mardi 26 février 2013

"J'ai vu des démocraties intervenir contre à peu près tout, sauf contre les fascismes" (André Malraux).

1936, encore. Mais plus dans l'Allemagne nazie, direction l'Espagne déchirée par une guerre civile sanglante. D'où le choix de ce titre, extrait de "l'Espoir", d'André Malraux, roman proche du livre dont nous allons parler par bien des points. Mais, "Dès lors, ce fut le feu", roman de Philippe Pivion, publié en grand format par le Cherche-Midi, n'est pas simplement un roman sur la guerre et ses horreurs, c'est aussi un très intéressant livre sur les questions diplomatiques qui se sont posées en Europe et même bien au-delà du Vieux Continent, par cette guerre civile qui va prendre des allures de préludes au conflit mondiale qui débuter quelques années plus tard... Nous voilà devant un véritable roman historique où la fiction s'infiltre dans la réalité, où les personnages imaginés par l'auteur côtoient ceux qui ont laissé leurs traces dans l'Histoire.


Couverture Dès lors, ce fut le feu


1936, l'Espagne s'enfonce dans une terrible guerre civile. Une phalange de militaires s'est soulevée contre le verdict des urnes qui a porté la gauche républicaine au pouvoir. A leur tête, le général Mola, qui organise un coup d'Etat en cet été 1936. Mais il est contesté et déjà, d'autres figures, comme Franco, entendent aller encore plus loin, tandis que le pouvoir légitime, ainsi contesté, doit se défendre. Et pour cela, la gauche espagnole va, malgré la volonté des démocraties européennes, de ne pas intervenir dans le conflit, recevoir le soutien de milliers de militants défendant les idées de gauche et, particulièrement, communistes, qu'on va appeler les Brigades Internationales. Voilà pour le contexte historique.

En France, en cet été où certains découvrent pour la première fois les joies des congés payés, les milieux d'extrême-droite observent avec attention la situation espagnole. Et, puisque le PCF fait campagne pour envoyer des hommes au sein des Brigades Internationales, certains responsables des groupes d'extrême-droite, Croix-de-Feu, Cagoule et autres, se disent qu'il pourraient être bon d'en faire de même.

Mais, pas de la même manière. Pas en alimentant des troupes soutenant ouvertement les milices rebelles de Franco, mais en embrayant sur l'envoi d'hommes aux côtés des Républicains. L'idée est simple : faire recruter dans les Brigades Internationales des militants d'extrême-droite infiltrés dont la mission serait de leur mettre des bâtons dans les roues, par le sabotage, l'élimination discrète de Brigadistes, etc.

Le général Edmond Duseigneur est l'un des cerveaux de ce plan. Membre de la Cagoule, il recherche de jeunes militants capables de jouer ce rôle d'agents doubles, avec le risque de devoir combattre son propre camp, une fois sur le terrain. Parmi les candidats parfaits, aux yeux du général, le jeune Victor de l'Espaing, pas encore 20 ans, fils d'un de ses amis de longue date. Victor a grandi dans une famille catholique, conservatrice, et nourri aux principes de Charles Maurras, dans l'espoir de voir un jour la France redevenir une monarchie.

Idéaliste à sa manière, étudiant pas du tout porté sur l'action, finalement, assez naïf, n'ayant pas connu autre chose du monde que ce qu'on a bien voulu lui montrer dans sa famille, il va accepter de relever le gant par orgueil, pour ne pas décevoir son père et l'ami de celui-ci, et se lancer dans une aventure qui va le changer radicalement en à peine quelques mois.

"Devenu" ouvrier, il se rapproche de la CGT qui recrute de nouveaux volontaires à envoyer en Espagne dans ses meetings. Avec lui, Eugène Trampon, un bagarreur, une brute aux idées bien courtes, qui, lui aussi, part pour semer le désordre et la mort dans les rangs pro-républicains. L'alliance de la carpe et du lapin, ces deux-là... Avant même de partir, les deux hommes rencontrent de vrais militants communistes avec qui ils se forcent à sympathiser.

Parmi eux, Dolorès. Comme son nom (et son accent) l'indiquent, elle est espagnole. Elle vit à la colle avec un des responsables de la CGT, un certain Gabillon, que ses fonctions empêchent de rejoindre les Brigades. Elle, en revanche, entend bien aller sur le terrain défendre son pays en danger de tomber dans l'escarcelle fasciste. Mais, comme les femmes ne peuvent être combattantes, c'est en tant que soignante qu'elle ira là-bas. Oh, son expérience en la matière consiste en une simple formation aux premiers secours en entreprise, mais, à la guerre comme à la guerre, elle saura bien devenir une infirmière sur le tas, pense-t-elle...

Entre Dolorès et Victor, le courant passe tout de suite. Trop bien, même, instillant quelques doutes dans l'esprit du jeune homme sur le bien-fondé de sa mission. Les gens qui l'accompagnent en Espagne ne ressemblent pas à ces bolcheviks au couteau entre les dents qu'on s'évertue dans son milieu très bourgeois à lui décrire. Ce sont des jeunes gens, comme lui, avec un idéal, comme lui. C'est juste cet idéal qui change.

Sous le charme de Dolorès, mais n'osant pas aller plus loin, de peur de perdre de vue ses priorités idéologiques, Victor arrive en Espagne et, après une formation militaire aussi brève que rudimentaire, il se retrouve bientôt confronté au feu. Car la situation n'est pas bonne, côté républicain. Les Franquistes, soutenus ouvertement par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste quand les Républicains n'obtiennent rien, malgré les accords passés, des démocraties occidentales, le France en tête...

Cette guerre d'une violence inouïe, sans merci, ressemblant fort à la guerre de tranchée, si l'on excepte les bombardements aériens, émanant le plus souvent du camp fasciste, malgré des démentis farouches, va forger le caractère du gamin, propulsé rapidement à la tête d'un groupe d'hommes. Déchiré entre sa mission première et ces nouvelles responsabilités, entre les idées profondément ancrées en lui qui lui soufflent de jouer les traîtres, sa peur de tuer des amis en tirant sur le camp adverse qui est en fait le sien et ses amitiés nouvelles qui le font douter de son engagement premier, il va devoir composer, sans forcément choisir...

Des doutes renforcés par certaines découvertes troublantes. Par exemple, ces Marocains qui chargent du côté franquiste... Comment interpréter cela, lorsqu'on a été élevé dans un racisme ordinaire de bon aloi qui laisse à penser que seul l'homme blanc est évolué et que les autres races sont plus proches de l'animalité que de l'humanité ? Et pourtant, ces Marocains se dévouent et se font tuer pour les même idées que celles que Victor est censé défendre... Alors, que penser, que croire ?

Le jeune homme, tout à ses réflexions, va ainsi multiplier les dangers qui le menacent. Car il y a bien sûr les combats, terribles, acharnés, meurtriers, mais aussi les risques d'être découvert comme traître par les Républicains, alors que les opérations de sabotage commencent, mais aussi par certains supérieurs également infiltrés, comme le sinistre Henri Dupré, qui commence à le regarder comme un tiède, un maillon faible...

Et puis, il y a Dolorès, pour qui il ressent un fort désir partagé, sans oublier Karl, un communiste originaire d'Allemagne, anti-nazi de la première heure, ancien combattant de 14-18, une force de la nature qui va devenir l'ami de Victor. Au point de se protéger, de se sauver l'un l'autre, comme si la lutte des classes n'avait jamais existé...

Je laisse là Victor pour m'intéresser maintenant à l'autre partie du roman de Philippe Pivion, celle que je trouve la plus intéressante. Pas parce que l'autre est ennuyeuse, non, mais parce qu'elle relève de mécaniques romanesques assez classiques, la rédemption, le changement dans l'adversité, le coup de foudre, etc. Les scènes de combat sont remarquables et très prenantes, l'intrigue autour de l'éventuelle trahison de Victor, dans un sens ou dans l'autre bien menée.

Mais, si j'ai préféré l'autre facette du roman de Philippe Pivion, c'est parce qu'on sort de la simple fiction historique pour entrer de plain-pied dans l'Histoire, et pas dans ce qu'elle a de plus reluisant... Je le rappelle, le mot d'ordre, en 1936, des démocraties occidentales, Grande-Bretagne, Etats-Unis et, sans doute plus choquant encore, la France du Front Populaire, c'est non-intervention. Surtout, on ne se mêle pas de cette guerre civile qui déchire l'Espagne...

Possible, mais est-ce aussi simple ? Quand une faction militaire veut renverser par les armes un gouvernement légitimement élu, ce qu'on appelle de nos jours le droit d'ingérence ne devient-il pas une obligation ? Quand un camp, celui des Franquistes, est ravitaillé, armé et soutenu militairement par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste, peut-on encore parler seulement d'une guerre civile ?

Le pire, dans ce que nous décrit Pivion, documentation dense à la clé, c'est que ces démocraties bien propres sur elles et refusant de se salir les mains, semblent miser sur la victoire des Franquistes, dans un cynisme terrifiant. Plus encore, avec le recul que l'on a sur les faits désormais. Car, n'assiste-t-on pas en Espagne au préambule du conflit mondial qui va suivre ? Et, dans ces démarches diplomatiques douteuses, à une sorte Munich avant Munich ?

Pour nous expliquer cela, Pivion nous propose de suivre, en parallèle avec l'histoire de Victor de l'Espaing, celle d'Etienne Frottier. Jeune diplomate, proche des idées communistes, le voici désigné par le Quai d'Orsay et son secrétaire général Alexis Léger, sorte de ministre bis, plénipotentiaire à Madrid. Il faut dire que l'ambassade de France dans la capitale espagnole a été désertée par son légitime occupant, l'ambassadeur Jean Herbette ayant choisi, alors que le front se rapproche de Madrid, de s'installer, comme beaucoup d'autres légations internationales, à Saint-Jean-de-Luz.

La confrontation entre Herbette et Frottier est une des charnières de ce roman. Et leurs frictions, très symboliques des hésitations diplomatiques françaises en cette époque troublées, s'expliquent aisément : si Frottier a eu l'occasion de travailler en Allemagne après l'élection de Hitler, et donc de sentir sourdre de ce régime une terrible menace, Herbette, lui, a été dans les années 20, le premier ambassadeur de France en URSS, poste dont il est revenu farouchement anti-bolchévique...

Mais, lorsque Frottier va à Saint-Jean-de-Luz, il y rencontre les principaux ambassadeurs européens, ainsi que le représentant américain et quelques diplomates sud-américains, tous concernés par la situation d'une Espagne à feu et à sang et qui risque de tomber dans le totalitarisme. Concernés, mais pas d'accord entre eux, évidemment. Si la France brille par une certaine lâcheté, il faut bien le dire, la tendance générale penche tout de même de façon inquiétante vers une double politique où l'on traiterait aussi bien avec le camp républicain qu'avec les Franquistes...

Parmi les diplomates les plus en avant dans ce débat, et les plus fermes concernant un soutien sans équivoque aux Républicains, le consul du Chili, également connu pour ses talents de poète, Ricardo Reyes, alias Pablo Neruda. Un soutien affiché encore plus ouvertement depuis un an, et l'exécution de son ami et modèle, Federico Garcia Lorca. Un soutien qui, peu de temps après sa rencontre avec Frottier, coûtera son poste à Reyes...

Frottier se sent donc plutôt seul et si son devoir de diplomate lui dicte de rester neutre, il ne peut s'empêcher de fulminer devant les bassesses dont il est le témoin. A commencer par une mascarade hallucinante qu'il doit gérer dès son arrivée en Espagne. Un bon nombre d'officiers de l'armée espagnole ont fait défection à Madrid en même temps que Mola et Franco lançaient de leur côté les hostilités. Et, pour échapper à une condamnation pour trahison, ils sont venus se réfugier dans les locaux de l'ambassade française, où ils vivent avec leurs familles, en reclus dans les caves. Mais ils ont aussi envahi le lycée français de la ville...

Au total, 700 personnes qui ne font pas mystère de leurs idées anti-républicaines, que la France se doit de nourrir et de protéger, selon les règles diplomatiques. Mais Frottier n'est pas dupe, il a compris la manoeuvrz : les troupes franquistes avancent rapidement vers Madrid, où un nouveau front s'ouvre. Et, lorsqu'elles seront assez près, nul doute que ceux qui, hier, demandaient asile, seront prompts à rejoindre les leurs pour se lancer dans le combat...

Impuissant face à cette stratégie indigne, Frottier doit gérer tout cela dans la plus grande confusion. Il nourrit ces personnes qui le dégoûtent alors que la population madrilène crève de faim et verse son sang pour empêcher à tout prix les troupes franquistes de prendre la capitale. Et le jeune diplomate idéaliste d'être encore plus désarçonné en constatant que la France, pourtant dirigé par un gouvernement de gauche, a décidé de ne pas honorer les contrats signés avec le gouvernement républicain et visant à lui fournir des armes...

Pardon de la longueur de ce développement, je voulais vraiment que vous puissiez saisir la portée remarquable de ce roman qui s'avère passionnant dans sa dualité. La tension est présente durant toute la partie espagnole du livre, qu'on soit au front ou dans la coulisse diplomatique. Et même si, c'est le propre du roman historique, on sait ce qu'il va advenir, l'apport de la fiction permet de nous tenir en haleine.

Philippe Pivion s'engage dans ce roman, on voit bien la camp qui est le sien, celui des Républicains, mais lui est romancier, et pas diplomate, c'est donc son droit le plus strict. Par ailleurs, son choix se justifie mieux encore puisque, si je connaissais l'histoire de ces Brigades Internationales, j'ignorais complètement les manigances de l'extrême-droite française pour noyauter et entraver ces troupes supplétives.

Reste que l'Espagne est aussi le pays où, en premier, se sont affrontés les deux grands totalitarismes qui vont ensanglanter le XXème siècle. Et, s'il est brièvement question des dissensions au sein du camp républicain entre staliniens, communistes et anarchistes, ce n'est pas le sujet du roman. Malgré tout, je ne suis pas certain, au vu des massacres qui se déroulèrent entre ces factions pourtant a priori alliées, qu'une Espagne républicaine n'ait pas été tout aussi problématique qu'une Espagne franquiste... Entre fascisme et stalinisme, pas de solution idéale...

Mais, parallèlement, Pivion met aussi en lumière les ruptures qui se produisent au sein de l'extrême-droite française et qui ne seront pas sans conséquence. Car, les Croix-de-Feu, nées après la première guerre, favorables aux idées de Maurras, catholiques et monarchistes, sont en train de se faire dépasser sur leur extrême-droite par des groupuscules comme la Cagoule, pour qui Maurras est dépassé et la restauration d'un royaume dans une France redevenue la fille aînée de l'Eglise n'est pas une finalité. Cette extrême-droite-là, qui prend l'avantage à ce moment, regarde les expériences allemandes et italiennes avec beaucoup d'intérêt et verrait bien l'Espagne d'abord puis la France, y compris par une prise du pouvoir violente, suivre cette voie...

En conclusion, comme je le disais plus haut, avec ce roman, on prend bien conscience que cette guerre civile qui n'en a pas été vraiment une, tant elle a mobilisé de troupes et de moyens venus de l'étranger (on voit d'ailleurs, lors d'un passage en Turquie, se nouer des alliances très claires qu'on retrouvera quelques années plus tard), souvent considérée comme un épiphénomène, comme un évènement en marge de la période, a sans doute eu un rôle bien plus important dans ce qui suivra.

Mais, "Dès lors, ce fut le feu" est d'abord un roman épique, guerrier, plein de bruit et de fureur, de sang aussi, car, à travers Dolorès et son rôle d'infirmière, on ne nous épargne pas les horreurs de la guerre. Pivion n'est sans doute pas Hemingway, mais il rend l'atmosphère de cette guerre avec énergie et efficacité et sait lui donner une vraie couleur espagnole dans le décor qu'il instaure. Il ne ménage pas ses personnages et l'on serait curieux de savoir quel sera le destin de ces créatures de fiction une fois sorties de ce tourbillon pour se retrouver projetées bientôt dans d'autres évènements tout aussi dramatiques...


samedi 16 février 2013

"Aux yeux de quiconque a lu l'Histoire, la désobéissance est la vertu originelle de l'homme" (Oscar Wilde).

C'est l'histoire de gens ordinaires face au totalitarisme, face à la barbarie. Des gens jusque-là presque indifférents aux évolutions de leurs pays, sans doute par manque d'informations. Ils ne sont pas partisans de ce régime mais ne s'y opposent pas non plus de quelque manière que ce soit. Jusqu'au jour où l'inexorable mécanique d'oppression les prend dans sa ligne de mire. Justement parce que si vous n'êtes pas partisan, alors vous êtes un ennemi... Comment réagir quand le couperet s'apprête à tomber, comment agir pour que la main de ce terrifiant pouvoir se referme sur du vide et ne puisse vous étrangler ? Voilà la problématique posée par Michel Goujon, auteur de "la désobéissance d'Andreas Kuppler", publié ces jours-ci aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un court roman, environ 200 pages, mais tendu, allant crescendo et incitant le lecteur à la réflexion.


Couverture La Désobéissance d'Andreas Kuppler


Andreas et Magdalena Kuppler forment un couple sans histoire. Ou presque. Lui est journaliste sportif dans un grand quotidien. Sa compétence est connue et reconnue, son style, sa capacité à faire vivre les évènements qu'il couvre, sont particulièrement appréciés des lecteurs. Elle a quitté son travail de laborantine pour se consacrer à son foyer, elle qui aspire tant à la maternité. Mais, malgré leurs efforts, malgré une vie sexuelle harmonieuse, Magdalen tarde à tomber enceinte.

A tel point que la jeune femme a, peu à peu, sombré dans la dépression. Incapable d'accepter ce qu'elle estime être une injustice, elle se détache de son mari qui lui, s'absorbe de plus en plus dans un travail qui l'occupe du matin jusqu'à tard dans la soirée, quand il ne l'oblige pas à s'éloigner de son foyer pendant plusieurs jours.

Et c'est justement le cas, en ce mois de février 1936. Car, on l'oublie souvent, mais avant la grande parade nazie des Jeux Olympiques d'été à Berlin, les Jeux Olympiques d'Hiver ont également eu lieu en Allemagne cette année-là, dans la station à la mode de Garmisch-Partenkirchen. Une ambiance plus confinée, mais déjà les signes avants-coureurs de ce que sera la grande parade hitlérienne à Berlin quelques mois plus tard.

Kuppler y a fait son métier, envoyant de nombreux articles sur les différentes disciplines, les athlètes les plus en vue, comme la charmante et talentueuse patineuse Sonja Henie, qui vient d'enrichir son incomparable palmarès d'un nouveau titre olympique. Pendant que son épouse se morfond, lui est aux anges car il vient de passer quelques jours mémorables dans la station bavaroise.

Un séjour d'autant plus agréable que les soirées à Garmisch, une fois les compétitions terminées, ont été joyeuses, festives. Avec ses collègues du monde entier venus assister aux Jeux et, en particulier, avec les Américains, tous les soirs, l'alcool coule à flot et la jazz fait danser des journalistes encore, en apparence, insouciants.

Kuppler a même flirté avec une ravissante jeune femme, une journaliste venue d'Outre-Atlantique, Susanna Rosenberg. Elle n'est pas seulement américaine, elle est juive, également. Ils ont dansé ensemble, se sont très bien entendu, ont joué un jeu de séduction sans pour autant que ce jeu n'aille plus loin que quelques danses, certes sensuelles, mais dénuées d'indécence.

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Kuppler s'il n'y avait ces rêves récurrents où il apparaît comme une victime de terribles violences, dans lesquelles sa belle-famille paraît toujours aux premières loges. Quelques semaines, déjà, que ces rêves reviennent régulièrement le hanter. Il s'y voit accuser de traîtrise, d'être anti-allemand... Autant de choses qu'il ne comprend pas.

Contrairement à son beau-père, engagé de longue date dans le parti hitlérien, au sein duquel il occupe une position élevée, Kuppler ne s'est jamais intéressé à la chose politique. S'il a adhéré au NSDAP, le parti nazi, ce n'est pas par conviction mais pour pouvoir continuer à pratiquer son métier, qui est aussi sa passion, car, depuis 2 ans, environ, qui veut exercer la profession de journaliste doit obligatoirement se faire encarter... Cela n'empêche pas Kuppler de fréquenter quelques commerçants juifs chez qui il s'approvisionne depuis des années et qui, au fil du temps, sont devenus ses amis...

Andreas partage avec Magdalena cette relative indifférence envers la politique et les évolutions récentes que connaît l'Allemagne depuis l'avènement du chancelier Hitler. Bien sûr, ils savent que se mettent en place certaines lois très agressives, envers les juifs, envers les opposants, mais cela ne les inquiète pas encore. Peut-on parler de légèreté ? Difficile à dire, mais ils sont loin d'imaginer, malgré les vitupérations et les fanfaronnades du père de Magdalena, que le régime nazi va bientôt devenir incontrôlable...

Comment pourraient-ils l'une à Berlin, l'autre à Garmisch, que leur vie, leur vie de couple mais aussi leur existence individuelle, vont basculer en à peine 48 heures, au lendemain de la clôture des Jeux d'Hiver ? Et pourtant, les 17 et 18 février 1936, le couple Kuppler va devenir une cible, parmi d'autres, de l'immonde mécanique nazie.

Difficile d'en dire plus, j'ai dressé les portraits des deux protagonistes centraux du roman, leurs forces et leurs faiblesses. C'est là-dessus que le pouvoir nazi va jouer pour refermer sa poigne de fer (sans gant de velours, c'est superflu...) sur ce couple sans histoire, en tout cas des histoires qui ne paraissaient pas mettre en péril un régime dont la paranoïa est déjà une des composantes principales.

Peut-être peut-on voir dans le comportement d'Andreas et Magdalena une naïveté coupable, un assentiment muet. Naïveté, sans doute, mais je ne crois pas que ces deux-là soutiennent quoi que ce soit au départ. En revanche, dans ces deux journées des 17 et 18 février, lorsqu'ils vont comprendre qu'un piège arbitraire se referme sur eux, inexorablement, ils vont, chacun à leur façon, réagir. Et c'est à la fois le dénouement du roman et le coeur de la réflexion de son auteur.

Car, Michel Goujon le précise bien, il ne s'agit pas de décortiquer, d'expliquer comment la machine d'oppression nazie fonctionne et comment un peuple peut l'accepter, il a l'honnêteté de dire qu'il n'en a pas les compétences. Mais, en prenant l'exemple d'Andreas et Magdalena Kuppler, un exemple parmi sans doute énormément d'autres, il nous propose de réfléchir à la prise de conscience de deux citoyens ordinaires de l'épée de Damoclès qui vacille dangereusement au-dessus de leur tête.

Evidemment, cette prise de conscience sera trop tardive, elle poussera les deux acteurs ciblés à réagir, eux qui n'agirent pas plus tôt de leur propre chef. Et c'est justement ces réactions, très différentes, sans doute aussi parce que motivées par des circonstances différentes, qu'a chois d'ausculter Michel Goujon. On peut se demander ce qu'il serait advenu d'Andreas et de Magdalena s'ils avaient été ensemble, quelle aurait été leur réaction conjuguée, mais, séparés à la fois par les circonstances et par des dissensions au sein de leur couple, c'est individuellement que ces deux êtres humains vont devoir faire des choix pour ne pas être broyés, balayés comme des fétus de paille...

Le cas de Magdalena n'a rien d'annexe, comme le titre du roman pourrait le laisser croire. Au contraire, ce que les autorités nazies lui ont réservé est d'une grande perversité. Si elle n'est pas la cible directe du piège qui se met en place pour mettre son époux "hors de nuire", elle comprend rapidement que, quoi qu'il arrive, elle sera une victime collatérale de la machination. Qu'on a profité de sa faiblesse, de son désespoir, pour atteindre Andreas, qu'on s'est moqué d'elle, qu'on l'a méprisée de façon innommable...

Désespérée, la voilà déshonorée, il ne lui reste qu'une alternative : jouer le jeu sordide auquel on la convie et céder à un chantage ignoble ou refuser de devenir un des instruments qui amènera à la perte d'un homme que, certes, elle n'aime plus, mais qu'elle ne déteste pas non plus au point de vouloir se venger de lui en facilitant la tâche à ceux qui veulent l'emprisonner, peut-être pire encore.

Pardon de ne pas me montrer plus clair dans mon raisonnement. Mais, je ne voudrais pas en dire trop sur l'histoire de ce roman qui, s'il n'est pas à proprement parler un thriller, est finement construit pour ne révéler qu'en dernier ressort les tenants et les aboutissants de ces 48 heures fatidiques. Toutefois, j'ai semé quelques cailloux dans le début de ce billet qui peuvent vous donner une ou deux pistes, mais je vous encourage à découvrir le roman. Je puis toutefois vous dire que Goujon utilise habilement le rôle très restrictif que le régime nazi entend réserver à la femme...

Le cas d'Andreas, lui, est plus facile à expliciter, puisque le titre même du livre donne un indice sérieux : la désobéissance. Lorsque son patron lui apprend qu'une enquête est en cours le concernant, qu'il risque de perdre son boulot et sans doute bien plus encore, Andreas Kuppler refuse de croire au danger qui le guette. C'est d'abord la fouille en règle de sa chambre d'hôtel puis une conversation autour d'une bouteille d'alcool avec un Américain qui va lui ouvrir les yeux.

Oh, sans doute pas sur l'ampleur de la menace que peut représenter le nazisme triomphant qui, en cette année 1936, va continuer à pousser son avantage dans la plus grande impunité, puisque aucun pays étranger ne semble véritablement trouver à redire à ce qui se passe en Allemagne. Mais suffisamment pour entrevoir que lui, Andreas Kuppler, simple journaliste sportif réputé, jamais mêlé de près ou de loin à quelque affaire politique que ce soit, est devenu un homme à abattre (au sens figuré du terme, mais l'hypothèse que ce soit aussi au sens propre ne peut être écarté...).

Alors, il va choisir de se rebeller, de désobéir à ce régime face auquel il aurait pu docilement acquiescer avant de rentrer dans le rang et d'accepter un rôle de propagandiste ordinaire, comme bien d'autres de ses collègues de la presse, entièrement aux mains du régime... Sensible à la question juive sans imaginer que les dérives entrevues depuis 3 ans puissent dégénérer en une politique raciale systématique et violente, Andreas va, aussi parce que la belle Susanna lui a laissé un souvenir impérissable, choisir d'aider ceux qui, depuis l'étranger, essayent d'aider des familles juives à s'exiler avant qu'il ne soit trop tard.

Un premier acte, encore très théorique, qui est le point de départ d'un choix de vie bien plus fort. A chaque minute, sentant l'étau se resserrer autour de lui, sa décision de ne pas se plier à la tyrannie va se renforcer jusqu'au choix final, celui de braver ouvertement ce pouvoir qui le menace, ce pouvoir qui ne peut accepter qu'un élément aussi insignifiant qu'Andreas Kuppler lui résiste.

Ne vous attendez pas, à l'issue de ce court roman d'à peine 200 pages, à l'histoire complète de cette désobéissance. Non, ce n'est pas le propos du livre, son but est de retracer les évènements qui vont mener à cette désobéissance. La fin est donc ouverte à toutes les possibilités et rien ne permet de préjuger de l'avenir que connaîtra Andreas Kuppler, ni même s'il saura un jour ce qui est arrivé à Magdalena. Mais, une chose est certaine, l'anti-héros de départ aura bien changé en seulement deux jours, trouvant le courage, si ce n'est de devenir un héros, ça, on n'en sait rien, mais de devenir un citoyen refusant l'arbitraire.

Si la brièveté de cette histoire m'a un peu décontenancé, car j'avais du mal à savoir où Michel Goujon avait décidé de nous emmener, en revanche, j'ai été emporté par sa densité, son ambiance pesante, la minutieuse présentation des deux principaux personnages avant que, d'un seul coup, tout ne s'emballe pour aller crescendo jusqu'à un dénouement qu'on ne peut guère longtemps imaginer autrement que dramatique.

Non, le peuple uni derrière Hitler n'est pas une réalité immédiate, ni une fatalité. Il est d'abord le résultat d'une politique effroyablement efficace reposant sur la propagande, l'agitation des peurs, les effets de masse et, car, même si cela choque toujours, une réussite économique qui a redonné de la fierté à un pays tombé très, très bas après la défaite de 1918.

Mais,n avec Goujon, on comprend aussi mieux que le meilleur moyen d'unir un peuple, c'est aussi de gommer les (fortes) têtes qui dépassent, les opposants, bien sûr, mais aussi ceux, comme Kuppler, qui, parce qu'il n'est pas 100% en phase avec l'idéologie nazie, en devient un possible ennemi. Alors, on peut, comme l'auteur, se creuser les méninges pour trouver des réponses à ses interrogations concernant l'adhésion majoritaire du peuple allemand aux théories délirantes et à la politique délétère du Reich, sans pour autant perdre de vue que la fatalité, un simple écart a priori mineur, peut vous faire sortir du rang, vous mettre dans la ligne de mire...

Et, une fois qu'on se trouve dans cette position instable, il devient quasiment impossible de retrouver sa place au sein d'un peuple si uni, qui ne tolère pas la moindre erreur de parcours de la part de l'un des siens. La coercition sera alors la seule perspective d'avenir pour le trublion, même involontaire. A moins... A moins, comme le fait Kuppler, et c'est, à mon sens, ce que veut nous expliquer Goujon dans son roman, de ne pas se laisser faire.

Si chacun avait alors désobéi, ce qui ne veut pas forcément dire devenir résistant, arme à la main, mais, refuser de se plier à cet ordre nouveau, chacun à sa façon, à son niveau, dans sa vie quotidienne... Bien sûr, c'est prendre de gros risque que d'agir ainsi, mais, n'y a-t-il pas, au final, autant de risque à prendre en acceptant que l'hydre totalitaire prenne le contrôle total d'un pays et décide de qui a le droit de vivre et de qui doit disparaître ?

Il est possible que vous trouviez ce raisonnement simpliste, un peu facile. Oui, sans doute, si je m'adresse à Kuppler et à ses semblables, mais nous sommes en 2013, nous avons la connaissance de ce qui peut se passer si on laisse trop de libertés à ce type d'idéologie extrémiste. Nous n'aurions donc plus d'excuse à refuser de désobéir le cas échéant. C'est aussi à cela que nous devons réfléchir en découvrant l'exemple que nous donne Andreas Kuppler et, à travers le personnage de roman, Michel Goujon.


mercredi 13 février 2013

"On en sait moins sur la Corée du Nord que sur nos galaxies lointaines."

Cette phrase, on la doit à un diplomate américain. Et elle résume sans doute un sentiment largement partagé par le citoyen lambda concernant cette dictature communiste. Pourtant, ces dernières années, la Corée du Nord a régulièrement fait la une de la presse internationale le plus souvent pour des provocations et des menaces qui lui ont valu de rejoindre le fameux "Axe du Mal". Encore récemment, ces images d'une "vaille américaine" en flammes après la chute de missiles nord-coréens a fait le buzz sur internet. Pourtant, si on évoque toujours un pouvoir autocratique d'un autre temps, il faut aussi se rappeler qu'il y a derrière lui un pays, un peuple. Jean-Luc Coatalem a réussi, on va voir comment, à faire un séjour en Corée du Nord il y a deux ans et son récit de voyage vient de paraître aux éditions Grasset sous un titre qu'on croirait sorti de la Série Noire ou de SAS : "Nouilles froides à Pyongyang".


Couverture Nouilles froides à Pyongyang


Un mot sur l'auteur pour commencer, une fois n'est pas coutume. Jean-Luc Coatalem s'inscrit dans la tradition des écrivains voyageurs, dans la lignée des Melville (on va en reparler, celui-là) ou des Stevenson, c'est-à-dire ces auteurs qui trouvent leur inspiration romanesque dans ce qui se passe à l'autre bout du monde et non au coin de la rue. Une envie de voyage permanente qu'il assouvit aussi en tant que journaliste, puisqu'il est le rédacteur en chef adjoint de l'excellent magazine Géo.

C'est justement pour ce magazine qu'au printemps 2011, il a entrepris un périple à travers ce pays si fermé, dont on se demande s'il n'est pas aussi difficile d'y entrer que d'en sortir. Sauf qu'un journaliste étranger ne passera jamais la frontière de ce pays. Il peut même s'avérer chanceux s'il est seulement refoulé... Alors, Coatalem, avant de partir, comme un espion, va se fabriquer une véritable couverture pour pouvoir mener à bien le plus étrange reportage de sa carrière.

Le voilà chef d'une micro-entreprise dédiée au tourisme qui cherche de nouvelles destinations à proposer à sa clientèle, en quête d'inconnu, d'aventure, d'exotisme... Et s'il y a bien un pays qui pourrait combler ces attentes, c'est bien la Corée du Nord, non ?

Coatalem ne va pas partir seul dans ce voyage un tantinet angoissant. L'accompagne un de ses amis, Clorinde, sorte de dandy toujours tiré à quatre épingles, qui a pour particularité de n'avoir voyagé de toute sa vie qu'immobile, à travers la littérature. Disons-le, il a toujours eu horreur de voyager. Mais, ce riche célibataire sort d'une douloureuse déception sentimentale et, pour oublier ses malheurs, c'est lui qui propose à Coatalem de partir avec lui, pour ce qui sera sans doute le seul véritable voyage de son existence... Curieuse lubie, non ? Mais qui peut savoir où va se loger l'excentricité, après tout...

En route pour Pyongyang, escale à Pékin d'abord, puisque la France, comme la plupart des pays occidentaux, n'a pas de relations officielles avec la Corée du Nord. Dès le tarmac, surprise : l'aéroport international de Pyongyang est sans doute le moins fréquenté du monde... Un trafic aérien minimal, un personnel quasi invisible et... pas d'usagers. D'ailleurs, il n'y a quasiment personne nulle part ou alors, en grappes uniformes de personnes anonymes, copies conformes les uns des autres, qui rappellent au narrateur des Playmobil.

Il y a pourtant des hommes qui se détachent du lot. Coatalem va les appeler M. Kim 1 (qui parle le Français) et M. Kim 2 (sans oublier le chauffeur... qui ne fera que conduire tout au long du séjour). Plus escorte que comité d'accueil, les Kim sont là pour surveiller les deux Français, et le narrateur soupçonne même que Kim 2 est en fait là essentiellement pour surveiller que Kim 1 ne succombe pas aux sirènes de la vermine capitaliste que représentent les deux touristes...

Mais, à partir de là et pour la durée du séjour, rien ou presque ne pourra se faire sans eux. Pire encore, ce sont les deux Kim qui décideront de tout : des lieux à visiter, des chemins à emprunter, des endroits pour se restaurer, des menus, des heures de départ, de retour, et même des moments et des lieux pour aller soulager un besoin pressant ! Aucune entorse à ce protocole ne pourra être tolérée, qu'on se le dise !

Et lorsque que Coatalem fera des siennes en voulant visiter d'autres sites que ceux prévus ou adopter des comportements de ceux exiger par la bienséance à la nord-coréenne (qu'on pourrait appeler totale obéissance, aussi...), il déclenchera colère et embarras chez ses guides, qui devront en référer à leurs supérieurs, n'ayant pas le pouvoir ou l'autorité (ni même sans doute le savoir-faire) pour prendre une quelconque décision hors des sentiers jalonnés.

Et ce "voyage organisé" donne parfois des situations tellement absurdes que, pour le lecteur que nous sommes, ça en devient risible. Imaginez une visite dans une ville de bord de mer (je ne dis pas station balnéaire, parce que ce concept n'existe visiblement pas en Corée du Nord), Wosan, "une ville portuaire et de lieu de récréation". Pour une fois, le paysage semble sortir de l'ordinaire. Une île se trouve tout près, Coatalem y repère deux ou trois lieux qui semblent mériter le détour, mais pas question de s'y rendre, ce n'est pas au programme de la visite.

Non, on doit se contenter de cheminer sur une longue passerelle qui fait une boucle mais ne permet pas d'aller sur l'île. Pour ceux qui se demanderaient pourquoi, eh bien, simplement, parce que le but de la visite est de mettre ses pas dans les pas du Président Kim Jong-Il (fils du fondateur de la République Populaire Démocratique de Corée et qui est décédé en 2012)... Au point que, sur le plan à l'entrée de la passerelle, une ligne en pointillés rouges indique le parcours suivi par le grand homme lors de sa visite...

En fait, lors de ce séjour dans ce "drôle" de pays, chaque visite ressemblera à celle que je viens de décrire. "Le Kim Jong-Il Mystery Tour", en quelque sorte... Pas un site que le maître des lieux n'ait au moins une fois honoré de sa présence. Et le personnel qui s'empresse d'insister sur ce fait, comme si cela donnait au site une soudaine plus-value bien supérieure à la beauté esthétique ou l'intérêt de la visite.

Il faut bien le dire, Coatalem, en bon globe-trotter, a dû sortir épouvantablement frustré de sa visite de ce pays pourtant si étrange. Rien de ce qu'on lui a permis de voir ne révèle véritablement de beauté. Ni les paysages, ni les sites historiques, ni les musées, bien souvent consternant de banalité et essentiellement dédiés à la figure tutélaire du pays... C'est lui qu'on voit partout, en statues, en photos, en tableaux, j'en passe et des meilleurs, Big Kim is watching you !

Et, quand on se lasse du fils, dans la famille Kim, on a aussi droit au père, Kil Il-Sung, dont le mausolée est l'un des sites incontournables à voir. Incontournable, parce que la visite y est obligatoire pour chaque citoyen coréen au moins une fois dans sa vie. Oui, vous avez bien lu, obligatoire. On doit venir se recueillir devant la dépouille momifiée du despote, déposer un bouquet de fleurs (bien vite récupérés pour être revendus aux visiteurs suivants) et verser de longs sanglots... Même Lénine et Mao, autres leaders passés entre les mains de thanatopracteurs, n'ont plus droit à de telles mises en scène !

Le seul véritable site à proprement parler touristique se trouve au sud du pays, tout près du 38ème parallèle, qui marque la frontière entre la Corée du Nord et son voisin et ennemi juré du sud, les monts Kumkang. Fermé depuis un bail, en raison des tensions militaires entre les deux Corée, le site a rouvert ses portes en 1998 grâce au soutien financier du géant industriel sud-coréen, Hyundai.

Malgré les règles draconiennes imposées par les autorités du Nord, les touristes du Sud y sont venus nombreux pendant des années afin de profiter d'une agréable météo, de jolis paysages et d'un lieu dédié à la randonnée... Mais voilà, depuis deux ans, les lieux sont de nouveau déserts... La faute à une randonneuse sud-coréenne sorti des chemins délimitées et qui a été abattue par des soldats nord-coréens... Incident diplomatique, nouvelles menaces de conflit, rideau sur un site touristique qui en valait la peine...

Le livre contient bien d'autres exemples de ces sites à vocation touristique discutable qui auraient de quoi laisser perplexe un véritable professionnel de la filière. Coatalem, lui, est d'abord journaliste. Et s'il n'a pas le droit de prendre de photos, bien sûr, il prend des notes (clandestinement, dans un carnet caché dans la doublure de sa valise) qui vont lui servir à son reportage puis à ce livre.

Mais que dire, sur ces endroits où on le traîne ? Prendre tant de risques pour un si maigre résultat ! Coatalem a même un moment de découragement, au cours du séjour, en se demandant pourquoi il a eu cette idée saugrenue... Ce pays fantôche, tout en trompe l'oeil, véritable décor de théâtre à ciel ouvert, toc et carton-pâte à gogo, dictature d'opérette au terrible pouvoir de nuisance, lui pèse au point qu'il manque craquer...

Par moment, on se croit quelque part entre "Tintin au Pays des Soviets" (que ne cite pas Coatalem, mais dont on retrouve certaines planches dans la réalité nord-coréenne) et le "1984" d'Orwell, pour le flicage permanent et le conditionnement du peuple. La Corée du Nord vit en l'an 101, puisque le calendrier du pays commence pour nous en 1912, année de naissance de Kim Il-Sung, le père de la Nation. On réécrit même les faits contemporains pour les intégrer aux mythologies ancestrales, c'est juste sidérant.

Coatalem, en marge de son récit de voyage, nous propose aussi une vision géographique, géopolitique et politique de ce pays pas comme les autres pour que nous puissions prendre la mesure de ce régime mégalo, délirant, déconnecté des réalités qui opprime et affame son peuple, prétend à devenir une puissance nucléaire et souffre d'une paranoïa aiguë qui lui laisse penser que le monde entier lui en veut, y compris ses alliés objectifs, comme la Chine ou la Russie... La plus grande race est la race coréenne et le régime des Kim s'évertue à entretenir sa pureté en l'isolant du reste du monde. Ca ne vous rappelle rien ?

"Nouilles froides à Pyongyang" sert aussi à cela : découvrir et appréhender l'étrange idéologie qui préside à ce régime transmis de père en fils depuis un siècle. Un mélange de marxisme-léninisme orthodoxe et de confucianisme, le tout, mis à la sauce Kim pour en faire une quasi théocratie à la gloire d'une famille. Et gare à ceux qui essaye de quitter le giron ! Un des propres fils de Kim Jong-Il, réfugié à l'étranger, a déjà échappé à plusieurs tentatives d'assassinat commanditées par son propre père. D'autres transfuges ont appris à leurs dépens que le fameux parapluie bulgare avait été naturalisé nord-coréen... Entre autres joyeusetés faisant froid dans le dos.

Un mot sur la littérature qui a une place particulière dans le livre. Coatalem et Clorinde ont emporté avec eux des livres, au cas où. Ils ont bien fait, puisque les soirées sont longues en Corée du Nord et les temps morts, dans la journée, nombreux. Clorinde, amoureux de littérature classique, a opté pour la Pléiade, les oeuvres de Valéry ou Larbaud, en l'occurrence.

Coatalem, lui, fidèle à ses envies de voyages, mobiles ou immobiles, a emporté un roman de Herman Melville, "Mardi", qui va résonner curieusement au cours du séjour. Première oeuvre de pure fiction de l'auteur, elle emmène le lecteur dans un Pacifique sud imaginaire, coloré, luxuriant, où les hommes se montrent détachés des contingences de pouvoir, de politique, de religion, bref, de tout cet apparat bassement matériel qui en occupe beaucoup...

Le contraste entre la lecture de Coatalem et ce qu'il vit est frappant... L'imaginaire de Melville est si attirant que la réalité nord-coréenne paraît encore plus terne, ubuesque, hors du monde. Parfois, on se surprend à penser au détour d'une page : mais... ils sont passés dans la quatrième dimension ? Ou, pour rester dans la métaphore télévisuelle, on s'attendrait presque à voir Coatalem porter une veste caractéristique et être appelé numéro 6. Sauf que là, difficile d'échapper à l'identité du n°1, dont la figure s'affiche partout...

Au final, c'est avec un soulagement non dissimulé que Coatalem est remonté dans l'avion. Un soulagement véritable seulement une fois que l'avion a bien quitté le territoire nord-coréen. Parti pour un voyage découverte, il en revient avec une vision surréaliste des choses, car ce pays n'a rien de commun avec aucun autre, même parmi les plus féroces dictatures.

Mais surtout, je me suis mis à la place du rédacteur en chef adjoint de Géo qui, malgré les embûches qu'il redoutait forcément de la part d'un tel régime, a dû revenir au combien frustré de son séjour dans "l'autre pays du matin calme". Impossible de savoir s'il existe en Corée du Nord des sites, naturels ou crées par l'homme, qui valent le coup d'oeil. S'ils existent, ils ne sont pas au programme du tour opérateur suprême qu'on ne contredit pas.

Et, à l'image de ces sites possiblement touristique, tout est à l'avenant dans ce pays. Au bord permanent de la famine, la Corée du Nord n'offre aucun privilège à ses visiteurs étrangers qui ont eu bien du mal à se nourrir à leur fins avec ce qu'on leur a servi. Dans un sens, alors que la majeure partie du peuple meurt de faim dans ce pays, c'est presque justice. Mais, même lorsqu'on leur promet de goûter à une spécialité gastronomique locale incontournable, les nouilles froides, Coatalem et Clorinde doivent faire preuve de diplomatie pour ne pas avouer à leurs hôtes que c'est un plat très quelconque.

Pas étonnant de les retrouver dans le titre du récit de voyage de Coatalem. Les nouilles froides, c'est en fait un parfait symbole de la Corée du Nord, pays surfait, décevant et sans grand intérêt...

Tout le contraire de ce livre dont la dernière phrase résume le dilemme de l'auteur, mais aussi du lecteur : "faut-il rire ou bien pleurer ?"


lundi 11 février 2013

"Il n'y a pas de justice sur cette terre pour le pauvre" (Ahmadou Kourouma).

La phrase qui sert de titre à ce billet est donc signée par le grand romancier ivoirien Amadou Kourouma et tirée d'un de ses romans les plus importants, "Allah n'est pas obligé" (prix Renaudot et Goncourt des Lycéens en 2000 ; j'en profite pour vous en conseiller la lecture). Un choix qui n'est absolument pas un hasard, puisque le thème de ce livre est l'histoire d'un orphelin ivoirien parti vivre chez une tante au Libéria, pays alors dévasté par la guerre civile. Là, il va être enrôlé et devenir enfant-soldat. On change de pays, de continent, pour notre roman du jour, mais la thématique de l'enfant-soldat s'y retrouve. Avec un récit qui emmènera son principal protagoniste aux portes de Paris. Avec "Opium Poppy", lu en partenariat avec LivrAddict et Folio, j'ai également découvert l'écriture de Hubert Haddad qui, après un court temps d'adaptation, m'a emporté...


Couverture Opium Poppy


On l'appelle Alam. Ce n'est pas son prénom, le vrai, on ne le connaîtra jamais. Alam, c'était le prénom de son frère aîné, qu'on surnommait le Borgne, depuis qu'un éclat de grenade lui avait emporté un oeil. Mais, quand on lui a demandé son nom, au centre pour jeunes réfugiés, et qu'il a gardé le silence, on lui a énuméré des prénoms. Son tressaillement lorsqu'il a entendu "Alam" a répondu pour lui. On n'a pas cherché à en savoir plus et le voilà renommé Alam...

Alam a une douzaine d'années, pas plus, il est Afghan et sa vie, passée, présente et future est hors du commun. Il est né dans les montagnes afghanes, dans un village isolé où les habitants vivent de l'agriculture. On le surnomme l'Evanoui, parce qu'il a perdu connaissance pendant sa circoncision. Une honte, pour lui et sa famille. Il va donc devenir l'Evanoui dans un autre sens du mot : on ne va plus vraiment faire attention à lui...

Mais, l'Afghanistan connaît la guerre depuis si longtemps que la vie rurale est devenue bien difficile. Beaucoup d'agriculteurs ont commencé à cultiver le pavot ("opium poppy", en anglais), interdit sous les Talibans, devenu la base d'un trafic lucratif (enfin, pas pour tout le monde...) depuis leur chute : celui de l'héroïne.

Du coup, la région natale du garçon, loin d'être calme, est devenue un champ de bataille. Les insurgés, comprenez les Talibans, cherchent à rançonner les paysans et convertissent à la Kalachnikov, les trafiquants viennent récupérer leur bien qu'ils n'ont pourtant pas cultivé et payent au lance-pierre des paysans étranglés. Ces deux factions en décousent régulièrement, très violemment, les villageois étant souvent des dommages collatéraux dont le sort n'intéresse pas grand monde...

Ajoutez à cela les interventions de la coalition internationale, parfois au sol, mais le plus souvent dans les airs, avec ses avions assourdissants qui bombardent, bien souvent au jugé, les collines, les montagnes, mais aussi les champs et, quelquefois, les villages, faisant à leur tour d'autres victimes innocentes, à peine concernées par toutes les considérations géopolitiques qui déchirent leur pays et servent de justification à la guerre...

C'est suite à une de ses escarmouches, rude euphémisme que ce mot, la famille d'Alam et de son jeune frère a quitté la montagne pour s'installer dans une ville minière. Alam le Borgne a d'ailleurs un temps travaillé dans cette mine, mais peu à peu, il a changé... Pas seulement parce qu'il convoite Malalaï, leur jeune voisine, qu'il n'a pu voir autrement que couverte de son tchadri. Non, il y a autre chose et, à la mort de leur père, Alam le Borgne va disparaître.

Son jeune frère ne le retrouvera que des semaines, des mois plus tard. Le Borgne est devenu alors un insurgé. Le gamin, lui, d'errance en errance, a quitté la ville pour revenir dans son village natal, où plus rien n'est comme avant. Incapable de renouer le fil de sa vie autrement qu'en suivant son frère aîné, le voilà enrôlé, formé à la guerre, une guerre idéologique, religieuse, destructrice, folle...

Une nouvelle expérience qui va mal finir, atrocement, même, et qui va pousser l'enfant à fuir un pays dans lequel il ne se retrouve plus. Alors, l'errance du clandestin va commencer, à la merci de passeurs cupides et sans scrupules, dans des conditions inhumaines. Il débarque dans les égouts sous la gare de Rome, échappe in extremis aux descentes de flics, parvient en France on ne sait pas trop comment...

Il veut aller dans ce pays, le Pays des Droits de l'Homme, lui a-t-on dit. Va sous le pont d'Alam, près de la Tour Eiffel, lui a-t-on également conseillé, là, il y trouvera d'autres jeunes gens comme lui qui pourront l'aider. Mais le voilà dans un centre pour jeunes réfugiés, à répondre à des tests psychologiques, à suivre des cours d'alphabétisation avec une jeune rwandaise et d'autres ados venus des pays de l'Est de l'Europe...

Alam, puisque désormais on l'appelle ainsi, va encore se voir conseiller un point de chute par un des caïds des lieux. Un squat dans une friche industrielle aux portes de Paris. Il y finira, après de nouveaux vagabondages dans les bas fonds de Paris, dont le nom suscite tant de rêves à travers le monde, qui deviennent vite cauchemars, si l'on s'y retrouve clandestin, intrus, apatride, déraciné...

Comme s'il était passé de l'autre côté du miroir aux alouettes, Alam va alors intégrer un univers quasi parallèle à celui qu'il a fui. Oh, je ne parle pas d'univers parallèle au sens science-fictif du terme, non, simplement géométrique. Une nouvelle bande, d'autres armes de guerre, de nouveaux trafics, de la violence, des embuscades... Jusqu'à la demoiselle qui va le prendre sous son aile, une des rares personnes qui va lui donner ce qui peut le plus ressembler à de l'affection, une junkie qu'on appelle... Poppy...

"Opium Poppy" est un roman fort, bouleversant, servi par une plume, une vraie. Haddad, par son talent descriptif, nous prend par la main, nous emmène dans son récit, ne nous rend pas seulement spectateur distancié, mais nous permet d'être dans les lieux traversés par Alam l'Evanoui. On entend les avions survoler les montagnes afghanes, on ressent les tremblements des explosions, le tressautement des armes de guerre, on voit les lézardes des murs de l'immeuble où la famille d'Alam s'installe... La partie parisienne, dans ce monde si terrible des marginaux, est aussi terrible de réalisme et de violence.

En lisant "Opium Poppy", je me suis demandé si ce n'était pas ça, le roman picaresque du XXIème siècle... Comme les héros de ces romans espagnols du XVIème siècle, Alam est un "gueux", un gamin de très basse extraction sociale qui veut s'en sortir et qui, dans sa quête, vit moult aventures. Mais c'est à peu près tout ce qu'on peut mettre en parallèle, car le roman picaresque originel repose aussi sur des ressorts comiques, ce qui est loin d'être le cas avec le roman de Hubert Haddad.

Mais justement, la littérature est le reflet de son époque. Or, la nôtre est celle d'un réalisme pas franchement joyeux, c'est peu de le dire. Un pessimisme ambiant qui peut aussi imprégner une oeuvre littéraire et faire "muter", si je puis dire, un genre aussi particulier que ce roman picaresque... Le gueux d'aujourd'hui n'a rien du sacripant d'hier, finalement assez peu réaliste. Et surtout, la violence omniprésente autour de nous, physique, morale, social, et qu'on ne peut plus ignorer, puisque les médias de masse ont fait du monde un village, selon l'expression consacrée, est devenue incontournable.

Pardonnez-moi de cette analyse littéraire un peu hardie, mais je crois qu'elle tient la route, pour moi, "Opium Poppy" a beaucoup de traits communs, sur le plan narratif, comme sur le plan des personnages, même si ce livre raconte un drame, le drame d'une vie née sous le signe de la violence et dans l'impossibilité d'exorciser ce funeste parrainage.

Toute sa courte existence, Alam a été conditionné par la violence qui l'entoure au quotidien. Je n'ai pas évoqué tous les drames de la vie d'Alam l'Evanoui, vous les découvrirez en lisant le roman. Mais, ce surnom a pris une dimension toute particulière suite à cette succession d'évènements épouvantables, marqués au fer rouge dans le mémoire du gamin. Rien d'étonnant à ce que ce petit bonhomme, mu par une indestructible volonté, paraisse comme désincarné lorsqu'on le découvre, dans ce site parisien destiné à aider les jeunes réfugiés à remettre, si possible, leur vie sur de bons rails.

Ce passage en CAMIR, Centre d'Accueil des Mineurs Isolés et Réfugiés, est le point d'équilibre du récit de la vie d'Alam l'Evanoui entre son passé dans son pays natal et sa fuite, d'un côté, et ce qu'il va advenir de lui une fois qu'il aura fui, là aussi sans vraiment le vouloir, comme un automate. Haddad choisit de ne pas emprunter une chronologie classique pour nous raconter le parcours ahurissant de cet enfant, martyr d'une vie impitoyable, parfois. Et, à la lecture du roman, on comprend pourquoi, car, certains évènements qui ont fait d'Alam un évanoui pour de bon, un spectre dont on se demande ce qui l'anime encore, ce qu'il peut encore rechercher ?

Une famille, non plus biologique, mais disons alors un clan, un entourage dans lequel il puisse se sentir en sécurité ? Sans doute... Mais, une fois qu'il a quitté le CAMIR, suivant les conseils qui lui ont été donnés par d'autres marginaux, il se coupe probablement de tout espoir, sans même en être conscient. Le Pont de l'Alma ne sera pas son nouveau havre, pas plus que l'usine à briques où l'histoire va se dénouer. Au contraire, il va y replonger dans la violence dont il a essayé de s'extirper en venant en Europe, cet eldorado... Ses vieux démons vont y rejaillir brutalement et son sort en sera scellé, malgré l'affection de Poppy.

On n'a pas du tout envie, au sortir de la lecture d' "Opium Poppy", de se dire que le destin d'Alam l'Evanoui n'est peut-être pas qu'une histoire née de l'imagination d'un écrivain. Et pourtant, comment ne pas croire qu'à Sangatte hier ou dans d'autres camps de réfugiés du même genre, on ne trouve pas d'autres gamins ou jeunes adultes ayant vécu "en vrai" une épopée proche de celle du personnage fictif que nous avons suivi, au long des 180 pages du livre ?

La force du roman Haddad est peut-être tout entière résumée dans ces dernières lignes : "Opium Poppy" est un court roman, donc très dense. Aucun temps mort, dans ce livre. On change d'époque mais on est tout de suite dans le vif du sujet, on ne se perd pas en introspection, on suit Alam l'Evanoui, on s'attache à ses pas, on voyage à ses côtés. Mais, la force de ce roman réside aussi dans l'écriture, je l'ai déjà dit, ultra-réaliste, très descriptive de l'auteur. On lit bien un roman, c'est indéniable, le dénouement le montre, et heureusement, mais d'un bout à l'autre, cette histoire est on ne peut plus crédible.

Bien sûr, nous ne sommes pas indifférents à la situation afghane, même si la pression populaire a entraîné un retrait des troupes françaises. Bien sûr, on sait grosso modo quelle est la situation de ce pays lointain, qu'on aurait bien du mal à situer sur une mappemonde, on sait qu'il n'est pas encore sorti de l'ornière, loin s'en faut, et que le péril Taleb est toujours bien présent... Mais reconnaissons aussi que dans les flux d'informations que nous subissons au quotidien, ce qui se passe aussi loin, comme la détresse qui se trouve juste sous nos fenêtres n'appartient pas toujours aux priorités.

Hubert Haddad, avec "Opium Poppy", nous informe autant qu'il nous entraîne dans un voyage sans retour. Il nous sensibilise aux conséquences d'un conflit dans lequel les civils sont pris entre plusieurs marteaux et plusieurs enclumes. Ca tombe de partout, ça détruit tout, parfois sans discernement, mais aussi, souvent, en toute connaissance, parce que, si tu n'es pas avec moi, tu es contre moi et si tu es contre moi, tu ne mérites pas de vivre.

Le désespoir de ces existences coincées dans une impasse depuis si longtemps (avant la coalition, il y a eu les Taliban, avant les Taliban, les Soviétiques, avant les Soviétiques, déjà des guerres claniques... Difficile de savoir si un Afghan connaît aujourd'hui le sens du mot "paix"...) n'est plus cantonné à ce pays. Il arrive jusqu'à nous, souvent dans l'idée de franchir la Manche et de se "fondre" dans une société britannique idéale aux yeux de ses pauvres hères qui n'imaginent que rien de pire ne peut exister que le quotidien dans leur pays  natal.

Une écriture puissante et belle, un récit fort, dramatique et violent, un mélange qui donne un livre qui, après un petit moment d'adaptation, comme souvent avec des plumes qui sortent de l'ordinaire, est devenu un choc. Autant de bonnes raisons de saluer Hubert Haddad, dont, c'est certain, je lirai d'autres romans, et de remercier Folio et LivrAddict qui m'ont permis de passer un moment de lecture marquant.

J'avais fait un pari en misant sur ce livre, pari gagné, et à cent contre un !


dimanche 10 février 2013

"Mais l'homme qui revient après avoir franchi la Porte dans le Mur ne sera jamais tout à fait le même que l'homme qui y était entré" (Aldous Huxley).

Oui, je reconnais que cette entrée en matière pourra sembler absconse à ceux qui n'ont pas encore lu le livre du jour, mais je pense que les fidèles de l'auteur de ce roman auront compris le clin d'oeil. Rassurez-vous, ne vous triturez pas les méninges, le sens de ce titre va vous apparaître dans le courant de ce billet, un peu de patience, laissez-moi planter le décor... Nous voilà prêts à évoquer un roman auto-édité, ce n'est pas si courant sur ce blog, "l'Evangile selon Jacques Lucas", de Cyrille Audebert, paru aux éditions Sindbadboy. Un polar plein d'humour et de stupre (j'aime bien ce mot, même si, au Scrabble, "sexe" et "luxure" feraient plus de points...) dans lequel la frontière entre les gentils et les méchants est bien brouillée et la vraie nature des personnages n'apparaît que sur le tard.


Couverture L'évangile selon Jacques Lucas


David Huxley est peintre. Essentiellement des nus, en recourant à de ravissants modèles, ce qui ne gâche rien. Grâce au père de son meilleur ami, Fritch, qui lui achète la totalité de ses toiles et les expose dans sa galerie, Huxley vit de son art sans avoir à se préoccuper de basses contingences matérielles qui pourraient parasiter son inspiration. Et comme la très belle Mélodie, une de ses modèles devenue sa maîtresse, vient de choisir de venir vivre avec lui, tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes (tiens, ça me rappelle quelque chose...) pour David Huxley...

Jusqu'à ce matin estival, caniculaire, même, sur la Bretagne. Huxley est sorti de chez lui de bonne heure pour se rendre ) un rendez-vous avec Fritch. Mais, lorsqu'il revient, devant son petit immeuble, il découvre des véhicules de police, gyrophares allumés... La panique le prend, car, dans la région, sévi actuellement un tueur en série, surnommé "l'Ombre", qui a déjà fait près d'une dizaine de victimes, essentiellement des SDF d'origine maghrébine...

Mais... Et si "l'Ombre" avait changé de modus operandi ? Et si "l'Ombre" s'en était pris à Mélodie, en l'absence de Huxley ? Jamais il ne se le pardonnerait, si c'était le cas... Sous le choc, il entre dans une rage folle au cours de laquelle son pied va malencontreusement entrer en contact avec une partie extrêmement sensible de l'anatomie du flic qui lui barre le passage. Mais, suit aussitôt, dès qu'il entre dans son appartement, une espèce d'hébétude dont il va avoir du mal à sortir...

Victime, il y a bien. Mais ce n'est pas Mélodie. En fait, c'est dans les combles de l'immeuble qu'un cadavre a été retrouvé. Et tout semble indiquer qu'il s'agit d'une nouvelle victime de "l'Ombre". Alors, pour mener l'enquête, la police fait appel à un de ses plus fins limiers, un flic qui a pas mal bourlingué, qui vient de rentrer depuis peu des Etats-Unis, où il a étudié de près ceux qu'on appelle (prononcer à la façon de les Nuls dans "la Cité de la Peur", effets sonores compris) les serial killers...

Et l'instinct de Ballard, qui ne le trompe jamais, forcément, lui dit que l'assassin vit dans l'immeuble, et que ça ne peut être que... David Huxley. D'emblée, Ballard se montre soupçonneux à l'encontre du peintre et semble le considérer avec une certaine animosité qui n'est pas sans surprendre Huxley lui-même, Mélodie et leur voisine, la sculpturale et impudique Margot Baudor, fliquette au corps de rêve et, accessoirement, amoureuse transie de David, qu'elle se désespère de voir un jour partager ses sentiments (et plus, si affinités...).

Seulement, Huxley lui-même commence à douter. D'abord, ce meurtre, ce cadavre retrouvé justement dans son immeuble, cela le renvoie à un passé que le peintre voudrait laisser derrière lui définitivement. D'autres évènements dramatiques qui avait fait vaciller sa santé mentale et à la suite desquels, il a choisi de couper les ponts avec son milliardaire de père... Ensuite, parce que ces évènements refoulés ont d'évidents points communs avec les victimes de "l'Ombre. Enfin, parce que David ne se souvient pas vraiment de ce qu'il a pu faire la nuit où le corps a dû être transporté dans les combles et, qu'avec ses absences, il ne peut jurer de rien. Ajoutons que personne ne semble être entré ou sorti de l'immeuble au cours de la nuit fatidique.

Et si ses vieux démons avaient resurgi ? Et si lui, David Huxley, était... "l'Ombre" ? Ballard a l'air d'en être persuadé et cornaque son enquête dans le seul but de le faire condamner... S'il se met à douter de lui-même, malgré le soutien de Mélodie et Margot, alors, il pourrait perdre cette nouvelle vie qu'il a su se construire et dans laquelle il s'épanouit.

Alors, à lui de prendre le taureau par les cornes : il doit agir pour se prouver à lui-même et à tous les autres qu'il n'est pas un monstre, prouver son innocence et démasquer "l'Ombre" ou en tout cas, retrouver sa piste. Pour cela, il a une petite idée, quelque chose qui, jusque-là, l'avait intrigué, sans plus... Derrière un meuble, dans son appartement, il y a une porte. Une porte qui donne sur... Sur quoi, au juste ?

Une partie de la solution se trouve peut-être derrière cette porte, que vont franchir, pas franchement rassurés, David et Mélodie... De grosses surprises les attendent derrière : l'immeuble serait une coquille vide, comme évidé en son centre et cet espace ainsi créé permet de surveiller en direct live tout ce qui se passe dans les différents appartements. Et il s'en passe de belles, croyez-moi, dans ces appartements ! De quoi aiguiser les fantasmes des plus hardis et choquer les plus prudes !

Mais, lorsque le couple découvre une seconde porte, il commence sérieusement à se poser des questions... Et si un habitant clandestin, quasiment invisible même pour les habitants des lieux, avait élu domicile dans les entrailles de l'immeuble pour y agir à sa guise et, pourquoi pas ?, y zigouiller quelqu'un, le planquer sous les combles et s'arranger pour faire porter le chapeau à David ?

Car, nul doute n'est plus permis, de nouveaux évènements, de nouvelles morts violentes se produisent, toutes en lien avec David. Et, à chaque fois, le peintre manque de tomber dans les pièges que le mystérieux assassin lui tend pour le compromettre... Ballard n'a de toute façon pas besoin d'un flagrant délit pour se faire une religion, quelques preuves lui suffisent, pense-t-il, à faire condamner Huxley jusqu'à la nuit des temps...

C'est sans compter sur l'intervention d'un étrange bonhomme... Après avoir suivi Mélodie dans la rue pendant un certain temps, il sort d'un très mauvais pas David. Il s'appelle Jacques Lucas et on pourrait presque croire qu'il est l'ange gardien du garçon...

Pourtant, malgré le soutien de ce nouvel et inattendu allié, le pire reste à venir et, pour prouver sa bonne foi et ne pas finir à perpétuité en prison, David Huxley va encore devoir surmonter de terribles drames, des situations périlleuses et compter sur un coup de main des copains, Jacques et Margot en tête, pour faire déchanter Ballard et mettre fin aux agissements de "l'Ombre"...

Je ne veux pas en dire plus, peut-être en ai-je déjà trop dit, mais ce résumé ne rend pas hommage au style de Cyrille Audebert. Mon ton est sérieux, didactique, là où la plume de l'auteur est pleine d'humour, pas toujours léger-léger, mais je suis client, alors, pas de souci, là où l'ambiance est franchement portée sur le sexe, le désir, la convoitise... Enfin, en un mot, la luxure, quoi !

Comment ne pas songer à San Antonio en lisant ce roman ? On y retrouve bien des ingrédients chers à feu Frédéric Dard, ainsi qu'une vraie joie de raconter une histoire sérieuse, sans se prendre au sérieux. Là encore, je suis un peu lapidaire dans ma formule et un peu injuste avec Cyrille Audebert, qui sait également, lorsqu'il le faut, laisser la place à de vrais moments de tension et d'émotions, posant quelques instants son nez de clown pour revenir au coeur de son intrigue.

Celle-ci, plutôt classique dans le fond, est malgré tout prenante, on se demande qui peut en vouloir ainsi à Huxley. Bien sûr, comme Audebert connaît ses classiques, comme Agatha Christie, par exemple, plusieurs pistes sont envisageables. Y compris, d'ailleurs, celle d'un coup bien tordu où Huxley nous prendrait tous pour des jambons ! Car l'obsession (même pas sexuelle, celle-là, enfin, je ne crois pas...) que Ballard nourrit envers Huxley n'est pas qu'une ficelle narrative, non, c'est une vraie alternative crédible parmi d'autres...

Et puisque j'évoque dans la même phrase ces deux personnages, il est temps de jouer les intellos de service, ce qu'il m'arrive de faire plutôt pas mal sur ce blog, paraît-il... En lisant "l'Evangile selon Jacques Lucas", je me suis surpris à sursauter sur mon canapé lorsque le commissaire a fait son apparition. J'avais déjà tiqué sur Huxley, mais quand Ballard est entré dans la danse, plus de doute n'était permis, il y avait baleine sous caillou...

Mon ordinateur n'étant jamais posé loin de mon poste de lecture préféré, j'ai lancé illico presto mon moteur de recherche favori (oui, oui, celui-là, mais ça doit marcher avec d'autres, je pense...) pour voir si, par le plus grand des hasards, il n'y aurait pas un lien, même ténu, mieux encore, une controverse acerbe ayant opposé deux auteurs-cultes de la littérature du XXème siècle : Aldous Huxley et J.G. Ballard (ouais, je sais, je suis un brin vicieux, comme lecteur...).

Et là, ô surprise, ô orgueil de voir sa curiosité malsaine récompensée, qu'apprends-je en ouvrant un célèbre site de vente de produits culturels en ligne (oui, oui, celui-là aussi, mais là, c'est le seul qui m'a offert ce que je cherchais au premier coup d'oeil) ? Que Ballard a signé la préface d'une édition d'un des plus célèbres ouvrages d'Aldous Huxley !

Bon, là, j'avoue, je bichais déjà d'avoir découvert ça. Mais ce n'est pas tout ! Devinez de quel ouvrage de Huxley il s'agit ? Des cultissimes "Portes de la Perception" (qui donna l'idée à Jim Morrison d'appeler son groupe "the Doors", par exemple...) !! D'où le titre de ce billet (ça y est, ceux qui étaient largués ont pigé le pourquoi du comment ?), lui-même extrait de cet ouvrage philosophique extrêmement sérieux... D'autant que l'un des moments-clés du roman de Cyrille Audebert, c'est cette fameuse porte donnant sur l'inconnu que va franchir pour la première fois Huxley lorsque les choses se gâtent pour lui...

Bon, évidemment, les portes de Cyrille Audebert ouvrent sur une perception du monde sans doute élargie mais quelque peu concentrée sur ses turpitudes sexuelles... Ca ne m'étonne pas de sa part, puisqu'il a remplacé le LSD par des caramels au beurre salé, dont on ne dénoncera jamais assez les ravages sur le psychisme... Les portes de la perception audebertiennes renvoient sans doute plus à Freud qu'à Huxley, mais l'espionnite aiguë qui règne dans l'immeuble de son roman, elle, rappelle plus aisément un meilleur des mondes qu'on n'aimerait pas voir advenir...

Allez, j'ai assez fait mon malin, j'ai découvert l'écriture de Cyrille, que je ne connaissais jusque-là que comme camarade de délire sur un réseau social (eh oui, celui-là, si, si, là où Cyrille se prend chaque soir vers 19h pour Eddy Mitchell en nous offrant une "dernière séance" à sa façon...) et j'en suis ravi. Je remercie d'ailleurs l'auteur pour m'avoir initié à son oeuvre, j'ai passé un excellent moment de lecture.

Alors, comme j'avais mis le lien où trouver le plus facilement les livres de Cyrille en début de billet, quand vous plongiez, pour certains, dans l'inconnu, tel Huxley franchissant la porte du mur, je vais la remettre maintenant, à la fin de cette chronique, car j'espère bien que vous aussi, vous revenez changés de cette lecture et qu'elle vous aura convaincus de devenir membres assidus du fameux Cyrille Audebert Institute !

Et, si vraiment vous avez encore une légère hésitation, un dernier argument massue : parmi les "goodies" qui accompagneront votre livre, il y a des caramels au beurre salé !! Dont je vantais il y a peu encore les vertus, hum, disons, euphorisantes...

Alors ? Convaincus ??

Quant à moi, si, après ça, je ne trouve pas un job sur une chaîne de télé-achat, vraiment, je ne comprends plus...


samedi 9 février 2013

Vanité, Idéologie, Coercition, Enrichissement...

Les plus perspicaces d'entre vous auront repéré l'acronyme qui se cache dans le titre de ce billet et qui forme le mot VICE... Tout un programme, mieux encore, une règle d'or, dictée au héros de notre roman du jour par ses patrons. Ca donne envie, non ? A ma connaissance, voici le premier roman qui s'attaque de façon direct à l'un des plus puissants contre-pouvoirs de la société contemporaine américaine, que dis-je ?, à ce groupe d'hommes et de femmes qui font la pluie et le beau temps sur Washington : les lobbyistes. Avec "les 500", publié en grand format au Cherche-Midi, Matthew Quirk, journaliste spécialisé dans les questions de criminalité, a jeté un pavé dans la mare de la capitale fédérale des Etats-Unis. Loin de l'image lisse et ennuyeuse qu'on véhicule souvent, il nous décrit un sacré panier de crabes dans un excellent thriller mené à toute vitesse.


Couverture Les 500


Mike Ford est étudiant en droit à Harvard. Issu d'un milieu pas franchement privilégié, couvert de dettes contractées pour aider sa mère à soigner le cancer qui l'a finalement emporté, il se sent un peu à part dans cet univers si particulier. Pourtant, lors d'un séminaire consacré à l'Histoire, c'est bel et bien lui qui se fait remarquer au milieu de tous les fils à papa trop sûrs d'eux qui composent sa classe. L'intervenant de ce séminaire est le professeur Henry Davies et, quand il propose à Mike de venir travailler dans sa boîte à Washington, le jeune homme, sans recours face à des créanciers impitoyables, n'hésite pas longtemps avant d'accepter.

Comment dire non à Henry Davies ? Il est une légende à Washington, où il est établi depuis plus de 40 ans. Il y a servi deux présidents, le démocrate Lyndon Johnson, puis le républicain Richard Nixon. Il s'est ensuite lancé dans les affaires et sa société, sobrement baptisée "le Davies Group", est particulièrement florissante, portée par l'aura incomparable du boss...

Pourtant, lorsque Mike Ford accepte l'offre de Henry Davies, il ne sait pas encore vraiment où il va mettre les pieds. En revanche, très vite, il se retrouve catapulté dans un autre monde : finies les dettes et les inquiétudes concernant l'avenir, mais bonjour les responsabilités, les journées interminables, les épais dossiers à ingurgiter au quotidien, les risque de se faire jeter du jour au lendemain sans même avoir le temps de dire ouf !

Et s'il n'avait pas d'idée véritable du travail accompli par la boîte de son mentor, à peine a-t-il commencé à y oeuvrer que plus aucun doute n'est possible : il a été embauché par un lobbyiste, peut-être même le plus influent de Washington. L'homme capable de faire pencher les décisions politiques les plus importantes dans le sens qui lui sera indiqué par le plus offrant... Un homme qui connaît sur le bout des doigts les habitudes et les petits secrets de ceux qu'on appelle "les 500", comprenez les cinq-cents personnes les plus puissantes de la capitale.

Mike Ford est un petit veinard, car, manifestement, Davies ne l'a pas seulement repéré dans un amphithéâtre, il a véritablement décidé de prendre le jeune homme sous son aile, de lui apprendre les ficelles du métier dans lequel il excelle depuis tant d'années. Sans pour autant le ménager : son premier dossier est retoqué plusieurs fois, et il va falloir à Mike puiser dans toutes les ressources dont il dispose pour enfin convaincre Davies et son bras droit, William Marcus.

Et les ressources qu'il va déployer, ce n'est pas à Harvard qu'il les a apprises... Non, il a acquis ces talents "particuliers" dans sa jeunesse, aux côtés de son père, avec ses copains... Et ses talents, ce sont ceux d'un cambrioleur chevronné, doublé d'un redoutable manipulateur. Il croyait avoir laissé tout cela derrière lui des années plus tôt, quand son père était tombé après une énième escroquerie qui, cette fois, avait mal tourné pour lui... Et pour toute sa famille, dans la foulée.

Gagnant ainsi ses premiers galons, obtenant un confiance renouvelée de la part de ses chefs, Ford découvre alors une nouvelle facette de son métier : voilà ce jeune homme, ancien délinquant, transformé en mondain, présent à toutes les soirées du Washington qui chante et qui pétille, chargé de devenir le meilleur copain de tel ou tel élu en vogue afin de détecter ses failles, les défauts de sa cuirasse, ses faiblesses coupables pouvant devenir autant de leviers qui, sans jamais user du chantage, oh, non, mais qu'allez-vous penser là ?, aideront au moment adéquat à modeler un avis allant dans le "bon" sens, et rapportant, au passage, quelques millions au Davies Group...

Des soirées bien arrosées qui, si elles permettent de se frotter aux coulisses du pouvoir, se terminent, parfois,  de façon... inattendue, propulsant un jeune homme encore naïf malgré son passé tumultueux dans des univers qu'il n'imaginait même pas pouvoir exister... Il s'imaginait devenu respectable, vivant d'un labeur honnête et lucratif, aux antipodes de ce passé qu'il s'est juré de laisser derrière lui. Et pourtant, le voilà menottes aux poignets après une soirée dans un bordel faisant office de fumerie de meth... Tout ça pour plaire à un des 500 avec qui il doit devenir inséparable...

Bien sûr, Davies va vite le sortir de là, bien sûr, l'expérience et les atouts maîtres qu'elle va fournir à Davies pour influencer un jour les décisions de ce jeune élu si convaincu de sa mission de représentant du peuple, bien sûr, cette soirée va aider Ford à grimper quelques échelons supplémentaires dans la hiérarchie du Davies Group... Le jeune loup est décidément plus que prometteur, mais il commence aussi à se poser quelques questions sur l'essence même de son boulot et des actions qu'il le pousse à commettre...

C'est quelques semaines plus tard que ces questionnements vont prendre une toute autre résonance... En pleine ascension, Mike est convié par Davies et Marcus à les accompagner en Colombie pour un voyage d'affaires. Un nouveau client à rencontrer... Un client pas franchement recommandable, a priori, mais ne dit-on pas que l'argent n'a pas d'odeur ? Alors, les demandes de ce client doivent être traitées avec toute l'expertise possible, afin d'obtenir le résultat souhaité.

Sur place, Mike est surpris de se sentir mis à l'écart des négociations... On lui signifie même clairement, fermement, qu'il va devoir oublier ce dossier dont il n'aura plus à s'occuper... Pourquoi l'avoir emmené en Colombie pour ensuite le mettre au rencart sans ménagement ? La curiosité de Mike est émoustillée, il a envie d'en savoir plus sur ce dossier dont on lui a refermé la couverture au nez.

Alors, une nouvelle fois, il met ses talents en action et récupère un enregistrement qui va lui faire froid dans le dos... Aucun doute possible, ses mentors évoquent quelqu'un, un mystérieux sujet n°23, qu'il va falloir mettre au pas, si nécessaire de façon définitive... Jamais Ford n'avait envisagé que la violence, le meurtre, même, puisque c'est ce qui est sous-entendu dans cette conversation... Le jeune homme tombe des nues, le vernis de respectabilité de son nouveau job s'effrite d'un seul coup et son vieil honneur de voleur (oui, je sais, c'est paradoxal...) le titille.

Le voilà décidé à découvrir qui est le n°23 et, contre ses mentors, à le mettre au parfum de la menace qui pèse sur lui. Mais, bien sûr, pour cela, il lui faut découvrir l'identité de la cible. Alors, il se mue en espion, au risque de se faire prendre et de perdre tout ce qu'il vient de mettre en place en entrant au Davies Group, sa vie professionnelle, son aisance financière nouvelle, son amour pour Annie, une de ses collègues, et même la vie de son père, enfin sorti de prison grâce à l'entremise de Davies...

Il va devoir défier un adversaire de taille, terriblement puissant et déterminé, accro au pouvoir et prêt à tout pour faire fructifier ses affaires... D'abord chasseur, il va vite devenir la proie de ceux qui croyaient en lui. Ce qu'ils savent de son passé, personnel comme familial, vont aussi en faire un coupable idéal pour endosser leurs manigances sanglantes. Mike Ford s'est jeté dans la gueule du loup, par idéalisme, par naïveté, pour sauver un honneur écorné, il est seul, car à qui peut-il se fier ?, à pouvoir se sortir de là.

Et, pour y parvenir, il va devoir se montrer plus malin que ceux qui veulent désormais sa peau. Retrouver ses réflexes d'escroc, refoulés loin dans sa mémoire, monter au bluff une arnaque simple mais efficace, ce qui ne veut pas dire sans danger, bien au contraire, pour déstabiliser ses adversaires, leur faire commettre des erreurs. Bref, en quelques mots, comme en cent, les battre à leur propre jeu, en se montrant plus roublard et malin que ces manipulateurs aguerris...

"Les 500" commence presque comme un roman initiatique, un jeune homme un peu perdu qui cherche sa voie après avoir rompu avec son passé et qui trouve son mentor... Presque un conte de fée, quoi. Mais qui va vite tourner au vinaigre quand il se rend compte que, finalement, sa vie de voleur à la petite semaine n'a rien à envier, bien au contraire, à ces personnages qui ont pignon sur rue mais usent de méthodes sordides pour asseoir leur pouvoir et leur richesse.

Le VICE, qu'il applique d'abord docilement, va vite prendre tout son sens au fur et à mesure d'expériences plus déconcertantes les unes que  les autres. Sans doute, sans la révélation des menaces sur le sujet n°23, aurait-il pris son parti, se serait-il habitué à ce mode de vie spécial... Mais le truand qu'il a été s'est toujours mis un limite : ne jamais faire couler de sang. Or, sa découverte fortuite va à l'encontre de sa morale, pourtant assez souple.

Ford ne se voit pas en justicier, il est plus un anti-héros qu'un super-héros. Il se refuse à croire que celui qui est venu le chercher et faire de lui une espèce d'héritier puisse recourir à la violence, la violence la plus radicale, pour promouvoir ses activités de lobbyiste. Mais, l'autre révélation majeure, c'est que ce job si sérieux, qui fait et défait les hommes et les femmes de pouvoir au sommet de l'Etat américain, utilise à peu près les mêmes ficelles que celui des truands les moins reluisants... Et avec encore moins de scrupules, moins de garde-fous, servi par une puissance financière hors-norme, la puissance de feu d'un croiseur et des flingues de concours...

Quirk, à travers les aventures et mésaventures de son personnage (qui va bientôt devenir un personnage hollywoodien et reviendra dans de nouveaux romans), dénonce avec férocité et pertinence ce monde si opaque des lobbyistes. Chose surprenante, alors que le flou qui les entoure serait propice à stimuler l'imagination de bien des auteurs de thrillers, ce sujet n'a pas été si souvent traité...

Bien sûr, en évoquant Quirk, on pense à Grisham. "Les 500" est souvent comparé à "la Firme", ce qui n'est pas illégitime. Mais, car il y a un mais, j'ai toujours eu du mal avec les romans de Grisham, auteur à qui je reproche de parfois ne pas être assez explicite quant aux "méchants" qu'il cible. Quirk a ce mérite d'afficher clairement la couleur d'entrée et de donner à Davies et Marcus des curriculum vitae qui ajoutent aux inquiétudes qu'on peut nourrir quant aux pouvoirs exorbitants dont disposent les lobbyistes de Washington.

Sur la forme, "les 500" est un thriller assez classique, qui prend des allures de page-turner dès que Ford décide de faire capoter les projets criminels de Davies et Marcus. Mais ne vous attendez-pas à un thriller qui révolutionne le genre, j'ai même, pour tout dire, trouvé la fin un peu angélique, pas très réaliste ou alors franchement onirique... A croire que, une fois le règlement de comptes à OK Washington terminé, le conte de fée du début peut reprendre...

Bon, je suis un peu de mauvaise foi, cette fin est assez logique, il faut plus y voir, je pense, une espèce de parabole en appelant à la moralisation des pratiques dans le nid de vipères de la capitale et appelant sans doute à nettoyer les écuries d'Augias, dont les voiles épais qui les entourent de longue date ne suffisent plus à masquer les ordures et les odeurs nauséabondes... Finies les turpitudes, dit Quirk, qui brocarde autant les méthodes des lobbyistes que les modes de vie des 500, dont l'intérêt général a cessé depuis un bail d'être la préoccupation majeure...

Resteront quand même quelques scènes d'anthologie qui valent le coup d'oeil du lecteur, comme le cambriolage dans un club très sélect que doit réaliser dans des conditions périlleuses et sans filet, Mike Ford pour remplir le premier contrat qui lui a été confié. Et puis, plus tard dans le roman, lorsque la chasse au Ford sera bien lancée, on le retrouve coincé dans une salle d'archives, ne trouvant le salut, pour se protéger des flammes, qu'en s'enfermant dans un coffre-fort qu'il réussit ensuite in extremis à crocheter de l'intérieur pour se sortir d'un piège funeste... Montée d'adrénaline garantie !

Enfin, quand j'évoque "Règlements de comptes à OK Corral", ce n'est pas pour rien, la scène finale rappelle furieusement ce film, tiré d'un célèbre épisode de l'histoire américaine, avec, toutefois, des moyens de destruction bien plus performants... Là, Ford se retrouvera devant un cas de conscience. Il devra choisir entre adopter les règles du jeu de ses adversaires (ou, plus exactement, l'absence de règles...) et respecter les limites qu'il s'est fixé.

Mais, quand on applique au quotidien le VICE, la fin ne justifie-t-elle pas les moyens ?

Encore une fois, le thriller montre qu'il est un genre parfait pour dénoncer certains travers d'une société. Evidemment, on est dans une fiction, le trait est grossi (enfin, j'espère...), mais mettre en lumière ces lobbyistes au pouvoir démesuré et qui influencent sans vergogne le choix d'élus aux convictions à géométrie variables, surtout de la part d'un journaliste spécialiste des affaires criminelles, n'a rien d'anodin. Encore moins lorsqu'un tel roman sort en pleine campagne pour les présidentielles américaines...

Nul doute que nous serons amenés à reparler de ce Matthew Quirk et de son personnage récurrent, Mark Ford et que ce nouveau talent saura faire son trou dans le petit monde des auteurs de thrillers qui comptent. Juste avec sa plume, sans l'aide de lobbyistes...


jeudi 7 février 2013

Lames contre lames...

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE TROISIEME TOME D'UNE TRILOGIE.

Après un premier livre plein de panache, un second plus sombre, j'étais impatient de me lancer dans le dernier volet de la trilogie de Pierre Pevel, "les Lames du Cardinal", pour découvrir de quelle manière l'auteur allait sceller le destin du capitaine La Fargue et de son petit groupe de bretteurs aguerris, dont la lutte contre les dragons a fini par dépasser le simple respect des ordres donnés par un Cardinal de Richelieu, lui aussi sur la corde raide. En outre, la fin de "l'Alchimiste des Ombres" a dopé sérieusement l'envie de découvrir "le Dragon des Arcanes" (en grand format chez Bragelonne), puisque cela se terminait sur deux évènements simultanés qui avaient de quoi nous inquiéter, nous intriguer... Alors, n'attendons pas plus longtemps et plongeon dans l'univers de fantasy historique de Pierre Pevel, à la rencontre de personnages qu'il va falloir se résoudre à abandonner...


Couverture Les Lames du Cardinal, tome 3 : Le Dragon des arcanes


Alors qu'un dragon vient d'attaquer la prison du Châtelet, tuant celui qu'on appelait l'Alchimiste des Ombres, Agnès de Vaudreuil arrive au Mont-Saint-Michel pour rencontrer la soeur Béatrice d'Aussaint, une de ses amies, devenue religieuse au sein de l'Ordre de Saint-Georges, connues plus largement sous le nom de Châtelaines. Un ordre religieux qui s'est vu assigner la dangereuse mission de protéger le trône de France contre la menace que représentent les Dragons, dont l'inextinguible ambition est de prendre le contrôle de la monarchie française, comme ils ont déjà réussi à le faire en Espagne, par exemple.

Disons-le tout net, elles sont plus des nonnes-soldats, si je puis dire, que des contemplatives... Et elles ont fait du Mont-Saint-Michel une véritable forteresse, bien loin du lieu de pèlerinage qui fut sa vocation première. Soeur Béatrice s'y repose après sa rencontre plus que violente avec l'Alchimiste des Ombres, qui lui a laissé des séquelles handicapantes...

Mais la nonne a surtout des visions très inquiétantes et Agnès vient la rencontrer afin de recueillir ce témoignage qui pourrait être l'annonce d'une terrible menace pesant sur le royaume. Mais, la visite d'Agnès, même mandatée par Richelieu, ne semble pas plaire du tout à la Supérieure de l'Ordre et, avant d'avoir pu quitter le Mont-Saint-Michel, la seule femme parmi les Lames du Cardinal doit tirer l'épée contre les Châtelaines qui finissent par l'emprisonner... Curieux accueil... Pour quelles raisons les Châtelaines voudraient-elles empêcher quiconque d'interpréter les visions de Soeur Béatrice, dont la gravité semble avérée ?

A Paris, les camarades d'Agnès sont encore très éprouvés par les récents évènements et le moral n'est pas au beau fixe. A tel point que Leprat a décidé de quitter les Lames, pour de bon, cette fois, et de retourner à son corps d'origine, celui des Mousquetaires placés sous les ordres de Monsieur de Terville. Ceux qui restent auprès de La Fargue sont sous tension et on sent bien que l'heure est grave, que chacun se pose des questions sur son avenir. Pas seulement celui du pays, pas seulement sur celui des Lames, mais bien sur leur propre avenir personnel.

L'attaque contre le Châtelet, foudroyante, les a laissé sous le choc. Et pas seulement parce qu'ils n'en comprennent pas la raison... Pourtant, cette attaque ciblée ne peut s'expliquer que par la volonté d'éliminer l'Alchimiste des Ombres... Est-ce la Griffe Noire qui se cacherait derrière cette attaque ? Difficile à croire... Quand La Fargue et ses hommes apprennent que Agnès a été emprisonnée par les Châtelaines, ils se disent qu'il y a vraiment dragon sous roche, mais pas forcément celui que l'on croit...

Les Lames du Cardinal sont des soldats, ses membres sont donc habitués à recevoir des ordres et à obéir. Mais, dans la France de 1633, entre le Roi, son principal ministre, le Cardinal de Richelieu, il n'est pas toujours évident de savoir qui dirige vraiment le pays... Richelieu est impopulaire, pas seulement auprès du peuple, nombre de courtisans aimeraient le voir perdre son pouvoir. Et la situation de plus en plus délicate le fragilise un peu plus.

Il va donc falloir composer avec des luttes intestines violentes, des haines féroces, pour espérer faire libérer Agnès, prendre connaissance de la vision de Soeur Béatrice et essayer de l'interpréter pour en tirer des enseignements précieux pour prévenir de nouveaux désastres pouvant mettre en danger la couronne... Or, la Mère de Vaussambre, la Supérieure des Châtelaines, est une ennemie farouche de Richelieu, auquel elle refusera toute concession, puisqu'elle ne dépend que de Louis XIII. Pour retrouver au plus vite Agnès, c'est donc le Roi qu'il faudra convaincre de l'urgence des évènements. Pas facile quand on dépend soi-même, en principe, du Cardinal...

Il va donc falloir la jouer fine et, pendant que La Fargue joue la carte de la diplomatie, ses Lames, elles, font ce qu'elles savent faire le mieux : monter au baston pour libérer Agnès. Une Agnès qui reste l'unique lien entre les Lames et l'Ordre, puisqu'on sent bien que son destin balance entre ces deux groupes. Car, parmi les zones d'ombre des personnages, qu'on ressent depuis le début de la trilogie, celle d'Agnès est peut-être la plus étrange, car elle relève d'une vocation à la fois mystique et magique...

Pendant qu'on atermoie au sommet de l'Etat, pourtant, l'ennemi se prépare à mettre son terrible plan en action. Ils se font appeler l'Hérésiarque, le Gentilhomme, l'Enlumineur, la Magicienne et ils sont prêts à tout, même le pire, pour mener à bien leurs ambitions monstrueuses. Même à attirer dans leurs rets la Vicomtesse de Malicorne qui, à leurs côtés, va retrouver sa splendeur perdue quelques semaines plus tôt par la faute des Lames du Cardinal.

Des Lames qui vont mener l'enquête, de cavalcades en batailles, vont peu à peu prendre conscience de l'importance du danger qui menace, de l'ampleur de la violence annoncée par la vision de Soeur Béatrice qui devrait bientôt se déchaîner. Mais comment savoir quand tout cela arrivera ? Alors, malgré un groupe qui se réduit comme peau de chagrin, La Fargue et ses hommes vont concentrer leurs efforts, leur courage, leur loyauté pour défendre, jusqu'au sacrifice de leurs vies si besoin, pour sauver la couronne...

Les jeux d'alliance vont alors évoluer, les clivages s'estomper face au danger et le combat final entre humains et dragons va atteindre un paroxysme qui laisse le lecteur pantois. Du Grand Spectacle !!! Ce troisième tome, très rythmé et sous tension d'un bout à l'autre, avec des héros on ne peut plus valeureux mais qui laissent apparaître leurs doute, leur lassitude, presque, sur le plan moral, un certain découragement. Comme si le jeu n'en valait plus la chandelle.

Comme je l'évoquais plus haut à propos d'Agnès est vrai pour la plupart des membres des Lames du Cardinal : les zones d'ombres aperçues depuis le début de la trilogie vont se lever et les hommes (et femme) vont se dépouiller de leurs oripeaux de soldats pour se révéler vraiment à nous, et surtout à eux-mêmes. Mais, avant de vivre, enfin, leur destin, il va falloir vaincre un adversaire plus que redoutable, surpuissant, aux armes et aux pouvoirs destructeurs et des forces tout entières tournées vers le combat et l'assouvissement d'un besoin intrinsèque de violence.

Le dénouement du "Dragon des Arcanes" est absolument faramineux. Jusque-là le roman de cape et d'épée et la magie s'émulsionnaient comme l'huile et le vinaigre, là, ils sont vraiment ensemble au coeur de la bataille, chacun avec ses forces et ses faiblesses, mais luttant pied à pied contre une menace qui peut sembler insurmontable. Grand spectacle parce que, pour cette bataille finale, Pevel met le paquet, ne lésine ni sur les figurants, ni sur les effets spéciaux, dirait-on pour un film. Avec un cadre également exceptionnel, ce qui ne gâte rien, bien au contraire.

"Le Dragon des Arcanes" est un crescendo qui aboutit à cette bataille hors-norme, un concentré d'action mené tambour battant, construit comme un véritables page-turner, sautant de lieu en lieu, de scène en scène, ménageant des moments de (stress) suspense, de danger imminent, on voit la résistance s'organiser, malgré la chaos, les hommes lancer toutes leurs forces dans la bataille, défier avec orgueil les monstres qui les attaquent... Epique et merveilleux !

Cela ne veut pas dire que l'intrigue est oubliée, au contraire, je ne suis pas d'accord avec ceux qui disent, ici ou là, qu'elle est secondaire. Elle est même bien plus fine que les évènements ne pourraient le laisser croire. D'abord, parce que Pevel y mêle la totalité des personnages apparus au cours de la trilogie, même brièvement. Ils sont les engrenages d'une mécanique bien huilée.

Ensuite, parce que cet ennemi impitoyable et effrayant permet de redistribuer les cartes entre les camps définis depuis les premières lignes du premier tome. Il n'y a plus seulement le royaume, incarné par Richelieu, plus que par Louis XIII, en ce qui concerne le pouvoir terrestre, en tout cas, et la Griffe Noire, de l'autre. En introduisant les Châtelaines et cette phalange menée par l'Hérésiarque, les visées et les intérêts sont multipliés, les rivalités aussi, le jeu d'échecs qui nous est proposé devient plus complexe...

Et surtout, alors que seule la destruction semble être la finalité de l'action lancée par les ultimes ennemis des Lames, on comprend que des ruines encore fumantes pourrait sortir un modus vivendi nouveau entre ennemis d'hier, comme si hommes et dragons n'étaient pas forcément voués à se combattre... Comme si une paix était possible, une entente, disons, cordiale, en tout cas...

Non, je ne suis pas d'accord avec ceux qui trouvent l'intrigue insuffisante, au contraire, c'est très malin, puisque, que l'on considère l'époque sous un regard purement historique ou par le prisme de fantasy que nous offre Pierre Pevel, difficile de croire que cette accalmie puisse perdurer longtemps. Mais c'est une autre histoire, dédié à d'autres hommes et femmes qui deviendront aussi valeureux que les Lames du Cardinal et seront sans doute confrontés à bien d'autres périls.

Quand je parle de ces autres histoires, de cette autre Histoire, c'est parce que Pevel lui-même en ouvre la porte. Et cette porte, c'est en arrivant au dernières lignes de cette trilogie qu'on la découvre. Un magnifique clin d'oeil qui m'a beaucoup amusé et qui montre tout le talent de Pevel pour hybrider Histoire et Fantasy, le tout sous l'égide de la littérature.

Bien sûr, on a envie de voir les Lames du Cardinal se lancer dans de nouvelles aventures. Difficile de dire ici pourquoi, sans trop révéler de choses, mais on sait bien que ce n'est pas possible. Plus possible. Sans doute le ressort s'est-il cassé à La Rochelle, lors de ce fameux fiasco, 5 ans plus tôt. Si les circonstances, et les ordres d'un Cardinal à qui il ne fait pas bon dire non, ont de nouveau réuni La Fargue et son escouade, la complicité, la confiance mutuelle se sont évaporées. Seuls l'honneur et la loyauté, ainsi que l'amitié, réelle, malgré les différences et les visions différentes entre eux, ont su cimenter ces soldats d'exception.

Sans doute tous les problèmes de la couronne de France et du Cardinal ne sont-ils pas tous réglés, d'autres se profilent sans doute déjà à l'horizon, mais eux ont rempli la part du contrat qui leur avait été assignée, ils n'en sont pas sortis indemnes, physiquement comme moralement, et ont, par là même, pour la plupart, de vivre une vie qui leur appartienne à 100%, sans ordre à recevoir et avec juste le devoir de s'occuper de leurs affaires propres. Le droit d'être... libres, même si certains des membres sont sans doute incapable de ne plus vivre en guerrier...

Au final, j'aurai dévoré ces trois romans avec passion et plaisir. Moi qui ne suis pas forcément un grand lecteur de fantasy, en la mélangeant avec l'Histoire, quelle que soit l'époque choisie, sans doute, on parvient à me prendre par la main et m'emmener dans des aventures fantastiques dans tous les sens du terme. Mais, bien sûr, ce XVIIème siècle choisi par Pevel pour situer sa trilogie a aussi l'effet d'une fontaine de jouvence.

L'enfant qui doit bien sommeiller encore quelque part en moi a réagi devant ces exploits, ces bagarres, ces bruits de bottes, ces tintements de rapières entrant en contact... Je me suis revu les mardis soir, sur le canapé, devant "la dernière séance", quand les westerns cédaient la place à Jean Marais en bossu, à Gérard Philippe brandissant sa tulipe, à Rob Taylor ou Errol Flynn, la moustache fière !

Oui, ces cascades, ces batailles pleine de dextérité et de roublardise, ces coups tordus et ces pièges tendus pour l'amour d'une belle, l'honneur ou, simplement, pour le panache si cher au Cyrano de Rostand, je les ai retrouvés dans cette trilogie qui sait aussi bien se montrer fidèle à la mémoire de Dumas qu'aux images en Technicolor de ces films, au combien populaires.

Un rappel, si vous avez envie de vous lancer dans "les Lames du Cardinal", le premier tome, qui porte justement ce titre, est désormais disponible en poche, les deux autres sortiront dans les prochains mois.

Alors, comment résister à ces Lames ? Faut-il vous provoquer en duel, demain, à l'aube, au Jardin des Plantes, pour vous décider ?