elle a été tuée, en particulier, indiquent à Kolvair et Salacan que ces deux femmes âgées ont été victimes d'un seul et même tueur. Un tueur qui pourrait bien tuer à nouveau si on ne le démasque pas rapidement... Seulement, voilà, entre science et police, c'est un peu la fable du Lièvre et de la Tortue. Comme on n'a pas beaucoup de temps, c'est à Legone qu'on demande de prendre le relais.

Mais, de fausses pistes en coupables idéaux, Kolvair et son groupe de scientifiques vont remonter la piste d'un tueur dont la personnalité les surprendra au plus haut point.

L'idée de départ de ce roman, ce n'est pas uniquement la naissance de la police scientifique, ses balbutiements, les bases qui amèneront 80 ans plus tard aux Experts, non, "le sang des bistanclaques", c'est un remarquable roman sur une société française en pleine mutation.

En 1920, la France se relève exsangue de l'épouvantable conflit mondiale. Une génération a été rayée de la carte, les hommes qui ont survécu rentrent brisés, parfois dans leur chair : Legone est une "gueule cassée", défiguré, méconnaissable, tandis que Kolvair a été maintenue au sein de la police pour ses qualités de flics, mais à la tête d'une unité plus en retrait, car il a laissé une jambe dans les tranchées.

On est à la rupture entre le XIXème siècle paternaliste, celui de la Révolution Industrielle, de l'avènement du capitalisme industriel, siècle dans lequel les soieries ont fait la renommée de Lyon à travers le monde et sa richesse, pas vraiment partagée, et le XXème siècle né dans l'horreur de cette interminable guerre, dans lequel science et raison l'ont emporté, pour le meilleur et pour le pire. 1920, c'est l'entrée dans l'ère d'une modernité qui va bientôt faire chuter de son piédestal la glorieuse industrie soyeuse.

Autre changement majeur : le rôle des femmes dans la société. Il est au coeur de ce roman : les hommes au front, les femmes se sont émancipées par le travail et elles n'entendent pas renoncer à ce droit, parmi d'autres qu'elles réclament, ainsi qu'à la place accrue qu'elles entendent prendre dans la société. Odile Bouhier nous propose en illustration, le personnage de Bianca, femme libre, intelligente, pionnière dans un autre domaine en plein essor dans le sillage de Freud et Jung : l'étude des comportements humains. On n'en est pas encore au profilage tel qu'on le définirait aujourd'hui, mais là aussi, des bases sont posées. Eh oui, dans ce roman, il y a autant la soie que le soi...

"Le sang des bistanclaques", c'est aussi l'avènement d'une police aux méthodes plus justes. D'accord, il faudra encore un certain temps avant que ce type d'enquête s'étendent à l'ensemble du pays, pour que la religion de la preuve surclasse la religion de l'aveu, pour que la matière grise l'emporte sur la force brutale... On se fourvoiera encore, et l'on fourvoiera la science elle-même quelques années plus tard, mais ce tournant de l'immédiat après-guerre sera malgré tout décisif. Sans doute toutes ces belles paroles ne sont-elles pas encore tout à fait entendues aujourd'hui, mais le roman d'Odile Bouhier est aussi la confrontation de deux modes de maintien de l'ordre, l'un basé sur l'autoritarisme, l'autre sur la réflexion.

Dans "le sang des bistanclaques", un coupable idéal apparaît à un moment donné. Coupable, il l'est, mais pas de la totalité des faits qui lui sont reprochés. Cet "imitateur" sera condamné, certes, mais, alors que quelques années plus tôt, sa culpabilité aurait inclus tous les crimes qui sont au coeur de ce polar, Salacan va apporter la preuve irréfutable que ce pauvre type n'est pas l'auteur des meurtres horribles sur lesquels il enquête. Ainsi, la police scientifique va permettre la poursuite de l'enquête jusqu'à la découverte du véritable assassin des deux vieilles femmes.

Ce polar, c'est aussi une plongée dans la ville de Lyon, celle d'hier, son histoire, la manière dont elle s'est façonnée, et le Lyon "d'aujourd'hui", enfin, celui du début du XXème siècle, là aussi mélange de tradition et de modernisation. Des usines textiles de la Croix-Rousse aux fameuses traboules, incroyable labyrinthe de ruelles, Lyon est aussi l'un des personnages de ce roman et Odile Bouhier nous y plonge parfaitement. on s'y croirait.

Un dernier mot sur le mode narratif. Odile Bouhier choisit, en parallèle de l'enquête (et de quelques autres vicissitudes impliquant ses personnages, flics, magistrats, scientifiques...), de dresser, par une série de flashbacks, le portrait du tueur. Là encore, l'auteure joue à la fois sur cette société mourante du XIXème et les codes de la modernité pour nous mettre face à un tueur qui inspire autant la pitié que la répulsion.

"Le sang des bistanclaques" est un premier roman, certains pourront sans doute y déceler quelques défauts. Moi, je ne boude pas mon plaisir, je l'ai dévoré. Et j'espère (je le sais, même) qu'il ne s'agit que de la première enquête d'une série qui mettra en scène Kolvair, Salacan, leurs partisans et leurs adversaires pour d'autres enquêtes où la science saura damer le pion à la force, au pied de la colline de Fourvière.

Ah oui, une dernière chose, depuis que vous avez commencé à lire ce billet, une question doit vous tarauder, non ? Qu'est-ce qu'un bistanclaque, par exemple... Longtemps, j'ai hésité à vous l'expliquer, parce que je trouve que ce mot dans le titre devrait suffire à exciter votre curiosité de lecteur. Mais bon, soyons magnanime, ne vous laissons pas languir plus longtemps : voici un lien pour vous expliquer ce qu'est un bistanclaque et d'où vient ce mot typiquement lyonnais...

mardi 27 décembre 2011

"Souviens-toi de ne pas m'oublier..."

Des jours, des semaines que je vois sur un célèbre réseau social Stéphane Marchand parler des fluctuations des ventes en ligne de son dernier roman. Quoi, un thriller français que je ne connais pas ? Pas une minute de plus à perdre, me dis-je, participons à la hausse du cours de ce livre en l'achetant illico, si possible avant la fin de l'exercice 2011 ! Et voilà comment "Maelström" (en grand format chez Flammarion) a rejoint il y a quelques jours ma bibliothèque, d'abord comme livre à lire puis comme lecture du moment et enfin comme sujet de post sur ce blog.


Couverture Maelström


Un incident spectaculaire réveille San Francisco en pleine nuit, laissant la police dans le doute : meurtre ou suicide ? Deux hommes ne vont pas se poser la question longtemps, puisqu'ils sont contactés dans la foulée par l'assassin, qui se fait appeler "le Maestro". Et les deux hommes, éberlués, vont apprendre que ce crime n'est que le début d'une série...

Le premier, Dexter Borden, est un agent du FBI ; le second, Harold Irving, est un romancier à la dérive, chez qui les abus d'alcool et de stupéfiants ont laissé des séquelles. Ils ne se connaissent pas, n'ont aucun point commun et, après une première rencontre qui vaut son pesant de cacahuètes, vont devoir s'allier afin de comprendre pourquoi le Maestro les a choisis eux précisément et comment ils vont faire pour empêcher de nouveaux meurtres, si tant est que cela soit possible...

Car le Maestro, comme son sinistre surnom l'indique, mène son monde à la baguette. Et il invite (peut-on vraiment parler d'invitation quand on a guère le choix ?), il convoque ces deux hommes à un véritables jeu de piste, jalonnés de victimes bien abîmées, afin de remonter jusqu'à lui et comprendre les raisons de sa soif de vengeance.

Borden et Irving se retrouvent donc à mener une enquête clandestine, illégale, même, aidés par une troisième participante involontaire, Franny Chopman, médecin légiste, ex d'Irving, chargée d'examiner discrètement le corps des victimes du Maestro pour y découvrir de nouveaux indices laissés là par ce maître du jeu complètement déjanté.

Petit à petit, alors qu'ils ont systématiquement un voire deux temps de retard sur le Maestro, Borden et Irving ne peuvent que constater que leur mystérieux adversaire est implacable avec eux, impitoyable avec ses victimes. Mais, même lorsqu'ils devient évident qu'ils ont un rôle à jouer dans le scénario machiavélique du tueur, ni Borden, ni Irving ne parviennent à saisir dans son ensemble le plan du Maestro...

Lorsqu'ils en comprendront enfin la finalité, il sera bien trop tard, et personne n'en sortira indemne...

Difficile de vous en dire plus sur l'histoire de ce thriller haletant que je ne voudrais pas trop déflorer. Mais sachez que c'est un roman à l'écriture très rapide, un vrai "page-turner", comme on dit, avec des chapitres courts et une action qui avance à vive allure. Sacrément efficace, quoi.

J'ai aimé la construction de ce roman, dont aucun des éléments n'est inutile. Tous sont les pièces du double puzzle qu'est le roman d'une part et le plan du Maestro de l'autre. L'assemblage se fait au fur et à mesure, inéluctablement et, si l'on accepte les postulats de départ, on ne peut que marcher, que dis-je ? courir se jeter dans la gueule du loup...

J'ai fini essoufflé cette lecture, abasourdi par le dénouement et l'explication finale. Pas une seule fois les nombreux rebondissements ne m'ont paru s'accumuler de façon indigeste, comme ça arrive parfois quand un auteur veut trop en faire. Non, ici, c'est de ma mécanique horlogère et, jusqu'à la dernière page, on se dit que rien, dans ces 340 pages n'a été innocent. De la belle ouvrage.

Evoquons quand même une des thématiques importantes du livre, même si je ne vais encore une fois pas rentrer trop dans les détails pour ne pas risquer de spoiler. Cette thématique a inspiré le titre de ce billet, extrait d'une chanson et qui revient souvent sous la plume du Maestro : l'oubli est-il la solution idéale pour surmonter un drame atroce ?

Dans "Maelström", roman bien plus ordonné que ne le suggère le titre (le maelström, dans son acception littéraire, est un mouvement impétueux, nous rappelle Marchand en exergue), il y a les personnages qui connaissent parfaitement la situation, ceux qui n'en connaissent qu'une partie, ceux qui ont oublié ces évènements funestes et ceux qui vont tout découvrir de cette histoire à laquelle ils se pensaient étrangers...

Mais, tous, au final, vont beaucoup apprendre sur eux-mêmes, sur leur existence passée et la façon dont elle détermine leur vie présente. Avec, au final, la même question qui va se poser une nouvelle fois : après de telles révélations, après les meurtres horribles qui ont été perpétrés pour aboutir à ces révélation, faudra-t-il tout refouler au fond de son esprit jusqu'à oublier pour surmonter ou bien faudra-t-il garder le souvenir de ces actes, malgré le traumatisme ?

Mais le vrai thème de ce thriller, c'est la culpabilité. Comment on vit ou comment on ne réussit pas à vivre avec. Chacun des personnages est tourmenté, se reproche, consciemment ou inconsciemment, des choses. Parfois, les causes de cette culpabilité sont très graves, parfois elles peuvent sembler plus bénignes, sans pour autant rendre cette culpabilité moins handicapante.

La dernière partie du roman s'appelle "rédemption". Ce n'est pas un hasard, tous les participants à ce jeu macabre vont y trouver des réponses pour apaiser, si ce n'est guérir, leurs maux. Radicalement. Mais ces réponses vont apporter des vérités plus fortes que la culpabilité ou le traumatisme. Et ça n'a pas de prix pour ces âmes brisées.

Pour finir ce billet, un mot de la très belle couverture de "Maelström". Elle m'a intriguée, m'a donné envie de me plonger au plus vite dans ce livre.

Et puis, je signale la très belle "bande originale" qui accompagne ce thriller. Car la musique joue un rôle particulier dans l'histoire mais aussi dans le rythme que nous impose Marchand. Bien sûr, avant tout, Louis Armstrong (embringué bien malgré lui dans cette histoire) et Ella Fitzgerald, dont le titre "Cheek to cheek" semble obséder le Maestro. Mais aussi Led Zeppelin, Frédéric Chopin ou Astrud Gilberto. Une musique variée et agréable qu'on entend parfaitement en sourdine pendant la lecture et qui vient adoucir ce récit mené tambour battant.

Je ne connaissais pas Stéphane Marchand, j'ai découvert presque par hasard "Maelström" et je ne le regrette absolument pas. Voilà un thriller français qui vaut bien des thrillers anglo-saxons. Persévérez, monsieur Marchand !

lundi 26 décembre 2011

Sarkozy reviendra-t-il de Saint-Trailouin ?

Mais qu'est-il arrivé à Patrick Senécal ? L'auteur de "Sur le seuil", "5150, rue des Ormes" ou de "les 7 jours du Talion" nous offre en cette fin d'année le premier volet d'un trilogie baptisée "Malphas", premier volet joliment intitulé "le cas des casiers carnassiers" (publié en grand format chez son fidèle éditeur Alire). Un nouveau roman qui devrait surprendre les inconditionnels du romancier québécois qui se lance dans un registre inhabituel jusque-là : le fantastique teinté de... comique. Et ça marche !


Couverture Malphas, tome 1 : Le cas des casiers carnassiers


Julien est professeur de français. Un professeur qui, pour avoir fauté, s'est retrouvé sans poste. Jusqu'à ce qu'un cégep (comprenez un collège d'enseignement général et professionnel) ne l'accepte. Cet établissement n'est pas situé dans une des grandes villes du Québec, ni même à Drummondville, là où se passent tant des romans de Senécal, mais dans une petite cité provinciale éloignée de tout : Saint-Trailouin.

Un nouveau départ pour Julien qui, outre ses écarts passés, doit faire avec un patronyme pas facile à porter : Sarkozy... Mais un nouveau départ dans un établissement où, très vite, Julien déchante : que ce soit les élèves, au niveau scolaire catastrophique, les professeurs, au passé aussi tumultueux que le sien, sans oublier les dirigeants, à la masse complet, tout le cégep Malphas (le nom de l'établissement, du nom d'un notable de la ville) semble reposer sur une déprimante médiocrité...

Julien adore enseigner, malgré ses défauts (un nette obsession sexuelle qui lui a coûté son mariage et l'a privé de son fils, une légère addiction à l'herbe, un humour au ras des pâquerettes, un certain dédain naturel pour son prochain, une impulsivité qui le met dans des situations parfois inconfortables et... un secret, dont on ne sait rien, à l'origine de son exil professionnel), mais là, il sent très vite qu'il va lui falloir un peu de temps avant d'apprivoiser son nouvel environnement...

C'est alors que, le jour même de la rentrée, se produit un évènement peu ordinaire : alors qu'une élève ouvre le cadenas qui lui a été donné pour verrouiller son casier métallique, de celui-ci s'écoule soudainement ce qui semble bien être... un corps réduit en bouillie. Le corps d'un autre élève, justement le petit ami de la demoiselle à qui appartient le casier...

De quoi faire planer dès le premier jour, une ambiance pleine de sérénité et de joie de vivre sur le cégep Malphas de Saint-Trailouin, n'est-ce pas ? D'autant que cette première semaine va confirmer son aspect particulièrement sanglant avec de nouvelles découvertes tout aussi macabres.

Pourtant, le cégep ne ferme pas ses portes et Julien n'y sent pas de véritable choc, de véritables émotions après ces drames qui, partout ailleurs, entraîneraient certainement la fermeture immédiate de l'établissement. Ici, non. Car, apparemment, on en a vu d'autres, au cours des 30 années d'existence du cégep Malphas. Entre le passé nébuleux de ses collègues et ces vagues évènements qu'on évoque devant lui sans jamais être trop précis, il y a de quoi se poser des questions.

D'autres éléments concourent aussi à l'inquiétude qui commence à étreindre le nouveau prof, comme ces corbeaux dont les apparitions paraissent toujours tomber à point nommé (et jusque sur la couverture du livre...). Et rien dans cette ville, même en dehors du cégep, ne semble tout à fait normal.

Julien Sarkozy décide alors de mener sa propre enquête pour comprendre comment des élèves peuvent disparaître brutalement sans laisser de trace un soir pour réapparaître tout aussi soudainement et sous forme d'un épouvantable magma dans des casiers métalliques. Secondé par un élève un peu spécial, Simon Gracq, garçon complètement perché, au langage quelque peu approximatif et qui ambitionne de devenir journaliste (au point de passer plus de temps à peaufiner le journal interne du cégep qu'à tout autre chose), Julien va alors se lancer dans une aventure qui va dépasser son entendement.

Car, il se passe vraiment des choses étranges à Saint-Trailouin et autour de son cégep...

Nous proposant un univers bien déjanté et une galerie de portraits particulièrement savoureux, Senécal quitte donc son registre habituel du roman d'horreur pur et dur pour un roman fantastico-comique, flirtant avec le grotesque, drôle sans jamais délaisser le suspense de l'intrigue et les moments de tension.

Un des ressorts intéressants est de faire de Julien Sarkozy, personnage peu recommandable, horripilant à souhait, vulgaire et cynique, l'un des rares îlots de normalité dans le contexte grand-guignolesque de Saint-Trailouin. Largué là comme un cheveu sur la soupe, sa curiosité et son besoin d'obtenir des réponses vont l'obliger à s'enfoncer un peu plus à chacune de ses initiatives dans la folie ambiante, comme lorsque l'on se débat dans des sables mouvants.

Fidèle à ses références, Senécal plante petit à petit le décor de sa trilogie et sème dès les premières pages les indices nous indiquant qu'on ne sera pas dans un thriller traditionnel mais qu'on va bien vite franchir les frontières du fantastique. Avis aux amateurs, qui repéreront ces indices au fur et à mesure.

Sans oublier, mais c'est une impression purement personnelle que démentiront peut-être d'autres lecteurs plus connaisseurs que je ne le suis, quelques pics envers une célèbre série romanesque ayant pour cadre un établissement scolaire d'une toute autre tenue et d'un tout autre standing que le désolant cégep Malphas... A bon entendeur !

Comme le lecteur, malgré sa bonne volonté et son intuition, Julien est plus spectateur des évènements, toujours un temps en retard chute qu'à la chute finale, hilarante, qui vient couronner un roman construit presque comme un Midnight Movie, ces fameux films d'horreur de série Z qu'on va voir le samedi soir et devant lesquels on rigole en mangeant du pop-corn, en un peu moins gore, toutefois...

Quelques réflexions émises par les personnages (dont Julien lui-même, en tant qu'auteurs de deux romans publiés, étrillés par la critique et ignorés par le public) peuvent laisser penser qu'avec "Malphas", Senécal règle quelques comptes avec des journalistes indélicats. Quitte à aller dans la caricature, autant le faire moi-même, semble-t-il nous dire et il nous sert ce roman en forme de farce (si j'ose dire, vu l'état des malheureuses victimes...).

Mais la parodie fonctionne bien et l'on passe un très bon moment en rigolant aux répliques des uns et des autres, aux situations rocambolesques auxquelles se retrouve confronté Julien et à l'effarement de ce garçon qui, en débarquant à Saint-Trailouin, s'attendait à tout sauf à ça.

Un seul avertissement, en guise de bémol, et encore, si vous êtes un aficionado de Senécal, vous risquez d'être dérouté par le ton et peut-être dérangé par la profondeur moindre du récit par rapport à ses précédents romans. Vous voilà prévenus !

Moi, j'ai pris énormément de plaisir à cette lecture. La fin (et non la chute, petite nuance) de ce premier tome nous laisse entrevoir que tout le microcosme du cégep Malphas en général et Julien Sarkozy en particulier, se prépare à des jours sombres. Car, ce qui se trame vraiment dans ce coin perdu de la Belle Province reste encore dans une ombre vénéneuse et qui s'étend...

Vivement la suite !

vendredi 23 décembre 2011

La nécessité d'une île.

Intéressons-nous à un premier roman, qui explore un genre loin d'être évident, le thriller d'anticipation, et en donne une vision originale, dans son fond comme dans sa forme et qui, malgré des défauts, tient en haleine sur plus de 500 pages. Vous êtes d'un naturel optimiste, vous regardez l'avenir d'un oeil serein, vous croyez que, uni, on peut se sortir de la crise et aller vers plus d'humanisme et de solidarité ? Alors, pas sûr que "Genèse de l'enfer", d'Yves Corvair, disponible en grand format aux éditions "les nouveaux auteurs", soit un livre pour vous...


Couverture Genèse de l'enfer


En juin 2027, Ibiza est le théâtre d'un épouvantable attentat terroriste qui fait un grand nombre de victimes au sein de la jeunesse dorée européenne. Déjà inquiètes de la violence croissante sévissant en Europe et ailleurs, les élites politiques et économiques ont entamé des mutations dans les sociétés dont ils ont la charge : les villes ont été isolées de leur banlieue, laissées aux mains de clans plus ou moins affiliés aux pouvoirs en place. Mais ces zones sont devenues des zones de non-droit où violence et pauvreté règnent, tandis que les plus riches sont retranchées dans les coeurs des villes.

Mais, suite à l'attentat d'Ibiza, décision est prise de trouver des abris plus sûrs encore pour ces élites possiblement menacées par la révolte des sans-grades, victimes de la famine et de la déchéance matérielle. Une vaste opération d'exode des plus riches familles vers les îles du monde entier où elles pourront vivre dans le luxe sans risque d'être confrontées aux velléités de révolte et aux risque de voir leur statut remis en cause (et avec lui, leur richesse et leur pouvoir).

C'est dans ce contexte plus que tendu que, début 2028, Stéphane Larrieux, patron d'une entreprise privée de sécurité, secteur en pleine expansion en ces temps incertains, est contacté par la famille Dupont-Raynal, dont le fils, William, trader prometteur, a soudainement disparu. Alors que Stéphane commence tout juste à se pencher sur cette enquête, se produisent des faits divers retentissants (ou qui le seraient si l'information n'étaient pas si étroitement contrôlée, désormais...).

Un banquier puis quelques jeunes loups de la finance et encore d'autres nantis sont assassinés de façon spectaculaire, des crimes à la forte portée symbolique, d'autant plus marquée que les indices laissent penser à l'action d'un groupe révolutionnaire...

La commissaire divisionnaire Estelle de Jong, qui travaille au sein de la section antiterroriste d'Europol, la nouvelle police européenne, se retrouve chargée de cette enquête, un cadeau empoisonné tant la pression politique s'annonce forte sur ce dossier...

Bien vite, les enquêtes de Stéphane et d'Estelle vont se rejoindre et les deux anciens époux (ils ont divorcé 4 ans plus tôt, restent chacun très discrets sur cette union, inconnue des collègues d'Estelle, par exemple...) vont unir leurs forces et leurs moyens pour enrayer cette vague de meurtres.

Malgré des objectifs et des motivations très différentes au départ, l'ampleur de l'enquête va vite les rapprocher. Mais peuvent-ils se douter alors que cette série de meurtres n'est peut-être que la partie émergée d'un iceberg bien plus complexe et effrayant qu'il n'y paraît...

Surtout que, cette fois, le Titanic pourrait bien être le monde tel qu'on le connaît...

Certes, on comprends d'emblée que, si Yves Corver choisit le roman d'anticipation à court terme, c'est pour dénoncer les abus actuels et non maîtrisés d'un ultra-libéralisme débridé. Mais pas incontrôlable, comme on pourrait le croire au moment où j'écris ces lignes, car, dans "Genèse de l'enfer, c'est une véritable caste qui s'est installée au sommet de la société européenne.

L'écart entre riche est pauvre n'est plus un fossé mais un gouffre absolument impossible à combler, les politiques sont soumis aux puissances financières, commerciales et industrielles et l'objectif est bel et bien de perpétuer ad vitam aeternam ce modèle sociétal. L'ascenseur social n'est plus en panne, il a carrément été démonté et sa cage, rebouchée...

La séparation entre une oligarchie omnipotente et soucieuse de son confort et un population affamée, appauvrie, désespérée et en forte ébullition, est officialisée, matérialisée, même, dans une société non plus à deux vitesses mais à deux voies parallèles (et donc, dans l'impossibilité de se rejoindre un jour...).

On comprend, dans ces conditions, que ça chauffe, et sévèrement, en ces années 2027-2028... Mais j'ai été  peu convaincu par le contexte installé par Yves Corver, que j'ai trouvé partial, simpliste et manichéen (mais ça reste mon avis, je ne suis pas un adepte des complots quels qu'ils soient)... Pour autant, l'histoire se développe bien dans cet univers incroyablement contrasté, entre oasis de richesse et champs de bataille urbains, malgré encore quelques ficelles un peu commodes (comme les liens qui unissent les deux principaux protagonistes...).

Plus que jamais, les ravages d'une spéculation (en l'occurrence, je devrais même dire de spéculations, au pluriel) dérégulées et visant à un profit maximal par tous les moyens, mènent la société européenne droit dans le mur. Stéphane lui-même a laissé bien loin derrière lui ses idéaux de jeunesse anti-capitalistes pour devenir un notable, très à l'aise matériellement, ne dédaignant pas spéculer lui aussi, et ne souhaitant pas une seconde renoncer à ce confort matériel, même s'il repose indirectement sur un socle d'injustice et sur une activité qui recourt souvent à la violence, et à la violence envers les plus faibles...

Cela ne l'empêche pas de rester plus sensible que la moyenne au monde qui l'entoure, dans une Europe qui a définitivement basculé dans le matérialisme extrême. Mais, la disparition de William Dupont-Raynal, conjuguée aux retrouvailles avec ses vies passées (pardon pour cette expression un peu vague, mais je ne veux pas en dire trop...), va modifier son optique, le rendre mon individualiste, mon égoïste, l'obliger à envisager un avenir à plus long terme.

Même si jamais il ne renie ni ce qu'il est devenu, ni le système dans lequel il évolue, cette enquête va profondément le changer, lui faire prendre conscience des responsabilités qui incombent à un être humain et pas à une vulgaire machine à engranger les millions.

Estelle, elle, est directement confrontée à l'horreur. Elle devrait y être habituée, mais cette série de meurtres-là, et tous les évènements qui y sont liés directement ou indirectement, vont l'ébranler. En tant que femme, en tant que mère. Bien que dépositaire de l'autorité (enfin de ce qu'il en reste), elle va sentir la peur s'insinuer dans son esprit. Pas celle de perdre son statut, car elle n'appartient pas elle-même à la classe des nantis, mais de perdre ceux qu'elle aime, de perdre sa vie, tout simplement, la chose la plus importante au monde.

Plus elle avance dans son enquête et plus le fil d'Ariane qu'elle remonte lui laisse envisager le pire et l'urgence de se mettre à l'abri... Mais elle ne maîtrise rien, ni de son enquête, qui peine à sortir de l'impasse, ni de sa mission, la violence alentour se répandant comme un traînée de poudre, ne de sa vie, finalement.

Tout autour d'eux pullulent les malhonnêtes, les intéressés, les cupides, recréant ailleurs les microcosmes viciés qui ont abouti à la catastrophe : on ne fait pas qu'exproprier sur les îles convoitées, on expatrie carrément les populations autochtones pour faire place propre aux migrants, on construit à tout va sans se soucier de détruire des littoraux magnifiques, on spécule sur ces chantiers, on exploite pour les faire avancer,  on se sert généreusement au passage... Argent et pouvoir étendent leur corruption aux paradis terrestres telle une rouille indélébile.

Mais, parmi les aspects originaux de "Genèse de l'enfer", il y a sa fin (que je ne vais pas vous racontez, rassurez-vous), une fin ouverte, où l'on découvre les véritables objectifs des élites, où les réponses sont assez elliptiques et où le sort des personnages que l'on a suivis tout au long du roman est remis entre nos mains de lecteurs...

Ou plutôt, à notre imagination...

Mais, une fin qui donne tout son sens au titre du livre.

mardi 20 décembre 2011

Début des hostilités

Voilà quelques années que je connais Lionel Davoust. D'abord, comme camarade de jeu aux Imaginales, où nous officions lui comme traducteur, moi comme modérateur. Puis, j'ai découvert ses écrits, des nouvelles puis des textes plus longs de fantasy, dont une jolie découverte, "la Volonté du Dragon". Et le voilà qui se lance maintenant dans le thriller, tiens, tiens... Mais, comme le naturel revient au galop, il nous propose non pas un roman mais une trilogie et pas un simple thriller, mais un mélange de genre original entre thriller classique et ingrédients de fantasy... Bref, j'avais hâte de me plonger dans le premier volet de ce "Léviathan", un premier tome intitulé "la Chute" (éditions Don Quichotte).


Couverture Léviathan, tome 1 : La Chute


Michael Petersen a tout pour être heureux. Ce chercheur en biologie marine occupe un poste important à UCLA, sa charmante épouse est un haut cadre d'une grosse entreprise agroalimentaire, son fils de 8 ans est la prunelle de ses yeux et il s'apprête à partir pour une mission scientifique en Antarctique qui devrait déboucher sur de passionnantes études.

Oui, dit comme ça, la vie de Michael Petersen semble idyllique. Mais ce n'est pas le cas. Car la vie de Michael a été marquée par un drame des années plus tôt... Il n'avait alors que 7 ans quand il a vu sous ses yeux disparaître sa mère dans le naufrage d'un ferry, en 1984. Son père a lui aussi péri dans ce terrible accident. Michael, lui, a été sauvé des eaux, mais en a gardé un traumatisme terrible.

Devenu adulte, père de famille, il nourrit toujours une peur panique et paralysante à l'égard de l'eau de mer. Embêtant quand in est un biologiste marin passionné. Pire encore, quand on doit embarquer prochainement pour une mission majeure à destination d'un continent hostile, entouré d'une des mers les plus agitées du globe, continent qu'on ne peut atteindre qu'en bateau...

A la veille de quitter Los Angeles pour l'extrême sud du continent sud-américain où il doit embarquer avec les membres de son équipe à destination d'une base scientifique antarctique, Michael est dans les affres de la  réflexion. Doit-il partir et laisser sa famille derrière lui pour plusieurs mois, doit-il affronter la peur qui le ronge et lui donne, chaque nuit ou presque, de très violents cauchemars, doit-il renoncer et perdre une opportunité scientifique comme il ne s'en représentera peut-être plus jamais ?

Presque à contre-coeur, malgré les avertissements de Sandra, la jeune femme qu'il considère comme sa soeur et qui ne cesse de lui répéter que cette mission ne peut que mal finir, malgré le déchirement qu'il ressent à laisser derrière lui son fils chéri pour plusieurs mois, malgré son incapacité à savoir s'il pourra monter sur le bateau tant il redoute ce moment, Michael se lance dans l'aventure...

Et pourtant, ce voyage est vu d'un très, très mauvais oeil par des personnages très puissants qui ne souhaitent pas du tout voir Michael Petersen aborder les côtes antarctiques. Car, sans qu'il le sache, sans qu'il en ait la moindre conscience, il est "l'enjeu et la victime" d'un Jeu Supérieur organisé par une mystérieuse organisation, le Comité, un groupe secret aussi ancien que puissant et bénéficiant de moyens d'action hors du commun.

Ce qu'ignore aussi Michael, c'est que Megan, son épouse; la mère de son fils,, travaille pour cet organisme. Elle a justement épousé le biologiste pour le surveiller de près et s'assurer de la bonne marche du projet. Et le coeur de cette mission, c'était justement de tout mettre en oeuvre pour empêcher Michael Petersen de se rendre un jour ou l'autre en Antarctique...

Mais, après presque une décennie de vie commune, Megan a changé. Heureuse aux côtés de son époux, ayant découvert les joies de la maternité, elle s'est attachée plus qu'il ne l'aurait fallu à sa nouvelle vie. Et, au lieu d'obéir docilement aux ordres, elle a fini par vouloir comprendre pourquoi le Comité s'intéressait tant à celui qu'elle considère désormais vraiment comme son époux. Alors, au lieu de le décourager d'entreprendre ce voyage en territoires hostiles (et pas qu'en raison du climat...), elle va l'aider, le convaincre d'y aller, au risque de se mettre elle-même en danger... Ou pire, de mettre en danger leur fils.

Alors, elle va devoir retrouver au fond d'elle-même des pouvoirs qu'elle refoulait depuis longtemps et se méfier de tous, alliés d'aujourd'hui comme adversaires d'hier...

Je n'en dis pas plus sur l'histoire de ce premier tome, qui va crescendo jusqu'à une fin hyper rythmée, comme une respiration qui s'accélère, un coeur qui bat de plus en plus fort sous l'effet de la tension. Lionel Davoust adopte pourtant d'emblée une narration éloignée des cadences effrénées de bon nombre de thrillers actuel. On s'installe, on découvre le contexte, les personnages...

Enfin, on les découvre, pas vraiment... Car, le thriller made in Davoust rend un poil parano. Au fil des pages, l'apparition de cette étrange société secrète et la mise au jour de certaines de ses ramifications font peser sur le récit une chape d'angoisse larvée très efficace. Car tout est flou (dans le bon sens du terme) : qui sont vraiment les membres du Comité ? Quels intérêts défendent-ils et quels objectifs poursuivent-ils ? Qui travaille pour eux ? Et, plus prosaïquement (même si je soupçonne la  problématique davoustienne d'être moins simpliste), on ne sait pas qui sont les gentils et les méchants ?

Au coeur du récit, les deux personnages centraux que sont Michael et Megan ont aussi leur part d'ombre et leur lots d'ambiguïtés. L'existence de Michael ne se résume sans doute pas au drame épouvantable vécu enfant et qui paraît avoir conditionné toute sa vie. Mais lui-même est dans l'ignorance de ces autres facettes sur lesquelles l'Antarctique pourraient bien agir comme un révélateur. Et nous, lecteurs, sommes dans ces pas, à l'affût de ce dévoilement progressif.

Quant à Masha, sous ses airs de jeune femme ayant réussi à concilier son statut de working girl et sa situation de mère de famille, elle aussi cache une personnalité bien plus complexe, un passé mystérieux et des aptitudes qui, je pense, n'ont pas fini de nous surprendre d'ici la fin de la trilogie...

Un mot pour évoquer la partie du roman qui se déroule en mer. Un conseil, n'oubliez pas, avant lecture, d'avaler une pilule contre le mal de mer... On y est vraiment, on sent le remous, les vagues, les creux, on tangue avec eux et pas qu'un peu. J'ai sans doute été influencé par la très belle couverture du livre, mais j'ai eu la sensation, durant la traversée du Chili vers l'Antarctique, d'un voyage en noir et blanc. Oui, pour moi, la mer était d'un noir d'encre, accentuant son côté hostile, agressif. Mais même elle ne dit pas clairement si elle est amie ou ennemie, tout comme sa faune, qui pour le moment, n'a fait que de brèves mais intrigantes apparitions dans l'histoire.

Allez, une dernière remarque, pas une vacherie, une taquinerie, envers Lionel. Pour ceux qui connaissent déjà son univers de fantasy, vous avez sans doute lu "la volonté du Dragon"... Bizarrement, dans ce premier opus de "Léviathan", j'ai retrouvé des ingrédients déjà croisés dans ce précédent ouvrage : la mer, les bateaux, un jeu dont les pièces sont vivantes, le sort d'une humanité qui se règle dans des parties acharnées qui la dépassent pourtant et des joueurs disposant de pouvoirs extraordinaires...

Mais, en changeant la matière d'accommoder ces ingrédients, Lionel Davoust, pour sa première incursion dans le thriller, nous sert un premier tome de qualité, parfaite introduction à la suite du récit car, la dernière page tournée, on n'a qu'une envie : attaquer le tome 2 !!!

Car le climax final ne nous en dit guère plus sur ce qui se trame réellement et l'on a bien besoin des deux tomes à venir (où, n'en doutons pas, le fantastique se taillera une part bien plus large) pour dissiper les brumes épaisses dans lesquelles ces 400 premières pages nous ont plongés.



Eh bien, si ça, c'est pas un joli timing !! C'est officiel depuis tout à l'heure, Lionel Davoust sera le "coup de coeur" des Imaginales 2012.

vendredi 16 décembre 2011

Pétoche sur la basoche...

Chaque année, la fin du mois de novembre ne marque pas que l'arrivée du Beaujolais nouveau, mais aussi l'annonce du Prix du Quai des Orfèvres. Désigné par un jury composé de policiers, magistrats et journalistes, le polar récompensé doit répondre à des critères de sélection drastiques, comme l'exactitude matérielle des détails et le degré de réalisme avec lequel est décrit le fonctionnement de la police et de la justice. Pour 2012, ce prix revient à Pierre Borromée, pour le roman "l'hermine était pourpre", publié par Fayard, éditeur attitré du Prix du Quai des Orfèvres. De ce Pierre Borromée, on ne sait pas grand chose, si ce n'est que, sous ce pseudonyme, se cache "un auteur quadragénaire issu du monde judiciaire"... Minces indices, dirait-on si nous devions nous-mêmes mener une enquête, mais suffisants pour être certains que ce polar va nous emmener au coeur de ce monde plutôt clos des gens de jutice. Ce que l'on appelle encore "la basoche".



Couverture L'hermine était pourpre


Dans un village, proche d'une ville importante de province (sans doute en Bourgogne), un crime atroce est commis. La femme de ménage des Robin découvre la maîtresse de maison sauvagement assassinée dans sa chambre. Les Robin sont un couple de notables. Elle était expert-comptable, lui, est avocat. La jeune femme a été étranglée et torturée, dans des conditions aussi horribles qu'inhabituelles dans cette région si calme.

Aussitôt, certains voient l'oeuvre d'un psychopathe, soit de passage, soit tout près de recommencer ; d'autres, plus modérés, se disent que le mari pourrait bien avoir quelque chose à voir là-dedans... Rapidement, la machine légale se met en marche : la police, menée par le truculent commissaire Baudry, enquête, tandis que les magistrats attendent qu'on leur amène un coupable à mettre en examen...

Et puisqu'il faut un coupable, alors, pour ses propres collègues, ce sera Me Robin, époux de la victime. Reste à prouver que c'est bien lui le tueur, puisque la seule certitude de sa culpabilité ne suffira pas devant les Assises...

Pourtant, Baudry, mais aussi Me Dornier, le bâtonnier local qui s'est immédiatement saisi du dossier afin de défendre son collègue, ne croient pas à cette culpabilité trop évidente pour être vraie. Trop d'invraisemblances, trop de correspondances impossibles (à l'heure du crime, Robin était en route pour Nancy où il a plaidé le matin du drame), trop de pistes laissées de côté, trop de précipitation...

Cette enquête hors-norme, eu égard à la gravité du crime, pourrait aussi servir les ambitions des uns et des autres, d'où la nécessité de boucler ce dossier rapidement, coûte que coûte. D'autant que si cette affaire traîne trop en longueur, politiques et médias pourraient bien s'en mêler, des ingérences que des magistrats, pris en flagrant délit d'impasse, ne peuvent voir que d'un mauvais oeil.

Alors, tant pis pour Robin. Tant pis aussi pour Johnny, ce jeune homme, issu de la communauté des gens du voyage. Délinquent, oui, mais assassin, sûrement pas. Pourtant, pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, Johnny, autre cible facile, va se retrouver emporté par le tourbillon d'une justice décidément aveugle, et surtout trop pressée pour bien faire.

Mais les évidences ont bon dos, dans cette histoire... La vérité exige des investigations plus poussées, du temps pour confronter les témoignages, les éléments matériels et les mobiles. Alors, Baudry, insatisfait des coupables qu'on lui impose, continue à bosser et Dornier, persuadé que seule la découverte du véritable meurtrier pourra innocenter son client, s'entête.

A eux deux, le flics et l'avocat, complices autour de la table de la brasserie locale, vont mettre en branle leurs petites cellules grises afin de laisser de côté les évidences, les trompe-l'oeil et les affabulations qui créent un écran de fumée autour de cette affaire. La seule chose qui leur semble de plus en plus sûre, c'est que la solution se trouve au sein même de la basoche.

Borromée, mêlant fiction et évènements réels ayant défrayé la chronique, nous emmène au coeur du microcosme judiciaire, montrant le travail des avocats et des magistrats, mais aussi les défauts de la cuirasse de cette institution si importante dans notre société. Un procureur ambitieux mais peu aguerri au jeu médiatique, un juge d'instruction individualiste, plein de certitudes et qui, n'ayant personne à qui rendre compte, instruit bien plus à charge qu'à décharge, des avocats bien peu solidaires entre eux quand l'un des leurs est dans l'oeil du cyclone...

A l'arrivée, l'image d'une institution bien peu humaine, fidèle à sa représentation yeux bandés et balance à la main, mais qui se soucie bien peu de vérité, finalement... Une institution fragilisée par ses propres membres, dont la probité, tant intellectuelle que matérielle, n'est pas toujours la principale qualité.

Mais aussi une institution qui souffre de son manque de moyens. Des dossiers toujours plus nombreux que les magistrats et les avocats se doivent de régler de plus en plus vite... Quadrature du cercle... Et, si cela ne suffisait pas, les politiques puis les médias, dans cet ordre ou dans l'autre, se font une joie, si j'ose dire, de venir rappeler bien souvent à cette basoche débordée, qu'un peu plus de rapidité dans ses actions ne serait pas un luxe...

Et, là encore, c'est un piège sans issue qui se referme sur les magistrats : agissez vite, ou l'on vous montrera du doigt, trompez-vous (chose plus que probable quand on doit se précipiter) et l'on vous clouera au pilori pour incompétence notoire...

On sent "Pierre Borromée" malheureux de l'état de cette justice qu'il entend défendre. On se doute aussi, à la lecture de son roman, qu'il penche plus du côté de la défense que de celui de l'accusation, le juge d'instruction et le procureur étant gentiment égratignés. Mais on voit aussi à quel point la justice gagnerait à voir police et magistrature mieux collaborer au lieu de se mettre des bâtons dans les roues.

"L''hermine était pourpre" est un plaidoyer en faveur de cette justice que nous critiquons souvent mais dont nous ne pouvons nous passer, une institution aussi imparfaite qu'indispensable fondement de notre démocratie. Mais c'est aussi un roman bien ficelé, bien construit, qu'on a envie de lire d'une traite pour savoir qui est le coupable...

Un polar qui lorgne vers les romans d'Agatha Christie dans sa partie dénouement et une solution qui devrait vous surprendre, pas tant par l'identité du coupable (après tout, les possibilités finissent vite par se restreindre) mais par le mobile de ce meurtre...

Un bon cru, pour le Prix du Quai des Orfèvres, dont les livres lauréats valent autant par le contexte qu'ils nous présentent que par l'intrigue elle-même... C'est encore le cas ici.

mercredi 14 décembre 2011

Dave save the King !

De temps en temps, au gré des livres qui s'empilent, des envies et même des défis (n'est-ce pas Céline ?), on se retrouve avec, dans les mains, un OLNI, un Objet Livresque Non Identifié. Autrement dit, un bouquin qui ne ressemble à rien de ce qu'on a pu lire auparavant, soit par son histoire, soit par son style, ou les deux. C'est incontestablement le cas du livre que je viens de terminer après, reconnaissons-le volontiers, 5 jours d'âpre lecture. Ce roman, signé par le britannique Will Self, s'appelle "le livre de Dave" (en grand format aux éditions de l'Olivier, disponible en poche dans la collection Points Seuil depuis cet été).


Couverture Le livre de Dave


Dave Rudman est né pour être taxi. Depuis sa prime jeunesse, il a été élevé dans cet univers et il a naturellement pris la relève quand il a atteint l'âge. Et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est doué ; il a... la Connaissance, comme on dit. En fait, il est capable de se déplacer les yeux fermés ou presque dans l'immense capitale britannique. Aucune rue, aucun itinéraire ne lui est inconnu, il est même une mine d'informations sur l'histoire de la ville, de ses artères, de ses bâtiments et monuments.

C'est plutôt au niveau humain que Dave pèche... A force de transbahuter des gens à travers Londres, des clients pas toujours agréables, souvent radins, mais aussi, à force de côtoyer toute forme humaine, Dave a développé une profonde misanthropie. Un sentiment qu'il exprime en grommelant en permanence pendant qu'il conduit et qui prend par moments, des aspects franchement racistes et misogynes.

Même au sein de son foyer, Dave n'a pas su se montrer bon mari et bon père. A tel point que sa femme, Michelle, a fini par le chasser, demandé le divorce et obtenu des mesures d'éloignement à l'encontre de Dave...

Bref, Dave est ce qu'on pourrait appeler un sale type.

Mais Dave est surtout quelqu'un de profondément malheureux. Prisonnier de Londres et de ses rues, prisonnier de ce métier de taxi qu'il déteste, finalement, privé de son fils, Carl, qu'il n'a plus le droit d'approcher, Dave fini par dépérir. Car cet enfant, même s'il lui est arrivé de le malmener, c'est la prunelle des yeux de Dave, sa plus grande, peut-être sa seule fierté. Et ne plus pouvoir le voir ou même l'approcher, c'est comme le priver d'oxygène.

Dave s'enfonce dans la dépression, s'endette pour trouver des failles juridiques, milite dans une association de père en lutte contre les décisions de justice systématiquement favorables aux mères, se néglige, devient de plus en plus acariâtre et vindicatif... Dave file un mauvais coton...

Et, comme rien n'y fait, sa dépression devient folie, une folie à la fois délirante et créative au cours de laquelle il va se mettre à écrire à son fils. Attention, pas une correspondance, non un livre. Et pas n'importe quel livre, une sorte d'utopie à la sauce Dave, où il esquisse les traits d'une société idéale à ses yeux (déments, rappelons-le).

Un texte écrit dans un langage bien à lui, un argot de taxi londonien très imagé, mâtiné d'un accent cockney à couper au couteau, un texte dans lequel Dave vomit toutes ses rancoeurs, ses haines, son désespoir, tirant à boulets rouges, pêle-mêle, sur les femmes, la religion, le mariage, les avocats, les traders de la City, la société de consommation, l'homosexualité, ses clients, tous sans exception, bref, sur la société dans laquelle il vit, cette Grande-Bretagne post thatchérienne, où le libéralisme à outrance a fait des ravages dans tous les secteurs...

Ce brûlot, Dave ne peut le remettre à son fils directement, puisqu'il n'a pas le droit de s'approcher de lui. Alors, nuitamment, il s'introduit dans le jardin de la maison où vit Carl avec sa mère et le nouveau compagnon de celle-ci, un prospère homme d'affaires, profil qui cristallise une partie des haines de Dave, et enterre son livre sous leur gazon.

Il faudra attendre 5 siècles pour que resurgisse ce livre de Dave, de façon tout à fait inattendue et, disons-le, assez effrayante... Dans un royaume d'Angleterre transformé en archipel par un déluge, en partie retourné à la primitivité, le livre de Dave, découvert par hasard, est devenu le Livre Saint. Désormais, toute la société du royaume d'Ingleterre, nouvelle appellation du pays, s'organise autour des commandements rédigés à l'orée du XXIème siècle par le chauffeur de taxi.

On parle comme lui parlait, son argot et son accent, un poil hermétiques, sont devenu la norme. Le Mokni est le langage le plus populaire, tandis que l'Arpee est sa forme plus soutenue. L'Ingleterre est une théocratie extrêmement rigide dans laquelle les hommes et les femmes vivent séparément, les enfants passant la moitié de la semaine chez les femmes, l'autre chez les hommes jusqu'à leur puberté. La moindre des phrases de Dave est devenue parole sainte, on les répète en guise de prière, de salutation, on se plie à ses lois sous peine de terribles punitions...

Dans cet univers obscurantiste, quasi moyenâgeux, nous allons suivre la quête de Carl Devush, un adolescent qui a grandi sur l'île de Ham, loin de l'agitation de la Nouvelle Londres. Le village auquel il appartient vit proche de la nature et des éléments, dans une foi simple et sincère en Dave qui a tendance à s'écarter du dogme défini par le PCO, le clergé d'Ingleterre. Au point que la population de l'île est la bête noire du pouvoir central, bien décidé à remettre tout ce monde au pas.

Une nécessité pour ces religieux d'autant plus importante que, quelques années plus tôt, le propre père de Carl a affirmé avoir découvert un second livre de Dave, dans lequel le prophète lui révélait une vision du monde bien différente, diamétralement opposée, même, au dogme en vigueur. Depuis, l'homme a disparu et son fils, qui n'a pas eu le temps de le connaître, part à sa recherche. A ses risques et péril.

Will Self alterne les chapitres entre notre époque (1987-2003, pour la partie consacrée à Dave) et le XXVIème siècle (de 510 à 524 après Dave), esquissant deux récits à la fois parallèles et se complétant. Chaque épisode de la vie de Dave vient ajouter des pièces au puzzle de ce futur flippant, à moins que ce ne soit l'inverse... En tout cas, de Dave à son livre, la filiation est évidente.

Et c'est justement autour de ce thème que tourne le roman de Will Self. La paternité de Dave l'a métamorphosé. Même si, de son propre aveu, il n'a pas été un bon père, la séparation d'avec son enfant a été un déclic, le début de la descente aux enfers, une vraie obsession qui va aboutir d'une part à la folie du chauffeur de taxi, de l'autre à la rédaction du fameux livre ; cinq siècles plus tard, même problématique, mais inversée, puisque c'est un fils qui part à la recherche d'un père.

Dans les deux cas, la quête sera pénible voire impossible. La faute à une société qui oppresse, qui aliène. Et, justement, l'autre quête de Dave, de nos jours, comme de Carl, 500 ans après, c'est une quête de liberté. Une volonté de briser des carcans sociaux insupportables pour enfin être soi-même, qu'ils soient religieux, idéologiques, politiques, sociaux.

Mais qu'il est difficile dans ces sociétés de moins en moins humaines que sont les nôtres, d'atteindre cet accomplissement...

En préambule, je parlais d'OLNI, je vais aussi conclure sur cet aspect en évoquant la forme très originale de ce "livre de Dave". Self a tenu, pour élaborer son univers futuriste, à carrément créer tout un langage. En annexe du roman, un glossaire permet de suivre, mais très vite, on s'habitue à ce langage un peu spécial, où le ciel est un pare-brise, les chauffeurs des prêtres et la création du monde est rebaptisée le "Madeinchina"... Self fait preuve d'une très grande créativité dans le vocabulaire (et j'en profite pour saluer le travail de traduction de Robert Davreu). Car, le langage est complètement déstructuré. Les dialogues en Mokni ressemble à nos sms, mais avec cet accent cockney propre aux Londoniens pure souche. Bref, une galère lors des premières pages, puis on s'amuse à chercher à comprendre ce que se disent les personnages.

Self met le désordre dans la narration, la chronologie, le langage, les repères sociaux... et nous plonge dans la folie Davienne, qu'elle se concentre dans son esprit ou qu'elle s'exprime en devenant tables de la loi pour une société futuriste... Dans sa démarche, Self se rapproche d'un  Ballard, auteur modèle pour lui, ou d'un Pynchon. Mais sa critique très virulente de la Grande-Bretagne du tournant du XXIème siècle le rapproche aussi d'auteurs comme Jonathan Coe ou Martin Amis.

Enfin, mais je ne suis pas un spécialiste, on pourra me démentir si nécessaire, l'univers que crée Self pour illustrer l'instauration de la religion Davine m'a fait penser à un univers de fantasy. Même s'il se situe dans un futur lointain, à des dates qui rappellent plus la SF, ce royaume quasi médiéval fondé sur des castes, tenu d'une main de fer par un pouvoir religieux extrémiste, où superstitions et prophètes font parties du quotidien et où la barbarie n'est jamais loin, m'a rappelé les contextes élaborés par les quelques auteurs de fantasy que j'ai pu lire.

Avec un soupçon de Swift, l'épopée de Carl dans la Niou London pouvant se rapprocher des voyages de Gulliver, avec la même volonté de nous montrer vers où va notre monde si nous n'en prenons pas vite, très vite conscience...

Au final, "le livre de Dave" est une lecture exigeante. Il m'a fallu prendre mon temps, persévérer, accepter les  contraintes instaurées par Self. Mais, à la dernière page, toutes les pièces du puzzle enfin assemblée, le résultat est très intéressant et très mystérieux.

Car, je n'arrive pas à savoir si la partie futuriste du roman est l'application des préceptes du Livre de Dave ou bien, si ce récit est le contenu même de l'ouvrage. Et c'est la force du roman de Will Self, car il laisse libre cours à l'imagination, malgré son enracinement très réaliste.

jeudi 8 décembre 2011

"Les sang n'est pas de l'eau".

Une formule en guise de titre, formule reprise par plusieurs personnages du livre dont nous allons parler maintenant. J'ai découvert Léonora Miano grâce à Alain Mabanckou qui a exigé que j'aille la voir en échange d'une signature, lors d'un salon à Nancy. Grand bien lui en a pris, puisque je suis reparti ce jour-là avec deux livres de Léonora Miano, dont l'un devenait "Goncourt des Lycéens", quelques semaines plus tard. Deux livres que j'ai adorés et qui font que j'ai acquis, en cette rentrée littéraire, le nouveau roman, ou plutôt la nouvelle fable, de Léonora Miano, "ces âmes chagrines", toujours chez Plon.



Snow est un dandy. Originaire du Mboasu, pays subsaharien, ce jeune homme se montre dans les soirées mondaines les plus huppées de l'Intra-Muros, capitale de l'Hexagone. Il appartient à cette catégorie de gens, de plus en plus répandue dans l'Intra-Muros, qui ne font absolument rien dans la vie, rien si ce n'est paraître et se montrer. Noir de peau, il est, mais Hexagonal, il se sent, et pas seulement parce qu'il possède le précieux sésame de la carte d'identité. En fait, s'il se sent hexagonal, c'est par rejet de ses racines continentales, par haine de tout ce qui lui rappelle d'où il vient.

A commencer par sa mère, Thamar. C'est elle qui est venue s'installer dans l'Hexagone il y a longtemps, avec Antoine (le vrai prénom de Snow), le seul de ses 3 enfants qu'elle a désiré... Car, Thamar, après avoir été violée très jeune, est devenue prostituée... Profession qu'elle a aussi exercée dans l'Hexagone jusqu'à ce qu'elle se mette en ménage avec un Hexagonal, Pierre. Antoine avait 5 ans et s'est alors retrouvé la cinquième roue du carrosse, placé en pension et envoyé pour les grandes vacances au Mboasu, chez sa grand-mère, Modi. Là, il a côtoyé ses deux demis-frères mais a détesté ce pays dès qu'il y a posé le pied,  au point de ne jamais vouloir y retourner.

Thamar, elle, a perdu son compagnon deux ans plus tôt et a sombré dans la clochardisation. Antoine, le seul de ses enfants à avoir de ses nouvelles, la voit chaque dimanche et lui fait l'aumône, hautain, rendant sous forme de piécettes l'absence d'amour qu'il a ressenti pendant toute son enfance.

Le fils aîné de Thamar, Maxime, lui aussi vit dans l'Hexagone. Il y occupe un poste important dans une grande banque. Il gagne bien sa vie mais reverse la moitié de son salaire à Antoine. Car Maxime n'a pas de papiers et vit illégalement dans l'Hexagone. C'est grâce à la carte d'identité d'Antoine qu'il a pu être embauché et son salaire est directement versé sur le compte en banque de celui-ci, ce qui lui permet de vivre sans se soucier de rien... Un trafic juteux qu'il a pratiqué à plusieurs reprises, après tout, ses papiers sont le principal atouts qu'il possède sur ses congénères, alors pourquoi ne pas en profiter à fond ?

Car Antoine fait rejaillir sa haine sur tous ses proches et tous ceux qui lui ressemblent, leur faisant payer outrageusement ce statut étrange qui est le sien d'Hexagonal d'origine subsaharienne, avec les inconvénients quotidiens que cela représente malgré la légalité de sa situation. Antoine laisse sa mère sombrer dans la déchéance la plus crasse, escroque son frère et ses rares amis, efface tout lien avec le continent, méprise le milieu dans lequel il évolue, se sert et ne donne rien, à personne.

Mais voilà qu'un jour, Maxime est muté par sa banque à la tête d'uns filiale au Mboasu. Il va donc rentrer prochainement au pays. C'est juste à ce moment-là que, par hasard, il tombe sur sa mère, faisant la manche, et qu'il décide de la ramener avec lui sur sa terre natale. Bref, Antoine voit tous ses souffre-douleurs s'éloigner d'un seul coup et surtout, il les voit repartir pour ce pays honni dont il ne veut plus entendre parler.

Et voilà comment les vies d'Antoine, dans l'Hexagone, de Modi, la grand-mère toujours restée au pays et des deux qui reviennent, Thamar et Maxime, vont être bouleversées par ces changements radicaux. Antoine, parce qu'il va devoir changer sa façon de (sur)vivre, Modi parce que revient auprès d'elle sa fille et le petit-fils qu'elle a élevé comme une mère, Thamar parce qu'elle retrouve tout ce qu'elle croyait avoir laissé derrière elle pour une vie meilleure, alors qu'elle revient d'un enfer au lieu d'un eldorado, et Maxime, enfin, parce qu'il se rend compte que cette mère qui lui manquait tant n'aura jamais pour lui les sentiments qu'il escomptait.

En nous présentant ces vies difficiles, entre deux mondes, deux continents, deux pays, deux sociétés, presque deux époques, Léonora Miano se fait une nouvelle fois griot, pour dire leurs quatre vérités aussi bien à ses compatriotes subsahariens qu'à nous autres, Hexagonaux trop sûrs de nous, englués dans le politiquement correct et la bien-pensance, indécents dans notre matérialisme, alors que le continent peine à se détacher de ses traditions et des courants religieux divers qui s'y entrechoquent.

Comme dans ses précédents livres, Léonora Miano n'y va pas par quatre chemins pour dire ce qu'elle pense  des relations franco-africaine, de l'évolution des mentalités en Europe comme en Afrique, des maux qui empêchent son continent de se développer et de devenir un pôle indépendant et important de ce monde en plein renouveau.

Chacun des membres de cette famille endosse un statut de l'évolution de l'homme et de la femme africaine depuis une soixantaine d'années : Modi, la doyenne, a tout quitté pour s'engager auprès de ceux qui voulaient à tout prix l'indépendance, mais qui, une fois celle-ci obtenue, n'ont rien changé, si ce n'est leur patrimoine personnel ; elle n'a jamais quitté le continent, encore moins le pays, elle en est la mémoire, l'âme.

Thamar est de cette première génération qui a cru au miroir aux alouettes européen et a bientôt déchanté. Mais comment faire ? Revenir au pays en avouant son échec ? Impensable... Alors, on s'entête, on se résigne à vivre dans des conditions parfois pires que celles qu'on a fuies, et loin de chez soi, en plus. La chute a été dure pour Thamar qui, avec la perte de son compagnon, un Français de souche qui n'avait jamais voulu l'épouser, s'est retrouvée fort dépourvue, et pas juste quand la bise est venue. Encaissant les brimades de son fils adoré, Antoine, incapable de se rendre compte de cet amour, elle va se laisser dépérir jusqu'à ce que Maxime, ce fils laissé derrière elle, ne la sauve. Grâce à lui, elle acceptera enfin de rentrer, sans trop de honte...

Maxime est le prototype de l'Africain qui a réussi. Et pourtant, il n'a bénéficié d'aucun réseau, d'aucun népotisme, juste de ses compétences et de sa ténacité. Mais voilà, les portes de l'Hexagone se sont fermés à lui. Pas de papiers, c'est en clandestin qu'il a dû y vivre, y travailler, même. Et, "grâce" au coup de main de son demi-frère et à sa magouille à la carte d'identité, il a pu trouver ce travail bien placé et bien payé... mais sous le nom d'un autre ! Avec le poste qui lui est proposé, c'est non seulement un retour dans un pays et une société qui lui conviennent mieux qu'il obtient. Mais aussi, un retour aussi à lui-même :là-bas, il retravaillera sous son identité propre et, en plus, il ramène sa mère avec lui, avec la ferme intention de renouer les liens.

Enfin, Antoine. Africain de nationalité française ou français d'origine africaine ? Ou rien de tout ça, car incapable de se reconnaître dans l'un de ces deux statuts... Persuadé (sans doute à tort) que sa mère ne l'aime pas, le garçon s'est construit dans une misanthropie profonde, sans but, sans rêve, juste dans une volonté de prendre sa revanche en devenant une star... Star, il ne l'est pas encore, juste une figure de la vie nocturne de la capitale, un pique-assiette, une coquille vide ne fonctionnant qu'avec la haine de soi et des autres comme carburant.

Au travers des vies, présentes et passées de ces quatre personnages, Léonora Miano nous montre les dilemmes cruels qui agitent ces hommes et ces femmes. Il sont fait des choix, même si ce ne sont pas toujours les bons, ils ont décidé de leurs vies en s'affranchissant des normes et des prédestinations. Ils se sont construits tant bien que mal dans le flou de leur identité, coincés qu'ils sont entre deux mondes, dont aucun n'est finalement meilleur que l'autre.

Ils sont, à eux quatre, les symboles de ce malaise africain dont Léonora Miano dépeint, livre après livre, les symptômes, avec la liberté de ton que lui donne son africanité. Elle aime ce continent, elle est fière de ses origines mais elle déplore que ce continent stagne, non seulement à cause du mirage de la décolonisation mais aussi de l'incapacité des Africains eux-mêmes à prendre leur destin en main. Le modèle social si fraternel n'est qu'une image d'Epinal qui ne résiste pas longtemps à la soif de pouvoir et à la corruption.

Face à tout cela, les Africains se retrouvent livrés aux politiques ripoux, aux religieux intéressés, aux accapareurs venus désormais des quatre coins du monde et à un fatalisme endémique. Dans "ces âmes chagrines", le statu-quo, fossoyeur d'espoir, est chamboulé par la mutation de Maxime. A partir de cette reconnaissance de la compétence d'un Africain pour gérer sainement des affaires africaines, se produit un effet domino et chacun des personnages va être touché par des changements fondamentaux.

Pas forcément immédiatement, pas forcément en bien uniquement... Mais tous vont prendre conscience, s'ils ne le savaient pas ou plus, qu'au-delà des vicissitudes de l'existence, au-delà des malheurs et de la précarité du quotidien, au-delà de la position sociale, au-delà des nationalités, des passeports et des kilomètres qui les séparent, au-delà de leurs différences, ils sont intrinsèquement liés par des liens infiniment plus puissants, les liens de la famille et de l'amour.

Reste, une fois cette révélation comprise, à placer ces liens et ces sentiments au-dessus de tout pour que ce soit la seule chose qui vaille.

Alors, bien sûr, ils ne pourront gommer les erreurs du passé, guérir les blessures ou effacer les cicatrices, bien sûr, rien de ce qu'ils ont fait, ou n'ont pas fait, ne pourra plus être modifié. Mais, grâce à ces liens immatériels et pourtant indispensables, il est encore possible de corriger la trajectoire héréditaire et placer l'avenir sous le signe d'une continuité retrouvée.

Et alors, ils réaliseront, et nous, lecteurs, avec, qu'effectivement, le sang n'est pas de l'eau. Parce qu'en coulant de veines en veines, de générations en générations, le sang est vecteur d'une mémoire commune, d'une fierté commune, d'un avenir commun.

lundi 5 décembre 2011

" Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître" (Voltaire).

Après le grand air des routes de Saint-Jacques de Compostelle et du Sinaï, cadre de "l'Apothicaire", de Henri Loevenbruck, voici un thriller, aussi original dans son fond que dans sa forme, qui devrait vous rendre claustrophobe voire un tantinet parano... Chose remarquable, ce roman est signé par une jeune femme, Chevy Stevens, agent immobilier de son état, comme son héroïne... Mais, si on trouve ce livre en France soit sous le titre "la cabane de l'enfer", soit sous celui de "Séquestrée" (en grand format chez l'Archipel, version que je possède), aucun des deux ne me semble mieux résumer l'histoire que son titre original : "Still Missing" (toujours portée disparue). Explications...


Couverture La Cabane de l'enfer / Séquestrée


Annie O'Sullivan a 32 ans et vit sur l'île de Vancouver, au Canada. Lorsque s'ouvre le livre, dont elle est la narratrice, elle arrive dans le cabinet d'une psy, pour une première séance. On comprend que ce n'est pas sa première tentative thérapeutique mais on pressent que cette fois sera la bonne.

Toutefois, les conditions posées par Annie pour sa thérapie sont très strictes et commence un monologue au cours duquel le lecteur se trouve dans la position de la psy, réduite au rôle d'oreille attentive, tandis que Annie va déverser les terribles raisons qui l'ont amenée dans ce cabinet. Car, la vie de cette jeune femme a basculé plus d'un an auparavant...

Annie était alors agent immobilier. ¨Pour vendre une maison, elle avait organisé une journée portes ouvertes durant laquelle elle devait accueillir les visiteurs. Mais la journée s'était avérée plus calme qu'elle ne l'escomptait. Jusqu'à l'arrivée de David, un homme apparemment sympathique et curieux de se renseigner sur la maison.

Emue par la maladresse du bonhomme, Annie ne s'était pas méfiée. Mal lui en avait pris, car l'homme était loin d'être aussi sympathique qu'elle ne l'avait cru de prime abord : après avoir braqué la jeune femme avec une arme puis l'avoir entraînée dans son véhicule, il avait fini par la droguer...

Lorsque la jeune femme se réveille, elle se trouve dans une cabane en rondins, mais c'est la seule chose qu'elle peut savoir sur le plan géographique... Quant à son ravisseur, elle est totalement à sa merci.

Bien vite, l'homme agresse Annie, lui impose des règles de détention draconiennes, dignes d'une véritable prison : pas de sortie, repas, toilettes, besoins naturels à heures fixes, interdiction de faire quoi que ce soit sans autorisation. Et, bien sûr, il la violente, la bat et assouvit (ou tente d'assouvir) ses fantasmes sur sa victime, complètement dépassée par les évènements.

Cette séquestration va durer un peu plus d'une année, année terrible pour Annie qui va essayer tant bien que mal à son geôlier, mais qui ne pourra l'empêcher de la détruire, sans doute plus psychologiquement que physiquement. Elle ne va sortir que deux fois du cabanon, et les deux fois, l'expérience tournera court et s'avérera douloureuse.

Un an prisonnière de ce fou, à subir ses assauts, ses humeurs... Jusqu'à la délivrance, à la première inattention de son ravisseur. Mais, Annie est-elle pour autant délivrée ? Pas sûr...

Je ne vous en dis pas plus, il faut lire le livre pour ressentir la claustrophobie et les sévices, physiques et psychiques, que la pauvre Annie se voit infliger... Mais, le récit de sa terrible mésaventure n'est pas un récit linéaire, du premier au dernier jour de sa détention. Non, c'est un discours sans fil directeur, qui mêle des éléments datant d'avant, de pendant et d'après le kidnapping.

Annie se raconte, se dévoile à sa psy comme jamais elle ne l'a fait auparavant auprès de quiconque. Elle évoque sa famille, son père et sa soeur, morts accidentellement des années plus tôt, sa mère, remariée et qui a un sérieux penchant pour la bouteille, son ex, Luc, leur relation n'ayant pas survécu à sa disparition, sa meilleure amie, Christina, agent immobilière comme elle, mais dont l'amitié n'avait jamais été mise en danger par la rivalité professionnelle... Evidemment, elle parle de cet inconnu qui lui a fait subir le pire des traumatismes.

Enfin, elle raconte sa délivrance et sa difficile renaissance à la vie. Car, pour être abîmée, elle est abîmée, Annie. Incapable de retrouver une vie "normale", toujours conditionnée dans sa vie quotidienne par le rythme qui lui a été imposé pendant plus d'un an, inexorablement, incapable de dormir dans son lit, quand elle arrive à dormir, incapable de reprendre le fil de sa vie... Elle sursaute à chaque bruit suspect, craint qu' "il" ne revienne, même en sachant que ce n'est pas possible...

Elle a changé, forcément. Mais tout son univers a changé. Sa famille, ses amis ont changé. Elle est traquée par la presse qui veut son témoignage, par les studios hollywoodiens qui veulent faire un film de sa vie, par ses proches, d'une certaine manière, qui essayent de l'aider comme ils peuvent et obtiennent, inévitablement, l'effet inverse...

Alors, elle parle, elle parle aussi de l'enquête, qui avance à tous petits pas, de son besoin de comprendre pourquoi ce drame s'est abattu sur elle, son envie de détester tout cet entourage sans y parvenir, la haine qu'elle ressent pour elle-même de s'être laissée faire, d'avoir été lâche ("ma résistance, ce n'était pas de l'héroïsme, c'était de la lâcheté")...

Loin d'être libérée, au sens figuré, Annie reste prisonnière de cette effroyable expérience et, longtemps, on voit mal comment elle va pouvoir briser les chaînes mentales qui l'entravent. Mais, entre la première et la dernière séance chez la psy (comprenez le premier et le dernier chapitre du roman), les choses vont se décanter de façon plutôt inattendu.

Et Annie aura des réponses...

Difficile d'évoquer les thèmes sous-jacents de ce thriller réussi sans dévoiler l'intrigue, mais croyez-moi, c'est dur !!! Et ça me plairait d'en discuter avec les visiteurs qui ont déjà lu (et, j'espère, apprécié) "Séquestrée".

Saluons quand même le fond et la forme de ce roman. Ce monologue fonctionne, le rythme est bon, on ressent l'angoisse, la violence des faits et des émotions, la douleur peut-être mieux qu'avec un récit raconté de l'extérieur. Disons-le, on sent monter cette hystérie, cette folie que génère en elle l'angoisse a posteriori. Le récit d'Annie est poignant, teinté d'un humour désespéré. On suit son évolution psychologique entre la relation des faits passés, ce qu'elle vit au quotidien entre deux séances et ses réactions devant la mise au jour, petit à petit, de la vérité...

Et c'est justement tout ce récit qui donne une puissance remarquable à l'idée narrative de ces séances chez le psy, car, entre désespoir, honte, colère, effarement, Annie est en proie aux émotions les plus rudes à encaisser et ce soutien ne peut que l'aider, si ce n'est concrètement, au moins lui permettre d'expulser ce traumatisme enkysté profondément en elle.

Dans la catégorie thriller psychologique, "Séquestrée" est une découverte intéressante. Chevy Stevens y raconte manifestement un de ses cauchemars les plus envahissants, mais y ajoute un dénouement terrible et pourtant libérateur pour Annie.

Plus rien ne sera plus comme avant et rien n'effacera jamais totalement les traumatismes subis. PA la dernère page, on n'a pas une mièvre happy end mais juste une lueur d'espoir qui brille enfin...

dimanche 4 décembre 2011

En quête de connaissance...

Pardon pour le manque d'originalité du titre, mais le meilleur ("le nom de la gnose") a déjà été utilisé par un magazine. Alors, on se contentera de ce titre qui n'en dévoile pas trop sur l'histoire du nouveau roman de Henri Loevenbruck, "l'Apothicaire", publié chez Flammarion. Le 13ème roman de Loevenbruck qui a choisi de le situer... en 1313 ! Pas superstitieux, ce garçon... Une lecture qui devrait surprendre les habitués de cet auteur, tant on est loin de ses précédents thrillers (malgré quelques traits communs).


Couverture L'Apothicaire


En 1313, donc, Philippe le Bel règne d'une poigne de fer sur le Royaume de France. Il a fait démanteler 6 ans plus tôt l'ordre des Templiers, mais Jacques de Molay n'a pas encore été brûlé et n'a pas encore proféré sa malédiction (car, tout cela, c'est un autre livre...). A Paris, rue Saint-Denis, vit Andreas Saint-Loup, un apothicaire connu et reconnu pour sa compétence, qui va bien au-delà de celle d'un simple apothicaire. A tel point que certains voient d'un mauvais oeil ses conseils qui relèvent plus de la médecine, discipline qu'il n'a pas le droit de pratiquer.

Au-delà de ça, Saint-Loup est un personnage mystérieux : orphelin abandonné à la porte d'une église, il a été élevé par l'abbé Bourcel mais, vers 20 ans, il a tout quitté pour partir sur les routes dans un voyage dont on ne sait pas grand chose, sinon qu'il l'a mené à Saint-Jacques de Compostelle, que c'est là que Saint-Loup a fait son apprentissage d'apothicaire et qu'il y a exercé quelques années avant de revenir à Paris.

Un matin comme les autres  de janvier, alors qu'il déambule dans sa maison, Saint-Loup découvre une porte qu'il ne souvient pas avoir jamais vue. Etrange, quand même... Ses serviteurs ne sont pas plus capables que lui de lui dire ce qu'il y a derrière cette porte, ni pourquoi elle semble avoir apparue d'un seul coup...

Saint-Loup; peu porté sur la religion, est un matérialiste. Un cartésien avant l'heure, si l'on peut dire. Un homme qui a soif de connaissance scientifique, qui cherche à comprendre et expliquer le monde qui l'entoure grâce à la science et non à la théologie. Et le voilà confronté à un phénomène qu'il ne peut pas expliquer.

D'autres indices viennent rendre cette situation plus mystérieuse encore et Saint-Loup entend bien comprendre rationnellement ce qui lui arrive et remettre au jour des pans de sa propre existence qui semble avoir été comme effacés de sa mémoire, mais pas seulement de la sienne...

Seulement, l'Apothicaire n'est pas le seul à se poser des questions qui le concernent. Au sommet même du pouvoir, où les rivalités sont exacerbées, on a Saint-Loup dans le collimateur. Ces puissants soupçonnent que l'Apothicaire pourrait savoir ou découvrir des faits compromettants et ils décident de tout mettre en oeuvre pour le faire disparaître avant que ces histoires ne les éclaboussent.

Saint-Loup va donc goûter de la prison puis, une fois libéré grâce aux relations de l'Abbé Bourcel, son parrain, la pression va s'accentuer et changer de nature puisque, plutôt que de vouloir le faire parler, on va décider de le faire taire. Sentant ce danger se rapprocher, Saint-Loup, accompagné de son jeune apprenti, va quitter Paris. Et comme il pressent que c'est dans son propre passé qu'il peut espérer trouver des réponses non seulement aux questions qu'il se pose mais aussi aux raisons pour lesquelles on le persécute, c'est sur les routes du pèlerinage de Compostelle qu'il fuit.

A ses trousses, puisque religion et politique sont étroitement liées à cette époque, on lance le grand Inquisiteur de France, celui-là même qui a torturé et massacré les Templiers quelques années plus tôt. Car, en ces temps troublés où la religion a parfois bon dos et sert volontiers à camoufler des affaires bien moins avouables, quoi de plus facile que de déclarer Saint-Loup hérétique ? Mais ce fou furieux d'inquisiteur n'est pas le seul à vouloir rattraper l'Apothicaire, qui, décidément, a beaucoup d'ennemis sans même savoir pourquoi...

Commence alors une fuite, loin des rythmes effrénés actuels, au long de ces chemins et de ces villes qui ne mènent pas à Rome, mais à Saint-Jacques. A chaque halte, des indices supplémentaires, de nouvelles questions et un danger croissant pour Saint-Loup.

Mais c'est aussi le début d'une véritable quête spirituelle et philosophique sur la piste d'un courant philosophico-religieux très particulier : la gnose.

Ceux qui s'attendront à un thriller pur et dur seront déçus, car, contrairement aux précédents livres de Henri Loevenbruck, "l'Apothicaire" est avant tout un roman historique et une quête initiatique. Un excellent roman historique, devrais-je dire, très bien documenté, qui nous donne une description passionnante de ce début de XVIème siècle, de la vie à Paris, à Saint-Jacques de Compostelle et jusqu'au Mont Sinaï où l'histoire va se dénouer.

Et, jusque dans le mode narratif, il choisit de nous entraîner dans cette époque lointaine, ce Moyen-Age aussi obscur qu'il peut être brillant. Car tout ce récit nous est conté à la manière des troubadours qui officiaient en ces temps-là et l'on pourrait s'imaginer au coin du feu, spectateur de ces chansons de geste qui agrémentaient les veillées.

Mais, le fil conducteur de ce récit, c'est avant tout la quête philosophique qu'entreprend Saint-Loup pour trouver des explications à l'étrange apparition d'une pièce dans sa boutique et aux autres zones d'ombre qui semblent marquer sa vie. En choisissant un personnage rationnel à l'extrême, un homme de science pour qui on ne peut expliquer et comprendre le monde qui nous entoure que par l'expérience et l'observation, Loevenbruck nous présente un personnage en décalage avec son époque et les pensées dominantes.

Rejetant foi et religion, Saint-Loup n'en appelle qu'à la raison, ce qui en fait un personnage en avance sur son temps. Mais les évènements auxquels il se retrouve confronté viennent mettre à mal cette vision du monde : et si un phénomène n'avait pas d'explication scientifique et rationnelle ? Et si la vérité se trouvait ailleurs, pour reprendre un formule célèbre ?

Mais dans sa quête de connaissance, il laisse son orgueil démesuré l'emporter et va jusqu'à s'oublier lui-même. Et Loevenbruck de poser une question fondamentale : peut-on connaître et comprendre le monde qui nous entoure sans commencer par se comprendre et se connaître soi-même ? Or, la gnose repose sur la connaissance de soi. Ce sont donc les repères de Saint-Loup dans leur ensemble que cette quête va remettre en cause au fur et à mesure de son avancée.

Mais, au-delà de Saint-Loup, deux autres personnages vont connaître un cheminement proche mais sensiblement différent de celui de Saint-Loup. Ces personnages, ce sont Robin, l'apprenti de l'Apothicaire, et Aalis, une jeune fille que les vicissitudes de l'existence ont poussé à l'errance.

Robin, fils de paysan, affiche des dispositions intellectuelles particulières que, sans la perspicacité de Saint-Loup, il n'aurait sans doute jamais eu l'occasion d'exprimer. Il aurait dû se contenter d'une vie aux champs ou de service pour lequel il n'a ni goût ni don. La rencontre avec Saint-Loup va lui ouvrir de nouvelles perspectives mais sans l'aventure dans laquelle il va choisir de s'élancer corps et âme à la suite de son maître, peut-être n'aurait-il jamais découvert sa voie, ou en tout cas, dans un temps bien plus long.

Aalis, elle, doit fuir sa vie de fille de drapiers à Béziers. Oh, elle rêvait de quitter cette vie qui ne lui plaisait pas, c'est vrai, mais les circonstances vont la forcer à quitter sa ville natale et la jeter dans une grande précarité. Son seul moteur, à cet instant, est le but qu'elle s'est fixée. Ce but, c'est sa rédemption, son unique moyen de prendre un nouveau départ et de laisser derrière elle sa culpabilité. Sauf que ce but, elle ne pourra l'atteindre... Sans doute cet échec aurait-il sonné le glas de l'existence d'Aalis, sans la rencontre avec Saint-Loup et Robin. Là encore, l'Apothicaire va lui redonner des perspectives et cette nouvelle vie qu'elle n'espérait plus.

Dans la foulée de Saint-Loup, ces deux-là vont s'accomplir, s'ouvrir une existence à laquelle ils ne pouvaient même rêver quelques semaines ou mois plus tôt.

Saint-Loup, lui, va devoir modifier considérablement sa vision du monde car chaque étape de son odyssée va affaiblir les certitudes de cet homme si sûr de lui qui va découvrir non plus le doute physique mais le doute métaphysique.

Loevenbruck replace l'individu au centre de tout, au-delà du divin et du matériel. Son récit se déroule certes en 1313, mais ses problématiques sont très actuelles et c'est aussi de nous qu'il parle dans ce roman. Car, en notre siècle aussi, intégrismes et progrès débridé nous guettent toujours...

Les parallèles et les clins d'oeil à l'Histoire plus contemporaine sont nombreux, avec, à chaque fois une réflexion à la clef. En cela, "l'Apothicaire" est un vrai et bon roman historique, puisqu'en nous parlant du passé, c'est notre présent qu'il éclaire.

Et le facétieux Henri n'oublie pas de glisser par-ci, par-là quelques références à l'une de ses idoles : Georges Brassens, des références bien amenées et bien placées dans le récit. Sans doute, sur le chemin de Béziers a-t-il fait un détour par Sète pour lui rendre visite...

Un dernier mot pour vous rassurer, amis lecteurs que les mots ésotérisme, philosophie, théologie pourraient effrayer. Evidemment, on doit se familiariser avec les concepts et les courants d'idées qui traversent cette histoire. Mais il n'y a rien d'incompréhensible ou d'hermétique dans tout cela. Jusqu'à l'arrivée à Compostelle, ce roman est d'abord une course-poursuite avant de devenir un véritable roman à clés par la suite jusqu'à une découverte finale qui devrait en surprendre plus d'un...

dimanche 27 novembre 2011

"Si les hommes n'étaient pas aussi seuls, le monde se porterait bien mieux".

Voilà une citation qui résume bien la situation de tous les personnages d'un roman-fleuve, lâchons l'expression, une saga familiale, publiée il y a quelques semaines en France par un jeune auteur néerlandais, aussi précoce que controversé et aussi lucide que pessimiste sur l'espèce humaine. "Notre Oncle", paru aux éditions Héloïse d'Ormesson (merci Audrey !), en co-édition avec Actes Sud, est son 7ème roman publié en français et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il m'a dérouté, intrigué et, s'il ne m'a pas totalement démoralisé, il n'a pas pour autant fait progresser l'estime que je peux avoir en l'espèce humaine...


Couverture Notre oncle


Ce pavé de 660 pages se déroule dans un pays inconnu (sans doute en Amérique Latine, si l'on se fie à quelques indices), en des temps inconnus mais incontestablement modernes, dans un régime politique que l'on découvre d'emblée et qui va nous accompagner jusqu'au bout : "Notre oncle" a pour cadre une dictature militaire de la pire espèce, où l'armée a les coudées franches pour réduire au silence tout opposant présumé, où l'arbitraire règne en maître, mais où une opposition s'organise et vient mettre un grain de sable dans la belle mécanique totalitaire en place.

Le major Anthony est l'un des rouages de cette belle mécanique. Son boulot, c'est justement de débarquer chez les opposants présumés, de les arrêter, par la force, si nécessaire, et de remettre ces prisonniers à d'autres militaires qui sauront au mieux, remettre ces victimes désignées au pas, ou, au pire, les empêcher de nuire. Définitivement.

Un soir, alors qu'il doit arrêter un couple en pleine nuit, l'intervention tourne au drame. Un jeune soldat du détachement commandé par le major Anthony, commet une bavure. Avant même d'avoir été mis aux fers et soumis à la torture, ces opposants présumés sont exécutés pour un geste mal interprété...

Du souci en perspective pour le major, qui aime le travail bien fait et pas cette intervention bâclé par inexpérience... Pire, en fouillant la maison, Anthony découvre la fillette du couple qui vient d'être tué. Elle était dans sa chambre mais elle est sans doute trop jeune pour avoir bien compris ce qui se tramait sous son toit.

Dilemme pour le major. Lui qui est du genre à appliquer les règles à la lettre, service, service, le voilà déchiré par un sentiment violent... Normalement, il devrait faire subir à la gamine le même sort qu'à ses parents. Dégât collatéral. Mais voilà, le major a aussi une vie privée. Et son mariage avec la plantureuse Paloma va mal. Pour une raison simple : Anthony est stérile et n'a donc pas pu donné à son épouse l'enfant qu'elle désirerait tant avoir.

Et voilà un enfant désormais sans parent qui se trouve juste là, devant lui... La tentation est grande de soustraire l'enfant à l'autorité et de se l'approprier, purement et simplement. Et comme la gamine n'était pas prévue au programme, voilà qui facilite les choses. Anthony "adopte" donc la fillette, Lina.

Lorsqu'il la ramène au foyer conjugal, Anthony se dit qu'il a réussi le coup du siècle et que son couple est sauvé. Lui qui jusque-là n'a comme unique fierté la piscine minable qu'il est parvenue à faire creuser dans son jardin, il est sûr que cette fois, une vraie vie de famille l'attend.

Mais c'est sans compter la réaction des deux autres intéressées : Lina se languit de ses parents et veut rentrer chez elle ; Paloma, elle, voudrait surtout connaître les joies biologiques de la maternité (grossesse, accouchement, etc.). Résultat des courses, Anthony a enfreint ses sacro-saintes règles pour rien, pris le risque de gâcher sa carrière pour une femme neurasthénique et une fillette quasi muette...

Tant bien que mal, il va essayer de cimenter cette nouvelle famille, mais c'est lui qui va la faire définitivement exploser quand il va devoir quitter son foyer pour partir au front. Car une partie du pays est tenue par un mouvement de résistance qui semble donner plus que du fil à retordre à l'armée chargée de faire régner sur l'ensemble du territoire sa main de fer (et sans gant de velours).

Pour avoir trop souvent dit comment il voyait la stratégie à appliquer sur le terrain, Anthony, plus bureaucrate zélé que militaire d'élite, va se voir confier par son supérieurs hiérarchique (et, accessoirement, amant de sa femme) une mission qui devrait, en principe, l'éloigner de sa famille pour une quinzaine de jours maximum.

Mais rien ne se déroule jamais comme prévu et la famille reconstituée du major Anthony va voler en éclats, incapable de résister à son absence. Après cette séparation, nous allons donc suivre le chemin séparé de ces trois personnages, Anthony, Paloma et Lina, en route vers leurs inéluctables destins (que je vous laisse le soin de découvrir plus en détails).

Grunberg se lance dans ce genre si spécial de la saga familial, ce genre qui nous raconte les vies de personnages romanesques que l'on voit traverser les vicissitudes de l'existence. Là, le traitement est un peu... différent. Pour y avoir des vicissitudes, il y en a, c'est certain, de la première à la dernière page. Ce qui change, ce sont les personnages eux-mêmes et leur conception de l'existence (à moi que ce soit justement l'existence elle-même qui ait fait d'eux ce qu'ils sont...).

En mettant en scène des personnages désenchantés, sans avenir, espoir ou sentiment, Grunberg étale son profond pessimisme à propos de l'espèce humaine, sur fond de totalitarisme qui s'affrontent. Dans aucun des lieux où vont les personnages, on ne trouve autre chose que froideur, fatalisme et manque d'ambition. Partout, un absent de marque : l'amour. Toute cette société, du côté du pouvoir en place comme du côté de ceux qui s'y opposent, la même carence affective.

Le major est un soldat obtus, arc-bouté sur des principes et des valeurs démentis chaque jour par les faits. Lui qui se rêvait en Napoléon dans sa jeunesse n'est qu'un minable exécutant qui s'en prend à des personnes désarmés et abat sur eux le bras d'une justice d'autant plus aveugle qu'elle n'a rien de juste. L'idée même de liberté donne des boutons à ce brave homme, simple participant à la grande machine liberticide. Construit sur des principes, il estime que la liberté abolit tout repère, ce qui la rend dangereuse, et que la seule liberté qui vaille, c'est la guerre, qu'il ne connaîtra enfin de près que pour son malheur.

Paloma rêve de strass, de paillettes et de célébrité. Ses modèles sont en photo dans les magazines de mode et people. Son principal atout, elle en est certaine, c'est son sex-appeal. Le mariage devait en faire une femme grâce à la maternité, mais la voilà enchaîné à son médiocre et stérile mari pour le pire sans qu'il ne puisse y avoir de meilleur. Son seul espoir, cet amant fertile qui lui promet de l'engrosser dès que la guerre aura pris fin... Sauf que la fin de la guerre est loin d'être proche, si j'ose dire....

Lina, enfin, est née dans une famille qu'on suppose heureuse, jusqu'au jour où la bêtise d'un soldat inexpérimenté va la faire basculer. Privée de la seule famille qu'elle aurait jamais dû avoir, la gamine va se renfermer sur elle même, se construire sans cet amour familial aussi indispensable à l'être humain pour se développer que la lumière pour les plantes. D'abord en quête de ses parents (dont elle ignore toujours le sort funeste), elle va ensuite péniblement se chercher un talent à mettre en valeur pour devenir quelqu'un et ensuite, un idéal, ambition qui lui a toujours fait défaut. Mais, lorsqu'enfin, elle aura trouvé sa voie, une nouvelle fois, la Fortune, la Providence, la Destinée, quel que soit le nom qu'on lui donne, réduira ses efforts à néant.

Tous subissent les évènements qui se produise. Seul celui qu'on appelle le chef d'orchestre, dernière rencontre-clef dans la vie de Lina (et dans le roman itou), semble vouloir contrôler cela. Seule autorité visible du livre, puisque jamais on ne voit les dirigeants de la dictature, rien que des sous-fifres, il est le moteur de la révolution en marche chargée de renverser le pouvoir totalitaire. Mais, on le soupçonne de vouloir remplacer le pouvoir déboulonné en en instaurant à terme un autre, tout aussi autoritaire et fondé sur la haine. Car, le chef d'orchestre ne déteste pas que le péché, mais aussi les pécheurs, nous rappelle Grunberg. Une idéologie qui nourrit constamment sa paranoïa au point de voir des espions partout...

Mais, comme toutes les figures autoritaires rencontrées au long du roman, le chef d'orchestre n'est qu'un mythe. Les autres autorités sont des mythes, car abstraites, lui est un mythe car tout ce qu'il représente n'est qu'illusion, du flanc.

Et Lina doit se construire, depuis la mort de ses parents, jusqu'à sa rencontre tronquée avec le chef d'orchestre, dans cette absence d'autorité, qui ne peut mener qu'à la désillusion, au désespoir... à l'indifférence, au détachement total de cette vie dont elle a été expulsée.

Voilà comment on en arrive au point final de ce long exposé : l'explication (succincte) du titre, "notre oncle". Cet "oncle", on le rencontre à plusieurs reprises dans le livre. Et à chaque fois, il désigne les figures tutélaires censées présider à l'existence des personnages. Etat, terre ou dieu, notre oncle est partout sans jamais être là, symbole très puissant de l'autre grand absent du livre : le père.

Pas de père, juste des oncles, et des oncles fantoches, hypothétiques, désincarnés, désintéressés.

Alors, oui, "Notre oncle" est un roman sombre et pessimiste. Mais le regard de Grunberg sur la vacuité de l'existence est frappant, violemment intéressant. Sans malheur, le bonheur est impossible. Mais, ce bonheur, autre mythe pour nos personnages, est d'abord individuel quand tous ceux qui le recherchent le rêvent collectif.

Reste donc à la pauvre Lina, condamnée par la vie à la solitude, à s'accomplir dans ce qui a brisé définitivement les minces espoirs de ses parents (biologiques comme "adoptifs") : la mort.

La mort que l'on donne autant que celle qu'on attend.