vendredi 28 février 2014

"Ce n'est pas la façon dont sa lame est aiguisée qui fait le talent du sabreur" (Yvan Audouard).

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE SECOND VOLET D'UN DIPTYQUE.

Je pensais donc ne consacrer qu'un billet au diptyque de Thomas Geha, "le sabre de sang" (lu dans sa version éditée chez Critic, mais désormais disponible en poche chez Folio), mais, à peine avais-je entamé son second volet que j'ai su qu'il en faudrait deux. Ces deux livres forment un tout, c'est vrai, mais ils sont aussi très différents l'un de l'autre, dans les choix narratifs mais aussi dans l'histoire elle-même, dans les explications données au lecteur quant aux événements qui se produisent ou se sont produits. Mais, évidemment, je risque de donner dans ce billet des informations concernant le premier tome, soyez prévenus !





Voilà 7 ans que Tiric Sherna, cartar Shao avide de revanche, a découvert le sabre de sang et est tombé sous son emprise. L'arme magique lui a permis de renverser l'envahisseur Qivhvien et de prendre le pouvoir. Un pouvoir étendu aux Sept Royaumes, mais un pouvoir absolu, féroce, total, violent tyrannique.

Rien à voir avec ce à quoi le cartar aspirait avant d'être comme ensorcelée par l'arme forgée par Apeô des années auparavant. L'idéal de paix et de justice qui animait le Shao est bien loin, englouti par la soif de pouvoir qui a gagné Tiric. On dirait que le sabre a multiplié la colère qui consumait le Shao depuis sa défaite pour en faire une arme de destruction massive.

Rien, ni personne ne peut s'opposer au nouvel empereur et à son arme impitoyable, qui a soumis les reptiliens et toute velléité de résistance. C'est un règne sans partage qui a débuté et qui pèse sur les Sept Royaumes. Un règne qu'une seule personne doit pouvoir interrompre, quelle qu'en soit la manière : Kardelj Abaskar.

Le guerrier Shao, lui aussi, qui a été compagnon de détention de Tiric, qui l'a retrouvé dans l'arène où ils ont combattu côte à côte, qui s'est enfui avec lui jusqu'au royaume de Snad, a survécu grâce à ses dons particuliers à la trahison de son ami, métamorphosé par l'acquisition du sabre de sang. Mais il s'en est fallu de peu.

Kardelj est le narrateur de ce second volet et, alternant le récit des épisodes intervenus dans la période de sept ans écoulée depuis la découverte du sabre et le présent, il nous raconte toutes les aventures (et mésaventures) qui lui sont arrivées. Des années passées aux côtés d'un équipage de pirates qui l'a repêché (mais pas seulement lui...) avant de revenir sur la terre ferme...

Il a ensuite pris la route au sein d'une troupe d'artistes itinérants, des Carmintraos, originaires d'un des autres royaumes de l'Alliance formée pour lutter contre l'envahisseur Qivhvien, à l'époque. Plus qu'une troupe, c'est une sorte de famille que Kardelj va trouver avec eux. Mais une famille qui, avant de pouvoir retrouver le sol natal, va connaître la violence et la mort...

Kardelj va survivre, tout comme sa compagne, Aaren, et un mystérieux personnage, qu'on appelle le Masque, parce qu'il ne quitte jamais son hanko, ce masque carmintrao qui lui couvre le visage. Sans nom, muet mais redoutable dès qu'il s'agit de combattre et de défendre les siens, il devient un allié important de Kardelj pour la suite de son voyage...

Au final, le fougueux guerrier Shao va s'installer comme fermier dans ce royaume voisin du sien, où règne une certaine paix, où la menace de l'empereur Tiric pèse moins. Où il espère refaire sa vie, paisiblement, loin de la guerre et des manigances politiques qui l'ont mené dans cette galère, aux portes de la mort, sauvé in extremis par ce don qui, parfois, lui pèse un peu...

Mais, le destin coquin ne va pas le laisser là. Non, Kardelj a une mission, il est le seul à pouvoir le remplir : mettre un terme au règne du sabre de sang et, pour cela, combattre celui qui fut son ami, contre qui il ne s'est jamais battu jusque-là. La donne a changé, depuis l'époque des arènes de Ferza ou des combats sur la route de Cauzyr pour gagner de l'argent...

Et ce combat singulier n'aura rien à voir avec tout cela. A condition même qu'il ait lieu, car avant de se trouver face à face avec le nouvel empereur et de le défier, sans autre alternative qu'un combat à mort, il faudra encore se jouer de son armée, galvanisée par la présence rassurante, ensorcelante, de cette arme magique, le sabre de sang...

Tout l'enjeu de ce second volet est donc de se préparer avec sans doute encore moins de moyens et de soutien qu'il y a sept ans, à affronter un adversaire au moins aussi redoutable, si ce n'est plus, car bénéficiant d'un pouvoir immense, que les Qivhviens... Et, dans cette quête, Kardelj n'est pas au bout de ses surprises, avec des situations inattendues qu'il lui faudra appréhender avec prudence, au risque de tout perdre...

Je survole l'histoire de ce second tome, j'en donne les grandes lignes, occultant volontairement certains éléments plus ou moins importants (pour l'un d'entre eux, je m'attendais à ce qu'il soit plus exploité qu'il ne l'est...). Mais je vous donne les grandes lignes de cette histoire, à la fois proche et sensiblement différente du premier volet.

D'abord, parce qu'on change de narrateur. Au point que Tiric, narrateur du premier tome, n'apparaît qu'assez peu dans cette seconde partie. C'est vraiment l'histoire de Kardelj, cette vie quasiment clandestine, puisqu'on le croit mort à la fin du premier tome, qu'il reconstruit malgré moult dangers, malgré une aspiration à la paix et au calme.

On retrouve bien sûr le côté "road-movie" du premier opus, alternant les déplacements, en mer d'abord, je l'ai dit, puis sur terre, à la merci d'aléas souvent violent, dont personne, pas même le narrateur, ne sortira indemne. Et puis, comme un jeu de miroir, retour au combat, à la guerre pour obtenir la liberté, qui ne règne plus depuis bien longtemps sur les Sept Royaumes...

De nouveau, Thomas Geha fait preuve d'une grande créativité pour nous donner à voir : des décors, des situations, des animaux, des plantes... Euh, à ce propos, si, un jour, par le plus grand des hasards, Thomas Geha vous offre des fleurs (rien à voir avec une quelconque publicité pour un déodorant, je précise), méfiez-vous, songez même carrément à décliner... Il doit être allergique, notre auteur, toutes ses fleurs sont particulièrement dangereuse, on dirait...

J'ai retrouvé ce rythme pas forcément très soutenu mais qui entraîne le lecteur dans les pas de ces personnages, en particulier Kardelj, sur qui repose vraiment ce second volet, et pas seulement parce qu'il en est le narrateur. C'est, au-delà de l'aspect fantasy, sur lequel nous allons revenir, un véritable roman d'aventures où il se passe toujours quelque chose. Dans les Sept Royaumes, la vie est décidément tout, sauf un long fleuve tranquille.

Tout concourt à chaque instant, à faire de ce territoire un lieu en proie à l'arbitraire, sous toutes ses formes. Or, Kardelj est un homme d'ordre. Il l'a toujours été et ça n'a pas changé malgré ce qu'il a traversé. Il n'est pas habité par la colère ou le désir de vengeance, comme Tiric dans le premier volet. Au contraire, il reste toujours très posé, habité plutôt par un idéal que par une ambition.

Pour dire les choses encore plus clairement, qu'il soit désigné pour mener à bien le projet visant à renverser Tiric et à mettre fin au règne tyrannique du sabre de sang sur les Sept Royaumes, soit, mais en aucun cas, il n'agira dans un but personnel, dans l'idée de succéder à Tiric sur le trône impérial. THE héros, quoi...

Et puis, vous aurez noté que j'ai bien plus parlé du sabre de sang dans ce billet que dans le précédent (si vous ne l'avez pas lu, m'enfin ! Cliquez là-dessus...). Et pour cause, il est vraiment au coeur de cette seconde partie alors qu'il n'apparaissait qu'à la toute fin du premier. Oui, on n'en savait un peu sur lui, sur sa conception, mais rien qui explique vraiment son pouvoir et les enjeux véritables qu'il recèle.

Ce deuxième tome nous explique tout, depuis les origines, bien avant que les Humains ne peuplent ce qui deviendront les Sept Royaumes. Et l'on comprend évidemment mieux comment ce sabre a pu ainsi faire de l'orgueilleux et belliqueux Tiric Sherna un tel despote, résolvant chaque problème par la violence (et, il est sans doute du sabre comme de l'épée, donc, quand on vit par lui, etc.) et asservissant ses sujets par sa poigne d'acier et de sang.

Autant, dans le premier volet, peu d'éléments extérieurs intervenaient, à part les rivalités entre factions Qivhviennes au sommet de l'empire, autant ce deuxième tome introduit des notions politiques et religieuses bien plus importantes. Et l'on comprend que l'amitié puis la rivalité entre Tiric et Kardelj n'est rien, rien comparée aux véritables enjeux de cette affaire... Et que le hasard est venu relever tout cela d'un grain de sel... et d'ironie...

Il reste à découvrir les Rimaols... Je dois avouer que je suis tombé sous le charme de ce peuple, dont on a entraperçu quelques membres dans le premier tome, dans des circonstances terribles. Intercalé dans le récit de Kardelj, on en apprend plus sur ces créatures merveilleuses, disons les choses ainsi, et sur la communauté idéale qui est la leur.

Attention, je ne dis pas que les Rimaols sont parfaits, il y a certainement des défauts à leur belle harmonie, on en découvre quelques-uns, d'ailleurs, mais c'est un peuple soudé, comme aucune communauté humaine ne l'est, ou ne l'est plus, désormais. Elle semble hors du temps, hors de toute violence, de toute convoitise, de tout ce qui fait les défauts des communautés humaines, dans le roman, comme en dehors.

Oui, il y a un je-ne-sais-quoi d'angélique dans ces Rimaols. Et, loin d'avoir le côté un peu gnangnan que cet adjectif peut conférer, c'est un peuple auquel on a envie de s'attacher, sans doute aussi de s'inspirer un peu. Au milieu du chaos, de la violence et de la fureur, ils représentent le calme, la douceur, l'harmonie... Et, si j'osais, je dirais que, dans le bon vieux cliché de l'opposition du bien et du mal, ils sont l'incarnation idéale du bien.

J'ai apprécié la lecture de ce second tome qui donne de la profondeur au diptyque par l'explication de l'existence et du rôle précis du sabre de sang. On peut juger ces explications un peu fastidieuse et lourdes, on peut préférer un récit, comme le premier tome, tout au premier degré, de l'aventure et de l'action, rien que de l'aventure et de l'action, mais, moi qui me posais beaucoup de questions sur ce fameux sabre au moment d'entamer ce second tome, j'ai été convaincu par ces explications et tout l'historique qui le sous-tend.

Mais, le cocktail aventure/action est bien là, je rassure ses amateurs ! Et il contribue à passer un agréable moment de lecture, entre batailles, rebondissements, agressions, plan élaboré avec soin, mais capable de se gripper en un rien de temps, trahisons et retrouvailles... La plume de Thomas Geha est efficace et son univers, si on rentre dedans, comme ce fut mon cas, dépayse.

Bien sûr, les thèmes abordés, le portrait des héros comme celui des méchants ne vient pas révolutionner le genre, mais le dosage habile qui met la magie au coeur de l'intrigue sans qu'elle déborde de partout, est réussi. Et la scène finale est très spectaculaire, comme le dénouement d'une tragédie antique, à la fin de laquelle tous les comptes sont soldés...

J'ai bien eu tort de laisser dormir aussi longtemps ce diptyque parmi les piles de livres qui se multiplient dans l'appartement... D'autant que j'avais déjà lu le premier tome mais à un moment de ma vie où j'avais la tête à bien d'autres choses que la lecture... Je n'avais donc pas enchaîné avec le second, oubliant même bien des choses de ce premier tome...

Les soucis sont derrière, l'oubli est réparé et je ne regrette nullement mon choix, motivé, je le rappelle, par la sortie récente de ces deux romans en Folio SF, dans une version retouchée par l'auteur, mais conforme, dans l'ensemble, à celle dont je vous ai parlée dans ce billet et le précédent.

jeudi 27 février 2014

"Je suis le cartar Tiric Sherna. Donnez-moi la paix, ou bien mourez tous".

Entrée en matière prometteuse, n'est-il pas ? Bon, j'ai un peu sorti la phrase du contexte, je le reconnais volontiers... Mais, je la trouvais adéquat pour introduire un billet sur le premier volet d'un diptyque de fantasy, disponible en poche, chez Folio SF, depuis quelques semaines : "le sabre de sang", de Thomas Geha. J'ai enchaîné la lecture des deux tomes, pensant ne leur consacrer qu'un billet commun, avant de changer d'avis, je vous expliquerai pourquoi dans le prochain billet... Suspense ! Précision, j'ai lu ces deux romans à l'occasion de leur sortie en poche, mais je l'ai fait dans la version grand format, parue chez Critic. Pour un voyage plein d'aventures dans un univers plein de surprises, où se côtoient volonté de justice, soif de vengeance, appétit pour le pouvoir et magie...





Sept Royaumes se sont alliés pour lutter contre la menace d'un peuple reptilien : les Qivhviens. Mais, cette alliance très ancienne a désormais du plomb dans l'aile... Un par un, les Royaumes qui la composent tombent aux mains de ces lézards franchement peu sympathiques et ceux qui résistent encore n'en ont sans doute plus pour très longtemps.

Le Royaume Shao fait partie de cette dernière catégorie. Les défaites se multiplient sur le terrain, les Shaos devraient bientôt tomber sous domination qivhvienne... Voilà ce que pense le cartar Tiric Sherna, autrement dit le gouverneur d'une région du royaume Shao, poste aussi bien politique que militaire, alors qu'il se réveille après avoir été assommé au combat...

Le voilà prisonnier de cet ennemi impitoyable, enchaîné comme un vulgaire soldat, condamné à se rendre à pied jusqu'à la capitale des Qivhviens où, selon toute vraisemblance, et à condition de survivre au trajet, il sera réduit à la condition d'esclave. A ses côtés, enchaîné avec lui, un autre valeureux soldat Shao, Kardelj.

A part l'origine, tout semble séparer ces deux hommes. Mais, dans l'adversité, ils vont nouer une solide amitié, avant d'être séparé quand chacun va être vendu à des propriétaires différents. Pour Tiric, il s'agit d'une riche Qivhvienne, Zua Lazpoa, qui s'avère être la première suivante de l'impératrice Qivhvienne, Zerna Krillia...

Une haute personnalité du régime, donc, ce qui va mettre Tiric dans une position plus précaire encore, car il comprend bien vite que sa nouvelle "maîtresse" attend de lui qu'il l'aide à sa manière à asseoir sa position politique. Et, pour cela, elle entend en faire son champion, un "arénier" à succès, comprenez, un gladiateur capable de battre n'importe quel adversaire dans l'arène, devant un public Qivhviens qui apprécie sans doute plus ces jeux que le pain.

De défaites en humiliations, la colère monte en Tiric. Et avec, la soif de se venger de ces lézards qui l'ont asservi, en attendant sans doute, qu'il se fasse tuer dans l'arène ou qu'il tombe en disgrâce (ce qui revient au même, au final)... Alors, l'idée de s'enfuir, coûte que coûte, revient à l'esprit du cartar... Tant qu'il était enchaîné, c'était impossible. Ici, un peu plus libre de ses mouvements, il peut espérer avoir une occasion...

Mais seul, impossible. L'idéal, ce serait l'aide de Kardelj, perdu de vue depuis leur vente. C'est dans l'arène qu'ils vont se retrouver. Et semer la zizanie dans l'entourage de l'Impératrice Qivhvienne. Et c'est en misant, non, n'insistez pas, je n'en dirai pas plus, sur les rivalités entre les suivantes de l'Impératrice que les deux Shaos, accompagnés par Kahrzoa, une Qivhvienne qui sait que sa participation à un complot fait peser sur elle une menace si elle reste à la capitale, et d'un vieil homme, Apêo, vont parvenir à s'échapper...

Une liberté toutefois relative, puisque les deux Shaos sont sans doute les ennemis numéros un d'un empire déstabilisé mais qui ne manquera pas de les faire rechercher. Il faut fuir, à quatre, le plus loin possible. Une fuite semée d'embûches, dans la crainte d'être reconnus ou trahis... Et un objectif : atteindre Cauzyr, au royaume de Snad, la patrie d'Apeô.

Il s'agit d'un lieu où l'influence Qivhvienne est moindre et où Tiric espère pouvoir se cacher en attendant de reconstituer ses forces et de repartir au combat pour vaincre les envahisseurs reptiliens une bonne fois pour toutes et restaurer la paix sur les Sept Royaumes... Il n'imagine pas encore à quel point ce choix d'aller se mettre au vert à Cauzyr sera important pour la suite des événements...

Et le sabre de sang, dans tout ça ? Effectivement, je n'en ai pas dit un mot dans ce résumé et, rassurez-vous, c'est tout à fait normal. Aucune raison de vous dire ici dans quel contexte il apparaît et ce que l'on apprend à son sujet (qui reste encore très succinct)... Il vous faudra lire ce premier tome, pour cela !

Un premier tome plein d'action et de scènes marquantes, en particulier les combats dans les arènes, le derniers, totalement déloyal, dont Tiric et Kardelj se sortiront avec brio, mais non sans mal. Ce sera également l'occasion d'en savoir plus sur ce Kardelj, dont Tiric ne nous a pas dit grand-chose auparavant, à part la confiance qu'il a en lui et l'amitié qu'ils ont liée durant leur enchaînement...

Et ce qu'on apprend a de quoi surprendre... Oh non, je ne vais pas en dire plus non plus à ce sujet. Mais ces éléments particuliers, qui fleurent bon (ou pas) la magie, ne sont évidemment pas sans importance. Avec Kardelj, Tiric comprend qu'il dispose d'un allié non seulement digne de confiance mais qui pourrait lui être fort utile dans sa volonté de reconquête à venir.

On voyage aussi beaucoup, dans ce premier tome. Depuis Ferza, la capitale Qihvhienne, jusqu'à Cauzyr, ça fait une trotte, et même plus, puisqu'il y aura aussi une traversée maritime quelque peu mouvementée. Et des rencontres, bien sûr, loin d'être toujours agréables... Et dont certaines laissent transparaître quelques mystères supplémentaires... Des présages, sombres, forcément...

Tiric est le narrateur de ce premier volet, c'est donc par ses yeux qu'on vit tous ces événements, souvent violents, jusqu'au dénouement, plutôt la charnière du diptyque. C'est un homme un peu hautain, conscient de son rang et de sa force, sans doute un peu trop confiant en ses capacités. Il a l'âme d'un chef, cela se ressent tout au long de leur fuite et cela prend parfois un côté excessif voire agaçant en certaines circonstances.

Un mauvais perdant, ce Tiric, à la guerre, comme dans n'importe quelle autre circonstances de la vie quotidienne... Et plus encore dans ces périodes compliquées, défavorables, où la patience et l'orgueil de Tiric sont mis à rude épreuve. Alors, j'y reviens, Tiric se laisse peu à peu, sous le coup de la frustration et de l'humiliation, envahir par la colère...

Pas une saine colère, non, une colère brute, incontrôlable, mauvaise conseillère... Une colère qui consume le cartar comme un feu en attendant qu'il puisse, éventuellement, la retourner contre ses ennemis reptiliens... Sans certitude que ce soit suffisant, car reconstituer une armée capable de battre les Qivhviens ne sera pas une mince affaire... A moins d'une aide, disons, providentielle... Ou plutôt le contraire...

De ses compagnons d'évasion, on n'en sait assez peu. C'est le défaut d'un homme comme Tiric : égocentrique, peu tourné vers les autres, à moins que ce qu'il dise d'eux le concerne. Kardlej est un sacré guerrier, c'est certain. Mais aussi un homme volontiers discret sur sa vie. Il faudra une occasion bien particulière, la révélation, bien malgré lui, de son principal secret, pour qu'il s'ouvre un peu à Tiric et lui parle de son passé. Mais pour le reste...

Quant à Kahrzoa et Apeô, ils sont, certes, des personnages secondaires, mais leur importance dans cette histoire est capitale. Kahrzoa leur sert de guide, dans un premier temps, puis, une fois qu'elle a décidé de les suivre dans leur fuite, persuadée que si elle reste, on voudra la faire taire, elle devient une complice idéal : en accompagnant une Qivhvienne, les portes s'ouvrent plus facilement, certains dangers s'amenuisent...

Apeô, lui, a tout d'un vieux fou... Trop de temps passé dans les geôles qivhviennes pour ne pas y avoir laissé sa raison, tout ou en partie... Ronchon et renfrogné en permanence, il n'est pas le plus expansif des personnages, mais on le sent aussi distant malgré la reconnaissance qu'il devrait manifester à l'encontre de ses sauveurs. Comme s'il se méfiait d'eux, en fait...

Pourtant, c'est bien vers chez lui que les fuyards vont se diriger pour échapper aux Qihviens, chez qui ils sont recherchés, sous peine de mort, sans doute. Dans son royaume, dans son village, dans sa maison, là où il n'est plus revenu depuis des années... Avec ce retour aux sources, c'est aussi une partie de son passé qui va resurgir...

Dans ce premier volet, roman de fantasy et d'aventures, Thomas Geha nous emmène dans un univers qui tient autant de la fantasy que de la SF. Ses Qivhviens (comment ne pas penser à la série "V" ?) sont particulièrement répugnants, même si c'est, j'en conviens, à la fois la vision de Tiric, qui les hait, et celle d'un être humain, ma pomme, qui aimerait moyennement les croiser...

Par moment, entre des décors assez souvent désertiques, les populations cosmopolites des Sept Royaumes, qui ont tous des caractéristiques physiques et sociales différentes, la faune et à la flore fort dépaysantes, sans même revenir sur le peuple Qivhvien, on a un peu l'impression de se retrouver dans une variante de Star Wars, sans la partie spatiale...

Evidemment, ce sont les méchants parfaits, on en a une image peut-être faussée, mais force est de constater que, dans leur communauté comme dans n'importe quelle communauté humaine, le pouvoir corrompt, la bassesse et la traîtrise guettent dès qu'on approche des hautes sphères. Kahrzoa, que l'on suit plus longuement et dans un contexte différent, donne déjà une meilleure image de ses congénères, tandis que Zua Lazpoa, par exemple, serait sans doute toute aussi pourrie si elle était humaine...

Geha nous offre ensuite pas mal de moments forts, là encore aux confins de la fantasy et de la SF. Dans les arènes, Tiric et Kardelj seront ainsi confrontés à des... euh, créatures qui, à n'en point douter, en raviront certains... De quoi faire quelques cauchemars sympathiques, sans même assister aux combats !

J'ai beaucoup aimé cette créativité qui mélange les genres et les effets, utilise la magie sans en abuser, mais en lui donnant un rôle majeur malgré tout. Le rythme est assez soutenu sans être effréné, mais, à chaque étape du récit, des événements forts jalonnent le parcours commun de Tiric et Kardelj. Et l'on passe un excellent moment de lecture, bravant les dangers aux côtés des deux Shaos.

Quand à la question du sabre de sang, j'y reviens, eh oui, elle n'est pas directement au coeur de ce premier volume, construit pour y parvenir. Des pistes sont ouvertes au cours de cette première partie, qui feront réfléchir le lecteur sur le rôle exact des uns et des autres, jusqu'à un dénouement où l'on comprend, ou plutôt croit comprendre ou veut en venir l'auteur...

Croit comprendre car, et nous en reparlerons dans le billet consacré au second tome, les apparences sont souvent terriblement trompeuses. Et le destin, souvent bien plus coquin que ceux qui cherchent à le manipuler à leur avantage. En cela, j'ai également beaucoup aimé la narration de Thomas Geha qui installe son univers et son intrigue, tout en semant des faux-semblants et des fausses pistes.

Je ne suis pas un grand connaisseur de fantasy, je n'ai pas forcément une expérience suffisante dans ce genre pour juger de l'originalité ou de la qualité intrinsèque de ce premier roman avec un oeil de spécialiste. Je me contente d'un simple oeil de lecteur, et, de cette manière, j'ai apprécié cette lecture dépaysante et distrayante...

Et, pour avoir fini le second tome, je sais désormais que je ne suis pas au bout de mes surprises... A suivre !

dimanche 23 février 2014

"Ce n'est pas le royaume qui fait le roi. C'est le roi qui fait le royaume".

Il y a des livres qu'on attend et pour lesquels il faut s'armer de patience... Oui, si certains écrivains sont prolifiques, trop, parfois, d'autres savent se faire attendre, se faire désirer, longuement... C'est le cas de notre auteur du soir, mais, quand on le lit enfin, qu'on voyage, qu'on savoure, qu'on prend son pied (en tant que lecteur, je précise), ça valait vraiment la peine de se ronger les ongles... Après le formidable "Gagner la guerre", Jean-Philippe Jaworski nous emmène dans une époque peu exploitée par la littérature : l'antiquité celte. "Nos ancêtres, les Gaulois", on connaît tous l'expression, elle prend un sacré coup de vieux avec "Même pas mort" (aux Moutons Electriques), premier tome d'une trilogie, intitulée "Rois du Monde". Si vous êtes de ceux qui pensent qu'il n'est pas nécessaire d'être un grand écrivain pour écrire de la fantasy, lisez Jaworski, prenez une claque et changez d'avis !





Bellovèse est le fils aîné de Sacrovèse, roi des Turons. Il raconte à un marin ionien sa vie, pour le moins mouvementée... Car, s'il est fils de roi, il n'en est pas pour autant prince. Lorsque s'ouvre le roman, il fait le récit sa chevauchée à travers les terres celtes en compagnie de Sumarios, héros biturige, et d'Albios le Champion, barde et enchanteur.

La destination du trio : Vorgannon, la capitales de Osismes, peuple celte vivant en Armorique. Bellovèse doit y rencontrer le maître des lieux, le roi Gudomaros, pour lui faire une requête... Enfin, requête, le mot n'est pas vraiment juste, tant le jeune homme et ses deux acolytes vont insister auprès du souverain celte.

Ce qu'ils attendent de lui, ce n'est pas une approbation, mais une aide concrète afin d'aller sur l'île des Vieilles. Bellovèse, Sumarios et Albios savent pertinemment qu'il leur faudra forcer la main de Gudomaros. Et pour cause : aucun homme ne peut aller sur cette île, où vivent les neuf Gallicènes, des devineresses au pouvoir connu et reconnu. Lorsqu'elles ont besoin de quelque chose ou de quelqu'un, c'est elles qui viennent sur le continent, mais personne ne peut débarquer sur leur île sans y avoir été invité...

Alors, pourquoi s'y rendre, puisque ça leur est interdit ? Parce que c'est l'épreuve qui a été imposée à Bellovèse par le Grand Druide Comrunos. Une épreuve que doit impérativement remplir Bellovèse, sous peine de ne jamais voir levé l'interdit qui pèse sur lui. Sumarios et Albios sont là pour témoigner que Bellovèse a bien rempli sa mission...

Gudomaros n'étant qu'un intermédiaire, c'est aux Gallicènes, auprès desquelles il doit se rendre seul, sur cette île manifestement hostile, entouré par de récifs redoutés par les marins de la région, que Bellovèse va expliquer la raison de sa venue malgré le danger... Si le jeune homme, pas encore un guerrier, puisque ses cheveux n'ont pas encore été coupés, est provisoirement banni, c'est parce qu'il n'est... "même pas mort", selon ses propres mots...

Aux Gallicènes, il fait le récit de cette campagne militaire à laquelle il a prit part, avec son frère cadet Ségovèse. Ils avaient rejoint, avec un certain nombre de troupes issues des peuples celtes, les Lémovices, en guerre contre les Ambrones qui menacent d'envahir leur territoire... Et, au cours d'un combat, à un moment clé de la bataille, Bellovès fut blessé. Mortellement...

Du moins, pour n'importe quel autre homme ainsi touché... Mais lui, Bellovèse, fils de Sacravèse, z refusé la mort... Une situation extraordinaire qui ne peut qu'être le produit d'une intervention divine, tout l'entourage de Bellovèse, jusqu'à son oncle, Ambigat, le Haut Roi, est d'accord là-dessus. Mais de quelle nature ? N'y a-t-il pas le risque que ce soit le fruit d'un sort maléfique ?

Voilà l'ambiguïté que doit lever Bellovèse en se rendant à l'île des Vieilles... Au marin ionien qui l'écoute, il fait le récit de cette rencontre avec les neuf Immortelles. En partie, tout du moins. Mais il relate aussi la fameuse campagne où il a été blessé et, remontant encore dans le temps, son enfance à Attegia, dans une demeure modeste, aux côtés de sa mère, Dannissa, soeur du Haut Roi... Et enfin, ce qui est advenu après son retour de l'île aux vieilles...

Je n'en dis pas plus, il faut découvrir tout cela, comme un puzzle dont chacune des pièces vient prendre sa place pour former un récit qui est loin d'être encore complet. Et pour cause, c'est le premier volet d'une véritable trilogie, nous devrions encore en apprendre beaucoup, même si quelques indices sont donnés dès ce premier tome, sur les raisons de la présence de Bellovèse aux côtés d'un marin ionien, par exemple...

Pour autant, on a dans ces 300 pages de quoi s'occuper, de quoi nourrir sa passion de lecteur : du voyage, de l'action, des batailles, des situations entre réalité, rêve et magie, sans négliger le fait qu'un narrateur à la première personne du singulier a toujours un peu tendance à enjoliver son récit... Et l'épopée de Bellovèse, le prince même pas mort, nous réserve sans doute encore bien des surprises...

Une petite précision : je suis, évidemment, entré bien moins en profondeur que dans le roman dans la géographie et l'ethnographie du roman. Mais, vous aurez déjà remarqué des lieux et des peuples aux noms intrigants, parfois... Rien de surprenant, me direz-vous, on est dans un roman de fantasy, on entre dans un univers différent du nôtre, normal de devoir s'habituer à tous ces noms nouveaux...

On peut évidemment lire "Même pas mort" sans trop se soucier de cela et prendre ces informations comme dans des univers de fiction pure. Mais, je vous conseillerai, même si, parfois, c'est un peu fastidieux, de faire chauffer votre moteur de recherche préféré, car ces peuples, ces lieux, mais aussi certains personnages (je pense aux Gallicènes) ne sont pas sortis de l'imagination fertile de Jean-Philippe Jaworski.

Nous sommes dans une histoire qui est la nôtre, même si, comme je le disais d'emblée, il ne faut pas retomber dans la vieille formule "nos ancêtres, les Gaulois". On est bien dans de la fantasy historique et le romancier a sans doute réalisé un énorme travail documentaire pour nous plonger dans la culture, les traditions ou les légendes de ces peuples antiques.

On est à la fois loin des images d'Epinal que nous avons tous en tête sur cette époque, et l'on retrouve pourtant quelques aspects, comme ces banquets gargantuesques, mais aussi la mentalité fort belliqueuse de tous ces peuples, dont les hommes, dès le plus jeune âge, sont éduqués pour devenir des guerriers. En revanche, Albios, le barde, est bien loin d'un Assurancetourix, pour éclairer mon propos de manière presque caricaturale...

On se rend compte, en se penchant sur la géographie, des distances incroyables parcourues par ces hommes, simplement à pied ou à cheval, l'existence d'un réseau de communication remarquable eu égard aux moyens de l'époque, géré par ces fameux bardes, mais aussi la violence, les alliances politiques mouvantes, le rôle des Druides, les religieux dont la fonction est elle aussi éminemment politique (même si elle n'est que diffuse dans ce premier tome...), les croyances dans la magie ou le surnaturelle, le respect profondément ancré des codes, des traditions, des anciens... Tout cela est passionnant...

Et, comme Jaworski, qui a une longue expérience du jeu de rôle, également, y ajoute des éléments de fiction qui envoûtent le lecteur, la trahison, le mystère, qui entretiennent une forme de suspense (même si on est dans une épopée, pas dans un thriller), le fantastique, en particulier dans un passage en forêt qu'il est difficile de qualifier (est-ce l'imagination de Bellovèse qui parle ? Raconte-t-il un rêve, des souvenirs véritables ou le fruit d'un délire dû à ses blessures ? Je vous laisse juge...). Bellovèse et Ségovèse y font d'étranges et périlleuses rencontres, jouant avec les mythes celtes et offrant une scène débridée et effrayante...

Et puis, il y a le style Jaworski... Comment ne pas parler de l'écriture de celui qui est encore un jeune écrivain ? Découverte dans le recueil de nouvelles "Janua Vera", elle s'épanouit pleinement dans le roman "Gagner la guerre" ) travers l'univers du Vieux Royaume. L'homme est professeur de lettres et cela se ressent dans sa façon d'y manier la langue : un style soutenu pour la narration, un style bien plus familier pour tout ce qui touche au personnage central de spadassin. Jaworski y emploie l'argot avec un talent "audiardesque" et une jubilation contagieuse.

C'est peu dire que j'attendais, sachant qu'il avait décidé de changer complètement d'univers pour son nouveau roman, de voir comment allait évoluer son écriture, riche, belle et inventive. Et je ne suis nullement déçu, bien au contraire. Il se renouvelle, proposant autre chose que le style volontiers goguenard employé dans "Gagner la guerre".

Dans "Même pas mort", la sobriété de ton est de mise, presque une forme d'austérité, dans la narration de Bellovèse. Le niveau de langue est soutenue mais la richesse du vocabulaire et la fluidité sont toujours là, la capacité à nous emmener au coeur de l'action, de nous faire voyager dans des paysages qui ont souvent leur rôle à jouer dans l'histoire.

Mais, dès que les dialogues s'installent, surtout entre ces héros, comprenez les féroces guerriers qui ont déjà connus le bruit et la fureur du combat et prouvé sur le champ de bataille leur courage, alors, le style se fait plus familier. Moins argotique que dans "Gagner la guerre", mais avec une vulgarité quotidienne comme nous en employons tous...

Bien sûr, si on chipote, on peut se demander comment parlaient vraiment les Gaulois ou les Celtes ("Gaulois" étant sans doute impropre ici, puisque c'est une appellation romaine et les Romains sont absents de notre histoire...). Mais quelle importance ? Nous avons besoin de les comprendre et ce décalage linguistique entre la narration et les dialogues est aussi quelque chose qui donne de la vie au récit, tout en brisant la monotonie qui peut s'installer dans le fil d'un monologue...

Signalons toutefois que Jean-Philippe Jaworski n'a pas opté pour la facilité d'un récit chronologique. Sa construction narrative joue sur les flash-backs, mêle les époques, mais aussi la réalité et le rêve, comme dit plus haut... Résultat, un roman qui demande de l'attention et de la concentration. Et aussi, l'impression tenace qu'on ne pourra embrasser cette histoire qu'une fois lus les trois tomes de la trilogie.

C'est dire si, au-delà des qualités d'écriture et l'imagination de l'auteur, il y a aussi un énorme travail de découpage et de construction, non pas pour embrouiller le lecteur, mais pour ménager des effets, amener des situations inattendues, éclairer certains épisodes à travers d'autres, voire installer dans l"histoire les pousses qui grandiront plus loin, qu'on retrouvera peut-être à de futurs moments clés du récit...

Je suis toujours surpris de lire parfois des lecteurs qui trouvent que des passages de romans sont inutiles... Non, si un roman est bien fait, chaque passage, même le plus anodin, le plus décalé, le plus hors sujet en apparence, doit venir s'imbriquer dans le plan général du livre. Ici, au vu de la construction, je ne doute pas une seconde que chaque partie, chaque épisode, chaque événement relaté, soit à sa place et soit utile à ce qui viendra dans les prochains volets. Restera à découvrir comment, dit-il, en frémissant déjà d'impatience !

A la lecture de "Même pas mort", on ne s'ennuie pas une seconde. On plonge dans cet univers si proche et pourtant si lointain. Si proche, parce qu'on y retrouve des bases de notre histoire, de la mosaïque qui a fini par devenir la France, des siècles plus tard. Si lointain, parce que, encore une fois, on en sait assez peu sur cette civilisation, et essentiellement par des regards extérieurs et indirects...

Amusant, et on en revient à mon conseil de recherche, de voir que les controverses archéologiques demeurent concernant certaines localisations exactes (c'est le cas pour Vorgannon, par exemple) et qu'on avance plus avec des théories qu'avec des certitudes. C'est dire s'il y a là une riche matière première pour un romancier afin de se glisser dans un univers loin d'avoir révélé tous ses secrets !

Allez, je ne vais pas bouder mon plaisir : j'ai aimé "Même pas mort". Je ne vais pas jouer au jeu des comparaisons avec "Gagner la guerre", qui est, pour moi, un immense livre. Mais, d'ores et déjà, et dans l'attente de lire dans les années prochaines l'intégralité de la trilogie "Rois du monde", on sait qu'on est dans la continuité des textes précédents, en y ajoutant l'originalité de cet univers, dans lequel on voit poindre ce qui servira de base aux mythes Arthuriens, tout en en restant très éloigné.

La fantasy est un genre qui pâtit toujours d'une image un peu péjorative, tout du moins sur le plan littéraire... On s'extasie volontiers sur les adaptations audiovisuelles des oeuvres de Tolkien ou G.R.R. Martin, mais on dénie bien trop souvent aux auteurs de fantasy, en particulier francophones, la qualité d'écrivain.

Jean-Philippe Jaworski dément cette idée reçue obsolète, il allie à un imaginaire foisonnant une écriture de fort belle facture, très classique dans la forme et qui, j'en suis convaincu, n'a rien à envier à bien des écrivains de littérature générale, au contraire... Un travail remarquable auquel j'associe la maison d'édition, les Moutons Electriques, qui, à chaque publication, réaffirme cette volonté de qualité, tant sur le fond que sur la forme...

Et, maintenant, il va falloir patienter quelques mois avant de retrouver Bellovèse, "celui qui a refusé la mort", pour en savoir plus sur lui et son destin hors du commun. A la fin de ce premier tome, nous n'en sommes encore qu'au commencement et le héros ne fait que se dessiner encore derrière la carrure du jeune homme revanchard et énigmatique... A suivre !

lundi 17 février 2014

23, v'là les flics !

Non, non, je vous assure, aucune faute de frappe dans le titre de ce billet, juste une astuce un peu vaseuse, je le reconnais, en lien direct avec notre roman du soir. Un premier roman découvert sur le tard, puisqu'il est sorti au printemps dernier, grâce à l'insistance judicieuse d'une amie lectrice qui a su me communiquer son enthousiasme. Eh oui, on ne voit pas tout passer, parfois, on loupe le coche, or, ce "Code 93" (en grand format chez Michel Lafon) vaut le coup d'oeil ! Olivier Norek, son auteur, s'est inspiré de son quotidien pour écrire ce polar, puisqu'il est lui-même flic en Seine-Saint-Denis. Et on retrouve dans le livre cette connaissance du terrain, le regard sur la vie de flic, sur ce département à la mauvaise réputation... Et, à la clé, quelques révélations sur les enjeux cachés de la lutte contre la délinquance...





Victor Coste, capitaine de police, dirige un groupe de la Crime en Seine-Saint-Denis. Sans doute le meilleur des deux groupes existant. Entre sa personnalité flegmatique, son calme à toute épreuve et une grosse capacité de travail, il a su constituer autour de lui une équipe soudée où la confiance est réciproque : Mathias Aubin, son second, Ronan Scaglia, le joli coeur du groupe et Sam, plus efficace au bureau que sur le terrain.

Un matin de janvier, Coste est réveillé à l'aube par un coup de téléphone. On requiert ses services sur une scène de crime. Pour un officier de la Crime, ça veut dire "mort(s) violente(s)"... Direction les hangars qui longent le canal de l'Ourcq, un no-man's land désaffecté depuis un bail. On y a découvert le corps d'un homme, un géant à la peau noire, manifestement mort...

Trois impacts de balle ornent son pull ensanglanté. On l'a vraisemblablement transporté ici pour brouiller les pistes après l'avoir tué ailleurs... Un classique. L'examen du médecin appelé sur place à cette heure très matinale, fait le constat évident, la procédure est lancée, l'enquête avec, dans le même mouvement, et le corps est transféré à l'Institut Médico-Légal...

Coste s'y rend pour assister à l'autopsie, plus par acquit de conscience, mais aussi pour voir la légiste chargée de l'examen, Léa Marquant... Ils se plaisent bien, ces deux-là, mais la distance instaurée par le ténébreux Coste empêche que ça aille au-delà de la relation professionnelle. Pourtant, sur ce cas-là, ils vont avoir de quoi se forger quelques souvenirs communs !

En effet, l'affaire s'annonce un peu plus compliquée que prévue... D'abord, le corps, contrairement à ses vêtements, ne porte aucune trace de balles... Ensuite, la seule blessure apparente est une mutilation au niveau génital... Et, pour couronner le tout, alors que Marquant et Coste sont déjà perplexe, voilà que le cadavre se réveille au moment d'être ouvert !

La surprise passée, et le calme revenus, il est temps de se poser les questions importantes : qui a émasculé le géant ? Et à qui appartient ce pull troué, taché de sang, qui ne laisse rien présager de bon pour celui qui le portait lorsque des balles l'ont traversé ? Commence un curieux jeu de piste pour retrouver le propriétaire du vêtement, un camé connu des services de police, comme on dit... Et Coste et ses hommes ne sont pas au bout de leurs surprises...

Pendant qu'il essaye de démêler cette affaire au combien étrange, dont certains détails ont commencé à fuiter dans la presse, Coste est confronté à des événements annexes qu'il doit gérer en parallèle. Le premier, c'est la mutation effective de son second, Mathias Aubin. Depuis 2 ans, pour sauver son couple et sa famille, il a souhaité quitter le 9-3 pour Annecy, demande enfin acceptée. Un départ prévu dans 48 heures et qui complique la donne.

Qui dit départ, dit arrivée. Autre mission pour Coste, accueillir et intégrer une nouvelle recrue. Une fois n'est pas coutume, il ne l'a pas choisie. Elle s'appelle Johanna De Ritter, elle ne passe pas inaperçue et on peut se demander, comme Coste, comment Ronan, devenu second du groupe, et Sam vont considérer la demoiselle...

Enfin, et là, c'est plus grave, le capitaine commence à recevoir des lettres anonymes, quelques mots, rien de plus, débutant par "Code 93"... Un mystère de plus à élucider, dans un contexte au combien délicat... La Saine-Saint-Denis connaît des chiffres de délinquance nettement au-dessus des moyennes nationales et les questions sécuritaires reviennent périodiquement sur le devant de la scène politico-médiatique...

Et puis, il y a Coste lui-même. Je l'ai dit, c'est un flic compétent, apprécié de ses hommes comme de sa hiérarchie, efficace, habile psychologue, lorsqu'il s'agit de questionner les témoins et les suspects... Mais cela ressemble fort à une carapace. Qui peut dire qui est vraiment Victor Coste ? A part Mathias Aubin, son ami le plus proche, qui sera bientôt loin, pas grand monde...

"Code 93", c'est aussi la découverte de ce personnage et de son équipe, à la fois en action mais aussi sur le plan plus personnel. Avec une attention particulière portée à cet homme costaud en apparence, et pourtant si fragile, si humain. Ses blessures, ses fêlures, ses doutes, on les découvre peu à peu au fil du récit. On comprend que la distance qu'il met est de la pudeur, que la souffrance endurée a été et est toujours immense...

Mais, Victor Coste est aussi un flic conscient de ce qui l'entoure. Ce département si décrié, si violent, il l'a choisi. Pour rien au monde, il ne le quitterait. Même s'il comprend le choix de Mathias et ses raisons, il ne se verrait quitter les lieux de son propre chef. Ce serait comme une désertion, une trahison.

Coste connaît bien ce coin de région parisienne, le voit aussi avec les yeux d'un homme et pas seulement d'un flic. Oh, je ne vais pas basculer dans l'angélisme, Olivier Norek ne le fait pas non plus. Il observe avec recul cette zone qu'il arpente au quotidien, sans noircir le tableau mais sans occulter non plus les difficultés qu'ils affrontent, lui et ses collègues, chaque jour... C'est un homme juste, motivé par l'intérêt collectif, le bien commun...

Je suis bien certain qu'on trouvera toujours quelqu'un pour lui reprocher telle situation ou telle absence de situation, de donner une vision trop positive de la police et trop négative de la banlieue, etc. Moi, j'ai au contraire trouvé que, dès les premières pages, Norek montrait son théâtre d'opérations avec réalisme, sans tomber ni dans la commisération, ni dans la démagogie... L'impression, c'est que Norek et Coste (le binôme complémentaire) aiment le 9-3, tout simplement, sans préjugé mais sans se voiler la face...

Et, la face sombre, elle apparaît doucement mais sûrement au fur et à mesure que l'enquête et ses différentes ramifications se déploient. Car, au-delà des meurtres eux-mêmes, toute cette histoire cache bien des choses peu reluisantes... Bien sûr, je ne vais rien vous dire de cet aspect-là (qui révolte franchement, à la limite de l'écoeurement...), sauf que j'en avais entendu parler récemment...

Les pratiques révélées ici, et dénoncées, à juste titre, par Olivier Norek, ne sont certainement pas circonscrites à ce département précis ; mais, ici, ce sont les motivations soigneusement occultées (et curieusement, qui ne filtrent pas dans un monde où tout semble finir par filtrer un jour ou l'autre) qui constituent un scandale véritable. On est dans de la fiction, évidemment, mais c'est rudement crédible... Plausible, même... Dans le cynisme le plus complet...

Norek met le doigt où ça chatouille, où ça grattouille, c'est selon, mais il appuie fort... Le 9-3 n'est pas un paradis, mais sa stigmatisation est un peu facile. Le polar d'Olivier Norek remet certaines pendules à l'heure en rappelant qu'il n'y a pas les gentils puissants et les vilains pauvres et que la violence, les trafics, les guerres de territoire, la délinquance, petite ou grande, ne sont pas les seuls maux qui rongent le département. L'indifférence, le rejet et les intérêts extérieurs sont tout aussi dangereux, et plus insidieux...

Norek en profite pour égratigner aussi les médias. C'est fait avec finesse, mais c'est bien là. D'abord, à travers la présence de l'un d'entre eus, dans l'histoire, le dénommé Farel. Un fouille-merde, pour faire vite. Oh, sûrement le genre consciencieux et compétent pour flairer les bons coups mais aussi pour faire monter la sauce et en sortir un scoop forcément bien racoleur...

Mais, la critique de la presse est aussi dans la réaction aux crimes. La Seine-Saint-Denis, c'est la zone, si on y vient couvrir quelque chose, c'est que c'est croustillant. Et quoi de mieux, pour faire vendeur, que des rumeurs qui stimulent l'imaginaire des lecteurs-spectateurs ? Un zombi, une combustion spontanée, etc. La rumeur alimente l'information et la rend sensationnelle... Idéal pour mettre le 9-3 sous les projecteurs, mais certainement pas pour la bonne raison.

Sans être un idéaliste, un justicier sans peur et sans reproche, Coste doit aussi faire au quotidien avec les pressions en tous genres. La vérité dérange, ce n'est pas une nouveauté. Et, derrière les faits bizarres qui sont au coeur de "Code 93", celles qui composent la partie invisible de l'iceberg sont un vrai coup de pied dans la fourmilière... Et puis, qu'est-ce que la vérité, après tout ? Si elle ne convient pas, on peut toujours en proposer une autre...

Alors, au milieu de tout ce battage, l'esprit farci de questions alternatives et parasites, mis sur la sellette, fragilisé par le départ de son ami, Coste s'accroche. Et, même lorsqu'il veut la jouer en solo, son équipe fait bloc derrière lui, toujours prête... Il en résulte un attachement rapide à ce groupe de la Crime. Y compris aux deux zozos, Ronan et Sam, aussi extravertis que leur chef est introverti... Quant à Johanna, la nouvelle, je vous laisse la découvrir...

Avec "Code 93", on est vraiment dans un polar à la française, ce qui n'est en rien péjoratif, je le précise. Il s'agit de le distinguer d'un thriller d'inspiration anglo-saxonne, en particulier dans le rythme. Ca avance bien, on tourne aisément les pages, on a envie d'en savoir plus (rassurez-vous, je vous ai laissé pas mal d'aspects dans l'ombre), mais c'est définitivement un format polar, et de bonne facture, surtout pour un premier essai.

L'atmosphère est sombre, parfois morbide, violente, aussi. Certains aspects de la construction narrative, comme le fait de raconter au lecteur une partie de la vérité sur l'intrigue centrale avant que les enquêteurs ne la découvre, est un choix comme un autre. Certains n'aimeront pas, ah, les puristes, les amateurs de Cluedo qui ne jurent que par la vérité à la dernière page...

Mais, justement, il n'y a pas que cette intrigue centrale. Et si les différentes lignes de cette histoire viennent à se recouper, parfois, elles ont aussi leur existence propre et sont autant de problèmes que doivent résoudre, si possible, Coste et son équipe. "Code 93", c'est une pelote, un écheveau, une intrigue à multiples entrées. Et c'est justement ce savant équilibre qui est passionnant.

La noirceur du récit, le caractère tourmenté de Coste ne doivent pas faire oublier l'humour, bien présent aussi dans cette histoire. Il tient à la personnalité de Ronan et Sam, j'en ai parlé un peu plus haut, qui n'en ratent pas une. Mais aussi, parfois, aux situations. Bon, j'ai une propension à l'humour bien noir, c'est vrai, mais la scène du réveil du premier "mort" est racontée de telle manière que je n'ai pu retenir un éclat de rire. Le personnage de Johanna est lui aussi un ressort comique important... L'humour comme gilet de sauvetage pour ne pas sombrer dans le désespoir, les ténèbres, la folie...

Voici donc un polar qu'on verrait volontiers adapté par un autre garçon qui connaît bien le milieu policier pour en avoir fait également partie : Olivier Marchal. Ca s'inscrirait parfaitement dans ce qu'il fait depuis qu'il est devenu un homme de cinéma et de télé. Un polar vivant, qui mêle habilement la fiction et l'expérience du terrain, pour un résultat qui se veut proche du réel. Et j'imagine bien que certains passages sont sans doute des anecdotes vécues, comme le traitement infligée dans une cité à une malheureuse voiture banalisée qui n'avait rien demandé...

J'ai passé un excellent moment à lire "Code 93" et l'envie de poursuivre l'aventure avec Coste, Ronan, Sam, Johanna et quelques autres, les voir s'attaquer à de nouvelles enquêtes, mais aussi évoluer sur un plan plus personnel, est grande. Il faudra toutefois patienter jusqu'à l'automne prochain, semble-t-il...

Eh oui, "Code 93" sera le tome 1 d'une série, et ça, c'est une excellente nouvelle !

dimanche 16 février 2014

Les Araucan, ceux qui ont la rage...

Une sortie en poche est l'opportunité de retrouver un auteur découvert, pour ma part, tardivement (mea culpa !) et de le suivre dans une nouvelle histoire forte et violente, sombre et douloureuse, sous des latitudes lointaines. Après l'Afrique du Sud, et son "Zulu", lu l'été dernier, c'est en Argentine que nous emmène Caryl Férey dans "Mapuche", qui vient de sortir en poche chez Folio Policier. En utilisant des ressorts déjà remarqués dans le précédent roman, en se servant de l'Histoire du pays où il installe son récit comme moteur de son intrigue, en nous proposant deux principaux personnages auxquels on s'attache, dans leur quête quasi désespérée, le romancier nous offre un nouveau suspense réussi et plein d'action.





Un point ethnographique avant d'entrer dans le roman de Caryl Férey. Le peuple Mapuche vit dans une région qu'on appelle l'Araucanie (d'où le titre de ce billet), qui s'étend par-delà la Cordillère des Andes, entre Argentine et Chili. C'est un peuple aborigène, autrement dit ayant ses racines dans cette région, terme plus adéquat qu'Indiens. Leur communauté ne compte plus que 200.000 âmes environ en Argentine (et 600.000 au Chili)... Le reste, je vous le laisse découvrir par vous-même, soit en surfant, soit à travers les éléments que donnent Caryl Férey dans son roman.

Jana est Mapuche, voilà une dizaine d'années qu'elle a quitté sa région d'origine et sa famille pour s'installer à Buenos Aires, la capitale argentine. Elle était venue pour y faire les Beaux-Arts, mais sa venue a coïncider avec la terrible crise économique et politique qui a, au début du XXIème siècle, mené l'Argentine au bord de la banqueroute...

Elle a dû alors survivre comme elle a pu, dans une société en ruines, se prostituant occasionnellement pour pouvoir financer ses études... Désormais, elle vit dans une friche de Buenos Aires, transformée en atelier de sculptrice. Elle gagne modestement sa vie, vendant certaines de ses oeuvres, des sculptures sur métal.

De ses années difficiles, elle a gardé une amitié forte, sa seule véritable amitié, en fait. Cette amie, c'est Paula, Miguel, de son vrai nom, puisque Paula est un travesti. Et c'est une Paula affolée qui appelle ce jour-là son amie Jana. Luz, autre travesti, lui avait donné rendez-vous et voilà que Paula se fait poser un lapin, ce qui ne ressemble pas à Luz...

Morte d'inquiétude, Paula appelle Jana à la rescousses, persuadée qu'il est arrivé quelque chose à Luz, quelque chose de grave... Jana, moins pessimiste que son amie, croit à une solution moins sérieuse, mais, elle finit par céder devant l'insistance de Paula et la rejoint pour essayer de retrouver Luz. Mais, cela ne donne rien et l'anxiété gagne aussi Jana.

En désespoir de cause, Jana et Paula se rendent aux docks, là où Luz se prostitue le plus souvent... A leur arrivée, la police est sur place et les hommes du sergent Andretti viennent de découvrir un corps dans l'eau... Luz, évidemment... Les pires inquiétudes de Paula se concrétisent et la mort de Luz a tout l'air d'un crime sexuel, perpétré par un pervers...

Dans le même temps, Ruben Calderon se lance lui aussi dans une enquête. Normal, c'est son boulot. Après une carrière de journaliste, il est devenu détective privé. Avec une mission primordiale : enquêter sur les desaparecidos, les disparus, ces victimes de la dictature argentine (1976-1984) dont on a perdu toute trace.

Son père, le poète Daniel Calderon, mais aussi sa petite soeur, Elsa, font partie de ces morts sans sépulture... Ruben lui-même a été torturé par les hommes de la junte dans la sinistre ESMA, l'école de mécanique de la marine argentine, haut lieu de la guerre sale menée par le régime contre ses opposants. Depuis, il enquête inlassablement, en lien avec celles qu'on appelle les Abuelas, les Grands-mères de la place de Mai, ces femmes, mères, épouses, de disparus qui continuent à réclamer la justice pour leurs proches...

Mais, pour une fois, il va sortir un peu du cadre qu'il s'est fixé... Un ami journaliste lui a parlé d'une disparition étrange. Une jeune femme qui l'avait contacté pour lui donner des informations, semble-t-il, n'est pas venue au rendez-vous et ne donne plus signe de vie. Il ne s'agit pas de n'importe qui : Maria Victoria Campallo est la fille d'un riche et puissant homme d'affaires, Eduardo Campallo.

Un empire qui repose sur le bâtiment, mais aussi la corruption, dans un pays où ce mal a été endémique dans toutes les sphères de pouvoir, et l'est sans doute encore. Alors, évidemment, avoir l'opportunité de parler la fille d'un homme pareil, lorsqu'on est un journaliste étiqueté à gauche, c'est voir miroiter un possible et colossal scoop... A condition qu'elle vienne...

Ruben hésite mais finalement, accepte d'aller jeter un oeil chez la demoiselle, photographe spécialisée dans le milieu artistique... Un truc le chiffonne dans cette histoire et il veut en avoir le coeur net. Après avoir discrètement fouillé son appartement, il en est certain, elle n'est pas partie de son propre chef... Et, quand on disparaît sans prévenir, dans un pays comme l'Argentine, de vieux et désagréables souvenirs remontent à la surface...

Tandis que Jana essaye de trouver qui était vraiment Luz, dont personne ne semble connaître le vrai nom, Ruben se lance à la recherche de Maria Victoria. Et les spectres de la dictature vont se réveiller. Car, en 2011, en Argentine, aucun compte n'a véritablement été soldé quand on évoque cette période terrible de l'histoire du pays...

"Mapuche" nous emmène dans une enquête au long cours à travers ce vaste pays qu'est l'Argentine, nous offrant un panorama assez complet de sa géographie et de son histoire. Pour la géographie, la capitale, Buenos Aires, et son quartier de la Boca, le quartier pauvre encore marqué par la déroute économique des années 2000, ses zones humides protégées, sa pampa, les Andes, les vignobles, etc.

Quant à l'Histoire, Jana et Ruben incarnent ce qui sont sans doute ses deux pires périodes : la colonisation espagnole, qui a vu les population autochtones massacrées par les Conquistadors, puis cette dictature d'une violence inouïe (les estimations sont de 30.000 disparus en moins d'une dizaine d'années !), qui intervint après les années de pouvoir de Juan Peron, véritable régime fasciste qui ne dit pas son nom...

Jana est l'héritière de cette culture Mapuche qui a de nouveau souffert du pouvoir sans partage des militaires. Voulant faire de l'Argentine un pays catholique, ils n'ont jamais hésité à s'en prendre aun minorités ethniques, méprisées et massacrées, encore une fois... D'où la haine farouche que conserve Jana pour les Chrétiens et la rage qui l'étreint...

Ruben, lui, est le fils d'un disparu qui porte depuis plus de 30 ans le lourd secret de ce qui est arrivé à son père et sa soeur. Sa volonté d'accumuler des preuves concrètes contre tous ceux qui ont participé à la "guerre sale", comprenez les tortures, les meurtres, dans des conditions horribles, comme ces personnes jetées d'avions en vol dans l'océan, est devenue sa raison de vivre. Cette affaire va aussi réveiller la colère qui sommeillait en lui...

Les voilà, nos enragés, nos Araucan, pour reprendre le titre de ce billet. Tout ce qu'ils vont découvrir, tout ce qu'ils vont mettre au jour, tout cela va contribuer à décupler cette rage et à les pousser à défier des ennemis puissants et qui agissent impunément depuis longtemps... Menacés, agressés, en danger permanent, ils vont se battre avec détermination et férocité et chercher à inverser les rapports de force.

Pardon pour Ruben , personnage également très intéressant, mais c'est bien Jana qui illumine et porte le roman. S'il s'intitule "Mapuche", ce n'est pas pour rien. On découvre une femme courageuse, que la vie n'a jamais épargné, qui s'est toujours accrochée et battue. Elle n'a plus de contact avec sa famille depuis longtemps mais il lui reste ses racines, sa culture, ses origines si particulières...

C'est d'ailleurs dans cette culture qu'elle va puiser la force de poursuivre ses recherches et retrouver ces ennemis qui deviennent l'incarnation de tous ceux qui, hier, dans un passé récent ou encore aujourd'hui, ont pu faire du mal aux siens. Elle se mue en femme terrible pour assouvir une vengeance séculaire...

Paula, Luz, Ruben et tant d'autres, qui pourtant ne sont pas issus de cette culture mapuche, qui appartiennent même à la communauté honnie des Chrétiens mais qui ont eu, comme elle, à en subir les foudres, les humiliations, la violence, les mensonges, tous ceux-là deviennent d'excellentes raisons de se battre, de retourner la violence contre ses investigateurs.

Tout en nous en apprenant beaucoup sur l'histoire et les cultures argentines, ses richesses mais aussi ses faiblesses, comme ces erreurs politiques qui ont poussé le pays dans une impasse libérale aux conséquences catastrophique, l'influence de la religion, la difficulté à régler le passif de la dictature autrement qu'en glissant la poussière sous le tapis... Caryl Ferey nous offre un véritable thriller sombre et violent, bourré d'action et de rebondissement, d'un final magistral et de plusieurs scènes d'anthologie, comme celles situées dans le delta d'El Tigre...

On retrouve des ressorts déjà vus dans "Zulu", comme les questions culturelles, les minorités oppressées par un pouvoir dictatorial désormais tombé, mais qui conserve une influence réelle et un pouvoir de nuisance évident... Sans oublier le jeu de miroirs entre l'évidence, ces "méchants" tout droit sortis de ce passé sinistre qui pourraient se suffire à eux-mêmes dans ce rôle mais derrière lesquels se cachent d'autres secrets inavouables...

J'ai retrouvé le même plaisir à lire "Mapuche", la même envie d'avancer, de savoir, de comprendre qu'à la lecture de "Zulu" (même si, honnêtement, je vous avouerai avoir préféré le roman sud-africain ; les goûts, les couleurs, etc.). Avec, dès les premières pages, devant le profil d'anti-héros de Jana et Ruben, une question lancinante : jusqu'où seront-ils capables d'aller pour parvenir à leurs fins ?

Jana et Ruben n'ont, pour des raisons différentes, liées à leurs parcours personnels, plus rien à perdre. Ils pourraient laisser tomber dès que les premières manifestations violentes éclatent dans le cadre de leurs recherches, se coucher devant ces ennemis, s'humilier encore... Mais l'heure est venue de la revanche, de dire "non" à ce passé qui étend ses tentacules à toute la société argentine et l'étouffe... Et s'il faut alors se sacrifier pour en arriver là, aucune hésitation à avoir !

"Mourir ou devenir fou", répète plusieurs fois Ruben qui, ayant survécu, a conscience de sans cesse évoluer sur le fil du rasoir... Au moindre faux pas, il sait que la folie l'attend, alors, pourquoi ne pas risquer la mort ? Quant à Jana, elle a si peu à perdre... Dans le fil de l'histoire, elle pense même avoir perdu la seule chose qui la rattachait à l'espoir d'une vie moins sombre... Voilà pourquoi elle aussi n'hésite pas à se lancer dans la bataille à corps (et âme) perdu(s).

Férey pousse loin la fiction, osant élucider le mystère le plus sombre de la dictature argentine au cours de son récit. Hélas, ce n'est que de la fiction, il est malheureusement à parier que, malgré les efforts des récentes présidences, les Abuelas poursuivent encore des années, puis d'autres générations après elles, à porter ces revendications tellement légitimes et à réclamer que justice soit rendue et que des coupables soient officiellement désignés.

Malgré la noirceur omniprésente au long des 550 pages du roman, il y a quelques lueurs d'espoir qui apparaissent. Oh, elles sont légères et on n'est, je le redis, que dans la fiction... Pourtant, si le pessimisme de "Zulu" m'avait frappé, si on ressentait de vraies inquiétudes quant à l'avenir de l'Afrique du Sud, ici, on dirait que Férey croit à la levée prochaine de la chape de plomb que le spectre de la dictature fait toujours peser sur l'Argentine.

Abstraction faite du contexte précis, lié à l'histoire du pays, "Mapuche" est mené tambour battant, sans temps mort. Férey met à profit la superficie du pays et les déplacements parfois longs que doivent entreprendre les personnages au fur et à mesure des pistes à suivre, pour créer des tensions fortes. Des actions sont simultanées, mais le lecteur ne le découvre qu'au moment clé, technique très efficace pour susciter de l'émotion chez le lecteur.

Avec "Mapuche", j'au voyagé, j'ai sursauté, j'ai compati, j'ai tremblé, je me suis rongé les ongles, je me suis révolté, j'ai été écoeuré devant la noirceur de l'âme humaine et sa capacité à faire souffrir ou tuer son prochain. "La cruauté des hommes n'a pas de limite", pense Jana, lorsqu'elle découvre certaines atrocités commises sous la dictature...

Mais, s'il y a une phrase qui pourrait résumer ce roman, une sentence qui illustre parfaitement ce que Jana va entreprendre au mépris du danger et de la mort, c'est : "il n'y a pas de prison chez les Mapuche, que des réparations". A réécrire ces mots, je repense au moment où ils apparaissent dans le roman et j'en frissonne de nouveau...

Pourtant, si je la sors du texte pour vous la soumettre, c'est parce qu'il me semble que cet adage devrait servir de devise à l'Argentine d'aujourd'hui pour enfin solder tous les comptes de la dictature, tourner la page sans faire table rase du passé mais en appliquant la justice, en demandant enfin des réparations aux responsables, militaires, politiques, religieux, qui font encore peser une menace latente sur le pays...

Reste à définir la forme que pourraient prendre ces réparations... Dans le roman, elles sont radicales...

"Mais le jardin renaîtra (...) Il s'épanouira dans une palpitation insensée d'éventails".

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais j'ai parlé d'un nombre conséquent de romans liés au Japon, ces derniers mois. La plupart, écrits par des auteurs occidentaux, qui plus est... Je ne suis pas un passionné ou un grand connaisseur de la culture nippone, simplement l'exotisme (et ne donnez pas un sens de pacotille à ce mot, juste celui qui évoque des cultures différentes de la nôtre) est pour moi un bon matériau romanesque. Nouvelle expérience avec "le peintre d'éventail", de Hubert Haddad (chez Zulma), un roman profondément différent de ma première rencontre avec l'auteur, "Opium Poppy", mais envoûtant et fort. Et, même au plus fort du drame, la poésie perdure et se met au service d'une histoire très touchante.





Xu Hi-han est étudiant à Tokyo. Mais, avant cela, il a été, encore adolescent, homme à tout faire dans une pension située dans le nord-est de l'île de Honshu, la plus grande de l'archipel. Là-bas, à Atôra, il a rencontré celui qu'il considère encore comme son maître, bien qu'il ait choisi de le quitter, suite à un différend, pour rejoindre la capitale.

Hi-han a appris que cet homme, Matabei Reien, allait bientôt mourir et, redevenant un moment le disciple qu'il avait choisi de ne plus être, il se rend auprès de lui. L'occasion de recueillir ses dernières paroles. Le récit d'une vie étonnante qui a connu des hauts et des bas. Mais qui s'est réalisée à travers la préservation et la transmission des oeuvres de son propre maître.

Matabei Reien est né d'une mère japonaise et d'un père birman mais il a grandi dans un orphelinat, sa famille ayant été tuée dans un bombardement à la toute fin de la guerre. C'est après un drame personnel, survenu quelques jours avant le terrible tremblement de terre qui détruisit Kobe, en 1995, que l'homme, qui avait roulé sa bosse, a volontairement quitté la ville pour échouer à Atôra, au pied du mont Jimura.

D'abord client de la pension de Dame Hison, il finit par s'y installer à demeure. Plus qu'un client, plus qu'un résident, il devient l'amant de la maîtresse des lieux. Et s'habitue à la présence d'autres personnages fidèles aux lieux : l'homme d'affaires, Monsieur Ho, la vieille fille coréenne, Aé-Cha, sortie droit d'un conte asiatique, une vieille domestique mangée de rhumatismes qui aide comme elle peut Dame Hison, et qui sera, un peu plus tard, remplacée par Xu Hi-han...

Il découvre aussi l'existence, dans une masure située à quelques pas de la pension, d'un homme extraordinaire : Osaki Tanako. Le vieil homme vit là dans la plus grande modestie, se consacrant entièrement à l'entretien d'un jardin extraordinaire, onirique, et à son immortalisation sur des éventails qu'il peint avec art et soin, et sur lesquels il écrit un haïku pour chaque paysage.

Un trésor incroyable, dont Osaki a choisi de vivre chichement, sans aucune ostentation, malgré la qualité de son oeuvre bicéphale : le jardin et les éventails, les deux se complétant parfaitement. Matabei, fasciné, se rapproche du vieil homme et devient peu à peu son disciple, même s'il se contente d'écouter celui qu'il ne va bientôt plus appeler que Maître Osaki...

A la mort du vieil homme, Matabei, qui n'a plus de quoi payer son logement à la pension de Dame Hison, lui succède alors pour entretenir le jardin. Une mission humble, discrète, dans laquelle il cherche à pérenniser le travail de son maître mais aussi à l'observer avec un oeil neuf. Et, plus il arpente ses allées, plus il réalise à quel point cet endroit, qui semble hors du temps, un paysage comme on n'en imagine qu'en peinture ou en photographie, est magique, immuable, magnifique...

En devenant un simple employé de la pension, la vie de Matabei a changé. Monsieur Ho ne le voit plus, lui si affable, tandis que Aé-Cha continue de le saluer et de lui sourire. Mais, c'est surtout sa liaison avec Dame Hison qui est bousculée. Son nouveau statut y est sans doute pour quelque chose, mais les tensions et bientôt la rupture, sont dues à un dernier personnage dont je n'ai pas encore parlé : Enjo.

Elle est la protégée de Dame Hison. Une jeune fille plus qu'une femme, une sorte de spectre qui fait des apparitions dans le jardin et dont on se demande si elle n'existe pas que dans l'imagination de tous... Une jeune fille d'une beauté envoûtante qui évolue dans le jardin comme si elle en était une des divinités... Au point de fasciner Matabei, puis Hi-han... Tous ceux qui ont la chance de l'apercevoir, en fait...

Malgré tout, Matabei s'est enraciné dans ce lieu, dans ce jardin à l'ombre duquel il découvre un sentiment étrange. Non, ce jardin n'est pas l'image de la perfection. Il est l'image de l'harmonie ! Car, Matabei en est conscient, la construction à la fois élaborée et pourtant loin de toute symétrie, dans la liberté qui est laissée à la nature de se développer sans pour autant qu'y règne l'anarchie, n'a rien de parfait. Mais on s'y sent serein, en paix... En harmonie, comme les fleurs et les arbres entre eux, comme la faune, y compris les êtres humains qui y déambulent...

Or, s'il y a bien quelque chose que ne connaissent pas les personnages qui côtoient régulièrement la pension de Dame Hison, c'est bien la paix et l'harmonie. Leurs vies, on le découvre au fil du récit de Matabei, ne sont que chaos. Tous ont connu des échecs cuisants, des drames personnels qu'ils n'ont pu effacer de leurs mémoires, des aléas qui les ont conduits dans cette contrée aux allures d'éden. Sans doute le seul lieu capable de les apaiser...

Et puis, le chaos personnel devient un chaos général...

Matabei va alors se lancer dans une nouvelle quête, afin de restaurer l'harmonie perdue. Oh, il sait bien, pour diverses raisons, qu'il ne sera pas l'artisan de cette renaissance. Mais, il sait qu'il peut être celui qui transmettra à d'autres l'art de maître Osaki pour qu'un jour, cet art retrouve toute sa place et offre à d'autres cette sérénité inestimable. Et cela va passer par les éventails...

Je dois dire que Hubert Haddad m'a tout simplement sidéré ! Le mot est fort, mais ce qu'il advient dans "le peintre d'éventail", je ne l'ai pas du tout vu venir. Pourtant, les indices étaient là, dans l'histoire même de Matabei, qui colle tant à celle du Japon contemporain. Mais je n'ai rien vu venir du drame qui allait se produire...

Ensuite, commence véritablement un second roman, si différent du premier, et pourtant parfaitement complémentaire, comme le sont, en fait, le jardin et les éventails de maître Osaki. Ne voyez pas dans ce que je vais dire un simple cliché, c'est vraiment mon ressenti : ces deux parties sont l'alliance du yin et du yang.

Autre formule, pardonnez-moi, mais c'est encore là que ma réflexion m'a mené : du chaos naît l'harmonie. Tant que Matabei est resté dans le jardin, il a observé le lieu, il l'a "senti", il l'a compris, mais sans que celui-ci puisse déteindre sur lui. L'harmonie dont il a été le témoin ne l'a pas gagné pour autant.

Non, l'harmonie, il va la connaître quand il va, dans la situation la plus extrême, comprendre le rôle qui sera désormais le sien, le rôle que la Destinée lui aura assignée, peut-être. Là, dans un contexte diamétralement opposé à celui qu'il a découvert à son arrivée à la pension de Dame Hison, il va chasser ses propres démons, les fantômes qui le hantent, et accepter son sort, sereinement.

L'écriture de Hubert Haddad est pour beaucoup dans ces sensations. Elle est d'une douceur extrême, même dans les moments les plus violents de son histoire. Elle décrit l'indescriptible, que ce soit ce jardin, qui ne fleurit que dans l'imagination du lecteur, sur le terreau des mots du romancier, mais aussi ces éventails fabuleux, discrets et pourtant fondamentaux dans la trame de cette histoire.

Et cette tonalité poétique, Hubert Haddad ne la tient pas que dans la prose : "le peintre d'éventail" est jalonné de haïkus, ces courts poèmes typiquement japonais, positionnés à des moments souvent clés du récit, pour exprimer telle ou telle émotion, qu'on ne peut pas forcément verbaliser dans notre langage quotidien.

Ces haïkus viennent ajouter une touche de légèreté supplémentaire au récit, sans pour autant l'interrompre, le couper dans son élan. Non, ils lui appartiennent, à part entière, le nourrissent, l'enrichissent. Je ne crois pas que "le peintre d'éventail" soit un pur roman à la japonaise, mais une vision d'un Européen de ce Japon d'estampe, et, dans cette idée, les haïkus sont une touche japonisante supplémentaire...

Impossible de faire l'impasse sur une des thématiques fortes du livre : la relation qui s'instaure entre deux hommes autour d'une transmission. La relation entre un maître et un disciple. Dans "le peintre d'éventail", Matabei est à la fois disciple et maître, dans cet ordre, mais, que ce soit sa relation avec maître Osaki ou celle avec Xu Hi-han, tout cela est le fruit du hasard.

Rien ne prédestine un homme comme lui, à l'histoire tourmentée, à la vie déjà bien avancée, à se retrouver dans cet endroit perdu, isolé dans le temps et dans l'espace, comme protégé des agressions du monde qui l'entoure. Mais surtout, rien ne le prédestine à la rencontre avec Osaki, à devenir celui qui va recueillir, si ce n'est les secrets du maître, au moins les clés de son oeuvre...

Mais, il va rester un long chemin à parcourir pour que cet enseignement implicite soit assimilé par Matabei, pour qu'il en mesure la portée, pour qu'il comprenne et maîtrise le savoir dont il est devenu le récipiendaire, presque involontairement. De même, sa rencontre avec Hi-han n'est en rien prévisible, ni même l'affection que le garçon va lui accorder, alors qu'il est devenu une ombre dans ce jardin...

De la même façon, ce que Hi-han va absorber, comme une éponge, au contact de Matabei, ne sera pas évident à ses yeux. Le jeune homme va quitter le nid, rompre avec ce maître pour aller quérir d'autres enseignements, plus orthodoxes, dans une université de Tokyo. Là encore, il faudra un déclencheur tardif pour qu'il comprenne le rôle qui est désormais le sien et surtout, qu'il mesure la chance qu'il a eu de connaître Matabei, de l'écouter...

Il y a d'autres aspects que j'aimerais aborder mais que je vais taire, pour ne pas trop en dire sur l'histoire, ne pas révéler ce que je vous ai volontairement caché. Je pense à la métaphore de l'éventail, le choix de cet objet n'étant, je pense, absolument pas anodin, pas plus que l'idée de peindre des paysages dessus. Mais chut !

"Le peintre d'éventail" évoque aussi les racines, celles qu'on rompt, volontairement ou par la force des choses, celles qu'on bouture ailleurs, dans un autre lieu que celui des origines. A la pension de Dame Hison ne vivent que des déracinés. Plus que cela encore, certains sont étrangers, comme Matabei, Aé-Cha ou Hi-han, ou vus comme tels dans un Japon parfois hostile à ceux qui viennent d'ailleurs. Ou des parias, comme Dame Hison elle-même...

La pension est un havre, pas seulement à cause du jardin ou des éventails de maître Osaki, mais simplement parce qu'on ne se focalise pas là-dessus, parce que, malgré les chicaneries, dont est friand Monsieur Ho, on se respecte et on s'accepte comme on est... Et, dans ce lieu qui respire l'harmonie, il fait bon poser son bagage et s'installer durablement... Enfin...

Mais, on croise aussi, brièvement, Miho Kei, une vieille femme seule, dans un contexte terrible et qui se montre pourtant accueillante, d'une immense gentillesse. Sa famille vit là depuis mille ans, dit-elle, elle ne connaît aucun ailleurs, aucun autre endroit, ses racines sont ancrées profondément dans cette terre au point que rien ne peut la déraciner, au sens propre comme au figuré, pourrait-on dire.

Elle est aussi une des incarnations d'une des impressions qui m'a frappé dans le roman de Hubert Haddad : la solitude terrible de tous ces personnages. Ils ne sont pas seulement en quête de paix et d'harmonie, mais aussi de compagnie, ai-je eu l'impression. Même à la pension, il n'y a guère de lien collectif, si ce n'est le moment des repas, pour le reste, on est seul dans sa vie, on avance seul, on se réalise seul... Et, pour ce qui est de l'histoire en elle-même, on finit seul...

Pas très optimiste, cette vision du livre, j'en conviens, mais croyez-moi, la paix et la sérénité qui émanent d'abord de maître Osaki puis de Matabei, sont un baume... Et l'on comprend que l'accomplissement n'est pas forcément dans un bonheur matériel ou social, mais bien dans le sentiment qu'on a rempli sa mission...

Et, puisque l'un des enjeux de ce roman, c'est ce jardin, dont on ne sait vraiment s'il a toutes les vertus dont le pare Matabei ou si sa mémoire, nourrie des peintures sur les éventails, l'a enjolivé, j'ai eu en tête les derniers mots d'une chanson, pas si éloignée, dans le fond, du roman de Hubert Haddad, "le jardin extraordinaire", de Charles Trénet :

"Pour ceux qui veulent savoir où le jardin se trouve,
Il est, vous le voyez, au coeur de ma chanson.
J'y vole parfois quand un chagrin m'éprouve.

Il suffit pour ça, d'un peu d'imagination !"

jeudi 13 février 2014

"Je m'rappelle quand j'étais soda, (x4) Youpi ya ya youpi youpi ya ya (x4)..."

Vous aurez déjà compris avec ce titre... étrange que nous allions parler d'un livre qui ne l'est pas moins. Un roman de guerre vraiment pas comme les autres, par le ton employé par l'auteur, qui joue sur deux registres : l'humour et le décalage culturel. Imaginez un mélange de "Apocalypse Now" et du "Pont de la Rivière Kwaï" revu par Blake Edwards ou le Ben Stiller de "Tonnerre sous les tropiques"... J'exagère un peu, mais il y a de ça, sans oublier une ironie et un humour africains tout à fait épatants. Le romancier nigérian Biyi Bandele s'est inspiré d'un épisode historique réel pour écrire "la drôle et triste histoire du soldat Banana" (en grand format chez Grasset) mais il en fait un roman picaresque délirant... jusqu'au drame et à la folie...





On l'oublie parfois, mais les Américains ne sont pas les seuls à avoir fait la guerre au Japon, dans le Pacifique. Les Britanniques aussi ont défendu des territoires qui étaient leurs colonies, d'une possible invasion nippone. Et, pour cela, ont mobilisé des troupes, y compris des régiments composés de soldats originaires de l'Empire, par exemple, des soldats Africains...

Ali Banana, le soldat dont le patronyme anglicisé apparaît dans le titre du roman, est Nigérian. Lorsque les recruteurs sont venus dans son village, il a suivi ses deux meilleurs amis, a passé les examens médicaux et s'est retrouvé avec un uniforme, un barda, une arme et direction l'Inde. Ce n'est pas sa destination finale, seulement le lieu où il va faire ses classes.

Nous sommes en 1944, les Britanniques ne veulent pas voir la Birmanie basculer dans le camp japonais. L'Etat-major a donc choisi d'envoyer un grand nombre de troupes dans cette zone afin de repousser les troupes ennemies. 6 brigades forment ce qu'on appelle "les Chindits" dont l'une, la brigade Tonnerre, se compose de soldats d'Afrique de l'Ouest.

C'est une volonté d'un étrange personnage : le général Wingate. C'est avec lui que s'ouvre le roman de Biyi Bandele, au Caire, en 1941. Il devrait être un héros, celui qui a poussé les Abyssins à l'insurrection contre les troupes mussoliniennes et rétabli le Négus sur son trône... Mais, sans qu'on sache pourquoi, à son retour d'Ethiopie, il a été dégradé...

Et, comme on le découvre, on peut en effet se poser des questions... Est-il complètement cinglé, inconscient ou les deux ? Ou, dernière possibilité, est-ce la malaria qui explique son comportement étrange ? Toujours est-il qu'on l'imagine mal à ce moment précis, reprendre du service... Pourtant, en deux ans plus tard, on va lui confier cette campagne en Birmanie...

Et il va choisir les soldats nigérians pour le suivre au combat car il a apprécié leur courage au feu en Ethiopie. Wingate, c'est un mélange de Kurtz et de l'Arlésienne : Kurtz parce que fou à lier mais remarquable meneur d'homme, l'Arlésienne, parce qu'on ne le voit en chair et en os qu'au début du roman, seule sa légende plane ensuite sur le livre...

Sur place, les Chindits doivent sécuriser des places fortes, dont l'une, appelée "la Ville Blanche". Un point stratégique qui n'a rien d'une ville, en fait, mais qui borde une voie ferrée sur laquelle circulent les convois de ravitaillement japonais. Tenir la Ville Blanche, c'est étrangler l'ennemi, prendre un avantage qui peut être décisif...

Jamais Ali Banana n'aurait dû intégrer la brigade Tonnerre. Il le doit... à une varicelle qui l'a exclu de son assignation d'origine et à son incroyable bagout, qui lui a permis de convaincre des officiers qu'il voulait absolument partir au combat, même dans une zone aussi dangereuse que la Birmanie aux mains des Japonais.

Oui, c'est un joyeux luron, un vrai fanfaron, cet Ali Banana. On a même l'impression qu'à aucun moment, il ne se rend compte dans quoi il s'est embarqué. Et pour cause, ce n'est qu'un gosse ! Un gamin qui a voulu jouer les fiers à bras en accompagnant ceux qu'il considérait comme ses meilleurs amis... Et le voilà engagé dans l'immense conflit mondial, dans une des zones les plus périlleuses qui soient, face à un adversaire prêt à tout, mais tout fier d'aller combattre au nom de celui qu'il appelle Lehoua Joj...

Et, dans le Brigade Tonnerre, à quelques exceptions près, dont Damisa, qui a fait partie des hommes de Wingate en Abyssinie, tous les autres sont aussi peu expérimentés et aussi peu conscients de ce qui les attend en Birmanie. Ce sont de jeunes Africains qui ont quitté leurs villages pour la première fois, ne connaissent rien du monde, des enjeux du conflit, de la guerre telle qu'on la pratique sur le front pacifique...

Ils sont tous d'une candeur angélique, et Ali Banana plus que tous les autres encore. Ils sont drôles, touchants, mais forment une incroyable équipe de bras cassés qu'on envoie se faire massacrer dans une guerre qui n'est sans doute pas la leur, à tous points de vue... Mais, ils sont braves, courageux, ont envie de faire honneur au Nigéria, à leurs familles, à leur roi, le roi Georges, alias Lehoua Joj...

Leur souci, ce n'est pas la discipline, non, ça, ça va, mais une trop grande décontraction, peut-être. Et puis, le terrain hostile. La jungle birmane, chaude et humide. La chaleur, dans leur pays d'origine, ils connaissent, pas de souci, mais l'humidité ! Terrible ! Des pluies tropicales qui vous trempent jusqu'à la moelle, pire encore lorsqu'il faut dormir à la belle étoile sous ce déluge...

La faune, aussi. On croise quelques ravissantes bestioles au fil du roman, dont des serpents et des sangsues, dont le rôle dans l"histoire devrait faire pousser quelques "aaaaaaaah" et autres onomatopées remplies de dégoût aux lecteurs (je parle d'expérience...). A chaque pas dans ces paysages luxuriants, il faut surveiller où l'on pose les pieds, où l'on s'adosse, où l'on se planque, où l'on se dirige...

Et puis, il y a l'ennemi. Surprenant dans son sacrifice permanent, sa hargne, sa ruse, sa détermination à vaincre... Tellement différent de ces jeunes hommes noirs largués là, livrés à eux-mêmes et qui vont connaître une épouvantable épreuve du feu au cours d'un siège d'une rare violence et particulièrement meurtrier...

A tel point que le détachement affiché à leur arrivée en Birmanie, déjà bien ébranlé par quelques marches forcées aussi épuisantes que dangereuses, va s'effacer... Physiquement, moralement, nos joyeux lurons vont changer... Et pas en bien. La guerre marque ceux qu'elle ne tue pas... Et pousse les autres à la folie...

En racontant tout cela, je me rends compte qu'il n'y a rien de drôle, au contraire, que tout cela relate une horreur absolue. Pourtant, je vous ai parlé d'un roman drôle, il l'est, faites-moi confiance. Mais cela tient beaucoup à du comique de situation, donc peu évident à rendre ici. Il y a à la fois ce côté naïf de ces jeunes hommes mais aussi leur culture qui veut ça.

Par exemple, Guntu, un des soldats de la brigade Tonnerre, est persuadé que les amulettes dont il est bardé de la tête aux pieds, ou presque, le rendent invincible. Ca bombarde autour de lui, ça mitraille, la mort vrombit partout, mais lui plastronne, certain qu'il est intouchable... Et puis, le doute s'insinue, et avec lui, la culpabilité... Oui, il était ivre quand il a acheté ces amulettes, il les a acquises auprès d'un marchand peu scrupuleux et non d'un homme de religion qui lui aurait assuré son invulnérabilité... En quelques instants, on est passé d'un roc imputrescible à un homme effondrée et larmoyant... Promis, dans le livre, c'est plus drôle que ces quelques lignes !

L'humour de Biyi Bandele est plein de tendresse pour ses personnages. Bien sûr, il se moque d'eux, les tourne en dérision, mais c'est fait avec une grande tendresse, cela sert juste à mettre en exergue leur immense naïveté et leur incroyable impréparation. Ils n'ont rien de militaires accomplis, ne s'attendent pas à l'horreur qui les attend en Birmanie et à l'omniprésence de la mort et de la violence.

Le choc est tel que leur décontraction va muter, pour les uns en dégradation physique, pour les autres en abattement, pour certains, enfin, en une perte un peu plus grande encore de tous repères. La folie rôdent au-dessus d'eux comme ces vautours que l'abondance de charogne a rendu dodus, voire grassouillets. Mais elle n'attendra pas leur mort pour fondre sur eux...

Reste ce décalage permanent qui vient, même dans le dénouement de l'histoire, souligner un peu plus l'absurdité de la guerre à travers les comportements du soldat Ali Banana et des survivants de sa brigade Tonnerre. En quelques semaines, la métamorphose du garçon est impressionnante, à tout point de vue, sauf pour la pilosité...

Pour le reste, entre l'enthousiasme juvénile qui le pousse à harceler ses officiers en Inde pour qu'on l'envoie au combat et le soldat dont la vie ne tient plus qu'à un fil et la raison flanche sérieusement, il y a un univers et surtout, l'expérience de choses abominables que personne ne souhaite avoir à traverser.

Ali Banana, c'est De Niro ou Walken dans "Voyage au bout de l'enfer". C'est un garçon avec les problèmes de son âge, turbulent, pas très assidu ni doué, pas forcément très malin non plus, mais courageux, à sa façon, celle des adolescents trop sûrs d'eux. Plus dure sera la chute, quand il se rendra compte de ce qu'est vraiment la guerre...

Biyi Bandele le lance dans un voyage initiatique où il ne va pas seulement découvrir la vie, le monde et apprendre pour devenir un adulte, mais bel et bien se trouver confronté au pire de ce dont est capable l'être humain. Une véritable boucherie... Le côté sympathique du voyage qui l'a poussé à s'engager sans hésiter a vite disparu lorsqu'il a commencé à tuer, lorsqu'il a commencé à assimiler l'idée qu'on voulait le tuer en retour...

Certainement pas près à un tel voyage, le jeune Nigérian va traverser des moments qui marquent à vie, des coups qu'il encaisse, un par un, de plus en plus difficilement... Son esprit fragile reçoit tout cela et se fissure lentement, remettant en cause ses certitudes, ses espoirs, sa foi, jusqu'à éclater à un moment précis, lorsqu'il ne suffira plus d'obéir aux ordres mais de faire lui-même un choix. Peut-être le choix le plus cruel qu'on puisse faire dans une vie...

Alors, oui, "la drôle et triste histoire du soldat Banana" (le titre, en VO, "Burma Boys", est quand même plus sobre...) est un roman picaresque, à sa manière, tournant en dérision la guerre et ceux qui la font, mais il devient vite un drame sombre et désolant sur les séquelles incurables (et pas seulement physiques) qu'inflige toute guerre aux belligérants...

Le dernier point que je voudrais aborder, c'est la langue de Biyi Bandele. Je l'ai gardé pour la fin, parce que c'est, dans notre contexte actuel, un sujet délicat... Tout est su vite et mal interprété, il devient compliqué d'écrire sans être rapidement catalogué, étiqueté, malmené, insulté, j'en passe et des meilleures...

Biyi Bandele joue beaucoup avec la langue, tout au long du livre. Le roman est écrit en anglais (le traduction française est signée Dominique Letellier) mais, comme vous l'avez déjà vu avec Lehoua Joj, l'auteur met en scène les accents de ses personnages, les mots qu'ils déforment par méconnaissance de la langue (les grades et certains noms sont également concernés).

Ces jeunes hommes parlent tous des langues et dialectes différents, en se retrouvant ainsi ensemble, ils doivent communiquer entre eux, s'essayer à l'anglais, tout faire pour se comprendre. Cela donne quelques scènes amusantes où ils dialoguent entre eux, surpris d'avoir tant en commun. Quant à Ali Banana (qui a en fait pour nom de famille le mot signifiant "banane" dans sa langue maternelle, d'où ce Banana), on le découvre bavard à l'extrême, limite saoulant, puis ouvert et de plus en plus taciturne, comme s'il se fanait... Jusqu'à retrouver son côté volubile, au final...

Cette façon de parler, en jouant sur différents registres de langue, est aussi un des ressorts comiques utilisés par Bandele. Avec une scène digne des plus grands auteurs maniant le non-sens et l'humour british, lorsque les Chindits se mettent à échanger par-dessus le no man's land barbelé et miné, des insultesavec de mystérieux et invisibles soldats Japonais, qui maîtrisent parfaitement l'argot nigérian...

La réussite de Bandele, c'est de signer un roman de guerre, violent, effroyable, sanglant, mais en lui donnant une tonalité tout à fait originale. Je n'ai pas cité "MASH", dans ce que cela peut rappeler, il y a aussi un peu de ça. On rit franchement aux facéties de ces garçons qu'on prend en affection avant de les voir se battre comme des lions... Et on finit bien ému...

mercredi 12 février 2014

"Il était là, sur son "lit de mort", mais décision prise, il était sur son "lit de vie" ..."

Cette phrase, je l'ai trouvée sur le site de l'ADOT, l'Association pour le Don d'Organes et de Tissus humains. C'est le témoignage de Marie, la mère de Joris, mort à 19 ans, et dont les organes ont été prélevés pour être greffés à d'autres personnes et leur permettre de soigner des pathologies graves. J'ai choisi ce témoignage pour deux raisons majeures : parce qu'il illustre parfaitement notre livre du jour et parce qu'il débute aussi par la mort d'un jeune homme de 19 ans... Dans "Réparer les vivants" (en grand format chez Verticales), Maylis de Kerangal observe et raconte le processus difficile mais désormais bien huilé qui s'enclenche lorsque se pose la question du don d'organes... Vous n'avez pas d'avis sur le sujet ? Vous n'avez pas exprimé de choix en la matière, ni rempli de carte de donneur ? Peut-être ce roman vous encouragera-t-il à le faire...





Un matin d'hiver, en Normandie. Trois jeunes hommes se sont donné rendez-vous à l'aube pour une sortie qui se veut pleine de sensations : aller surfer une mer aussi agitée que froide ! Si froide, que la séance ne dure pas, il faut vite aller se réchauffer, rentrer pour prendre une douche bouillante, la tête encore pleine d'images et de frissons...

Mais, sur la route du retour, fatigue, inattention, hasard... Le véhicule des trois garçons sort de la route. Simon, 19 ans, ne portait pas de ceinture. Il est violemment projeté contre le pare-brise du véhicule... A son arrivée à l'hôpital du Havre, il est déclaré en mort cérébrale. Disons les choses clairement : tout son corps et ses organes n'ont pas été détruit mais le cerveau, qui commande à tout le reste, est irrémédiablement hors service...

Le Dr Révol, anesthésiste, est de garde lorsque l'ambulance amène le corps de Simon à l'hôpital et il le prend en charge. Il sait déjà ce qui l'attend : le diagnostic, le verdict, affreux, si violent. Puis l'annonce aux parents, se faire le messager de la pire nouvelle qu'un père et une mère puissent entendre...

Les parents de Simon... Ils sont séparés mais ne vivent pas loin l'un de l'autre. La mère, c'est Marianne. C'est elle qui reçoit l'appel annonçant l'accident de Simon, son état grave... Sean, le père, originaire de Nouvelle-Zélande, qui a initié son fils au surf, n'est pas joignable dans l'immédiat, elle part seule à l'hôpital.

Sur place, Cordélia, l'infirmière, s'affaire auprès de Simon, placé sous respirateur artificiel. A tel point que le docteur Révol doit expliquer que ce corps qui a toute les apparences de la vie, encore, n'est qu'une illusion, que Simon, le Simon que Marianne a mis au monde, élevé, vu grandir, aimé, ne reviendra plus...

Affronter la douleur, terrible, crue, inconsolable, d'une femme et d'un homme (Sean a rejoint Marianne au chevet de Simon) qu'on vient de provoquer en quelques mots. Des mots choisis, prononcés avec douceur mais fermeté, pour qu'ils fassent leur chemin dans l'esprit du couple. Qu'ils acceptent l'inacceptable...

Révol a également lancé un processus particulier et pour cela, il a fait appel à Thomas Rémige. Infirmier en réanimation, il est d'astreinte ce jour-là. Thomas appartient à un réseau assez dense, environ trois-cents infirmiers et infirmières le composent en France, chargé de coordonner la question du don d'organes et de tissus.

Simon n'est pas encore officiellement décédé, mais il vit artificiellement. Ses organes, ses tissus, comme sa peau, ses cornées, sont en excellent état, Simon était jeune, sportif... A Thomas, maintenant, de suggérer à Marianne et Sean la possibilité de prélever ces organes afin de les greffer ensuite à des patients en attente...

Simon a-t-il évoqué la question ? Y était-il favorable ? Avait-il une carte de donneur ? Si ce n'est pas le cas, la décision revient à des parents qui doivent répondre rapidement alors qu'ils traversent le pire moment de leurs existences... A lui de se montrer convaincant mais délicat, de ne pas les brusquer, les braquer, de ne pas heurter leurs convictions personnelles, philosophiques ou religieuse... Tout mettre en oeuvre pour obtenir un consentement parental avant d'enclencher la course contre la montre qui permettra, à travers la mort d'un jeune homme, de sauver plusieurs vies...

Quel effroyable paradoxe ! Une vie contre une autre, plusieurs autres, même ! Et surmonter l'idée de voir un corps pillé, ouvert, vidé... On va sortir du corps de l'être aimé ses organes ! C'est terriblement violent, même si, lorsque la dépouille sera restituée à la famille pour les obsèques, il n'y paraîtra plus...

Et lorsque Thomas aura le consentement, c'est une mécanique parfaitement organisée qui se mettra en branle, afin d'acheminer les organes à bon port, vers des patients qu'on préviendra, appel si important, parfois longtemps attendu, soulagement et peur terrible, espoir et inquiétudes mêlés... Jusqu'à l'opération proprement dite, certes compliquée, délicate, mais qui constitue désormais un acte courant, pratiqué sans grand risque...

Il est bien précisé que différentes personnes bénéficieront des organes et des tissus de Simon. Mais, "Réparer les vivants" se focalise sur une patiente. Pas n'importe laquelle, Claire, en attente d'un greffe cardiaque... Oui, un foie, des poumons, des reins sont des organes importants, leur greffe sauvera ou, tout du moins, améliorera considérablement la vie des receveurs...

Mais le coeur possède une telle symbolique, longtemps considéré comme l'organe moteur, siège des sentiments, message clair à lui seul... Ne s'envoie-t-on pas, désormais, des coeurs par texto ou sur les réseaux sociaux ? Alors que je ne suis pas sûr qu'il existe un émoticône pour le cerveau... Ou peu utilisé, alors...

Et, à l'image de ce que Maylis de Kerangal avait déjà fait dans "Naissance d'un pont" (je précise que je n'ai lu d'elle que ces deux romans), le coeur de Simon devient alors le centre de l'histoire. Tout les personnages qui interviennent (et il y en a pas mal) le font en lien avec l'organe maintenu en vie jusqu'à ce qu'on le place dans la poitrine d'une autre.

Tout le roman bat au rythme de ce coeur, c'est haletant, entretenu par une écriture qui peut dérouter le lecteur, toute en longues phrases, très descriptives mais qui entretiennent le rythme et surtout, malgré un certain recul, qui n'est pas de la froideur, mais juste une manière très clinique (sans mauvais jeu de mots) de raconter les faits, transmettent des sentiments forts tout au long des 280 pages de "Réparer les vivants".

C'est dans la pièce de Tchekhov "Platonov" que Maylis de Kerangal a trouvé la réplique qui sert de titre à son roman. Ou plus exactement, une partie d'une réplique, un personnage répondant à un autre qui lui demande ce qu'ils vont faire qu'il faut "enterrer les morts et réparer les vivants"... On comprend bien ce titre, rapporté à la greffe elle-même, dont on suit la réalisation étape par étape...

Mais, j'y ai vu un autre sens, car les vivants sont aussi les survivants, la famille du donneur, surtout lorsqu'il est jeune, comme dans le roman, que la mort est inattendue, violente. Réparer ces vivants-là est aussi une des missions des médecins et infirmiers qui prennent en charge la famille. Bien sûr, ça a des airs de rustine, de cautère sur une jambe de bois, mais l'attention et le grand soin mis à cette prise en charge, s'il n'abolit pas la douleur, l'anesthésie un peu...

La douleur des parents est terrible. En lisant "Réparer les vivants", je revoyais les images d'un film qui m'a marqué, "la chambre du fils", de Nanni Moretti, où l'on assiste au drame d'une famille dont le fils meurt dans un accident de plongée... On se demande comment Marianne et Sean vont pouvoir se relever, on a envie de croire que le don, le fait de savoir que leur "oui" a sauvé des vies éteindra leur culpabilité, qu'ils seront eux aussi réparés...

Mais on est aussi, plus tard, avec Clair, ses questionnements, sa frustration de savoir que, toute sa vie, elle ignorera à qui elle doit d'être "réparée", de revivre le plus normalement possible. Une frustration dont je peux témoigner indirectement... Lors d'une émission avec une association de greffés, cette question a été abordé et l'émotion a débordé mon invité, la tristesse infinie de ne pas pouvoir dire un simple "merci" à celui, à ceux à qui il doit de vivre...

Et puis, il y a le corps médical. Je n'utilise pas l'expression par hasard. Oui, tout le processus depuis l'admission de Simon jusqu'à l'opération de Claire, tout cela fonctionne comme un corps. Chaque médecin, chaque infirmier a sa mission, exactement comme s'il était un des organes... Au milieu, celui qui alimente tout cela, c'est le coeur de Simon, qui joue parfaitement son rôle métaphorique de moteur, de simple pompe, oui, mais quelle pompe !

Il est important pour l'auteure de montrer que tout cela, c'est aussi le travail de ces hommes et de ces femmes qui ne sont pas médecins ou infirmières 24 heures sur 24, qu'ils ont une vie à côté, des passions, des centres d'intérêt. Que c'est même vital pour eux, pour leur équilibre, une soupape pour que la pression accumulée puisse d'échapper.

Car tous côtoient la mort autant que la vie. Il faut prendre en charge la douleur des familles, respecter des procédures très strictes, obtenir un consentement qui n'est que rarement acquis d'avance (même si, rappelons-le, la loi française stipule que, faute d'inscription au registre des refus, le consentement est présumé), lutter contre le temps car un organe hors de son organisme ne se conserve pas si longtemps et enfin, réparer les vivants, concrètement, installer l'organe dans son nouveau corps, où, si tout va bien, il reprendra sa fonction essentielle...

Alors, chaque membre de ce corps, lorsqu'il ne joue pas son rôle d'engrenage dans la mécanique complexe du don d'organes, a ses occupations, qui la recherche sur les psychotropes, qui le chant, qui un amant qui enflamme les sens, qui se passionne pour le foot, etc. Chacun compartimente sa vie pour que cette course ne devienne pas une envahissante obsession...

Eux aussi, à leur manière, ils se réparent pour rester vivants, se régénèrent en dehors des murs des hôpitaux, vivent et essayent de garder de la distance avec ce qu'ils font. On peut les trouver froids, peut-être un peu rudes, parfois, ou manquant d'empathie, je pense que ce sont des manières de ce protéger.

Lorsque Révol engueule Cordélia, l'infirmière, parce qu'elle a parlé à Simon devant ses parents à qui il essaye de faire comprendre que, non, leur fils ne se réveillera pas, ni maintenant, ni demain, ni dans 10 ans, ni jamais, ce n'est pas parce qu'il est insensible ou trop à cheval sur les protocoles, juste parce que, dans ce boulot, si on ne se blinde pas, on ne tient pas longtemps...

"Réparer les vivants" est un roman fort, plein d'humanité et de puissance narrative. On est aux côtés de chacun de ses personnages, on ressent leurs sentiments, leurs émotions au moment donné, la douleur, l'espoir, la culpabilité, l'impuissance, la frustration, l'inquiétude, l'adrénaline qui monte, quand un grain de sable menace de venir enrayer la mécanique... A chaque page, depuis la joie sincère de Simon et de ses potes au sortir de l'eau, le coeur battant la chamade et la peau frissonnant, jusqu'à la satisfaction du devoir accompli, le lecteur se glisse dans ces existences bouleversées et se met au diapason.

Je l'ai dit, il faut se faire à l'écriture de Maylis de Kerangal, elle en gênera peut-être certain, moi, je trouve qu'elle porte le récit, lui apporte un certain lyrisme. Elle fait de ce protocole médical une aventure humaine, tendue comme un arc, tenant en 24 heures à peine, sa jamais baisser de rythme, dans une course de relais maîtrisée mais jamais à l'abri de l'imprévu...

Un hommage à tous ceux qui travaillent à sauver des vies, à réparer les vivants, de manière extrême, à travers ces greffes, bien sûr, mais de toutes les autres façons, toutes ces femmes et tous ces hommes qui soignent, opèrent, réconfortent, traitent, lavent, accueillent, prennent en charge, examinent, auscultent, diagnostiquent, j'en passe et des tout aussi importants...

La mise en évidence de l'infime lueur d'espoir qui peut exister derrière un drame infini... Et aussi, par le biais de la fiction et de la narration romanesque, un moyen de faire de la pédagogie. Vous ne prendrez peut-être pas une décision à peine la dernière ligne lue, mais je suis certain que cela fera réfléchir bien des lecteurs, que certains rempliront des cartes de donneurs le lendemain, quelques jours plus tard ou même quand l'opportunité se présentera.

Que des discussions naîtront sur le sujet, que des souhaits seront émis, des consentements donnés, peut-être, je le souhaite, même, pour rien, juste au cas où... Certains se renseigneront plus avant, auprès des associations et peu à peu, l'information, le nerf de la guerre, se répandra... Même si, avouons-le, à la place de Marianne et Sean, prendre une décision doit juste être une sacrée gageure...

Bravo et merci à Maylis de Kerangal qui a su mettre sa voix et son style singuliers au service de cette cause, sans chichi, sans éclat, avec réalisme et recul. Pour nous donner le récit d'une histoire quotidienne, à notre époque, le récit d'un acte médical fascinant pour nous, profanes, impressionnant pour qui essaye de se mettre à la place des uns et des autres, mais qui dégage aussi une puissante force vitale.