lundi 30 janvier 2017

"Chronique de la naissance d'un héros latino".

L'actualité politique, française comme internationale, est certes riche en ce début d'année, mais elle a également tendance à nous laisser dans un certain état de consternation... De la tragicomédie des primaires (de droite comme de gauche, pas de jaloux) à l'élection de Donald Trump, les amateurs de dystopies sont aux anges, ils en vivent une en direct ou presque. Alors, pour résister à l'envahissante sinistrose, voici une idée de lecture qui nous vient du Mexique et qui traite de certains sujets au coeur des préoccupations avec un humour dévastateur et une inventivité rafraîchissante. "Gabacho" (paru aux éditions Liana Levi, dans une traduction de Julia Chardavoine) est le premier roman d'Aura Xilonen, qui n'avait que 19 ans lors de sa sortie. Elle a connu un énorme succès aussi bien critique que public et c'est mérité, car, dans le sillage de son personnage central, Liborio, on rit et on pleure à tour de rôle. Et l'on referme ce livre en se disant qu'on est fier et heureux de connaître ce garçon.



Liborio est encore un adolescent qui travaille dans une librairie d'une petite ville du sud des Etats-Unis (on ne sait ni son nom, ni dans quel Etat elle se trouve). Quand je dis "travaille", je devrais plutôt dire "est exploité" par un patron sans véritable scrupule. Ce dernier a même installé son homme à tout faire (et pour des clopinettes) dans son magasin, sur une mezzanine.

Profitant de ce logement certes spartiate mais fonctionnel, Liborio a découvert la lecture. Depuis qu'il est installé là, il monte des piles de bouquins dans son antre et les dévore, enrichissant rapidement un vocabulaire à l'origine plutôt limité. Tous les genres y passent, mais le garçon apprécie particulièrement la poésie, pour laquelle il ne semble pas prédestiné.

Pas encore adulte, Liborio a déjà eu une vie bien remplie et marquée par un destin contraire. Jeté à la rue par sa marraine, chargée de l'élever, il a connu l'école de la rue. Il y a appris à se défendre, à la force des poings, pour survivre. Puis, il a choisi de faire le grand saut : quitter son pauvre village mexicain pour se rendre, en tout illégalité, en Amérique...

Au fil du roman, à travers quelques flash-back, on découvrira le parcours terrible effectué par Liborio pour arriver jusqu'à cette mezzanine, dans une librairie à la situation précaire. Une odyssée extraordinaire et effroyablement dangereuse. Un voyage vers un monde présumé meilleur que tant d'autres Mexicains entreprennent, enfin, tant qu'un mur ne les en empêchera pas...

Sur son chemin, Liborio a frôlé la mort, et pas qu'une fois. Il a bravé ces dangers mais aussi bénéficié d'un coup de pouce de la part de quelques bons samaritains. Oui, il y en a encore, heureusement... Bien que Liborio ait aussi appris à ces occasions que toute action, même bonne, n'est que très rarement désintéressée...

Voilà qui a endurci ce garçon simple, possédant un coeur  d'or et une grande bonne volonté. Ainsi qu'une naïveté qui est sans doute encore ce qui lui reste de l'enfance. Et, lorsqu'il voit une jeune femme du quartier, qu'il voit souvent passer devant la librairie, importunée par un groupe de voyous, il se lance, chevaleresque, à son aide et laisse quelque malandrin sur le carreau...

Ainsi commence l'odyssée de Liborio, jeune clandestin qui essaye juste de vivre au jour le jour mais qui va, au fil des jours, rencontrer une galerie de personnes dont il va, petit à petit, changer la vie, par son naturel, sa gentillesse, son bon sens. Mais aussi, il faut bien le dire, par l'extraordinaire puissance de ses coups de poings, carrément destructeurs !

Moins que rien, condamné à une existence misérable et à la peur constante d'être pris et expulsé vers une terre natale où plus rien ne l'attend, Liborio va alors entamer une ascension qui se poursuivra certainement bien après la fin du livre. Une ascension qui, comme le dit ce titre de journal, que j'ai repris en tête du billet, en fera un véritable héros latino.

Beaucoup de choses à dire sur ce livre... Par où commencer ? Allez, puisqu'on parle de héros, évoquons la tradition littéraire dans laquelle "Gabacho" vient s'inscrire. Aura Xilonen, pas encore 20 ans, a tout simplement renoué avec le roman picaresque, qui connut ses heures de gloire au XVIe siècle en Espagne.

Elle le transpose de nos jours, dans une Amérique en proie à bien des crises, économiques, morales, politiques... "Gabacho" est paru juste avant l'investiture de Donald Trump, offrant ce terrible contraste d'un merveilleux personnage auquel on s'attache et d'un nouveau président dont il serait la bête noire...

Au fil de ses rencontres, Liborio approfondit sa découverte de la société américaine, élargit son horizon jusqu'ici limité par les trois murs et la vitrine de la librairie. Il trace son sillon, creuse son trou, trouve petit à petit une place dans ce nouveau monde qu'il entreprend de conquérir. Il croise des personnes issues de toutes les couches de la société, des riches aux pauvres, de ceux qui ont déjà construit leur vie à ceux qui ont encore tout à connaître.

Il y a quelque chose d'un Lazarillo chez Liborio, toutes proportions gardées. Mais, on se dit qu'il aurait parfaitement pu connaître un destin violent, comme les jeunes héros de "Los Olvidados", le film de Luis Buñuel. Mais il a su choisir une autre voie, tout aussi difficile et semée d'embûches, y compris celles qui sont au coeur du roman.

Une image s'est imposée dans mon esprit au fil des pages... Pour moi, Liborio, c'est un jeune Anthony Quinn, lui aussi d'origine mexicaine, dont un certain nombres de rôles collent parfaitement au parcours du jeune latino. Ca m'a frappé d'emblée et cette personnification n'a cessé de se renforcer jusqu'à la fin du livre...

Refermons cette parenthèse cinématographique et revenons un instant à la littérature. Roman picaresque, oui, mais "Gabacho" est aussi un roman de chevalerie, là encore transposé au XXIe siècle, d'où certaines différences évidentes. Mais il y a du Quichotte aussi chez Liborio, dans son idéalisme candide. Et dans la quête qu'il mène presque sans en avoir conscience, bravant les obstacles pas franchement imaginaires qui se dressent devant lui à chaque instant.

Fantasque, poétique, ingénu et pourtant volontiers bagarreur lorsqu'il ne voit pas d'autres solutions, Liborio est un personnage magnifique. Il est le narrateur de ce roman, et ce n'est pas anodin de le signaler. Car sa langue est fleurie, mélange d'argot mexicain, de slang, de mot glanés au gré de ses lectures et réutilisés à sa sauce.

Saluons d'ailleurs le travail de Julia Chardavoine, la traductrice, qui n'a pas dû s'amuser tous les jours : Liborio mixe les langues, remplacent les mots par d'autres, en utilisent dans des sens qui ne sont pas les leurs, glissent des substantifs bien compliqués dans son récit... Que du bonheur, en tout cas, pour le lecteur, c'est certain.

Oui, la langue d'Aura Xilonen est l'un des atouts forts du roman, vive, colorée, imagée, recourant volontiers à quelques grossièretés, pour conserver le côté gosse des rues, mais ce langage si personnel est aussi le signe des efforts qu'il fait pour s'intégrer, passant de l'espagnol à l'anglais, quand c'est possible, mais maîtrisant tout de même mieux le premier que le second.

C'est aussi cette langue qui procure au lecteur quelques savoureux moments qui lui donnent le sourire et même, lui font pousser quelques éclats de rire. Les situations, elles, vont des plus comiques (en particulier lorsque Liborio fait jouer ses poings) aux plus touchantes, en particulier après la rencontre avec la jeune Naomi, avec qui il crée un lien spécial.

Il serait d'ailleurs injuste de limiter ce billet au seul Liborio. Autour de lui, Aura Xilonen met en place une galerie de personnages hauts en couleurs, qui gravitent autour de lui, nourrissant l'histoire par leur relation au jeune Mexicain. Et, petit à petit, même lorsque les premières impressions laissent à penser qu'on veut se servir de lui ("Y en a pas un qui essaye pas de profiter de toi, espèce d'abruti", se dit Liborio), ils finissent par se rassembler autour de lui.

Il a cet incroyable pouvoir d'embellir la vie, Liborio. Peut-être pas la sienne, parce que son caractère entier et sa maladresse d'adolescent impulsif le mettent bien souvent dans des situations inconfortables, mais celle des autres. Un pouvoir d'autant plus fort qu'il n'a pas conscience de cette aura (non, ce n'est pas un jeu de mots...), ce qui le rend plus touchant encore.

L'humanité de Liborio fait un bien fou, en ces époques troubles où l'on regarde l'autre de haut, avec mépris, parfois avec haine... Lui-même est bien placé pour savoir tout ça, mais cela ne l'a pas changé, au contraire, il reste ce gentil garçon, un peu balourd, un peu pataud, par moment, mais avec un coeur gros comme ça, dont il n'hésite pas à se servir.

Sans oublier son insatiable amour des livres, cette passion tardive, opportunité saisie parce que c'était aussi la seule qu'il avait à portée de main, dans cette librairie presque carcérale dont il ne sortait presque jamais. Au passage, vous verrez en lisant que le sort de cette librairie est aussi très intéressant pour en dire long sur l'évolution de la société américaine...

Liborio, on pense livre, on pense libre, aussi. Et "Gabacho", c'est aussi l'histoire de cette émancipation, de cet essor. Le roman du passage des derniers instants de l'enfance aux premières périodes de l'âge adulte, la chrysalide qui devient papillon. Bon, costaud, le papillon. Du genre qui pique aussi comme une guêpe, si vous voyez ce que je veux dire...

Ah, un dernier mot, parce qu'il en faut un, même si j'aimerais poursuivre longtemps encore, sur le titre. Gabacho... Un mot péjoratif qu'on s'envoie à la figure entre Wasps et Latinos, et vice-versa. Le Yankee ou le Gringo d'hier est un Gabacho, aujourd'hui. Celui qu'on méprise, qu'on rejette, qu'on chasse (et bientôt, sans doute encore plus qu'aujourd'hui).

Liborio est ce gabacho, sans peur et sans reproche, qui donne des lettres de noblesse à son statut précaire et dédaigné. Bien sûr, on peut se contenter de lire ce roman et d'y prendre un plaisir fou. Mais qu'il est difficile de ne pas faire le lien avec la situation actuelle des Etats-Unis et les inquiétudes qu'elle suscite, à juste titre.

Aura Xilonen nous bouscule, nous interpelle, elle a le talent pour nous faire rire et nous émouvoir par les péripéties qui jalonnent le parcours de son personnage. Mais, surtout, elle nous sensibilise au sort de tous ceux qui, comme Liborio, on tenté, au péril de leur vie, souvent, de franchir une frontière et qui sont aujourd'hui encore une fois dans la ligne de mire...

Les derniers feux d'un rêve américain qui pourrait rapidement tourner au cauchemar...

dimanche 29 janvier 2017

"C'est le rôle des survivants de se souvenir".

"Mourir cela n'est rien, mourir, la belle affaire, mais vieillir, ô vieillir...", chantait Jacques Brel. C'est l'un des sujets du roman dont nous allons parler aujourd'hui, mais sans doute pas le plus central. Car, au-delà de la personne qui disparaît, c'est aussi sur ceux qui lui survivent qu'est mis l'accent, d'où le choix de la citation titre. "Pour que rien ne s'efface" est le nouveau roman de Catherine Locandro (en grand format aux éditions Héloïse d'Ormesson) et c'est un roman qui m'a touché autant qu'il m'a troublé, j'essaierai d'expliquer pourquoi plus loin. Après avoir évoqué les secrets de famille, dans "l'enfant de Calabre", les amours discrètes de Dalida dans "L'histoire d'un amour" (qui vient, lui, de sortir en poche), la romancière s'intéresse à ce que nous laissons tous derrière nous au moment de notre mort. Des souvenirs qui prennent différentes formes, comme on le voit avec Lila Beaulieu, mais pas seulement. Car la solitude est l'un des thèmes forts de ce roman, mais une solitude qui nous touche tous. Sans exception.



Le corps d'une femme vient d'être découverte dans son appartement. Elle est ce qu'on appelle une oubliée, ces personnes que l'on retrouve plusieurs jours, plusieurs semaines, parfois plusieurs mois après leur décès. Parce que personne n'a remarqué leur absence, ne s'est inquiété de ne plus les voir... Bien souvent, c'est l'odeur de la mort, écoeurante, qui permet de découvrir l'oublié(e)...

Cette femme, dont le corps terriblement décomposé, a été découvert dans cet appartement parisien au début de l'année 2015 s'appelle Liliane Garcia, 65 ans. L'oublié retrouve un nom, une réalité, une existence. L'histoire pourrait s'arrêter là. Mais non, car Liliane Garcia a connu son heure de gloire, une prometteuse carrière d'actrice sous le nom de Lila Beaulieu.

Un rôle, en particulier, dans un film tourné à la fin des années 1960 avait marqué les esprits. Un grand succès critique, un honnête succès public, suffisant pour que le nom de Lila Beaulieu, mais aussi l'image fixée sur la pellicule, demeure ancrée dans les mémoires. Oh, ce n'est pas une immense star qui vient de s'éteindre, mais pas non plus une parfaite anonyme...

Décédée seule, sans déranger personne, Lila Beaulieu a connu la plus affreuse des solitudes en ces derniers instants. Une fois découverte par celui qui fut, certainement, le seul ami à l'avoir accompagnée au long de ces dernières années marquées par l'alcoolisme et une situation personnelle proche de l'indigence, son souvenir rejaillit pourtant.

Il sont douze, des hommes, des femmes, des personnes de la même génération que Lila Beaulieu, d'autres plus jeunes, certains l'ont connu personnellement, font partie de sa famille, d'autres ne connaissent que l'actrice, qui a marqué leur mémoire, et d'autres, enfin, n'ont aucune idée de qui est cette femme.

Mais tous vont se retrouver autour d'elle et Lila, jamais aussi présente maintenant qu'elle est absente pour toujours, va réveiller en eux souvenirs, réflexions, inquiétudes, remords... Douze personnes qui prennent la parole et, à travers ces témoignages, on va retracer la vie, le parcours de Lila, ce  presque demi-siècle qui s'est écoulé entre son rôle mythique dans "la Chambre obscure" et sa mort.

Une biographie à rebours, de la découverte de son corps jusqu'à sa jeunesse, avant qu'elle devienne une actrice, une starlette plus qu'une star, les espoirs entrevus n'ayant pas été concrétisés par la suite. Lila Beaulieu n'est pas Benjamin Button : elle n'a pas vécu dans le sens inverse, de sa vieillesse à sa naissance, mais ces souvenirs plus ou moins précis lui redonnent vie.

On la découvre alors, personnage pas simple, au caractère parfois difficile, un comportement de star, pourrait-on dire. Lila Beaulieu n'était pas une femme parfaite, loin de là. Et pourtant, malgré ses erreurs, malgré cette vie mouvementée, malgré cette fin pathétique, on ne peut pas ne pas se sentir touché par elle.

On est loin d'une vie de rêve, pas même d'une vie rêvée. Le destin de Lila Beaulieu semblait tracé, la célébrité, la richesse, la gloire, peut-être... Et puis, après ce début de carrière en fanfare, la traversée du désert, une vie qui change de trajectoire jusqu'au drame qui va hanter toute son existence. Et tout le roman, par la même occasion.

Mais comment ne pas être sensible à l'abandon, le dénuement dans lequel elle a terminé son existence ? Autant, d'ailleurs, qu'à la colère et le ressentiment qui habitent un des témoins, je n'en dis pas trop, que même l'annonce de ce décès et de ses conditions tragiques n'apaisent vraiment ? Oui, il y a dans tout cela énormément d'émotions fortes et contraires.

Cependant, "Pour que rien ne s'efface" est pour moi un livre qui repose sur des paradoxes qui ne doivent pas manquer de nous faire réfléchir. D'abord, et c'est certainement le plus terrible de ces paradoxes, celui qui met en présence l'abandon dans lequel est morte Lila Beaulieu et le fait même que sa mort réveille tous ces souvenirs.

Oh, bien sûr, sur les douze témoins qui nous parlent, certains ne sont pas directement concernés, ils ne connaissaient Lila que par son rôle dans "la chambre osbscure". Mais d'autres sont des proches, des parents, des amis, des connaissances avec qui les liens n'étaient pas rompus. Où étaient-ils, alors ? Pourquoi ne se sont-ils pas inquiétés de ne pas avoir de ses nouvelles pendant des semaines ?

Chacun à ses raisons, valables, il ne s'agit pas de clouer ces personnes au pilori. Sans doute aurions-nous agi comme eux, d'ailleurs. Non, c'est plus compliqué que cela, parce que le caractère de Lila a joué aussi là-dessus, c'est certain. Les circonstances affligeantes de ce décès sont d'abord le fruit d'un tragique concours de circonstance, d'un signe du destin, comme une boucle qui se ferme...

Mais, ce qui arrive à Lila Beaulieu est, pour moi, un symptôme fort de ce que sont devenues nos sociétés contemporaines. Alain Souchon chantait "l'Ultra-moderne solitude", à la fin des années 1980, déjà, mais les choses ont certainement empiré depuis, dans un monde où la communication réussit à être partout tout en étant nulle part...

En voilà, un autre beau paradoxe, tiens... Nous communiquons sans cesse, mais nous le faisons par écrans interposés (vous avez dit "Black mirror" ?) et de moins en moins en face-à-face. Les liens directs se distendent, les familles s'éparpillent, on se voit de loin en loin, on se skype plutôt qu'on se réunit, on se préoccupe moins les uns des autres, on ne prend plus vraiment soin des siens...

Catherine Locandro aborde d'ailleurs directement ces questions dans un des chapitres, celui mettant en scène Gaby. "Désormais, c'était sur Facebook que l'on apprenait la mort des gens", ainsi commence ce chapitre, un des plus courts du livre, un de ceux qui paraît les plus éloignés du sujet, et pourtant, il en est au coeur, traitant de la situation dans laquelle nous laissons désormais nos aînés.

Quand je dis en préambule que "Pour que rien ne s'efface" m'a touché autant que troublé, c'est justement pour cela : ne pourrais-je pas un jour me retrouver à la place de Liliane Garcia, oublié, pourrissant chez moi sans que personne ne s'en inquiète ? C'est une crainte réelle que j'avais, avant même de lire ce livre, et qui demeure.

Oublié... En fait, personne n'a oublié Lila Beaulieu. La preuve, puisque les douze narrateurs du roman parle d'elle, de leurs relations avec elle, de leurs souvenirs la concernant. Oubliée, Lila ne l'est donc pas. Reléguée à l'arrière-plan, refoulée, seraient peut-être des mots plus justes. En tout cas, on ne s'est pas assez inquiété d'elle pour envisager sa mort, encore moins pour s'inquiéter de son sort pendant des semaines...

Et puis, il y a l'autre paradoxe qui m'est apparu à la lecture de ce roman, en écho avec certains événements récents. Liliane Garcia est morte. Mais depuis quand Lila Beaulieu avait-elle disparu ? Depuis son rôle dans "la chambre obscure", sa carrière d'actrice n'avait jamais retrouvé les sommets, bien au contraire.

De Lila Beaulieu, reste avant tout une image, celle de la jeune femme qu'elle était, dans ce rôle troublant, qui a marqué la mémoire des cinéphiles, mais aussi du grand public. Fixée, figée, c'est comme si Lila Beaulieu n'avait pas vieilli. L'état de son corps, pardon de ces détails, ne permet pas de garder une dernière image d'elle, elle a déjà disparu quand on la retrouve.

Ne reste donc d'elle que ce qu'elle fut, et même pas, puisque c'est le visage d'une autre, d'un personnage qu'elle incarnait que tous garderont. Et je repense alors à Carrie Fisher, renvoyée tant de fois au personnage de la princesse Leia au moment de sa mort. Comme si le personnage avait dévoré l'actrice. Phénomène accru par les réseaux sociaux, qui focalisent mais n'englobent pas.

Encore un paradoxe, non, cette notion d'immortalité qui touche les personnalités, les célébrités, mais se heurte à la biologie et au côté éphémère de la vie ? En fait, le personnage principal du roman, ce n'est pas Lila Beaulieu, quoi qu'en dise la phrase d'accroche en couverture et le texte de quatrième, mais bien Liliane Garcia, condamnée à s'effacer.

Une vie, 65 ans réduits à une image... Oui, je suis d'accord avec vous, je me pose bien trop de questions... Mais, c'est aussi la qualité de ce livre, je crois, et donc, de son auteure, Catherine Locandro, de ne pas limiter la portée de son histoire à son personnage central, mais bien de nous interpeller sur des questions très concrètes qui doivent nous toucher tous, à plus d'un titre.

"Pour que rien ne s'efface" est un roman assez court, 200 pages à peine, qu'on lit d'une traite ou presque, curieux de découvrir qui était Liliane Garcia, alias Lila Beaulieu. Et aussi, comprendre comment cette femme a pu s'approcher si près d'une vie idéale avant, telle Icare, de se brûler les ailes et de se perdre...

Mais, Catherine Locandro, à travers ce portrait en creux de la disparue, fait aussi le portrait de ces hommes et de ces femmes qui, eux aussi, souffrent d'une solitude profonde, d'une insatisfaction globale... Avec un chaînon manquant : Lila Beaulieu, qui a embelli la vie des uns, qu'elle n'a jamais rencontré, et posé des problèmes aux autres, ceux qu'elle connaissait.

Tiens, ce ne serait pas encore un paradoxe, ça ?

dimanche 22 janvier 2017

"Une injustice n'est rien, si on parvient à l'oublier" (Confucius).

Parlons ce dimanche d'un roman que j'ai dévoré presque sans m'en rendre compte. Lu en numérique, je n'avais pas en tête son nombre de pages (250 pour la version papier), mais je me suis surpris, après un trajet en transports en commun et un moment dans une salle d'attente, à en avoir avalé la moitié d'une traite ou presque. Et pourtant, c'est un roman qui m'a déstabilisé. Par sa scène d'ouverture, par sa construction et par sa finalité. Bref, une lecture qui m'a décontenancé, bousculé et m'a poussé à me positionner différemment face aux personnages et face aux faits relatés. "En douce", de Marin Ledun (en grand format aux éditions Ombres Noires), pourrait être classé en roman noir, par ses thèmes et son côté psychologique prononcé, mais sa densité et son rythme en font indubitablement un thriller. Avec, pour thème central, l'injustice, à qui je pourrais quasiment mettre une majuscule. Car, en arrière-plan, c'est bien la société qui est montrée du doigt par le romancier...



Un soir de 14 juillet sur la côte landaise. La foule est rassemblée pour regarder le feu d'artifice. En son coeur, un homme, Simon, et une femme, qu'il a aperçue et sur laquelle il a flashé. Ce n'est pas la première fois qu'il la voie, elle fréquente le même bar que lui et il s'y sont croisés souvent ces derniers temps, sans s'adresser la parole.

Mais là, en ce soir de fête, au milieu des vacanciers et des fêtards, tout change. Elle est belle, séduisante, un jeu de séduction tacite s'installe entre eux. Presque un jeu de cache-cache. Jusqu'à ce qu'elle se présente à lui. Elle veut danser, il accepte et une bonne partie de la nuit passe ainsi. Au moment de rentrer, elle souhaite qu'il la raccompagne chez elle.

Chez elle, c'est une caravane, installée près du chenil où elle travaille, à s'occuper de nombreux chiens laissés à sa garde. A ce moment-là, son patron ayant pris lui aussi quelques jours de congé, elle doit gérer toute seule l'endroit, et on n'imagine que ça ne doit pas être simple tous les jours de nourrir et entretenir cette meute...

Pour la suite, je ne vais pas vous faire un dessin. On pourrait presque se croire dans la chanson de Francis Cabrel, "Un samedi soir sur la Terre". Mais, brusquement, tout bascule, lorsque la jeune femme brandit une arme et en menace Simon. Celui-ci est éberlué : non seulement elle connaît son nom, mais l'arme... c'est la sienne !

Pas le temps de se demander ce qui lui arrive, elle tire et le blesse à la cuisse. Puis, elle le traîne et l'enferme dans une pièce close, à l'écart. Emilie, c'est ainsi qu'elle s'appelle, a vraiment tout calculé et c'est manifestement à lui, Simon, qu'elle en veut. Mais pourquoi ? Que cherche-t-elle ? Qu'attend-elle de lui et que compte-t-elle faire de lui ?

C'est tout l'enjeu de cette histoire, bien évidemment, qui va se dévoiler petit à petit. En fait, ce n'est pas seulement le lien entre Emilie et Simon que l'on va découvrir, mais toute la vie de cette jeune femme qui fête ses 39 ans et qui est en train de perdre pied. Alors qu'on a eu droit à une entrée en matière digne de "Misery", peu à peu, l'impression générale change.

Emilie a tout de la femme fatale, j'emploie ce terme à dessein, lorsqu'on fait sa connaissance. Jouant de son charme pour piéger Simon, elle apparaît comme une prédatrice, une folle, que sais-je ? Une tueuse en série qui jette son dévolu sur sa nouvelle proie... En tout cas, on ne peut pas dire que la première impression qu'elle donne soit particulièrement positive.

Le fait qu'elle ait manigancé avec soin son acte n'est pas plus rassurant. Elle est flippante, disons-le, parce qu'on ne sait pas exactement de quoi elle est capable. Va-t-elle torturer Simon un bon moment, profitant de sa solitude et de l'isolement du chenil, avant d'aller balancer son corps dans un étang voisin ? Franchement, pendant un temps, j'aurais bien parié là-dessus...

Et puis, le jeu des flash-back commence. Si Emilie donne quelques explications à Simon sur les raisons qui l'ont amené là, si Simon se souvient d'un coup de ce jour-là, le reste nous apparaît directement, par la voix du narrateur neutre. A moins qu'on ne soit quasiment dans la tête d'Emilie, explorant ses souvenirs.

Alternent alors les passages relatant le passé et les situations présentes, la vie quotidienne d'Emilie et sa gestion du cas Simon, dont la disparition finit par être remarquée... Mais, encore une fois, "En douce" se démarque de la classique mécanique de thriller ou de polar. L'important, c'est le huis clos et même, plus encore, le combat intérieur d'Emilie.

Oui, je l'ai dit, on change progressivement de regard sur elle. Du monstre qui vous fiche les jetons à une personnalité bien différente, pas épargnée par le destin, et depuis toujours. La voilà, l'injustice, celle qui frappe cette jeune femme qui avait tout pour mener une vie épanouie mais qui, successivement, a vu tous ses espoirs s'envoler.

La vie a été une chienne avec Emilie, au point de la pousser à commettre ces actes terribles qui sont le fil conducteur du roman. Mais, est-elle plus coupable que victime ? Forcément, la question se pose jusqu'au terme de la lecture, même si on peut aussi se dire que ce qu'elle a traversé ne justifie pas de tels gestes.

Je ne vais pas trancher, à chaque lecteur de se faire son opinion. Un lecteur est-il juge des personnages qu'on lui présente ? Je n'en suis pas certain, et la situation d'Emilie est bien plus complexe qu'il ne semble. Toutes proportions gardées, Emilie m'a fait pensé au personnage principal du "Couperet", de Donald Westlake, incarné au cinéma par José Garcia.

Je m'explique. Ils sont très différents, c'est vrai, mais tous les deux vont être frappés par des événements qu'ils ne maîtrisent pas et qui peuvent légitimement nourrir un sentiment d'injustice. L'un comme l'autre choisit alors la violence pour remédier. Pour Emilie, elle reste très circonscrite, contrairement au cadre meurtrier de Westlake/Gavras.

Pourtant, la comparaison ne s'arrête pas là. Car, derrière le drame dont nous sommes les témoins, se dessine un arrière-plan social très fort. "En douce" est une critique violente de notre société actuelle, exactement comme "le Couperet" dénonçait les dérives du libéralisme économique. C'est fait avec une grande subtilité, mais aussi avec un côté militant revendiqué et une colère qui sourd entre les lignes.

La descente aux enfers d'Emilie est autant personnelle que sociale. Le fait qu'on la retrouve dans ce chenil, travaillant dans des conditions très pénibles, sans doute pour des clopinettes, mais avec une abnégation qui frôle l'auto-flagellation. Chez Emilie, l'injustice se mêle à la culpabilité pour donner un cocktail détonant qui, en ce 14 juillet, a débordé de son verre...

Emilie est sur le fil du rasoir, prête à basculer et à franchir un point de non-retour. En tirant sur Simon, en le séquestrant, sans doute a-t-elle déjà mis un pied de l'autre côté de cette ligne, mais cela ne fait pas d'elle une criminelle professionnelle, impénitente, capable de récidiver. Au contraire, elle recherche, dans cet acte grave, fou, injuste, lui aussi, à exorciser son mal.

Dans toute la première partie du roman, en tout cas une fois qu'on a compris qu'on n'était pas en présence d'une psychopathe de la pire espèce, on se dit que c'est la vengeance qui l'anime, ce sentiment qui, depuis la nuit des temps, donne lieu partout au même genre de gestes que celui commis par Emilie. Et fonde, au passage, tout un pan des littératures à travers la planète...

Mais, là encore, on se trompe de point de vue. La rédemption ? Je ne le crois pas, je penche plutôt pour un thème que nous évoquions dans un récent billet : la résilience. Oui, voilà la quête véritable que mène Emilie. Une volonté de briser la spirale négative de son existence, de faire table rase, de repartir de zéro, de retrouver la paix...

Et Simon, dans tout ça ? Curieusement, alors qu'il incarne aux yeux d'Emilie son injustice, il n'a rien d'un puissant, d'une menace, d'une puissance qu'il faille défier, renverser. Non, Simon est lui aussi quelqu'un d'ordinaire, qui n'a pas eu la vie facile. Il a connu son lot de galères et il vit lui aussi dans une situation précaire, proche même de la marginalité...

C'est aussi une des forces d' "En douce" : découvrir que, finalement, Emilie et Simon sont pareils, dans la même situation, avec quelques différences mais aussi un drame commun qui les unit. Et cela rend ce roman plus troublant encore, plus déroutant. Parce qu'il n'y est nullement question de morale, mais de tout autre chose. Et bien malin qui peut se douter du dénouement de ce roman.

Je l'ai dit, j'ai dévoré "En douce" presque sans m'en rendre compte, j'ai avancé à grande vitesse, happé sans même en avoir vraiment conscience, curieux de comprendre (et je ne suis pas certain, à vrai dire, d'avoir mesuré tous les enjeux) et surtout de savoir comment Emilie allait se sortir de cette affaire, et ce qu'il allait advenir de Simon, bien entendu.

Je n'ai pas fini K.O., mais tout de même bien secoué par cette fin que je n'attendais pas. J'ai lu ce roman rapidement, mais il a alimenté un moment mes réflexions. Encore maintenant, alors que j'écris à son sujet, je retrouve certains questionnements. A partir d'une histoire ordinaire (mot auquel je ne confère pas de sens péjoratif), Marin Ledun nous propose un roman dur et qui nous bouscule, dans la lignée de ces grands romanciers noirs que furent Manchette, Pouy, Izzo et quelques autres.

samedi 21 janvier 2017

"Moi, je crois au contraire que nous devons parler du passé, sans quoi nous ne pourrons pas reconstruire le présent".

Voilà un thriller pas ordinaire, à conseiller à tous les paranoïaques et tous les flippés, parce que ça ne devrait pas arranger leur cas. Vous allez voir qu'on entre dans ce livre avec une situation déjà particulièrement étrange, mais ce qui suit l'est de plus en plus, au point qu'on est complètement perdu, incapable de savoir si ce qu'on lit est avéré et si on peut faire confiance à l'un des personnages que l'on croise... Peut-être avez-vous déjà entendu parler de ce roman et de son titre lui-même fort étrange et intrigant : "l'opossum rose", de l'Argentin Federico Axat (traduction d'Isabelle Gugnon), aux éditions Calmann-Lévy. Une espèce d'OVNI qui tient en haleine jusqu'au bout et nous fait passer par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, par tous les sentiments envers le personnage central de cette histoire complètement folle (et ce n'est pas juste une façon de parler). Attachez vos ceintures, on décolle immédiatement pour plonger dans cette lecture tout à fait surprenante...



Ted McKay a décidé d'en finir. Une arme à la main, il est bien décidé à profiter de l'absence de sa femme et de ses enfants pour se suicider. Il a pensé à tout, cette absence qui lui offre un moment de solitude idéal pour mettre à exécution son projet, un petit mot pour avertir son épouse et éviter de traumatiser ses enfants, tout, vraiment tout.

Sauf...

Sauf ces coups frappés à la porte, pile au moment fatidique, juste avant qu'il n'appuie sur la détente et ne mette un terme à cette vie qui, selon lui, n'en vaut pas la peine... Qui peut bien venir le déranger à cet instant ? Résolu à ne pas ouvrir et à achever ce qu'il a entamé, Ted marque pourtant un nouveau temps d'arrêt.

Devant lui, un mot. Son écriture, mais des mots qu'il ne se rappelle pas avoir écrit... "Ouvre la porte. C'est ta dernière chance". Et l'autre, derrière la porte qui frappe, l'appelle par son nom, affirme savoir ce qu'il est en train de faire, l'exhorte à lui ouvrir... Déstabilisé, Ted sent sa volonté vaciller. Intrigué par tout cela, il finit par choisir d'ouvrir.

Devant lui, un homme qui se présente sous le nom de Justin Lynch. On pourrait croire à un quelconque colporteur, mais ce... Lynch en sait décidément trop. Ted accepte de l'écouter. Et ce qu'il va entendre retire tout intérêt aux bizarreries précédentes qu'il vient de vivre... Lui qui se voyait déjà mort, la tête explosée, se retrouve face à une proposition du genre qui fait réfléchir...

Lynch lui laisse le choix : soit Ted décide de se tuer quand même, et il ne l'en dissuadera pas, soit il travaille pour l'organisation très discrète qui emploie l'étrange visiteur. Un boulot très simple : tuer quelqu'un. Pas n'importe qui : tuer un tueur. Un nommé Blaine, qui a échappé à la justice pour des questions de procédure alors que tout semble indiquer qu'il a assassiné sa petite amie.

Puis, en échange de ce menu service, l'organisation s'arrangera pour que le suicide de Ted passe à son tour pour un meurtre. Ainsi, son épouse et ses filles n'auront pas à se demander pourquoi il a voulu en finir. Pas de culpabilité, simplement un sentiment d'injustice et de tristesse qui devrait s'apaiser plus facilement...

Malgré ses doutes, ses interrogations, Ted se laisse convaincre. Le voilà donc lancé dans cette drôle d'aventure, avec d'autant plus d'entrain qu'il espère vite passer de vie à trépas... Mais, que se passe-t-il exactement, là ? Et qui est ce Lynch, pour quelle organisation travaille-t-il, exactement ? Ted n'est pas le seul à se poser des questions, le lecteur aussi.

Personnage et lecteur ne sont pas au bout de leurs peines et de leurs surprises...

Voilà, voilà... C'est maintenant que parler de ce livre va devenir sacrément coton... "L'opossum rose" n'est pas un livre comme les autres. Il ne faut pas entrer dedans comme dans un thriller classique. D'ailleurs, rapidement, on comprend bien qu'il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire. Mais surtout, on se demande ce qu'on doit croire.

Tout ce qui se passe devient sujet à caution, rien ne dit que cela se passe exactement comme on nous le raconte. Lynch, par exemple, d'où sort-il ? Est-il celui qu'il prétend être ? Et ce n'est qu'un exemple parmi tant d'autres, parmi tous ces personnages que nous n'évoquerons même pas dans ce billet, parce qu'il vous faut lire le livre pour faire leur connaissance...

On plonge dans une espèce de cauchemar, c'est ce qu'on se dit. Ted est peut-être sujet à des cauchemars particulièrement élaborés, qu'il traverse comme si c'était vrai. Oui, ça doit être ça. Des cauchemars dans lesquels rien ne se passe comme prévu et où Ted tombe de Charybde en Scylla... Vivement le réveil ! Enfin, si c'est bien ça son souci...

Et puis, soudain, au détour d'une page, tout change. Je ne vais rien dire de plus, mais le point de vue premier disparaît pour nous offrir un regard tout autre, en particulier sur Ted. Et rebelote, on perd tous ses repères, on doute de tout et de tous, des événements comme des personnes. Est-ce la réalité, cette fois ? Ou... autre chose, encore ?

La mécanique mise en place par Federico Axat est redoutable : le lecteur est largué, mais dans le bon sens du terme. Parce que cela devient aussitôt captivant : on nous a trompé une fois, on ne nous trompera pas mille fois, si vous voyez ce que je veux dire... Et puis, malgré l'attention renforcée, malgré les questions, les trucs que l'on croit voir, hop, on se fait illico mener en bateau, et pas qu'une fois...

Si vous avez aimé "Shutter Island", roman auquel on pense assez naturellement, même si la démarche est très différente, ou le "Puzzle" de Franck Thilliez, alors "l'opossum rose" est fait pour vous. Il faut absolument accepter la proposition de Federico Axat et se laisser porter, sans résistance. Après toutes ces histoires déroutantes, il est certain que la vérité finira par apparaître !

Mais oui, soyez-en sûr !

Bon, vous n'êtes pas non plus obligé de me faire confiance, en fait. Imaginez que, moi aussi, dans ce billet, je raconte tout et n'importe quoi. Après tout, tout est possible ! Mais il faut reconnaître que Federico Axat maîtrise parfaitement son sujet. Lui seul sait où il va et jusqu'où il nous emmène. Il n'y a qu'une seule personne de confiance dans cette histoire, et c'est lui.

Et le coeur de l'enquête, c'est de comprendre qui est exactement Ted, bien sûr. Il est le moteur de cette histoire, mais difficile avant un bon moment de le cerner. Victime ou coupable ? Et coupable de quoi, si c'est le cas ? D'ailleurs, même s'il est victime, alors qu'on a une raison crédible en main, de quoi est-il exactement victime, puisque rien de ce que l'on sait n'est fiable ?

En attaquant la lecture de "l'opossum rose", on entre dans un véritable mélange de labyrinthe et de train fantôme, dans lequel il y a des impasses, des chausses-trappes, des miroirs déformants, des monstres cachés dans l'ombre et même, oui, même des opossums ! Notre seul fil d'Ariane, ce sont les pages du livre qu'on doit tourner pour retrouver la sortie. Et sa santé mentale.

Ah, l'opossum, oui, il faut en dire un mot. Vous devez bien vous demandez ce que vient faire là ce brave animal, un marsupial appartenant à la famille des Didelphidés. On a tous en tête l'image d'Epinal de cet animal roupillant du sommeil du juste, la tête en bas, suspendu à une branche ou tout autre perchoir, par sa queue très souple...

On en retient le côté très sympa de cette bestiole, ce n'est pas tout à fait vrai, certaines espèces sont carnivores et peuvent se montrer assez agressives. On comprend ainsi mieux certaines réactions lorsque Ted croit en voir un et qu'il déclenche un mouvement de panique... Ah, dernier point : les plus fameuses espèces sont grises, et pas roses...

Le titre français, je ne vais pas vous l'expliquer, on le comprend, décidément, c'est une manie, dans les toutes dernières pages du livre. Mais, oui, il y a un ou des opossums dans le roman, aussi bizarre que cela puisse paraître. En fait, c'est même un des éléments qui ne plaident pas en faveur de Ted, qui semble en apercevoir dans les moments les plus incongrus...

Il y a ceux qui voient des éléphants roses quand ils ont un coup dans le nez, Ted, lui, voit des opossums, et sans aucune influence extérieure... Le hic, c'est qu'il est le seul à les voir, semble-t-il. Et comme le lecteur, déjà échaudé plus d'une fois, a tendance à se montrer encore plus sceptiques que Saint Thomas, alors, oui, on se dit que l'opossum est un signe que tout ne tourne pas rond chez Ted...

On se plaint souvent d'avoir l'impression de lire toujours la même chose, voilà un roman qui sort de l'ordinaire, je vous le garantis. Né en 1975 à Buenos Aires, Federico Axat signe avec "l'opossum rose" un quatrième roman particulièrement remarqué (le deuxième publié en France, après "la Transformation des papillons") qui en déroutera beaucoup.

Au bout de ces 430 pages, on respire enfin mieux, tout revient à sa place, tout reprend une forme claire et précise. On sait qui est qui, qui a fait quoi et pourquoi. Et c'est un vrai soulagement de pouvoir enfin se positionner face aux personnages et de se dire qu'on ne s'est pas trompé sur tel ou tel (ou plutôt, le contraire).

Oui, on respire mieux, et pourtant, une pirouette finale et le doute revient, insidieux, sournois. Federico Axat, le coquin, nous laisse là, perdus, pantelants, ne sachant sur quel pied danser, avec des questions qui entre en effervescence dans notre cerveau comme un cachet d'aspirine en train de se dissoudre dans un verre...

Et moi, j'adore finir un livre avec des noeuds au cerveau ! Bravo, Monsieur Axat, vous m'avez non seulement bluffé, mais vous m'avez captivé. Difficile de s'arrêter lorsqu'on a mis le nez dedans, surtout une fois la première partie passée, lorsqu'on se dit que, non, décidément, rien ne colle dans toute cette affaire...

Alors, maintenant, vous aussi, vous avez envie de voir des opossums roses ?

"L'enfance est une plaie... C'est le miroir de notre passé derrière lequel il faudrait rester caché, Louise, c'est une blessure qui se referme et s'infecte à mesure que l'on devient adulte".

Après la Sibérie, la Laponie, direction l'Alaska pour clore ce voyage en territoires glacés. Ici, d'ailleurs, ce n'est pas le climat qui nous intéressera, le roman ne se déroulant pas en hiver, mais d'autres sujets qui donneront certainement le frisson. Avec des personnages tous (gentils ou méchants, pour conserver ce clivage qui a le mérite d'être clair) abîmés, blessés, et qui réagissent chacun à leur façon à ces traumatismes. Après "la compassion du diable", qui avait été un vrai choc dans le domaine du thriller, Fabio M. Mitchelli revient avec "Une forêt obscure" (paru dans la collection "la Bête Noire", aux éditions Robert Laffont). Une nouvelle fois, un jeu bien glauque, dans lequel on croise non pas un, mais deux tueurs en série (des vrais, je veux dire, ou, en tout cas, inspiré de véritables assassins) mais aussi des policiers dans la tourmente, professionnelles comme personnelles. Et un sujet qui s'impose au lecteur comme étant le thème central de tout cela : la résilience...



Carrie Callan est lieutenant dans la police de Juneau, capitale de l'Alaska. se retrouve en charge d'une adolescente, Samantha, qui arrive traumatisée au commissariat. Manifestement, elle a été agressée, mais difficile de savoir quelle est l'ampleur exacte des actes dont elle a été victime. Il faudrait pour cela qu'elle parle, ce qu'elle ne fait pas.

Impuissante, Carrie essaye d'obtenir des renseignements de la jeune victime mais elle-même est bouleversée par les événements : Samantha Caldwell n'est pas une inconnue pour elle ; cinq ans plus tôt, elle avait été violée par son père. Geste totalement incompréhensible de la part d'un homme qui n'avait aucun antécédent mais n'était plus vraiment le même depuis la mort de sa femme...

L'affaire avait éclaté après la confession d'Emma Nelson, fille du supérieur de Carrie et meilleure amie de Samantha. De quoi mettre Carrie dans une position bien inconfortable face à la jeune fille, complètement prostrée... Une situation d'autant plus douloureuse pour la policière, mère célibataire, en charge d'une enfant gravement malade.

Mais, rapidement, la situation va échapper à Carrie, quand Samantha se mutile en plein commissariat... De nouvelles blessures qui mettent clairement sa vie en danger. Et qui interdisent un peu plus aux enquêteurs d'obtenir de sa part les premiers renseignements pouvant permettre de comprendre qui l'a agressée et de quelle manière...

Louise Beaulieu est également policière, mais pas à Juneau. C'est à Montréal qu'elle exerce sa profession. Elle ronge son frein et surtout, elle souffre d'une sévère addiction au jeu, en particulier le poker en ligne, dans lequel elle essaye de noyer son mal-être. Derrière l'addiction, un désespoir profond qui s'accompagne de pulsions pas loin d'être suicidaires...

Son supérieur sent bien que l'un de ses meilleurs éléments est au bord du gouffre et qu'elle ne serait pas forcément contre faire un pas en avant. Alors, il la surveille, la sermonne, un peu maladroitement, essaye de trouver les mots pour l'apaiser... En vain... Jusqu'à ce que surgisse une affaire loin d'être ordinaire dont Louise va s'emparer avec passion et colère.

Au départ, il y a une vidéo, téléchargée sur internet, comme il y en a tant. Mais ce film-là n'a rien à voir avec un clip, un film de vacances, un montage diapo amélioré ou un challenge ridicule comme il en apparaît régulièrement sur la toile. Non, c'est un meurtre que l'on voit à l'image. Et un meurtre des plus sadiques et violents.

Insoutenable, ce film ! Un meurtre au pic à glace. Un homme qui en tue un autre, sans doute son amant, puisque cela se passe sur un lit, sans réelle ambiguïté. Des scènes de nécrophilie et de cannibalisme... De quoi écoeurer l'enquêteur le plus solide. Et la sensation que le tueur a mis en ligne ce film pour se vanter de ses actes et narguer la police...

Louise n'a plus qu'une idée en tête : découvrir qui est cet assassin sordide, qui pourrait recommencer à tout moment, et surtout, éviter que son acte devienne viral et que d'autres malades ne célèbre la gloire de ce meurtrier assez mégalo pour utiliser internet pour revendiquer ses gestes de malade. Une tâche à la hauteur, et une urgence pour oublier le poker et les envies d'en finir...

Carrie et Louise, Louise et Carrie, deux enquêtes apparemment sans rapport et qui, pourtant, vont finir par se rencontrer. On suit évidemment les investigations des deux jeunes femmes, mais aussi l'incroyable parcours de Luka, le tueur de la toile, enfermé dans sa folie, sa soif de reconnaissance et une quête très personnelle... Un projet de vengeance...

Luka. Ce prénom vous dit peut-être quelque chose. Fabio M. Mitchelli s'est inspiré de la cavale démente de Luka Rocco Magnotta qui a défrayé la chronique dans le monde entier après avoir massacré son amant et posté le résultat sur internet, en 2012. Un personnage morbide et déroutant, entre glam, rêve de gloire, pornographie et perversions sordides...

Du Canada, il avait filé en Europe, traqué par les polices des différents pays qu'il traversa, dont la France. Même si le Luka d' "Une forêt obscure" n'est pas Luka Rocco Magnotta, mais un personnage qui s'en inspire fortement, on suit ce parcours comme une espèce de course en avant sans retour possible. Mais le romancier l'intègre aussi à son intrigue avec quelques éléments fictionnels qui vont prendre leur sens au fil des chapitres.

Mais un autre tueur apparaît aussi, dans ce thriller, sous les traits de Daniel Singleton. Cette fois, Fabio M. Mitchelli s'éloigne délibérément du modèle en changeant complètement son identité. Mais, ce qu'on va apprendre de lui le relie à un sinistre meurtrier : Robert Christian Hansen, serial killer à la carrière bien trop prolifique et au mode opératoire glaçant...

Je n'entre pas trop dans les détails, pour qui ne connaîtrait pas ce tueur (qui n'a pas inspiré que Fabio M. Mitchelli, ses meurtres ayant marqué profondément les esprits aux Etats-Unis). Juste dire qu'il va être le point de rencontre de Carrie et de Louise, malgré lui. Il impose sa présence effrayante et oppressante dans le roman, par quelques apparitions marquantes...

Evidemment, tout de suite, une idée vient à la lecture d' "Une forêt obscure" : à quel point le serial killer est devenu un personnage incrusté dans notre inconscient collectif. Au point de devenir un sujet de fascination. De célébrité. On revient au fantasme de Luka, qui recherche la célébrité y compris dans le meurtre et le sadisme le plus cru.

Mais, allons encore plus loin : lorsqu'il s'embarque pour l'Europe, Luka prend une fausse identité, dont le patronyme est Tramell. Le même que celui du personnage incarné au cinéma par Sharon Stone dans "Basic insitnct"... Un film sulfureux dans lequel cette femme assassine des hommes à coup de pic à glace...

La boucle est bouclée, le tueur s'inspire de la fiction qui s'inspire du tueur... De quoi nourrir d'intéressants sujets de réflexion, non ? Un dernier point dans ce domaine : Daniel Singleton lui aussi a son avatar littéraire et cinématographique. Et pas n'importe lequel : Fabio M. Mitchelli le met en scène dans des circonstances qui rappellent indubitablement certaines des scènes-clés du "Silence des agneaux"...

Un mot sur le titre. La forêt obscure, on la découvre rapidement dans le livre avant de mieux comprendre qu'elle est le décor central de toute cette affaire. Mais, ce n'est pas tout. Il y a une autre raison, découverte dès l'exergue du livre, et qui plante le décor. Ami lecteur, toi qui ouvres ce livre, abandonne toute espérance, a-t-on envie de dire, en paraphrasant une célèbre sentence...

L'espérance... Ah, voilà un sujet bien délicat, quand on évoque "Une forêt obscure"... Car, là où on devrait en trouver, on se retrouve le plus souvent face à des situations très dures. Tous les personnages, quasiment (à part Singleton, je pense), sont concernés. Tous ont été confrontés à un drame qu'ils traînent comme des boulets.

Peu à peu, et pas simplement par génération spontanée, apparaît une thématique qui va sous-tendre tout, ou presque : la résilience. "Renaître de sa souffrance", pour faire vite, et en utilisant les mots de celui qui est le chantre de cette théorie en France, Boris Cyrulnik. Vous vous doutez bien que Fabio M. Mitchelli l'utilise à sa manière, pas tout à fait orthodoxe...

Je vais être franc, je n'ai pas été mis autant sous tension que lors de la lecture de "la compassion du diable". Mais cela tient d'abord aux choix narratifs de l'auteur pour nous emmener au coeur d' "Une forêt obscure" et à la mécanique qu'il instaure. Finalement, les enquêtes en elles-mêmes ne sont pas forcément le plus important.

On a des personnages en souffrance, sans solution pour se sortir des affres dans lesquelles ils se trouvent tous. Tous les maux ont-ils des remèdes ? Sommes-nous tous accessibles à la résilience ? Et si oui, de quelle façon ? Et là, oui, j'ai apprécié ma lecture, tant Mitchelli parvient à distordre le concept pour bousculer le lecteur, le mettre franchement mal à l'aise.

Il y a ce que l'on sait, il y a ce qu'on subodore et il y a ce que l'on découvre, dans ce roman. Ne vous attendez pas forcément à une enquête traditionnelle, c'est autre chose que nous offre le romancier. On n'est pas dans un essai philosophique ou psychologique, bien sûr, mais il ne faut pas laisser de côté les questionnements que fait naître cette histoire.

Ah, un dernier mot, j'allais oublier... Et qui rejoins la question de la résilience, d'une certaine façon. L'essentiel du récit se déroule en Alaska. Un peu à Anchorage, mais principalement à Juneau. Une ville très particulière, située sur le détroit de Gastineau : on ne peut pas la rejoindre par la route, mais par la mer ou les airs...

En 1989, le pétrolier Exxon Valdez est à l'origine d'une des plus importantes marées noires de l'histoire après s'être échoué sur un récif, le Bligh Reef. Plus de 800 kilomètres de côtes sont souillées dans le sud de l'Alaska. Cette catastrophe est présente dans "Une forêt obscure". C'est un arrière-plan, c'est vrai, même si elle vient parfaitement s'intégrer dans le récit.

L'action se déroule en 2012, près de 25 ans après le naufrage et pourtant, le souvenir reste présent dans l'esprit des habitants de Juneau. Un traumatisme, je ne crois pas le mot trop fort, qui persiste. Et qui devient un élément contextuel loin d'être anodin. Et également un élément de plus lié à la résilience ; peut-elle s'appliquer à toute une région, et de quelle manière ?

Allez, j'en termine là. Fabio M. Mitchelli confirme le talent vu dans "la compassion du diable". Les émotions provoquées par "Une forêt obscure" sont sensiblement différentes de celles ressenties avec le précédent roman, mais cela ne m'a pas empêché de dévorer ce livre, qui nous fait voyager dans quelques endroits marquants, au son d'une bande-originale très intéressante. Tiens, si on finissait en musique (évidemment pas du tout choisie au hasard) ?


"Je faisais tout à coup partie d'une organisation sociale fondée sur le clan, sans pour autant connaître ma place. Ni les règles qui la régissaient".

Beaucoup d'entre nous avons certainement découvert la situation des Sames (ceux qu'on appelle péjorativement les Lapons) grâce aux romans d'Olivier Truc, et cela semble entraîner une certaine tendance : Canal+ a récemment diffusé la première saison d'une série intitulée "Jour polaire" et sort en poche, chez Folio, un polar suédois qui nous emmène une nouvelle fois dans cette région du monde, à la rencontre des dernières populations aborigènes d'Europe. "La loi des Sames", de Lars Pettersson (traduction d'Anne Karila), est un polar nordique, ne vous attendez pas à une profusion d'effets et à un rythme endiablé, qui nous offre un point de vue à la fois proche et pourtant très différent du "Dernier Lapon" et de ses suites. Mais avec une évidence qui apparaît au fil des pages : la confrontation violente entre les Sames, qui continuent à vouloir vivre selon leurs traditions, leurs règles, et les lois des pays scandinaves, qui n'en ont cure. Avec, à la clé, un difficile retour aux racines, pour une prise de conscience douloureuse...



Anna travaille comme procureure à Stockholm. Mais, cet hiver-là, elle va quitter la capitale suédoise pour gagner le Grand Nord et franchir la frontière norvégienne. Elle a en effet été appelée pour donner son avis sur une affaire criminelle impliquant son cousin, Nils Ante, accusé d'un viol. Toute la famille, ou devrais-je dire le clan, attend le point de vue de la juriste.

Car Anna est originaire d'une famille same, même si sa mère, mariée à un Scandinave, a rompu les liens de longue date avec les siens. Anna n'a pas du tout été élevée dans cet univers, dans cette culture, elle n'y a passé que quelques périodes de vacances quand elle était enfant, au cours desquelles elle avait rencontré Nils Ante et joué avec lui, mais depuis 20 ans, elle est restée loin de tout ça.

Avec le récent décès de sa mère, ce sont les derniers liens, déjà ténus, avec ses racines sames qui ont disparu, jusqu'à cette demande très particulière. Persuadée qu'il ne lui faudra que quelques jours pour faire le point sur les accusations visant son cousin, pour donner quelques conseils en fonction de la situation, elle accepte de prendre un bref congé pour régler tout ça.

Mais, une fois sur place, elle se demande si elle ne s'est pas fait piéger en acceptant l'invitation de sa grand-mère, qui est la véritable chef du clan, intransigeante et autoritaire, incarnation véritable de la communauté same. Car, rapidement, l'examen des faits et le comportement de Nils Ante lui laisse penser qu'il est bien coupable des faits qu'on lui reproche.

Au point que, se détachant des consignes tacites transmises par les siens, elle conseille à la jeune femme violée par son cousin d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au procès. Et peu importe si sa grand-mère aurait voulu qu'elle agisse à l'inverse, et convainque certainement la victime présumée d'en rester là et d'enterrer l'affaire...

Les pressions, si elles sont discrètes, n'en sont pas moins évidentes et Anna n'apprécie pas du tout. Elle se sent instrumentalisée par ce clan auquel elle n'a pas l'impression d'appartenir, cette famille avec qui elle n'a plus de lien depuis un bail et qui se rappelle à elle lorsqu'elle peut lui être utile... De quoi la faire fulminer et rejeter un peu plus ses origines sames...

Mais voilà que les événements vont se précipiter et Anna, malgré ses griefs, décide de prendre les choses en main. Face à une police qui ne semble guère concernée, elle se lance dans une enquête difficile, dangereuse, pour découvrir la vérité sur ce qui se passe dans cette région perdue au milieu d'une nature qui devient rapidement hostile.

Son court séjour va s'allonger, s'allonger et Anna va s'impliquer de plus en plus dans cette histoire, un peu par culpabilité, aussi, avec une colère qui enfle en elle... Sauf que, petit à petit, elle va, presque par la force des choses, renouer ces liens plus que distendus, avec sa famille maternelle, comprenant bien des choses au sujet des Sames. Et plus encore à son propre sujet...

Je l'ai dit d'emblée, je le redis, "la loi des Sames" est un polar nordique, avec tout ce qu'on peut attendre de ce genre particulier : un rythme spécial, assez lent, une préférence pour la dimension psychologique des événements, quelques pics de tension, mais loin des standards hollywoodiens dans ce domaine... Bref, amateurs de thrillers endiablés, ceci n'est pas forcément pour vous.

Je l'ai dit aussi en introduction, Lars Pettersson choisit d'adopter un point de vue assez particulier sur la communauté sames. Disons-le tout net, on ne la découvre pas sous son meilleur jour, il y a même quelque chose d'oppressant, de dérangeant dans ce monde à part que rejoint le lecteur aux côtés d'Anna. Une entrée dans un univers clos, où il est impossible de se faire une place si on n'y est pas invité.

Précisons que cette impression vient avant tout du choix narratif utilisé par Lars Pettersson : c'est Anna qui est la narratrice du roman et on ressent sa propre méfiance à l'égard de cette communauté avec laquelle elle a des liens, mais des liens plus que distendus. Précisons encore que Lars Pettersson a travaillé sur les Sames, communauté pour laquelle il s'est pris de passion au point de venir passer ses hivers dans la région, à leurs côtés.

Mais, on parle bien là d'une des composantes essentielles de ce roman, cette sensation qui colle aux basques d'Anna pendant un long moment de ne pas être à sa place, de redevenir same contre son gré et uniquement parce que cela arrange son clan... Il faut ajouter le rappel pesant et quasi systématique de la mère d'Anna, de son passé, de leur ressemblance... Lourd à porter et douloureux pour la procureure...

Non, le clan sames dont est originaire Anna par sa mère est tout sauf sympathique de prime abord. Mais, Anna reste aussi très extérieure à ce clan, refusant par exemple, d'aller vivre chez ses grands-parents. Ce sont les événements qui vont inverser la tendance. Et, une fois au coeur du clan, forcément, son regard va changer.

Bon, je ne suis pas certains que le personnage de la grand-mère paraisse plus sympathique (au contraire du grand-père vieillissant, très touchant), mais il est certain que Anna va changer de regard sur la communauté same à travers son séjour bien plus long que prévu. Et elle va mesurer la situation catastrophique de ce peuple qui ne veut pas renoncer à son mode de vie traditionnel.

Allez, il va nous sortir son habituel couplet sur l'opposition tradition/modernité... Oui, j'en vois qui soupirent déjà, et pourtant, c'est bien de cela qu'il s'agit, en grande partie. La grand-mère d'Anna incarne complètement cette culture traditionnelle, elle est same à 100%, mais elle sent bien que, à sa mort, elle laissera une communauté qui a déjà entamé une certaine acculturation.

Un des enjeux du romans, c'est la difficulté à vivre au XXIe d'une activité aussi spécifique que l'élevage traditionnel de rennes. Ce n'est plus rentable, la plupart des éleveurs sont condamnés à la misère et le clan de Nils Ante n'échappe pas à cette règle. La mère d'Anna a eu ce courage, celui de partir, de choisir le monde tel qu'il est ; rares sont ceux qui sont près à suivre son exemple.

Ils restent donc au milieu de ce gué très particulier. Une page qui se tourne et voit, hélas, car il faut le déplorer, évidemment, la culture same perdre du terrain, s'effacer, être absorbée par la modernité. Une lutte inégale, face aux Etats scandinaves, forces coloniales, rappelons-le, qui font tout pour imposer leur mode de vie à ces nomades.

Ce n'est pas pour rien si le titre français est "la loi des Sames" (mon suédois étant assez limité, je ne suis pas allé voir ce que signifiait exactement le titre original, je le reconnais). Ce que Anna découvre, c'est la volonté des Sames de conserver leur autonomie, y compris concernant des actes aussi graves que ceux qu'on reproche à Nils Ante.

Anna, avec son regard de juriste chargé d'appliquer la loi suédoise, se retrouve alors forcément en porte-à-faux, coincé entre ce qu'elle considère son devoir et les pressions que sa famille fait peser sur elle. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas d'excuser Nils Ante, ce que ne fait pas Anna, mais bien de comprendre qu'elle a mis les pieds dans un endroit où s'exercent des forces contraires qui risquent de l'écraser.

En fait, les accusations visant son cousin sont l'extrémité d'un fil formant un terrible écheveau que Anna va tenter de démêler, envers et contre tous. Anna n'a que son intégrité pour s'opposer aux deux parties, dans ce conflit insidieux et diffus, dans ce monde qui s'effrite. qui s'éteint. Et là, on retrouve parfaitement les thèmes que développent Olivier Truc dans ses propres polars.

L'enquête d'Anna devient alors quête, une quête d'identité, un retour à ces racines qu'elle n'a jamais vraiment considéré comme étant les siennes. Un cheminement lent, pas évident, mais il est certain qu'entre l'Anna qu'on rencontre au début du roman, venant dans le Grand Nord par obligation et sans enthousiasme, et l'Anna que l'on quitte à la page 523, il y a un monde. Une prise de conscience.

En fait, c'est une sorte de rééquilibrage qui s'opère : Anna, qui n'a quasiment connu que Stockholm, à l'exception de quelques semaines de vacances, qui n'est plus venu chez les Sames depuis une bonne vingtaine d'années, qui n'a pas entretenu de liens avec cette partie de sa famille, redécouvre la part same qui est en elle. Et, forcément, cela influe sur son enquête, autant que sur son parcours personnel.

J'en parle peu, de cette enquête, mais elle est bien là, touffue, difficile, inquiétante, aussi. Si Anna était attendue par les siens pour améliorer les choses, il semble que sa venue ne ravisse pas tout le monde, loin de là. Une menace plane sur elle, se manifestant à travers des événements curieux, dont il est difficile de dire s'il s'agit d'une forme d'intimidation ou des facéties d'un destin à l'humour particulier...

Mine de rien, on est dans un roman assez violent, dans les actes, dans les attitudes, dans les mots. Et dans les faits, aussi. On sent bien qu'on est dans une région où la vie est dure, où l'on ne laisse pas impressionner. Et aussi, où tous les coups sont permis. Une région d'une âpre beauté, avec des habitants taillés dans la glace et la pierre.

Je parle du décor, car il n'est pas anodin. Cette géographie, ce climat, extrêmement rude, sont aussi des éléments-clés du livre. Anna doit aussi s'y faire, apprendre à vivre dans cette région très peu dense démographiquement parlant et battue par les vents, la neige, le froid... A plusieurs reprises, elle va se faire piéger par ces éléments qu'elle sous-estime, ou qu'on va utiliser contre elle.

Ce froid, le lecteur le ressent lui aussi (et pas uniquement parce qu'on se gèle en ce moment, croyez-moi). Le Général Hiver est en campagne, allié autant qu'ennemi des Sames, un contexte avec lequel tout le monde doit composer, qui rythme l'existence de ce peuple depuis des siècles et qui n'épargne rien à celui qui n'y est pas habitué...

Alors, non, "La loi des Sames" n'est pas un pur thriller mené tambour battant, mais son atmosphère lourde, glaciale, frigorifiante et menaçante en fait un livre qui donne le frisson. Le personnage d'Anna, inflexible, intègre, intelligente et sensible, est très intéressant, comme la plupart des personnages qui gravitent autour d'elle et qu'on ne cerne pas toujours très bien.

Elle est en terre inconnue, elle n'y a aucun appui, elle doit se méfier de tous, mais elle va réussir à imposer certaines de ses vues et, avec son caractère bien trempé, elle va s'imposer parmi cette communauté repliée sur elle-même, où tout le monde connaît tout le monde, où des règles spécifiques s'appliquent. Et mettre au jour des vérités dérangeantes. En taire d'autre, par esprit de justice...

"Nous pourrions tous être des loups (...) Nous pourrions tous être heureux".

Après avoir été impressionné par l'univers très sombre d'Aurélie Wellenstein dans "le Roi des Fauves", j'avais très envie de voir ce que cette jeune et prometteuse romancière allait nous proposer. Pourtant, j'ai attendu quelques mois avant de me lancer dans la lecture de son nouveau livre, "les Loups chantants" (aux éditions Scrinéo). Et puis, vu le sujet, l'hiver venant, je suis allé le sortir de la bibliothèque pour le dévorer au pied du sapin ou presque (oui, je l'ai lu à Noël et oui, je sais que j'ai un retard fou dans mes billets...). Et, une nouvelle fois, j'ai été happé, glacé jusqu'aux os par cette histoire qui se déroule en plein blizzard, entraîné à la suite de ce trio d'ados parti dans une quête apparemment impossible. Encore une fois, j'ai été frappé par le côté noir, presque horrifique, par moments, de ce roman où l'auteure développe certains thèmes qui lui sont chers. Et qui confirme que Aurélie Wellenstein est une plume qui compte dans l'imaginaire français.



Yuri vit avec sa soeur, Kira, dans un village d'éleveurs de rennes, quelque part dans le grand nord sibérien. Mais, depuis un an, le jeune homme peine à se remettre d'un douloureux deuil : Asya, la jeune fille dont il était profondément amoureux, est morte, dévorée par une meute de loups après s'être perdue dans le blizzard.

Mais, Yuri n'accepte pas cette idée, il est persuadé d'entendre les loups lui parler régulièrement, lorsqu'ils s'approchent du camp. Et surtout, il croit que Asya n'est pas morte mais qu'elle a rejoint la meute, qu'elle est devenue elle-même un loup. Une manière de refuser ce décès, mais aussi, une espèce d'idéal qui a germé dans l'esprit de l'adolescent.

Le loup, animal sauvage, hantise des éleveurs, est, pour Yuri, un animal fascinant, envoûtant, dont il ressent l'appel, tel Ulysse et son équipage le chant des sirènes. Oui, ces loups chantent et leur chant est enjôleur pour ce jeune homme qui a perdu, avec la disparition d'Asya, une raison de vivre. Un état d'esprit qui le rend plus sensible encore au charme des Loups chantants...

C'est une autre terrible nouvelle qui va frapper Yuri et le sortir de ses états d'âme. Sa jeune soeur, Kira, est malade. Pas une maladie ordinaire : la voilà frapper par un mal qui couvre petit à petit son corps de plaques de glace. A terme, elle risque de se transformer en statue de glace si l'on ne fait rien, de manière urgente.

Mais, le chaman de leur communauté est sans pitié : pour lui, ce qui frappe Kira n'est pas une maladie, mais une malédiction. C'est l'hiver, et son incarnation divine, Korochun, qui a jeté son dévolu sur l'adolescente. Par conséquent, il n'y a rien à faire, Kira fait même courir un grand danger à tous les siens. Voilà pourquoi le chaman décide de la bannir, purement et simplement.

Choqué, Yuri prend la défense de sa soeur, en vain. Conseillé par Anastasia, une de ses amies qui a fait des études d'infirmière, le garçon décide alors de prendre le mors aux dents : malgré le blizzard épouvantable qui ne faiblit pas, bien au contraire, il décide de conduire Kira jusqu'en ville pour qu'elle soit prise en charge par les meilleurs médecins possibles.

Avec son traîneau et son équipage de chiens dévoués à leur maître, il se lance dans cette course contre-la-montre, sans craindre le danger, puisque, de toute façon, tout semble perdu. Avec le renfort inattendu d'Anastasia, il entame une incroyable odyssée dans le froid et la neige, éléments déchaînés qui ne seront pas les seuls dangers que les trois adolescents devront braver, loin de là...

J'ai déjà évoqué la mythologie grecque, avec le souvenir des sirènes cherchant à charmer Ulysse et son équipage, mais le mot odyssée me semble parfait pour qualifier ce voyage qui est évidemment le coeur du roman. Couvrez-vous, l'hiver et ses sbires sont impitoyables et les pièges qu'ils tendent à Kira, Anastasia et Yuri sont tout à fait redoutables.

C'est d'ailleurs là qu'on retrouve les scènes que je qualifiais d'horrifiques dans mon introduction. A la prochaine tempête de neige, même en pleine ville, je regarderai à deux fois où je pose les pieds ! Je me suis même demandé si Yuri, Kira et Anastasia n'allaient pas finir par tomber sur les animaux de buis de l'hôtel Overlook (désolé, pas pu m'empêcher ce clin d'oeil à Stephen King...).

J'ai apprécié ce climat, cette relative lenteur (et pour cause, les conditions ne sont pas idéales pour avancer toutes voiles dehors), le côté sombre accru par la nuit qui n'en finit pas, j'ai ressenti ce froid et ces présences menaçantes, que ce soit l'hiver et ses avatars ou ces loups, qui semblent suivre le convoi, et dont on ne sait pas s'ils sont un danger ou une aide possible...

Poussés par le désespoir, les trois adolescents font preuve d'un courage exemplaire dans ces conditions terribles, luttant contre le temps (celui qui passe comme celui qui se dégrade continuellement) et se méfiant de chaque rencontre. Comme si leur oppressante solitude, dans cette immensité glaciale et hostile, était finalement leur meilleure protection.

Unis par une indéfectible amitié, ils se dépassent, particulièrement Yuri et Anastasia, Kira voyant son corps se couvrir de glace à vitesse grand V et souffrant de plus en plus. Accrochés, arc-boutés à quelques minces espoirs, chaman ou médecin, pour aider Kira, ils couvrent la phénoménale distance aussi vite que possible. Aussi vite que ne leur permettent tous ces obstacles inattendus...

Un des thèmes de ce roman, qui émerge petit à petit, c'est l'opposition entre la tradition et la modernité. La tradition, c'est le chaman qui l'incarne, ne voyant pas autre chose qu'une malédiction dans les soucis de Kira ; face à lui, Anastasia, qui possède un certain savoir médical, fruit d'études qu'elle se verrait bien reprendre.

Si Yuri et Kira sont de purs produits de leur communauté, n'ayant connu que les villages d'éleveurs de rennes, les transhumances et les interminables hivers, Anastasia, elle, a une autre expérience, celle de la ville, du monde moderne, avec, là encore, ses sirènes, la fascination que cela peut provoquer. Mais surtout, un mode de vie très différent de celui de sa famille et de ses amis.

Le mince espoir qui demeure, c'est la science, face à l'impuissance et à la mauvaise volonté du chaman. Pour autant, il ne s'agit pas forcément pour l'auteure de rejeter ces cultures ancestrales pour privilégier la modernité. Yuri lui-même n'y voit qu'un dernier recours, ne rejetant pas ses racines mais espérant bien, si le sort le permet, revenir avec Kira en pleine santé, pour clouer le bec de ceux qui les ont bannis.

Mais, d'autres thèmes se détachent des "Loups chantants", dont certains qui étaient déjà au coeur, sous des aspects différents, du "Roi des Fauves". Par exemple, on retrouve la question de la métamorphose. Si, pour les berserkirs, c'était une condamnation, une malédiction irréversible, pour les loups qui chantent aux oreilles de Yuri, c'est tout autre chose.

La citation en titre de ce billet, phrase que prononce Yuri à un moment critique de son aventure, résume très bien cela. Le pouvoir d'attraction, de plus en plus fort, qu'exerce la meute sur Yuri. Persuadé que c'est Asya, sa défunte amie, qui la mène après s'être réincarnée, il envisage de plus en plus de franchir le pas, de la rejoindre, de goûter à la plénitude qui se dégage de leur chant.

A ce point, se pose tout de même la question : Yuri, fou de douleur, ne déraille-t-il pas ? Rêve-t-il (dimension onirique qui tient par moments bien plus du cauchemar, d'ailleurs), cherche-t-il dans cette espèce d'hallucination un moyen d'atténuer la douleur causée par la perte de celle qu'il aimait ou bien est-il vraiment "contacté" par ces loups ? A chacun son idée à ce sujet, évidemment...

Au rayon métamorphose, on a aussi celle de Kira, cette transformation en statue de glace, douloureuse, affreuse et, dans le même temps, assez fascinante par l'espèce de beauté malsaine qu'on ressent devant cette carapace de glace qui s'étend, avec une terrible rapidité, à tous son corps. Avec des effets secondaires qui brisent le coeur et l'âme...

Je referme cette parenthèse pour revenir à un autre sujet présent dans les deux romans d'Aurélie Wellenstein que j'ai évoqués dans ce billet, corollaire de la question de la métamorphose : la dualité humanité/animalité. Dans "le Roi des Fauves", c'était un combat terrible entre ces deux entités. Ici, c'est un peu différent.

Il y a quelque chose d'insidieux, dans le chant des loups, il entre dans le cerveau du jeune homme, affaibli par sa douleur, le grignote, instillant en lui l'idée que quitter son humanité pour rejoindre le camp de l'animalité serait le meilleur moyen de retrouver son bonheur perdu. Et l'on revient à l'ambiguïté de ces loups, au fait qu'ils peuvent aussi bien représenter une menace qu'un soutien.

Le loup... Un animal dont on parle beaucoup, ces derniers temps. En bien, en mal, les camps sont très tranchés... Dans "les Loups chantants", il se dégage d'eux une vrai noblesse, une sombre puissance, une certaine violence (reste à savoir quand et comment elle éclatera) et une aura fascinante, une indéniable séduction...

A ces loups, on peut, non, on doit ajouter les chiens qui propulsent les traîneaux de Yuri et Anastasia, avec en particulier Orion, le chef de meute. Le roman est dédié à Haplo, le chien d'Aurélie Wellenstein, et la relation entre Yuri et Orion est certainement l'hommage que la romancière rend à son compagnon à quatre pattes. Elle est fusionnelle et bouleversante, mue par une confiance réciproque sans aucune borne.

Reste un dernier thème à aborder : le deuil. Pour moi, c'est le thème central des "Loups chantants", voilà pourquoi je l'ai gardé pour la fin. J'ai lu des avis très contrastés sur ce roman, mais, qu'ils soient bons ou pas, je ne me souviens pas avoir lu le mot deuil dans ces commentaires. Mais comment peut-on faire l'impasse sur cette dimension essentielle ?

Yuri est en profonde dépression depuis la disparition d'Asya. L'annonce de la maladie de Kira et son bannissement finissent par le pousser au désespoir, au point de se lancer dans ce voyage qui semble impossible, mais qui est la seule voie de survie... Une raison de vivre, voilà ce que lui offre ce trajet, alors qu'on le sent très ébranlé, au bord de commettre l'irréparable.

C'est ma vision de cette relation qu'il entretient avec les loups. La vie lui est difficile, insupportable, même. Jamais le mot suicide n'est employé, mais je n'ai pu m'empêcher de voir cette idée poindre derrière l'étrange relation qu'il entretient au loup et l'idée que sa métamorphose, comme celle, supposée, d'Asya, serait un moyen de rompre avec ce mal-être insondable.

Que va trouver Yuri au bout de sa quête ? Aura-t-il des réponses satisfaisantes à ses questionnements, des baumes pour atténuer ses douleurs ou cédera-t-il aux sirènes lupines, à l'attraction de l'animalité bienfaitrice, à l'abandon ? C'est tout l'enjeu de cette histoire, sombre, douloureuse, troublante, oppressante... En tout cas, moi j'ai marché.

J'ai retrouvé la noirceur du "Roi des Fauves", avec un final un poil plus lumineux, et c'est décidément une des grandes qualités du travail d'Aurélie Wellenstein. Elle semble aussi s'inscrire dans une tendance actuelle à voir des romans jeunesse être sujets aux idées noires, très noires. Et, dans ce domaine, Aurélie Wellenstein trace son sillon. Et, comme après "le Roi des Fauves", j'attends avec envie son prochain livre...

mercredi 18 janvier 2017

"Tu réfléchis comme un samouraï, mais les temps ont changé (....) L'honneur n'existe plus sur les champs de bataille".

Restons en Asie, si vous le voulez bien, mais quittons Hong Kong et l'époque contemporaine pour le Japon féodal. Avec un roman qui mêlent le code des samouraï, la fantasy et même, de mon point de vue, des thématiques très classiques de cape et d'épée et quelques clins d'oeil à la japanimation. Un premier tome, puisque l'oeuvre est en fait un diptyque, qui laisse encore la part du lion à la partie épée, initiation, apprentissage et duels, mais qui, on le devine déjà, devrait voir la fantasy, encore discrète, gagner du terrain rapidement dans la suite... "Vent rouge", de Jean-Luc Bizien, vient de paraître en poche chez Folio et ouvre de manière très intéressante et spectaculaire le diptyque "Katana". Si l'action tient une place importante, ce premier volet prend le temps de planter le décor, de camper les personnages, d'établir les relations entre eux et nous amène jusqu'à un cliffhanger final qui laisse présager un second tome tout à fait passionnant...



Âgé de 15 ans, Ichirô vit aux côtés de son maître, Hatanaka, qui lui enseigne son savoir pour en faire un véritable samouraï. Hatanaka est ce qu'on appelle un yamabushi, c'est-à-dire un guerrier vivant en ermite et en ascète dans les montagnes, sans maître. Le vieux maître s'occupe de son disciple depuis son plus jeune âge et son enseignement commence à porter ses fruits.

S'il lui reste encore beaucoup à apprendre, Ichirô fait d'incontestables progrès dans le maniement du sabre. Preuve en est cette première défaite infligée à Hatanaka, immédiatement suivie par une seconde. Même en camouflant sa mauvaise foi sous la sagesse qu'il s'évertue à transmettre au jeune garçon, Hatanaka ne peut plus reculer : il va devoir tenir sa promesse.

Une promesse que Hatanaka aurait voulu repousser encore longtemps : révéler à Ichirô ses origines. Et, par-là même, les circonstances dramatiques qui l'ont amené à recueillir le garçon alors qu'il n'était encore qu'un nourrisson... Mais, Hatanaka ne peut se dérober et doit expliquer à l'adolescent qui il est réellement, question d'honneur.

Voilà comment Ichirô découvre, stupéfait, qu'il est le fils d'un noble couple qui a eu maille à partir avec le daimyo, le puissant seigneur local. Un homme impitoyable qui, s'il n'obtient pas ce qu'il exige, châtie les contrevenants de la pire des façon. Le récit de la mort des parents d'Ichirô a de quoi glacer les sangs. Et réveiller une violente colère et une inextinguible soif de vengeance.

Hatanaka a beau essayer de les refréner, d'expliquer à Ichirô que le temps de sa vengeance n'est pas encore venu, qu'il n'est pas prêt à affronter un homme comme le daimyo, l'adolescent n'a plus qu'une idée en tête : défier l'assassin de ses parents et le tuer. Le seul hommage qu'il puisse rendre à ses défunts parents, tout en réhabilitant l'honneur bafoué de sa famille.

Une première occasion se présente quand Ichirô apprend que le daimyo souhaite recruter de nouveaux samouraïs au sein de sa garde personnelle. Pour cela, il a organisé un tournoi au cours duquel se battront les plus redoutables manieurs d'épée de la région. Les vainqueurs seront alors embauchés. Quelle meilleure opportunité d'approcher le daimyo ?

Mais l'expérience est un échec cuisant et Ichirô manque de peu d'y laisser la vie. Sauvé in extremis par Hatanaka, Ichirô va devoir apprendre la patience avant de pouvoir espérer défier le daimyo. Mais, l'effet de surprise sera moindre, désormais. Lors du tournoi, le jeune homme a dévoilé une partie de son jeu et, désormais, il est un fuyard, cible des hommes du daimyo.

Alors, il faut reprendre ses forces, retrouver l'entraînement et chercher un nouveau moyen d'atteindre l'ennemi désigné, cette fois pour le tuer... Ou laisser sa vie en essayant. Mais, pour cette autre tentative, Ichirô et Hatanake ne seront pas seuls. Au cours de leurs aventures, ils vont en effet constituer un petit groupe autour d'eux, avec des personnages rencontrés en route.

Ces nouveaux alliés s'appellent Buta, Onô, Jotarô et Aiko. D'eux, je vais vous dire très peu de choses, car il vous faudra assister à ces rencontres au fil de votre lecture. Je peux simplement vous dire que ces personnages, et c'est ce qui donne du sel à ce roman, n'ont rien d'alliés fiables à première vue. Bien au contraire, pour différentes raisons, on pourrait croire que, à cause d'eux, Ichirô coure à l'échec.

Chacun de ces renforts, de par son passé, ses défauts, mais aussi ses qualités, pourrait être un obstacle dans la quête de vengeance du jeune homme et de son maître. Oh, ils le seront, bien évidemment, la route menant au daimyo est jalonnée d'obstacles et de dangers, mais le vieux maître et son prometteur élève savent trouver les parades.

Et, surtout, ils bénéficient d'un atout, d'une arme, je ne sais pas trop comment qualifier cela de façon adéquate, d'une valeur que le daimyo a reniée depuis longtemps : l'honneur. Or, dans le Japon médiéval, dans cet univers où le bushido, ce code de conduite quasi sacré, tient encore une place importante, l'honneur n'est pas complètement tombé en désuétude...

Voilà comment Ichirô va constituer une bonne partie de sa troupe : en s'appuyant sur l'honneur, ou sur le déshonneur, des uns et des autres, malgré la sensation qu'il prend des risques énormes en choisissant ces traîtres en puissance pour l'épauler. Une situation qui, en soit, vaut le coup d'oeil, autant que le côté hétéroclite des personnages ainsi unis.

En un peu moins de 300 pages, dans cette version de poche, Jean-Luc Bizien lance donc la quête d'Ichirô et façonne ce groupe assez étrange qui va se lancer à l'assaut d'un personnage qu'on devine de plus en plus puissant au long des chapitres et de ses rares apparitions. Ichirô sait-il réellement qui il va défier ? Car le daimyo possède un terrible secret, légèrement dévoilé dans ce premier tome.

Enfin, suffisamment dévoilé pour que l'on mesure la tâche qui attend le jeune homme et ses amis, ainsi que le danger que revêt cette quête. Pas certain, dans ces conditions, que l'honneur suffise pour vaincre. Non, il faudra aussi de la ruse et peut-être un peu plus encore. Et surtout, une alliance sans faille pour que les talents de chacun s'unissent.

"Vent rouge" est également un roman plein de références, toutes assez classiques, mais habilement mariées pour donner une lecture captivante, pleine d'action, avec un zeste d'humour et pas mal de surprises, celle des dernières lignes n'étant pas des moindres... Mais, les perspectives qu'ouvre cette révélation finale (encore incomplète, d'ailleurs) constituent une autre histoire, celle du tome 2.

Au rayon des références classiques, la lutte des plus faibles contre le fort. Ichirô et ses amis n'ont pas grand-chose à voir avec les 7 samouraïs de Kurozawa, en tout cas en apparence, mais ils s'inscrivent aussi dans cette lignée-là. Jean-Luc Bizien a évidemment d'abord puisé dans les récits de samouraïs pour construire son histoire.

Mais, il y a apporté quelques ingrédients supplémentaires, auxquels on ne s'attend pas forcément. D'abord, on peut penser aux romans de cape et d'épée, version occidentale, cette fois. A commencer par "le Bossu", de Paul Féval : Ichirô en Aurore, Hatanaka en Lagardère et le daimyo en Philippe de Gonzague. Une histoire de vengeance des plus classiques, je vous le disais.

Ce qui ne veut évidemment pas dire que ce n'est pas intéressant, au contraire. D'ailleurs, quand j'évoque cette tradition plus occidentale que j'ai cru déceler dans "Vent rouge", ce n'est pas seulement la littérature, mais aussi les films. Et, plus particulièrement, bien sûr, on y revient toujours, la grande époque des films costumés, avec Jean Marais en porte-étendard.

Jean Marais, et Bourvil, aussi. On sent que beaucoup d'auteurs actuels qui reviennent vers les romans de cape et d'épée n'ont pas seulement lu Dumas ou Féval mais ont aussi, certainement, passé quelques mardis soirs devant leur petit écran, quand passaient ces films remontant aux années 1950-60. Ici aussi, on a notre Bourvil !

Il s'appelle Buta. Oui, je sais, j'ai dit que je ne parlerai pas des alliés d'Ichirô. Mais, son cas est un peu particulier : il est quasiment là dès le début de l'histoire. Oui, Buta, c'est notre Bourvil, personnage comique au milieu des personnages plus sérieux, trouillard comme pas deux, ne paraissant pas très finaud au premier abord et disposant pourtant de talents remarquables quand on le connaît.

Buta, c'est le digne héritier des Planchet, Passepoil ou Cogolin que Bourvil a incarnés au cinéma. Aussi horripilant et maladroit qu'il est serviable et utile, il est aux antipodes de ses camarades, de par ses origines comme de par son inaptitude totale au combat. Si l'on veut encore filer un peu plus la métaphore chevaleresque, Buta, c'est Sancho Pansa, même si ichirô n'est pas vraiment un Quichotte.

Là encore, Bizien mélange les genres. Buta, je le classe dans la lignée des personnages joués par Bourvil, certes, mais ce n'est pas le physique de l'acteur normand que je lui accole... Non, je lui vois une physionomie tout droit sortie de la japanimation : ces visages aux yeux énormes, mangeant la face, ces bouches qui postillonnent, ces figures qui font sourire dès qu'on les voit.

Bref, vous le voyez, "Vent rouge" a fait fonctionner mon imagination, et cela ne vaut pas que pour ce personnage-là, évidemment. Reste à clore ce tour d'horizon avec un cinéma plus proche de nous, ce réveil des films de sabres, avec ces scènes d'action et de combat admirablement chorégraphiées. Il y a aussi de cela, dans le diptyque "Katana".

Je crois avoir vu que ces deux romans étaient étiquetés jeunesse. Je n'ai rien contre, mais je n'ai pas eu le sentiment de lire un roman jeunesse, avec "Vent rouge". Chez moi, c'est un véritable compliment et je pense que ce diptyque pourra plaire aux petits comme aux grands, par ses personnages qui ont encore beaucoup à nous montrer d'eux-mêmes et par cette histoire qui devient de plus en plus captivante.

En ce qui me concerne, je suis impatient de me lancer dans la suite de "Vent rouge", qui s'appelle "Dragon noir" (tiens, un indice vient de s'afficher au bas de votre écran...) et qui est sorti en même temps que le premier volet chez Folio. Il reste encore beaucoup à découvrir sur cette histoire, et pas seulement un dénouement qu'on imagine forcément... agité ! A suivre, donc !

dimanche 8 janvier 2017

"Au nom de tout ce qui vit sous le Ciel".

Et notre voyage livresque reprend. Après quelques séjours dans des univers imaginaires, revenons à notre bon vieux monde, mais dans une version légèrement chamboulée. Et plus particulièrement, l'Asie, puisque Hong Kong sera le cadre de ce billet. Avec la suite de la trilogie de Romain d'Huissier, "les Chroniques de l'étrange". Après "les 81 Frères", voici le second volet (qui est paru cet automne aux éditions Critic ; le dernier volet, lui, arrivera en fin d'année 2017) : "la résurrection du Dragon". On retrouve l'exorciste Johnny Kwan et cette île-Etat de Hong Kong où les esprits vivent librement au milieu des humains, à condition de bien se conduire. Cet étrange univers où l'hyper-modernité côtoie les traditions ancestrales, pour le meilleur mais aussi le pire, car l'harmonie est un équilibre terriblement fragile. Et l'humain peut être aussi dangereux pour lui-même que les esprits... Une seconde enquête plus mouvementée et dangereuse encore que la première. Avant le feu d'artifice final du dernier volet...



Après les péripéties qui ont émaillé son enquête pour faire tomber les 81 Frères, Johnny Kwan a ressenti le besoin de souffler. Avant tout, pour récupérer de ses nombreuses blessures et laisser son corps au calme un moment. Il a donc laissé sa fonction d'exorciste de côté et a accepté l'offre du milliardaire Anthony Chau de travailler pour la fondation qu'il a créée afin d'inventorier sa collection d'antiquités.

Une oeuvre à but non lucratif dont l'objet est de permettre le prêt régulier de ces oeuvres à des musées à travers le monde. Pour Johnny, il s'agit d'un emploi de bureau, calme et sans danger, idéal pour reprendre des forces. Mais, il reste fondamentalement un fat si, un magicien taoïste. Et il a décidé de reprendre petit à petit son activité.

Pas tout de suite les grandes affaires, potentiellement dangereuses, mais quelques interventions sans danger qui lui permettront de se remettre doucement le pied à l'étrier. Bon, si on en croit la scène d'ouverture de "la résurrection du Dragon", même une affaire pépère sur le papier peut vite virer au grand n'importe quoi... A croire que c'est Kwan lui-même qui attire les problèmes.

Mais, cette expérience, dont il sort encore une fois avec quelques bleus et égratignures, lui montre qu'il n'a pas tout à fait perdu la main... Pile au bon moment, car voilà qu'on fait appel à lui pour quelque chose de nettement plus sérieux. Oh, appelons un chat un chat, c'est un massacre qui a été perpétré et la nature des victimes justifie l'intervention de Johnny Kwan.

Dans un club, façade légale et discrète d'une maison close, des femmes ont été froidement abattues par un tireur. Sept des pensionnaires de cet endroit calme et fait normalement pour le plaisir ont perdu la vie. Sept femmes, mais surtout, sept esprits : les victimes sont des femmes-serpents, d'où le recours urgent et secret au fat si.

Sur place, dans cet horrible chaos, le sixième sens de Kwan frétille. Confirmation avec la vidéo-surveillance, qui montre que le, ou plutôt les assassins, ne sont pas juste venus pour tuer. Mais, le plus troublant, c'est qu'on reconnaît parfaitement le visage du tireur (à défaut de voir celui de son complice) : c'est le tueur sans merci que Kwan poursuit en vain depuis qu'il a tué son mentor, puis son ami et collègue, Andy Kwok.

Stupeur, et volonté de se démener pour enfin mettre cet assassin hors d'état de nuire. Mais ce qu'a vu Johnny sur cette vidéo l'intrigue aussi, malgré sa rage. Ce massacre ne semble pas avoir été organisé par simple plaisir sadique. Il ne comprend pas exactement ce qu'il a vu, mais ce qui s'est passé dans cette honorable club ne lui dit rien qui vaille...

Mais son enquête va devoir attendre un peu. Voilà qu'un des clients habituels de Johnny se rappelle à son bon souvenir. Pas le plus fréquentable : la Triade du Dragon. Et, là encore, c'est une grosse affaire qui est confiée à Johnny. Rien de moins que d'identifier et de convoyer un objet des plus précieux dont l'influent Eddy Wong, parrain de la triade, vient de faire l'acquisition.

Il s'agit d'un oeuf, mais pas n'importe lequel. Un oeuf de jade, censé contenir l'embryon d'un dragon, rien que ça. S'il s'avère que c'est véritablement un oeuf de dragon, alors, sa valeur sera inestimable. Et les convoitises, certainement considérables. A Kwan d'empêcher toute entourloupe. Mais, décidément, le fat si a le don pour se fourrer dans les coups les plus risqués...

J'avais hâte de retrouver Johnny Kwan mais aussi l'univers si particulier dans lequel il évolue. Hong Kong offre décidément un terrain de jeux fabuleux pour un auteur de fantasy urbaine et Romain d'Huissier s'en donne à coeur joie. Un second volet plus spectaculaire encore que le premier, mêlant plein d'éléments, issus du cinéma hongkongais dans sa diversité.

On retrouve aussi bien des scènes qui nous rappellent les thrillers contemporains, souvent ultra-violents, à la John Woo, par exemple, les purs films d'arts martiaux dans la lignée de Bruce Lee, mais aussi le cinéma fantastique, avec quelques créatures bien flippantes. Johnny Kwan est le lien entre tous ces genres qui entrent en collision dans le roman, en étant capable de gérer des situations sorties de ces différents styles.

Oui, vous l'avez déjà compris, ça castagne sévère, dans "la résurrection du Dragon" et Johnny Kwan va devoir faire face à des adversaires non seulement redoutable mais également très supérieure en nombre. Comme pour faire tomber les 81 Frères, il va lui falloir un peu de renfort, mais aussi puiser dans son sac à malices et ses ressources pour mettre en échec un projet infernal.

Là où passe Johnny Kwan, il ne reste souvent plus que des ruines ou des intérieurs dévastés... Je le dis avec bienveillance autant qu'avec ironie, mais ce personnage a du cran, on ne peut pas lui enlever ça, un courage qui frise l'inconscience et un pragmatisme qui lui permet de trouver des réponses aux problèmes les plus ardus que lui posent les événements.

Bref, un héros, un vrai, mais qui a plus de matière grise que de muscle et des pouvoirs super qui valent bien des super-pouvoirs. Je crois l'avoir déjà évoqué dans le premier billet, mais je suis fan de l'attirail de l'exorciste, que ce soit sa besace, toujours bien remplie, ou de sa veste, pleine d'artefacts qu'il semble sortir de ses poches comme le font les toons avec les objets les plus improbables.

A ses côtés, de nouveaux alliés qui balaient un spectre de compétence très large : des membres de la triade, qui ne font aucun sentiment, surtout quand on leur cherche des crosses, une nonne, Ann Lung, rompue aux arts martiaux, et Mike, un autre magicien, qui préfère les activités plus calmes que celles de Johnny Kwan. A eux de se serrer les coudes face à une adversité d'une puissance irréelle...

On retrouve la plupart des ingrédients déjà présents dans "les 81 Frères", mais je trouve que Romain d'Huissier passe la vitesse supérieure. A la fois dans l'action, omniprésente, habilement renouvelée, captivante et qui n'épargne personne, surtout pas nos héros favoris. Mais aussi dans la narration et la construction de ce second tome que je trouve plus solidement charpenté que le premier.

Et puis, il y a un élément supplémentaire que l'auteur incorpore à son roman : une dimension historique. Attention, je ne vais pas m'étendre sur cet aspect, il ouvrirait trop de portes qu'il faut laisser fermées à l'attention des futurs lecteurs, mais il me semble important de le signaler. En plus de la riche influence culturelle déjà évoquée, il y a celle-là qui n'est pas la moindre.

Hong Kong, revenu depuis une vingtaine d'années dans le giron chinois, a beau rester un lieu à part de ce gigantesque pays, les racines historiques sont communes. Et cette Histoire, oui, je lui met un H majuscule, est tout aussi riche que la mythologie qui fait de l'île vue par Romain d'Huissier un décor parfait pour ce genre de roman composite.

On n'en est pas encore à trouver des scènes dignes des superproductions de réalisateurs chinois comme Zhang Yimou, Ang Lee (taïwanais, certes, mais son "Tigre et Dragon", forcément, s'inscrit aussi dans cette lignée) ou encore Chen Kaige. Mais, les questions historiques sont loin d'être anecdotiques dans ce second tome, et moi, ça me plaît beaucoup.

J'aime aussi ce côté sombre que réussit à insuffler Romain d'Huissier. Sombre, aussi, parce que Johnny Kwan n'est pas juste confronté à la folie humaine et aux dangers qu'elle est capable de déclencher, mais aussi parce que son implication personnelle dans ces histoires est tout sauf anodine, tout sauf sans conséquence pour lui.

Johnny Kwan n'est pas un personnage obscur, au contraire, je trouve, il est chargé d'énergie positive et son action, en général, a quelque chose de lumineux, de rassurant. Mais, tout cela pèse aussi sur ses épaules et les événements le malmènent sérieusement. On n'est pas forcément surpris de certains rebondissements, ils vont dans le sens qu'on imagine, mais ils contribuent à entourer Kwan d'une aura moins positive, moins optimiste.

"La résurrection du Dragon" s'achève sur un ultime chapitre, très bref, mais qui assure la transition vers le dernier volet de la trilogie qu'on attend en forme de bouquet final, pour le meilleur, mais peut-être aussi pour le pire... Je suis vraiment curieux et impatient (mais je devrais pourtant attendre jusqu'à l'automne) de découvrir comment Johnny Kwan va évoluer.

Comment il va gérer cette prochaine enquête et les répercussions qu'elle aura forcément sur son existence et sa personnalité. Je commence à me faire un peu trop de films, alors, je vais m'arrêter là et prendre patience, pour que, lorsque sortira "les Gardiens célestes", je me laisse prendre par la main et entraîner dans cet univers captivant et envoûtant. Quoi qu'il s'y passe...