mercredi 29 novembre 2017

"On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi" (Louis-Ferdinand Céline).

On pourrait discuter le choix de ce titre, j'en conviens volontiers. On pourrait arguer que choisir une citation de l'auteur permettrait de se faire une idée de son style. Ce à quoi je répondrais que la phrase de Céline, extraite du "Voyage au bout de la nuit", est citée dans notre roman du jour, dans une de ses scènes les plus marquantes, et c'est la réaction des personnages lorsqu'il l'entendent qui m'a incité à faire ce choix. Et, finalement, elle est assez juste et assez cruelle, mais montre bien aussi l'état d'esprit de ces jeunes gens. "Fief" (disponible en grand format aux éditions du Seuil) est le premier roman de David Lopez, romancier né au milieu des années 1980, et c'est la chronique d'une bande de jeunes adultes qui refusent de quitter l'enfance, faute d'un horizon disponible. Ce roman, c'est une plongée dans le spleen d'une génération en perdition, mais qui ne fait pas grand-chose pour inverser la tendance. Un roman très contemporain, servi par une écriture vive, fidèle à la façon de parler haute en couleur de ces garçons, membres d'une génération "sexe, drogues douces et hip-hop" cimentée par une amitié profonde et le même désenchantement...



Il y a Jonas, Ixe, Poto, Sucré, Miskine, Habib, Lahuiss et quelques autres. Ce sont tous de jeunes hommes qui sont nés et ont grandi dans un des lotissements qui a permis à une ville moyenne, pas vraiment en zone rurale, mais assez éloignée du grand centre urbain le plus proche. De toute leur vie, ils n'ont guère connu que ce coin-là, ces quelques rues, pâtés de maison. C'est leur fief.

Si je voulais être méchant, je dirais que ce sont de sympathiques branleurs. De quoi vivent-ils ? On n'en sait rien, mais ça glande fort dans ce groupe. On s'occupe comme on peut, les parties de foot, des jeux de cartes, qui occasionnent quelques soirées bien délirantes, quelques sorties, parfois hors de leur zone favorite, mais, les rares fois où on les laisse participer, ils sentent vite qu'ils ne sont pas à leur place.

Et puis, pour passer le temps, il y a aussi la fumette, et même un peu de culture, en tout cas, un premier plant a été mis en terre dans le jardins d'un des potes, l'alcool, le rap... Une dolce vita qui ne respire pourtant pas franchement la joie de vivre : oh, bien sûr, ensemble, ils s'éclatent, ils se marrent bien, mais il flotte au-dessus d'eux comme une espèce de spleen tenace.

Ces mecs-là sont nés dans une espèce de zone grise, dans tous les domaines. J'ai évoqué la géographie, mais en fait, tous les compartiments de leur existence répondent à ce schéma, à cet entre-deux aux allures de no man's land, qui font qu'ils sont coincés, physiquement, socialement, mais aussi sur le plan de la maturité. Ce sont des gamins qui refusent de grandir, faute d'avenir possible.

Entre ville et campagne, appartenant à des classes moyennes, ni aisées, ni dans la dèche, pas plus bêtes que d'autres, mais ne sortant pas du lot, ayant des passions et des qualités, mais incapables de les mettre en valeur et de s'appuyer dessus pour construire quelque chose, des glandeurs, oui, peut-être, mais qui, lorsqu'ils se motivent, sont capables de faire les choses bien.

Même lorsqu'il est question de sexe, on retrouve cette incapacité à accomplir les choses pleinement. Jonas entretient une relation avec Wanda, une jeune femme issue d'un autre quartier et d'une classe supérieure à celle de Jonas, comprend-on. Une relation essentiellement sexuelle, même si l'on découvrira la tendresse qui peut les unir, où Jonas s'abandonne, s'oublie, se sacrifie...

En fait, tout au long de ce roman, dont les chapitres sont autant de tranches de vie, de moments que l'on passe aux côtés de Jonas, personnage central et narrateur, et de ses copains, on a l'illustration de cette ambivalence, qu'ils jouent les kaïras en allant effrayer les bourgeois des quartiers voisins, ou qu'ils se défoncent (sans mauvais jeu de mots) pour défricher le jardin où ils veulent planter leur herbe.

Ils sont accrochés à cet endroit comme des moules à un rocher. On se dit que l'avenir serait ailleurs, mais eux ne l'envisagent pas ainsi, à l'exception notable de Lahuiss, celui qui a réussi, qui a fait des études et qui, forcément, se détache petit à petit du groupe. Il est celui que tous les autres pourraient être s'ils le voulaient vraiment, mais à quoi bon...

Voilà, c'est exactement ça : Jonas et ses postes, ce sont des aquoibonistes, des faiseurs de plaisantristes, comme écrivait Serge Gainsbourg pour sa Birkin. Leur vision de l'existence est désinvolte, blasée, complètement désenchantée, exempte de rêves et d'ambitions... Mais est-ce totalement de leur faute ? La société autour d'eux ne semble guère leur fournir d'opportunités...


Je l'ai dit, le personnage qui est le moteur du roman, c'est Jonas. On ne connaît pas son âge, mais il doit avoir une bonne vingtaine d'années. Il a grandi dans ce lotissement auprès de son père (de sa mère, on ne sait rien), avec lequel il y a un étonnant mimétisme. Et c'est d'ailleurs peut-être aussi de là que peut venir le problème...

Jonas s'est mis très jeune à la boxe et a montré suffisamment de qualités pour, au fil du temps, devenir un boxeur amateur au palmarès qui mérite le respect. Mais, comme pour tout ce qu'il entreprend, il n'a jamais eu la volonté de viser haut. Et, lorsqu'on fait sa connaissance, il vient de connaître une sévère défaite, un KO qui a laissé des traces et un doute tenace.

Il est comme ça, Jonas, au moindre obstacle, il renâcle. Il a perdu, nettement, et, même s'il envisage sérieusement une revanche, dans son for intérieur, on sent qu'il a laissé sur le ring ce jour-là une bonne partie de sa motivation. Un baroud d'honneur avant de raccrocher les gants et de passer à autre chose, et tant pis pour les espoirs placés en lui par son entraîneur.

Jonas, c'est le genre de type qui réussit à être à la fois très attachant et aussi terriblement agaçant. C'est d'ailleurs valable pour ses potes, également. Oui, ils sont touchants, ces mômes qui semblent avoir grandi sans le vouloir, et dans le même temps, on a envie de leur filer quelques coups de pieds au derrière pour leur dire de se bouger, parce que, s'ils attendent, rien ne viendra.

Mais, ils n'attendent rien, en fait. Ils sont incapables de concevoir une existence en dehors du fief, en dehors des habitudes du quotidiens, des potes, de cette bulle hors du monde qu'ils ont construite et qui constitue leur unique zone de confort. Sont-ils asociaux, ou est-ce la société qui ne veut pas d'eux ? Il y a sans doute un peu des deux, avec cette peur du dehors qu'on ressent.

Des tranches de vie, ai-je dit... Finalement, chaque chapitre est presque une nouvelle montrant un aspect de la vie de Jonas, parfois seul, le plus souvent au sein de son groupe d'amis, leurs aventures quotidiennes auxquelles leur gouaille, leur humour, leur folie douce apportent un contrepoint à leur ennui, leur vague à l'âme.

Oui, ils sont très drôles, ces garçons, parfois malgré eux, parce qu'ils sont maladroits et pas toujours très fins, autre double facette de leur personnalité. Je pourrais vous ressortir le bon vieux cliché de la politesse du désespoir, mais c'est vrai qu'il y a, dans ce comportement bravache, arrogant, crâneur, une sorte d'armure face à ce monde qui les effraie.

Il y a un exemple parfait, cette scène dans laquelle apparaît la citation de Céline en titre de ce billet, peut-être la plus drôle de tout le livre. Voilà les amis se lançant un défi : faire une dictée pour savoir qui s'en sort le mieux question orthographe... Lahuiss s'improvise prof pour l'occasion et débute alors une scène complètement surréaliste, où ce qui serait une galère en d'autres circonstances, donne lieu à un joyeux délire.

Cette drôlerie, on la retrouve  aussi dans cette langue, très vive, très verte, et parfois très crue que les garçons utilisent entre eux. On s'en envoie des vertes et des pas mûres, des vannes, des insultes, on l'impression de coqs qui cherchent à impressionner leur basse cour, de cerfs se donnant oralement de grands coups de bois.

Il n'y a pas de hiérarchie, dans le groupe, bien sûr, mais ce verbe haut est une composante essentielle de ce groupe et même dans la narration de Jonas, on est surpris de la palette très large que l'on découvre en termes de niveaux de langue, du plus populaire et familier jusqu'à un langage nettement plus soutenu, quand il le faut. Dualité, toujours.

Et, comme avec Jonas et la boxe (plusieurs chapitres sont consacrés au noble art, dont l'avant-dernier, pour une soirée de compétition), on découvre brièvement les talents de Poto pour l'écriture. L'ami de Jonas propose un slam carrément bien troussé, qui montre que, lui aussi, aurait pu, avec un peu plus d'ambition, de volonté, mais aussi d'espoir, envisager de sortir de faire carrière.

J'ai utilisé les mots de bulle, de zone de confort, mais c'est vrai que ces garçons sont comme des poissons hors de l'eau dès qu'ils quittent leur petit monde à eux. Le mot fief, qui sert de titre au roman, est particulièrement bien choisi, ils habitent un domaine qui semble assiégé par le reste du monde. Un domaine dans lequel ils sont libres, heureux, sans crainte. Invincibles.

En lisant le roman de David Lopez, deux références me sont venues à l'esprit. L'une, littéraire, est assez logique, car les contextes sont très proches, sinon les histoires, l'autre, cinématographique, vous paraîtra certainement plus surprenante. Ces images me sont venues de manière très spontanées, et la seconde s'est peu à peu renforcée au fil des pages.

Commençons par la référence littéraire : il s'agit de "Sur une majeure partie de la France", de Franck Courtès. D'ailleurs, si vous cliquez et lisez le billet, vous verrez que son titre colle assez à tout ce qui a été dit sur "Fief" jusque-là. A une différence notable : Jonas et ses amis sont bien mieux intentionnés que les personnages imaginés par Courtès.

Pourquoi cette référence ? Parce qu'on est dans le même contexte géographique, entre ville et campagne, des lotissements sortis de rien, grignotant les terres longtemps cultivées, à la fois trop proche d'une grosse agglomération pour ne pas être en orbite et trop loin pour ne pas profiter pleinement de sa chaleur et de ses bienfaits.

Cette jeunesse désoeuvrée que décrivent Franck Courtès et David Lopez, c'est la même, en tout cas pour ce qui est de la situation dans laquelle ils se trouvent, dans cette zone grise sans véritable perspective d'avenir. Jonas et les personnages de "Fief" ont en revanche un comportement nettement plus bon enfant que ceux que doit supporter le personnage central du Courtès.

On pourrait porter un regard bêtement moraliste sur les personnages de "Fief", les montrer du doigt, les mépriser, mais franchement, ce sont de magnifiques losers qu'on apprend à aimer et pour qui on finit par avoir une vraie tendresse. Parce que la force de David Lopez, c'est de ne pas s'arrêter au vernis provocateur et zonard qu'ils affichent, mais de les montrer tels qu'ils sont vraiment.

On aimerait faire comprendre à Jonas qu'il est capable, qu'il pourrait avoir mieux, qu'il n'est justement pas un loser indécrottable, qu'il ne tient qu'à lui d'avancer. Mais, comment faire tomber des certitudes, dont celle qu'ils sont prédestinés à cette situation. Ce mot, "prédestiné", je ne le sors pas de nulle part, il est dans le livre, dans un passage très fort, en fin de roman :

"Je pourrais faire ça pour eux. Ca aurait du sens. Leur montrer qu'on peut se battre. Lutter pour devenir meilleur. Qu'on n'est pas prédestinés. Que le travail peut mener à la récompense. Je pourrais avoir ce rôle. Sauf que moi je voudrais être à leur place. Moi aussi je voudrais être là-haut à regarder quelqu'un le faire pour moi."

Ce passage, c'est le résumé parfait de ce qu'est Jonas, de sa position le cul entre deux chaises en permanence, de cette absence de confiance en soi, d'un modèle à suivre. Quelques lignes plus loin, Jonas évoque son père "qui n'attend rien" de lui... Le modèle à suivre a failli, le père a montré la voie, mais cette voie sans issue, et le fils la suit, finalement, faute d'en connaître une autre...

J'ai parlé de tendresse, elle est réelle, je n'exagère pas. Elle est teintée de tristesse, c'est vrai, devant ce gâchis de ces jeunes existences qui mériteraient tellement mieux. Ils sont livrés à eux-mêmes, faute d'un encadrement familial et social. Leur éducation leur évite de trop dériver vers des choses plus graves (comme dans le Courtès), mais ils sont conditionnés à échouer...

J'ai bien fait monter la sauce, je vous ai tenu en haleine, j'en viens à la référence cinéma, sans doute un peu capillotractée, mais que je trouve assez juste. C'est cette tendresse, celle des personnages du roman entre eux et celle que le lecteur que je suis ressent, qui m'y amène, ainsi que le contexte général, celui qui constitue le fief.

Cette référence, c'est "les Enfants du marais", de Jean Becker... "On est des gagne-misère, mais on n'est pas des peigne-culs", dit le personnage incarné par Jacques Gamblin dans le film, et l'on retrouve dans cette maxime quelque chose qui rappelle la philosophie (c'est sans doute un grand mot) de Jonas et de ses amis.

Leur fief n'est pas un marais, c'est vrai, mais lorsqu'ils sont dans cette zone, certes restreinte, mais si accueillante, ils sont bien, heureux. Ils font abstraction du monde qui les entourent et dans lesquels ils se sentent si mal, pas à leur place. Et ils se sentent libres, exactement le but recherché par Serrault, Dussolier, Villeret, Gamblin et consorts dans le film de Becker.

Le film se déroule en 1932, une autre époque, un autre temps, mais Jonas, Ixe, Poto, Sucré, etc., ressemblent beaucoup à ces hommes qui ont choisi de vivre en marge pour vivre mieux. Sans contrainte. Qui sait si, dans une soixantaine d'années, un Jean Becker de 2080 ne fera pas un film reprenant les personnages de David Lopez, avec leur gouaille, leurs comportements, leurs habitudes ?

On sort de ce roman dans un drôle d'état : on se sent triste de quitter ces garçons, de les laisser à leur vie ordinaire, de les abandonner au même point qu'au début, sans progression, sans plus d'espoir. Mais, la force de ce livre, c'est de mettre de bonne humeur, par son humanité. Beaucoup auraient fait basculer ce type d'histoire dans le glauque, le sordide, le violent.

David Lopez prend une option tout à fait différente, en mettant en scène ces parias, ces gars qui ont une mauvaise réputation, à la mode Brassens, et qu'on montre du doigt dès qu'ils sortent de leur fief, dans une tragicomédie où la douceur contrebalance l'amertume, où la déconne contrebalance le doute, où les bêtises de potaches contrebalancent l'ennui...

lundi 27 novembre 2017

"Quand l'Enfant chante, c'est qu'il est venu prendre une âme. L'âme de celui qui l'entend chanter".

La musique et les musiciens sont un beau sujet romanesques. Et, à titre personnel, j'aime les romans qui évoquent la musique, car cela permet d'accompagner la lecture en écoutant (quand c'est possible) les morceaux évoqués dans le cours de l'histoire. Avec notre lecture du soir, j'ai été servi, il y a un grand nombre d'oeuvres citées, et donc jouées, ce billet se terminera d'ailleurs avec l'une d'entre elle, sorte de fil conducteur, de témoin que se transmettent deux personnages, l'un imaginé par l'auteur et l'autre qui, un siècle après sa naissance, reste une référence absolue. "Le Dernier violon de Menuhin" est le nouveau roman de Xavier-Marie Bonnot (en grand format aux éditions Belfond) et l'on y croise cet immense musicien et l'instrument qui l'accompagna pendant les vingt dernières années de sa vie. Mais, on rencontre un autre virtuose, en bien plus fâcheuse posture, qui nous rappelle que le génie, surtout lorsqu'il est précoce, n'est pas toujours une bénédiction...



Lorsque Rodolphe Meyer apprend la mort de sa grand-mère, Emilie, c'est un choc : d'abord parce qu'il s'est toujours mieux entendu avec les membres de la branche maternelle de sa famille qu'avec son père : ensuite, parce qu'il prend conscience qu'il est désormais le dernier membre vivant de cette famille. Qu'il est désormais seul au monde.

Sans attendre, il quitte Paris et prend la direction de l'Aveyron, la région d'origine d'Emilie. Elle vivait dans une ferme isolée, dans un hameau proche de Saint-Affrique, qu'elle a léguée par héritage à son dernier descendant. Rodolphe y a passé de nombreuses vacances, quand il était enfant, mais il n'est pas vraiment du genre nostalgique...

Ce voyage, il l'envisage comme un court séjour, le temps de conduire sa grand-mère jusqu'à sa dernière demeure, de régler la succession et de mettre en vente cette ferme. Puis, il rentrera à Paris, où il pourra reprendre, tant bien que mal, le cours de sa vie. Enfin, si l'on peut appeler ça le cours de sa vie, car elle semble s'être arrêtée depuis un moment déjà.

Pendant des années, le nom de Rodolphe Meyer a été connu, du moins des amateurs de musique classique. Enfant prodige, il est devenu dès l'adolescence un violoniste virtuose connu et reconnu, se produisant dans les plus grandes salles de concert du monde, accompagné par les plus prestigieux orchestres, sous la direction des plus grands chefs.

Pour en arriver là, il avait été poussé par un père qui a projeté ses ambitions sur ce fils talentueux, mais peut-être pas taillé pour ce rôle. Alors, Rodolphe a d'abord conçu un profond ressentiment pour ce père terriblement exigeant, puis il a finit par sombrer dans l'alcool et par rejeter son art, jusqu'à mettre un terme aussi précoce que son commencement à sa carrière.

Une retraite brutale qui coïncide pourtant avec l'achat d'un instrument aussi précieux par sa facture que par son pedigree : Lord Wilton a été fabriqué par l'un des plus grands luthiers italiens, Guarnieri del Gesù, en 1742. Ensuite, il est passé entre les mains de très grands musiciens jusqu'à être le violon de Yehudi Menuhin, depuis les début des années 1980 jusqu'à sa mort en 1999.


L'un des plus beaux, des plus chers instruments du monde, dans les mains d'un musicien qui a renoncé à se produire sur scène... Mais, il ne quitte pas pour autant son nouveau propriétaire et Lord Wilton est évidemment dans la voiture lorsque Rodolphe prend la route direction l'Aveyron. Peut-être même en jouera-t-il pour rendre hommage à sa grand-mère, elle qui ne l'a jamais vu jouer de son vivant.

Sur place, Rodolphe est pris par l'émotion. Cette mort, certes attendue, car Emilie était très âgée, le touche plus profondément qu'il ne l'imaginait. Il retrouve ces lieux qui ont marqué sa mémoire, rencontre les voisins de sa grand-mère, ressent le froid de l'hiver aveyronnais qui est sur le point de tomber et cela l'ébranle.

Mais ce n'est rien à côté de ce qui va se produire peu après : le lendemain de l'enterrement, alors qu'il veut reprendre la route, il découvre sa voiture sabotée. Pour les habitants du coin, aucun doute, le coupable s'appelle Victor. Tous le connaissent, tous le craignent. Victor, comme l'enfant sauvage découvert en Aveyron au début du XIXe siècle et dont l'histoire inspira, entre autres, Truffaut.

Une rencontre inéluctable entre un homme blasé, usé, cynique et dépressif, et ce garçon qui est si différent et qui lui ressemble pourtant tellement. Soudain, c'est comme si Rodolphe se retrouvait face à son double. Victor apparaît alors comme le döppelganger du violoniste, son jumeau maléfique dont la réputation terrorise la région entière...

Mais le monstre est-il vraiment celui que l'on croit ?

La statue de Victor, l'Enfant Sauvage, dans la commune de Saint-Sernin-sur-Rance, dans l'Aveyron.


Pardon, j'ai détaillé la mise en place de ce billet, peut-être un peu trop, mais je pense qu'il était important de donner ces différents éléments. Car, d'une certaine façon, c'est tout ce contexte qui contribue ensuite à l'essor du roman et sa dramaturgie. La plongée dans ce décor rural, presque désertique, la solitude, le face à face de Rodolphe avec lui-même...

Et puis, l'irruption, d'abord invisible, par ouï-dire, de ce personnage déroutant qu'est Victor, qu'on croirait d'abord sorti de l'imaginaire local, sorte de créature légendaire comme nos régions en produisent toutes. Puis, on le voit se matérialiser et l'on plonge soudain dans un univers qui pourrait rappeler celui de Maupassant, lorsqu'il confine au fantastique.

Je ne vais évidemment pas en dire trop, à vous de découvrir cette histoire, portée par un crescendo jusqu'à un final très impressionnant. Mais, quoi que je dise, il me semble que c'est le genre de roman qui sera reçu différemment d'un lecteur à l'autre, qui sera interprétée par chacun à sa façon. Et je vais tout de même parler un peu de la mienne, de vision...

Pour moi, "le Dernier violon de Menuhin" est une allégorie du génie, traitée dans une veine presque romantique, avec cette noirceur qui enveloppe un peu plus à chaque instant un personnage, un musicien dont le talent hors norme, presque surnaturel, n'est bientôt plus une bénédiction, un trait divin, mais une malédiction, quelque chose de quasiment diabolique.

A l'image d'un Paganini, accusé en son temps d'avoir pactisé avec le Diable pour posséder une telle virtuosité, Rodolphe Meyer est un musicien extrêmement doué que ce don a détruit, lentement. La gloire ou la célébrité n'y sont pour rien, non, c'est plutôt l'absence de choix qui l'a mené sur cette voie, la pression paternelle permanente et l'impossibilité de contrôler son destin qui sont en jeu.

A plusieurs reprises, Rodolphe évoque cette carrière, ce statut de virtuose, mais aussi d'enfant prodigue, ce qui en rajoute une couche. Et peu à peu, se dessine l'image d'une dualité terrible, entre l'être et son don, entre l'enfant et son génie, entre la pureté et la noirceur d'un pouvoir inédit, inaccessible au commun des mortels.

Le violoniste est conscient de ces ténèbres qui sont en lui et où semble résider ce qui fait de lui quelqu'un d'extraordinaire, ce qui fait de lui un musicien d'exception, non seulement capable de jouer les partitions les plus difficiles jamais composées, mais en plus, de leur donner corps, de leur donner une puissance émotionnelle qui bouleverse le public. De faire naître la beauté la plus pure dans le plus sombre des sacrifices.

Or, soudainement, alors que le deuil (mais aussi un état de nerf que l'alcool, ou le manque, aggrave) le fragilise, le voilà qui se retrouve face à la partie la plus sombre de lui-même, comme si Victor était l'incarnation de cette facette sauvage, violente et incontrôlable. Oui, Rodolphe est face à lui-même et face à son double, dans un combat intérieur, viscéral, vital.

En lisant le roman de Xavier-Marie Bonnot, j'ai repensé à "Wanderer", de Sarah Léon, autre roman musical se déroulant dans un lieu isolé, avec l'hiver qui se déchaîne et qui voit l'affrontement de deux personnages... Oui, bien des points communs entre ces deux romans pour des finalités très différentes, à l'arrivée. Et des choix romanesques qui divergent nettement.

Chez Bonnot, on demeure dans cette ambiguïté qui concerne l'alter ego du personnage central : qui est vraiment Victor ? Existe-t-il même vraiment ? Là où Sarah Léon imaginait la révélation de secrets enfouis et jouait sur une gamme allant de la honte à l'amitié en passant par le désir, Xavier-Marie Bonnot, lui, opte pour la descente aux enfers d'un homme prisonnier d'une vie qu'il hait.

Je le redis, je ne crois pas qu'il n'y ait qu'une seule manière de percevoir ce roman. On peut le prendre au premier degré ou bien entrer dans une autre dimension, bien plus étrange, fantastique, même. Je reprends l'idée du récit romantique, il y a quelque chose d'un lied ou d'un poème symphonique qui narrerait une histoire appartenant au domaine du merveilleux, sur son versant le plus sombre.

"Le Dernier violon de Menuhin", c'est une variation, pour reprendre un terme musical, sur un thème très classique (mais pas au sens musical, cette fois) : la proximité entre le génie et la folie. Le génie est un funambule qui se tient sur le bord de l'abîme. Et qui, parfois, y tombe. Ou qui y saute à pieds joints, comme Rodolphe, lancé dans une savante opération d'autodestruction.

La force de ce livre, c'est justement cette montée en puissance du drame, autour de l'affrontement entre Rodolphe et son double et lui-même, dans un jeu de miroirs tout à fait fascinant. Ah, bien sûr, cette dernière partie et ce dénouement pourront en déconcerter certains, mais c'est sans doute un peu l'effet recherché : nous laisser dans l'incertitude, le doute...

Ah, j'allais oublié un élément que je trouve important : je n'ai pas du tout contextualisé le titre de ce billet, choisi parce que cette phrase, avec des variantes, revient régulièrement, fondant le mythe de l'Enfant Sauvage autour de Victor, mais aussi l'incertitude qui l'entoure. Cette malédiction a des airs de superstition, comme il en existe tant, et l'on ne sait sur quel pied danser.

Mais, là où je veux en venir, c'est l'utilisation du mot "âme". Je ne vais pas philosopher, disserter sur son existence ou pas. Non, c'est dans un autre registre que ce mot m'intéresse. Je l'ai déjà abordé plus haut, avec ces rumeurs récurrentes visant les musiciens les plus doués et qui évoquent des pactes avec le diable et des contrats signés pour vendre son âme...

C'est la monnaie d'échange idéal pour acquérir le génie et pouvoir en user à sa guise. C'est acquérir simultanément un gage d'immortalité, et le talent, la célébrité, dans le domaine de la musique comme dans toutes les disciplines artistiques, mènent à la postérité. Il y aurait sans doute énormément à dire sur la relation de Rodolphe à ces questions, car c'est assez complexe, peut-être même paradoxal, à l'image de l'achat de Lord Wilton au moment exact où il renonce à jouer...

On pourrait là encore discourir un moment sur la portée psychanalytique de l'histoire (qui n'est d'ailleurs pas étrangère au roman, vous le verrez), ce qui est logique puisqu'il est beaucoup question d'interprétation, de rêves, d'illusions et d'auto-confrontation. Et ce thème est couronné par une phrase de Rodolphe : "Nous, les virtuoses, sommes tous des névrosés, des orphelins de l'enfance".

C'est aussi ça, l'histoire de Rodolphe, la rencontre d'un enfant qui a grandi sans vraiment quitter cette période, parce qu'on l'a figé dans cet état, avec un croquemitaine... On est aussi dans un conte sombre et vénéneux, dans la tradition des frères Grimm, l'histoire d'un Poucet virtuose perdu dans un milieu hostile qui est sa propre existence...

Et puis, l'âme, le mot n'est pas anodin quand on évoque le violon, et n'importe quel instrument à cordes. L'âme, c'est une pièce minuscule, invisible et pourtant essentielle. Elle se trouve entre la table, donc le dessus de l'instrument, où sont tendues les cordes, et le fond. Et c'est sur cette pièce, sa taille, son ajustement, que repose entièrement la qualité de l'instrument.

On peut donc aussi dresser ce parallèle entre l'âme du musicien que l'Enfant Sauvage pourrait lui ravir, et l'âme du violon, de cet instrument composés de quelques bouts de bois assemblés avec un génie sans doute aussi brillant, mais bien moins reconnu que celui du musicien, sans lesquels il ne serait pas grand-chose.

Terminons en musique, si vous le voulez bien. Avec le génie de Menuhin, qui plane sur ce roman. On croise brièvement le maître, dans le livre, dans les souvenirs de Rodolphe. Il est question de transmission, mais aussi de la gestion différente des questions qui agitent Rodolphe. Et, parmi les morceaux essentiels, un revient tout au long du livre : la Chaconne de Jean-Sébastien Bach :


"Vous n'avez jamais eu ce sentiment, madame ? Que ce monde était en faillite... que nous errions tous les yeux bandés, perdus au fond d'une nuit d'ivresse ?"

Comme souvent, j'essaye de trouver la citation qui me paraît le mieux donner une idée du livre dont nous allons parler. Ici, le titre rend parfaitement l'ambiance du roman, mais il manque certains éléments contextuels fondamentaux. Dont le lieu où se passe l'action, car c'est non seulement un élément central, mais c'est aussi ce qui m'a donné envie de me pencher sur ce livre. "Djibouti" est le premier roman de Pierre Deram (désormais disponible en poche chez Folio) et ce n'est pas un leurre : cette ville est le décor de cette histoire sombre et violente, désespérée et angoissante, servi par une écriture tout à fait intéressante. Une plongée dans cette ville de garnison, une espèce de huis clos débordant de testostérone, de frustration, d'ennui, pour des personnages privés d'horizon, de perspectives d'avenir et se dégradant lentement dans la chaleur étouffante de la Corne de l'Afrique.



Arrivé six mois plus tôt à Djibouti, Markus, jeune militaire français, s'apprête à quitter le pays. Définitivement. Il ne lui reste plus que 24 heures à passer dans cet endroit qui avait des airs de paradis avant d'y poser le pied et qui, en quelques semaines, en quelques mois, est devenu un véritable enfer qu'il ne regrettera pour rien au monde.

Depuis une quarantaine d'années, Djibouti accueille le plus important contingent de soldats français basés hors des frontières françaises, des soldats issus des trois principales armes : armée de terre, armée de l'air et marine. Ils assurent une présence visible dans une région du monde qui est devenue, et plus encore ces dernières années, un point stratégique.

Mais la vie à Djibouti n'a rien d'idyllique, lorsqu'on y est stationné. La chaleur est écrasante et il faut bien souvent attendre que la nuit tombe pour que l'on retrouve un rythme de vie. Que faire, alors ? Livrés à eux-mêmes, les soldats s'ennuient et n'ont guère d'autres opportunités que d'aller faire la fête dans les bars du centre-ville.

Des fêtes qui, l'alcool aidant, tournent rapidement au grand n'importe quoi. Cette dernière soirée de Markus dans le pays n'échappe d'ailleurs pas à la règle. Mais, cette fois, le jeune homme se détache de la masse de ses camarades, comme s'il commençait déjà à s'éloigner, à devenir spectateur de ces débauches sordides et grotesques.

A aucun moment, on évoque le travail, à proprement parler, que doivent effectuer ces militaires dans ce pays si différent du leur. On les suit une fois le service quotidien terminé dans ces soirées où l'on se lâche, où l'on se défoule et où l'on laisse toutes ses inhibitions au vestiaire. Résultat, saouleries, débordement de violence, démonstrations exacerbées de virilité, recherche de prostituées pour finir la nuit...

Jour après jour, nuit après nuit, cela se répète. J'allais écrire "inlassablement", mais le mot serait fort impropre tant on ressent une écrasante monotonie et un désenchantement général (garde à vous !) qui révèlent les symptômes d'un mal-être profond. Il y a, chez ces gaillards qui n'ont pas froid aux yeux, un désespoir qui s'installent et gagnent chaque jour du terrain, jusqu'à faire perdre la raison.

Un mal qui touche en fait tous les Occidentaux présents à Djibouti. Markus en fait l'amère expérience lui-même, on le comprend vite, et l'on se dit que son départ, seulement six mois après son arrivée, ne peut être que la conséquence de ce qu'il ressent. Mais, les soldats ne sont pas les seuls à devoir affronter ces conditions de vie délicates.

Ainsi, croise-t-il une femme de colonel qui, elle aussi, semble bien mal en point, au bord de l'abîme, incapable de supporter ce pays dans lequel elle a accompagné son officier d'époux, incapable de s'habituer aux us et coutumes de ces hommes qui débordent de violence et en sont réduits à l'exercer entre eux, contre eux.

J'évoque cette femme, qui sera au centre d'un épisode peut-être plus absurde encore que toute cette nuit, que tout ces mois de présence à Djibouti, que tout ce cirque militaire, parce qu'elle est aussi un personnage tout à faire représentatif de l'érosion qu'ils subissent tous aux portes d'un impitoyable désert, comme si le khamsin, ce vent étouffant, les rongeait comme il ronge la pierre et les sables.

Cette nuit d'errance, de bar en bar, de bagarre en bagarre, jusqu'aux bras d'une jeune femme où il pourra s'oublier une dernière fois. Le repos d'un guerrier désoeuvré, exempt de sentiments, une comédie sentimentale, oui, une comédie, comme tout le reste de ce triste spectacle ultramarin qui donne ses représentations chaque soir lorsque l'impitoyable soleil se décide enfin à aller brûler ailleurs.

"Djibouti" est le premier roman de Pierre Deram, polytechnicien né en 1989 et romancier prometteur. Je le crois vraiment, il y a une vraie force dans son écriture et dans la manière dont il installe une ambiance très particulière, qui attrape le lecteur pour en faire le témoin, aux côtés de Markus, des affres de ces troufions abandonnés là.

Pourtant, les premières pages du roman nous offrent une toute autre perspective. Survolant la région et ses paysages aussi somptueux qu'hostiles, on entre dans un univers inconnu, fascinant... On voit par les yeux de Markus, à travers les hublots de l'avion qui l'a transporté six mois plus tôt dans ce monde nouveau, qu'il a encore, à ce moment précis, envie de découvrir.

Djibouti, ce n'est peut-être pas aussi évocateur que Zanzibar ou Shangri-la, mais c'est un nom qui éveille immédiatement la curiosité. Je parle peut-être un peu pour moi, c'est vrai, car c'est ce nom qui m'a donné envie de lire le roman de Pierre Deram, sans a priori, sans connaissance particulière du sujet du roman.

Il y a du rêve, du dépaysement assuré derrière le nom de cette ville, qu'on aurait bien du mal à situer précisément sur une carte et qu'on peinerait encore plus à décrire. Pas plus que ces paysages incroyables qui l'entourent, déjà aperçus dans "Système", d'Agnès Michaux, récemment évoqué sur ce blog, à l'image du magnifique lac Assal, lac le plus salé du monde et point le plus bas du continent africain.


Il y a du rêve dans ces premières pages, aux allures de documentaire pour Géo ou National Geographic. Mais, rapidement, on revient sur terre, dans tous les sens du terme, puisque tout commence avec l'atterrissage et la découverte, cette fois, de la ville de Djibouti et de la vie quotidienne qu'on y mène.

Difficile de ne pas voir la différence de tonalité entre le Markus observant ces décors extraordinaires, encore plein d'idéal, et l'homme usé, abîmé, que l'on retrouve la veille de son départ. Un départ, ou une fuite, d'ailleurs, mais peut-être est-il celui qui a la plus grande lucidité et cherche à sortir de ce piège avant qu'il n'ait sa peau. Enfin, d'abord, son esprit.

Djibouti, vu à travers les yeux de Markus, à travers les comportements des autres personnages, militaires dont les grades s'effacent quand tombe la nuit et qui se retrouvent tous logés à la même enseigne. Devant l'ennui, on est tous égaux, il n'y a plus de hiérarchie, juste cette lente et insidieuse usure qui fait perdre les pédales.

Il y a, chez les personnages de "Djibouti" quelque chose qui rappellent les soldats perdus du "Désert des Tartares". La capitale est leur citadelle aux portes du désert et, si la situation est très différente de celle du fort Bastiani, si les activités y sont plus nombreuses, force est de constater qu'on n'y tue que l'ennui, et encore, pas du premier coup.

Ce qu'on ressent, autant que le désenchantement de ces soldats, c'est leur désoeuvrement. C'est presque dommage, d'ailleurs, de n'avoir aucun détail sur leurs activités professionnels, pour offrir un contrepoint et mesurer à quel point cette libération sauvage lors de ces soirées débridés est nécessaire pour ne pas imploser. Pour ne pas devenir dingue.

Mais, c'est sans doute aussi pour ces raisons, les différences de contexte, la possibilité de boire tout son saoul, et plus encore, de se défouler, de s'amuser (attention, terme à prendre avec précaution), de se battre, de baiser (pardonnez-moi la trivialité de ce qui vient, mais on a vraiment la sensation que ces soirées sont là pour se vider, dans tous les sens du terme...) que Deram va bien plus loin que Buzzati.

En lisant la quatrième de couverture de l'édition Folio, on croise, à la toute fin, une référence qui, effectivement, vient à l'esprit : "Au coeur des ténèbres". La même violence prête à déborder, la même incapacité à tolérer ce pays si différent de celui d'où l'on vient, à supporter cette nature, à la fois si belle, si dangereuse, si écrasante...

Oui, il y a quelque chose de Buzzati chez Pierre Deram, mais qui aurait choisi ses mots chez Conrad. L'écriture de Pierre Deram sert parfaitement son histoire. Elle est d'une grande force, très visuelle, mais également très crue, lorsqu'elle parle de sexe ou de violence. Lorsqu'elle évoque le désespoir et sa cousine proche, la folie.

Cette soirée nous montre une série de saynètes toutes plus éprouvantes les unes que les autres, où les humains se laissent aller, repoussant toutes les limites, transgressant toutes les valeurs et les tabous, perdant le sens des réalités pour s'avilir eux-mêmes, mais aussi avilir les autres... Djibouti est un terminus, une impasse, un aller-simple pour une décadence inexorable, sans retour.

Difficile de penser que ce que raconte Pierre Deram n'est issu que de son imagination. Ces épisodes, très durs, racontés avec précision, avec un côté visuel qui bouscule le lecteur, mais qui lui transmet toute l'absurdité de cette situation, celle de ces hommes lancés sur les chemins de la perdition. Et cette pente, descendante bien sûr, est abrupte...

L'histoire de "Djibouti" est forte, douloureuse, mais c'est aussi l'écriture de Pierre Deram qui renforce ces impressions. Ils sont ensemble, ils font corps, et pourtant, ces soldats souffrent d'une terrible solitude, tout comme les autres expatriés qu'on envoie là dans leur sillage. Comme si ce lieu interagissait sur les relations humaines. Un triangle des Bermudes déréglant directement les hommes et les femmes qui s'y aventurent.

Alors, oui, c'est dur, oui, c'est violent, oui, c'est désenchanté, oui, c'est cru, parfois très cru, même, et pourtant, il se dégage de ce livre, comme des paysages de la Corne de l'Afrique, une beauté vénéneuse et envoûtante qui fait qu'on lit ce court roman (130 pages) d'une traite. En se repassant en boucle cette phrase dont a hérité Markus :

"Nous sommes les enfants de la violence et de la beauté".

dimanche 26 novembre 2017

"Les senteurs (...) créent un manque, mais ce manque ne s'identifie en rien à l'absence. Un monde s'y étale, qui se dérobe à vue de nez comme si des forces m'appelaient à rejoindre là-bas des fantômes".

Une très courte lecture au menu de ce billet, à peine 60 pages, qu'on lit d'une traite. Pas un roman, mais un récit. Une flânerie, même, de la naissance à l'âge mûr, de l'Afrique aux Cévennes, des rives du fleuve Chari à celles de la Vidourle. "Gens de brume", du romancier et poète tchadien Nimrod (dans la collection "Essences" des éditions Actes Sud), est un regard sur le parcours d'un homme, à travers différentes sensations, et en particulier les parfums, les odeurs. Mais pas uniquement, car les autres sens aussi sont sollicités. Trois étapes, trois âges, des rencontres marquantes et des fantômes, ceux que les souvenirs fixent hors du temps qui passent et qu'un simple effluve peut ranimer... Avec une écriture fluide et belle, sensuelle et très visuelle, comme l'image de ces pêcheurs sortant de la brume qui ont inspiré le titre du recueil...



Une fois n'est pas coutume, on ne va pas directement entrer dans le livre. Nous allons d'abord évoquer la collection dans laquelle il paraît : "Essences", chez Actes Sud. Une collection qui était en sommeil et qui s'est réveillée cet automne avec trois parutions simultanées, signées, outre Nimrod, Nancy Huston et Valentine Goby.

Ce sont toujours de petits livres : moins de cent pages à une exception près, un format très particulier, 19 centimètres sur 10. Essai ou poème, récit ou fiction, chaque auteur a le choix des armes littéraires, mais le dénominateur commun, ce sont ces odeurs, ces parfums qui marquent les existences, se gravent de façon presque miraculeuse dans les mémoires, nous renvoient à des moments forts.

A ces senteurs, s'associent donc bien d'autres éléments, des tranches de vie complètes, qui sont au coeur des petits livres de la collection "Essences". Et chaque auteur y apporte donc ses bagages personnels, ses impressions, ses sentiments, sa vision des choses. Ce sont donc, et ce, quel que soit le genre retenu, des histoires très personnelles que l'on est appelé à lire.

Au départ, j'ai aimé ce titre : "Gens de brume". J'avais envie de savoir ce qu'il y avait derrière ces trois mots. Et puis, en regardant de plus près, j'ai découvert cet auteur : Nimrod. Un simple prénom, qui fait penser à un personnage biblique... Oui, un prénom, celui de Nimrod Bena Djangrang, écrivain et poète natif du Tchad.

Voilà de nouveaux éléments qui n'ont fait qu'attiser ma curiosité et mon envie de lire ce court ouvrage d'une soixantaine de pages tout au plus. Si peu, et pourtant, tellement de choses dans ce récit, en trois parties, comme trois âges d'une vie d'homme, enfance, adolescence, âge adulte. Et même quatre saisons, la période de l'enfance étant découpée en deux épisodes.

Alors, bien sûr, ce récit n'est pas une histoire qu'on peut résumer en quelques mots, parce que ce sont des moments bien particuliers qui nous sont livrés. On touche à l'intime, mais à bien plus que cela encore, à travers l'écriture d'une grande puissance visuelle de Nimrod. La poésie n'est jamais très loin, elle affleure souvent et finit, dans les dernières lignes, par émerger, avec un calligramme.

"Gens de brume" s'ouvre sur une scène en forme de madeleine de Proust : une mère qui cuisine et l'enfant, devenu adulte, écrivain, qui se souvient de ces odeurs inimitables, des goûts qui les accompagnent. Et de ces sensations découlent le souvenir d'une enfance passée dans le sud du Tchad, entre Koyom et Kim.

Un lieu que l'on perçoit presque édénique quand Nimrod nous en parle : les vergers d'un côté, avec les odeurs des arbres en fleurs et des fruits en train de mûrir ; le fleuve, de l'autre, autre source vitale pour les habitants de la région, car la pêche est l'activité principal. De cette pêche aussi, Nimrod nous parle, relatant un épisode qui a impressionné l'enfant qu'il était alors...

Le paradoxe, plus flagrant encore dans une histoire qui se doit d'évoquer les odeurs, c'est cette étonnante confession : les harengs pêchés en quantité n'avaient pas d'odeurs ! Difficile à croire, mais Nimrod met en fait le doigt sur un élément fondamental : ce poisson sentait probablement, mais cette odeur n'avait rien qui mérite qu'on s'y attache, elle était ambiante, on avait en permanence le nez dessus...

Or, ce ne sont sans doute pas ces odeurs-là que notre mémoire enregistre, stocke et est capable de reconnaître par la suite. Sans doute, si vous et moi étions allés sur les rives des cours d'eau tchadiens, le Chari et le Logone, son principal affluent, aurions-nous remarqué cette odeur de poisson. Nous l'aurions même très certainement jugé forte... Mais, l'habitude, la permanence font la différence.

Ce sont des odeurs plus exceptionnelles qui nous font réagir, parfois lorsqu'on les croise, au hasard d'une rue, d'une rencontre, qui nous renvoie à un moment spécial. Pour Nimrod, cette odeur, c'est un parfum, celui que lui fit respirer un jour Odile, la première jeune fille qui fit battre son coeur. Et quel moment plus marquant que celui-ci ?

La première partie, consacrée à l'enfance est, je l'ai dit, divisée en deux épisodes forts. Le second nous emmène à l'école, à la rencontre d'un garçon, Brom, un garçon différent, par ses origines, son physique, son arrivée tardive... On en a tous connu, de ces élèves qui peinent à s'intégrer à une classe, ou plutôt, que les autres élèves n'essayent pas d'intégrer.

Pourtant, Brom va démontrer un talent formidable, qui va mettre tout le monde d'accord. Dans cet épisode, il est bien plus question de mots que de parfums. On est un peu dérouté jusqu'à ce que l'on comprenne que cette dimension est bel et bien là : de Cyrano à Baudelaire, du nez aux parfums, tout est là, y compris la révélation pour l'auteur de sa vocation...

La partie consacrée à l'adolescence nous raconte un véritable rite de passage à travers une cérémonie religieuses et un sacrement. Nimrod y décrit la fin de l'enfance et l'entrée dans un nouvel âge, peut-être pas encore tout à fait l'âge adulte, mais on s'en approche. Et pour la dernière fois, le magnolia et la touche de citronnelle feront battre son coeur, avant de tourner la page.

Enfin, la troisième partie change complètement de décor. Des années 1970, on arrive à l'époque actuelle, du Tchad, on arrive en France, du Chari, on vogue jusqu'à la Vidourle. Nimrod devenu un homme mûr, vit à Sauve, village du Gard. Un endroit très bucolique pour qui s'y rendrait, mais pour lui qui y a passé pas mal de temps avant de s'y installer à demeure, de nombreux souvenirs.

Cette partie, c'est une espèce de synthèse des précédents épisodes : les origines et le déracinement, la capacité à se sentir chez soi et à se faire accepter, les pages qui se tournent, des chapitres qui se referment, laissant quelques cicatrices, mais permettant aussi d'avancer. Le temps passe, l'automne de la vie est arrivé et désormais on peut envisager avec sérénité l'étape suivante.

Là aussi, les odeurs jouent leur rôle, elles contribuent au bien-être, au choix de s'installer à Sauve, d'aller dans la petite ville voisine de Sommières, de profiter des couchers de soleil et des apéritifs en terrasse. Sans avoir oublié la cuisine maternelle ni les pêcheurs revenant avec leurs chargements de poissons, cette vie différente s'est installée.

Dans ces conditions, un mot sur le titre, ces fameux gens de brume. On en découvre le sens très rapidement, dans les premières pages. Je vous laisse découvrir cette scène magnifiquement racontée, extrêmement visuelle, cinématographique, même. Sans doute aussi parce que c'est une image d'enfance, avec la force qu'elle peut produire sur ce jeune esprit.

Mais, ces Gens de brume, ce sont aussi ces personnes, évoquées tout au long du récit qui, pour la plupart, qu'elles soient identifiées ou simples figurants, appartiennent désormais au passé. Se souvenir, c'est leur permettre de ressortir de cette brume-là, avant de les laisser y retourner, mais en leur assurant qu'un lien perdure.

Ce lien, ce sont souvent ces fameuses odeurs, capable de redonner vie à une scène ou de faire resurgir devant soi une personne à laquelle on n'a plus pensé depuis longtemps. Cela m'arrive fréquemment, lorsque le parfum que porte une personne que je croise dans la rue m'en rappelle une autre, quand le pétrichor ou l'herbe fraîchement tondue me ramène en enfance...

Pour Nimrod, cela a stimulé l'envie de raconter ces tranches de vie, cela a inspiré son écriture. Pour le lecteur, c'est justement cette écriture qui nous permet de partager ces instants. Je ne regrette pas une seconde d'avoir ouvert ce livre pour découvrir cet auteur, moi, le lecteur qui préfère habituellement les formats longs et les fictions.

Plus mélancolique que nostalgique, ce recueil est un voyage que l'on fait aux côtés de Nimrod. On chemine en suivant le cours de sa vie, avec le recul de celui qui sait qu'il est désormais sur le versant descendant. J'ai apprécié son écriture, belle et riche, qui m'a plongé dans ces souvenirs, qui m'a permis de les partager bien plus que par la simple lecture.

Il y a une fraîcheur et une espèce de spontanéité dans ce texte, en particulier dans la dernière partie, qui casse aussi le cadre traditionnel de l'écriture. Nimrod se reprend, corrige un détail, une imprécision, et c'est comme si nous étions assis autour de la même table, devant quelques olives et un verre, comme s'il nous racontait face à face ce parcours de vie.

mercredi 22 novembre 2017

"J'ai l'impression d'être atteinte d'une maladie d'amour rare et dont on ne parle ni dans les livres ni dans les films".

Il a beaucoup été question de psychanalyse, ces dernières semaines, sur le blog, à travers les figures de Freud et de Jung. Cette fois, nous allons changer de place, nous allonger sur le divan, puisque le point de vue n'est plus celui des analystes, mais d'une patiente. Il ne s'agit pas d'une fiction, ou alors d'une autofiction, mais du récit d'une patiente qui s'interroge, observe et décortique non pas son analyse, mais sa conséquence : un transfert. Après avoir signé des romans très sombre, portés par des ambiances pesantes, à l'image de "La Femme éclaboussée", Dominique Dyens nous propose un livre très personnel, j'allais même écrire intime, sur le lien particulier qu'elle a noué avec son psy, mais aussi ce qu'elle a appris sur elle-même, en tant que femme et en tant qu'écrivaine, à travers cette expérience particulière, presque indescriptible. Un livre dont le titre pose bien des questions : "Cet autre amour" (en grand format chez Robert Laffont).



La narratrice et son époux, M., vivent ensemble depuis 27 ans quand ce dernier est victime d'un grave souci de santé. C'est elle qui lui sauve la vie en réagissant promptement, mais ce choc va laisser quelques traces, chez l'un comme chez l'autre. Pour elle, qui se consacre à l'écriture, cela se matérialise par une période de dépression.

M., entré en convalescence et suivi tant sur le plan physique que moral, lui conseille alors de consulter et lui donne même l'adresse d'un spécialiste. Mais, elle repousse l'échéance, n'envisage même pas la question. Pourtant, son état ne cesse de s'aggraver, avec des cauchemars de plus en plus violents et un ressentiment très fort envers sa belle-soeur.

Alors, finalement, elle consent à appeler ce médecin que lui a recommandé M. Et, lorsqu'il rappelle suite à son message, pour fixer un rendez-vous, elle est extrêmement surprise : elle pensait avoir affaire à un psychiatre et elle se retrouve à parler à un psychanalyste. Ce n'est pas du tout ce qu'elle imaginait en prenant contact.

Sa vision de la psychanalyse se limite à une série de clichés ou d'idées reçues qui ne l'incitent pas vraiment à envisager une thérapie. Elle imaginait une simple visite, une ordonnance, un antidépresseur, et basta, pas un processus dont on sait quand il commence, mais jamais vraiment quand il se terminera.

Toutefois, dès ce premier contact téléphonique, quelque chose se passe et elle finit par accepter un premier rendez-vous. Une première consultation motivée autant par la nécessité de son état (elle continue de faire des rêves très réalistes qui tournent souvent au cauchemar), que par la curiosité : à quoi ça ressemble vraiment, la psychanalyse ? Est-ce que ça peut marcher ?

Et puis, peut-être aussi à cause de ce mystérieux personnage au nom à consonance russe et à la voix envoûtante. Avant même de l'avoir vu en chair et en os, il l'intrigue. Et, quand elle se trouve face à lui, sa première impression est très favorable. Assise sur un fauteuil, et non pas sur le canapé, comme elle l'avait imaginé, elle commence à se raconter...

Une tâche ardue, bien plus qu'on ne l'imagine. Cette première séance a des airs de fiasco, tant elle a bredouillé, balancé des idées en vrac... Elle, l'écrivaine, qui vit des mots, des phrases qu'elle forme avec et des histoires qu'elle raconte avec ces phrases, se retrouve incapable d'ordonner le récit dont elle est le personnage central.

Mais, si cette première expérience ne semble rien avoir de probant, elle n'en est pas pour autant répulsive. Non, c'est même le contraire, elle a pris goût à cette pratique, elle a envie d'approfondir ce travail sur elle-même. Et, plus encore, elle a envie de se retrouver en présence de cet homme qui l'écoute, presque sans rien dire.

Une situation qui va prendre de l'ampleur, qui va donner naissance à un irrépressible désir, à cet "autre amour", puisque c'est ainsi qu'elle va le caractériser, très différent de son amour pour M. A sa grande surprise, elle qui n'a jamais ressenti ce genre de sensation depuis qu'elle est mariée, elle se retrouve bouleversée par cette rencontre avec ce psy, qu'elle brûle de revoir à chaque fin de séance.

Elle découvre alors le terme "transfert", et ses définitions floues, presque cachées, comme si cette situation dérangeait et qu'on veuille jeter un voile pudique. Or, son état d'esprit est tout inverse : cet autre amour est si grisant qu'elle voudrait le comprendre, l'expliquer, le partager... Et, pourquoi pas, y puiser l'inspiration, qui se fait plus paresseuse à ce moment-là.

"Cet autre amour", c'est cela : le récit de ce phénomène de transfert, l'euphorie qui l'accompagne, l'histoire de ce processus et la manière dont il influence la narratrice, en tant que femme, en tant qu'épouse et en tant qu'écrivaine, également. C'est comme si, soudain, cette psychanalyse lui offrait le recul nécessaire pour pouvoir s'observer.

Car, ne vous y trompez pas, le sujet de ce livre, c'est bien la narratrice elle-même, pas cette impression d'être amoureuse du psy, dont elle sait qu'il s'agit d'une illusion, d'un mirage, mais c'est bien elle. Elle est son propre sujet d'étude et, plus que jamais, elle valide ce vieux cliché qui veut que l'écriture puisse aussi être une forme de psychanalyse.

Il y a quelque chose de troublant dans le récit de Dominique Dyens : la réapparition de souvenirs profondément enfouis, de bons souvenirs, quand ils concernent la petite enfance et la famille, d'autres bien plus douloureux, refoulés, mais qui sont restés influents. Derrière le transfert, le travail psychanalytique se fait et se montre efficace.

Au-delà de cette dépression qui a suivi l'accident de santé de M., sa "fausse mort", pour reprendre le titre du premier chapitre du livre, cette thérapie va permettre à la narratrice, continuons à l'appeler ainsi, de solder pas mal de comptes qui l'empoisonnaient inconsciemment, mais qui, par capillarité, nourrissait aussi son imaginaire...

Oui, c'est aussi ce qu'il y a de passionnant dans "Cet autre amour" : le regard sur l'écrivaine. D'emblée, lors de cette fameuse première séance, elle vient s'immiscer dans la présentation, lorsque la narratrice se rend compte qu'il est bien plus délicat de parler de soi que de donner vie à des personnages d'encre et de papier.

Et puis, cette situation va influer sur cette relation entre l'analyste et la patiente. Une patiente qui ne se laisse pas faire, qui voudrait nouer le dialogue, contre tous les protocoles en vigueur chez les psychanalystes, qui voudrait apprendre à connaître plus avant son interlocuteur, le mettant d'ailleurs fort mal à l'aise.

Oh, je vous vois venir, la patiente se fait séductrice pour assouvir le désir né du transfert... Et non, et c'est bien pour ça que c'est un autre amour. Autre, non pas parce qu'il s'ajoute à celui pour son mari, mais parce que c'est une autre forme d'amour, inexplicable, irrépressible, mais qui n'est pas une forme d'érotomanie.

Cet autre amour, c'est le sentiment de confiance et de bien-être que ressent la narratrice et qu'a su instaurer le psy, une atmosphère propice, j'allais écrire à la confidence, mais c'est plus que cela, la confession est encore sans doute trop faible. Non, à une véritable libération de la parole, comme une digue qui s'effondre, permettant aux souvenirs de remonter, aux blocages de sauter.

L'histoire de ce transfert n'a rien de glauque ou d'embarrassant pour le lecteur. Cet autre amour est platonique, par la force des choses, parce que ce lien se situe à un autre niveau. Il ne s'agit pas de séduction au sens où l'on peut l'entendre habituellement, mais d'un lien intellectuel... Je crois que l'expression "sur la même longueur d'ondes" n'a jamais été aussi appropriée.

D'ailleurs, dès que la narratrice s'en écarte, c'est comme si elle provoquait des interférences, de la friture sur la ligne. Ils ne sont plus en phase et il faut qu'elle reprenne sa position initiale pour que tout rentre dans l'ordre et que le processus de psychanalyse se remette en route. Un écart prolongé, et le processus échoue. Voilà un vrai garde-fou...

Il est d'ailleurs amusant de noter, puisque j'ai évoqué la femme et l'écrivaine, mais aussi l'épouse, que M., pourtant à l'origine de cette psychanalyse, va finir par se montrer très jaloux. Avant que son épouse ne réussisse à lui expliquer la substance de cet autre amour et qu'il n'y a pas de concurrence entre eux, mais une complémentarité.

"Cet autre amour" n'est pas un essai sociologique sur le phénomène du transfert, on n'en tirera aucune règle universelle sur le sujet. Certaines lectrices, certains lecteurs se retrouveront peut-être dans l'histoire de cette narratrice (dois-je l'appeler Dominique Dyens ?) absolument fascinée par les changements qui s'opèrent en elle du fait de ce transfert.

Je dois avouer que je suis réfractaire à la psychanalyse. Mes brèves expériences en la matière n'ont rien apporté, si ce n'est aggraver un peu plus le mal sans y apporter aucune espèce de solution. Question de confiance, de tournure d'esprit, de besoin de dialogue, sans doute. En tout cas, je n'ai jamais été dans l'état d'esprit que décrit Dominique Dyens...

C'est aussi cela qui rend son livre très intéressant : quelque soit sa position face à la psychanalyse, qu'on ait essayé ou qu'on soit béotien en la matière, on a sous les yeux un témoignage direct. Et il en ressort beaucoup d'éléments troublants, la certitude que ces séances ont amélioré la situation initiale et ont même eu des résultats allant au-delà des attentes.

Il reste cet étrange phénomène du transfert, que tout le monde connaît sans pour autant le comprendre, dont on parle en catimini, avec ravissement ou inquiétude, selon les cas, selon le niveau d'information. Et quand je parle d'embarras ou d'inquiétude, c'est étonnant de constater que, si cela vaut pour des patients, cela vaut également pour les analystes eux-mêmes.

Ce thérapeute, que consulte la narratrice, dont on sait si peu de chose, pas même le nom, se montre bien peu disert face aux confidences (cette fois, je crois qu'on peut employer le mot) de sa patiente. Cet autre amour est un problème en plus à gérer, et il ne semble pas vraiment savoir par quel bout le prendre. Un apprenti chimiste manipulant un produit instable pouvant sauter à chaque instant.

De même, la curiosité insatiable de cette patiente qui refuse de rester à sa place et ne cesse de vouloir franchir la ligne de démarcation entre l'analyste et le patient, qui a l'air de vouloir psychanalyser le psy, par moments, ce n'est définitivement pas sa zone de confort. Il y a quelque chose de très touchant chez ce psy, honnête et respectueux.

On voit, tout au long du livre, des situations qui pourraient "franchir la ligne jaune", partir en vrille et déboucher sur des intrigues romanesques, avec bifurcation possible vers le noir, comme dans "Mortel transfert", de Jean-Pierre Gattégno, adapté au cinéma par Jean-Jacques Beneix, ou vers une histoire d'amour transgressive (dont ne se sont d'ailleurs pas privé certains pionniers de la discipline).

Mais, nous l'avons dit plus haut, le sujet de "Cet autre amour", c'est la narratrice elle-même, son évolution à travers ce transfert. On peut craindre, en se lançant, de se retrouver dans une position de voyeur, d'entrer dans des domaines où l'on ne devrait pas mettre un pied, mais rien de tout cela, bien au contraire.

Bien sûr, Dominique Dyens se raconte, pardon, la narratrice se raconte, se dévoile, évoque son enfance, sa famille, sa jeunesse, sa vie de femme et d'épouse, sa carrière d'écrivaine (si vous avez lu certains de ces romans, nul doute que vous y repenserez en les envisageant d'un nouvel oeil), avec nostalgie, émotion, mais aussi humour... Elle devient un des personnages de papier et d'encre auxquels elle donne habituellement vie.

On y découvre la puissance de l'inconscient, et tout ce qu'on ignore de ses mécanismes, de ses déclencheurs. On y voit surtout une femme porter un nouveau regard sur elle-même, sur son travail. Le dernier blocage qui a sauté, c'est ce livre, et donc l'inspiration, qui se faisait plus rare, moins constructive.

Après avoir refermé "Cet autre amour", le lecteur que je suis s'est senti terriblement curieux de découvrir le prochain roman de Dominique Dyens. Nul doute qu'il sera inspiré, influencé par cette expérience et que c'est une nouvelle page qui s'ouvre pour elle, également dans ce domaine. Et c'est aussi à cette lumière qu'il faudra le lire.

Dites, ça existe, les transferts des lecteurs vers les écrivains ?

mardi 21 novembre 2017

"Le plus probable, c'est qu'on va plutôt où l'on ne veut pas, et que l'on fait plutôt ce qu'on ne voudrait pas faire, et qu'on vit et décède tout autrement qu'on ne le voudrait jamais, sans espoir d'aucune espèce de compensation" (Arthur Rimbaud).

Et Arthur Rimbaud, comme plusieurs autres poètes, d'ailleurs, sera présent dans notre roman du jour. Lui, plus que les autres, d'ailleurs, car ce ne sont pas seulement ses mots que l'on croise, mais son fantôme. Une drôle d'histoire, d'ailleurs, que ce roman, qui se découpe en deux parties vraiment distinctes, séparées par un événement clé, véritable charnière dans la vie des personnages. Une réflexion sur la difficulté à passer outre un drame survenu durant l'enfance et qui hante, ronge, détruit... "Système", d'Agnès Michaux (en grand format chez Belfond), est une histoire qui débute comme un film de la Nouvelle Vague, puis nous entraîne dans la Corne de l'Afrique, avec un crochet vers l'Indochine, à travers une rencontre importante. Un voyage initiatique afin de lutter contre les tendances mortifères, la violence pour l'un, la folie pour l'autre, qui se sont emparés d'un frère et d'une soeur, et leur permettre, enfin, de se libérer du souvenir de leur mère assassinée...



A la mort de son père, Paul Dumézil retourne à Hyères, sur cette presqu'île de Giens où il a grandi. Il retrouve la maison familiale, pleine de souvenirs, pas tous bons, loin de là, et sa soeur, Marisa, qui a 7 ans de plus que lui. Elle est exubérante, volubile, provocante, sans doute un peu trop, il est sombre, introverti, en colère.

En effet, c'est dans cette villa que leur mère est morte, dans les années 1980. Marisa était adolescente, Paul, un enfant de 8 ans. Une mort atroce, qui fait l'objet du prologue du roman : décapitée par un voisin. Le traumatisme a été rude et, chacun à leur façon, les Dumézil ont vécu avec. Mais, la mort de leur père les laisse seuls. Seuls face au souvenir et à la douleur.

Paul Dumézil aurait pu aller loin, comme on dit. Mais, sa vie est petite, étriquée. Secrétaire particulier d'un vieil académicien (non, ce n'est pas qu'un pléonasme), il vivote, comme si l'assassinat de sa mère lui avait coupé les ailes. Il n'a aucune ambition, il se laisse porter et ne fait que ressasser sa colère. A la mort de son père, il balance encore une fois tout, quitte son poste et Paris et s'installe à Hyères.

De Marisa, on ne sait que très peu de choses sur sa vie d'avant. C'est une femme belle, séduisante, qui le sait et qui en joue, un peu à la manière d'un personnage dans certains films de Jacques Deray ou de François Ozon. On comprend surtout, petit à petit, qu'elle est devenue une sorte de réincarnation de sa mère, dont elle a adopté certains des comportements, en plus de leur ressemblance.

Disons-le tout net, Marisa et Paul ne vont pas bien, et la mort de leur père n'est certainement pas la cause principale de cette situation. Le fantôme de leur mère est omniprésent, plus encore lorsque les Dumézil apprennent que son assassin va sortir de prison après avoir purgé sa peine. Une situation insupportable pour ces deux enfants devenus adultes, mais qui ont grandi dans ce deuil terrible.

Là encore, deux manières de réagir : Marisa s'enfonce dans une douce folie, faite d'alcool, de séduction débridée, de désespoir refoulé... Elle assure qu'elle est schizophrène, alors que les médecins ne diagnostiquent rien d'autre qu'un profond mal-être. Et elle ne semble guère décidé à remédier à cette chute, lente mais inexorable.

Paul, lui, c'est la colère qui l'anime, encore et toujours. Elle l'embrase quand il apprend que l'assassin de sa mère va retrouver la liberté. Certes, c'est désormais un homme âgé, mais il est vivant et ne le mérite pas. Se venger ? Il semble sérieusement l'envisager, au point de retrouver l'homme, de le suivre, de prendre contact avec lui...

Et ensuite ?

La suite, ce sera justement trouver comment rompre avec ce système qui nous entraîne de la naissance à la mort sans trop nous demander notre avis, ce destin que nous ne contrôlons pas et qui peut nous faire terriblement souffrir. Les Dumézil en sont là : leur salut, leur raison de vivre passera par-là, aussi radicale soit cette rupture.

Parce que, depuis une trentaine d'années, la vie des Dumézil est un mirage, une illusion. Un long tunnel sans consistance, une parenthèse désenchantée qui n'est pas leur vie. Leur vie, à Marisa comme à Paul, s'est arrêté lorsque leur mère a été sauvagement tuée. Rompre avec le système permettrait de renouer ces fils arrachés par le tueur.

Ce cheminement va les emmener en Ethiopie. Pourquoi ce pays ? Sans doute par analogie avec Rimbaud, qui a passé la dernière partie de sa vie dans cette région, qui y a fait commerce, qui n'en est revenu que pour mourir à Marseille... Depuis la fin du XIXe siècle, le monde a bien changé, la Corne de l'Afrique aussi, bruissant de révoltes et de guerres civiles...

Entre les Dumézil et Rimbaud, des parallèles troublants : ce voyage, bien sûr, avec cette destination si particulière. Mais aussi la relation très forte entre un frère et une soeur. Il y a Paul et Marisa, il y eut Isabelle et Arthur. Elle ne l'accompagna pas en Afrique, comme Marisa, mais leur correspondance fut importante et c'est elle qui le veilla dans ses derniers instants.

La citation placée en titre de ce billet apparaît dans le roman d'Agnès Michaux, mon choix est donc basé sur plusieurs éléments : Rimbaud et son exil abyssin, Rimbaud et sa soeur. Mais aussi le fond même de ces quelques mots qui me semblent parfaitement définir ce fameux "système" que la romancière a placé en titre de son livre.

Oh, je ne doute pas que Agnès Michaux, en intitulant son livre de ce simple mot, ne fasse pas preuve d'une ironique provocation. Ce mot, "système", nous l'avons lu et entendu de nombreuses fois lors des dernières campagnes électorales, c'était un peu le mistigri, le mot qui catalysait tous les maux. Une boîte de Pandore du XXIe siècle, que chacun parait de ses propres fantasmes horrifiés.

Mais, ce mot, ce n'est pas chez Rimbaud que Agnès Michaux l'a trouvé, mais chez Albert Camus. La romancière clôt son roman pas une série d'annexes très intéressantes, dont une sur ce fameux titre, "Système", que l'auteur de "l'Etranger" avait consigné dans ses carnets en 1947 comme titre possible d'un futur livre.

Puis, plus loin, dans ces mêmes carnets, quelques mots, presque un pitch, comme on dirait de nos jours. Et l'on découvre la scène d'ouverture du roman d'Agnès Michaux, et l'assassinat terriblement violent d'Eva Dumézil, qui se produit de manière très surprenante, inattendue, à l'issue d'une scène en plan séquence pleine de sensualité et de douceur...

Rimbaud et Camus ne sont pas les seuls écrivains et poètes conviés par Agnès Michaux : Lamartine ouvre le bal, mais pas en déplorant l'absence d'un seul être qui dépeuple tout, ce qui collerait pas mal avec la situation des Dumézil. Suivent Vigny et Rilke, qui encadre Rimbaud. A chaque partie du roman, son poète et une exergue sortie de leur oeuvre.

Si Rimbaud apparaît donc aussi dans le fil du récit, à travers la citation en titre de ce billet, il faut également signaler que Vigny, égratigné avant d'être salué, tient aussi une place particulière. Dans les fameuses annexes, et oui, il faut tout lire, on peut lire son long poème "la Maison du Berger", sous-titré "Lettre à Eva", extrait des "Destinées"...

Eva, comme la mère de Marisa et Paul... Cette absente si présente dans la vie de ces deux êtres. Eva... Prénom qui rappelle une fameuse figure de la Bible, avec laquelle Mme Dumézil semblait avoir quelques points communs. Et, après elle, sa fille, qui a repris le flambeau, presque plus réincarnation qu'imitation...

Troublante Eva, jusqu'à susciter une haine jalouse et meurtrière... Troublante Marisa, qui envoûte les hommes. Tous les hommes, même ce jeune frère avec qui elle entretient une relation ambiguë. Oh, oui, bien sûr, une relation qui touche au désir, c'est certain, on en a la preuve lors de certains passages. Une relation qui reste toutefois ambiguë, rien de plus...

Mais, pas seulement : si les liens qui unissent Marisa et Paul pourraient fleurer l'inceste, on se dit également que leur relation est plus que fraternelle. Avec ses 7 ans de plus, Marisa est presque une autre mère pour Paul, si jeune quand sa véritable maman lui a été arrachée de la pire des manières. Une mère à qui elle s'efforce tant de ressembler...

Oui, il y a, dans la première moitié du roman, en effet, cette touche troublante, équivoque, portée par une imagerie qui, je l'ai dit en préambule, pourrait rappeler la Nouvelle Vague. La seconde moitié est bien différente, du fait du changement de décor, bien sûr, avec l'Ethiopie, un des berceaux de l'humanité, mais également par le changement de rythme.

La Dolce Vita sur la presqu'île de Giens est oubliée, cette fuite qui ne veut pas dire son nom, qui prend des allures de voyage d'agrément avant de basculer, quand le pays s'enflamme, cette recherche de quelque chose d'indicible, d'une simple raison de continuer, d'une renaissance, tout cela offre un panorama sans rapport apparent.

Dans ce périple, Paul, qui doit composer avec sa position, entre justice et culpabilité, et une soeur qui ne cesse de s'enfoncer, va rencontrer un vieil homme, une statue du Commandeur, un phare dans l'obscurité. Etienne Michaux de la Rosière (tiens, tiens...) est un ancien d'Indochine qui n'a jamais pu rentrer en métropole après la décolonisation et qui a finalement posé ses bagages en Ethiopie.

Parce qu'il sera dit que "Système" sera un roman ambigu, servi par des personnages ambigus, ce presque octogénaire n'échappe pas à cette règle. A la sagesse que lui confère l'âge et l'expérience, il ajoute une dose de violence qui a de quoi remettre les idées en place des plus déboussolés, dont Paul peut faire partie.

Une sorte de Charon qui doit leur faire traverser le Styx en direction des Enfers... Mais l'enfer, ils y sont depuis trente ans, depuis qu'un homme a décollé la tête de leur mère au bord d'une piscine. Alors, pourquoi ne seraient-ils pas de modernes Orphée et Eurydice ? Sans le funeste regard qui fait tout échouer...

Ce billet est décousu, certes, mais je ne savais pas vraiment par quel bout prendre "Système". Agnès Michaux sait instaurer des ambiances très particulières, prenantes, dérangeantes, aussi. On suit ses personnages dans leur quête, celle de l'espoir, d'une vie débarrassée du poids du passé. La quête de ce qui pourrait les libérer de l'insupportable tutelle maternelle, à qui ils feraient enfin quitter les limbes.

Une quête de paix qui va passer par la rencontre avec la guerre, la misère violente, terrible, l'exil et la beauté féroce et hostile d'une région du monde qui a tout d'une poudrière. Ethiopie, Erythrée, Somalie, autant de pays au bord de l'implosion... Une éruption de violence comme une catharsis, comme le choc providentiel qui peut, enfin, guérir le traumatisme.

Mais, "Système", c'est aussi une réflexion sur les vies que nous nous construisons, bâties sur une naissance, une éducation, un passé. Sur des moments forts qui nous marquent, en bien comme en mal, mais qui ne nous quittent plus, ensuite, et parfois nous entravent, nous empêchent de progresser, nous contraignent à vivre dans un faux présent qui singe le passé, et sans aucune vision du futur.

C'est cela que recherchent les Dumézil : tendre ces amarres qui les relient au passé jusqu'à ce qu'elles rompent et leur permettent enfin de naviguer à leur gré. Il faudra franchir des épreuves pour cela, sans certitude de réussite. Mais, qu'ont-ils à perdre, puisque, de toute façon, "le raté et la schizophrène", comme le dit Marisa, sont à la croisée des chemins.

dimanche 19 novembre 2017

"Ah non ! Je n'aime pas les nobles. Ces grandes maisons aux murs de pierre, c'est un enfer. Un enfer. Un monde sans coeur".

Cela fait un petit moment que j'avais envie de découvrir l'auteur de notre roman du jour. Pour plusieurs raisons, la première étant que j'étais curieux de lire pour la première fois un livre venu d'Indonésie, signé par un écrivain considéré comme le plus grand de son pays. J'avais imaginé découvrir Pramoedya Ananta Toer à travers le "Buru Quartet", son oeuvre majeure, dont les éditions Zulma ont entamé la publication, et puis une autre possibilité est apparue, avec la réédition en poche, chez Folio, de "La Fille du Rivage, Gadis Pantai", roman paru en 1962 et qui fut traduit en français plus de 40 ans après par François-René Daillie. Direction l'île de Java, au tournant des XIXe et XXe siècle, à la rencontre d'une jeune fille dont le destin va basculer lorsqu'elle va être mariée à un seigneur local. Une plongée dans l'Indonésie féodale, et un regard particulier sur le statut social, par laquelle elle va nous expliquer avec une candeur bouleversante que l'argent ne fait jamais le bonheur.



Elle est née dans un village de pêcheurs, sur l'île de Java. Elle y a grandi entourée de ses parents et de frères, habituée au rythme difficile des journées de pêche, lorsqu'il faut se lever au milieu de la nuit pour accompagner les hommes qui partent en mer. Elle a appris à préparer la nourriture, celle que consomme la famille, celle qu'elle vend pour vivre, mais aussi à réparer les filets.

Son univers se limite à ce hameau, ces quelques maisons rassemblées sur le littoral, à la merci des caprices de la nature, des raz-de-marée qui se produisent parfois, mais aussi des razzias de pirates, qui détruisent tout sur leur passage. Elle aime ses parents, même si elle craint son père qui la bat, parfois, mais elle ne connaît rien d'autre du monde qui l'entoure et elle n'est pas malheureuse.

Et puis, alors qu'elle a 14 ans, un messager arrive dans son village. Peu de temps après, ses parents et elle se rendent en ville, là où ils ne vont jamais habituellement. Ils ont rendez-vous dans une immense demeure, celle d'un seigneur local, le Bendoro, qui semble être l'homme le plus riche du monde. Un homme qui a choisi la jeune fille pour être son épouse.

Pour ses parents, même si c'est un déchirement, c'est un immense honneur qui ne se refuse pas. Ils savent qu'en cédant (désolé, il n'y a pas d'autre mot) leur enfant au Bendoro, ils ne la reverront sans doute plus, parce qu'elle accédera à une classe sociale bien supérieure à la leur et qu'ils ne seront plus alors que quantité négligeable...

Et pour elle ? D'abord, elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe, tout cela la dépasse, elle se retrouve dans ce monde si différent du sien, tellement différent. Puis, elle réalise brutalement que ses parents vont l'abandonner là, dans l'inconnu, auprès de cet homme qu'elle n'a même pas encore rencontré. Mais, elle n'a pas son mot à dire...

Elle ne pourra désormais compter que sur le soutien d'une vieille servante, qui va s'occuper d'elle, lui apprendre à se comporter dans cette nouvelle société, la soutenir moralement, devenir une mère de substitution qui rassure l'enfant, lui raconte des histoires, l'aide à accepter sa nouvelle position d'épouse du Bendoro.

Désormais, elle est Mas Ngantem, le titre qu'on donne à la maîtresse de maison. Elle est l'épouse d'un homme bien plus âgée qu'elle qui est bien souvent absent. Elle vit dans une cage de marbre et d'or, dont elle ne sort jamais, un mode de vie aux antipodes de ce qu'elle a connu jusque-là. Et une fonction dans laquelle elle peine à entrer et à se sentir à l'aise...

"La Fille du Rivage", c'est le récit de cette période où une jeune fille de 14 ans, originaire d'un misérable village de pêcheurs a été l'épouse d'un seigneur. C'est le récit de son apprentissage pour devenir Mas Ngantem, une épouse dévouée et soumise qui doit s'effacer le plus clair de son temps et renoncer à tout libre arbitre, à toute liberté individuelle...

Un court roman dans lequel il se passe pourtant énormément de choses, où l'on voit la jeune fille évoluer, grandir, passer de l'enfance et approcher à pas forcés de l'âge adulte, mais aussi, essayer de concilier son nouveau rôle de Mas Ngantem et son esprit libre, je crois qu'on peut même dire rebelle, par exemple, lorsqu'elle va réussir à imposer une visite à ses parents dans leur village.

Avant d'aller plus loin, quelque chose vous a peut-être frappé : les personnages n'ont pas de nom, ils sont réduits à leur fonction sociale : le Bendoro, Mas Ngantem, mBok pour la vieille femme qui sert la jeune fille, etc. Et, effectivement, on ne connaîtra jamais leurs noms, pas même celui de la principale protagoniste, simplement nommé Gadis Pantai, la Fille du Rivage.

En ouverture du livre, deux pages, bouleversantes, où celui qu'on appelle "Pram" en Indonésie, Pramoedya Ananta Toer raconte la vie de sa grand-mère, une vie dure, misérable, mais où percent la fierté et l'amour des siens. Une vieille femme que l'enfant, puis le jeune homme qu'était Pram a connu sans vraiment la connaître, au point d'ignorer jusqu'à son nom...

Voilà ce qu'est "la Fille du Rivage", un hommage à cette femme qui a connu tant de choses, comme son pays natal, de la colonisation par les Hollandais jusqu'à l'occupation japonaise. Une femme contrainte dans un pays privé lui aussi de son indépendance et qui, elle aussi, a su finir par gagner sa liberté, malgré tout.

Une liberté qui n'a pas été synonyme de richesse matérielle, c'est certain, mais cette femme, la grand-mère de Pram, possédait, au milieu du bric-à-brac composé des objets qu'elle récupérait pour les vendre au porte-à-porte, un trésor inestimable, qu'elle n'aurait sans doute troqué ou vendu pour rien au monde : cette fameuse liberté. Mener sa vie comme on l'entend.

Je suis un peu sorti du livre lui-même, j'ai extrapolé à partir de ces deux premières pages qui servent de prologue au roman, avant qu'on fasse connaissance de la jeune fille. Une jeune fille qui n'a donc pas de nom, comme la grand-mère de Pram. Alors, plutôt que de lui inventer une identité, il l'a nommée par ce qu'elle était, ce qu'elle aurait pu rester toute sa vie : la Fille du Rivage.

On se dit qu'une jeune femme née dans un pauvre village de pêcheurs et qui devient une princesse, richement vêtue et portant des bijoux en or de la tête aux pieds, c'est la définition du conte de fée. Pramoedya Ananta Toer démontre que cela peut être également tout l'inverse, car l'existence de Gadis Pantai, dès ce jour où elle a quitté le village pour la maison du Bendoro, a tourné au drame.

En arrivant chez le Bendoro, la jeune fille découvre littéralement un autre monde, dont elle ignore tout. Et ce qu'elle ressent, ce n'est pas de l'émerveillement, mais de la frayeur, comme lorsqu'on se retrouve face à l'inconnu. L'opulence, la richesse, le pouvoir, tout cela n'a guère de sens pour celle qui n'est finalement encore qu'une enfant lorsqu'elle entre chez le Bendoro.

Jamais elle ne sera celle qu'on veut faire. Elle va conserver ce libre arbitre, mais aussi ce bon sens de ceux qui n'ont pas été formatés par une éducation trop stricte, et c'est peut-être ce qui va la sauver, l'empêcher de sombre. Elle va surtout avoir cette formidable intelligence de tirer partie de ce qu'elle a désormais à portée de main.

Elle va devenir Mas Ngantem, s'accommoder de cette position qu'elle sent pourtant fragile. Pour plusieurs raisons : parce qu'elle sent bien que c'est d'abord un statut honorifique et qu'elle n'est finalement pas grand-chose à côté du Bendoro, le véritable maître de maison. Ensuite, parce que c'est un statut qui isole et que la solitude lui pèse, la pousse à broyer du noir, la rend jalouse...

Enfin, parce que certains événements vont lui révéler que son mariage est une farce, un faux semblant, et que, quoi qu'elle fasse, elle ne sera jamais la Maîtresse, la Princesse, mais qu'elle sera toujours une simple fille de pêcheurs. Son ascension sociale est une espèce de leurre, qui ne ravit pas tout le monde, et qui risque de cesser brusquement, comme lorsque Cendrillon redevient souillon...

Dans une société, qui n'est pas une société de castes, mais qui voit la possibilité de passer d'une classe à une autre assez réduite, voire impossible, la Fille du Rivage connaît une position on ne peut plus précaire. Et même carrément impossible, quand, à son retour au village, elle se rend compte qu'elle y est devenue, si ce n'est une étrangère, au moins une notable qu'on ne considère plus comme avant.

Mal accepté dans son nouveau monde, considérée autrement parmi les siens, elle flotte entre deux eaux, sans plus de réelles attaches nulle part, isolée... Cette solitude, c'est sans doute ce qu'on ressent le plus chez cette jeune fille qui devient jeune femme et qui souffre, en silence... Jusqu'au dénouement, qui sera plus cruel encore pour elle.

J'ai beaucoup parlé de la Fille du Rivage, qui est le personnage central du livre, mais il faudrait aussi évoquer le Bendoro, pourtant bien moins présent. Là encore, on est loin des analogies qu'on pourrait faire avec les princes charmants des contes européens ou les souverains des contes orientaux. Il est très effacé, du moins du point de vue de sa jeune épouse, souvent absent pour affaires.

Même quand il est là, il a peu de temps à consacrer à sa nouvelle femme, qu'il traite malgré tout avec égard, malgré l'étiquette pesante en vigueur dans sa maison. On le voit tendre, attentionné, même, en dépit de la distance que l'on ressent. Une relation a minima, mais qu'on pourrait imaginer voir évoluer favorablement. Et puis, le Bendoro va changer...

C'est un homme pieux, qui pratique la religion avec assiduité et incite son épouse à en faire autant, elle qui n'a que de rudimentaires connaissances en la matière. Mais, c'est surtout le fossé social, encore lui, qui va s'élargir, chaque membre du couple restant sur un des bords... Et c'est au final un homme inflexible, irascible, dur, que l'on va découvrir. Sans empathie ni amour pour Gadis Pantai...

L'argent ne fait pas le bonheur, je le disais. La Fille du Rivage n'est pas heureuse dans les ors de la maison luxueuse du Bendoro, en tout cas, bien moins qu'elle ne l'était dans son village natal. Dans son rôle de Mas Ngantem, elle perd la joie, le naturel qui étaient les siens avant son mariage arrangé, et donc forcé.

Elle essaye de faire face et on a la sensation que, peu à peu, elle se fait à l'idée de devenir ce qu'on attend d'elle. Au retour du village, entrée dans une nouvelle ère où elle a décidé d'asseoir son autorité de Man Ngantem et de s'endurcir, elle est en passe d'incarner enfin cette maîtresse de maison, terme devenue quasiment son identité...

Un élément m'a frappé dans l'histoire de Gadis Pantai : elle est une fille de la mer. Ce n'est pas seulement une question de décor, d'horizon, non, elle appartient à une population entièrement tournée vers la mer, qui est considérée comme une divinité, celle qui décide de la vie comme de la mort, qui nourrit et apaise, ou se fâche et punit.

C'est aussi un milieu solidaire, sans véritable hiérarchie sociale, si ce n'est celle que confère l'âge. On se connaît, on s'apprécie, on s'aime, on n'est pas enfermé dans des conventions et des règles sociales strictes et impossibles à transgresser. Il y a de la chaleur dans ce monde-là, quand la vie de Gadis Pantai chez le Bendoro n'est que froideur et absence de contact humain...

Aux yeux des villageois, le seigneur n'est pas seulement un homme de la ville, c'est aussi un homme de l'intérieur des terres et donc, quelqu'un qui n'a pas ce lien extrêmement fort avec la mer. Il appartient quasiment à une autre civilisation, et pas seulement à une autre classe sociale. Les différences ne sont pas seulement matérielles, elles sont bien plus profondes.

Ce lien à la mer, il transparaît dans ce nom que l'auteur donne à son personnage, Gadis Pantai. La mer est essentielle, pour elle, et son mariage coupe ce lien, qui sera difficile, voire impossible à renouer. Cela peut sembler un détail, mais je crois que cette rupture est au contraire très importante, au regard de la fin du livre.

Gadis Pantai est une jeune femme en quête de liberté. Si sa vie de famille lui offre peu de perspective, elle possédait sans doute bien moins de contraintes que sa vie de Mas Ngantem, réglée comme du papier à musique, dans laquelle elle ne prend aucune décision et doit se soumettre au bon vouloir de son époux et de l'étiquette qu'il impose.

Peu à peu, alors que sa situation est fragile, vacillante, incertaine, elle va comprendre que c'est aussi le moment de prendre en main sa destinée. Cette liberté, elle va la saisir, s'y accrocher. Elle ne prendra sans doute pas une forme rêvée, mais peu importe la dimension matérielle si en retour, on a la possibilité de faire ses choix, de prendre ses décisions.

Là encore, ce qui va se produire dans le roman va dans ce sens : plus jamais Gadis Pantai n'acceptera qu'on décide pour elle. La fin du livre est cruelle, je l'ai dit, les dernières lignes sont déchirantes, abruptes. La liberté est gagnée, mais à quel prix ? Et l'on ressent une immense compassion pour cette jeune femme que l'on a accompagnée durant quelques heures à peine et qu'on ne voudrait pas quitter.

Oui, j'avais envie de découvrir Pramoedya Ananta Toer et j'ai désormais l'envie de poursuivre cette découverte. Il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur ce livre, sur le lien familial entre l'auteur et son personnage, mais aussi l'allégorie que représente Gadis Pantai, celle d'un pays aspirant à son indépendance et à la possibilité de faire ses choix par lui-même.

Pram, disparu à plus de 80 ans en 2006, a été un militant pour l'indépendance de l'Indonésie durant une bonne partie de sa vie, puis il a lutté contre la dictature qui s'est instaurée dans le pays, sous la férule du terrible Suharto (ce qui lui valut prison et censure). Ecrit dans les années 1960, c'est un roman très critique sur l'organisation sociale du pays, et une dénonciation des mariages forcés de très jeunes filles.

Mais qu'on ne s'y trompe pas : ce que Pram montre de l'Indonésie n'est pas si différent de ce que l'Europe a connu longtemps. Ce féodalisme où une caste supérieure a droit de vie et de mort sur une majorité de la population n'est pas l'apanage de ce pays, d'une religion ou d'un système politique en particulier. Et cette recherche de la liberté nous concerne toutes et tous.

samedi 18 novembre 2017

"Tant que tu te tapis dans mon cerveau, je resterai dans la montagne".

Lorsqu'on évoque la littérature japonaise, on parle peu de la tradition du polar, qui est pourtant très ancienne sur l'archipel. Ces dernières années, des thrillers comme "Out", de Natsuo Kirino, ou "Battle royale", de Koushun Takami, ont été remarqués, mais ce ne sont pas de vrais polars, dans lesquels on verrait des policiers au travail pour démêler un écheveau complexe. C'est ce qui m'a attiré dans notre lecture du jour, mais pas uniquement. Je voulais découvrir une ambiance et, si ce n'est pas du tout celle que j'attendais, je n'ai pas pour autant été déçu. "Montagne claire, montagne obscure", de la romancière Kaoru Takamura (dans la collection Actes Noirs des éditions Actes Sud ; traduction de Sophie Refle), est un polar très sombre, déroutant, étrange, où le lecteur, comme les enquêteurs, se pose énormément de questions. On est face aux nombreuses pièces d'un puzzle, mais peuvent-elles être assemblées ou sont-elles réunies par le hasard ? Folie et culpabilité sont deux éléments très forts de cette histoire, tout comme la montagne, bien sûr, si impressionnante...



Pour le lieutenant Sano, de la police départementale de Kofu, au pied des Alpes japonaises du sud, l'automne 1976 restera longtemps dans les mémoires. En quelques jours à peine, il a dû intervenir avec ses hommes par deux fois sur les flancs de ces montagnes, alors que la météo commençait à se dégrader sérieusement.

La première fois, ils n'ont rien pu faire pour ce couple qui s'est suicidé dans sa voiture. Seul leur fils, qui s'est échappé de l'habitacle envahi par les gaz d'échappement, a pu être sauvé, après avoir erré dans la montagne et manqué périr de froid... Une incroyable volonté de vivre, mais, une fois retrouvé, grièvement intoxiqué, il a sombré dans le coma.

Puis, il a fallu s'occuper d'un homme tué à coups de pelle, à proximité d'un chantier pharaonique visant à aménager la montagne, un barrage, une route, projet contesté par les mouvements écologistes et à l'arrêt depuis un moment. Pourtant, dans une baraque de chantier, vit un ouvrier un peu fou, et surtout très alcoolisé, à l'écart de tout, obsédé par ses ruptures sentimentales.

C'est lui qui, une nuit où le blizzard s'est déchaîné, entre sommeil, cauchemar, éthylisme et folie, a cru qu'un animal l'attaquait. Mais ce qu'il a frappé violemment avec le premier objet à portée de main n'était pas une bête sauvage, mais un homme... Que faisait-il là, avant l'aube, par ce temps effroyable ? Mystère, mais Sano est là pour arrêter Iwata, cet ouvrier taciturne et l'esprit vagabond...

En 1992, à Tokyo, la police est appelée pour un meurtre commis sur la voie publique. Un homme, vraisemblablement un yakuza, a été assassiné devant la maison d'un avocat. En soi, ce n'est pas anodin, mais la manière dont il a été tué intrigue les policiers appelés sur place, qui n'arrivent pas à savoir avec quelle arme l'homme a été tué.

Deux jours plus tard, c'est un magistrat qui est assassiné à son tour. Comme on ne fait pas de lien avec la mort d'un obscur yakuza, l'affaire n'est pas confiée au même service de police que la précédente affaire. Jusqu'à ce que l'autopsie révèle que c'est la même arme, toujours inconnue, qui a servi pour tuer le procureur...

Un mode opératoire suffisamment bizarre pour qu'on se pose de sérieuses questions : y aurait-il un lien, peu évident, entre les victimes ? Ou pire, ont-elles été choisies au hasard par un tueur fou qui aurait entamé une macabre série ? Toutes les hypothèses sont ouvertes et les deux services concernés, la police judiciaire d'un côté et le crime organisé de l'autre, vont devoir travailler ensemble.

Le problème, c'est que l'harmonie ne règne pas du tout au sein de la police de Tokyo. Chacun garde ses informations pour lui, tire la couverture à lui, prend des initiatives sans en avertir les autres, suit des pistes sans se concerter avec ses collègues... Un grand n'importe quoi où personne ne joue franc jeu et qui abouti à un sacré fiasco...

L'enquête n'avance pas, aucune piste n'apparaît réellement et l'on redoute que le tueur frappe encore... Le lieutenant Goda, de la police judiciaire, n'est ni meilleur ni pire que les autres, à ce petit jeu. Lui aussi suit ses pistes et se montre parcimonieux avec les informations qu'il collecte. Mais, malgré tout, il est celui qui met le plus d'ardeur dans ses recherches...

Et, pendant ce temps, dans la capitale japonaise, un homme entend d'étranges voix, qu'il suit ou qu'il fuit. Ce mal qui le hante semble agir selon des cycles particuliers que ne préside pas la lune ou le soleil, mais la montagne... Une montagne qui se montre claire quand tout va bien, et sombre quand "l'Autre" prend l'ascendant.

En période de montagne sombre, tout peut arriver... Surtout le pire.

Il n'est pas simple de vous présenter ce roman, car il s'y passe énormément de choses, en particulier au début du roman, on va y revenir. Non, ce n'est pas simple, parce qu'il faut planter le décor et trouver le bon équilibre entre ce qu'il faut évoquer ou pas. J'ai fait des choix, comme Actes Sud, d'ailleurs, sur sa quatrième de couverture, et je ne prétends pas à la perfection.

J'ai simplement mis en évidence des éléments qui me paraissent essentiels, tandis que j'ai fait le choix d'en laisser d'autres dans l'ombre. Un peu ma version à moi de la montagne claire et de la montagne obscure, si je puis m'exprimer ainsi. Ce n'est pas que certains éléments soient plus ou moins importants que d'autres, mais rien n'est évident dans la mise en place de l'intrigue.

Dit plus clairement, cela concerne une série d'événements qui se déroulent entre 1976 et 1992. Le roman est construit en six parties, dont les noms font référence à l'agriculture, des semailles à la récolte. A chaque étape, des éléments s'ajoutent aux autres, certains sont connectés naturellement entre eux, d'autres, au contraire, paraissent indépendants... Leur logique globale, elle, reste floue...

Et cette incertitude est une des grandes forces de ce polar. Parce qu'on a un faisceau d'éléments dans lesquels il faut essayer de faire le tri. Mais, le lecteur, lui, a toutes ces cartes en main, ce qui n'est pas le cas des policiers tokyoïtes, un peu dépassés par les événements... Et, du moins au début, on peut les comprendre.

Mais, une grosse partie de ce livre de près de 500 pages (attention, avec Actes Sud, les paginations sont parfois trompeuses, ça pourrait faire un peu plus chez d'autres éditeurs, en fonction des formats) s'intéresse justement au travail de ces policiers. On l'a dit, tout le monde ne rame pas dans le même sens, et cela se ressent.

Difficile, depuis la France, pays qui a souvent montré sa tendance à la guerre des polices, sans même évoquer la rivalité police/gendarmerie, de blâmer les flics japonais. L'hôpital, la charité, tout ça... Pourtant, il est assez rare d'assister à cela de cette manière, car dès le départ, on a la sensation d'assister à une compétition, bien plus qu'à une enquête criminelle.

Ils sont plus nombreux encore que les équipes mises en scène à l'envi par les séries américaines, depuis "les Experts" et "FBI : portés disparus", jusqu'à "Esprits Criminels" ou "Chicago Police Judiciaire". Le souci, ce n'est clairement pas le manque d'effectif, mais au contraire, une surabondance de biens qui nuit carrément à l'avancée des investigations...

On ne peut pas dire qu'il règne une ambiance joviale au sein de la police de Tokyo. Chacun veut réussir comme si son avenir en dépendait, et pas seulement un avenir professionnel, a-t-on l'impression. Il manque de la complicité entre eux, de la confiance, aussi, et, pour reprendre une fameuse formule, on se dit vite que ces flics n'iront jamais passer leurs vacances ensemble.

Voir des policiers connaître des difficultés, suivre des fausses pistes, courir après des fantômes, peiner à réunir des informations ou se faire piéger par un suspect, tout cela est assez courant. Mais, à ce point, ça l'est beaucoup moins. Dans cette affaire, on patauge carrément, et comme dans des sables mouvants, à chaque nouveau mouvement, on s'enfonce un peu plus...

Au départ, il y a l'absence de lien évident entre les deux crimes commis à Tokyo en 1992. Mais, ensuite, lorsqu'on relie ces deux affaires, qu'on met dessus des services et des hommes qui n'ont que très moyennement envie de collaborer, on se dit qu'ils sont en train de se savonner la planche eux-mêmes...

Et puis, peu à peu, alors que l'affaire va en empirant, voilà que vient s'ajouter la pression politique, qui ne va cesser de se renforcer. Alors, on sent un changement : la peur d'échouer, d'abord, puis, paradoxalement, celle de réussir... En effet, résoudre cette affaire après tant d'erreurs et d'atermoiements équivaudrait à mettre en évidence les insuffisances des policiers...

Cela, on pourrait le résumer en une formule lapidaire : "la vérité ou l'honneur". Et au Japon, on ne lésine pas avec l'honneur. Oh, bien sûr, c'est un Japon moderne, on ne demandera pas aux policiers incriminés de se faire hara-kiri. Pas au sens strict... Mais, c'est une faute qu'ils traîneront longtemps, une marque d'infamie professionnelle...

Le lieutenant Goda (pour les lecteurs qui commencent à flipper quand je dis qu'il y a beaucoup de personnages, il y a une liste en ouverture du roman, ne craignez rien !) est celui qui s'en tire le mieux, même si, et il le reconnaîtrait lui-même, son travail n'est pas exempt d'erreurs, d'imprécisions coupables et d'individualisme.

Pourtant, là où bon nombre de ses collègues s'égarent, où certains voudraient voir la main de la mafia ou de tels mouvements extrémistes, lui a une intuition qu'il ne cesse de vouloir étayer. C'est un embryon d'idée, lui-même n'y voit guère de cohérence, mais contre vents et marées, il essaye d'avancer dans cette direction.

Et cette direction, c'est la montagne, forcément. Pourquoi ? Lui l'ignore, le lecteur a bien plus d'idées sur le sujet, sans pour autant embrasser la totalité de la situation. Cette montagne... On s'attend à ce que l'essentiel du roman ce déroule dans un décor montagnard, mais ce n'est pas le cas. En revanche, on ressent son imposante présence tout au long du livre.

Quant on pense Japon et montagne, le réflexe, c'est de songer aussitôt au mont Fuji. Mais, ce n'est pas le cas ici. Non, le roman de Kaoru Takamura se déroule dans les Alpes japonaises du sud, pas très loin de la ville de Nagano, qui accueillit les JO d'hiver en 1998, et ces montages, ce sont les trois sommets de Shirane, les monts Notori, Aino et Kita, dans cet ordre.


Petite précision géographique : le mont Kita, qui est sur la droite de la photo, est le deuxième plus haut sommet du Japon après le mont Fuji. On n'évoque pas dans le roman une quelconque symbolique entourant cette montagne, qui se trouve dans un massif où la plupart des sommets culminent à plus de 3000m.

Rien de sacré, donc, pour le mont Kita, mais le début du roman joue, je trouve, sur une certaine ambiguïté qui pourrait laisser penser à quelque chose de surnaturel dans tout cela. Kaoru Takamura joue avec certains codes du fantastique pour créer une atmosphère oppressante et l'on ne serait pas surpris de tomber sur une succursale nippone de l'Overlook dans ce coin...

La montagne obsède un personnage, on peut même dire qu'elle le possède et, en cela, le choix de la couverture est excellent : cette surimpression d'un paysage de montagne sur un visage. Voilà aussi pourquoi je faisais le parallèle avec le mont Fuji, autour duquel il y a un véritable culte. Ici, ce serait plutôt une espèce de magie noire... Ou alors, une folie qui a pris la forme du mont Kita...

"Montagne claire, montagne obscure" n'est pas un thriller, son écriture, son rythme, les questions psychologiques qui y sont développées et la description du travail des policiers en font un véritable polar, je dirais même, un polar à l'européenne, dans une tradition très classique du genre. Pourtant, il y a tant d'interrogations qu'on a envie de démêler l'écheveau, de comprendre le fin mot de tout cela.

J'ai pas mal tapé sur ces flics que l'on suit au fil du roman, mais il faut aussi noter qu'ils sont assez représentatifs d'une société japonaise où le travail écrase tout, prend toute la place dans la vie des citoyens. On connaît les policiers américains, usés, blasés, abîmés, solitaires... Eh bien, on retrouve un peu les mêmes, des hommes seuls, essorés, dépités, portés par ce job sans rien d'autre à côté.

Au milieu de cette distribution, Goda surnage, flic de devoir, exemplaire, paraissant vivre dans son commissariat, disponible à toute heure du jour et de la nuit, dormant peu, mangeant encore moins, se méfiant de l'alcool dans lequel on pourrait se réfugier si facilement... Mais, malgré tout, il reste endurant, déterminé, courageux... On pourrait le comparer à un alpiniste gravissant péniblement une montagne.

Il est en tout cas celui qui a le plus à coeur la fameuse quête de la vérité. L'honneur, bien sûr, il ne l'oublie pas, mais on le sent tiraillé par sa conscience qui ne lui pardonnerait pas de ne pas reconstituer toute l'histoire, de ne pas établir de culpabilité, de ne pas identifier de coupable, de le laisser courir...

"Montagne claire, montagne obscure" est un polar sombre et parfois violent, qui n'épargne aucun personnage. Ce titre français (désolé, je n'ai pas traduit le titre original) est très bien choisi, au final. Pas seulement pour décrire les maux d'un des personnage et son envoûtement par cette montagne, alternativement lumineuse et ténébreuse.

Mais, au-delà de la métaphore, elle est très représentative de ce qu'est aussi la haute montagne, magnifique, majestueuse, imposante par temps clair, sous le soleil, et hostile, dangereuse, ogresque, lorsque le mauvais temps se lève, que le blizzard et la neige l'assombrissent. Pourtant, c'est le même lieu, pareillement fascinant, terriblement attirante...