lundi 31 octobre 2016

"Il était peut-être sans famille, et il lui fallait vivre en attendant de pouvoir un jour rentrer en Russie pour en avoir le coeur net".

Voici un premier roman assez composite, peut-être un peu trop, au risque de s'éparpiller, mais qui est loin d'être inintéressant. Et pour cause, on y découvre (du moins, c'est mon cas) un épisode peu connu de la Première Guerre mondiale, ubuesque et désolant, symptomatique du chaos de cette époque. Mais, on y trouve aussi une saga familiale à deux volets, une trame de polar, un chronique de la vie rurale, une histoire d'amour... Ah oui, je vous l'ai dit, c'est composite. Pour son premier roman, Lise Chasteloux s'inspire de la vie de son arrière-grand-père et nous emmène dans les Vosges, pas très loin d'Epinal où elle est née. On ne s'y attend pas forcément en lisant le titre de ce livre, "Un destin russe" (aux éditions Gallimard), mais c'est bien dans ce département qui m'est cher (non, pas le Cher, les Vosges, suivez, un peu !) que se déroule l'essentiel de cette histoire. De cette petite histoire imbriquée dans la Grande...



La famille Krylov vit confortablement à Bogorodsk, en plein centre de la Russie, grâce aux revenus que lui assurent ses soieries. L'un des fils Krylov, Alexeï, aspire pourtant à une toute autre carrière : il veut devenir médecin. Mais, alors qu'il entame sa quatrième année d'étude, l'Europe bascule brusquement dans la guerre.

Nous sommes en 1914 et Alexeï est mobilisé très rapidement, sans même avoir le temps de repasser par chez lui saluer ses parents. Nommé officier infirmier dans la cavalerie russe, il est envoyé très tôt sur le front, à la frontière entre la Russie et la Prusse-Orientale, où il oeuvre sous les ordres du Docteur Rikanine.

Confronté aux premiers combats, il découvre l'horreur de cette guerre moderne, à l'armement de plus en plus meurtrier. Une occasion d'enrichir son bagage et de poursuivre son apprentissage, mais une pression permanente au contact du danger et de la mort au quotidien. D'autant que les infirmiers sont souvent ceux qui doivent s'aventurer dans les no man's lands pour récupérer les blessés...

Soumis au bon vouloir d'officiers parfois dépassés par les événements, Alexeï et son meilleur ami Dimitri risquent donc à tout instant de se retrouver sous le feu ennemi, sans soutien, sans arme... Il faut avoir les nerfs solide pour survivre dans ces conditions. Et ne pas craindre la fatigue, car, bientôt, il faut opérer à tour de bras pour essayer de sauver quelques vies, certainement détruites...

Alexeï entretient une abondante correspondance avec sa mère. Des lettres qui voyagent de plus en plus difficilement, entre désorganisation des services et censure. Mais elles permettent, malgré tout, de garder le contact et de se tenir au courant de la santé des uns et des autres. Et les nouvelles ne sont pas forcément excellentes, ni sur le front, ni à Bogorodsk et à Moscou.

Car, pendant que la guerre s'embourbe dans les tranchées, le régime tsariste est de plus en plus remis en question et vacille. Alors que Alexeï doit chaque jour faire face à l'horreur, il essaye de se montrer positif pour ne pas inquiéter les siens. Mais sa mère, elle, ne lui cache rien de ses doutes sur l'avenir de son pays, de plus en plus incertain...

A la même période, à des milliers de kilomètres de là, dans les Vosges, la guerre n'est encore qu'une rumeur. S'il n'y avait le départ pour le front des hommes en âge de se battre, on n'y prêterait quasiment pas attention. Parmi les mobilisés, il y a Giuseppe, qui doit quitter le village de Hadaux-la-Tour, au pied du Massif vosgien, et sa jeune épouse Marie.

Celle-ci, malgré le soutien de sa voisine et amie Solange, se languit de son époux. Bientôt, la vie quotidienne du paisible village va être rythmée par les nouvelles de plus en plus douloureuses. Cette guerre, si abstraite et pourtant si proche, ne cesse de se rappeler à eux de la pire des façons. Mais, il faut continuer à vivre...

Pourtant, c'est un tout autre événement qui va défrayer la chronique du village. Aucun lien avec la guerre, et pourtant une vraie source d'inquiétude : l'une des jeunes femmes du village a brusquement disparu dans des circonstances étranges. Une affaire qui va empoisonner les relations entre les habitants de Hadaux-la-Tour...

On va donc suivre en parallèle ces trois situations : la vie au front d'Alexeï, sa correspondance avec sa famille et le quotidien de ce village des Vosges, à l'écart du front mais marqué par la guerre. On est alors plongé dans un véritable roman historique sans avoir véritablement idée du but que suit Lise Chasteloux avec ces destins lointains.

Et puis, se produit alors un événement dont j'ignorais tout et qui va, dans un premier temps, faire basculer l'existence d'Alexeï : à la fin de l'année 1915, Nicolas II décide d'envoyer deux corps expéditionnaire en France pour soutenir les armées alliées devant l'avancée des troupes allemandes. Parmi les "heureux" élus, le Docteur Rikanine et son bras droit, Alexeï...

Commence un incroyable périple qui mériterait quasiment un roman à lui tout seul. En effet, comment rejoindre le front occidental quand on ne peut traverser le territoire ennemi ? Eh bien, en le contournant... par l'Asie ! Des mois de voyage avant d'être opérationnels et de retrouver l'enfer du front, mais de plus en plus loin de Bogorodsk...

Une expérience qui va tourner court, puisque le régime tsariste va tomber. Et nos poilus russes vont alors se retrouver dans une incroyable situation : les voilà traîtres et apatrides malgré eux ! En effet, l'avènement des Bolcheviques modifient les alliances. Les soldats envoyés par le Tsar sont lâchés par le nouveau pouvoir qui ne veut plus entendre parler d'eux.

Et, en France, on va vite les assimiler aux mutins dont le nombre ne cesse d'augmenter tout le long de la ligne de front et qu'on fusille pour l'exemple. Leur nationalité va sans doute les protéger de ce sort funeste mais les autorités françaises n'auront guère plus de mansuétude à leur égard... Et là, je n'en dis pas plus, vous découvrirez la suite dans le roman de Lise Chasteloux.

J'ai insisté pas mal sur cet épisode, qui se trouve, je le précise, au coeur du livre et n'occupe pas une place très importante, en termes de quantité, mais conditionne la dernière partie du récit. Mais, je suis resté sidéré par cette histoire que je ne connaissais pas, qui a privé des hommes de tout libre-arbitre, qui les a déracinés totalement et en a fait encore moins que la chair à canon qu'ils étaient.

En fin de roman, Lise Chasteloux a eu la bonne idée de mettre une bibliographie et je dois dire que je vais la garder précieusement, car l'idée pourrait bien me prendre, un de ces quatre, d'aller y piocher pour en savoir plus (et pas seulement à travers un récit fictif) sur cette incroyable expédition et le sort de ces soldats russes.

Voilà aussi le pourquoi de ce titre, "Un destin russe", alors que l'on s'éloigne de plus en plus de la Russie au fil des chapitres. Mais elle est pourtant toujours là, dans la détresse d'Alexeï et les nouvelles de plus en plus sporadiques qu'il reçoit des siens. A aucun moment, au moment de sa mobilisation très soudaine, il n'imaginait jamais que se produirait cette séparation...

Le destin d'Alexeï, c'est de rester à l'écoute de cet immense pays qui va entrer dans une nouvelle ère, de vivre à distance ces bouleversements historiques, de comprendre que plus rien ne sera comme avant et qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible. Là, je parle d'ailleurs plus pour lui que pour la Russie : soudainement, il n'est plus ni Russe, ni étudiant en médecine, ni rien...

Pour dépeindre Alexeï et raconter son étonnant et douloureux parcours, Lise Chasteloux a donc puisé dans la mémoire familiale. Ce destin russe, c'est donc celui de son arrière-grand-père et je dois dire que le mélange entre récit guerrier et récit épistolaire fonctionne très bien pour montrer la détresse croissante et l'impuissante de cet homme face aux événements.

Je l'ai dit d'emblée, on trouve aussi une trame secondaire qui flirte avec le polar. On pourra gloser longtemps sur son utilité... De mon point de vue, elle permet de maintenir l'alternance du récit entre le parcours d'Alexeï et la vie à Hadaux-la-Tour qui n'aurait pas grand-chose de très palpitant autrement. Elle permet aussi de dresser le portrait de la vie dans un village.

On y retrouve les atomes crochus, les amitiés profondes, celles qui permettent de partager les plus profondes douleurs, mais aussi les dissensions, les frictions entre classes sociales et les rumeurs parfois délétères. Oui, Hadaux-la-Tour est un village paisible, mais n'allez pas penser que la vie y est forcément un long fleuve tranquille...

Des deux côtés du récit, les questions familiales sont le sujet central. Elles sous-tendent chacun des fils narratifs que Lise Chasteloux met en place et offre une réflexion sur les origines, les racines, l'éducation qu'on reçoit et dont on s'émancipe parfois, sur le déterminisme social et, simplement, sur l'amour et le bonheur, si fugaces...

"Un destin russe" possède ce défaut qu'ont parfois les premiers romans : dans l'enthousiasme, on voudrait pouvoir tout mettre, ou en tout cas le plus possible de choses dans SON histoire, celle qu'on porte. J'ai énuméré les ingrédients de ce livre, vous voyez qu'on touche un peu à tout, avec le risque de tout effleurer sans aller au fond des choses.

Par instants, j'ai pu avoir ce sentiment, mais ce sont les choix de l'auteur de raconter ainsi cette histoire et j'ai lu "Un destin russe" avec plaisir jusqu'à son terme et jusqu'à ces dernières pages, ces dernières phrases qui m'ont bouleversé. Un point final à ce chapitre d'une vie, une page qu'on doit tourner en sachant qu'on ne reviendra plus lire celles qui précèdent et qu'il faut construire une nouvelle vie...

C'est un premier roman, il y a des imperfections, sans doute, mais il y a aussi beaucoup de bonnes choses dans ce livre ramassé et dense, qui n'a pas l'ampleur d'un roman russe (260 pages en tout) mais qui possède un vrai souffle romanesque qui ne demande qu'à s'épanouir. Et c'est tout ce que je souhaite à Lise Chasteloux.

dimanche 30 octobre 2016

"Je suis le snobisme incarné".

En attendant de retrouver Voltaire dans ses habits de philosophe-détective, voici le premier volet de la nouvelle série signée Frédéric Lenormand. On n'est pas en Asie, mais toujours en France, on n'est plus au Siècle des Lumières, mais en pleine Belle Epoque, l'enquêteur n'est plus un homme austère et ronchon, mais une femme, extravagante et pittoresque... Vous ne connaissez pas la Marquise Luisa Casati ? Eh bien, l'occasion est belle de découvrir ce personnage qui, aujourd'hui, serait qualifiée de "people", personnalité populaire en son temps et désormais oubliée. Frédéric Lenormand la sort de l'oubli pour en faire sa nouvelle héroïne, à la fois diamétralement opposée à Voltaire et, pourtant, dans le fond, si proche de lui (je parle des personnages romanesques, pas des véritables personnalités). Si vous aimer la série "Voltaire mène l'enquête", alors vous devriez apprécier "Madame la Marquise et les Gentlemen cambrioleurs", paru chez City Editions. Avec, à la clé, un hommage appuyé à Maurice Leblanc et à son personnage fétiche, Arsène Lupin...



En cette journée d'automne 1908, l'Hôtel Ritz, situé place Vendôme, à Paris, est en pleine ébullition. Il faut dire que, dans ce temple du confort et du luxe, si propre et policé, la nouvelle cliente, qui vient de débarquer avec armes, bagages et ménagerie, est la source d'une effervescence inhabituelle et de quelques inquiétudes concomitantes...

La Marquise Luisa Casati, fille d'un comte italien d'origine autrichienne et épouse du fantasque Marquis Casati, a fait une entrée digne d'elle : un vrai déménagement ! Et des exigences à la pelle, comme de refaire du sol au plafond la suite qu'elle occupera pour qu'elle soit à son image. Et ne parlons même pas du léopard qui l'accompagne, filant une frousse bleue au personnel et à la clientèle.

Mais comment refuser à cette riche et extravagante jeune personne (la Marquise n'est pas encore trentenaire et possède une impressionnante crinière écarlate) l'accès aux plus belles chambres du palace (qui n'a jamais autant ressemblé à celui imaginé par Jean-Michel Ribes) ? Alors, on tolère tant bien que mal cette encombrante présence et, rapidement, on ne va pas être déçu du voyage...

En effet, à peine a-t-elle emménagé que la Marquise découvre un cadavre sur les toits de l'hôtel... Stupeur et scandale ! Selon toute vraisemblance, la victime est le professeur Artemus Gallardon, éminent scientifique qui logeait lui aussi au Ritz. Présent sur les lieux, l'inspecteur principal Galuchard prend les affaires en main, mais ce fleuron de la police française va devoir faire avec la Marquise...

C'est elle qui, derrière le meurtre, va deviner l'existence d'un incroyable complot, alors que le pauvre pandore, lui, pédale dans la semoule. Sur un seul point ils parviendront à se mettre d'accord : l'identité du cerveau de toute cette incroyable affaire : Alfred Lupin ! Oui, vous avez bien lu, Alfred. Le frère de l'autre, moins connu, mais exerçant ses talents dans la même branche professionnelle...

Pour Galuchard, aucun doute, Alfred Lupin est l'instigateur de l'audacieux vol planifié place Vendôme, mais c'est aussi l'assassin du professeur Gallardon, il en mettrait sa main à couper, lui qui court depuis des années, en vain, après le gentleman cambrioleur ! Pour la Marquise, c'est moins évident : que Lupin trempe dans tout cela, oui, mais qu'il soit un assassin, jamais...

Alors que la Casati se lance dans une enquête aussi discrète que possible quand on a soi-même une présence qui obère toute chance de passer inaperçue, Paris devient le théâtre d'une série de vols et de crimes qui jettent un sérieux froid. Galuchat est dépassé, toujours plus vindicatif envers son ennemi public personnel numéro 1, Alfred Lupin, et la Marquise, elle, va de découverte en découverte...

Volontairement, je n'en dis pas plus sur l'intrigue à tiroirs qui est au coeur de ce polar historique. Comme je le fais souvent lorsque j'évoque une série qui débute ou lorsque je me lance à la découverte d'une série, je vais d'abord parler des personnages. Avec, évidemment, en priorité, le personnage central de la série, la Marquise Luisa Casati...

Première chose, c'est bien un personnage qui a existé et, comme il le fait dans sa série sur Voltaire, Frédéric Lenormand nourrit son récit d'archives, de témoignages de contemporains de la Marquise et d'anecdotes croquignolesques qui ne manquent pas, tant la Marquise a laissé une empreinte pleine d'exubérance dans l'histoire.

En préambule, j'esquissais une comparaison avec le Voltaire de Lenormand. Ce n'est pas forcément un jeu que je pratique systématiquement, mais là, ça m'a tellement frappé que je ne peux le passer sous silence. Pour une simple raison : on est dans la droite ligne des "Voltaire mène l'enquête", avec un personnage si loin, si proche.

Si loin, parce que la Casati et Voltaire n'ont vraiment rien à voir a priori. Là où le philosophe est austère, vivant sur un train modeste, plutôt du genre velléitaire et pusillanime, hypocondriaque et obsédé par sa gloriole, la Marquise, elle, mène la grande vie, affiche et s'appuie sur son aristocratique statut, s'affranchit de toutes les conventions, sans peur du qu'en-dira-t-on et se montre volontiers intrépide.

De même, si Voltaire sort toujours gagnant de ses enquêtes, démasquant les coupables après moult péripéties, on a parfois l'impression que le sort est généreux avec le philosophe, lui octroyant des succès qu'on pourrait attribuer à d'autres. La Casati, elle, est une fine mouche. Ou une curieuse invétérée, les deux vont de paire... Mais, elle fouine, elle déterre, elle démontre, elle comprend...

Derrière son allure incroyable, ses tenues impossibles, ses coiffures qu'on voit à cent lieues, son rythme de vie décalé, son sans-gêne aristocratique dont elle joue en toutes circonstances et son entourage digne de la suite du Grand Mamamouchi, se cache une fine mouche capable d'anticiper les coups d'Alfred Lupin, ce que ne saura jamais faire Galuchard.

Digne émule de Sherlock Holmes ou d'Hercule Poirot, elle bénéficie d'une intuition hors norme qui lui permet de rapidement découvrir des indices ou de comprendre immédiatement les éléments qu'elles met à jour. Là où Voltaire bénéficie souvent des circonstances et d'un hasard généreux avec la philosophie, la Casati ne doit qu'à elle-même sa réussite de détective amatrice.

Mais, elle est aussi très proche de son homologue lenormandien. D'abord, parce que, dans le genre horripilant, elle se pose là, elle aussi. Elle ne laisse personne indifférent, mais elle a ce talent formidable pour embarrasser tout le monde et s'en moquer éperdument. Son ego doit d'ailleurs lutter avec celui du philosophe, tout cela faisant d'elle une personnalité qu'on pourrait qualifier d' "attachiante"...

Et puis, parce que nous parlons aussi d'un roman de Frédéric Lenormand, c'est une personnalité parfaite pour susciter le décalage permanent et donc l'humour. Là encore, j'ai vu de vrais points communs avec la série des Voltaire, dans l'usage du comique de situation et dans le sens de la formule qui fait mouche auprès du lecteur.

On assiste à des situations, tout au long du récit, qui font sourire et même un peu plus, en jouant un peu moins sur les anachronismes qu'avec Voltaire, mais en usant de l'extravagance de la Marquise pour créer des situations amusantes, presque absurdes, parfois. Je suis très curieux de voir ce personnage évoluer au fil de nouvelles enquêtes, car je crois qu'elle a énormément à proposer.

Au-delà du personnage flamboyant qui porte son roman, Frédéric Lenormand joue aussi avec le destin particulier de la Marquise Casati. Je n'entre pas dans les détails, vous serez fixé dès les premières pages, mais j'ai trouvé que les côtés pathétiques de sa vie étaient traités avec une immense tendresse, bien loin de l'ironie qui prédomine dans ses livres. Et il rend ainsi son personnage plus touchant et attachant encore.

Et puis, il y a l'hommage appuyé à Maurice Leblanc. Oh, il n'est pas très discret, et donc parfaitement assumé. Galuchard fait irrésistiblement à Ganimard, l'inspecteur qui traque inlassablement Arsène Lupin. Les deux policiers partagent d'ailleurs le même prénom, Justin, mais aussi la même incapacité à mettre hors d'état de nuire leur ennemi personnel, et la même aigreur qui en découle.

Enfin, il y a Alfred Lupin... Gentleman cambrioleur, lui aussi, as du déguisement et des vols élaborés. Le même sens de la provocation, le même soin du détail et de l'élaboration de plans apparemment impossible... Arsène et Alfred ne sont pas jumeaux, mais pas loin, en tout cas, le moins connu des deux voleurs n'a rien à envier à son célébrissime frangin...

Comme cela arrive avec Arsène, Alfred n'est pas au premier plan de ce roman, mais son ombre plane de la première à la dernière page. Il n'est qu'un personnage secondaire, la Marquise concentrant l'attention, mais il est là, toujours, comme s'il était celui qui tirait vraiment les ficelles. Et seule la Casati semble capable de mettre en échec ses initiatives, de retrouver sa trace...

Entre les deux personnages, une relation très intéressante se dessine déjà. Quelque chose entre adversité et complicité, avec un je-ne-sais-quoi en plus (en fait, je le sais parfaitement, mais je ne veux juste pas le dire ici !). Encore un argument majeur militant en faveur de nouvelles enquêtes de la Marquise, afin de voir cette relation évoluer, elle aussi.

Pour finir, un mot de l'intrigue. Si les Voltaire reposent souvent sur les frasques du philosophes et des histoires abracadabrantesques, celle de "Madame la Marquise et les Gentlemen cambrioleurs" épouse les codes des romans de Maurice Leblanc. Dans le fond, dans la forme et dans le dénouement, lorsque le véritable enjeu de toute cette affaire apparaît.

Un instant, je me suis demandé si Alfred Lupin, ou d'autres protagonistes profitant de l'aura du fameux cambrioleur pour mener à bien leurs sinistres projets, allez savoir, n'allait pas se la jouer Fantômas ou Furax (ah, oui, je parle d'un temps que les moins de 20 ans, tout ça...). Il y a un peu de cela aussi dans ce roman, et c'est également bien agréable.

Mais, au fil des rebondissements, on se dirige vers autre chose, d'autres motivations qui rappellent effectivement les romans de Maurice Leblanc, qui jouaient aussi beaucoup sur les questions historiques et politiques de l'époque, comme dans "813" ou "l'Aiguille creuse". Frédéric Lenormand peut alors laisser libre cours à sa fertile imagination et à son amour du jeu.

Lauréat du prix Arsène Lupin pour la première enquête de Voltaire, "La Baronne meurt à cinq heures", Frédéric Lenormand fait honneur à cette récompense avec cet hommage réussi, mais aussi avec une série qui saura, je pense, plaire même à ceux qui n'auraient jamais ouvert un roman de Leblanc (mais qu'attendez-vous donc ?). Et on espère vite revoir la Casati jouer les limiers !

samedi 22 octobre 2016

"Chapeau bas, Messieurs, un génie !" (Robert Schumann).

Avouez que le compliment n'est pas mince, surtout lorsqu'il émane d'un musicien aussi talentueux que Robert Schumann... Celui qui reçoit un tel éloge est un autre pianiste, dont le destin tragique est au coeur de notre livre du jour. Vous connaissez tous son nom, certains morceaux qu'il a composé. Ses origines, sa vie, son peut-être moins connues. Des biographies de Frédéric Chopin, c'est donc de lui dont il s'agit, il en existe sans doute beaucoup. En voici une qui adopte le ton romanesque pour retracer le parcours éclair de cet homme passionné, rongé par la maladie, à la vie tourmenté, tant professionnellement que sentimentalement. "Frédéric, le roman de Chopin", de Gilles Laporte (paru chez ESKA/MA Editions), revient sur ce destin qui semble épouser parfaitement la définition du romantisme. Et ceux qui connaissent l'auteur et son oeuvre ne seront pas surpris, la Lorraine et les femmes sont très présentes dans ce livre...



Le 1er mars 1810, à Zelazowa Wola, en Mazovie, Fryderyk Franciszek Chopin. Nicolas, son père, Lorrain d'origine, a quitté la France en 1787 pour venir vivre en Pologne, où il gagné sa vie comme percepteur, et sa mère, Justyna, qu'il a rencontrée lorsqu'il travaillait pour la famille Sharbek. Il est leur deuxième enfant et leur seul garçon.

La famille s'installe à Varsovie, Nicolas, devenu Mikolaj, enseigne le français, mais Frédéric, lui, se sent Polonais, dans une période où le pays peine à exister, régulièrement envahi par ses encombrants voisins, Autrichiens et Russes en alternance... Tout en commençant sa carrière musicale, c'est donc un garçon concerné par le sort de sa Nation que l'on découvre, qui s'engage pour la Pologne.

Et, en 1830, lorsqu'il quitte son pays natal, tombé aux mains des Russes, il sait que c'est pour longtemps, peut-être pour toujours... Malgré tout, il restera Polonais dans l'âme, entretenant la flamme avec des amis d'enfance et des compatriotes eux aussi en exil à Paris et qui l'accompagneront au long de son existence.

Mais, Chopin a beau être considéré comme un virtuose hors norme, un génie, même, par nombre de ses contemporains, il lui faut travailler énormément pour vivre décemment. Un rythme de vie qui n'est pas favorable à sa santé fragile. Depuis longtemps, Frédéric tousse, mais hors de question de parler de phtisie, non, ses problèmes n'ont rien à voir...

Drôle de façon d'exorciser le mal qui va le ronger lentement et finira par l'emporter, comme il emporta sa jeune soeur, Emilie, en 1827... Suivre la vie de Chopin, c'est aussi suivre l'évolution de cette maladie pernicieuse, en une époque où l'on meurt encore souvent très jeune. La vie de Chopin sera marquée par ces morts prématurées et par l'épée de Damoclès que représente la maladie...

La famille, la nationalité, la musique, la santé... Il faut maintenant parler des femmes. On pourrait s'imaginer le ténébreux Frédéric en séducteur invétéré, ce n'est pas le cas. Il est timide, notre Frycek (son diminutif), mal remis de premiers émois douloureux, lorsqu'il était encore en Pologne. Chat échaudé craint l'eau froide, il est assez prudent, désormais, lorsqu'il s'agit de sentiments...

Et, lorsqu'on évoque le compositeur, bien sûr, on l'associe à George Sand... Evidemment, ce fut la plus longue relation de sa vie, passionnée, mouvementée, tumultueuse, douloureuse... Mais surtout, très longue à naître. Car, si l'écrivaine a été rapidement séduite par Chopin, elle a dû faire le forcing, pardonnez-moi cette expression, pour le conquérir...

La liaison entre Chopin et Sand est un des éléments centraux du roman de Gilles Laporte, on s'en doute, mais ne vous attendez pas à une romance lisse et douce, c'est un vrai chemin cahoteux que les deux amants ont suivi, pendant une décennie, malgré un attachement sincère et réciproque. D'idylle, il n'y eut pas vraiment, en tout cas, pas celle que peut véhiculer l'imaginaire collectif, romantique en diable...

A l'image du fameux séjour à Majorque, qui n'eut rien d'une sinécure, dans tous les sens du mot. Que dire de ce voyage, censé apporter calme et sérénité aux deux artistes, permettre à Chopin de composer et à Sand d'écrire, mais aussi de ménager la santé du pianiste ? Ce fut un vrai cauchemar où rien ne se passa comme espéré...

Là encore, il faut oublier toute dimension romantique à ce séjour, tant l'île et ses habitants vont se montrer hostiles. L'accumulation des soucis est ahurissante, j'en sourirais presque rien que d'y repenser, alors que ça n'a rien de drôle. George Sand va maintenir à flot sa maisonnée pourtant sévèrement secouée par les événements et sa forte personnalité empêcha sans doute le pire.

Mais je dois dire que, sur la durée, le portrait que fait Gilles Laporte de George Sand est assez terrible ! Un vrai tyran domestique ! Son caractère, on l'imagine, était très fort, anticonformiste, sans complexe, se moquant du regard des autres. A côté d'elle, Frédéric Chopin, déjà très affaibli par la maladie et tourné entièrement vers la musique, fait pâle figure.

Dans la dernière partie de leur relation, c'est un personnage dur, insensible, intransigeant que l'on découvre. Et pas seulement avec Chopin, mais avec tout le monde, y compris ses proches, sa fille, en particulier. Mais, la rupture, inévitable, n'arrangera rien et, dans les derniers mois de la vie du musicien, elle conservera cette posture très brutale...

Mais Gilles Laporte est un malin : décrire ainsi un personnage féminin, cela ne lui convient pas, mais pas du tout ! Alors, il fait de l'auteur de "la Mare au diable", par exemple, un personnage ambivalent, sorte de Janus littéraire : lorsqu'elle se montre chaleureuse et aimante, elle est Aurore, lorsqu'elle devient impossible, aigrie, méchante, presque, alors, c'est George qui parle...

Masculin-féminin, l'ambiguïté dans laquelle la romancière a voulu s'établir joue à plein sous la plume de Gilles Laporte. George Sand semble habitée par ces deux personnalités diamétralement opposées qui s'affrontent en elle, en une époque où être femme n'a rien de facile... Mais quelle dureté, pour finir, quelle inexplicable posture !

Pour être honnête, George Sand n'est pas la seule à en prendre pour son grade : Marie d'Agoult, l'épouse de Franz Liszt, a elle aussi droit à un traitement de faveur... Jalouse, aigrie, elle aussi, elle joue les commères avec perfidie dans sa correspondance et n'épargne pas Chopin et Sand, pourtant parmi ses plus propres amis...

Pour autant, n'allez pas croire qu'il y a le martyr Chopin et les horribles harpies. C'est plus délicat que cela, évidemment. Mais, force est de reconnaître que sa vie amoureuse fut difficile, pleine de revers et de déceptions, et qu'on ressent, finalement, une grande solitude chez cet homme, qui ne réussira jamais à s'épanouir dans sa vie sentimentale.

Les femmes sont toutefois très présentes, dans le livre. J'ai un peu construit ce billet à l'envers, comme un entonnoir renversé, mais je reviens donc à des éléments qui apparaissent rapidement : Gilles Laporte a choisi de donner à ses chapitres le nom de femmes marquantes dans l'existence de Frédéric Chopin.

Des parentes, à commencer par sa mère mais aussi sa soeur Ludwika, la seule présente au début et à la toute fin de l'existence de Chopin, des proches, des amies, des amoureuses, qu'il ait pu nouer ou non de liaison avec elles... Toutes ont été présente au fil de la courte existence du musicien, mort à 39 ans seulement, emporté par cette impitoyable tuberculose...

N'imaginez pas pour autant Chopin vivant entouré de femmes et seulement de femmes, il a aussi ses amis proches, dont Eugène Delacroix et ses amis de jeunesse, originaires comme lui de Pologne. La maladie affaiblira aussi sa vie sociale, mais le Chopin qui débarque à Paris juste après les Trois Glorieuses, cette révolution de 1830 qui met fin au règne de Charles X, est un joyeux luron.

L'image, là encore, j'insiste, très romantique, du musicien souffreteux et dévoré par le mal, pressé de composer avant l'inéluctable et fatale échéance, a quelque chose de vrai, mais elle occulte une personnalité qui aurait certainement été bien différente s'il avait été en bonne santé sur une plus longue période.

Je continue ma progression à rebours sur le livre de Gilles Laporte. Avec la dimension lorraine. Gilles Laporte est Lorrain, Vosgien et fier de l'être. Et, outre, j'imagine, une admiration pour le musicien et le compositeur que fut Chopin, c'est pour une autre raison qu'il s'est attelé à raconter la vie du pianiste : parce que ses racines sont en Lorraine.

"Frédéric, le roman de Chopin" ne commence pas à la naissance du musicien, ou juste un peu avant. Non, le livre débute en... 1705, plus d'un siècle avant ! Gilles Laporte a fait le choix de retracer toute l'histoire lorraine de la famille Chopin, qui commence donc au début du XVIIIe siècle, à l'arrivée d'un certain François, dont le patronyme varie, de Chapin à Chappenc mais finira par se fixer en Chopin.

Venu du Dauphiné, l'homme est un contrebandier, venu en Lorraine, qui est alors un Duché indépendant, pour y organiser un trafic de tabac avec la France ! Eh oui, le génial pianiste a eu pour ancêtre un bandit ! Mais, il fonda aussi une famille et, au cours du XVIIIe siècle, celle-ci va connaître une lente mais réelle ascension sociale qui nous est racontée dans la première partie du roman.

Quand je dis roman, évidemment, je devrais plutôt dire "biographie romanesque". Il y a, derrière ce livre, un important travail de recherches, et Gilles Laporte a choisi d'intégrer à son récit des passages entiers de correspondances, émanant de différents personnages, dont Chopin lui-même, tout en racontant à sa manière la vie du compositeur.

J'ai d'ailleurs trouvé le style de Gilles Laporte très dynamique. Beaucoup de phrases très courtes, l'impression, par moment, de voir les mots venir au rythme des doigts de Chopin sur le clavier, une vivacité présente d'un bout à l'autre du récit et qui est très agréable à lire. On se dit aussi qu'on a là une vie qui s'égrène comme si on voyait le sable s'écouler dans un sablier...

L'urgence, l'urgence d'une vie qu'on sait d'emblée très courte, trop courte. Il faut agir vite, même lorsque rien ne va. Lorsque la toux et la fièvre terrasse l'homme, lorsque le moral flanche, que les mauvaises nouvelles s'accumulent. Et puis, toujours, c'est la musique qui relance tout, comme un ichor merveilleux coulant dans ses veines malades et lui redonnant un semblant de vie.

Et n'oublions pas la musique de Chopin. Comme je l'ai fait récemment à propos d'un roman consacré à Jean-Sébastien Bach, je vous encourage à lire en musique, au gré des compositions évoquées dans le récit. Une musique extraordinaire, dans laquelle il a parfaitement su retranscrire ses émotions et nous en donner, tellement...


Mais c'est avec une image, qu'on va finir. Celle de la statue de Chopin, érigée dans le Parc Lazienki, à Varsovie. On la doit au sculpteur Waclaw Szymanowski et c'est un des moments les plus visités de la capitale polonaise. Une statue qui possède également une incroyable histoire et qui représente le compositeur à l'ombre d'un saule rappelant la main d'un pianiste en train de jouer...


vendredi 21 octobre 2016

"Ce que nous nommons le deuil est peut-être moins le chagrin de ne pouvoir rappeler nos morts à nous que celui de ne pouvoir nous résoudre à le faire" (Thomas Mann).

Cette citation, extraite de "la Montagne magique" (dont une nouvelle traduction vient de paraître chez Fayard), apparaît dans un autre roman, "Les revenants", de Laura Kasischke, et c'est justement plutôt cet aspect-là qui va nous intéresser. Notre roman du soir est lui-même une réédition, un roman paru en 1995 et qui vient de retrouver les tables des librairies. Un roman noir, comme son auteur sait si bien en écrire, mais aussi, et surtout, un formidable roman d'amour qui se dessine à plusieurs niveaux, jusqu'aux dernières lignes du livre. "Une autre saison comme le printemps" est signé Pierre Pelot et, plus de 20 ans après sa parution initiale chez Denoël (et une parution en numérique chez Bragelonne dans l'intervalle), le revoilà aux éditions Héloïse d'Ormesson. Et, en le lisant, je me suis sérieusement demandé si les créateurs et les scénaristes de la série "les Revenants" ne l'avaient pas eu sur leur table de chevet...



Pour sa sixième édition, le Festival du roman et du film noirs de Metz a choisi pour invité d'honneur Dorall Keepsake. Ne vous fiez pas à ce pseudonyme aux consonances anglo-saxonnes, Keepsake est "l'auteur-français-qui-a-réussi-aux-States", et sa venue en Lorraine est un véritable événement, puisque l'écrivain vit désormais dans l'Oregon.

Et, si pour les lecteurs, cette venue est enthousiasmante, pour Dorall, c'est un retour aux sources : né dans les Vosges, voilà des années qu'il a quitté sa région natale pour les Etats-Unis. Et, s'il a accepté l'invitation des organisateurs du salon messin, ce n'est pas seulement pour venir à la rencontre de ses fans, dédicacer à tour de bras et participer à quelques conférences.

A cette période, exactement, aura lieu un anniversaire. Un triste anniversaire : neuf ans plus tôt, Dorall et son épouse, Syane, ont perdu leur fils, emporté par la mort subite du nourrisson... S'éloigner de chez lui, faire autre chose au lieu de ressasser ce drame, c'est peut-être ce qu'il faut pour le romancier, toujours marqué par l'absence de cet enfant...

Mais, après un début de salon réussi, voilà que Dorall Keepsake se fait littéralement enlever à la sortie d'un des dîners officiels. Un homme lui fait comprendre qu'on a besoin de lui et qu'il n'a pas vraiment le choix. Ses arguments en forme d'arme à feu s'avèrent convaincants et, même s'il n'en a aucune envie, le voilà dans une voiture qui file en pleine nuit à travers la Lorraine.

De la Moselle aux Vosges, jusque dans ce village que Dorall Keepsake, ou plutôt François Doralli, pour l'Etat civil, n'imaginait jamais revoir un jour. Son ravisseur et son chauffeur le conduisent auprès d'une jeune femme qu'il a connu dans une vie désormais antérieure. Elle s'appelle Elisa, ils ont grandi dans ce coin perdu, il y a longtemps...

Mais que lui veulent-ils ? Que lui veut-elle ? L'explication est simple : le fils d'Elisa, Nathaniel, a disparu. Et comme les livres de Dorall, dont le héros est un détective nommé... François Doralli, sont tous consacrés à des disparitions, souvent volontaires, mais pas uniquement, eh bien, on s'est dit qu'il ferait l'affaire pour retrouver l'enfant...

Un raisonnement tordu qui laisse Dorall pantois... Oui, son personnage porte son nom, son vrai nom, mais de là à confondre un personnage de fiction et un homme en chair et en os ! Impossible ! Pas pour Elisa et son futur mari, Georges, l'homme venu le cueillir à Metz... Poussé dans ses retranchements, Dorall accepte la mission. Sans imaginer jusqu'où elle va le mener...

Pour le moment, je m'en suis tenu à la trame central du roman. Attention, la suite va dévoiler certains aspects du livre que vous pourriez ne pas vouloir découvrir avant lecture. Promis, on y va sur la pointe des pieds, mais il me semble aussi important d'évoquer certains aspects forts de l'histoire tout en préservant l'intrigue.

Allons-y, en parlant de Nathaniel, le fils d'Elisa, que Dorall est chargé de retrouver. Il a bien disparu, en tout cas, il n'est plus chez sa mère. Le lecteur, lui, le voit, et très rapidement, accompagné d'un homme qu'il appelle Papa. Le hic, on va le comprendre bientôt, c'est que ce n'est pas possible que l'enfant soit avec son père...

Pierre Pelot, dans ce climat sombre et tendu, réussit à s'amuser avec quelques clins d'oeil qui parsèment le roman. De courts chapitres, qui n'ont aucun lien avec l'intrigue centrale, du moins en apparence, des gens parmi tant d'autres à qui il arrive, soudain, quelque chose d'extraordinaire. Et si je dis que Pelot s'amuse, c'est en pensant à un de ces chapitres en particulier, où l'on trouve une guest star, et pas n'importe laquelle !

Ce qui, assez vite, devient évident pour le lecteur, ne l'est bien sûr pas du tout pour Dorall qui ignore tout de ces faits. Il ne dispose que de maigres indices pour retrouver l'enfant et, bientôt, il va devoir composer avec les indications contradictoires de son commanditaire... Décidément, cette histoire de disparition ne sent pas bon, pas bon du tout...

J'ai donné des indices au compte-gouttes, mais il faut bien le dire : "Une autre saison comme le printemps" ajoute aux codes très classiques du roman noir et à la patte reconnaissable que Pelot a su imprimer à ce genre, un zeste de fantastique. Oui, il se passe des choses vraiment étranges, inquiétantes, même, comme Dorall n'aurait pas imaginé en mettre dans ses livres...

On se retrouve donc avec une trame de roman noir, celle-là, elle ne bouge pas, elle gagne même en ampleur au fil des doutes de l'écrivain, des ordres qu'il reçoit et des choix qu'il fait, mais aussi des questions sur plusieurs personnages, poursuivis ou rencontrés par le romancier, troublantes, dérangeantes...

Et puis, il y a Dorall lui-même. Son état d'esprit, je l'ai expliqué plus haut, est déjà sombre, puisqu'il a en tête, quoi qu'il fasse, cette date anniversaire qui lui fend le coeur. Et puis, peu à peu, les kilomètres passant, on en apprend plus sur son passé... Et ce n'est pas plus joyeux, loin de là... Des blessures qui demeurent, sans espoir de cicatrices...

Mais, la véritable force de ce roman, c'est de changer progressivement de tonalité. Oh, noir, il le reste, jusqu'au bout, jusqu'au dénouement de cette sombre histoire d'enlèvement. Mais, celui qui change, c'est François Doralli... Car, paradoxalement, au cours de son odyssée à la recherche de Nathaniel, il va retrouver quelque chose qu'il ne connaissait plus : l'espoir.

Il est fou, irrationnel, cet espoir, mais comme plus rien ne semble vraiment rationnel dans ce monde-là, pourquoi ne pas se remettre à espérer ? Et, à sa trame noire, Pelot ajoute une dimension assez inattendue : l'amour. Oui, "Une autre saison comme le printemps" est un roman d'amour, d'amour pur, profond, imputrescible... L'amour plus fort que tout, pour reprendre une formule biblique.

Cet amour, on le ressent à plusieurs niveaux, vous le verrez. L'amour comme un idéal, chahuté sans cesse par le destin, encore et toujours lui, ce gros pénible, mais aussi par les coupables faiblesses humaines qui ne font rien qu'à mettre des bâtons dans les roues de ceux qui ne demandent rien d'autre que de pouvoir laisser libre cours à leurs sentiments...

Tout cela nous amène à parler de Dorall Keepsake. Lorsqu'on le découvre, alors qu'on sait juste de lui qu'il vit en Oregon et qu'il écrit des romans à succès qui parlent de disparitions, on se fait une idée de lui qui a tout du cliché de l'écrivain de littérature noire : blasé, cynique, taiseux... Pas franchement le mec le plus sympathique et liant qu'on puisse rêver de rencontrer...

Un dur, peut-être, mais pas un inconscient, quand il cède face aux menaces appuyées de Georges et de son chauffeur, pour qu'il les accompagne. Mais, ensuite, il ne se dépare pas de cette façade sombre, fermée, un tantinet moqueuse, par moments, avare de mots et d'explications... Au vu des événements, on peut le comprendre aussi, même si cela ne le rend pas plus attachant...

Et puis, petit à petit, l'armure se fendille, le passé qui rejaillit fait pression sur lui au point de rompre les remparts patiemment construits pour se protéger. Il y a l'alcool, au départ, et puis d'autres éléments, jusqu'aux questionnements qui vont jalonner son enquête et les évidences, aussi incontestables qu'incompréhensibles, qu'il va mettre au jour.

Je ne suis pas certain que Dorall apparaisse forcément plus sympathique, mais certainement plus humain, alors qu'il se révèle à nous. Il ne va pas non plus se métamorphoser, le mot serait un peu fort, mais c'est comme si un poids, une ombre, disparaissaient après l'avoir écrasé pendant des années. Et le Dorall de la fin du livre n'est plus le même, touchant, plein d'espoir. Régénéré...

En choisissant de donner son nom véritable au personnage de ses romans, qu'il signe d'un pseudonyme, Dorall crée également un troublant jeu de miroirs par lequel Georges et Elisa paraissent avoir été abusés. Mais, sont-ils les seuls à confondre ainsi un auteur et ses personnages ? De Stephen King à Brett Easton Ellis, nombreux ont été les romanciers à jouer avec cette dimension...

Mais, cela va plus loin : Dorall, qu'on vient d'assimiler au personnage qu'il a imaginé et à qui il a donné son nom, va redevenir lui-même François Doralli, le vrai. Vous me suivez ? Ce retour aux origines passe aussi par là : replonger dans l'époque antérieure à la "naissance" de Dorall Keepsake, quand il n'existait que François Doralli...

Le vrai, le faux, les faux semblants, ils sont là, tout au long du roman, et pas seulement autour de Dorall. On se dit même qu'il y a ceux qui ont les clés en main pour dissiper tous ces écrans, mais il y a aussi ceux qui ne maîtrisent rien, ne comprennent même pas ce qui leur arrive et qui vont sans doute peiner à dissiper le brouillard dans lequel ils se retrouvent...

Je parle un peu en code, j'en conviens, mais je ménage chèvre et chou pour aller au coeur du livre sans trop en dévoiler... Et il y a beaucoup de thèmes qui offrent matière à réflexion dans ce roman, où l'on retrouve tout l'art de Pierre Pelot pour tisser des atmosphères oppressantes, peut-être un peu moins poisseuses que dans d'autres livres, mais tout aussi puissantes.

Quelle bonne idée d'avoir réédité ce roman, comme auparavant, déjà, "Celle qui ne sait pas dire je" ! Quelle bonne idée de permettre de (re)découvrir le talent de Pierre Pelot dans ce genre spécifique du roman noir ! Je n'ai pas eu une seconde l'impression de lire un roman écrit il y a 20 ans, ça n'a pas bougé d'un iota et ça reste très prenant.

dimanche 16 octobre 2016

"Ida Perkins est à la poésie américaine ce que Proust est au roman français. Sérieusement".

Nous lisons, nous parlons de livres, nous échangeons des idées de lecture... Tout cela, nous le devons en partie à ce monde de l'édition que nous connaissons finalement assez mal. Voici un roman qui nous plonge au coeur de cette activité, pas seulement sur quelques heures, quelques jours, mais sur près d'une soixantaine d'années. "Muse", le premier roman de l'éditeur Jonathan Galassi (aux éditions Fayard, traduction d'Anne Damour), évoque cette aventure humaine qu'était l'édition et qu'elle n'est plus vraiment aujourd'hui. Pour autant, sa nostalgie d'un âge d'or aujourd'hui disparu au profit de nouveaux modèles, plus économiques que culturels, s'accompagne d'une ironie féroce, à travers quelques savoureux portraits d'éditeurs et d'écrivains. La seule qui échappe à tout cela, c'est Ida Perkins, magnifique poétesse à l'influence énorme, qui sut toucher tant la critique que le public, au point de devenir un écrivain culte, et même plus. Bienvenue dans un monde à part, fou et furieux, passionné et excessif, vaniteux et égocentrique, tirant le diable par la queue mais élitiste...



Homer Stern et Sterling Wainwright ont fondé chacun leur maison d'édition dans les années qui ont suivi la fin de la IIe Guerre Mondiale. Stern est l'homme-orchestre de "Purcell & Stern", une maison qu'il présente comme "branchée, indépendante et fauchée", même s'il publie des auteurs connus et reconnus, qui récoltent des prix littéraires à la pelle et touchent un grand nombre de lecteurs.

Sterling, lui, a fondé cinq avant avant Homer sa maison, baptisée "Impetus", que l'on définit habituellement comme "la plus grande et la plus réputée des petites maisons". Sa ligne éditoriale et ses stratégies commerciales sont fondamentalement différentes de celle de "Purcell & Stern", mais les liens entre les deux maisons existent depuis leur création, ou presque.

Des relations qu'on peut qualifier de rivalité, alimentée au quotidien par leurs figures de proue, deux hommes qui n'hésitent pas à afficher leurs différences. Sterling, issu d'une riche famille WASP, n'apprécie pas de se faire damer le pion par Homer, né dans une famille juive. Car, dans la hiérarchie de l'édition, "P & S" devance, et assez largement, "Impetus"

Mais, en dehors de cela, ils se ressemblent beaucoup, ces deux-là : ils sont riches, beaux, séduisants autant que séducteurs... Et surtout, chacun dans son domaine, ils ont cette compétence fort rare de savoir dénicher les plumes les plus prometteuses qui feront les succès d'édition de demain. Associés, ils auraient fait un malheur, mais ils ont choisi de se détester...

Au-delà de deux visions différentes de ce que doit être l'édition, il existe sans doute une autre cause à cette haine farouche entre les deux hommes : Ida Perkins. Homer et Sterling sont tout deux des amateurs de poésie et Ida est, de loi, leur écrivaine préférée dans ce domaine précis. Ida Perkins... Une figure incontournable de la vie culturelle américaine de la seconde moitié du XXe siècle.

Née au milieu des années 1920, elle a publié ses premiers poèmes à 18 ans à peine, provoquant quelques scandales mais engendrant un succès qui ne se démentira plus jamais. Depuis, chacune de ses publications est un événement majeur qui réunit critiques et lecteurs. Elle accumule les prix (sauf le Nobel, mais ce n'est même pas la faute à Bob Dylan), les récompenses, les honneurs, elle influence des générations d'écrivains, suscitant bien des vocations...

Depuis ses débuts, Ida Perkins est publiée par "Impetus". Il faut dire que Sterling est son cousin, ce qui a pu faciliter les choses. On dit qu'ils eurent, dans leur jeunesse, une courte liaison dont il est resté une vraie tendresse et une admiration sans borne de l'éditeur pour la poétesse. Et rien, ni personne, depuis, n'a su trouver les mots pour convaincre Ida Perkins de publier ailleurs.

D'où la rage de Sterling, lui aussi sous le charme d'Ida, la personne autant que la poétesse. La rumeur évoque là aussi une possible liaison, des années auparavant, mais personne n'en a eu la preuve. Les mauvaises langues disent même que c'est Sterling lui-même qui a lancé la rumeur pour se faire mousser... Allez savoir...

Des décennies que dure cette rivalité autour d'Ida Perkins quand Paul Dukach entre en scène. Né dans une famille du Midwest, il en est le vilain petit canard : chez les Dukach, le physique est placé loin devant l'esprit. Et lui n'aime pas le sport, préférant les livres, au grand dam de son père, mais aussi, pense-t-il, de sa mère...

Cette passion pour les livres a été encouragée par une libraire, Morgan Dickerman, qui le prend sous son aile. Elle l'encourage à quitter sa petite ville natale, à partir étudier à New York, c'est grâce à elle qu'il va, un jour, aller frapper à la porte d'une maison d'édition pour espérer y travailler. Cette maison, c'est "Impetus".

Car, Morgan a également transmis au jeune Paul une passion dévorante pour la poésie d'Ida Perkins. Il ne sait rien d'elle, ne l'a jamais vue, mais connaît et comprend ses textes comme personne. Embauché, il va débuter dans la carrière aux côtés de Sterling avant, un beau jour, de s'envoler vers de nouvelles aventures, chez le rival de toujours, "P & S".

Mais, cette progression n'entamera en rien l'amitié entre le jeune et ambitieux éditeur et son premier mentor. Ils se voient encore régulièrement et continuent à partager cette admiration sans borne pour Ida Perkins. Et, petit à petit, Paul Dukach fait son trou, devenant le bras droit incontesté de Homer, qu'on croyait incapable de déléguer...

Tout semble aller pour le mieux, jusqu'à ce que Paul décroche le Graal : lors d'un voyage en Europe, il fait un crochet par Venise, où vit Ida Perkins, désormais octogénaire, et réussit à rencontrer cette femme qu'il admire tant. Elle le reçoit avec bienveillance, mais surtout, elle va faire de Dukach son confident. Et les secrets qu'elle va lui révéler vont entraîner bien des bouleversements...

Pardon de cette introduction un peu longue, mais le contexte dans lequel se déroule le livre est très important, ainsi que la présentation de ces personnages centraux. Et particulièrement, le personnage d'Ida qui interroge le lecteur un bon moment. En effet, on ne la rencontre vraiment qu'à la fin de la première moitié du roman, et pour un court moment, et pourtant, elle habite ce livre.

Sans cesse, on parle d'elle, on revient à elle, mais elle est longtemps absente et l'on se demande si Galassi n'a pas décidé de faire de son personnage de poétesse majeure une espèce de Rebecca littéraire, capable de régenter tout le monde littéraire même en son absence. Mais non, enfin, nous la rencontrons, intimidés comme Paul Dukach, et le charme, déjà amorcé, opère un peu plus.

Oui, même pour le lecteur, elle est fascinante, cette Ida Perkins. Un mystère, une sorte de mythe vivant, à la trajectoire littéraire hors norme, à la vie personnelle ayant fait coulé beaucoup d'encre et de salive, et pourtant, une femme qui semble enveloppée d'une espèce d'aura qui la tient éloignée du commun des mortels. Accessible, et pourtant totalement inaccessible...

Lorsqu'on voit ce titre, "Muse", évidemment, on pense à elle, de prime abord. Elle est une inspiratrice du travail des deux éditeurs dont Jonathan Galassi nous conte le parcours. Et puis, lorsque Paul Dukach vient la voir, quelque chose se passe qui va tout changer du monde que l'on a découvert jusque-là. Et, simultanément, la tonalité du livre change aussi sensiblement.

Le début du livre nous dresse le portrait d'un monde de l'édition indépendante à New York aux faux airs fitzgeraldiens. Car, au fil des pages, on mesure le décalage entre l'impression de mondanité et d'élégance, presque de luxe, qui s'attache à l'image de ces éditeurs, et leur quête permanente de ressources, leurs démêlés avec des auteurs souvent fantasques et capricieux...

Mais, le lien avec Gatsby va plus loin : côté face, il y a cette impression de fête permanente, sans qu'elle soit forcément joyeuse, une espèce d'entre-soi où tout le monde connaît tout le monde, où l'on échange à fleurets pas toujours mouchetés, où l'on manie le verbe avec verdeur, parfois, bien loin des codes littéraires si policés.

Et puis, côté pile, la sensation d'un monde qui a connu son âge d'or mais est bien plus à la peine, désormais. Il y a quelque chose de crépusculaire, dans ce roman, puisque les principaux acteurs sont tous très âgés, à l'exception de Dukach, qui incarne la relève. Mais quelle relève ? Le vernis et les dorures sont bien ternies et la gloire passée peine à se renouveler...

La première partie du roman a des allures de satire de ce petit monde littéraire new-yorkais, avec quelques portraits bien sentis, ceux des éditeurs, dont j'ai déjà parlé, mais aussi de leurs auteurs-phares. Ces écrivains sont le symbole de leur époque et de ses bouleversements : guerre froide, droits civiques, évolutions des moeurs... Ecriture et militantisme sont étroitement liés.

Je me suis énormément amusé à la lecture de cette première partie, pleine d'acidité et de nostalgie, sur une édition pilier de la société, socle culturel, quand ce mot n'était pas encore galvaudé. Jonathan Galassi croque parfaitement les travers des uns et des autres, les rend aussi attachants qu'agaçants et se moque gentiment de ses us et coutumes.

Je pense en particulier au chapitre consacré à un événement qui va se dérouler la semaine prochaine : la fameuse Foire de Francfort, où tout se fait et se défait dans l'édition mondiale. On est loin de l'univers d'Ida Perkins, de sa poésie pleine de douceur et de profondeur. Mais, c'est également ainsi que vit l'édition, à l'image d'un Homer, à l'aise comme un poisson dans l'eau...

Mais, dans la deuxième partie, les sensations sont vraiment différentes. Bien sûr, cela tient à la situation de Paul Dukach, dépositaire des secrets d'Ida, à la fois fier de cette confiance, mais sérieusement embarrassé. On sent qu'un témoin a été transmis et qu'une génération s'apprête, de gré ou de force, à passer la main.

Ce changement, pourtant, est bien plus profond. D'un seul coup, c'est comme un voile qui se déchire et laisse apparaître la réalité : c'est l'édition toute entière qui est en train de changer, en profondeur, rattrapée par la modernité. La concentration, les groupes qui avalent les indépendants, les nouveaux modes de lecture, l'émergence du numérique, l'avènement de distributeur qui privilégie la quantité au contenu...

Jonathan Galassi nous présente cette mutation à marche forcée qui est en train de modifier complètement le visage de l'édition, ses acteurs et ses pratiques. On sent bien que tout cela ne lui plaît guère et que l'époque où Stern et Wainwright étaient des fers de lance lui manque. Qu'il s'inquiète, même, de l'avenir de l'édition...

Galassi, je ne l'ai pas encore dit, dirige "Farrar, Strauss & Giroux", une des huit principales maisons d'édition new-yorkaises. Il y est entré comme éditeur en 1985 et a ensuite gravi tous les échelons. "Muse" est son premier roman, mais pas son premier livre, puisqu'il a écrit plusieurs recueils de poésie auparavant.

Je ne pense pas que "Muse" soit un roman à clés, mais je me trompe peut-être. Jonathan Galassi reconstitue tout un monde aujourd'hui disparu, inventant éditeurs et auteurs, et jusqu'à leurs bibliographies. Peut-être faudrait-il chercher derrière les personnages de fiction s'il se cache de véritables personnalités, mais je ne le pense pas.

Il y a surtout une formidable déclaration d'amour à l'édition indépendante, comme en témoignent les premières pages du livre, jubilatoires, percutantes, exaltées, mais aussi aux livres et à leur contenu. A leur dimension culturelle, désormais secondaire face à la déferlante du divertissement qui engloutit tout, face aux commerciaux et aux gestionnaires qui ont pris les commandes et se moquent des contenus.

Il y a ce rêve de voir une poétesse battre tous les records de vente, d'être, de son vivant, une idole, un mythe, presque au sens hollywoodien du mot. Ida Perkins est un très beau personnage romanesque. Sa biographie aurait d'ailleurs sans doute fait un parfait sujet de roman, mais Jonathan Galassi a choisi un autre angle. Plutôt que de la surexposer, il nous la présente en creux, à travers le regard de ceux qui la connaissent, l'admirent, l'idéalisent.

Mais, au final, "Muse" est un roman d'amour, à plusieurs niveaux : l'amour que sait susciter, par ses écrits et par sa personne, Ida Perkins, dont Stern Wainwright et, de façon différente, Dukach, sont les exemples parfaits, l'amour que ressent également Ida, mais aussi le profond amour de Galassi pour le livre, avant qu'il ne devienne un simple objet de consommation, jetable et interchangeable...

samedi 15 octobre 2016

"Le coeur de l'homme est fait pour la tranquillité comme un oiseau pour la cage" (George Sand).

Après la lecture de "Je l'ai fait pour toi", de Laurent Scalese, dont l'intrigue tourne autour de la mort d'une romancière, également propriétaire d'une maison d'édition, j'ai eu envie de rester dans ce domaine, avec deux romans que j'avais sur mes étagères. D'abord, un premier roman français qui a déjà pas mal fait parler de lui, en décrochant le premier prix Stanislas, remis au Livre sur la Place, à Nancy, "la Correction", d'Elodie Llorca, aux éditions Rivages. J'ai évoqué l'édition, ici, ce n'est pas tout à fait juste, puisque le personnage principal travaille dans une revue. Mais, il exerce une profession indispensable aussi bien dans la presse que dans l'édition, il est correcteur. C'est lui qui relis et annote les articles avant publication, corrigeant les éventuelles fautes de frappe, les fameuses coquilles, ou les tournures maladroites des journalistes. Pas très palpitant, pour en faire le personnage central d'un roman ? Détrompez-vous, "La Correction" est un livre plein de douce ironie, d'une légère noirceur et d'un joli jeu sur les mots...



François est correcteur depuis trois ans dans un périodique qui s'appelle "La Revue du Tellière". Trois ans qu'il procède à des retouches pour éliminer les fautes de frappe dans les articles de ses collègues journalistes. Trois ans qu'il allège les lourdeurs, cisèle les tournures brutes, élague les phrases trop touffues... Son ennemie intime, c'est la coquille...

Ah, la coquille... La coquine, même ! Elle se glisse partout, sans prévenir, conséquence d'un doigt qui ripe, d'une faute d'inattention, d'une relecture insuffisante avant de rendre sa copie, d'une allergie à l'orthographe et à la grammaire ou encore d'un je-m'en-foutisme condamnable... Mais, c'est son devoir, sa passion, son plaisir de les éliminer sans pitié pour que paraisse un papier parfait.

François a d'abord travaillé pour un papetier avant de donner une nouvelle orientation à sa carrière professionnelle, en choisissant donc ce métier de correcteur. Un choix qui a largement été guidé par sa mère, persuadée que c'était sa vocation, qu'il devait occuper ce poste et aucun autre. Et François n'est pas du genre à contredire sa mère...

Trois ans qu'il travaille donc pour Reine, la patronne intransigeante et sévère de "la Revue du Tellière". Une femme qui le fascine autant qu'il la redoute. Elle a son caractère, Reine, et elle mène sa rédaction d'une poigne de fer. François le sait, si son travail baisse de qualité, elle se montrera impitoyable et lui cherchera un remplaçant...

Voilà pourquoi François est inquiet depuis quelques semaines. Car, il a noté une sérieuse hausse du nombre de corrections à effectuer dans les articles qu'on lui soumet... Elles sont de plus en plus nombreuses, mais elles lui paraissent également de plus en plus suggestives, comme cette "roulure", apparue à la place de "coulure"...

Suspicieux, François en vient même à se demander si Reine ne serait pas à l'origine de cette inflation pleine de sous-entendus... Sa patronne oserait-elle le mettre ainsi à l'épreuve ? Aurait-elle trouvé une méthode innovante et particulièrement roublarde de harcèlement moral ? Veut-elle le faire craquer pour se débarrasser de lui ?

Tout cela tourne dans l'esprit de François, déjà chamboulé par des difficultés domestiques. On ne sait pas tout, tout de suite, et ses soucis conjugaux semblent être la dernière étape d'une sale série. Avec Marie, sa femme, ça ne va plus, le couple va se défaire, c'est inéluctable. Et le correcteur ne peut rien contre tout cela, son destin lui échappe.

C'est un timide, François, un introverti. Lorsqu'il n'est pas occupé à effacer des lettres mal placées, il s'efface lui-même, en particulier devant les trois femmes de sa vie : sa mère, son épouse, sa patronne. Jamais il ne se rebelle, ne se révolte, il accepte leurs décisions, même quand elles influent brutalement sur sa vie, même quand elles lui arrachent son destin des mains...

Mais, lorsqu'on touche à son métier, à sa mission quasi providentielle, lorsqu'on essaye de ruiner son boulot en rajoutant des fautes dans son dos, là, rien ne va plus. Perdu, privé de repères, il se plonge de plus en plus intensément dans sa traque des fautes, jusqu'à devenir obsessionnel. Et tant pis si ce rustre de Tapoin le provoque en permanence, il sait qu'il aura le dernier mot, d'un coup de crayon.

Et puis, il y a les oiseaux... J'allais écrire qu'ils sont partout dans ce livre, ce n'est pas tout à fait vrai. Mais, à partir de l'apparition du premier d'entre eux, ils occupent une place sans cesse croissante dans l'histoire de François. Pourquoi des oiseaux ? Mais c'est justement cela qu'il faut découvrir en lisant "la Correction" !

J'ai pensé un moment donné à ce billet un titre tiré de la chanson de Michel Fugain, "Fais comme l'oiseau", ça aurait pas mal collé. Le correcteur serait-il un drôle d'oiseau ? Celui qui est au coeur de "la Correction" pourrait avoir ce profil, oui. Et peut-être même plus qu'on ne pourrait le croire, si on s'en tient à cette simple expression.

N'imaginez pas que Elodie Llorca se la joue Daphné du Maurier, qu'elle lance sur le monde des hordes de terrifiants volatiles. Non, ils sont même plutôt sympathiques et mignons, ces oiseaux, que l'on croise dans "la Correction" et pourtant, leur irruption croissante, sous toutes les formes, même les plus inattendues, intrigue. Elle devient elle aussi envoûtante, obsessionnelle.

Elodie Llorca nous offre pour ce premier roman un cocktail fait de noirceur et d'ironie. Oui, c'est un roman noir (après tout, on est chez Rivages), parce qu'on y ressent un mystère, une tension certaine et même une trame qui pourrait parfaitement se prêter à l'intrigue. Ici, on ne tue pas son prochain, ou alors lentement, la tension est d'abord psychologique.

Il y a quelque chose de chabrolien dans ce roman, assez étouffant. Il pourrait même être hitchcockien, tiens. Un personnage complètement enfermé dans une existence qu'il n'a pas construite et, autour de lui, ces empêcheurs de corriger en rond qui lui marchent sans cesse sur les pieds. Il est falot, notre bon François, trop gentil, peinant à s'imposer, autrement que lorsqu'il remet ses indications à Reine.

Et le respect, bordel ? Pardonnez-moi, mais c'est vraiment cela : personne ne respecte vraiment François, puisqu'il accepte tout de bonne grâce. Alors, faut-il se méfiez de l'eau qui dort ? Longtemps, enfin, pas trop, car le roman d'Elodie Llorca est bref, je me suis demandé comment allait se manifester l'explosion de toutes les frustrations accumulées par le correcteur depuis des mois...

Du noir, ai-je dit, je manigançais des dénouements boileau-narcejacquiens, tortueux, déroutants, flippants, aux limites de la perversion, même... J'étais loin du compte, en fait. Mais la folie, elle, elle est bien présente dans ce livre, et elle monte... Peut-être ne s'en rend-on pas compte tout de suite, car c'est François le narrateur. Mais, peu à peu, elle s'immisce...

Ajoutez à cela un délicat exercice de style, dans lequel les mots deviennent des acteurs de l'histoire, comme de facétieux lutins jouant avec ceux qui les prononcent, les écrivent et surtout, cherchent à les corriger. Elodie Llorca joue sur et avec les mots, dans ce premier roman, pas à la façon d'un Devos ou d'un Lapointe, mais avec finesse.

A partir de ce jeu, elle dessine une espèce de parabole dont François est le héros, malgré lui. Elle joue même avec le travail du correcteur sur les mots : François aurait-il corrigé ses propres paroles s'il avait lu ce chapitre commençant par "le bureau était un petit open space"... Sept fois dans ces trois pages, on lit le mot bureau, huit, si l'on compte l'occurrence à la fin du chapitre précédent...

Je fais du mauvais esprit, je chipote, j'en conviens. Mais, le discours de François apparaît là pour la première fois un peu décousu. Cette répétition chronique, ce refus de recourir à des synonymes ou des périphrases, tout cela indique le trouble qui commence à s'installer dans l'esprit du correcteur qui perd un peu les pédales.

Par la suite, ce jeu sur les mots va prendre d'autres formes, jusqu'aux jeux classiques, aux doubles sens et aux analogies, et cela fonctionne parfaitement, jusqu'au dénouement. Ah, ce dénouement, je voudrais tant l'évoquer, vous dire ce qui m'a fait rire (pauvre François, tu n'as pas mérité ça !), ce qui m'a procuré un vrai plaisir de lecture et rappelé des images bien précises (attention, clic = spoiler).

Il y a une belle maîtrise dans ce premier roman, bref, moins de 200 pages, mais vif et sans fioriture. Les chapitres sont courts, majoritairement trois ou deux pages, rarement plus, et cela donne un vrai rythme à cette histoire. Il y a un je-ne-sais-quoi d'ironique dans l'ensemble, c'est mon ressenti, mais y perce une vraie tendresse pour cet homme dépassé, en quête de quelque chose dont il ignore lui-même de quoi il s'agit.

Elodie Llorca se lance en littérature mais ce n'est pas une débutante : fille d'une comédienne de théâtre, elle a elle-même connu les planches avant d'écrire des pièces puis de devenir scénariste. Elle poursuit donc son exploration des formes d'écriture avec un passage au roman très prometteur, dans un univers qu'elle rend parfaitement trouble alors qu'il a tout pour rester très quotidien.

Le lecteur est un témoin impuissant du naufrage de François et il se demande, page après page, si quelqu'un tire les ficelles dans l'ombre pour le pousser à bout ou si son pire ennemi n'est autre que lui-même. De cette ambiguïté, renforcée par le choix de confier la narration à François, naît une vraie atmosphère, où le non-dit et l'acte manqué transparaissent d'une coquille à l'autre...

C'est tendu, déroutant, on ne sait pas trop comment se comporter vis-à-vis de François, qu'on a envie, à tour de rôle, de secouer pour le réveiller, de moquer pour le piquer au vif, d'aider pour le sortir de l'ornière, de réconforter parce qu'il en a sérieusement besoin ou de lui mettre un bon coup de pied au derrière avec un long soupir d'exaspération.

Et, puisqu'on a parlé du jeu sur les mots, des ambiguïtés et des sens cachés qui apparaissent à l'issue de cette lecture, n'oubliez pas, si vous vous lancez dans cette lecture, de vous interroger sur le titre choisi par Elodie Llorca. Il vous semble évident ? Oui, bien sûr, mais ne l'enfermez pas dans un sens trop restrictif, comme François s'est laissé enfermer... Car l'erreur n'est peut-être pas que sur le papier.

vendredi 14 octobre 2016

"Lorsqu'il est sur une affaire a priori impossible à résoudre, l'enquêteur se doit d'être non conformiste, d'un point de vue intellectuel, je veux dire, parce que c'est la seule manière de confondre le meurtrier".

Entre les polars littéraires et les séries télévisées, les passerelles sont de plus en plus évidentes. Chaque partie vient emprunter des techniques à l'autre, des idées narratives, les personnages aussi sont "caractérisés" selon des critères qui suivent les mêmes raisonnements... Et puis, il y a les auteurs, capables d'écrire des romans mais aussi des scénarios. C'est le cas de Laurent Scalese, dont le nouveau roman est au coeur du billet de ce soir. Co-créateur de la série "Chérif", sur France 2, il signe "Je l'ai fait pour toi" (aux éditions Belfond), premier volet d'une nouvelle série romanesque construite autour d'un policier qui a tout pour faire un intéressant personnage de série. Il s'appelle Samuel Moss et il nous déteste tous (c'est pour le clin d'oeil à Bashung, j'exagère un peu...) et son créneau, c'est de résoudre les crimes parfaits. Enfin, les crimes qui semblent parfaits, et donc insolubles... Une série très prometteuse, pleine d'humour et jouant avec des codes connus, certes, mais agréablement mêlés...



Jade Grivier est une romancière à succès, auteure de romans historiques teintés d'eau de rose et propriétaire de sa maison d'édition. Enfin, je devrais plutôt écrire cette phrase au passé, car Jade Grivier est morte, d'une balle dans la tête. Et tout indique qu'elle a mis elle-même fin à ses jours, un début d'après-midi, dans son bel hôtel particulier de Lazillac, en Normandie...

Morgane, la belle-fille adolescente de Jade, était la seule autre personne présente dans la maison au moment du drame. Lorsque le coup de feu a claqué, elle se trouvait dans sa chambre, dans les étages, rêvassant au lieu d'apprendre ses leçons. Descendue en trombe jusqu'au bureau de Jade, elle n'a pu que constater les dégâts et prévenir la police.

Le premier flic sur place est le commandant Roger Ménard (j'ai bien écrit Roger, hein, pas de malentendu...) et pour lui, les choses sont évidentes, c'est un suicide, point-barre, bonjour, bonsoir, affaire classée et c'est marre... Et toute l'équipe présente sur place est à l'unisson, rien n'indique qu'une tierce personne ait été présente au moment de la mort de la romancière.

Toute l'équipe... Mais pas Samuel Moss...

Lui aussi est commandant à Lazillac, mais il est tout le contraire de son rival, Ménard. Sur le plan de la personnalité comme sur celui des méthodes. Moss est également un flic légèrement extravagant, couvé par sa supérieure, la commissaire divisionnaire Duteil, mais détesté par la procureure Vrillan. Peu lui chaut, lui agit à sa guise, choisissant avec soin les enquêtes qu'il va mener.

Et la mort de Jade Grivier, il le sent d'emblée, est faite pour lui : là où tout le monde voit un suicide et serait prêt à mettre leur main au feu qu'il s'agit de cela, Samuel Moss pense qu'il y a là un parfait cas d'école, un crime parfait qu'il va falloir résoudre. Non, ce n'est pas tout à fait ça, Samuel Moss, s'il me lisait, me reprendrait certainement de volée, son raisonnement, ce n'est pas cela...

Pour Samuel Moss, son credo repose sur trois lois fondamentales en forme de syllogisme : le crime parfait existe ; le criminel parfait n'existe pas ; l'enquêteur doit donc concentrer ses efforts non pas sur le crime, mais sur le criminel. Et c'est aussi cette philosophie que Moss essaye d'enseigner aux étudiants en criminologie de l'université de Lazillac.

Samuel Moss pense donc que Jade Grivier a été assassinée. Scepticisme général... Sauf pour la commissaire divisionnaire Duteil, qui connaît son Moss sur le bout des doigts et lui laisse la bride sur le cou. Scepticisme aussi pour Cheyenne Calvera, nouvelle arrivée en Normandie et qui va devoir faire sa place aux côtés de l'insupportable commandant, dont elle est la nouvelle adjointe...

Commence une enquête minutieuse, et le mot est faible, pour essayer de faire apparaître les quelques erreurs, même infimes, que le meurtrier a pu commettre. Peu importe le mobile du tueur, aux yeux de Samuel Moss, cet élément est la dernière roue du carrosse. Non, pour confondre un meurtrier, il faut mettre en évidence les traces qu'il a forcément laissées derrière lui...

Je n'en dis pas plus, je pense que vous allez comprendre pourquoi dans quelques minutes. Car vous avez le point de départ du roman, mais évoquer la suite des événements me semble un peu délicat, alors je le laisse dans l'ombre et je préfère vous parler de l'attraction centrale de ce roman : le commandant Samuel Moss...

Je l'ai qualifié jusqu'ici d'extravagant et d'insupportable, si je ne m'abuse... N'y voyez pas de reproches, au contraire, j'écris ces mots avec un grand sourire, tant ce sont ces caractéristiques qui font de lui un personnage remarquable. Tour à tour, il devrait vous agacer, vous surprendre, vous énerver, vous fasciner...

Longtemps, je me suis demandé comment j'allais vous parler de lui... Deux noms me sont très rapidement venus à l'esprit, le troisième, lui, ne se laissait pas attraper, mais je crois que ce trio n'est pas très loin de la vérité du personnage... Et, bien sûr, je ne vais pas lancer ces noms au hasard, je vais aussi vous expliquer pourquoi ce sont à eux que j'ai pensé...

Il y a Patrick Jane, alias le Mentaliste. C'est lui qui m'a longtemps échappé, sans doute parce que je ne suis pas un grand fan de cette série. La preuve : ce qui m'a renvoyé vers lui, c'est le côté horripilant de Moss, le genre tête à claque mais qui a quand même raison à la fin... Et puis, parce que ce n'est pas rien, pour l'élégance du commandant, souvent tiré à quatre épingles...

Une élégance qui ne supporte pas la moindre faute de goût, mais plus encore, pas la moindre irrégularité. Samuel Moss est un maniaque, à la limite du TOC, et voilà pourquoi, par moments, il me fait furieusement penser à Monk. Dans les premiers chapitres, j'avais même un peu de mal à ne pas voir le personnage de Laurent Scalese avec le visage de Tony Shalhoub...


Ce n'est pas parce qu'il me rappelle l'obsessionnel détective américain que Samuel Moss en possède par ailleurs la timidité et les phobies. Mais, par instants, le commandant Moss peut avoir des absences, obnubilé brusquement par une imperfection qu'il vit comme un drame personnel, comme une faute terrible qui le crispe, le paralyse, jusqu'à ce qu'on y remédie...

Tout cela, on le découvre évidemment au fur et à mesure de son enquête et les réactions de sa nouvelle partenaire, la capitaine Calvera, vaut le coup d'oeil. Très rationnelle, certainement compétente mais peu habituée à côtoyer un tel énergumène, aux yeux duquel elle est parfois invisible, elle va devoir apprendre... et apprivoiser son commandant...

Jane, Monk... Il manque un troisième personnage, qui recoupe finalement nos deux précédents exemples. Et il s'agit de Columbo... Il y a plusieurs niveaux d'explications à propos du lieutenant à l'imperméable cradingue et au cigare puant. D'abord, dans son sans-gêne, qui se manifeste une bonne partie du roman, et auquel on finit par prendre un plaisir presque sadique...

Moss, c'est le sparadrap qui se colle à vous et dont vous avez le plus grand mal à vous débarrasser, qui atterrit sur une autre partie du corps quand on croit l'avoir décramponné... Il est là, tout le temps, sans avoir été invité, aux moments les moins importuns. Il provoque, encore et encore, son ou ses suspects, jusqu'à l'exaspération, état propice aux erreurs...

Mais, si j'évoque aussi Colombo, c'est que la trame narrative de "Je l'ai fait pour toi" possède bien des points communs avec ce qui fait tout le sel de la série "Columbo". Rassurez-vous, la différence essentielle est qu'on ne connaît pas dès les premières pages l'identité du coupable. En revanche, par la suite, Samuel Moss a vraiment des attitudes très... "columbesques"...

Quoi de mieux qu'un personnage complètement imprévisible ? Samuel Moss en fait partie et Laurent Scalese, qui le met en scène (avec un plaisir qu'on devine aisément) joue toute la partition. On pourrait aussi lorgner vers Hercule Poirot, ses cellules grises et ses intuitions foudroyantes. Le commandant Moss ne néglige pas l'arsenal scientifique en vogue, mais sa force est ailleurs.

Je suis curieux de le voir évoluer, de découvrir de nouvelles enquêtes dont il sera le héros, de voir ce personnage gagner en épaisseur, mais aussi nous offrir d'autres aspects de ses talents et de sa folle intuition. Voir aussi si Laurent Scalese va conserver le schéma mis en place dans "Je l'ai fait pour toi", ou s'il sera à géométrie variable, disons.

Après, pour les puristes du polar, pour ceux qui le préfèrent noir, pour les aficionados des intrigues tortueuses, ce n'est peut-être pas forcément l'idéal. Car, on est un peu dans un one-man-show (on retrouve le côté Columbo dans ce que je suis en train de dire) avec un enquêteur qui concentre tous les pouvoirs et laisse les autres personnages loin derrière.

Malgré cela, je suis également curieux de voir comment son tandem avec Cheyenne va évoluer, également. Ce premier volet, c'est un round d'observation et la jeune femme, si elle est en position de faire-valoir, arrivant sur la pointe des pieds et devant prendre la mesure de ce flic inclassable et déroutant avec qui elle va devoir bosser. L'interaction entre les deux peut donner un truc formidable.

Un dernier mot sur Lazillac. Cette ville, qui compte un peu moins de 30 000 habitants, nous dit-on, est bien sûr imaginaire. Ne vous esquintez pas les yeux sur un atlas ou un site de cartographie. Mais, ce n'est pas ce qui m'intéresse. En fait, cette ville, proche des plages du Débarquement et possédant bien des atouts, en plus d'une certaine douceur de vivre, c'est ScaleseLand...

Vous vous amuserez à jeter un oeil à l'onomastique, autrement dit le nom des lieux que l'on peut rencontrer à Lazillac. Si vous êtes un tant soit peu connaisseur de la bibliographie de l'auteur, ça devrait faire tilt (et sinon, on doit la trouver quelque part dans le livre, ou sur le oueb, of course). Et je ne parle même pas du nom de la maison d'édition de Jade Grivier...

Oui, on sent vraiment que Laurent Scalese a voulu s'amuser avec cette série et ce côté divertissant est communicatif. On se surprend régulièrement à sourire et à rire devant les frasques de Samuel Moss, son comportement asocial et anticonformiste, ses marottes, sa malice et son sans-gêne absolu. Et son incroyable intuition, qu'il lui faut ensuite étayer.

Samuel Moss est un Petit Poucet qui ramasse les cailloux laissés derrière lui par un assassin et négligés par tous les autres observateurs. Puis, fort de ce petit trésor, il instaure un rapport de force psychologique qu'on pourrait apparenter à une forme de maïeutique : il accouche les coupables de leur culpabilité, dont la gestation aura duré le temps de l'enquête...

Vous cherchez un livre capable de vous faire passer un bon moment ? Alors allez jeter un oeil à ce polar plein de fantaisie et de recul, dans la droite ligne de la tradition du polar européen, à l'anglaise, en particulier. Mais, un polar qui ferait aussi, je pense, une excellente série télévisée, histoire de finir ce billet comme il a commencé...

lundi 10 octobre 2016

"C'est une histoire infernale, Varg ! Il n'a vraiment pas dû naître sous une bonne étoile, ce gosse !"

Et, croyez-moi, ce titre est un bel euphémisme ! Chose amusante, comme avec "Il était une fois l'inspecteur Chen", de Qiu Xiaolong, notre roman de ce jour appartient à une série et cet épisode, la douzième enquête mettant en scène son personnage central, repose sur un retour dans le passé, dans la jeunesse de l'enquêteur. Pur hasard, mais bel enchaînement. Et un beau dépaysement, puisque, après la Chine, nous partons en Norvège, à la rencontre de Varg Veum, ancien assistant social à la Protection de la Jeunesse de Bergen, devenu détective privé. "L'enfant qui criait au loup", de Gunnar Staalesen, qui vient de paraître en poche chez Folio, est un pur polar nordique, avec ce rythme envoûtant plutôt qu'effréné et son intrigue étroitement imbriquée dans la société norvégienne. La toile d'araignée que tisse l'auteur est impressionnante, multipliant les fausses pistes, concentrées autour d'un personnage : Jan Egil. Est-il victime des apparences, ou est-il un monstre ?



Au milieu des années 1990, Varg Veum, détective privée à Bergen, est recontacté par une ancienne collègue, Cecilie, qu'il a connue bien des années plus tôt. Elle lui apprend qu'il est sous le coup d'une sérieuse menace, que son nom apparaît sur une liste de personnes à abattre... L'auteur de cette liste s'appelle Jan Egil et, entre Varg et lui, c'est une longue histoire...

Il y a près de 25 ans, alors que Varg était encore un jeune homme idéaliste travaillant pour la Protection de l'Enfance, à Bergen, il avait été appelé par les voisins de Mette Olsen qui estimaient que la jeune femme n'était pas apte à s'occuper de son bébé. Le bébé, c'était Jan Egil, que tout le monde surnommait alors Janegutt (diminutif dont l'équivalent français serait Jeannot).

Une triste histoire comme il y en a tant d'autres : une jeune mère dépassée, droguée, un conjoint violent et un gamin qui subit tout cela... Verdict : le retrait du garçonnet à sa mère pour un placement dans une famille adoptive... Rien de très agréable, ce genre de mission, mais Varg eut la sensation de faire ce qu'il y avait de mieux pour l'enfant. Fin de l'histoire.

Mais, quelques années plus tard, les chemins de Varg et Jan Egil allaient se recroiser. Autour d'un nouveau drame, la mort apparemment accidentelle du père adoptif de l'enfant... Décidément, Janegutt n'a pas de chance et ne connaît décidément pas l'enfance heureuse qui devrait être la sienne et Varg le plaint profondément.

Et puis, surtout, il y a quelque chose dans les circonstances de ce drame qui chiffonne Varg. Il a du mal à croire à l'accident, et les rares déclarations de l'enfant vont un peu plus l'inquiéter. Jusqu'à se demander si Jan Egil, du haut de ses 6 ans, n'avait pas poussé son père adoptif dans l'escalier... Non, impossible, mais comment en avoir le coeur net ?

Alors, sortant de ses prérogatives, Varg mène l'enquête, simplement pour comprendre. Il prend bien trop à coeur ce dossier délicat, dont les répercussions vont le toucher personnellement. Moins que l'enfant, contraint de partir dans une nouvelle famille d'accueil, mais suffisamment pour le pousser à réfléchir sur sa situation...

Quelques mois plus tard, poussé vers la sortie, il décidait de quitter la Protection de l'Enfance. Il serait désormais détective, pour découvrir la vérité dans les enquêtes qu'on voudrait bien lui confier... Et il serait à son compte, pour qu'on ne lui impose rien, comme dans l'administration et qu'il puisse travailler à sa guise, en suivant son intuition mais aussi ce que son coeur lui dicte.

Malgré ce changement de cap, l'histoire commune entre Varg et Jan Egil va se poursuivre, à intervalles réguliers, toujours en lien avec des drames. Des morts, des meurtres... L'enfant a grandi, adolescent puis adulte, à chaque fois, il se retrouve au coeur de l'affaire et dans le sinistre rôle du principal suspect...

Alors qui est Jan Egil ? Un gosse né sous une mauvaise étoile, comme le dit le titre de ce billet, un gamin terriblement malchanceux toujours présent au mauvais endroit au mauvais moment... Ou un monstre, un tueur-né, un être ayant grandi dans un contexte tellement défavorable qu'il en a gardé de terribles traces ?

"L'enfant qui criait au loup", c'est une enquête en pointillés s'étendant sur un quart de siècle, avec quatre rencontres marquantes entre Varg et Jan Egil. La frustration du premier, incapable d'apporter des réponses viables à celui qu'il ne peut voir autrement que comme une victime. La colère du second, qui enfle, jusqu'à devenir haine et menaces...

Le livre débute donc sur les prémices de la dernière rencontre en date. Varg, qui a toujours cherché à défendre Jan Egil, tombe des nues en apprenant que le jeune homme voudrait se venger de lui. Certes, il a échoué et il s'en veut terriblement, mais il ne pensait pas que son action pourrait susciter une telle haine...

Ensuite, pour comprendre la situation, on reprend les événements dans l'ordre chronologique, comme je viens de le faire, avec une rencontre supplémentaire que je n'évoque pas, peut-être la plus dramatique et terrible de toutes. Et l'on se retrouve dans la même position que Varg : incapable de savoir quoi penser de ce garçon qui semble englué dans une sacrée poisse...

A chaque étape, la même volonté du privé de comprendre, de rassembler des indices, des témoignages et de rattraper le fil menant à la vérité. L'officielle, il ne peut l'accepter. Au pire, Jan Egil a des circonstances atténuantes, pas un moment il ne l'imagine en assassin, né sous le signe du sang et irrécupérable...

Au fil de ses recherches, une théorie alternative se dessine, évidemment, je ne vais rien en dire ici. Mais, la liste des suspects potentiels s'étoffe, sans qu'il puisse assembler convenablement les pièces du puzzle, ni apporter des preuves corroborant ses intuitions... Mais, ce qu'il découvre offre de nouvelles perspectives dans lesquelles Jan Egil est une victime, pas un coupable...

Ce Jan Egil, c'est un fort beau personnage, du moins, si on s'en tient au regard du lecteur. Il a tout contre lui, tout semble s'accumuler pour en faire un tueur sans foi ni loi, capable de recommencer dès qu'on lui en laisse l'opportunité... Et, en même temps, le récit de son parcours fait qu'on ne peut que le plaindre, nous aussi... Enfance difficile, tout ça...

Bien malin qui peut avoir un jugement ferme sur la question, d'ailleurs. Varg lui-même oscille régulièrement, doute de ce que ce garçon a pu faire, puis se démène pour l'innocenter, certain qu'il est une victime commode de quelque chose qui le dépasse... A chacune de leurs retrouvailles, le processus reprend, doute, certitude, découragement, enthousiasme... Une enquête bipolaire !

Pour Varg, que cette histoire a durablement marqué (et qui l'aurait été de toute façon), ce dossier à répétition devient une affaire personnelle. Et pas seulement parce que, à chaque fois que le nom de Jan Egil refait surface, le privé se retrouve impliqué d'une manière ou d'une autre. Un lien s'est créé entre lui et le gamin, qui a bien grandi.

Et ce lien porte un nom : la culpabilité. En fait, au-delà de l'histoire et de l'impressionnante trame élaborée par Gunnar Staalesen, c'est, pour moi, le véritable thème du livre. Celle de Varg, en premier lieu, celle de Jan Egil, aussi, même si l'interpréter est un peu plus délicat. Et puis, peu à peu, au fil de l'enquête au long cours de Varg, tout un tas d'autres vont apparaître...

Je n'entre évidemment pas dans les détails, l'intrigue est remarquablement construite, une mécanique de précision, d'autant plus délicate à mettre en place qu'elle s'étend donc sur une très longue période. Viennent s'y greffer des questions sociétales, comme souvent avec les auteurs de polars scandinaves. Les drames humains sont toujours rattachés à des circonstances ayant marqué une époque, une région, un pays...

Derrière le cas particulier de Jan Egil vont apparaître des questions plus larges que le simple destin chaotique d'un garçon. Des sujets qui, vus de France, vont sembler assez exotiques, je crois, car c'est une caractéristique des sociétés scandinaves qui est mise en avant. Et, curieusement, on retrouve des thématiques très classiques du roman noir, qui soutiennent l'intrigue en arrière-plan.

On est bien dans un polar nordique, aucun doute, avec son rythme particulier, loin des canons hollywoodiens, par exemple, mais j'ai été emporté par cette histoire au point de ne pas la lâcher. Comme Varg, j'ai ressenti une immense envie de comprendre, d'embrasser le récit dans son ensemble, et en croisant les doigts pour que Jan Egil ne soit pas ce qu'il semble être...

Enfin, il y a Varg... Je l'ai dit en préambule, "l'enfant qui criait au loup" est sa douzième enquête. Il est un des pionniers du polar nordique puisque Gunnar Staalesen l'a créé dans les années 70, avant la plupart des personnages forts qui ont fait le succès de ce genre particulier. Et c'est un personnage que j'aimerais découvrir mieux.

J'aime cet idéalisme qu'on ressent chez lui et qui est d'ailleurs au coeur de ce roman, pas uniquement dans la première partie, celle d'avant sa carrière de privé. Varg Veum possède quelques caractéristiques classique qu'on attribue aux détectives littéraires, en particulier le fait qu'il tire régulièrement le diable par la queue... Quelles que soient les latitudes, ce n'est pas un métier qui rapporte !

En revanche, il n'a rien du personnage blasé et au bout du rouleau que nous a légué l'âge d'or du roman noir américain. On ne verrait pas Bogart le jouer à l'écran, justement parce qu'il n'a rien perdu de cet idéalisme qui est, d'une certaine manière, plus une contrainte qu'un atout. Mais, qui en fait un personnage attachant, empathique, et pas du tout cynique comme le sont Marlowe ou Spade.

On découvre son parcours professionnel, ses choix forts, mais aussi une vie privée insatisfaisante (et source de culpabilité, encore !), qui peut expliquer en partie son obstination à vouloir voler au secours de Jan Egil. Il n'y a pas de duplicité chez lui et sa sincérité touche, face à un garçon qui le repousse violemment, le considère plus comme un ennemi que comme un allié...

Beaucoup de choses reposent d'ailleurs sur cette opposition entre les deux hommes, dans cette relation à distance assez complexe qui les réunit au fil des années. Varg n'est pas un ange gardien, pas plus un père de substitution, non, il reste un assistant social dans l'âme, dont l'ambition est d'aider, simplement d'aider.

Dans un contexte très différent, j'ai retrouvé certains éléments qui étaient présents dans un roman de la rentrée littéraire, "Yaak Valley, Montana", premier roman de Smith Henderson (qui se déroule également dans les années 70, tiens...) et les dilemmes qui agitent ces personnes, quand ils mettent un peu trop de coeur, un peu trop d'eux-mêmes dans leur activité professionnelle, quand ils ne parviennent pas à se blinder suffisamment.

dimanche 9 octobre 2016

"Rien ne peut changer nos palais chinois".

Deux précisions, avant d'aller plus loin : les palais dont parle le titre de ce billet ne sont pas des bâtiments, mais bien l'organe du goût, car il est beaucoup question de cuisine et de nourriture dans notre roman du soir ; et puis, cette phrase est une parodie d'un chant patriotique chinois, à prendre ici dans son sens strict, pour les raisons évoquées plus haut. Direction la Chine, donc, pour un livre curieux dans sa forme, nous y reviendrons, plein de nostalgie mais aussi de colère rentrée. La dixième enquête de l'inspecteur Chen nous renvoie dans le passé et l'on va découvrir comment il est devenu, presque malgré lui, policier et comment il a résolu sa première enquête. "Il était une fois l'inspecteur Chen", paru aux éditions Liana Levi, est le nouveau polar de Qiu Xiaolong. Un livre où l'auteur se livre, parle de sa vie, laisse transparaître tout ce qu'il y a de lui dans son personnage-vedette et revient sur la période de la Révolution Culturelle et les séquelles qu'elle a laissée chez nombre de ses compatriotes, et certainement sur lui-même... On se lèche les babines devant les recettes, mais on mesure aussi les mesures de l'épicurisme face au drame des victimes de cette folie...



Chen Cao a grandi dans le difficile contexte de la Chine maoïste. Son père, chef d'entreprise avant 1949 et donc considéré comme un bourgeois et un capitaliste, a connu toutes les humiliations possibles, les accusations et les auto-critiques à répétition, en un seul mot : la honte. Une honte institutionnalisée et héréditaire, puisque les enfants eux aussi ont dû subir la même marque d'infamie.

En 1966, alors que Chen n'est encore qu'adolescent, Mao lance la Révolution Culturelle. Il faut rééduquer tous les intellectuels bourgeois et les étudiants, dont Chen, sont envoyés dans les campagnes afin d'être reformatés selon les idéaux du Grand Timonier. Il y eut beaucoup de morts, au cours de ces dix ans, mais les survivants ont aussi gardé des traces profondes de ce qu'ils ont vécu.

Quelques temps après la fin de la Révolution Culturelle, Chen a obtenu son diplôme de l'université de Pékin, après des études en langues étrangères. Mais, si la Chine a changé, à la fin des années 70 et au début des années 80, le régime reste très dirigiste : un étudiant ne choisit pas sa voie. C'est le Parti qui octroie des postes en fonction des aptitudes présumées.

Chen se serait bien vu dans la diplomatie, mais, en raison de son pedigree, c'est dans un tout autre domaine qu'on l'a orienté... Dans un commissariat, à Shanghai... Mais que vient donc faire là ce freluquet, parlant un excellent anglais, féru de poésie, qui lit des romans policiers et traduit des livres en chinois à ses heures perdues ?

Il ne connaît rien au travail de police, son expérience du terrain est absolument nul, il est donc aux yeux de sa nouvelle hiérarchie un véritable poids mort qu'on laisse à son bureau la plupart du temps. Jusqu'à ce que le hasard s'en mêle et n'offre à Chen l'opportunité improbable de faire ses preuves et de montrer qu'on ne s'était peut-être pas trompé en haut lieu en l'envoyant là...

Chen a pris l'habitude d'aller discuter avec un autre solitaire, le docteur Xia, chargé des expertises médico-légales. Leur sujet de prédilection ? La nourriture ! Deux garçons un peu perdus qui se serrent les coudes. Mais, justement, sur la table d'autopsie ce jour-là, le corps d'un homme dont l'estomac contient un mélange qui a attiré l'attention du légiste...

L'homme a été découvert mort près de la gare, sans qu'on puisse l'identifier. Et, comme souvent dans ces cas-là, son dossier risque de rapidement finir aux oubliettes, pardon, aux affaires classées, faute de mieux. Intrigué par ce menu si particulier, mélange de saveur orientales et occidentales, chose très peu courante à l'époque, Chen décide de tout faire pour découvrir qui était la victime.

Sans vraiment y croire, Ding, l'inspecteur de police expérimenté dont dépend Chen, confie l'enquête au jeune homme. Toujours ça de moins sur son bureau et, s'il échoue, ça ne changera rien à la destination finale du dossier... Mais, Chen a des ressources inattendues et cette enquête va marquer son entrée dans cette carrière policière qu'il n'avait jamais envisagée, jusqu'à devenir le Chen que l'on connaît...

Qiu Xiaolong nous emmène donc dans le passé pour ce nouveau livre. La jeunesse de Chen, avant de devenir flic, son arrivée imprévue dans ce commissariat et ces débuts certes balbutiants, mais efficaces... L'enquête en elle-même tient dans ce qu'on pourrait appeler une novella, mais elle est entourée d'un certain nombre d'autres textes qui ont été compilés et forment un tout hétéroclite et pourtant homogène...

En fait, cet ensemble permet de reconstituer le parcours d'un jeune Chinois ayant traversé la Révolution Culturelle avant d'entrer dans la vie active. Un premier point commun entre l'auteur et son personnage... D'autres apparaissent au fil de ces histoires et permettent de regarder la série avec un oeil nouveau.

La passion commune pour la poésie de T.S. Eliot et, d'une certaine façon, pour le polar, les difficultés à mener des études sans entrave... Mais, à la différence de Chen, Qiu Xiaolong a quitté la Chine. En 1988, il a pu partir aux Etats-Unis pour une année d'étude à Saint-Louis... Après Tien Anmen, il décide de rester en Amérique et, s'il revient régulièrement dans son pays natal, il est désormais citoyen américain.

Si j'évoque l'auteur, ce n'est pas uniquement pour ces liens entre lui et son personnage récurrent, mais aussi parce que Qiu Xiaolong apparaît lui-même dans le livre. Le premier et le dernier chapitre sont en effet des textes de non-fiction dans lesquels il se raconte, livre quelques détails et évoque son propre destin.

Sa jeunesse au sein d'une famille considérée comme une ennemie du peuple, les humiliations subies par son père, quelques épisodes dont le souvenir reste cuisant, on le comprend bien. Présent à Toulouse cette semaine pour le Festival Polars du Sud, Qiu Xiaolong a dénoncé la censure dont il est victime dans son pays natal.

En effet, 50 ans après son lancement, la Révolution Culturelle est un sujet tabou, en Chine. On n'enseigne pas cette période à l'école, on n'en parle pas et on coupe les passages des livres, comme les enquêtes de l'inspecteur Chen, où il en est question. Une situation qui met en colère et peine profondément le romancier qui l'a fait savoir.

A sa façon, dans ce recueil, puisqu'il se compose de textes qui n'ont pas directement lien entre eux, Qiu Xiaolong propose un réquisitoire contre cet aveuglement institutionnel et tient à rappeler le drame que fut la Révolution Culturelle pour toute une génération. Il le fait en tant qu'homme, directement concerné par la question, et en tant qu'auteur de polar, à travers son personnage fétiche.

Pour les fidèles de la série mettant en scène l'inspecteur Chen, vous découvrirez la genèse d'un des personnages secondaires, Lu, alias "le Chinois d'Outre-Mer". On le croise dans la partie polar du livre, dans cette fameuse première enquête, puis on le retrouve, mais cette fois, en chair et en os, si je puis dire, puisque Qiu Xiaolong nous raconte le destin de celui qui lui a inspiré ce personnage.

C'est le dernier chapitre du livre, bouleversant. L'ami de Chen est un personnage haut en couleur, provocateur, à sa façon, bon vivant et fier de l'être. On comprend que ce Lu-là a existé avant de changé, broyé par le système inique, jusqu'à devenir une ombre de celui qu'il fut... Qiu Xiaolong a rendu un hommage à son ami, sans savoir s'il l'a su...

Alors, oui, pour un lecteur de polar pur et dur, ces choix, cette construction, cette compilation de textes qui ne sont pas tous des enquêtes, tout cela peut dérouter. Mais, c'est passionnant à lire, pour l'indignation de l'auteur, bien sûr, pour en apprendre plus sur lui, également, et aussi sur son travail et la genèse de cette série.

D'ailleurs, si vous n'avez encore jamais lu cet auteur, comme c'était mon cas, c'est aussi un bon moyen d'entrer dans la série avant de la reprendre par le début. On cerne mieux le personnage et le contexte historique et social dans lequel il évolue, on a en main des éléments intéressants pour nourrir ses futures lectures.

Evidemment, après ces sujets si lourds, si graves, ce qui vient semble futile... Certes, mais on ne peut passer sous silence cet aspect qui, d'une certaine façon, est le véritable fil conducteur de ce recueil, l'un des thèmes centraux communs à l'ensemble, sauf peut-être le préambule, des textes rassemblés dans "Il était une fois l'inspecteur Chen".

Ce thème, c'est la gastronomie ! Fidèle à une tradition bien ancrée dans la littérature du continent asiatique, Qiu Xiaolong nous offre un véritable banquet. La variété des plats évoqués est immense et va des plats les plus traditionnels aux mets les plus raffinés, mais tous sont traités avec la même gourmandise et, j'oserais dire, avec la même fierté.

Oui, le patrimoine gastronomique de la Chine est incroyable et on en a un panorama tout à fait alléchant dans ce livre. Y compris des plats très surprenants, bien loin de ce que l'on nous sert, ici, dans les restaurants asiatiques... Mais, entre France et Chine, il y a ce point commun d'une cuisine qui s'inscrit pleinement dans la culture et le patrimoine nationaux.

D'ailleurs, dans le dernier chapitre, quand Qiu Xiaolong raconte son exil américain, la cuisine est ce qui le relie encore au pays natal. Et, quand il y retourne, qu'il y retrouve Lu, c'est avec l'envie de faire bonne chère et de retrouver les saveurs oubliées de la cuisine chinoise. D'autres textes se déroulent au restaurant, sans oublier la partie polar, dont le point de départ est... un bol gastrique... Désolé...

Mais, à bien y réfléchir, cette thématique n'est pas du tout anecdotique. D'abord, parce que l'un des buts de la Révolution Culturelle était de faire table rase du passé et d'éradiquer les valeurs traditionnelles. On peut tout à fait imaginer que la culture gastronomique en faisait partie, la gourmandise et l'épicurisme apparaissant certainement comme des valeurs bourgeoises.

Ce n'est toutefois pas tout : l'évolution du mode de vie chinois passe aussi par la gastronomie : lors de ses premiers retours au pays, Qiu Xiaolong est frappé par l'occidentalisation qu'il remarque dans les rues. Puis, il voit disparaître une célèbre enseigne d'épicerie fine, typiquement chinoise, remplacée par un restaurant de poulet frit, sur le modèle US.

Des restaurants rapides qui, à leur tour, vont disparaître et laisser la place aux vieilles échoppes traditionnelles qui marquent leur retour... A se demander s'il n'y aurait pas à écrire une histoire de la Chine contemporaine à travers l'évolution de la gastronomie... Et la certitude que, derrière l'envie de goûter à tout, il n'y a pas juste un artifice littéraire pour nous attirer, mais un vrai sujet de fond.