lundi 10 décembre 2018

"Ne te fie pas aux choses qui sont trop belles pour être vraies".

Voilà un roman que j'aurais pu lire à sa sortie lors d'une précédente rentrée littéraire, mais j'aurai finalement attendu sa sortie en poche pour me lancer. Un beau pavé, ce poche, d'ailleurs, avec ses 950 pages, mais on s'y plonge facilement et l'on découvre un premier roman fort bien construit, avec un très amusant parallèle entre réalité et imaginaire tout au long de cette histoire et une dimension caustique et même cynique qui résonne également avec l'actualité du moment. "Les Fantômes du Vieux pays", de Nathan Hill (désormais disponible chez Folio ; traduction de Mathilde Bach), est un roman fleuve qui s'intéresse aux histoires d'une famille en piteux état, et pourtant liée de génération en génération par un curieux élément, dont l'influence, appelons cela ainsi, va apparaître petit à petit au lecteur. Et lorsque, enfin, chaque pièce du puzzle aura trouvé sa place, alors on découvrira un tableau dont on n'avait absolument pas imaginé la composition exacte...



Alors que les élections présidentielles américaines approchent, le candidat républicain, aux idées ultra-conservatrices pour ne pas dire plus, est agressé à Chicago alors qu'il fait un tour dans un parc. Devant son équipe, ses partisans, les journalistes, il reçoit une poignée de gravier lancée par une femme d'une soixantaine d'années, qui devient aussitôt l'unique sujet des chaînes d'information.

Elle s'appelle Faye Andresen-Anderson et, par la magie des médias du XXIe siècle, elle se retrouve rebaptisée "Calamity Packer" (du nom du candidat, Sheldon Packer) et devient l'ennemie public n°1. L'unique centre d'attention de tout le pays. Incarcérée, elle attend un procès qu'on promet exemplaire. Et l'Amérique veut savoir qui se cache derrière cette femme...

A quelques kilomètres de là, Samuel Anderson enseigne la littérature dans une modeste université de la banlieue de Chicago. Enfin, enseigne, c'est un grand mot, car ses étudiants n'en ont rien à secouer, de la littérature. Blasé, Samuel ne se formalise même plus de ce je-m'en-foutisme général, jusqu'à ce qu'une de ses étudiantes, Laura, pousse le bouchon un peu loin.

Alors qu'il lui reproche d'avoir triché dans son dernier devoir, elle lui soutient mordicus qu'il n'en est rien. Pourtant, la mauvaise foi de cette jeune femme qui n'en fiche pas une est si flagrante, que Samuel lui dit son fait. Mauvaise idée : l'étudiante se plaint à la direction de l'université, et Samuel comprend que, même s'il a raison, qu'elle n'est qu'une menteuse, c'est à lui qu'on va donner tort...

Lassé par la paresse des enfants gâtés qu'il doit instruire, Samuel passe ses soirées et une partie de ses nuits à jouer en ligne. Il mène des quêtes sur "Le Monde d'Elfscape" avec d'autres geeks de son genre qu'ils n'a jamais rencontrés et qui sont pourtant ses meilleurs, ses seuls amis. En particulier un certain Pwnage. Il joue depuis un des ordinateurs de l'université où le débit est meilleur que chez lui.

En dehors de ses cours et de ses quêtes, Samuel n'a véritablement qu'une passion : la littérature. Il s'est longtemps rêvé écrivain, a publié très jeune une nouvelle remarquée, mais a ensuite été incapable d'écrire le roman pour lequel un éditeur lui avait versé un à-valoir. Et voilà que cet éditeur le contacte et lui donne rendez-vous.

Une rencontre peu agréable, car l'éditeur en question, désormais en poste dans un groupe au sein duquel la littérature n'occupe qu'une minuscule niche, veut récupérer son argent, puisqu'il n'a jamais eu le livre attendu en main... Samuel tombe des nues : cet argent, il ne l'a plus, il s'en est servi pour acheter sa maison. Et il est impensable de le rembourser !

C'est alors que l'éditeur lui propose une solution de repli : écrire un livre, mais pas ce roman fantôme, non, un bouquin comme on en publie tant, la biographie d'une personne qui fait le buzz et qu'on aura sans doute oubliée dans un an : Calamity Packer. Samuel, qui ne suit pas du tout l'actualité, n'a jamais entendu parler de cette personne, mais il n'est pas au bout de ses surprises.

Car l'éditeur lui apprend que cette femme qui fait la une partout et qu'on voit en boucle à la télé est la mère de Samuel... Une mère qu'il n'a plus vue depuis près de 25 ans, lorsqu'elle a quitté le domicile familial en le laissant avec son père. Il n'était encore qu'un gamin et ce départ l'a terriblement blessé, une cicatrice jamais refermée...

La curiosité de Samuel est aiguillonnée : on lui offre d'une part la possibilité de savoir ce qu'a fait sa mère durant toutes ces années, et d'autre part la possibilité de se venger en signant un brûlot. Il accepte donc de relever ce défi avec une certaine appréhension, malgré tout, car il va lui falloir reprendre contact avec cette mère qu'il déteste...

Sans se douter que cette histoire va le pousser à replonger dans son propre passé, mais également celui de sa famille, pas seulement sa mère. Et qu'il va ainsi révéler quelques secrets inattendus, qui vont l'amener à considérer de manière tout à fait différente la femme qui lui a donné le jour, mais aussi son propre destin, celui d'un loser...

J'ai choisi de détailler un peu ce résumé, car même ce qui peut vous sembler secondaire à première vue, tient une véritable place dans l'agencement de l'histoire. Mais, il est certain que c'est d'abord l'improbable duo Faye/Samuel qui va occuper l'essentiel de ce roman. Improbable, le mot peut sembler curieux pour un tandem mère/fils, mais il faut reconnaître qu'ils n'ont rien en commun...

Rien en commun au départ, quand on les rencontre, l'une jetant des cailloux sur un gouverneur aux idées fascisantes (il ne vous rappelle personne, ce Sheldon Packer ?), l'autre ne se sentant vivre que revêtu d'une armure virtuelle pour combattre des monstres imaginaires... Et tout le livre va mettre en évidence ce paradoxe : oui, ils sont très différents, mais Samuel est bien le digne fils de Faye...

On démarre avec cette situation contemporaine, qui va passer par leurs inévitables retrouvailles, et puis, alors qu'on ne s'y attend pas vraiment, on va remonter dans le passé. Et, par la suite, ce va-et-vient entre notre époque et des périodes plus ou moins lointaines qui vont éclairer le passé des deux personnages centraux. Mais pas seulement eux...

Je ne vais pas trop évoquer ces épisodes passés, car à chaque fois qu'on termine une partie, on se demande où l'on va se retrouver. Mais, cette construction en flash-back va permettre de reconstituer progressivement l'histoire de cette famille éclatée et de mettre en évidence un lien surprenant qui semble unir ses membres.

A ce point du billet, il faut évoquer le titre de ce roman. Pas le titre français, mais le titre original. Lorsque j'avais découvert ce livre à sa sortie, j'avais vu que le titre original était "The Nix". Curieux, et pas très doué en anglais, j'avais tapé le mot dans un dictionnaire en ligne et vu qu'on pouvait le traduire par "un refus", "un véto"...

Et puis, le temps a passé, je n'ai donc finalement lu le roman qu'une fois en poche, mais gardant en mémoire cette traduction, dont je ne voyais pas vraiment où elle menait, ni comment elle avait abouti à donner en français "les Fantômes du Vieux Pays"... C'est alors que le mot "Nix" est apparu dans le livre, m'ouvrant d'un seul coup des horizons bien différents...

A l'issue de ce petit développement personnel, vous attendez sans doute avec impatience des explications... Mais je ne vais pas vous donner celles que vous espérez, eh oui, c'est injuste, mais c'est ainsi. Non, plus sérieusement, savoir ce qu'est le Nix est un élément central de l'histoire, le révéler ici, ce serait vraiment exagérer.

Toutefois, je peux tout de même vous dire que c'est cet élément qui va faire le lien entre Faye et Samuel, autant que leur filiation. Et, ce qui est amusant, c'est que c'est un lien totalement irrationnel, et pourtant bien plus fort, du moins peuvent-ils le croire, que ceux qui unissent plus habituellement une mère et un fils, et plus largement les membres d'une famille.

Un élément qui vient s'inscrire dans l'interaction permanente qui sous-tend tout le livre, entre réalité et imaginaire. Des contes et légendes jusqu'aux jeux en ligne façon World of Warcraft qui nous plongent dans des univers oniriques et fantasy, en passant par le bon vieux "Livre dont vous êtes le héros", eh oui, on voit passer bien des manières de faire fonctionner son imaginaire.

Le réel et l'imaginaire se côtoient jusque dans l'histoire de "Calamity Packer", où l'on retrouve un des éléments très intéressants de ce roman, un regard sur l'information et son traitement, particulièrement depuis l'avènement de la télévision. La critique des chaînes d'information continue est très pertinente, entre course au buzz et surenchère débridée.

Je parle de réel ou de réalité, mais il faudrait élargir à la question de la vérité, qui est au coeur de ce roman. Oui, c'est bien de mensonges dont il est question, certains de bonne foi, d'autres qui dissimulent quelques secrets désagréables, mais peu à peu, on comprend que la vie de la famille de Faye est Samuel est une gigantesque illusion...

On est là au coeur de la relation entre la mère et le fils, qui repose sur ces mensonges, ces non-dits, ces petits arrangements avec la vérité, ces secrets qu'il valait mieux garder pour soi et cachent le fameux Nix. En se lançant dans le projet de retracer la vie de sa mère pour mieux lui nuire, Samuel va donner un sacré coup de pied dans une fourmilière familiale dont il ignore quasiment tout...

Mensonge et imaginaire sont aussi très présents autour de Samuel, à travers le personnage de Laura, menteuse pathologique en marche vers son glorieux destin, et Pwnage, le "nolife", génial pourfendeur d'orcs et de dragons, dont la vie semble avoir traversé l'écran de son ordinateur pour devenir plus virtuelle que réelle.

A eux tous, les personnages créés par Nathan Hill sont terriblement représentatifs de leur époque, d'un monde qui fuit de plus en plus souvent le réel pour se réfugier dans l'imaginaire. Les contes, aussi effrayants étaient-il, avaient une vertu pédagogique, mais l'imaginaire de l'époque présente est une évasion, un détachement qui sont très inquiétants, parce qu'ils influent justement sur le réel.

Dès le début de son roman, Nathan Hill instaure un ton plein d'ironie, qui n'est pas sans rappeler certains romans de Tom Wolfe. Faye et Samuel apparaissent bien discret, presque falots, par rapport aux personnages hauts en couleurs, et assez ridicules, qui les entourent, de Packet à l'éditeur, en passant par Laura et Pwnage.

Tirée par l'histoire familiale, il en profite pour signer une satire bien plus virulente qu'il n'y paraît de l'Amérique. En fait, cet aspect satirique est renforcé par les périodes passées et ce qui s'y déroule. Je sais que j'ai peu parlé de ces fils narratifs-là, mais c'est volontaire car tout repose évidemment sur les événements que l'on va découvrir au fil des chapitres.

Mais il faut aussi préciser que ces périodes passées, qu'elles concernent la vie de Samuel ou celle de Faye, ne se déroulent pas du tout dans la même tonalité. On se retrouve plutôt plongé dans une histoire à la John Irving, avec un côté presque nostalgique pour Faye, et l'avancée dans l'existence complètement déboussolée de Samuel.

Le pauvre Samuel ! Il est... pathétique. Oh, ne voyez pas malice dans ce constat, le départ de sa mère, quand il n'était encore qu'un jeune garçon, a conditionné tout le reste de son existence. Sa rancoeur s'est enkystée, mais il n'a jamais su se révolter contre cet abandon et il est devenu timide, introverti, privé d'ambition, peut-être même misanthrope sans en avoir conscience.

A l'image de ses ambitions littéraires avortées, l'existence de Samuel est restée amarrée à ce départ, évoqué dès le prologue du roman. Il a traîné comme une ancre cette absence incompréhensible et la personnalité de cette mère indigne. En la retrouvant par hasard près de 25 ans plus tard, voilà que sa vie connaît un nouveau soubresaut, l'occasion inespérée de peut-être remettre sa vie sur les bons rails.

Quant à Faye, on se demande ce qui a pu motiver son geste envers le gouverneur Packer, car elle semble ensuite bien inoffensive. En fait, on se pose tant de questions à son sujet, sans doute comme Samuel, qu'on espère que l'enquête de ce dernier nous apportera des réponses. Mais elles vont venir directement à travers la construction du roman, très réussie.

De prime abord, on est surpris de découvrir qu'on n'aura pas affaire à un roman linéaire, mais qu'on va faire le va-et-vient entre présent et passé et que chaque voyage va apporter de nouveaux indices, de nouveaux éléments pour y voir plus clair dans cette famille apparemment sans histoire, si ce n'est la banalité d'un mariage brisé.

Il y a quelque chose d'impressionnant dans cette construction très élaborée. Une maturité, une pertinence, une justesse qui forcent le respect de la part de l'auteur d'un premier roman. Tout s'agence remarquablement pour nous surprendre jusque dans la dernière partie du livre, quand enfin on peut appréhender l'histoire dans son ensemble.

On rit, on est ému, et pour la plupart des personnages, les deux à la fois. L'histoire de Samuel semble se résumer à des portes, celles qu'il franchit et les autres, comme ces alternatives qu'on trouve à la fin de chaque paragraphe d'un "Livre dont vous êtes le héros", celle de Faye aux secrets qu'elle garde pour elle depuis si longtemps et qui l'ont poussée à l'effacement.

Dans une tradition littéraire américaine très classique, Nathan Hill s'installe d'emblée comme un romancier à suivre, avec un regard acéré sur l'Amérique actuelle, mais aussi passée, qui ne sont sans doute pas si éloignées l'une que l'autre. Et si le ton est souvent teinté d'ironie, on ressent finalement la grande tendresse qu'il porte à ses personnages.

"Les Fantômes du Vieux pays" est une saga familiale qui ne suit pas un sillon, mais sait proposer quelques aspects originaux et bousculer un peu le genre, en ne proposant pas de personnages héroïques ni même franchement positifs. Et, jusque dans le fait de savoir si cette famille subit une malédiction, il joue sur l'ambiguïté entre la réalité et l'imaginaire transmis de génération en génération.