dimanche 29 juin 2014

"Que faire de son grand corps quand on a de l'argent ? (...) Comment devenir un héros, un mythe vivant ?"

Prenez une histoire. Imaginez deux écrivains s'en saisissant et publiant un livre autour de cette histoire à 3 mois d'intervalle... Lorsque j'ai évoqué récemment sur ce blog un roman qui m'avait énormément amusé, j'ai découvert l'existence de cet autre livre, une biographie, en l'occurrence. Et certaines réactions à ce sujet lues à la publication de mon billet m'ont donné envie de poursuivre l'aventure avec Jacques Lebaudy, empereur auto-proclamé du Sahara. Il ne s'agira pas de comparer deux livres qui sont plutôt complémentaires, d'ailleurs, mais bien de donner mon avis, comme si j'abordais ce thème pour le première fois, à travers le livre de Philippe Di Folco, "Empereur du Sahara", publié au début du printemps chez Galaade. Et de saluer le remarquable travail effectué pour essayer de parler de Jacques Lebaudy au plus près de sa véritable personnalité, lui qui est surtout entré dans la postérité à travers des caricatures et des articles de presse satiriques.





Qui est donc Jacques Lebaudy, mort à Long Island, au début de l'année 1919, dans des circonstances dramatiques ? Voilà le point de départ de cette biographie minutieusement construite par Philippe Di Folco autour d'un des personnages les plus difficiles à cerner du début du XXe siècle : Jacques Lebaudy.

S'agissait-il d'un fou, furieux, voire dangereux, d'un excentrique né avec une cuillère en or dans la bouche et qui se cherchait un destin extraordinaire, d'un génie de la finance au flair inouï, d'un grand enfant, la tête pleine de rêves de gloire et d'aventures ou un provocateur qui a mis le doigt juste à l'endroit où il peut gratter l'Europe entière et ces politiciens qu'il méprise ?

Sans doute un peu de tout ça. Et, dans cette biographie, c'est un personnage certainement pas tout noir, ni tout à fait ridicule, comme la presse de son époque a pu essayer de le faire croire, mais loin d'être tout blanc non plus, en particulier à la fin de sa vie, où son comportement vis-à-vis de sa compagne et de sa fille auront plus que laisser à désirer...

Jacques Lebaudy, fils de Jules Lebaudy, magnat du sucre en France, et d'Amicie, femme étonnante, catholique fervente, monarchiste, professant des idées extrêmement conservatrice mais utilisant sa part de fortune pour financer des oeuvres caritatives dans la plus grande discrétion. Jacques et ses frères, eux, vont mener grande vie et connaître des destins tous assez peu ordinaires.

Mais le pompon est donc décroché par Jacques qui, en 1903, à bord d'un bateau qu'il a acheté, la Frasquita, avec un équipage qui n'a aucune idée de ce qui l'attend, va se rendre en Afrique, du côté de cap Juby, dans le sud du Maroc actuel, juste en face des îles Canaries, pour prendre possession en son nom, ou plutôt au nom de Jacques Ier, du Sahara, dont il entend faire son empire.

L'idée a l'air complètement dingue, comme ça, et elle l'est dans les faits, tant cette épopée va partir en vrille, même lorsqu'on l'examine à la lueur des faits tels qu'on peut les connaître, et pas seulement au récit caricaturaux et moqueurs que la presse a pu abondamment en faire à l'époque. Car, derrière le décorum impérial de pacotille, on découvre des idées qui sont dans l'air du temps, des projets envisagés sérieusement et que la fortune des Lebaudy aurait pu contribuer à mettre en oeuvre.

Je pense en particulier à cette ligne transsaharienne de chemin de fer, qui aurait relié le Maghreb à Dakar, par exemple, en suivant les pistes existant. Ce n'est pas une invention de Jacques Lebaudy, mais il en parle. Comme l'exploitation du sous-sol de ce désert. On ne parle pas de pétrole ou de gaz, à ce moment-là, mais de phosphates, et il y a de quoi faire.

Bref, à l'image de ces deux exemples, et il y en a d'autres, on se rend compte que se mêlent plusieurs choses chez Jacques Lebaudy : une influence certaines de lectures de jeunesse, une attention particulière à ce qui se passe dans le monde, mais aussi une incroyable mégalomanie qui le pousse à agir pour sa propre gloire, et de façon complètement délirante.

Philippe Di Folco, sans, j'ai l'impression, réussir à vraiment cerner Jacques Lebaudy, sans vraiment parvenir à se faire un avis franc et massif à son sujet, parvient, en retraçant l'histoire familial, celle de son père, financier influent dont le seul dieu était l'argent et qu'on accusa sans doute un peu vite de bien des méfaits, celle de sa mère, de ses frères et, en fin de livre, de sa compagne, Augustine, actrice de second rang qui a eu le tort de se rêver un avenir impérial sans se rendre compte de ce dans quoi l'entraînait son cher et tendre, et de leur fille, Jacqueline, dont la jeunesse a été pour le moins perturbée...

Fouillant l'abondante littérature qui évoque le cas Lebaudy, à la fois pendant ces années où il va chercher à implanter son empire en plein désert, mais aussi dans l'exil qui va suivre, où l'on perd sa trace épisodiquement avant de le retrouver par certaines frasques, tandis que l'imaginaire collectif va lui en imputer d'autres, de plus en plus folles, et que rien de concret ne semble venir accréditer, Philippe Di Folco ne retrace pas seulement le destin d'un homme.

Il nous parle d'une époque, complexe, difficile, tendue, à la fois sur le plan national et international. La France de la IIIe République connaît des divisions et des oppositions terribles, une certaine instabilité, des haines tenaces et une soif de vengeance vis-à-vis du voisin allemand. Par ailleurs, les tensions géopolitiques sont énormes.

Grande-Bretagne, Espagne, France mais aussi Allemagne, les grandes puissances européennes entendent bien étendre leur empire colonial, avec ce que cela sous-entend de richesses et de pouvoir, d'influence et d'hégémonie... Or, le Sahara attise toutes ces convoitises. Et, lorsque Jacques Lebaudy va mettre son nez là-dedans, c'est comme s'il donnait un coup de pied dans un nid de guêpes...

Cette époque trouble, remplie de personnages aussi baroques et décalés que Jacques Lebaudy est une mine pour un romancier, mais aussi pour un biographe. Car celui-ci peut soulever les tapis et les tentures, prendre le recul pour regarder les faits avec un oeil différent. Apaisé ? Possible, mais surtout, hors du bouillonnement de l'époque et des avis trop vite forgés.

Et surtout, on découvre que les extravagances de Jacques Lebaudy s'insèrent dans une période où l'aspiration à créer des micro-empires, des micro-Etats autour d'une personnes décrétant unilatéralement qu'elle prend possession d'un territoire, d'un peuple, d'une zone géographique, est très tendance, pour reprendre un vocable contemporain.

On découvre aussi la fascination qu'il exerce sur les "Nouveaux Mondes", quand il n'obtient que railleries dans la vieille Europe. Nouveaux Mondes au pluriel, car les Américains s'intéressent à lui, mais également la presse d'Océanie, Australie et Nouvelle-Zélande, apparemment. Il doit avoir à leurs yeux cette âme de pionniers qui n'est pas celle du colonisateur, celle d'un homme qui veut créer une entité neuve à partir de rien et non imposer un modèle en vigueur ailleurs.

Je me suis surtout demandé, à la lecture de cette biographie, à partir de quand Jacques Lebaudy avait fini par se prendre vraiment au sérieux ou si tout cela n'était pas le vaste canular d'un homme riche qui s'ennuyait à force de tout réussir et qui voulait pimenter son existence... Il y a tant de moments, dans son épopée, où ce qu'il peut faire pourrait être une blague de potache, de garnement espiègle et facétieux dont la cour de récréation est formée par deux continents séparés par une mer...

Je n'ai vraiment pas de réponse à ça. La fin de la vie de Jacques Lebaudy, exilé perpétuel, quasiment apatride, empereur d'un Etat qui n'existe pas, ni pour lui, ni pour personne d'autre, a quelque chose d'assez pathétique tant il finit par ressembler à la caricature des aliénés qui se prennent pour Napoléon. Il devient violent, insensé, dangereux, colérique...

Combien de fois, à Long Island, a-t-il passé ses nerfs lorsqu'il était contrarié par quelque chose en réduisant les meubles de la maison en miettes à coups de hache ? Son micro-empire n'est plus saharien, il se réduit à cette maison où il exerce sur ses sujets, Augustine et Jacqueline en tête, une terreur de tous les instants.

Cette dernière partie de la vie de Jacques Lebaudy est pathétique, parce qu'elle montre un fou. Vraiment, avec tout ce qu'on peut mettre de méprisant et de sombre dans ce mot. On est loin des fastes de son empire de carnaval, de son uniforme, de ses médailles, de son drapeau, des communiqués de presse qu'il rédigeait et que personne ne savait s'il fallait les prendre au sérieux ou les traiter avec dédain...

Non, ces années à Long Island sont une longue descente aux enfers dans l'aigreur d'avoir échoué, sans doute d'avoir aussi été oublié, effacé par la montée des périls qui a abouti à l'abominable premier conflit mondial. Le trublion n'avait plus sa place quand l'époque n'était plus à la rigolade mais au carnage... Peut-être est-ce là, finalement, que sa mégalomanie a pris le dessus pour de bon, faisant de l'Empereur du Sahara un vulgaire conjoint violent...

Philippe Di Folco propose donc une vraie réflexion autour de ce personnage et il la nourrit de façon remarquable, avec des annexes, des notes, des encarts, des illustrations, des anecdotes... On découvre jusqu'à l'histoire de la Frasquita après avoir servi de vaisseau amiral à la "flotte" de l'Empereur du Sahara, par exemple.

La mise en page est très originale, cela demande un peu d'organisation, parfois, quand les encarts viennent se juxtaposer au texte principal. Mais rien n'est inutile, tout sert le propos de l'auteur et sa description d'une Belle Epoque au cours de laquelle le capitalisme, désormais installé, fait ses crises d'adolescence, au cours de laquelle la géopolitique européenne et mondiale connaît des soubresauts, au cours de laquelle le vaudeville n'est parfois pas que sur la scène des théâtres...

Mais le mystère Lebaudy demeure. Il y a très peu de sources directes sur l'homme, une seule photo, je crois, de lui à l'âge adulte. Le paradoxe d'un homme qui n'est pas à ça près, est d'avoir été à la fois d'une incroyable discrétion et en même temps d'un orgueil et d'une mégalomanies incroyables pour faire sans cesse parler de lui, et alimenter comme on le ferait en enfournant du bois dans une chaudière, le feu des commentaires à son propos.

Oui, les sources de son époque sont bien souvent des articles satiriques et des caricatures, souvent féroces, qui se comptent par milliers. Mais pour le reste, si peu, si peu pour connaître vraiment l'homme. Ceux qui l'ont côtoyé, ont vécu les événements dont il a été l'instigateur, ont bien raconté ce qu'ils ont vécu, mais avec la déformation de leurs sentiments à l'égard du personnage.

Augustine, Jacqueline, ses fidèles grognards n'ont rien dit. Lebaudy lui-même n'a laissé que bien peu de choses, et encore moins sur ses intentions véritables, camouflées sous son excentrique personnage, plus fictionnel que réel, d'empereur du Sahara. Qu'a-t-il vraiment cherché dans cette aventureuse expédition, tellement éloignée de celle que mènera un T.E. Lawrence quelques années plus tard ?

Au final, je me suis passionné pour une lecture pleine de zones d'ombres, mais qui, paradoxalement, donne des angles de vue nouveaux sur Jacques Lebaudy. Sans juger cet homme, sans le regarder avec moquerie ou mépris, Philippe Di Folco raconte cette vie extraordinaire et ce destin particulier, souligné par l'échec de ceux qu'il a laissé derrière lui à sa mort.

Loin du roman satirique de Jean-Jacques Bédu, dans le fond comme dans la forme, "L'Empereur du Sahara" est une biographie riche et foisonnante qui aborde énormément du sujets connexes et donne un panorama fascinant d'une époque qu'on croit connaître et qu'on maîtrise finalement très mal. Et la complémentarité des deux livres, sortis à si peu de temps d'intervalle, est réelle, justement parce qu'ils offrent les deux visions majeures de Jacques Lebaudy : la plus proche possible de la réalité à travers la biographie et celle qu'il a laissée derrière lui, plus ou moins volontairement, à travers la caricature.

lundi 23 juin 2014

La femme, l'amant, le maître chanteur...

Il y a quelques semaines (mois ?), je vous parlais de la nouvelle collection de romans noirs au féminin lancé par les éditions Héloïse d'Ormesson. Voilà un des livres qui a été publié, un vrai roman noir, là, oppressant, inquiétant, moite, plein de désirs, assouvis ou réprimés, de secrets inavouables... Tous les ingrédients pour que le cocktail soit corsé et que le lecteur se sente mal à l'aise. "La femme éclaboussée", de Dominque Dyens est une réédition d'un roman publié chez Denoël (tiens, tiens...) en 2000, ne soyez donc pas surpris si l'on paye encore en francs. C'est surtout une narration très intéressante et une intrigue qui se dessine petit à petit jusqu'à la révélation finale... Et un personnage central fascinant à la fois dans sa candeur puis dans sa libération, mais aussi, dans son égoïsme.





Catherine Salernes approche de la cinquantaine. Fille de merciers, elle a fait un bon mariage avec un banquier parisien qui lui a offert dans la corbeille de mariage l'aisance financière et le statut social. Les Salernes sont des bourgeois, ils font partie de la haute société même si la famille a plutôt tendance à vivre en vase clos.

Avec son époux, Jean, Catherine a eu deux enfants, Thomas, qui a passé la vingtaine, et Virginie, adolescente fragile et introvertie. Ils vivent dans un immeuble avec d'autres membres de la famille aux étages voisins : la belle-mère de Catherine, que tout le monde appelle "bonne-maman", et son autre fils, Christian, un vieux garçon. Sans oublier Henriette, la bonne, au service de la famille Salernes depuis très longtemps.

Tous se retrouvent pour des repas hebdomadaires qu'on devine mornes au possible, silencieux, compassés, au cours desquels bonne-maman règne sur ses sujets telle Queen Mum. Mais on sent bien que rien ne va dans cette famille, Thomas et Virginie sont muets, Jean soumis et absent même quand il est là, Catherine s'ennuie et même plus.

Oh, n'allons pas par quatre chemins, Catherine est malheureuse dans ce ménage. Le confort social qu'elle y a trouvé ne compense pas le manque d'amour. Elle a toujours fait chambre à part, choix de Jean, le devoir conjugal n'est plus qu'un lointain souvenir, si on peut dire qu'il lui en a laissé... Catherine n'est pas Emma Bovary, mais les deux femmes ont quelques points communs...

On comprend que quelques années plus tôt, Catherine a eu un gros coup de cafard. Et qu'une fois sa santé revenue, pour lui ouvrir de nouveaux horizons, Jean lui a acheté un fonds de commerce. Elle en a fait une boutique de cadeaux, dans le XVIIe arrondissement, un beau quartier. Et, tout près, les Salerne ont acquis un appartement, pour un des enfants, peut-être...

Mais les oisillons sont encore au nid, alors, on loue l'appartement, le plus souvent à des étudiantes. C'est Catherine qui fait la visite, l'état des lieux, les formalités administratives, la collecte du loyer, etc. Et puis, un jour, l'appartement se libère en pleine année scolaire. Difficile de trouver une nouvelle étudiante pour reprendre la location.

Alors, exceptionnellement, on recherche un ou une locataire dans un public plus large. Et voilà que se présente Olivier. Il a 30 ans et, dès la première rencontre, Catherine est sous le choc. Elle ressent des émotions, mais pas seulement, qu'elle n'avait jamais connues auparavant. Un coup de foudre pour un homme qui a 15 de moins qu'elle ! Impossible !

Sauf que ce coup de foudre semble réciproque. Bien vite, Catherine fait des entorses à sa petite vie bien réglée, au millimètre près, et noue avec Olivier une relation torride. Classique relation initiatique, façon "le Rouge et le Noir" ou "le Diable au corps". On pourrait y voir ce genre de choses, sauf que c'est l'homme, pourtant plus jeune, qui éveille sa maîtresse au plaisir des sens.

Sans comparer les contextes, si différents, j'avais en tête en lisant "la femme éclaboussée", l'image de Catherine Deneuve magnifiée par la caméra de Luis Buñuel dans "Belle de jour", d'après le roman de Joseph Kessel. Il y a, je trouve, dans Catherine, personnage de Dominique Dyens, beaucoup en commun avec l'autre Catherine dans ce rôle de bourgeoise frustrée et malheureuse, s'épanouissant en vendant ses charmes dans un bordel.

Chez Dominique Dyens, pas de transaction, mais une découverte de la sexualité dans ce qu'elle a de plus explicite et des besoins qui s'affirment, comme si Catherine Salernes avait besoin de sa dose de sexe comme d'autres, de leur drogue dure. Catherine aime autant aimer et être aimée que la sensation de déséquilibre et d'incertitude que lui procure cette relation dans laquelle elle s'immerge totalement, sans se soucier des conséquences, ni même que son époux, qui ne doit pas se gêner par ailleurs, l'apprenne.

Ce qu'ignore Catherine, c'est qu'elle a quelqu'un d'autre dans sa vie. A son insu, il est vrai. Mais il la côtoie suffisamment pour (croire) la connaître et surtout, pour être tombé amoureux. La routine de la vie de Catherine lui convenait parfaitement, idéale pour tout savoir d'elle ou presque, tout aimer en elle... Un amour unilatéral, sans retour...

Mais lorsque la routine est brisée, des questions se posent. Qui vont trouver des réponses. Et vont susciter une violente jalousie... Quelques jours plus tard, alors qu'elle ne descend plus de son nuage et ne vit que pour passer de nouveaux moments avec Olivier, Catherine reçoit une première lettre anonyme : "Salope".

Un seul mot. Qui la transperce comme un oiseau abattu d'un trait en plein vol. La pire insulte qu'on puisse lui faire, celle qui la renvoie à tous ses complexes de petite provinciale parvenue, au mépris que déverse sur elle depuis des années sa belle-mère qui sait parfaitement où appuyer pour faire mal, sous ses airs de ne pas y toucher...

Mais qui ? Qui ose lui dire cela ? Quelqu'un de ce cercle familial dont, plus que jamais, elle a envie de s'émanciper ? Ou un étranger ? La voilà qui s'en veut, culpabilise, découvre la peur, peur de perdre Olivier, de perdre sa vie, de se perdre elle-même. Peur et culpabilité, peur et colère. Quand d'autres lettres arrivent, que la relation s'altère, elle veut démasquer son maître-chanteur...

Et le drame survient...

On s'en doutait, on sentait bien que ça ne pouvait pas bien finir. Mais c'est tout l'univers de Catherine qui va alors imploser. Pas d'un seul coup, non, par déflagrations successives... Les masques vont tomber quand la police va s'emmêler avec ses gros godillots. A travers un homme : l'inspecteur Masson... Un ours qu'on découvre plus sentimental qu'il n'y paraît au fil de son enquête...

J'ai évoqué un grand réalisateur, précédemment dans ce billet, je pense qu'on peut en évoquer deux autres, qui ont peut-être même pu inspirer Dominique Dyens. D'abord, Claude Chabrol (d'ailleurs cité en quatrième de couverture, mais comment ne pas penser à lui ?). Les milieux bourgeois qui sentent plus l'eau rance que la rose (non, non, rien à voir avec une chanteuse des années 80...), il en était le pourfendeur gourmand.

D'ailleurs, à Chabrol, j'associe Georges Simenon, qui lui aussi a ausculté ces familles aux placards remplis à ras-bord de sales petits secrets (et d'ailleurs pas toujours petits), a traqué leurs travers, leurs mesquineries, leurs convenances qui font les existences étriquées à l'odeur de renfermé. Des façades bien proprettes et bien muettes, qui masquent des tonnes d'hypocrisie, et pire encore.

Les Salernes sont exactement dans cette catégorie de famille. Les murs suintent de ces non-dits qui fermentent jusqu'à exploser. Ici, le détonateur va arriver de l'extérieur, mais sa capacité à faire des dégâts en chaîne est grande. A moins que tout ne parte du coeur de cette famille bien comme il faut en apparence, mais rongée aux termites...

En cela, Dominique Dyens parvient à créer cette atmosphère sombre et étouffante qui rappelle les huis-clos de Chabrol ou de Simenon, quand le seul bruit qu'on entend est le battant de l'horloge normande, ce lourd toc... toc... toc... toc... lancinant, irritant, à moins que ce ne sois ce silence vénéneux, si lourd de tout ce qui s'entasse sous tous les tapis, dans tous les coins de la maison. Et je n'oublie pas cet inspecteur Masson qui paraît sortir du même moule que Jules Maigret...

Et puis, l'autre réalisateur, c'est Alfred Hitchcock, pour le côté voyeur très présent dans la première partie du livre. C'est l'élément incongru. Le grain de sable qui enraye la mécanique censée menée Catherine à l'émancipation, qui fait cahoter son histoire d'amour flamboyante... Mais surtout, cela apporte cette petite touche malsaine sans lequel tout bon roman noir n'en est pas tout à fait un.

C'est son regard qui fait de Catherine la salope qu'il l'accuse d'être. C'est lui qui salit cette relation, certes très chaude et explicite, en en faisant une relation pas seulement clandestine, mais honteuse. Sans lui, l'histoire entre Catherine et Olivier aurait pris son envol, vécu le temps qu'il aurait fallu, la passion aurait nourri cette femme, tant physiquement que psychologiquement jusqu'à s'en repaître...

Avec lui, rien ne peut se passer comme dans le rêve éveillé des premiers jours. Il empoisonne l'atmosphère sans même que Catherine sache qui il est. Il lui gâche son plaisir, au sens propre du terme. Elle se sent épiée, violentée, abîmée dans l'image enfin belle et radieuse qu'elle découvrait d'elle-même.

Je parle de regards... Mais tout est là dans ce livre ! Car nous n'avons pas un mais plusieurs narrateurs, dans ce roman. Tous semblant converger vers Catherine, vers cette femme jusqu'ici éteinte, comme en hibernation, et qui soudain s'est éveillée, est entrée en ébullition, en éruption. Certains de ceux qui la connaissent, la côtoient, la voient changer parlent et racontent. Et, cela aussi ajoute au petit côté pas seulement voyeur, mais indiscret.

Reste l'intrigue. Je ne vous en ai rien dit, en tout cas pas directement. Parce que, justement, flotte autour d'elle un mystère qui tient en haleine jusqu'aux dernières pages. Oh, on se doute bien que... Mais pas tout de suite, non, on n'a pas toutes les cartes en main. Et, là encore, la façon qu'a Dominique Dyens d'instiller le doute et la méfiance, chez ses personnages, comme chez ses lecteurs, est remarquable.

Le rôle de Catherine change, brusquement, comme le regard que nous portons sur elle. Lecteurs et personnages, dans un même élan. C'est très habile, très bien pensé, très bien mené, en distillant, au compte-gouttes, les éléments-clés. En révélant par petites touches, comme dans un tableau pointilliste les facettes crapoteuses de cette histoire.

"La femme éclaboussée" est un très intéressant roman noir, presque un exercice de style, avec tous les éléments indispensables à ce genre littéraire que j'apprécie, car plus psychologique que porté sur l'action pure. Elle y apporte sa touche féminine, ainsi qu'une dose non négligeable d'originalité dans le modèle narratif.

Je découvrais Dominique Dyens à travers cette lecture, et je ne le regrette pas. "La femme éclaboussée" est un roman qui ne laissera personne indifférent avec, en son centre, un magnifique personnage féminin, fort et courageux, malgré tout, peut-être un peu égoïste dans sa façon de considérer sa vie de famille, mais c'est aussi un juste retour des choses pour ne pas flancher, même si ses enfants ont du coup pâti de cette situation, alors que leur père les délaissait déjà.

Une femme qui se découvre sur le tard, réalise qu'elle n'a jamais vécu, apprend à découvrir son corps et son âme, son essence individuelle et son indépendance. Une chenille qui sort de son cocon et devient papillon. Sauf que l'espérance de vie d'un papillon, le temps pendant lequel il conserve ses plus jolies couleurs avant de se flétrir, de s'effriter, sont courts...

Qu'en sera-t-il pour Catherine ?

vendredi 20 juin 2014

"En cette histoire je n'arrive qu'à mourir et si je meurs d'amour, c'est parce que je t'aime, parce que d'amour, je t'aime, et à feu et à sang" (Pablo Neruda).

Il fallait bien faire appel à Pablo Neruda pour nous parler du roman du jour. Parce que ce livre, s'il se passe dans un pays fictif, se déroule dans un pays d'Amérique du Sud en proie à une féroce dictature. Sans être le Chili, mais une synthèse des dictatures qui ont écrasé le continent dans les années 70-80, on y pense naturellement. Quant à la phrase choisie, là, ce sera développé dans le corps de ce billet, avec un angle qui surgit au détour des pages et qui rappelle que, selon le point de vue, rien n'est jamais tout blanc ou tout noir... Ecrit par Bob Van Laerhoven, écrivain belge de langue flamande, "le mensonge d'Alejandro" est son deuxième roman à paraître en France, toujours chez MA Editions. Un thriller de politique-fiction, de social-fiction, pour reprendre le terme qu'il emploie lui-même, qui parle de sentiments humains très forts. L'amour, bien sûr, mais aussi la colère, la lâcheté, la culpabilité... Et aussi la soif de justice et de liberté.





10 ans. C'est le temps qu'a passé en prison Alejandro Maldiga. Il était guitariste dans un groupe de rock au Terreno, un pays d'Amérique du Sud, quand, au début des années 70, une dictature militaire a été instaurée. Aconcagua, le groupe d'Alejandro et de son ami Victor Perez, auteur et interprètes de textes très engagés et pleins de poésie, a alors été l'une des premières cibles du nouveau pouvoir.

Tous les membres ont été arrêtés, tous sont morts, sauf Alejandro qui a survécu à ces dix années passées à la Ultima Cena, la plus sinistre prison du pays, ainsi nommé pour faire un sombre jeu de mots entre le dernier repas du Christ et celui des condamnés à mort qui ne mangeaient qu'une fois la veille de leur exécution...

Nous sommes en 1983, mais c'est comme si des siècles avaient passé pour Alejandro. Le revoilà remis en liberté, mot qui n'a plus grand sens, dans ce pays où la junte maintient un pouvoir ferme et impitoyable à travers son leader, le général Pelaron. Alejandro est perdu, déphasé. Mais une rencontre de hasard va changer le cours de son existence.

Elle s'appelle Beatriz, mais lui, en la voyant au milieu de ces manifestants sur lesquels la police a envoyé les gaz lacrymogènes, il n'a vue que Lucia. Elle était l'épouse de Victor et la femme que Alejandro aimait en secret. Le choc est violent, mais Alejandro aide la jeune femme à se sortir de cette manifestation qui tourne mal. Sa première relation sociale depuis sa sortie de prison en catimini.

Une relation qui va se développer malgré la prudence, la timidité d'Alejandro, qu'on sent craintif, méfiant. Quand Beatriz comprend qui il est, elle lui parle politique, de son opposition au pouvoir, de ses amis qui, comme elle, rêvent de voir tomber ce régime meurtrier pour remettre la démocratie au goût du jour au Terreno.

Au départ, Beatriz et Alejandro ne font que discuter, se voir dans le bidonville où l'ancien musicien a trouvé refuge. Dans cette misère que Beatriz n'a jamais connue, elle, la fille d'un riche industriel et l'épouse d'un homme influent, membre d'un groupe d'extrême-droite redoutable et redouté qu'elle a fini par détester au point de le flanquer dehors.

Et puis, se produit un événement déterminant. Un tremblement de terre. Meurtrier. Qui laisse la favela, déjà construite de bric et de broc complètement en ruines. La réaction du pouvoir est immédiate, l'occasion est trop belle de reprendre en main un quartier considéré comme une zone de sédition. En douceur, avec démagogie et discrétion...

Les opposants ne sont pas dupes de ces manoeuvres. Eux voient un signe dans ce tremblement de terre. Le signe d'un changement annoncé dont ils seraient les instruments. Et, avec Alejandro à leurs côtés, Beatriz et ses amis commencent à penser que le moment est venu et la conjoncture favorable pour tenter un coup d'éclat, marquer les esprits, ébranler le pouvoir...

Mais Alejandro ne veut pas être un symbole, un emblème. Dix ans dans les geôles de la junte l'ont changé, l'ont détruit. Sauf que ce qui mine Alejandro, plus encore que les mauvais traitements et le temps passés dans des cellules sombres et inhumaines, c'est un lourd secret qu'il ne peut confier à personne. Un secret qui le fait se noyer dans la honte et la culpabilité.

Il va accepter de suivre Beatriz et ses amis, tandis que le lecteur découvre les rouages de la dictature du général Pelaron, ses à-côtés tout aussi peu reluisant, ses acteurs tous plus violents et fous les uns que les autres, tous les sales petits secrets qu'on a étouffés discrètement qui, comme un séisme fait ressortir du sous-sol terrestre certains éléments, vont réapparaître au grand jour.

Le drame est en marche, reste à connaître la forme qu'il prendra. Car il semble inéluctable, comme si la seule présence d'Alejandro vouait d'avance toute initiative à l'échec. Lui en est persuadé, en tout cas. Il ne doute pas que s'il reste proche d'eux, ils échoueront. Et échouer, au Terreno, ça ne signifie qu'une issue : emprisonnement, torture, mort... Comme Victor. Et Lucia. Et tous ceux dont il s'est senti proche un jour...

Il ne veut pas de ce poids, déjà trop marqué par ses secrets, par son passé qui revient sans cesse le hanter. Alejandro est brisé, il sursaute à chaque bruit suspect, tremble de peur au moindre imprévu. C'est un lâche, il ne s'en cache pas, il l'affirme... et personne ne l'écoute, ne le croit. Un poids mort pour une révolution, voilà ce qu'il est.

Cela ne signifie pas qu'il ne se sente pas concerné par la cause, mais voilà, il n'a plus la fibre révolutionnaire, l'envie de combattre, de renverser tout ça... Non, c'est un zombie qui est ressorti de la prison de la Ultima Cena, une coquille vide, une outre pleine de larmes qu'il ne parvient pas à faire sortir, un desperado au sens propre du terme, un désespéré...

Le roman repose beaucoup, dans un premier temps, sur le décalage entre la perception qu'a le lecteur du personnage d'Alejandro et celle des autres protagonistes. Nous savons un certain nombre de choses à son sujet que Beatriz, Cristobal et João ignorent, au moins au début. Mais Alejandro est franc, il les prévient, ils ne veulent pas le croire. Et lorsqu'ils réaliseront quel poids mort ils ont avec eux, il sera trop tard...

"Je suis contre la culpabilité. C'est un sentiment que les autres exploitent", dit Alejandro à Beatriz, dans la première partie du livre. Et pourtant, elle l'habite, le ronge de l'intérieur, cette culpabilité. Il met en garde, dans un contexte un peu particulier, sa nouvelle amie sur ce que l'on peut gagner si l'on n'agit pas au mieux, si l'on se perd soi-même...

Quelques mots sur un personnage que je n'ai pas encore évoqué : René Lafarge. Plus exactement, le père René Lafarge. Un prêtre belge vivant de longue date au Terreno. Pas vraiment un missionnaire, non, un prêtre venu exercer son sacerdoce dans ce pays avant la dictature. Mais, une fois celle-ci mise en place, il a pris fait et cause pour les populations les plus pauvres et les défend contre les abus de la junte.

On découvre ce personnage plein de fougue, on l'imagine brûlant d'une foi profonde, capable de soulever des montagnes, de se dresser contre l'arbitraire du pouvoir et de le faire reculer, même s'il ne bénéficie plus du soutien inconditionnel de son évêque, l'ancien ayant été remplacé par un homme plus malléable par Pelaron et sa clique...

Mais, au fil des pages, on découvre un autre homme, dévoré lui aussi par une profonde culpabilité. Simplement, contrairement à Alejandro, qui a déposé les armes, Lafarge se bat pour exorciser ses propres démons et obtenir quelque chose de très chrétien : une absolution. Son abnégation, c'est sa rédemption. Cela suffira-t-il, cependant, à endiguer la corrosion mortifère de la culpabilité ?

Beatriz, c'est la colère qu'elle connaît, violente mais jusque-là contenue. Après le séisme et ses conséquences, après la rencontre avec Alejandro et les perspectives offertes, elle va enfler. Et encore plus lorsque les écailles vont lui tomber des yeux à propos de cet homme en qui elle a placé tant d'espoirs. Alors, la colère va éclater...

Enfin, j'ai évoqué en préambule l'amour, jusque dans le titre de ce billet. C'est un aspect qui m'a frappé, qui n'est pas forcément central dans l'histoire mais qui va jouer un rôle très particulier. L'amour, que je ne confonds pas avec le désir, présent lui aussi dans le roman de Bob Van Laerhoven.

Non, on parle bien d'amour au sens le plus pur du terme. J'ai évoqué celui d'Alejandro pour Lucia, qui est le détonateur du roman lorsque le musicien voit Beatriz et sent se réveiller cet amour, cette passion tue si longtemps. Sans doute Beatriz aime-t-elle Alejandro d'un amour sincère, mais c'est l'image qu'elle s'est faite de lui qui l'a séduite...

Et puis il y a cet amour découvert un peu par hasard par Alejandro et ses complices au cours de leur opération anti-junte. Je ne vous explique pas le contexte, mais le guitariste va tomber de haut, et pas une seule fois. A cause de ce qu'il va découvrir et qu'il n'imaginait pas, ensuite par ce que cette découverte va impliquer.

"Les Russes aiment leurs enfants, eux aussi", chantait Sting dans une célèbre chanson sortie en pleine guerre froide. Au Terreno, c'est pareil. Oui, même dans le camp des bourreaux, l'amour peut exister, sincère, profond, surpassant tout. Un amour partagé né sur le fumier, des événements sordides, révoltants... Mais un amour à part entière.

La folie qui va s'emparer de tous en cours de roman va renverser tout système de valeurs, plaçant chacun dans des positions très inconfortables, encore une fois culpabilisantes, troublantes, allant à l'encontre des effets recherchés. On n'est jamais assez blindés pour ce genre de projet, surtout quand un imprévu survient...

La fin du roman de Bob Van Laerhoven prend vraiment des allures de thriller, avec une accélération progressive des événements et des personnages qui rompent les amarres pour devenir incontrôlables. De toute façon, la situation globale l'est aussi, incontrôlable, le point de non-retour est franchi. La tension monte de plusieurs crans elle aussi et Alejandro est tout simplement submergé par un nouveau cauchemar...

Avec "le mensonge d'Alejandro", Bob Van Laerhoven nous emmène dans ces dictatures sud-américaines, dont on parle beaucoup en ce moment, en littérature. Sans doute ne faut-il pas se limiter à l'espace, le continent latino-américain, et au temps, les années 70-80. Cette fable peut s'appliquer à tout régime totalitaire, démagogue et violent, nourri par une idéologie délétère.

Et n'oublions pas que ces régimes fascistes, le mot est lâché dans le livre, n'ont pas forcément disparu. Comme les volcans, comme les plaques telluriques, ce n'est pas parce que ces idées ne sont pas ouvertement en activité qu'elles n'existent plus. Elles dorment, attendant leur heure, pour se réveiller et faire des ravages...

Alejendro, et plus encore le défunt Victor Perez, incarnent la culture populaire, celle qui s'enracine profondément, celle du peuple, au sens noble du mot. Pas étonnant que Aconcagua, leur groupe, ait été une des premières cibles de la junte triomphante. Cassez la culture commune, cassez les repères communs qui cimentent une société, et il devient plus facile de s'imposer en divisant pour mieux régner... Le socle culturel qui s'impose alors devient le système de valeurs de la dictature, et il n'y a plus de place pour rien d'autre...

samedi 14 juin 2014

"Il y avait là de continuels sujets de dispute, pas un mois ne se passait sans qu'une question de mitoyenneté les jetât les uns sur les autres" (Emile Zola).

Je suis un garçon chanceux. Voilà 8 années (et j'espère beaucoup d'autres à venir...) qu'on me fait confiance pour animer à Epinal, lors des Imaginales, des cafés littéraires. L'occasion, chaque année, en mai, de faire des rencontres et des découvertes. Parmi celles de cette année, un jeune auteur argentin, Leandro Avalos Blacha, dont je vous ai déjà parlé sur le blog, avec qui j'ai envie de continuer la route. Voici un roman constitué de 5 chapitres qui sont en fait des nouvelles dans un univers commun, intitulé "Côté cour" et publié par une jeune maison d'éditions, Asphalte. Bienvenue dans un quartier typique, comme on en trouve beaucoup en Argentine, des maisons où vivent les classes moyennes avec, à l'arrière, des cours mitoyennes. Chez Leandro Avalos Blacha, c'est là que tout se passe...





Je vais donc vous présenter chacun des chapitres qui composent ce livre, bien sûr sans trop en dire à chaque fois, tout en dégageant certains thèmes, certaines impressions aussi que j'ai pu avoir à la lecture de ce livre. Je précise d'emblée qu'on est, certes, dans du fantastique, mais aussi dans la satire, on rit et on est mis assez mal à l'aise, mais que c'est agréable de ressentir toutes ces émotions quand on lit !

Nous sommes donc dans ce quartier, au-dessus duquel trône une antenne téléphonique appartenant à la société Phonemark. Peu à peu, on comprend que cette entreprise est une espèce de Big Brother qui s'est substituée à toute autre forme de pouvoir politique, économique ou administratif. Et, parmi ses activités secondaires, une dont nous allons parler plus en détails dans quelques instants, car elle est au coeur du livre.

Haydé et sa fille Fany vivent dans une des maisons de ce fameux quartier. De leur existence, on ne sait pas grand-chose, à part que Haydé commence à prendre de l'âge et que sa fille n'a pas vraiment de vie personnelle. On découvre aussi quelque chose qui surprend le lecteur, mais qui paraît tout à fait normal aux personnages, la présence dans la cour, derrière la maison... d'un prisonnier.

Il s'appelle Angel, on ne sait pas ce qu'il a fait, mais il est détenu dans cette cour, dans une cellule installée par Phonemark et on comprend vite qu'il n'est pas question de discuter cette décision. Comme tout cela est normal, on fait avec. Haydé ne se préoccupe guère d'Angel, laissant à Fany la tâche de s'occuper de lui. Nourriture, hygiène, vêtements, etc.

Sauf qu'au fil du temps, Fany est tombée sous le charme d'Angel, qui lui, n'a rien fait pour empêcher cela et joue le jeu. On adoucit comme on peut sa captivité, que voulez-vous. Oui, mais tout ça n'est pas prévu au programme. Et ces amours clandestines vont bientôt devenir un problème, un sérieux problème...

Commence une espèce de vaudeville délirant où l'amant est au placard qui va se régler de façon tout à fait surprenante. Sans doute la nouvelle la moins fantastique du livre, mais j'ai ri, j'ai ri ! J'ai lu cela dans un restaurant que les festivaliers des Imaginales connaissent bien, dans le fond, et je me gondolais tout seul en attendant qu'on apporte mes crêpes...

Dans une maison voisine vit Magda et son mari, Elmer, qui ne quitte pas la maison, jamais. "Mort aux yeux de la justice", nous dit-on. Bon. On comprend que cela implique que Magda doit, seule, présider désormais aux destinées du ménage. Un ménage qui comprend aussi des animaux, des chiens, surtout.

Et c'est peu dire que Magda fait l'admiration de ses voisins. Quel courage ! Et quel amour pour ses animaux ! Comme tous les habitants du quartier, des prisonniers, placés là par Phonemark, vivent dans la cour de la maison de Magda. Et elle les chouchoute aussi. Ah, ça, tout le monde est dorloté chez Magda et Elmer !

Mais faut-il se fier aux impressions ? Car, en y regardant de plus près, il se passe des choses étranges chez ces deux-là... Pour arrondir leurs fins de moins grignotées par la "mort sociale" d'Elmer, le couple a trouvé une solution particulièrement efficace... Mais franchement glauque... Et, avec Barbaro, leur dernier prisonnier en date, ils tiennent la poule aux oeufs d'or !

Enfin, poule, façon de parler... Une nouvelle bien plus gore et violente que la première, mais pas sans humour. Presque une fable, avec une morale, cette fois. Avec enfin un défi lancé à Phonemark, un pied-de-nez à l'autorité et une entorse aux règles strictement définies. Oui, Magda, c'est une rebelle !

Le Docteur Braille vit également dans le quartier, dans une des maisons les plus anciennes et les plus vastes du coin. Et sa passion, son hobby, c'est de fabriquer des poupées... C'est beau, non ? Eh bien, en fait, là, pas vraiment... Car, pour réaliser ces petites merveilles qui composent son inestimable collection, le gentil médecin utilise des méthodes un peu spéciales...

Les têtes des poupées du Docteur Braille sont en effet de véritables têtes, appartenant à des morts que Phonemark fournit au médecin qui, de son côté, se charge de les réduire. Oui, le Docteur Braille est ce qu'on appelle un réducteur de têtes. Et, comme on meurt beaucoup, ces temps-ci, il a de quoi s'occuper...

Dans sa cour, des prisonniers, malades, ceux-là. Une maladie qui donne le teint verdâtre et des comportements plus très humains... Oui, la cour du Docteur Braille est remplie de zombies ! Et chez le bon Docteur, on prend bien soin de ces malades. Ils peuvent servir... C'est Dinastia, la gouvernante, qui doit s'en occuper, et ça n'a pas l'air de la déranger.

Moins que la présence dans la maison d'une autre personne. Une petite fille. Clara. La pupille du Docteur Braille, si j'ose dire. Il veille sur elle sur le plan matériel et met tout en oeuvre pour l'éduquer. Une importance que vit mal Dinastia, qui se démène pour tenir la maison et s'occuper des prisonniers malades, pas une mince à faire, quand la fillette, elle, joue les poupées vivantes et jouit d'un régime particulier...

Une sorte de huis-clos à 3 personnages qui, on le sent bien, ne peut que tourner mal et crescendo dans le côté fantastique. Non, rassurez-vous, je ne vous ai pas tout dit sur ce chapitre, qui démarre doucement avant de s'emballer et de devenir fou. Et la présence de ces poupées et de cette fillette, presque indissociables, indiscernables. Sans doute le chapitre le plus sombre de ce livre.

Vicky et Benito vivent dans une maison du quartier, toute proche de l'antenne de Phonemark. Et, comme tous les enfants, ils font des bêtises... Ce jour-là, c'est Benito qui a fait fort, en envoyant la poupée de Vicky, Clarita, de l'autre côté du mur. Dans la cour voisine qui, comble de maladresse et de malchance, n'est pas occupée...

Et voilà les deux enfants observant la pauvre Clarita gisant sur un tas d'ordures. Eh oui, pourquoi s'embêter, quand on n'a pas de voisin ? Autant tout balancer dans la cour vide, ça débarrasse à peu de frais... Mais, la poupée, elle, n'est pas un déchet, Vicky veut la récupérer, sauf que c'est impossible... Les deux enfants ne peuvent que regarder la pauvre poupée subir les assauts de la météo...

Jusqu'au jour où... Et voilà que, d'un coup, la cour inoccupée est transfigurée. Plus de décharge nauséabonde, mais un jardin qu'entretient... Clarita, qui a pris vie ! Oui, telle Pinocchio, la poupée argentine est devenue petite fille, sous les yeux ébahis de Vicky, Benito et de leur maman... Et comme ce n'est pas la seule chose extraordinaire qui se produit désormais dans la cour mitoyenne, les lieux vont vite devenir très prisés...

C'est la nouvelle qui introduit le merveilleux, dans ce livre. On en prend plein les mirettes et, comme les personnages, le lecteur reste bouche bée devant ce qui se passe dans cette cour. Sauf que les personnages, eux, vont justement s'emmêler et le spectacle va devenir un grand n'importe quoi, poussé par les plus bas instincts humains...

Comme le chapitre mettant en scène Magda et Elmer, il y a dans dans cette avant-dernière nouvelle une satire des spectacles qui fascinent les foules et sont capables de leur faire perdre toute raison, toute modération. Du pain et des jeux, pourrait-on dire, même si, ici, il ne s'agit pas tant de sport que de spectacle de rue.

Mais l'hystérie provoquée est la même dans les deux cas, et les conséquences de cette folie, comme si, d'un coup, la normalité était déchirée, oblitérée, fait que le quotidien n'est plus aussi morne. Quoi qu'il en soit, le lecteur est surpris, car son système de valeurs a bien du mal à se mettre en adéquation avec celui des habitants du quartier... Ils sont bizarres, ces gens, mais n'ont pas l'air d'en avoir conscience...

Reste une dernière nouvelle, assez atypique. D'abord, parce qu'elle est racontée à la première personne. Ensuite, parce qu'on sait que le prisonnier abrité dans la cour voisine est un tueur en série, un tueur d'enfants, alors que les motifs de détention, jusque-là, n'étaient pas mentionnés et n'avaient pas de réelle importance.

Le narrateur est un enfant et on comprend vite que quelque chose ne va pas chez lui. Un état qui vaut des ennuis à sa famille, venue vivre chez la grand-mère, faute d'une autre maison. Phonemark est encore passé par là... Mais, malgré tout, l'harmonie règne dans cette famille, ce qui n'est pas le cas de celle qui vit dans la maison voisine.

Là, la grand-mère, Olga, doit faire avec une famille qui se comporte comme des Huns... La maison est un territoire conquis, transformée en logement de campagne pour le régiment familial qui fait comme chez lui, à tel point que la pauvre Olga est reléguée à la cave, sous la cour, là où se trouve la cellule du prisonnier...

Et ces jeunes vandales, parents et enfants, de laisser à l'abandon cour, grand-mère et prisonnier, ce qui n'est pas sans choquer la famille du narrateur, dont la grand-mère, Hilda, est une amie de longue date d'Olga. Mais il n'est pas dit que cette situation honteuse pourra perdurer... Olga n'est pas la victime résignée de son odieuse famille...

A plusieurs reprises, dans ce billet, j'ai parlé de normalité. C'est vraiment quelque chose qui m'a frappé. Quoi qu'il se passe, même le plus extravagant, les zombis, les tueurs dans la cour, Phonemark et sa politique totalitaire, les comportements quotidiens des uns et des autres... Rien ne semble surprendre les habitants de ce quartier.

Le lecteur est là, oscillant entre interrogation inquiète et sourire ironique, devant ces choses qui lui paraissent bizarres mais qui ne choquent que lui. Un exemple ? Vous aurez noté que les poupées sont souvent présentes dans le livre, avec des rôles parfois inattendus. Mais, avant même cela, au détour d'une phrase anodine, on découvre que la poupée de Vicky, la fameuse Clarita... porte "une calvitie parfaite"...

C'est à ce genre de détails infimes qu'on se dit qu'on est quand même dans un endroit bizarre, qu'on ne maîtrise plus bien où est la limite entre notre réalité et celle où évolue ce petit monde... En lisant, je pensais à la série "Twilight Zone", "la Quatrième dimension, pour le titre français. J'ai eu la possibilité de parler de cette analogie avec Leandro Avalos Blacha... qui ne la connaissait pas !

Quand je vous dis que tout est bizarre, là-dedans ! Et, si l'on retrouve beaucoup d'éléments déjà présents dans "Berazachussetts", le rythme, l'ambiance générale, le ton de "Côté cour" sont totalement différents. Reste le côté satirique très acerbe, propre à l'auteur, qui nous parle de son pays sans faire aucune concession et met, avec talent et avec les outils que lui fournis le fantastique, le doigt sur ses failles profondes, qu'elles soient politiques ou sociétales.

Bien sûr, on classera Leandro Avalos Blacha parmi les auteurs de "(mauvais) genres", le fantastique, l'horreur, et c'est vrai qu'il s'en sert avec brio. Mais c'est pour moi un véritable auteur de littérature générale. Un satiriste, un auteur de contes philosophiques, un portraitiste fin qui a capté l'âme argentine dans tous ses travers, comme un La Bruyère croquant la société de son temps dans ses "Caractères".

"Côté cour" est un livre extrêmement déroutant. A aucun moment, on ne s'attend à ce qui va se passer. On est désarçonné par cette société où ce qui nous choquerait, nous amuserait, nous troublerait, nous questionnerait en temps normal, ne suscite rien... Et, sur ce doute, ce vacillement, il nous emporte et nous bouscule un peu plus, nous prend sans cesse à contre-pied, manie horreur, angoisse, merveilleux ou cynisme avec adresse.

Une découverte, oui, je le redis. Asphalte devrait publier cet été un nouveau livre de Leandro Avalos Blacha, je vais m'y intéresser, évidemment, en attendant qu'il revienne en France, lui qui parle et comprend déjà très bien notre langue. Et je suis sûr que, bientôt, il ne reviendra pas seulement en auteur de genre mais en star littéraire.

Et, pour patienter, ou mieux découvrir cet écrivain, voici l'entretien qu'il a donné lors des Imaginales, il y a quelques semaines, à Epinal. Merci à ActuSF pour la captation, Jessica Diaz Quiroga assure les traductions simultanées français/espagnol et espagnol/français. Et votre serviteur, un peu groupie aussi,  mène la discussion... Les décors ne sont pas de Roger Hart et les costumes ne sont pas de Donald Cardwell...




jeudi 12 juin 2014

"Guatemala, Amérique centrale. Le pays le plus beau, les gens les plus laids".

Au moins, ça plante le décor... Car, ce titre, ce sont les deux premières phrases de notre roman du soir. Un court roman, qui n'excède pas 140 pages, mais qui réussit à nous montrer la chronique de la vie dans ce pays dont, je pense que vous serez d'accord avec moi, on ne sait pas grand-chose. Là, point de carte postale alléchant le touriste en mal d'exotisme et de sentiers pas trop battus. Plutôt la relation d'une réalité crue, celle d'un pays où la majorité de la population a peur... Peur à en perdre tout sens des réalités. Ou pire, peur à en être particulièrement lucide. Dans "Pierres enchantées", de Rodrigo Rey Rosa (désormais en poche chez Folio) peu de place pour le merveilleux que ce titre pourrait annoncer. Oh non, on ne rêve pas, ici, ou alors, de vivre ailleurs. Sombre et étouffant, voici un livre en forme de comédie humaine, qui ne laisse pas indifférent...


Couverture Pierres enchantées


Armando débarque chez son ami Joaquin un matin de bonne heure, manifestement bouleversé. Il explique à son ami qu'il vient de provoquer un accident. Au volant d'une camionnette de sa société, il a renversé un enfant juché sur le dos d'un petit cheval... Choqué et effrayé, il ne s'est pas arrêté, s'enfuyant sans même savoir si l'enfant est mort.

Il demande à Joaquin de l'aider, terrorisé à l'idée d'être arrêté, dans un pays où la justice est militaire et donc, ne lui laisse que peu d'espoir de clémence. Plus encore, il redoute la réaction d'une foule prompte à la colère et qui, il le sait, n'hésitera pas à le lyncher s'il tombe entre ses mains. Mais, comme il a fui, il ne peut plus reculer et il compte sur Joaquin pour lui fournir une échappatoire.

Joaquin se retrouve donc avec en main, le destin de son ami. L'application pratique et inattendue de la fameuse phrase : "aideriez-vous un ami qui a commis un crime ?" Par peur ou par lâcheté, ou par un mélange des deux, Joaquin va tout faire pour se défiler de cette responsabilité, faire comme s'il ne savait rien, tenter de poursuivre sa vie...

Sa vie, il la voit ailleurs qu'au Guatemala, mais il n'envisage pas de partir sans Elena, sa cousine, dont il est amoureux. Un amour sans doute réciproque, mais encore platonique. Seul hic, Elena, elle, se sent bien au Guatemala où elle entend bien faire carrière. Joaquin, que l'histoire d'Armando met dans une position bien précaire, va devoir faire un choix.

Silvestre a 7 ans et a déjà une existence pas banale. Né en Belgique, il est devenu orphelin très jeune avant d'être adopté. Mais ce n'est pas dans son pays natal qu'une famille l'a pris sous son aile, non, c'est une riche famille du Guatemala qui l'a adopté. Un enfant sans doute choisi pour sa chevelure blonde, un signe extérieur de richesse et de position sociale et non un choix sentimental de la part de sa mère, Doña Ileana.

Rastelli est policier. Mais pas seulement, il faut bien vivre, et pour cela, arrondir ses fins de mois. Pour être franc, il y a bien des personnages détestables dans ce roman, mais lui n'est pas loin de décrocher le pompon... Laid, athée, cynique, individualiste au possible, il n'est là que pour profiter d'un système qu'il sert en apparence, alors qu'il ne sert que lui-même, et il méprise la Nation qui l'a vu naître et le peuple qui y vit.

Voilà les acteurs du drame qui va se nouer sous nos yeux de lecteurs. Je l'ai dit, "Pierres enchantées" est un roman court, je ne vais donc pas trop en dire. Peut-être même allez-vous avoir enfin un billet court, si, si ! J'en vois qui se réjouissent, qui se pâment devant cette annonce ! Mais, c'est ainsi, la mécanique de ce livre est précise, je vous ai mis en main une partie des pièces, l'horloger, c'est Rodrigo Rey Rosa. Fiez-vous à lui pour l'assemblage.

Moi, je vais vous parler de mon Guatemala. Celui, en tout cas, que j'ai ressenti à travers cette lecture. Mais d'abord, ce que j'en savais. Un pays d'Amérique centrale, capitale, Guatemala City, frontalier avec le Mexique, et encore, j'étais pas certain de cette dernière affirmation, j'ai dû vérifier... Et c'est à peu près tout.

C'est d'ailleurs une des raisons de mon choix de lecture, découvrir sous la plume d'un écrivain originaire de ce pays, ce à quoi peut ressembler la société dans laquelle il a grandi. Et là, le moins qu'on puisse dire, c'est que ce n'est ni le Guide Bleu, ni le Guide du Routard. Non, pas de visite touristique, entrée dans le vif du sujet et dans la critique violente d'un régime "discrètement" totalitaire.

J'écris discrètement, parce qu'on en parle jamais. Ou un peu, quand Rigoberta Menchu, prix Nobel de la Paix, a quelques ennuis, et encore... Pour le reste, on ne sait vraiment pas grand-chose de ce qui s'y passe. Une précision, "Pierres enchantées" a été publié en 2001 dans sa version originale, en 2005 pour le grand format chez Gallimard et, donc, en 2014 pour le Folio.

Précision loin d'être inutile, car il faut toujours remettre un livre dans son contexte. Cette année-là, le président du Guatemala s'appelle Alfonso Portillo, condamné il y a quelques semaines pour des histoires de corruption. Autre condamnation encore plus récente, celle d'un ancien chef de la police pour des actes encore plus graves...

Bref, je ne vais pas multiplier les exemples, mais il est facile, en quelques clics, de comprendre que le Guatemala est, au moment où Rodrigo Rey Rosa écrit "Pierres enchantées", sous la coupe d'un régime militaire assez insidieux, émanation de la dictature d'Efrain Rios Montt, renversée en 1983. Je n'entre pas dans les détails, je ne maîtrise pas assez la géopolitique locale, mais on est dans une situation assez classique dans toute l'Amérique latine.

Il faut expliquer tout cela pour bien comprendre le climat de tension et d'angoisse qui plane au-dessus d'Armando et Joaquin lorsque s'ouvre le roman. Je ne dis pas qu'en France, par exemple, un homme qui renverse un enfant ne réagirait pas de la même façon, mais il ne le ferait pas pour les mêmes raisons : la peur de la peine de mort et/ou du lynchage.

Un contexte qui conditionne ces deux hommes, certainement ni pires, ni meilleurs que les autres. Ils ont juste grandi dans cette peut permanente qui en a fait des veules, des lâches. Armando essaye de se défiler, cherche tous les moyens pour se défiler. Il ne sait même pas ce qu'il en est de l'enfant, les médias parlent "d'article de la mort", mais faut-il les croire ? Ou pire, y a-t-il raison de ne pas les croire, eux qui sont puissants et inféodés au pouvoir, quand ils donnent la description du véhicule qu'il conduisait ?

Armando ne se fait pas d'illusion, si on remonte à lui, il aura du souci à se faire et bien du mal à s'en sortir vivant... Alors, il refile le bébé, si j'ose dire, à son ami. Parce que, vous le verrez, ce n'est pas juste un coup de main qu'il demande à Joaquin, non, c'est bien pire que ça. Vous savez, comme ce jeu où on se lance une bombinette et celui qui l'a dans les mains quand elle explose a perdu. Là, si elle explose, celui qui la tient sera déchiqueté...

Quant à Joaquin... Ah, je vous parlerai bien de lui, mais il est le fil conducteur du roman. Impliqué malgré lui, il va devoir gérer ce problème qui ne devrait pas être le sien et qui, de fait, est le sien. Il dormait quand l'enfant a été renversé ? Peu importe, il est désormais un pestiféré pour avoir ouvert sa porte, il n'en doute pas.

Ne cherchez pas de héros, dans "Pierres enchantées", il n'y en a pas. "Les gens les plus laids", écrit Rodrigo Rey Rosa pour qualifier ses compatriotes. Et il ne les épargne pas. Laids à l'intérieur, plus qu'à l'extérieur. Laids parce que complices de ce pouvoir qui étrangle le pays, complices actifs, comme les parents adoptifs de Silvestre, qui appartiennent à la haute société et s'accommodent parfaitement de tout ça, tandis que les autres, craintifs et résignés, baissent la tête.

De l'espoir ? J'aimerais vous dire oui... Et d'une certaine manière, il y en a, avec des personnages qui apparaissent sous un jour légèrement nouveau. Mais, ce mieux est à regarder à l'aune de la situation générale... Et donc, si lumière il y a au bout du tunnel, elle est vraiment toute petite... La fin m'a rappelé "la Route", de Cormac McCormac, que certains consdèreent avec un optimisme béat, quand les pessimistes indécrottables dans mon genre y voient un pis-aller...

Je n'ai aucune idée de ce qui va se passer après la fin du livre. Je ne sais que la situation dans laquelle on laisse les personnages. Certains n'ont pas beaucoup bougé, d'autres ont régressé et d'autres ont avancé, mais vers où ? Eux-mêmes ne le savent peut-être pas, et, pour deux en particulier, on pourrait craindre qu'il tombent de Charybde en Scylla...

Non, je n'ai pas une vision rose de tout ça et je pense assez bien m'inscrire dans celle de l'auteur lui-même. Celui-ci n'est pas cynique, il ne pratique pas la satire, non, il observe, décrit, montre les mécanismes vicieux que le moindre micro-événement met en branle... L'accident du livre est un fait divers, dramatique, mais assez banal en soi. Mais ici, le hasard n'existe pas, les machinations, oui. Un régime paranoïaque y voit une raison d'agir, de punir...

C'est ce que j'ai trouvé de plus impressionnant dans ce court roman : comment de rien, on fait, sans aucune raison rationnelle de penser cela, un acte prémédité, une attaque planifiée, allez, je lâche le mot, un geste terroriste... En nous donnant, à tour de rôle, le point de vues des différents personnages, Rodrigo Rey Rosa tisse son histoire, implacable, comme un instantané, comme un portrait panoramique du quotidien oppressant du pays...

Il y a quelque chose d'une pièce d'Anouilh ou de Beckett, chez Rodrigo Rey Rosa. Un regard qui, si on le dépouillait des notions de lieu et de temps, serait la vision aux frontières de l'absurde d'une humanité qui dysfonctionne. D'un "1984" latino-américain où chaque citoyen doit se méfier de tous tout le temps, y compris de ses amis, de ses proches...

Reste le titre, dont je ne vous ai pas parlé. Mais que sont donc ces "Pierres enchantées" ? Ou qui ? Je pourrais vous le dire car on a l'explication, brève, lapidaire, si vous me pardonnez ce jeu de mots, dès les premières pages du livre. Pourtant, je ne vais pas vous le dire. Car il faut aller au terme de sa lecture pour bien comprendre la raison du choix de ce titre...

Elle éclairera une partie de ce que j'ai dit plus haut, sur l'espoir ou l'absence d'espoir qu'on peut trouver à la fin du livre. Je serais même tenté de voir dans cet "enchantement" une forme d'ironie, sentiment que je n'ai pas perçu dans ce livre un brin amer, désenchanté, justement... Le livre d'un écrivain qui joue son rôle social, son rôle de poil à gratter, d'empêcheur de gouverner en rond, et surtout trop autoritairement.

Bon, j'avais dit que je ferais plus court que d'habitude, c'est raté. Je ne sais pas vraiment où en est en 2014 le Guatemala, même si je crois comprendre, en lisant quelques articles, que la situation, si elle n'est sans doute pas idéale, a un peu évolué. Mais "Pierres enchantées" me donne envie de lire des romans plus récents de Rodrigo Rey Rosa (je vois que Gallimard vient de faire paraître "les Sourds", qui date de 2012, je note), pour voir comment son regard a évolué.

En attendant, vous pouvez vous plonger dans ce petit livre assez déroutant, sur une société dure, violente, fortement inégalitaire, tellement sécuritaire que personne ne s'y sent en sécurité. Un matériau intéressant pour servir de glaise à de la littérature, engagée, profonde et  capable de parler à un Européen si éloigner des choses du quotidien guatémaltèque...

Une littérature latino-américaine toujours aussi vivace et forte.

mardi 10 juin 2014

Linda, la jeune fille au panier de fleurs...

Sans doute l'ai-je déjà dit, sans un ni amateur, ni véritablement connaisseur, j'aime les romans qui parlent de peintres et de leurs peintures. Et je les apprécie de plus en plus depuis qu'on peut facilement, grâce à internet, visualiser les tableaux dont on nous parle, lorsqu'ils existent, évidemment. Voilà pourquoi j'étais curieux de me lancer dans la lecture d'un polar historique paru dans une maison d'édition dédiée plus particulièrement à la jeunesse, dont certains titres m'ont déjà beaucoup intéressé. Ce livre s'intitule "Elle posait pour Picasso" et est signé Béatrice Egémar, chez Gulf Stream éditeur. Une plongée dans ce temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, comme le chantait Aznavour, dans le Montmartre des artistes et de la bohême et le Paris populaire du début du XXe siècle...





Emile Sauvebois a 18 ans à peine, quand il arrive de sa Normandie natale pour conquérir Paris. Le garçon se rêve poète et espère bien faire son trou au milieu des artistes qui se rassemblent à Montmartre. En cet été 1905, il décide de louer un atelier de peintre dans une maison du quartier dont le modeste loyer ne grève pas trop son budget.

Cet endroit, on commence à l'appeler "le Bateau-Lavoir", selon le mot ironique attribué à Max Jacob. Une construction en bois composée d'ateliers dans lesquels les peintres espérant un jour percer viennent vivre et travailler. Un lieu précaire, certes, mais où il fait bon vivre, comme s'en rend rapidement compte Emile.

Puisque je l'ai déjà cité, Max Jacob est l'une des premières rencontres que va faire le jeune garçon. Et vite, il va nouer une amitié avec cet homme qui est l'un des plus "vieux" (il a presque la trentaine) à fréquenter l'endroit, bien qu'il n'y vive pas à demeure. Mais, en tant que locataire, Emile y fait la connaissance d'un certain nombre d'autres personnages, dont un jeune peintre espagnol, Pablo Picasso.

Arrivé depuis peu en France, il ne cache pas son ambition. Son atelier est rempli de dessins, de toiles, un vrai capharnaüm et sa peinture commence à se faire plus abstraite, à se détacher de l'académisme encore dominant, malgré les Impressionnistes. D'ailleurs, il ne s'entend pas avec un autre de ses voisins, Henri de la Puisaye, peintre lui aussi, mais on le dit pompier, car il ne s'éloigne jamais du strict enseignement classique et des canons en vigueur.

Chacun des deux vit avec sa muse, Picasso, avec Fernande Olivier, Henri de la Puisaye avec Jeanne. Mais, si le premier, lorsqu'il est bien luné, s'entoure d'une foule d'amis, souvent espagnols, comme lui, l'autre semble vivre en autarcie, isolé du reste de ses congénères. Deux personnalités différentes en tous points.

Picasso, Jacob, leurs amis, Emile, et d'autres, de passage, comme Guillaume Apollinaire, autre poète encore méconnu, vont se sustenter et s'amuser dans un lieu qui deviendra bientôt un des symboles de Montmartre, "le Lapin Agile". C'est là, dans ce cabaret que le lecteur fait la connaissance de Linda. Une jeune fille que Emile a déjà vue au "Bateau-Lavoir".

Il la croit modèle pour les peintres qui occupent les ateliers, mais Max lui explique que, si elle a bien posé une fois pour Picasso, nue et portant une corbeille de fleurs, son vrai métier est bouquetière, autrement dit, revendre des fleurs achetées tôt le matin et rassemblées en bouquets. Des informations qui lui seraient sans doute sorties de la tête si, quelques semaines plus tard, il n'avait appris la mort de Linda...

Tombée de la fenêtre de son appartement, située au quatrième étage d'un immeuble du quartier. Un suicide... Pourtant, cette histoire commence à tourner dans la tête d'Emile qui, depuis sa rencontre à Apollinaire, et surtout avec les textes de celui-ci, a renoncé à être poète mais aimerait encore écrire, un roman, pourquoi pas ?

Suite à une discussion avec Max, qui se pique de pouvoir lire l'avenir, Emile est persuadé que Linda n'a pas pu se suicider et que, si elle est tombée de la fenêtre de sa chambre, c'est qu'on l'a poussée. Assassinée... Mais qui ? Et comment le prouver ? Le jeune homme, pas encore complètement au fait des us et coutumes de Montmartre et plus largement de la capitale, se lance dans une véritable enquête pour comprendre... Ou au moins nourrir son imaginaire et son inspiration.

Dans le Paris des artistes, mais aussi celui des Apaches, ces bandes de jeunes voyous qui vivent dans les Faubourgs et y font régner oh, pas la terreur, le mot est un peu fort, mais une loi qui est la leur et est en marge de la loi officielle et de la société. J'y ai vu aussi un clin d'oeil à "Casque d'or", même si Linda n'a rien à voir avec le personnage immortalisé par Simone Signoret.

Emile n'est pas un détective né, mais il est déterminé, il se prend à son propre jeu, celui d'une vérité qui n'a aucun fondement que le scénario qu'il s'est lui-même mis en tête. Alors, il fouine, bien aidé par Max Jacob, qui partage son intuition. Il fouille, questionne, collecte des pistes, des indices, fait des découvertes qui le surprennent, comprend qu'il ne savait pas grand-chose de ce qui peut se passer au "Bateau-Lavoir"...

Et, petit à petit, son idée d'un meurtre lui paraît de moins en moins saugrenue... Et la bouquetière devient aussi l'enjeu de son enquête. La connaître, même à travers la mort. Une sorte de fascination, de séduction, peut-être... Pourtant, Emile a rencontré la jolie Virginie et ça avance doucement mais sûrement entre eux, mais Linda l'obsède.

En plus des éléments concrets, le portrait qu'on lui fait d'elle, celle d'une "dure à cuire", l'expression revient plusieurs fois, ne colle pas avec le suicide. Mais à qui aurait profité le crime ? A un des habitants du "Bateau-Lavoir", où l'on se jalouse facilement, alors que tout se sait en si peu de temps ? Ou quelqu'un qui n'a rien à voir avec le monde des artistes auquel n'appartenait pas Linda ?

Je me suis laissé emporter dans ce voyage immobile dans le temps, dans cette époque fascinante de la Bohême. Me retrouver à la table du "Lapin Agile", dans ce Montmartre qui n'existe plus vraiment, de nos jours, malgré les efforts pour essayer de préserver ce quartier... L'esprit n'y est plus, ni celui d'Aznavour, ni celui de Vincente Minnelli, Gene Kelly et George Gershwin...

Oui, il y a chez le lecteur une certaine nostalgie pour ce coin de Paris où je ne suis plus allé depuis longtemps, que je connaissais mieux par les belles avenues qui y mènent que par la butte ou le tertre, d'ailleurs. Mais cela reste fortement évocateur d'une époque et d'un monde et le Montmartre actuel ne correspond plus vraiment à cela...

Par ailleurs, le choix par Béatrice Egémar de l'année 1905, de Pablo Picasso et du tableau particulier représentant le personnage de Linda, n'a rien d'un hasard, bien au contraire. Le peintre est alors encore inconnu, je l'ai dit, et sa période bleue n'a pas eu de succès. Le voilà dans cette période rose qui va le mener progressivement jusqu'au cubisme et aux "Demoiselles d'Avignon".

Mais le tableau pour lequel a posé Linda a aussi une importance dans la carrière de Picasso : c'est l'oeuvre qui va le faire remarquer par Gertrude Stein. La première à croire en lui, à défendre le cubisme naissant. On comprend bien qu'on est à une période charnière de l'histoire de l'art et qu'on va entrer, très bientôt, véritablement dans le XXe siècle, sur ce plan.

Alors, bien sûr, je suis un lecteur peu habitué à la littérature jeunesse, je n'y trouve pas toujours mon compte, mais j'ai pris ici énormément de plaisir à lire "Elle posait pour Picasso", évidemment pour ce contexte si particulier, pour la reconstitution méthodique de l'époque et des lieux, mais aussi parce que, dans le sillage d'Emile, on s'attache à cette bouquetière morte si jeune (dit comme ça, je reconnais que ça fait un peu chanson réaliste à la Berthe Sylva... Mais, le roman est moins larmoyant, promis !).

Oui, on s'attache à ce destin tragique et on veut savoir. Même si cette dure à cuire en est venue à se défenestrer, on voudrait comprendre pourquoi ! Un chagrin d'amour, qui dure toute une vie (ah non, pas Berthe Sylva, cette fois, je dirais Rina Ketty, entre autres... Ce billet sent bon son 78 tours, voire son cylindre pour gramophone, dites donc !) ou une histoire de famille ?

Quant au meurtre, on a envie de coincer le monstre qui a mis fin à une existence, certes modeste, peut-être vouée à un destin de toute façon tragique (je vous renvoie aux annexes en fin de roman qui vous en diront plus sur certains aspects du livre), mais qui valait mieux que de finir démantibulée sur le pavé parisien...

L'intrigue est bien menée, plein de clins d'oeil, j'en ai cité un plus haut, mais Béatrice Egémar joue avec l'époque et les références historiques, littéraires, artistiques qu'on peut en avoir, brouille les pistes à merveille. On est aussi dans une époque où s'épanouit (passé simple) le "roman populaire", comme on dit, et "Elle posait pour Picasso" est dans cette veine.

Si de jeunes lecteurs ont envie de découvrir cette époque pas forcément toujours bien connue, souvent oubliée dans les programmes scolaires ou placée en fin d'année et donc régulièrement sacrifiée, il y a là une bonne entrée en matière. Car, je l'ai dit plus haut, cette période est aussi importante politiquement, avec la loi de 1905 mais aussi les grandes manoeuvres diplomatiques qui vont conduire à la boucherie de 1914, que sur le plan artistique, où toutes les disciplines vont connaître de grandes mutations...

Mon prochain polar/roman noir/thriller, rayez les mentions inutiles, sera sans doute bien différent, plus corsé, parce que c'est aussi ce que j'aime. Mais, je ne sors pas de cette lecture sans rien, comme cela m'arrive parfois avec une littérature jeunesse dans laquelle je me sens déphasé, vieux et c... Oh, oui, je peux bien l'écrire, tiens, vieux et con, là.

Mais j'ai également adoré les textes poétiques que cite Béatrice Egémar. Bon, avec Apollinaire, elle ne prend pas de risque, mais elle m'a rajeunit de... ah, quand je vous dis que je suis vieux... de quelques décennies, quand j'apprenais les mots du poète au collège... Quant aux autres textes, plus que les mots en eux-mêmes, c'est leur histoire, racontée dans les annexes déjà mentionnées, qui m'a bouleversé...

Là aussi, il y a matière à ce que l'imagination vagabonde et crée des histoires. Béatrice Egémar a ce talent, simple en apparence et si complexe en vérité, de s'emparer de ces faits, anecdotiques, sans grande importance, et de s'en servir pour tisser une aventure romanesque, un suspense, une histoire qui tient en haleine. Que demander de plus ?

On est loin des salons de la Belle Epoque dont nous parlions ces derniers jours, loin des frasques et des scandales politiques, dont nous devrions reparler bientôt, et qui font aussi partie de cette époque. On est dans l'art, et l'art en train de se faire... On s'est penché par-dessus l'épaule de l'ombrageux Pablo Picasso, quelques instants, juste le temps de voir un génie naissant à l'oeuvre.

Et, cela aussi, c'est le pouvoir d'évocation du roman... Faire revivre dans un cadre moins formel qu'une biographie des personnages réels et leur donner vie sans les extirper complètement de leur contexte véritable, mais en suscitant leurs actes et leurs conséquences, avec vraisemblance, mais en prenant aussi la liberté qu'offre l'imaginaire... Et je lis aussi pour cela, pour qu'on me prenne par la main et qu'on m'emmène ici ou là, faire ces rencontres si spéciales...


Comment envisager de ne pas finir en vous montrant Linda. La Linda dessinée par Picasso, portrait que, paraît-il, elle n'aimait pas... Je ne pense pas m'être trompé de toile. Et je reviens à l'émotion évoquée en début de billet, que provoque internet en nous offrant cette possibilité inouïe de visualiser les oeuvres d'art dont on nous parle dans les livres... Alors, je me tais, et je vous présente Linda...



lundi 9 juin 2014

Les sept piliers de l'imbécillité...

Hommage au combien respectueux à l'oeuvre et au personnage de Thomas Edward Lawrence, "les Sept Piliers de la sagesse". Au départ, j'avais opté pour la bêtise, mais un paragraphe sur l'imbécillité à la fin de notre roman du jour m'a incité à cet ajustement lexical. Quant à Lawrence d'Arabie, la référence, ainsi qu'une autre, sur laquelle nous reviendrons, a été presque naturelle, tant le personnage principal du livre... est son exact contraire... Bienvenue à la rencontre de Jacques Lebaudy, fou furieux intégral, qui a inspiré à Jean-Jacques Bedu son dernier roman en date, tout juste sorti, "Moi, Empereur du Sahara" (en grand format chez Albin Michel). Une pochade qui s'inspire d'une histoire vraie et l'amplifie à peine, vraiment, pour croquer le portrait ridicule d'un homme qui a fait trembler la diplomatie européenne et même agacé la Maison Blanche !





Jacques Lebaudy est le fils de Jules Lebaudy, prospère industriel qui a fait fortune en faisant de la raffinerie familiale qui menaçait ruine, le fleuron de l'industrie sucrière française, et d'Amicie, femme confite en dévotion, pour ne pas dire franchement bigote, qui déteste tout ce qu'est son mari, et sans doute plus encore les enfants qu'elle a eus de lui...

A 14 ans, en 1882, Jacques assiste en témoins privilégié, enfin, si je puis dire, car il ne comprend rien à ce qui se passe et finit couvert de crachats, au fameux krach de l'Union Générale, l'une des premières crises bancaires touchant le capitalisme financier et industriel, dont Zola s'inspirera pour son roman "L'Argent". Une crise dont Jules Lebaudy va tirer profit pour accroître sa fortune déjà conséquente.

Jacques, qui grandit dans l'admiration envers Napoléon Ier, est subjugué par ce père, qui fait à peine attention à lui et le méprise, et il va retenir un de ses conseils les plus précieux : "le pouvoir, voilà ce à quoi tu dois aspirer !" A la mort de son père, 10 ans après, Jacques hérite d'une solide fortune, comme ses deux frères, Robert et Max, ainsi qu'une haine viscérale pour les hommes politiques républicains et francs-maçons...

Déjà passablement allumé, se faisant remarquer régulièrement par ses excentricités et ses grands moments de solitude (sa soirée en compagnie d'une Belle Otero déjà conquise mais bientôt humiliée, est un monument de classe...) au sein du Tout-Paris de la fin du XIXe siècle, Jacques Lebaudy va faire trois rencontres, disons, décisives...

Deux d'entre elles vont nourrir sa vocation. Il s'agit de deux personnages se prétendant rois de territoires qui, pour ne pas être imaginaires, n'en sont pas moins illusoires, comme il en est né beaucoup au XIXe siècle. La troisième, celle d'Augustine, qui sera la femme de sa vie, qu'il n'épousera jamais mais dont il fera son impératrice, avec comme mission de lui donner un héritier (et, là encore, la scène de la rencontre et de la séduction vaut son pesant de cacahuètes)...

Car, oui, voilà la vocation de Jacques Lebaudy : fonder son propre empire, en marge de toutes les autres Nations, à commencer par cette France dont il exècre la IIIe République. Et quel meilleur territoire à conquérir, pacifier, moderniser et rendre puissant que ce désert du Sahara où rien n'a jamais été fait ?

Alors, montant sa marine, son armée et mettant sa fortune toute entière au service de cette lubie, Jacques, bientôt Jacques Ier, embarque direction Las Palmas, aux Canaries, afin de monter une base arrière avant la conquête du Sahara via le cap Juby. Sa détermination est totale, il va unifier derrière sa bannière les populations berbères et arabes jusqu'à Tombouctou, il en est certain...

Nous sommes à l'été 1903 et commence alors une expédition complètement folle, dans laquelle il va embarquer Augustine, deux ou trois autres énergumènes aussi fêlés que lui et des marins qui vont comprendre un peu trop tard que le bateau dans lequel ils travaillent est une galère, au sens figuré du terme... Une conquête ridicule, lamentable et dérisoire, à laquelle va s'accrocher Jacques Lebaudy le reste de sa vie.

Une conquête délirante, certes, mais qui va faire trembler l'Europe. En effet, en ce début de siècle, le Sahara attire bien des convoitises de la part des grandes puissances européennes et la crise couve au Maroc. En 1905, va s'ouvrir la conférence d'Algésiras, à laquelle Jacques Ier aurait voulu être convié. Les négociations seront longues et complexes et la présence dans les parages de cet empereur fantoche qui fait de l'agitation et risque de déclencher un conflit avec les populations autochtones pose problème.

Mis au ban, de son point de vue, car il faut être admis pour être écarté, par les grandes chancelleries, Jacques Lebaudy, de plus en plus fou, mégalomane, paranoïaque, mythomane, avare, imbécile, mais aussi violent et capable du pire, s'exile, change d'identité, mais multiplie partout où il passe les excentricités et les scandales...

Je vous laisse découvrir cette litanie de n'importe quoi qui fait rire, évidemment, en particulier parce que Jean-Jacques Bedu la relate avec brio et plein d'humour. Mais ces "exploits" laissent aussi pensif. Car, aussi ridicule soit-il, l'empereur du Sahara est un vrai despote, prêt à tout, tombant tour à tour dans des périodes de délire possiblement violentes, ou d'abattement.

Au fil des pages, je pensais à Sean Connery dans "l'homme qui voulait être roi", le film de John Huston, adapté d'une nouvelle de Rudyard Kipling, que Bedu cite en exergue de son roman (même si Augustine n'a pas grand-chose à voir avec Michael Caine...). Mais, j'imaginais aussi ce qu'un Goscinny aurait pu faire d'un tel personnage dans une de ses bandes dessinées...

Au départ, je l'imaginais dessiné par Uderzo, mais ça ne collait pas. Oh, rien à voir avec le talent du dessinateur, non, c'est que les événements m'ont mené vers un autre dessinateur avec qui le génial Goscinny a travaillé : Morris. Oui, cette fois, je voyais Jacques Ier, empereur auto-proclamé du Sahara, sous le trait cher au papa de Lucky Luke et là, c'était parfait !

Ce zozo-là aurait parfaitement pu rejoindre la riche collection de personnages loufoques participant aux aventures du cow-boy solitaire. En tout cas, indépendamment des divagations du lecteur que je suis, Jacques Lebaudy a été une intarissable source d'inspirations à son époque, pour les échotiers, les satiristes, les éditorialistes acerbes et les caricaturistes.

La somme d'articles qui lui furent consacrés se compte par milliers et la couverture du roman de Jean-Jacques Bedu est une de ces caricatures d'époque, signée Camara pour l'hebdomadaire satirique "L'Assiette au Beurre". Vous voyez qu'on ne ménageait pas ce pauvre fou... D'autant que la caricature est à peine exagéré par rapport à la réalité...

Bedu s'inscrit d'ailleurs dans une série d'écrivains, dont le plus célèbre est Henri Troyat, à avoir évoqué le cas désespéré (ou désespérant, allez savoir) de Jacques Lebaudy. Il se trouve qu'en mars dernier, quelques semaines avant la sortie, au début de ce mois de juin, du roman de Jean-Jacques Bedu, est sorti une biographie illustrée de Jacques Lebaudy signée Philippe Di Folco...

Précisons toutefois que Jean-Jacques Bedu, avec "Moi, Empereur du Sahara", assume totalement son inspiration romanesque et donc les libertés qu'il prend dans le fond et la forme du récit avec la réalité. Celle-ci reste son fil conducteur, mais il fait oeuvre de satiriste lui aussi et rejoint Goscinny dans la créativité patronymique de certains personnages secondaires.

Jean-Jacques Bedu s'amuse et nous avec. Et, par moments, dans cette folie, quelques échos nous ramènent à notre monde contemporain... Tenez, regardez ce titre... "Moi, Empereur du Sahara"... Cela ne vous rappelle pas quelque chose ? Mais si, souvenez-vous, une campagne électorale, un débat et une figure de rhétorique qui fait la une...

Jean-Jacques Bedu place dans la bouche de son empereur délirant la fameuse anaphore du candidat Hollande, un des moments les plus drôles de ce roman, lorsque la caricature contemporaine rejoint la satire historique. Tout le livre est ainsi, porté par ces "moments de gloire" qui vont aller en s'amplifiant au fur et à mesure que la folie de l'empereur atteint son paroxysme...

Des scènes dont on se souvient, qu'on a envie de raconter, de se remémorer avec d'autres lecteurs pour s'en payer à nouveau une bonne tranche. Croyez-moi, j'aimerais multiplier les anecdotes, vous parler de gâteau à la crème, de thon en boîte, de kangourous, de lions, de zèbres, de vache à longues cornes, d'oasis laxative et de bien d'autres choses qui m'ont beaucoup fait rire, mais j'en dirais trop... Croyez-moi, c'est vraiment un livre d'une grande drôlerie et l'écriture très visuelle et pleine d'ironie de Jean-Jacques Bedu fait de cette rocambolesque existence un plaisir de lecture.

Un mot un peu plus sérieux, tout de même, pour parler des femmes tenant une place importante dans la vie de Jacques Lebaudy. Deux, en fait, sa mère, Amicie, et sa compagne, Augustine. Le rôle qu'elles jouent, toutes les deux, est en apparence secondaire, mais, au final, elles sont celles qui vont le subir...

Amicie, je l'ai dit en introduction, est une bigote, aussi fervente catholique que monarchiste. Sans doute s'est-elle enfermée dans cette armure pour fuir un mariage qui ne la comble pas, auprès d'un homme qui ne pense qu'à ses affaires, à son argent et aux manières d'en gagner encore plus. Il en faudrait peu pour qu'Amicie se lâche, mais, faute d'amour, elle va s'aigrir et devenir une espèce d'ermite...

Amicie est, de loin, la personne la plus saine d'esprit et la plus raisonnable, si, si, je vous assure, de la famille Lebaudy, sans doute justement parce qu'elle n'en fait partie que par alliance... Une fois son époux mort, voyant dans quelle dérive incontrôlable et délirante s'engagent ses trois fils, elle va tout faire pour se désolidariser d'eux, les renier, essayer de les oublier... En vain.

Augustine, de son côté, est une cocotte qui rêve de devenir comédienne, comprenez qu'elle espère que son joli minois et son corps de rêve lui vaudront la protection d'un homme riche... Mais, pardonnez-moi, je veux bien prendre sa défense, sauf qu'il y a des limites, Augustine a un gros défaut : c'est une idiote...

Oh, le mot est même faible ! C'est sans doute ce qui explique qu'elle ait cru aux boniments de Jacques tout au long de leur chaotique vie commune. Répudiée, reprise, sacrée, jetée, malmenée, battue, sautée comme une courtisane, engrossée, repoussée, etc., elle va vivre les aventures de son empereur de conjoint entre rêve et cauchemar.

La formule paraît simpliste, mais elle est adéquate, car la belle va finir par sortir un jour de sa léthargie, ayant supporté bien trop longtemps les caprices, les colères, les folies de l'homme de sa vie... Parce qu'elle va refuser l'inacceptable, une énième extravagance de Jacques Ier qui n'a rien de risible, celle-là, hélas... Je n'en dis pas plus.

Alors, oui, "Moi, Empereur du Sahara" est un livre très drôle, une espèce de roman picaresque à la "Tartarin de Tarascon". La vie dans le désert du Sahara n'a vraiment rien à voir avec la vie de T.E. Lawrence en Arabie, c'est même étonnant à quel point, mais mon souvenir du film déforme peut-être un peu la chose, les deux destins se répondent en s'opposant point à point...

Là où Lawrence sut gagner le respect des autochtones et devenir l'un d'eux, Jacques Lebaudy a tout fait pour se les mettre à dos, se mettre en danger sans même s'en rendre compte et risquer de ficher un bazar sans nom dans une région aux allures de poudrière... Lebaudy, c'est l'enfant capricieux et turbulent qui joue avec des allumettes alors qu'il y a des objets inflammables à côté... Et, là encore, j'ai eu l'impression qu'à travers lui, Jean-Jacques Bedu adressait une critique voilée à notre classe politique, si souvent inconséquente et égocentrique...

Alors, plongez dans cette Belle Epoque, que n'épargne pas la plume acerbe de l'auteur et découvrez, si vous ne le connaissez pas encore cet empereur digne des caricatures de ces personnages qu'on voit dans les asiles de fous se prenant pour Napoléon avec un entonnoir sous le bicorne et une camisole de force sous la veste...

Découvrez cette folie dans tout ce qu'elle a, à la fois, de dévastatrice et d'hilarante. Le parcours d'un homme né avec une cuillère en argent dans la bouche, aussi doué en affaires qu'il est nul en politique et en diplomatie, persuadé d'être un meneur d'hommes, un chef, alors qu'il est un fantoche et un imbécile... On rit, on s'interroge, aussi, et on se dit qu'un Lebaudy, aujourd'hui, ferait les délices de n'importe quel producteur de télé-réalité...

dimanche 8 juin 2014

"Le proverbe indien est bien vrai : tout Européen qui vient aux Indes gagne de la patience, s'il n'en a pas ; et il la perd s'il en a !" (Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre).

L'Inde sert de décor à notre roman du jour. Un pays qui a pour moi cet aspect exotique des contes des Mille-et-une nuits bien loin de la réalité contemporaine d'un pays certes en émergence, mais encore marqué par la pauvreté. L'Inde sert donc de décor à notre roman du jour et c'est ce même décalage entre l'Occident et elle qui joue un rôle dans l'histoire, plus que le pays lui-même. En tout cas, c'est bien en Inde, dans le sud du sous-continent, que nous suivons les personnages du roman de Catherine Cusset, "Indigo", qui vient de sortir en poche chez Folio. Un roman tout en introspection, avec des personnages qui évoluent dans des milieux intellectuels sans forcément l'être, avec leurs qualités, mais surtout leurs défauts, et à un moment où ils sont à la croisée des chemins... On est pile-poil dans la phrase de Bernardin de Saint-Pierre.





Une réalisatrice et deux écrivains français sont invités à venir participer à un festival culturel organisé par l'Alliance Française à Trivandrum, capitale de l'Etat du Kerala, à la pointe sud de l'Inde. Nous sommes en décembre 2009, un an plus tôt, Bombay était victime d'attaques terroristes meurtrières et la tension reste vive dans le pays, dans la crainte de nouveaux attentats.

La réalisatrice, c'est Charlotte, qui a réalisé deux films, au succès plus critique que public. Elle vit à New York où elle a fondé une famille. Pour ce séjour en Inde, elle laisse pour la première fois ses deux enfants derrière elle, un crève-coeur. Mais, si elle a accepté cette invitation, c'est parce que, depuis 6 mois, elle ne parvient pas à faire son deuil.

Or, ce pays qu'elle ne connaît pas, si lointain, si différent, si évocateur et pourtant si peu connu, lui rappelle son amie disparue. En acceptant ce voyage, ce séjour en Inde, elle espère pouvoir enfin accepter cette mort et reprendre le cours d'une vie paralysée par la tristesse et une grosse part de culpabilité. Ce n'est pas un pèlerinage qu'elle entreprend, mais un voyage pour comprendre un peu mieux cette amie.

L'écrivain chevronné, c'est Roland, qui a connu le succès aussi bien par ses romans que par ses essais philosophiques. Roland, comment vous dire... A première vue, ce n'est pas le gars le plus sympa qu'on puisse rencontrer. La soixantaine passée, il reste un indécrottable don juan, toujours en train de jouer les jolis coeurs pour séduire (comprenez : coucher avec) les demoiselles qu'il rencontre... Enfin, pour parler franchement, c'est un insupportable goujat.

Pourtant, en Inde, il a emmené sa compagne actuelle, Renata, belle Italienne qui a presque 30 ans de moins que lui. Sa vie sentimentale est marquée par des ruptures, le plus souvent de son fait, mais l'Inde le ramène à ce qui fut, peut-être, l'amour de sa vie. Qui sait, si d'anciennes braises ne pourraient pas repartir ? Mais, c'est une autre nouvelle, inattendue, certainement pas souhaitée, qui va mettre le feu à sa vie...

L'autre écrivain, c'est Raphaël, quadra, décontracté en toutes circonstances, qui a fait parler de lui avec un livre racontant sa jeunesse, terrible, comme il se doit pour faire parler de soi à travers un livre. Les cheveux longs, les jeans, les santiags, il est la coolitude incarnée, l'homme qui a su s'en sortir pour se reconstruire.

Des quatre personnages centraux de ce roman, Raphaël est le seul qui n'a aucun lien direct ou indirect avec l'Inde. Mais, comme les trois autres, lui aussi va avoir droit à son lot de surprises au cours de ce voyage. Et, si l'on découvre tout au long du livre son armure, cette image impeccablement travaillée qui fait son image de marque, rien ne dit qu'il ne sera pas amené à la fendre...

Enfin, il y a Géraldine. C'est elle qui a organisé ce festival culturel pour l'Alliance Française. Voilà quelques années qu'elle est venue vivre à Trivandrum avec l'homme qu'elle a épousé. Un Indien musulman rencontré par hasard en Normandie dont elle est tombée amoureuse. Dix mois plus tôt, ils ont eu un garçon et profitent d'une vie certes modeste, mais heureuse.

Avec le budget plus que restreint dont elle dispose, elle a voulu monter ce festival pour promouvoir la culture française en Inde et les échanges entre les deux pays. Sans doute n'imaginait-elle pas la complexité de sa tâche... Un festival de cinéma qui se déroule au même moment et qui risque d'attirer le public, des contingences matérielles permanentes, des questions d'argent, et... des caprices...

Mais tout cela n'est rien face au bouleversement complètement inattendu qui va se produire et remettre en question son existence. Ou en tout cas, la sortir de sa torpeur, de son train-train. Et, malgré le fiasco annoncé de son festival et les problèmes financiers qui en découleront probablement, lui permettre d'envisager les choses sous un plan plus humain, plus profond.

Dans "Indigo", on suit ces quatre personnages principalement, trois d'entre eux sont au centre des chapitres qui se succèdent. Seul Raphaël, sans doute parce qu'il n'a pas de lien avec l'Inde, bien qu'il soit un des principaux protagonistes, n'a pas droit à ses chapitres. Car, c'est par ricochet que ce voyage va changer sa vie. Ou son image. Ou les deux.

"Indigo", c'est le périple de ces trois Français, arrivant en Inde avec leurs gros souliers, leur attitude de gens importants. Leur manière de se comporter en Français, alors qu'ils sont à l'étranger... C'est vrai qu'à plusieurs reprises, ils sont très agaçants. Un peu largués aussi, dans un pays dont ils maîtrisent mal les us et coutumes. Un peu déphasés par ce changement de latitude et de culture.

Mais, ce sont aussi l'irruption programmée ou brutale de changements dans leurs vies qui vient aussi brouiller les cartes. Petit à petit, ils vont révéler leurs fragilités, leurs doutes, leurs angoisses, loin de l'image froide (ne dit-on pas "papier glacé" ?) que le public peut avoir d'eux. Et surtout, si loin de leurs terrains conquis, ils tombent de leur piédestal.

Leur célébrité, les barrières dont ils s'entourent pour se protéger, leur image publique, ici, n'ont plus cours. Ce sont Charlotte, Roland et Raphaël, individus comme les autres, qui sont là et leurs écarts, qui passeraient sans souci à Paris ou à New York, ici, n'ont l'air d'être que de l'impolitesse, de la vanité et du mauvais caractère.

Bien sûr, ce livre peut paraître à certains comme un énième roman germanopratin, intello, gonflant, gonflé... Oui, et je veux bien reconnaître qu'il possède effectivement certains de ces aspects. Sans doute y a-t-il beaucoup de choses que Catherine Cusset a connues, que ce soit pour l'Inde, pour les écrivains, pour elle-même et les remises en question.

On retrouvait dans un de ses précédents romans, "un brillant avenir" (Goncourt des Lycéens 2008), ce mélange d'inspiration autobiographique et de recherche romanesque, en nous emmenant dans la Roumanie de l'après-guerre. Bien sûr, "Indigo" n'est pas un roman d'aventures épiques, ce n'est pas de la littérature d'imaginaire mais le lecteur aurait tort, je crois, de le classer dans une littérature blanche sans souffle ni âme.

D'abord, parce que l'Inde est là, tout de même, qu'on y voyage. Elle n'est pas qu'un décor, la vie dans l'Etat du Ketala ou à Dehli, ville dans laquelle arrive nos festivaliers au début du roman. On n'est pas dans un road-trip, plus un voyage touristique, mais on partage la découverte de ce pays à travers les yeux des Occidentaux. Et, par exemple, j'ai appris l'existence des filets chinois de Fort-Cochin (je reconnais volontiers que je connais très mal l'Inde...).

De même, si j'ai évoqué la situation tendue et la crainte latente du terrorisme, c'est qu'elle est réelle et qu'elle influe, même discrètement sur le récit. Des contrôles aéroportuaires au début du livre jusqu'aux dernières pages, cela revient à intervalles réguliers. Avec, derrière, les grandes questions religieuses et idéologiques qui touchent l'Inde depuis son indépendance et plus encore avec la partition du Pakistan et les conflits autour du Cachemire. Et l'idée que l'Inde, qui a connu pas mal d'incidents graves cette dernière décennie, puisse souffrir de ces montées de radicalisme.

Bien sûr, ce n'est pas le sujet central du roman, mais c'en est un des éléments non-négligeables, comme les évolutions de la société indienne, qui, petit à petit, se libère du système de castes, même si le chemin reste long avant d'avoir une société plus égalitaire... La place des musulmans dans cette société, leurs positions, leurs regards sur le monde, la méfiance qu'ils inspirent aussi, question d'ailleurs sans doute bien plus occidentale qu'indienne, tout cela est dans "Indigo".

En particulier à travers deux personnages, aux comportements et aux attitudes très différentes, l'un plus ouvert et modéré (si tant est que ce mot ait un sens), l'autre, plus revendicatif, en colère. Ils sont deux des visages d'une communauté qui en comporte certainement bien d'autres, dans un pays où le radicalisme islamiste a fait des dégâts et donc suscité de l'inquiétude...

Un festival culturel n'est pas un havre de paix. On peut le regretter, mais le fait que la culture soit implantée dans la société fait que la société influe sur la culture. On le ressent à Trivandrum, d'ailleurs. Les questions posées dans les tables rondes en sont imprégnées, oubliant parfois l'objet principal de l'événement : le partage entre deux cultures assez éloignées.

Mais on le ressent aussi dans le comportement même des personnages que la culture a nourris, aidés, parfois. Ils s'en sont servi dans leur vie quotidienne comme dans leur vie professionnelle. Mais aussi avant de devenir artiste ou de travailler dans les milieux culturels. En aucun cas, Roland et Raphaël  ne sont des générations spontanées.

Cela donne à Zweig et à Rimbaud, en particulier, mais bien d'autres écrivains, philosophes et artistes une place dans "Indigo". A part Charlotte, prototype de l'artiste qui semble imperméable à tout dans la pratique de son art, n'a pas d'avis, pas de thèse, pas d'influence, ou en tout cas, ne sait pas le verbaliser, les deux autres rivalisent de références, de réflexions représentatives de la pensée occidentale.

Catherine Cusset, fine observatrice des comportements humains, instaure le climat idéal pour une introspection : des personnages loin de chez eux, de leur cadre de vie habituel, de leurs repères sociaux, et confrontés à des questions personnelles qu'il aurait été facile, à la maison, de glisser sous le tapis, comme la poussière, ou d'évacuer en deux temps, trois mouvements.

C'est assez paradoxal, mais les personnages sont en huis-clos dans l'un des plus grands pays du monde ! Et ce huis-clos, il est accentué par ces tensions dont je parlais plus haut, mais aussi par l'inconnu, qui fait qu'on évite de trop sortir des sentiers battus. Charlotte, la plus aventureuse du lot, en fera l'expérience à deux ou trois reprises...

Alors, on réfléchit à soi, à sa vie, à ce qui arrive, ce qui est de son ressort, de ce qui ne l'est pas. Et sans doute, les trois personnages qui vont quitter l'Inde à la fin du festival, reviendront différents, je le crois sincèrement. Quant à Géraldine, de cette expérience si contrastée, qui aurait pu se finir tellement plus mal, elle tirera forcément nombre d'enseignements utiles pour la suite.

Je me demande si "Indigo" n'est pas avant tout un roman sur le karma. Sur les causes et les conséquences de nos actes qui sont le fil dont nous tissons nos existences. Et, puisque nous sommes occidentaux, que l'idée de réincarnation nous semble lointaine, alors, c'est dans la seule existence terrestre qui nous sera jamais donnée que nous ressentirons l'effet de ces causes et de ces conséquences...

Alors, gare à nos actes ! Un mauvais karma nous retombera sur le nez un jour ou l'autre. Les quatre personnages sont à des stades différents de leurs vies, ils se retournent tous sur leur passé et, de cette expérience plus ou moins longue, plus ou moins riche, plus ou moins heureuse, ils vont devoir tirer les informations qui leur serviront à construire leur avenir.

Un avenir serein, souhaitons-leur, car on s'attache (plus ou moins) à ces personnages, dont on comprend que la vie n'a pas toujours été facile et qu'il ne faut pas forcément se fier au premier sentiment qu'ils provoquent en nous. Sérénité, oui... Car, en principe, à la fin du livre, après avoir bardé et bousculé tout le monde, l'orage est passé...

Cet orage qu'en Inde, annonce un ciel de couleur... indigo.