En 2005, lors du Livre sur la Place, le salon de Nancy, une amie libraire m'a offert un livre, un des premiers publiés par la nouvelle maison d'éditions d'Héloïse d'Ormesson et de Gilles Cohen-Solal. L'auteur, Clea Koff, une jeune américaine, venait de recevoir le Prix des Droits de l'Homme lors de ce même salon. Le livre s'appelait "La Mémoire des os", un témoignage bouleversant sur les missions que la jeune femme avait menées au Rwanda et en ex-Yougoslavie pour aider à l'identification des corps découverts dans les charniers abandonnées durant les génocides... Anthropologue légale, âgée d'à peine 25 ans, elle racontait l'horreur de ce qu'elle a vu sur ces théâtres d'opérations avec une douceur et une empathie incroyables. Un choc de lecture, un vrai, comme on en ressent peu... En cette année 2012, revoilà Clea Koff, avec un nouveau livre, toujours publié aux Editions Héloïse d'Ormesson, mais cette fois, c'est un roman qu'elle nous propose, un thriller, même, intitulé "Freezing".
Tout commence par ce qui aurait pu être un banal accrochage entre deux véhicules sur une autoroute de Los Angeles. Un conducteur ivre tamponne l'arrière du van qui le précède, pas de quoi ameuter les foules... Sauf que le chauffard aviné n'en démord pas, lorsque les portes arrières du van, immatriculé dans l'Etat de Georgie, se sont ouvertes sous le choc, il est tombé quelque chose sur la chaussée puis dans le fossé qui longe l'autoroute. Et ce quelque chose, il en est sûr, c'est un corps...
Sur place, ce sont deux agents du FBI, Scott Houston et Eric Ramos, qui ont pris les choses en main. Pourquoi le FBI ? Parce que les deux hommes, récemment mutés en Californie depuis la Georgie, justement, ont l'intuition qu'ils ont retrouvé là, la trace d'un tueur en série qu'ils traquaient à Atlanta. Une sale affaire de disparitions de femmes, des prostituées, surtout, qui, on le comprend à demi-mots, est à l'origine de leur mutation...
Sur place aussi, deux jeunes femmes, Jayne Hall et Steelie Lander. Elles sont les responsables d'une société à but non lucratif, baptisée l'Agence 32/1, qui s'est donné pour mission de redonner leurs identités aux corps anonymes qui dorment par milliers dans les morgues des Etats-Unis en attendant qu'un indice les rattache à une disparition signalée dans l'un des 50 Etats.
Houston a fait appel à elles pour deux raisons : ils les connaît bien pour les avoir croisées à Quantico lors de leurs formations respectives au siège du FBI ; et parce que l'automobiliste pris de boisson ne s'est pas trompé, c'est bien un corps qui est tombé du van qu'il a amoché... Enfin, un corps, pas tout à fait. Des morceaux de corps. Une étude approfondie doit donc être menée par des anthropologues légistes pour espérer en savoir plus sur ces victimes... Ah, oui, j'ai failli oublier, Jayne et Steelie en sont persuadées, ces morceaux appartiennent à au moins deux personnes...
Mais ce n'est là que la partie immergée de l'iceberg. Ce qu'il reste à faire aussi bien pour identifier ces victimes que pour arrêter leur assassin promet aux enquêteurs comme aux scientifiques, un sacré boulot. Car les indices dont ils disposent son mince. La plaque d'immatriculation géorgienne, la description succincte du van, l'intuition d'un lien avec les disparitions à Atlanta et le nom d'une victime, bientôt retrouvé grâce à la plaque chirurgicale placée dans son bras pour réduire une fracture.
Mais, en dehors de cela... Tandis que Jayne et Steelie s'efforcent d'apporter leur expertise aux services compétents chargés, ceux du coroner, à la morgue de LA, tout en respectant le plus méticuleusement possible les protocoles en vigueur afin d'éviter tout risque de vice de procédure si l'affaire arrive un jour devant un tribunal, Houston et Ramos tentent de remonter la piste du van, ce qui s'avère ne pas être une mince affaire.
Les indications qu'ils ont sous la main sont plutôt floues, ils commencent donc par des erreurs d'aiguillage et il leur faudra quelques jours, une éternité dans ce type d'affaire, pour obtenir un tuyau valable, prometteur, même. Mais tout n'est pas aussi simple, vous l'imaginez bien, et ce fameux van ne va pas livrer aussi facilement le nom de son propriétaire. Les agents ont là affaire à un type malin qui sait brouiller les pistes...
Les anthropologues, elles, se consacrent maintenant à leurs tâches plus quotidiennes : l'accueil des familles qui cherchent à retrouver les traces d'un proche disparu, la gestion des dossiers en cours, la comparaison des rapports des coroners ayant eu sur leur table d'autopsie un corps inconnu qui pourrait peut-être correspondre à un des profils qui leur a été confiés, etc.
Mais l'affaire du van reste présente à leur esprit, car on ne s'occupe pas tous les jours de ce genre d'histoire. Et heureusement. Car ces membres découpés les renvoient à leurs expériences passées, à ces charniers déblayés en Afrique et en Europe, à ces corps déterrés, mutilés, disloqués qu'il leur a fallu, des mois durant, essayer d'identifier... Un traumatisme qui ne s'efface pas et que chacun gère à sa façon, Houston également qui, pendant ses classes, a lui aussi travaillé sur ces lieux remplis d'atrocités.
Mais des trois, c'est Jayne qui semble avoir le plus de mal à gérer ses émotions, à ne plus faire de cauchemars, à regarder l'avenir et non rester englué dans ce passé morbide. Sans doute est-ce aussi cela qui l'a poussée à mettre en ouvre, avec Steelie, l'Agence 32/1, poursuivre la tâche commencée loin du pays natal... Mais que c'est difficile !
C'est donc dans un état de tension réel, sans doute aussi de fatigue à l'issue de journées de boulot bien remplie et parfois pas seulement éprouvantes pour le corps, que les deux jeunes femmes vont être confrontées à des évènements aussi inattendus que désagréables. D'abord, Jayne découvre de curieux fils qui semblent sortir d'une jardinière qu'on a déposé juste devant sa porte. Cela ne l'avait pas inquiété, sa mère est une animatrice de radio connue dont l'émission de jardinage fait un carton... Et comme elle veut sans cesse redécorer l'univers de sa fille... Mais ces fils, ce boîtier... On les espionnerait ?
Décidant d'aller dormir chez Steelie, pour plus de sûreté, Jayne prend alors sa voiture et son amie la sienne. Mais Steelie voit bientôt les signaux d'une agent de police qui lui demande de s'arrêter... Mais bientôt, ce contrôle inopiné inquiète la jeune femme, car ce flic n'a pas vraiment l'air de ce qu'il prétend être... Elle parvient à s'enfuir sans demander son reste mais le choc est rude pour elle aussi.
Espionnage, agression... Alors que les deux amies travaillent sur un dossier aussi sensible que la traque d'un possible tueur en série ? Difficile de croire aux coïncidences dans un tel contexte. Il devient donc urgent pour Houston et Ramos de remonter la piste d'un suspect crédible. Car outre l'impatience de leur hiérarchie, qui les considère un peu comme des cow-boys, des chiens fous, et donc fait moyennement confiance à leur intuition, les deux agents redoutent que Jayne et Steelie soient réellement en danger.
Point négatif supplémentaire, si le tueur a écouté Jayne chez elle et à son bureau, grâce aux dispositifs qui y ont été déposés discrètement, il a pu profiter d'informations inédites sur les nouveautés concernant l'enquête et donc accroître un peu plus son avance...
Alors, comme pour l'ouverture de l'enquête, c'est un coup de pouce du hasard qui donnera aux agents du FBI un atout décisif. Pour autant, ni Houston et Ramos, ni Jayne et Steelie ne sont aux bout de leurs surprises et de leurs peines. Car, même démasqué, il faut encore mettre la main sur le propriétaire du van, prouver qu'il est bien un tueur en série démembrant ses victimes et comprendre le pourquoi de ces actes... Autant de complications et de dangers supplémentaires pour eux tous, tandis que l'enquête reprend le chemin d'Atlanta pour une découverte au combien macabre qui va les replonger aux heures les plus noires de leur vie professionnelle.
Sans être médium ou extralucide, on devine aisément que, même si elle a choisi de recourir à une narration à la troisième personne du singulier, Clea Koff a mis beaucoup d'elle dans le personnage de Jayne. Anthropologue légale, ayant travaillé pour l'ONU au Rwanda et au Kosovo, ayant, quelques années après, fondé une association au sein de laquelle elle oeuvre quasi bénévolement à l'identification de victimes anonymes à travers le pays, les points communs sont nombreux, peut-être plus encore que ses deux aînées dans le genre, Patricia Cornwell et Kathy Reichs.
Plus que ces deux grandes dames du thriller, Clea Koff a choisi le thriller pour parler d'elle-même, de ses angoisses, de ses questionnements, de sa relation à la mort et aux morts, mais aussi de sa relation aux vivants, forcément affectée par l'horreur qu'elle côtoie au quotidien. Non, on peut essayer de se blinder, comme on dit, de mettre des distances, on ne fait que feindre, rien ne peut empêcher de ressentir jusqu'aux tréfonds de l'âme les conséquences de ces activités. Et même lorsque la joie du travail accompli vient mettre du baume au coeur, on se rappelle bien vite de quel type de travail il s'agit et de l'ampleur du travail qu'il reste à faire...
C'est d'ailleurs à propos de Jayne qu'est employée l'expression "à mi-chemin des vivants et des morts", que j'ai choisie pour servir de titre à ce billet. Car, la fondation de son association, qui sert de modèle à l'Agence 32/1 du roman, apparaît comme la continuation logique de la mission entamée outre-mer par la jeune femme sous l'égide de l'ONU.
Bien sûr, allez-vous objecter, mais les Etats-Unis ne sont pas le cadre d'un génocide, le contexte est complètement différent. Oui, évidemment, vu sous cet angle. Mais ce n'est pas celui qu'a choisi Jayne/Clea Koff. Ce n'est pas le lieu, le cadre qui l'intéresse. Ce sont les victimes, qui sont toutes les mêmes à travers le monde, quelles que soient leurs origines, couleurs de peau, religions, etc. Les victimes et les familles qui attendent, si ce n'est qu'on leur rende justice, qu'on leur permette de faire enfin leur deuil, dans le pire des cas, hélas, le plus répandu...
Comme je l'ai déjà dit, il y a aux Etats-Unis des milliers de corps qui restent à identifier, des carrés pour les indigents dans les cimetières où l'on finit par enterrer anonymement les cadavres sur lesquels on n'a pas réussi ou su mettre un nom avec certitude. Une tâche immense et exaltante, aussi, malgré la difficulté et les conséquences psychologiques et qui renvoie Clea Koff à ses missions humanitaires menées dans les années 1990.
Alors, pensez à cela en lisant "Freezing", car, pour moi, c'est le coeur de ce thriller. Un premier roman qui a certainement quelques défauts, ce qui n'a rien de choquant pour un livre signé par un auteur de fiction débutant. C'est vrai que l'identité du tueur peut apparaître rapidement aux yeux des plus perspicaces lecteurs. Mais ses motivations et sa traque valent le coup d'oeil.
Sans oublier cet aspect sur lequel j'ai choisi d'insister : ce sacerdoce terrible auquel se consacre Clea Koff, sans volonté de profit, ça aussi, cela me semble fondamental, ce réconfort qu'elle apporte à des parents durement éprouvés, ces avancées qu'elle permet dans toutes sortes d'affaires, criminelles ou non. Car il n'y a pas que des victimes de meurtre parmi les "John et Jane Doe" qui dorment dans les frigos des morgues américaines.
Le rythme de "Freezing", les rebondissements, l'enquête, le dénouement m'ont plutôt convaincu, malgré le bémol évoqué ci-dessus. J'ai passé un bon moment de lecture avec un livre qui fait vibrer d'autres cordes, plus sensibles que celle du simple lecteur amateur de thriller. Il n'y a pas que les corps qui soient congelés dans ce roman, les sangs de Jayne et du lecteur aussi devant tant d'horreurs presque quotidiennes...
Alors, pour terminer ce dernier billet de 2012, voici le lien de l'association fondée par Clea Koff, pour poursuivre la réflexion.
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
lundi 31 décembre 2012
"Le mal que font les hommes leur survit" (William Shakespeare).
C'est le personnage principal du roman dont nous allons parler qui se rappelle cette phrase, à la fin du livre, sans citer Shakespeare (merci, le moteur de recherche qui commence par G. !), mais je voulais compléter le ver, extrait de la tragédie "Jules César", avant de commencer, car elle me semble importante : "le bien est souvent enterré avec leurs os". Voici de quoi introduire avec érudition un thriller dense, ramassé en 230 pages à peine, ce qui est assez court, de nos jours, pour ce genre précis, "le Chant du Diable", de Frédérick Rapilly (Editions Critic). Je tiens aussi à dire dès le début qu'il serait mieux d'avoir lu, auparavant, le premier roman de cet auteur, "le Chant des Âmes", qui vient de sortir en poche chez Pocket, car il en est beaucoup question dans ce livre, et je crois utile de préciser que l'ordre de lecture a de l'importance. C'est aussi une manière de vous prévenir que ce que je vais dire maintenant s'appuie aussi sur le précédent roman, dont il peut révéler quelques éléments clés...
Une année a passé depuis cette nuit, à Bali, où un incendie a ravagé une boîte de nuit. Marc Torkan est sans nouvelle depuis de Jillian, la femme dont il était amoureux. Elle a disparu en même temps que le tueur en série qui se faisait appeler Technokiller, dans la panique, la confusion. Parmi les dizaines de victimes qui ont péri dans cette catastrophe, aucune trace de la jeune femme et de son potentiel assassin. Mais depuis, aucune nouvelle. Aucune trace. Aucune piste.
Un nouveau traumatisme difficile à supporter pour Torkan qui, à la mort accidentelle de sa femme, quelques années plus tôt, avait renoncé au journalisme et au grand reportage, pour devenir antiquaire dans sa Bretagne natale. C'est justement pour mener l'enquête sur un des meurtres du Technokiller, du côté de la forêt de Brocéliande, que Torkan avait accepté l'offre de Paris Flash, son ancien employeur, et avait remis son costume de globe-trotter.
Pourtant, quelques mois plus tôt, il a décidé de sortir de nouveau de sa retraite, de s'extirper de sa dépression et de reprendre son bâton de pèlerin. Toujours pour mener l'enquête, mais pas pour un organe de presse, cette fois. Non, pour une fondation, créée par la mère d'une des victimes de Technokiller, et dont le but est de permettre d'identifier les femmes victimes de crimes inexpliqués à travers le monde et de remonter la piste de leurs assassins.
Voilà pourquoi Torkan est en Thaïlande, accompagné d'un garde du corps aussi massif qu'efficace, Kiefer Wisemann. Le journaliste travaille sur le cas d'une occidentale dont le cadavre a été retrouvé dans un cours d'eau du pays. Avant de finir là, la jeune femme avait été violée, torturée et tuée... Torkan vient d'obtenir une information qui pourrait se révéler capitale : l'identité de la victime. Une jeune russe qui avait choisi la profession d'escort-girl, dans le but de financer de coûteuses études commerciales. Autre indice intéressant : elle venait de quitter l'agence basée à Moscou qui l'employait et l'avait envoyée travailler en Thaïlande, pour voler de ses propres ailes...
Pendant que Torkan avance dans son enquête, à Paris, Katie Jeckson, la photographe d'origine américaine avec laquelle il avait mené l'enquête sur le Technokiller, est convoquée à la rédaction de Paris Flash. Pour elle, qui bosse en free lance, ce n'est pas si courant. Et pour cause, le magazine a reçu une vidéo qui fait froid dans le dos : les images d'une jeune femme entravée, rendue muette par une de ces boules de plastique qu'on trouve dans les sex shops et qui rappelle les sinistres poires d'angoisse du Moyen-Age. En soit, la vision est effrayante, mais c'est la bande-son qui accompagne les images qui glace les sangs. Des cris. Les cris d'une femme souffrant le martyre... Est-ce la voix de la femme qu'on voit sur la vidéo ou... d'une autre ?
L'équipe de Paris Flash oscille entre consternation et excitation, car il y a sans doute là matière à un reportage exclusif... Reste à savoir ce que veut dire ce film, d'où il a été envoyé sur la boîte mail du magazine et pourquoi a-t-il été adressé précisément à cette rédaction, qui n'est pas encore certaine d'être l'unique destinataire de l'atroce film...
C'est un reportage diffusé sur une chaîne d'informations continues qui va apporter un début de réponse : on y parle d'un fait divers intervenu sur une plage de Benidorm, en Espagne. Une femme nue y a été découverte au matin errante, apparemment sous l'emprise de substances annihilant sa volonté. Mais le plus horrible, c'est qu'entre ces mains, la femme tenait une tête... La tête d'une autre femme que l'assassin avait pris soin de coller aux doigts d'une de ses victimes, avec de la colle forte...
A Paris, le choc est rude : la femme nue est sans conteste la femme que l'on voit sur le film, solidement attachée. Difficile par conséquent de ne pas imaginer que les cris étaient ceux de l'autre femme, désormais décédée, sans doute dans des conditions abominables... Quant à l'assassin présumé, son corps est bientôt retrouvé dans la maison où il a dû séquestrer ses victimes. Tout indique qu'il s'est suicidé, une fois son forfait accompli.
Mais ce qui intrigue Katie Jeckson et l'équipe du magazine, c'est la citation qui accompagne le film qu'ils ont reçu : "Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup..." Une phrase apparemment énigmatique, mais qui est en fait tirée du Nouveau Testament. De l'évangile selon Saint Marc, plus précisément. Marc, comme Marc Torkan ? Et si la vidéo était directement adressée au journaliste ?
Pendant que Ketie se lance à la recherche d'informations sur le meurtre de Benidorm, avec l'espoir d'avoir une avance décisive sur la concurrence, la rédaction cherche à joindre Torkan, dont ils n'ont pas de nouvelles depuis un certain temps. Et le reporter est difficilement joignable. D'abord, parce qu'il se trouve à des milliers de kilomètres de la capitale parisienne. Ensuite, et c'est un euphémisme, parce que son enquête sur l'escort-girl russe semble avoir légèrement dérangé des personnes pas très recommandables et plutôt violentes quand on les approche de trop près...
Plus clairement, après s'être faits piéger, Torkan et Wisemann sont désormais poursuivis par des hommes qui ont pour mission de les éliminer sans autre forme de procès. Des hommes dont les commanditaires semblent appartenir aux autorités locales, ce qui ne va pas simplifier la tâche des deux hommes, qui doivent trouver absolument comment quitter la Thaïlande le plus discrètement possible, alors que, pour sauver leurs vies, il leur faut abattre des poursuivants qui devraient représenter l'ordre...
Alors que d'autres crimes sont commis en Europe sur le même modèle que celui de Benidorm, que Paris Flash reçoit une nouvelle vidéo toujours aussi horrible, Katie déniche un indice décisif qui semble confirmer que toute cette histoire est en lien direct avec Marc... Mais celui-ci est quasiment injoignable, sans que ses amis en France comprennent pourquoi...
Course au scoop et course-poursuite s'entremêlent alors à un rythme très élevé, juste entrecoupées par les paroles des Rolling Stones qui servent de têtes de chapitre (évidemment "Sympathy for the devil", mais pas seulement, wouh, wouh !) et des séries d'infos, de vraies infos des jours où se déroule l'histoire, allant du plus sérieux au plus futile et rappelant furieusement les bandeaux qui défilent au bas des chaînes d'informations continues.
Tandis que Katie, impuissante, doit se résoudre à laisser son ami Marc se débrouiller seul (enfin, avec l'aide aussi musclée que précieuse de Kiefer), tandis que celui-ci, empêtré dans cette sordide histoire de meurtre de femme aux relents nauséabonds, se voit contraint d'accepter un deal qui ne lui plaît guère et qui va réveiller en lui de vieux démons.
Pour le pire... Et peut-être aussi le meilleur.
Comme je l'ai dit pour commencé, "Le Chant du Diable" est un thriller court, ramassé, dense et violent. Une véritable suite au "Chant des Âmes", avec lequel il forme un imparable diptyque. J'ai trouvé sa forme originale car on a l'impression que Marc et Katie courent chacun des lièvres différents, que ce que traverse Torkan est indépendant du reste et que son salut ne dépend pas de l'enquête menée à Paris par Jeckson et les autres.
Comme dans le précédent livre, la musique joue un rôle important au milieu de cette folie. Elle se fait moins techno que dans "le Chant des Âmes" qui se déroulait en grande partie dans le milieu des rave-parties, mais elle reste présente, avec une copieuse play list à découvrir en fin de livre, pour ceux qui, je sais qu'il y en a de plus en plus, aiment se mettre dans l'ambiance musicale des romans qu'ils lisent.
Et puis, parce que le thriller n'est pas qu'un bête roman d'action avec fusillades, poursuites, hémoglobine et final spectaculaire, Frédérick Rapilly nous offre une réflexion sur le monde moderne dans lequel nous vivons et sur son fleuron technologique : internet. Cet outil merveilleux qui fait du monde un village, ou presque, nous relie tous ou que nous soyons, nous permet d'échanger entre nous, d'accéder à des mines d'informations et de savoirs... Ou à tout autre chose...
Internet, c'est une force qui a aussi un côté obscur (tiens, ça me rappelle quelque chose, ça...). Une dimension parallèle où les pires instincts tapis en chaque homme se réveillent, se déchaînent, se partagent, se monnayent, asseyent fortunes et pouvoir... Les vidéos que Paris Flash reçoit ne sont que les contre-champs de ces snuffs movies dont on entend parler, en refusant d'accepter leur existence, souvent, mais qui constituent un marché international particulièrement juteux pour les moins scrupuleux de non congénères...
Sans doute une autre version, celles des tortures et des assassinats qu'on entend sur ces films mais qu'on ne voit pas, circulent-ils déjà à travers le monde à la vitesse quasi instantanée de transmission des 0 et des 1 par le fibre optique et par les ondes... Comme des milliers d'autres abominables vidéos qui fascinent quelques mabouls pleins aux as...
La phrase de Shakespeare est parfaite pour illustrer ce qui se passe dans "le Chant du Diable", Torkan a tout à fait raison de la citer. Oui, le mal que l'homme fait désormais lui survit en images HD et en stéréo. Quant au bien, pas sûr qu'il se cache avec les os et les dépouilles des malheureuses victimes qui, immonde paradoxe, sont immortalisées dans leur mort... La plupart d'entre elles n'auront sans doute jamais de sépulture où loger cette part de bien qui, malgré tout, doit bien briller quelque part de l'être humain.
Rapilly nous met en garde sur la force des images, nous qui en vivons entourés, gavés, du matin au soir. Sur leur force mais aussi leur perversité, lorsqu'on l'emploie à mauvais escient. Lorsque notre part diabolique se glisse derrière et devant les écrans pour jouir de ce mal qui ronge notre société. En jouir et en faire commerce, ce qui ajoute l'immoralité à la folie...
Oui, ce que Torkan va découvrir va faire sortir de lui également une sorte de pulsion animale très violente, une facette de lui même qu'il ignorait jusque-là et qui va l'effrayer grandement, un égarement qui le conduit aux lisières de la folie avant que sa raison, sa morale, aussi, ne reprennent le dessus. Mais les séquelles de tout cela, quelles seront-elles ?
En nous mettant devant notre part d'ombre, car le lecteur, comme Torkan, ne peut que se sentir révolter devant l'ampleur de ce que le journaliste découvre, Rapilly réussit à nous mettre mal à l'aise, nous donne une leçon à méditer. Et nous offre une fin dont je ne suis pas capable de dire si elle est heureuse ou dramatique...
Sans doute un peu des deux, selon qu'on se place sur un plan individuel ou général... Car les dernières phrases du livre n'incitent guère à l'optimisme, surtout lorsque l'hyper-médiatisation des faits divers donne une opportunité sans précédent aux illuminés de tous poils de profiter de leur 1/4h de gloire wahrolien jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par d'autres encore plus fous et plus furieux qu'eux...
Après la lecture en début d'année du "Chant des Âmes" et en fin d'année du "Chant du Diable", je suis désormais impatient de voir le début 2014 pour voir ce que nous proposera alors Frédérick Rapilly, dans son prochain livre, d'ores et déjà annoncé sous le titre "Dragon noir" (hommage à Thomas Harris, monsieur Rapilly ?).
Une année a passé depuis cette nuit, à Bali, où un incendie a ravagé une boîte de nuit. Marc Torkan est sans nouvelle depuis de Jillian, la femme dont il était amoureux. Elle a disparu en même temps que le tueur en série qui se faisait appeler Technokiller, dans la panique, la confusion. Parmi les dizaines de victimes qui ont péri dans cette catastrophe, aucune trace de la jeune femme et de son potentiel assassin. Mais depuis, aucune nouvelle. Aucune trace. Aucune piste.
Un nouveau traumatisme difficile à supporter pour Torkan qui, à la mort accidentelle de sa femme, quelques années plus tôt, avait renoncé au journalisme et au grand reportage, pour devenir antiquaire dans sa Bretagne natale. C'est justement pour mener l'enquête sur un des meurtres du Technokiller, du côté de la forêt de Brocéliande, que Torkan avait accepté l'offre de Paris Flash, son ancien employeur, et avait remis son costume de globe-trotter.
Pourtant, quelques mois plus tôt, il a décidé de sortir de nouveau de sa retraite, de s'extirper de sa dépression et de reprendre son bâton de pèlerin. Toujours pour mener l'enquête, mais pas pour un organe de presse, cette fois. Non, pour une fondation, créée par la mère d'une des victimes de Technokiller, et dont le but est de permettre d'identifier les femmes victimes de crimes inexpliqués à travers le monde et de remonter la piste de leurs assassins.
Voilà pourquoi Torkan est en Thaïlande, accompagné d'un garde du corps aussi massif qu'efficace, Kiefer Wisemann. Le journaliste travaille sur le cas d'une occidentale dont le cadavre a été retrouvé dans un cours d'eau du pays. Avant de finir là, la jeune femme avait été violée, torturée et tuée... Torkan vient d'obtenir une information qui pourrait se révéler capitale : l'identité de la victime. Une jeune russe qui avait choisi la profession d'escort-girl, dans le but de financer de coûteuses études commerciales. Autre indice intéressant : elle venait de quitter l'agence basée à Moscou qui l'employait et l'avait envoyée travailler en Thaïlande, pour voler de ses propres ailes...
Pendant que Torkan avance dans son enquête, à Paris, Katie Jeckson, la photographe d'origine américaine avec laquelle il avait mené l'enquête sur le Technokiller, est convoquée à la rédaction de Paris Flash. Pour elle, qui bosse en free lance, ce n'est pas si courant. Et pour cause, le magazine a reçu une vidéo qui fait froid dans le dos : les images d'une jeune femme entravée, rendue muette par une de ces boules de plastique qu'on trouve dans les sex shops et qui rappelle les sinistres poires d'angoisse du Moyen-Age. En soit, la vision est effrayante, mais c'est la bande-son qui accompagne les images qui glace les sangs. Des cris. Les cris d'une femme souffrant le martyre... Est-ce la voix de la femme qu'on voit sur la vidéo ou... d'une autre ?
L'équipe de Paris Flash oscille entre consternation et excitation, car il y a sans doute là matière à un reportage exclusif... Reste à savoir ce que veut dire ce film, d'où il a été envoyé sur la boîte mail du magazine et pourquoi a-t-il été adressé précisément à cette rédaction, qui n'est pas encore certaine d'être l'unique destinataire de l'atroce film...
C'est un reportage diffusé sur une chaîne d'informations continues qui va apporter un début de réponse : on y parle d'un fait divers intervenu sur une plage de Benidorm, en Espagne. Une femme nue y a été découverte au matin errante, apparemment sous l'emprise de substances annihilant sa volonté. Mais le plus horrible, c'est qu'entre ces mains, la femme tenait une tête... La tête d'une autre femme que l'assassin avait pris soin de coller aux doigts d'une de ses victimes, avec de la colle forte...
A Paris, le choc est rude : la femme nue est sans conteste la femme que l'on voit sur le film, solidement attachée. Difficile par conséquent de ne pas imaginer que les cris étaient ceux de l'autre femme, désormais décédée, sans doute dans des conditions abominables... Quant à l'assassin présumé, son corps est bientôt retrouvé dans la maison où il a dû séquestrer ses victimes. Tout indique qu'il s'est suicidé, une fois son forfait accompli.
Mais ce qui intrigue Katie Jeckson et l'équipe du magazine, c'est la citation qui accompagne le film qu'ils ont reçu : "Mon nom est légion, car nous sommes beaucoup..." Une phrase apparemment énigmatique, mais qui est en fait tirée du Nouveau Testament. De l'évangile selon Saint Marc, plus précisément. Marc, comme Marc Torkan ? Et si la vidéo était directement adressée au journaliste ?
Pendant que Ketie se lance à la recherche d'informations sur le meurtre de Benidorm, avec l'espoir d'avoir une avance décisive sur la concurrence, la rédaction cherche à joindre Torkan, dont ils n'ont pas de nouvelles depuis un certain temps. Et le reporter est difficilement joignable. D'abord, parce qu'il se trouve à des milliers de kilomètres de la capitale parisienne. Ensuite, et c'est un euphémisme, parce que son enquête sur l'escort-girl russe semble avoir légèrement dérangé des personnes pas très recommandables et plutôt violentes quand on les approche de trop près...
Plus clairement, après s'être faits piéger, Torkan et Wisemann sont désormais poursuivis par des hommes qui ont pour mission de les éliminer sans autre forme de procès. Des hommes dont les commanditaires semblent appartenir aux autorités locales, ce qui ne va pas simplifier la tâche des deux hommes, qui doivent trouver absolument comment quitter la Thaïlande le plus discrètement possible, alors que, pour sauver leurs vies, il leur faut abattre des poursuivants qui devraient représenter l'ordre...
Alors que d'autres crimes sont commis en Europe sur le même modèle que celui de Benidorm, que Paris Flash reçoit une nouvelle vidéo toujours aussi horrible, Katie déniche un indice décisif qui semble confirmer que toute cette histoire est en lien direct avec Marc... Mais celui-ci est quasiment injoignable, sans que ses amis en France comprennent pourquoi...
Course au scoop et course-poursuite s'entremêlent alors à un rythme très élevé, juste entrecoupées par les paroles des Rolling Stones qui servent de têtes de chapitre (évidemment "Sympathy for the devil", mais pas seulement, wouh, wouh !) et des séries d'infos, de vraies infos des jours où se déroule l'histoire, allant du plus sérieux au plus futile et rappelant furieusement les bandeaux qui défilent au bas des chaînes d'informations continues.
Tandis que Katie, impuissante, doit se résoudre à laisser son ami Marc se débrouiller seul (enfin, avec l'aide aussi musclée que précieuse de Kiefer), tandis que celui-ci, empêtré dans cette sordide histoire de meurtre de femme aux relents nauséabonds, se voit contraint d'accepter un deal qui ne lui plaît guère et qui va réveiller en lui de vieux démons.
Pour le pire... Et peut-être aussi le meilleur.
Comme je l'ai dit pour commencé, "Le Chant du Diable" est un thriller court, ramassé, dense et violent. Une véritable suite au "Chant des Âmes", avec lequel il forme un imparable diptyque. J'ai trouvé sa forme originale car on a l'impression que Marc et Katie courent chacun des lièvres différents, que ce que traverse Torkan est indépendant du reste et que son salut ne dépend pas de l'enquête menée à Paris par Jeckson et les autres.
Comme dans le précédent livre, la musique joue un rôle important au milieu de cette folie. Elle se fait moins techno que dans "le Chant des Âmes" qui se déroulait en grande partie dans le milieu des rave-parties, mais elle reste présente, avec une copieuse play list à découvrir en fin de livre, pour ceux qui, je sais qu'il y en a de plus en plus, aiment se mettre dans l'ambiance musicale des romans qu'ils lisent.
Et puis, parce que le thriller n'est pas qu'un bête roman d'action avec fusillades, poursuites, hémoglobine et final spectaculaire, Frédérick Rapilly nous offre une réflexion sur le monde moderne dans lequel nous vivons et sur son fleuron technologique : internet. Cet outil merveilleux qui fait du monde un village, ou presque, nous relie tous ou que nous soyons, nous permet d'échanger entre nous, d'accéder à des mines d'informations et de savoirs... Ou à tout autre chose...
Internet, c'est une force qui a aussi un côté obscur (tiens, ça me rappelle quelque chose, ça...). Une dimension parallèle où les pires instincts tapis en chaque homme se réveillent, se déchaînent, se partagent, se monnayent, asseyent fortunes et pouvoir... Les vidéos que Paris Flash reçoit ne sont que les contre-champs de ces snuffs movies dont on entend parler, en refusant d'accepter leur existence, souvent, mais qui constituent un marché international particulièrement juteux pour les moins scrupuleux de non congénères...
Sans doute une autre version, celles des tortures et des assassinats qu'on entend sur ces films mais qu'on ne voit pas, circulent-ils déjà à travers le monde à la vitesse quasi instantanée de transmission des 0 et des 1 par le fibre optique et par les ondes... Comme des milliers d'autres abominables vidéos qui fascinent quelques mabouls pleins aux as...
La phrase de Shakespeare est parfaite pour illustrer ce qui se passe dans "le Chant du Diable", Torkan a tout à fait raison de la citer. Oui, le mal que l'homme fait désormais lui survit en images HD et en stéréo. Quant au bien, pas sûr qu'il se cache avec les os et les dépouilles des malheureuses victimes qui, immonde paradoxe, sont immortalisées dans leur mort... La plupart d'entre elles n'auront sans doute jamais de sépulture où loger cette part de bien qui, malgré tout, doit bien briller quelque part de l'être humain.
Rapilly nous met en garde sur la force des images, nous qui en vivons entourés, gavés, du matin au soir. Sur leur force mais aussi leur perversité, lorsqu'on l'emploie à mauvais escient. Lorsque notre part diabolique se glisse derrière et devant les écrans pour jouir de ce mal qui ronge notre société. En jouir et en faire commerce, ce qui ajoute l'immoralité à la folie...
Oui, ce que Torkan va découvrir va faire sortir de lui également une sorte de pulsion animale très violente, une facette de lui même qu'il ignorait jusque-là et qui va l'effrayer grandement, un égarement qui le conduit aux lisières de la folie avant que sa raison, sa morale, aussi, ne reprennent le dessus. Mais les séquelles de tout cela, quelles seront-elles ?
En nous mettant devant notre part d'ombre, car le lecteur, comme Torkan, ne peut que se sentir révolter devant l'ampleur de ce que le journaliste découvre, Rapilly réussit à nous mettre mal à l'aise, nous donne une leçon à méditer. Et nous offre une fin dont je ne suis pas capable de dire si elle est heureuse ou dramatique...
Sans doute un peu des deux, selon qu'on se place sur un plan individuel ou général... Car les dernières phrases du livre n'incitent guère à l'optimisme, surtout lorsque l'hyper-médiatisation des faits divers donne une opportunité sans précédent aux illuminés de tous poils de profiter de leur 1/4h de gloire wahrolien jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par d'autres encore plus fous et plus furieux qu'eux...
Après la lecture en début d'année du "Chant des Âmes" et en fin d'année du "Chant du Diable", je suis désormais impatient de voir le début 2014 pour voir ce que nous proposera alors Frédérick Rapilly, dans son prochain livre, d'ores et déjà annoncé sous le titre "Dragon noir" (hommage à Thomas Harris, monsieur Rapilly ?).
dimanche 30 décembre 2012
"Il ne faut jamais juger les gens sur leurs fréquentations. Tenez, Judas, par exemple, il avait des amis irréprochables" (Paul Verlaine).
Voici un court roman, un polar, disons-le, qui, s'il reste assez classique dans l'enquête qu'il nous raconte, possède une grande originalité dans la forme. Car, en plus d'être un polar, ce roman italien est également un roman épistolaire (même s'il y a des articles de journaux, je pense qu'on peux le classer ainsi) et une farce satirique qui se moque allègrement des journalistes, des politiques, des religieux, des scientifiques, des fonctionnaires, etc. Tout le monde en prend pour son grade, dans un véritable exercice de styles signé Andrea Camilleri. A quelques jours de Noël, c'est déjà le vendredi saint, sur le blog, puisque c'est cette journée qui est le point de départ de "la Disparition de Judas" (disponible dans la collection poche de la maison d'éditions Métaillié).
Vigata est un village de Sicile sans histoire. En ce mois de mars 1890, toute la population se prépare à fêter la Semaine Sainte, évènement majeur de la vie liturgique, cette semaine qui se situe entre le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques. Outre la messe célébrant la résurrection du Christ, point d'orgue de cette semaine de recueillement, à Vigata, il y a un autre moment phare à ne pas rater : le vendredi saint, traditionnellement, des citoyens de Vigata, de toutes extractions sociales, montent sur scène pour interpréter la Passion du Christ, dans une pièce intitulée "les Funérailles".
Organiser un tel spectacle, décrié par certains, pour qui le théâtre reste une activité démoniaque, n'est pas facile. Qui, en effet, pour jouer les principaux rôles ? Faut-il que Jésus soit forcément incarné par un prêtre ? Qui pour jouer Judas, le traître, celui sur qui se focalisera la haine du public ? Si les tergiversations concernant le Christ ont été nombreuses avant d'aboutir, avec l'assentiment des autorités religieuses locales, à ce que ce soit un laïc qui l'incarne, pour Judas, on ne se bouscule pas au portillon. Comme les années précédentes, c'est Antonio Pato qui va s'y coller.
Pato est comptable, dans le civil, et le directeur de l'agence de la Banque de Trinacria, à Vigata. C'est un homme respecté, à la fois dans sa fonction professionnelle, qu'il remplit sans anicroche, et dans sa fonction d'époux. Bref, Pato est un homme absolument sans histoire, jusqu'à ce jour du vendredi saint 1890, et la représentation des "Funérailles"...
En effet, ce soir-là, la pièce, qui se joue devant un nombreux public et, pour la première fois, dans la cour du Palais Curto, résidence du Marquis Simone Curto di Baucina et de sa mère, la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli. Celui-ci a eu la bonté d'ouvrir les portes de sa "modeste" demeure pour qu'on y construise la scène provisoire, malgré la farouche opposition de son aristocratique mère, qui ne supporte pas le théâtre et les comédiens.
Oui, la représentation se passe à merveille. Et puis, arrive le moment où Judas, qui a trahi Jésus, décide de se pendre en guise de repentir, demandant alors que la terre s'ouvre sous ses pieds et le précipite aux enfers. Pour rendre cet effet, Pato/Judas doit se placer à un endroit précis de la scène où une trappe est prévue, qui s'ouvrira à son signale pour l'engloutir...
Là aussi, tout se passe comme prévu. Sauf que Pato, une fois disparu sous la scène, ne reparaîtra plus jamais... Evaporé, le comptable qui incarnait Judas... Et sans laisser aucune trace derrière lui, aucun élément permettant de comprendre où il a bien pu passer... On sait juste qu'il n'est pas venu saluer avec les autres comédiens amateurs à la fin du spectacle et que personne ne l'a vu quitter les lieux, ce qui compte tenu de la foule présente, ne veut pas forcément dire grand chose...
D'abord passée inaperçu, la disparition d'Antonio Pato va bientôt prendre des proportions incroyables dans le village de Vigata. C'est d'abord l'épouse du comptable qui va signaler que son mari n'est pas rentré à la maison après la représentation. Elle le fait auprès d'Ernesto Bellavia, délégué local à la Sécurité Publique. Celui-ci va commencer à mener une enquête, ce qui va souverainement déplaire aux Carabiniers Royaux qui estiment que ce genre d'affaire leur revient de droit.
Ce sera bientôt le cas quand le beau-frère de Pato vient lui aussi demander de l'aide auprès des militaires, qui vont demander au Capitaine Commandant Bosisio de se pencher à son tour sur les conditions de cette mystérieuse disparition. S'entendant d'abord comme chien et chat, Bellavia et Bosisio vont peu à peu allier leurs efforts dans la quête de la vérité, ce qui ne sera pas sans fortement agacer, voire carrément mettre en colère leurs hiérarchies respectives.
Mais, malgré cette alliance, rien n'y fait, le comptable Pato reste introuvable. La première idée, celle d'une mauvaise chute dans la trappe, qui aurait entraîné une possible amnésie de Pato, tient mal la route aux yeux de tous, d'autant qu'avec les jours qui passent, le fait que personne n'ait croisé le comptable errant dans les rues du village ne plaide pas pour cette hypothèse.
Faut-il alors envisager le pire : la mort du comptable ? Comme il ne réapparaît pas, la crainte de cette issue terrible grandit chaque jour, plus encore devant l'impuissance des deux enquêteurs. Bellavia et Bosisio sont d'ailleurs de plus en plus sous pression car des questions politiques sont apparues : Pato est le neveu d'un influent sénateur qui, en termes fleuris, insiste auprès des autorités locales pour qu'on mette tout en oeuvre au plus vite pour retrouver le disparu...
Mais si on l'a tué, qui et pourquoi ? On l'a dit, Pato est un homme sans histoire. Enfin, sans histoire, pas forcément... D'abord, parce que la veille du spectacle, on l'a vu se disputer violemment dans son bureau avec un commerçant de la région, Gerlando Ciaramiddaro, connu pour son caractère violent et ses liens supposés avec la mafia... Mais, ce n'est pas tout, on sait que certains reprochent beaucoup au comptable le fait qu'il joue Judas, le traître, celui à cause de qui le Christ est mort... Une lettre anonyme que Pato a reçu quelques jours avant sa disparition, l'accuse d'ailleurs d'être pire que Judas lui-même... Tiens, tiens... Enfin, un certain Onofrio Vasapolli a signalé aux Carabiniers que son frère, récemment sorti d'hôpital psychiatrique, ne se trouvait plus chez lui depuis peu. La dernière fois qu'il a vu son frère, celui-ci, pris de démence une nouvelle fois, envisageait, dans sa folle piété, d'aller "tuer Judas"...
Alors, qui en voulait suffisamment à Pato pour le faire disparaître ? Est-ce parce qu'il était banquier, est-ce parce qu'il jouait Judas ou est-ce parce qu'on l'a véritablement assimilé au personnage du traître des Evangiles ? Ou autre chose encore, qui sait... D'autant que l'enquête patine sévèrement et que les deux enquêteurs, pas très finauds et aux idées parfois surprenantes, ne parviennent guère à mettre en place un scénario plausible...
Il leur faudra en fait un mois pour proposer quelque chose qui puisse satisfaire tout le monde et apporter une thèse plausible à la disparition du comptable Pato... Mais cette thèse très élaborée, presque trop pour le policier et le carabinier, résistera-t-elle aux faits ?
Cette histoire nous est proposée par Andrea Camilleri sous une forme très originale : "la disparition de Judas" est en effet un roman entièrement composé de lettres, de rapports et d'articles de presse. On suit les évènements, les avancées (relatives) de l'enquête et les polémiques ou les réactions parfois farfelues qu'elle déclenche au travers de ces écrits.
Des écrits dans lesquels Camilleri s'amuse comme un petit fou puisque chaque intervenant a droit à un style bien particulier, pastiché avec talent par le malicieux auteur. Que ce soit le style exagérément bureaucratique de Bellavia et Bosision, le lyrisme journalistique des gazettes locales qui font leurs choux gras de ce fait divers, les ordres donnés sur un ton de plus en plus agacé aux deux enquêteurs par des supérieurs lassés de l'incompétence des leurs et aiguillonnées par les pressions politiques, le style amphigourique (si, si) du sénateur, oncle de Pato, les saintes récriminations des religieux qui aimeraient bien voir dissociée l'affaire de la pièce autour de la Passion, les délires plus ou moins scientifiques de deux rivaux anglais aux théories plus extravagantes les unes que les autres et qui trouvent dans la disparition du comptable une illustration de leurs pensées fumeuses, sans oublier le patois local retranscrit avec délice par un Camilleri au top de sa forme.
Tout cela donne un récit très étonnant, où l'on sourit et rit régulièrement, tant devant la nullité des Dupont et Dupond chargés de résoudre l'affaire sans réveiller la rivalité éternelle et universelle entre policiers et militaires. Car nul doute qu'en cas de réussite, chacune des entités cherchera à en tirer les mérites, tandis qu'en cas d'échec, on s'empressera évidemment de rejeter la faute sur l'autre...
Jouant aussi sur la sociologie de Vigata, village sicilien, Camilleri met en scène l'ombre de la Mafia, qu'aurait pu offenser gravement Pato au point de devenir sa cible. Il se moque allègrement de l'aristocratie locale, dans une Italie qui, en 1890, est encore une monarchie, rappelons-le, en mettant en scène la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli dans une situation bien délicate, lorsqu'elle découvre, en allant prier pour le salut des comédiens qui jouent sous ses fenêtres, un couple en pleine action dans la propre chapelle de son palais, quel scandale !
Camilleri se montre insolent, irrévérencieux et c'est bon ! Tout le monde en prend pour son grade et le travail sur les styles différents permet de ne pas tomber dans la monotonie qui, parfois, peut guetter le lecteur de romans épistolaires (enfin, là, je parle surtout pour moi...). L'enquête elle-même n'est pas oubliée, même si l'on pourrait penser qu'elle est presque accessoire au milieu de l'exercice de styles.
Malgré leurs difficultés, Bellavia et Bosisio avancent à pas comptés. Trop lentement pour leurs chefs, mais avec une vraie détermination, malgré leurs notables insuffisances. Car, s'ils ne sont pas des flèches, les deux hommes ont une vraie détermination à découvrir la vérité, ce qui va les emmener sur des pistes apparemment anecdotiques, parfois même à désobéir aux ordres ou à prendre des libertés avec l'étiquette. Et c'est cet entêtement qui finira par payer avec à la clef une splendide hypothèse qui a de quoi calmer les ardeurs de tout le monde et mettre un point final à une affaire qui n'aura que trop duré et trop bouleversé le tranquille village de Vigata et ses habitants...
A condition, évidemment, que leur explication complexe soit la bonne.
J'ai apprécié ce cocktail original venu d'Italie, mélange de polar, de roman épistolaire et de satire sociale. L'équilibre entre ces trois genres qu'on imagine pas forcément se rejoindre naturellement est réussi, et même si l'on peut être dérouté en début de lecture par ces changements rapides de narrateurs et de narration, on s'y habitue bientôt et on en goûte ensuite tout le sel.
Et, malgré le drame que représente la disparition de Pato/Judas, on s'amuse franchement du dénouement, pourtant pas forcément joyeux, mais qui parachève le ridicule des pauvres Bellavia et Bosisio, pourtant si pleins de bonne volonté... Imaginer leur déconfiture, qui devrait être terrible après leur évidente fierté à avoir trouvé une solution viable à ce qui sera sans doute la plus grande affaire de leur carrière, est réjouissant.
Oui, j'assume totalement mon mauvais esprit, qui rejoint sans doute celui d'Andrea Camilleri, et je vous invite cordialement à en faire de même.
Vigata est un village de Sicile sans histoire. En ce mois de mars 1890, toute la population se prépare à fêter la Semaine Sainte, évènement majeur de la vie liturgique, cette semaine qui se situe entre le dimanche des Rameaux et le dimanche de Pâques. Outre la messe célébrant la résurrection du Christ, point d'orgue de cette semaine de recueillement, à Vigata, il y a un autre moment phare à ne pas rater : le vendredi saint, traditionnellement, des citoyens de Vigata, de toutes extractions sociales, montent sur scène pour interpréter la Passion du Christ, dans une pièce intitulée "les Funérailles".
Organiser un tel spectacle, décrié par certains, pour qui le théâtre reste une activité démoniaque, n'est pas facile. Qui, en effet, pour jouer les principaux rôles ? Faut-il que Jésus soit forcément incarné par un prêtre ? Qui pour jouer Judas, le traître, celui sur qui se focalisera la haine du public ? Si les tergiversations concernant le Christ ont été nombreuses avant d'aboutir, avec l'assentiment des autorités religieuses locales, à ce que ce soit un laïc qui l'incarne, pour Judas, on ne se bouscule pas au portillon. Comme les années précédentes, c'est Antonio Pato qui va s'y coller.
Pato est comptable, dans le civil, et le directeur de l'agence de la Banque de Trinacria, à Vigata. C'est un homme respecté, à la fois dans sa fonction professionnelle, qu'il remplit sans anicroche, et dans sa fonction d'époux. Bref, Pato est un homme absolument sans histoire, jusqu'à ce jour du vendredi saint 1890, et la représentation des "Funérailles"...
En effet, ce soir-là, la pièce, qui se joue devant un nombreux public et, pour la première fois, dans la cour du Palais Curto, résidence du Marquis Simone Curto di Baucina et de sa mère, la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli. Celui-ci a eu la bonté d'ouvrir les portes de sa "modeste" demeure pour qu'on y construise la scène provisoire, malgré la farouche opposition de son aristocratique mère, qui ne supporte pas le théâtre et les comédiens.
Oui, la représentation se passe à merveille. Et puis, arrive le moment où Judas, qui a trahi Jésus, décide de se pendre en guise de repentir, demandant alors que la terre s'ouvre sous ses pieds et le précipite aux enfers. Pour rendre cet effet, Pato/Judas doit se placer à un endroit précis de la scène où une trappe est prévue, qui s'ouvrira à son signale pour l'engloutir...
Là aussi, tout se passe comme prévu. Sauf que Pato, une fois disparu sous la scène, ne reparaîtra plus jamais... Evaporé, le comptable qui incarnait Judas... Et sans laisser aucune trace derrière lui, aucun élément permettant de comprendre où il a bien pu passer... On sait juste qu'il n'est pas venu saluer avec les autres comédiens amateurs à la fin du spectacle et que personne ne l'a vu quitter les lieux, ce qui compte tenu de la foule présente, ne veut pas forcément dire grand chose...
D'abord passée inaperçu, la disparition d'Antonio Pato va bientôt prendre des proportions incroyables dans le village de Vigata. C'est d'abord l'épouse du comptable qui va signaler que son mari n'est pas rentré à la maison après la représentation. Elle le fait auprès d'Ernesto Bellavia, délégué local à la Sécurité Publique. Celui-ci va commencer à mener une enquête, ce qui va souverainement déplaire aux Carabiniers Royaux qui estiment que ce genre d'affaire leur revient de droit.
Ce sera bientôt le cas quand le beau-frère de Pato vient lui aussi demander de l'aide auprès des militaires, qui vont demander au Capitaine Commandant Bosisio de se pencher à son tour sur les conditions de cette mystérieuse disparition. S'entendant d'abord comme chien et chat, Bellavia et Bosisio vont peu à peu allier leurs efforts dans la quête de la vérité, ce qui ne sera pas sans fortement agacer, voire carrément mettre en colère leurs hiérarchies respectives.
Mais, malgré cette alliance, rien n'y fait, le comptable Pato reste introuvable. La première idée, celle d'une mauvaise chute dans la trappe, qui aurait entraîné une possible amnésie de Pato, tient mal la route aux yeux de tous, d'autant qu'avec les jours qui passent, le fait que personne n'ait croisé le comptable errant dans les rues du village ne plaide pas pour cette hypothèse.
Faut-il alors envisager le pire : la mort du comptable ? Comme il ne réapparaît pas, la crainte de cette issue terrible grandit chaque jour, plus encore devant l'impuissance des deux enquêteurs. Bellavia et Bosisio sont d'ailleurs de plus en plus sous pression car des questions politiques sont apparues : Pato est le neveu d'un influent sénateur qui, en termes fleuris, insiste auprès des autorités locales pour qu'on mette tout en oeuvre au plus vite pour retrouver le disparu...
Mais si on l'a tué, qui et pourquoi ? On l'a dit, Pato est un homme sans histoire. Enfin, sans histoire, pas forcément... D'abord, parce que la veille du spectacle, on l'a vu se disputer violemment dans son bureau avec un commerçant de la région, Gerlando Ciaramiddaro, connu pour son caractère violent et ses liens supposés avec la mafia... Mais, ce n'est pas tout, on sait que certains reprochent beaucoup au comptable le fait qu'il joue Judas, le traître, celui à cause de qui le Christ est mort... Une lettre anonyme que Pato a reçu quelques jours avant sa disparition, l'accuse d'ailleurs d'être pire que Judas lui-même... Tiens, tiens... Enfin, un certain Onofrio Vasapolli a signalé aux Carabiniers que son frère, récemment sorti d'hôpital psychiatrique, ne se trouvait plus chez lui depuis peu. La dernière fois qu'il a vu son frère, celui-ci, pris de démence une nouvelle fois, envisageait, dans sa folle piété, d'aller "tuer Judas"...
Alors, qui en voulait suffisamment à Pato pour le faire disparaître ? Est-ce parce qu'il était banquier, est-ce parce qu'il jouait Judas ou est-ce parce qu'on l'a véritablement assimilé au personnage du traître des Evangiles ? Ou autre chose encore, qui sait... D'autant que l'enquête patine sévèrement et que les deux enquêteurs, pas très finauds et aux idées parfois surprenantes, ne parviennent guère à mettre en place un scénario plausible...
Il leur faudra en fait un mois pour proposer quelque chose qui puisse satisfaire tout le monde et apporter une thèse plausible à la disparition du comptable Pato... Mais cette thèse très élaborée, presque trop pour le policier et le carabinier, résistera-t-elle aux faits ?
Cette histoire nous est proposée par Andrea Camilleri sous une forme très originale : "la disparition de Judas" est en effet un roman entièrement composé de lettres, de rapports et d'articles de presse. On suit les évènements, les avancées (relatives) de l'enquête et les polémiques ou les réactions parfois farfelues qu'elle déclenche au travers de ces écrits.
Des écrits dans lesquels Camilleri s'amuse comme un petit fou puisque chaque intervenant a droit à un style bien particulier, pastiché avec talent par le malicieux auteur. Que ce soit le style exagérément bureaucratique de Bellavia et Bosision, le lyrisme journalistique des gazettes locales qui font leurs choux gras de ce fait divers, les ordres donnés sur un ton de plus en plus agacé aux deux enquêteurs par des supérieurs lassés de l'incompétence des leurs et aiguillonnées par les pressions politiques, le style amphigourique (si, si) du sénateur, oncle de Pato, les saintes récriminations des religieux qui aimeraient bien voir dissociée l'affaire de la pièce autour de la Passion, les délires plus ou moins scientifiques de deux rivaux anglais aux théories plus extravagantes les unes que les autres et qui trouvent dans la disparition du comptable une illustration de leurs pensées fumeuses, sans oublier le patois local retranscrit avec délice par un Camilleri au top de sa forme.
Tout cela donne un récit très étonnant, où l'on sourit et rit régulièrement, tant devant la nullité des Dupont et Dupond chargés de résoudre l'affaire sans réveiller la rivalité éternelle et universelle entre policiers et militaires. Car nul doute qu'en cas de réussite, chacune des entités cherchera à en tirer les mérites, tandis qu'en cas d'échec, on s'empressera évidemment de rejeter la faute sur l'autre...
Jouant aussi sur la sociologie de Vigata, village sicilien, Camilleri met en scène l'ombre de la Mafia, qu'aurait pu offenser gravement Pato au point de devenir sa cible. Il se moque allègrement de l'aristocratie locale, dans une Italie qui, en 1890, est encore une monarchie, rappelons-le, en mettant en scène la Princesse Imelda Sanjust degli Orticelli dans une situation bien délicate, lorsqu'elle découvre, en allant prier pour le salut des comédiens qui jouent sous ses fenêtres, un couple en pleine action dans la propre chapelle de son palais, quel scandale !
Camilleri se montre insolent, irrévérencieux et c'est bon ! Tout le monde en prend pour son grade et le travail sur les styles différents permet de ne pas tomber dans la monotonie qui, parfois, peut guetter le lecteur de romans épistolaires (enfin, là, je parle surtout pour moi...). L'enquête elle-même n'est pas oubliée, même si l'on pourrait penser qu'elle est presque accessoire au milieu de l'exercice de styles.
Malgré leurs difficultés, Bellavia et Bosisio avancent à pas comptés. Trop lentement pour leurs chefs, mais avec une vraie détermination, malgré leurs notables insuffisances. Car, s'ils ne sont pas des flèches, les deux hommes ont une vraie détermination à découvrir la vérité, ce qui va les emmener sur des pistes apparemment anecdotiques, parfois même à désobéir aux ordres ou à prendre des libertés avec l'étiquette. Et c'est cet entêtement qui finira par payer avec à la clef une splendide hypothèse qui a de quoi calmer les ardeurs de tout le monde et mettre un point final à une affaire qui n'aura que trop duré et trop bouleversé le tranquille village de Vigata et ses habitants...
A condition, évidemment, que leur explication complexe soit la bonne.
J'ai apprécié ce cocktail original venu d'Italie, mélange de polar, de roman épistolaire et de satire sociale. L'équilibre entre ces trois genres qu'on imagine pas forcément se rejoindre naturellement est réussi, et même si l'on peut être dérouté en début de lecture par ces changements rapides de narrateurs et de narration, on s'y habitue bientôt et on en goûte ensuite tout le sel.
Et, malgré le drame que représente la disparition de Pato/Judas, on s'amuse franchement du dénouement, pourtant pas forcément joyeux, mais qui parachève le ridicule des pauvres Bellavia et Bosisio, pourtant si pleins de bonne volonté... Imaginer leur déconfiture, qui devrait être terrible après leur évidente fierté à avoir trouvé une solution viable à ce qui sera sans doute la plus grande affaire de leur carrière, est réjouissant.
Oui, j'assume totalement mon mauvais esprit, qui rejoint sans doute celui d'Andrea Camilleri, et je vous invite cordialement à en faire de même.
samedi 29 décembre 2012
"Je déteste le piano. Surtout quand quelqu'un en joue" (Jimmy Durante).
Un titre un peu provoc pour ce billet, que l'in doit à Jimmy Durante, un humoriste très populaire aux Etats-Unis dans les années 1930-40 et, comble de l'ironie, lui-même musicien et compositeur. Il faut dire que la haine de la musique, et des instruments à claviers en particulier, est au coeur du roman dont nous allons parler maintenant. Un roman dépaysant, également, puisqu'il nous emmène au Brésil, dans la première moitié du XIXème siècle, l'époque à laquelle, de colonie, le Brésil va devenir Etat à part entière et commencer à construire son histoire propre. Découvrons donc un roman historique et, envers et contre tous, musical, "le Colonel désaccordé", d'Olivier Bleys (en poche chez Folio), auteur déjà apprécié avec "Pastel".
Napoléon s'est lancé à la conquête de la péninsule ibérique et l'avancée de ses troupes semble inexorable. A tel point qu'en cet automne 1807, la cour du Portugal se sent en grand danger. Impossible de résister en nombre et en moyens aux armées impériales. Le Roi du Portugal décide donc de prendre le large, c'est le cas de le dire, en s'exilant pour sa colonie du Brésil. De là, il pourra garder un oeil distancié sur les manoeuvres européennes et pourra juger du bon moment pour regagner sa métropole.
Mais, si débandade il y a effectivement, c'est une débandade organisée et avec un certain sens des priorités. Disons-le : on ne laissera rien à l'envahisseur, donc on vide les bâtiments de l'intégralité de leur contenu (seul les miroirs resteront sur place, mais on prendra soin de les briser) et on embarque tout sur des bateaux prêts à traverser l'Atlantique.
Alors que ces préparatifs font rage autant que les batailles sur le sol portugais, le capitaine d'artillerie Eduardo Rymar est convoqué en urgence au palais royal. Voilà des mois que ce militaire exemplaire se languit d'une affectation à la hauteur de ses ambitions. Est-ce parce qu'il a perdu une jambe lors d'une bataille et qu'il doit recourir à une prothèse en bois qu'on l'a ainsi mis à l'écart ? Une possibilité que Rymar ne peut écarter mais qui le met en rage.
Alors, quand, sous des trombes d'eau, on vient le chercher pour lui confier une nouvelle mission, il court, il vole, persuadé qu'on va l'envoyer au front, envoyer quelques boulets bien sentis sur les soldats français. Mais pas du tout. C'est sur un bateau qu'est envoyé Rymar, flanqué de son fidèle aide de camp, le très débrouillard Querubim. Un des navires en partance pour le Brésil. La mission de l'officier artilleur sera de veiller sur sa cargaison comme sur la prunelle de ses yeux.
Rymar n'en croit ni ses yeux, ni ses oreilles. Ses rêves de guerre, d'odeurs de poudre et de son du canon s'envolent à nouveau. A la place, il va voguer pour le Brésil, qui, bien que principale colonie portugaise et décrite par beaucoup comme un eldorado, ne l'attire pas du tout. Il pressent qu'une nouvelle fois, on lui a assigné une mission mineure et ça le met en colère.
Et ce n'est qu'un début : lorsque Rymar découvre la cargaison qu'il va devoir escorter, il est au bord de la mutinerie. Dans les cales du Voador, nom du navire sur lequel ont embarqué Rymar et Querubim, a été installée avec le plus de précautions possibles, une douzaine d'instruments de musique. Des clavecins, des clavicordes, des pianos-forte, des épinettes, tous plus luxueux les uns que les autres. Des instruments de musique !!!
Or, s'il y a bien quelque chose que le capitaine Eduardo Rymar, officier d'artillerie de l'armée du Portugal, déteste, c'est la musique. Sa mère jouait du clavecin, c'est vrai, mais lui n'a jamais eu le goût de cette activité, que ce soit en jouer comme en écouter. Alors, l'envoyer au Brésil pour escorter des claviers à travers l'océan alors qu'on pourrait lui confier un commandement au front, c'est l'humiliation suprême.
Ce que n'imagine pas Rymar, c'est que ce n'est là que le début de ses malheurs. Venu au Brésil pour un séjour qu'il espère court, il va devoir se fixer dans ce pays immense qu'il ne supporte pas : le climat, la chaleur, l'humidité, les animaux sauvages, le bruit, les gens... Tout exaspère Rymar, qui en plus, va devoir apprendre à vivre avec autour de lui des noirs, qu'ils soient esclaves venus d'Afrique, affranchis ou métis. D'emblée, il a pour eux un mépris souverain qui ne le quittera jamais, même après une trentaine d'années passée sous le soleil de Rio.
Une fois installé dans cette ville qui n'est pas encore la mégapole qu'on connaît aujourd'hui, les désillusions vont se poursuivre pour Rymar. Lui qui pensait que sa mission s'achèverait avec le débarquement des claviers et leur restitution à leurs légitimes propriétaires, va encore une fois déchanter. Sa nouvelle affectation ne le reverra pas au Portugal, ni même ne lui octroiera la tête d'un régiment en terre brésilienne. Non, on le laisse s'occuper des instruments de musique, avec le titre très honorifique de "conservateur de l'instrumentarium royal". Sa mission : prendre soin de tout ce qui, à la cour en exil, peut produire de la musique.
Une tâche qui va vite devenir très prenante, puisque le climat brésilien ainsi que les insectes locaux, réussissent mal aux bois européens dont sont faites les caisses des clavecins, par exemple. C'est donc à la tête d'un atelier de facteur d'instruments que se retrouve Rymar alors qu'il n'a ni le goût, c'est peu de le dire, d'entretenir ces objets, ni la moindre idée de comment on fait... Heureusement, Querubim, dont l'ébénisterie est l'un des passe-temps, va voler au secours de son officier. C'est lui qui va gérer l'atelier, recrutant les esclaves qui travailleront sur les objets et trouvant des bois locaux plus résistants qui donneront le change une fois les instruments remontés.
Une organisation quasi clandestine, dont Rymar, malgré sa rogne, n'hésitera pas à retirer tous les honneurs pour lui et lui seul. Car, Rymar n'est pas en disgrâce, contrairement aux apparences. Sa fonction de conservateur lui vaut même d'être logé au palais royal, des distinctions prestigieuses et un avancement qu'il n'aurait peut-être même pas eu en combattant les troupes napoléoniennes. Seul son épanouissement personnel est en danger ; Rymar déprime...
De moins en moins présent à son bureau, multipliant les frasques, parfois embarrassantes, se mettant à dos des personnages puissants et pas commodes, comme ce planteur dont il va tuer un des esclaves lors d'une de ses sorties, Rymar n'adopte pas la posture de l'officier qu'il affirme être, impeccable, dévoué et à cheval sur le protocole...
Alors, pour le remettre dans le droit chemin, le souverain va chercher à le marier... Là encore, c'est un Rymar pas convaincu qui apprend la nouvelle. Mais c'est un ordre. Et les ordres sont les ordres. Alors, Rymar se rend au bal et, malgré une conduite proche de la goujaterie, il finit par rencontrer la perle rare, Rosalia. Oh, ne parlons pas de coup de foudre, ce serait bien exagéré, mais la jeune femme semble, disons, "compatible" avec les ambitions sociales et matrimoniales de l'officier.
Leur mariage sera heureux. Le couple va élever au Brésil ses trois enfants, Angelo, Zulmira et Horacio. Au Brésil, car les années vont passer sans que Rymar ne reçoive d'ordre de rentrer au pays... Pire encore, lorsque le souverain qui lui a ordonné de se rendre outre-Atlantique, lassé de la vie au Brésil, choisit de rentrer en métropole en le laissant derrière lui. Et ce n'est pas tout : Pierre Ier, qui est arrivé enfant dans la colonie, n'a lui, nullement envie de rentrer en Europe et va devenir le premier souverain d'un empire naissant. Rymar va donc devenir brésilien bien malgré lui...
La seconde partie du roman se concentre sur la vie de famille, somme toute très bourgeoise, de Rymar et des siens. Et, petit à petit, Eduardo se met en retrait et c'est Angelo qui devient le coeur du roman. Pendant que son père rumine ses désillusions tout en montant en grade, qu'il a complètement délaissé l'atelier tout en conservant son poste de conservateur et qu'il joue les tyrans domestiques en interdisant sous son toit tout ce qui peut émettre des sons, ou pire, produire de la musique.
Au fil des ans, cette lubie va devenir une vraie maladie, les oreilles de Rymar refusant d'entendre tout bruit sans que leurs tympans n'en souffrent. A vrai dire, le seul son qu'il tolère, c'est celui de son arme, avec laquelle il lui prend de temps en temps de tirer par ses fenêtres, ameutant tout le quartier. Une manière très personnelle, sans doute, de remplacer ces canons qui lui manquent tant.
Mais, Angelo, lui, n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes. Il faut préciser qu'Angelo est le fils de Rosalia. Elle l'a eu avant de rencontrer Rymar et celui-ci, malgré son dépit de découvrir les cachotteries de son épouse, l'a adopté sans broncher et a même nourri pour lui les plus ambitieux projets. En fait, Eduardo verrait bien Angelo faire la carrière militaire qu'il n'a pu lui-même réaliser...
Alors, il va l'envoyer dans la plus grande académie militaire de Rio, une des premières écoles de ce genre au Brésil (auparavant, les élèves officiers devaient se rendre au Portugal pour étudier). Mais Angelo, s'il est bon élève, a découvert ce que son père considérerait comme un poison s'il savait : l'amour de la musique. A l'académie, Angelo a ses meilleures notes dans les matières qui ne sont pas les plus liées à l'art militaire. C'est en intégrant la fanfare de l'école militaire qu'Angelo va enfreindre le plus terrible des tabous familiaux. Un camouflet de plus pour Rymar qui va alors délaisser Angelo pour reporter ses espoirs sur Horacio, son dernier né.
Mais Angelo n'en démordra pas et persévérera. Se dessinant, par-là même, le destin exactement contraire de celui de son père. C'est ce qui est passionnant dans le roman d'Olivier Bleys. Cette deuxième partie, qui va de 1822 à 1836, est le récit en miroir de la vie d'Angelo qui, totalement involontairement, va devenir un homme à l'opposé de son père.
Passionné par la musique, dont il rêve d'apprendre à jouer, se piquant même de vouloir composer des chansons puis un concerto pour piano, l'instrument même qui fait faire des cauchemars à son père depuis son départ du Portugal. La musique sera le fil rouge d'une vie qui va s'écarter irrémédiablement du chemin tracé pour lui par son père depuis ses tendres années.
En effet, s'il obtient son diplôme de l'Académie et en sort avec un grade de lieutenant, il va vite prouver son incompétence à mener des troupes. Il faut dire que l'époque est propice aux accrochages, puisque le Brésil naissant doit faire face à la volonté des esclaves de s'émanciper, y compris par la violence, tandis que le nouveau pouvoir doit s'assurer qu'il règne bien sur l'ensemble d'un territoire incroyablement vaste. Il y a du pain sur la planche pour les régiments brésiliens récemment créés pour se substituer à l'armée portugaise.
Bien vite redevenu simple soldat, c'est sans entrain mais avec bien plus d'efficacité, une efficacité mortelle, que Angelo poursuivra son anonyme carrière militaire. Autre différence, c'est dans des conditions très spéciales, aux antipodes du bal de cour dans lequel son père rencontra sa mère, que le jeune homme va tomber amoureux.
En pleine jungle, loin de tout, dans des conditions moins que confortables, que je vais vous laisser découvrir, Angelo, toujours grâce à la musique et à la présence providentielle d'un piano dans ce no man's land, va faire une rencontre qui changera sa vie et celles des siens radicalement... Confirmant que sa destinée, une fois qu'elle a bifurqué, prendra des chemins de traverse bien surprenants, qui lui feront connaître le danger auquel son père rêva toute sa vie d'être confronté sans y parvenir.
"Le Colonel désaccordé" m'a fait voyagé, dans le temps bien sûr, mais aussi dans ce Brésil qui garde cette magie, cet exotisme onirique, ce mystère, même, qui fascine beaucoup de monde. Et puis, malgré le véto mis par Rymar, comment ne pas penser que ce roman est habité par la musique. Par le son du piano, qui va remplacer peu à peu le clavecin et ses dérivés à cette période ; par le son du clairon, pratiqué par Angelo dans la fanfare de l'Académie.
Mais ce livre est porté par deux personnages magnifiques. D'abord Eduardo, espèce de Don Quichotte militaire, chargeant non pas des moulins à vent mais des instruments de musique, épaulé par son fidèle Querubim, qui en endure, des coups de gueule et des coups bas ! Eduardo est le parfait militaire, il a tout pour faire une grande carrière, mais entre sa mutilation et d'autres raisons, qu'on lui cache, il va rester en rade, si je puis dire... Il n'y a pas que du Quichotte en lui, il y a aussi du Drogo, le lieutenant du "Désert des Tartares", de Buzzatti, qui attend désespérément l'ennemi...
Et puis, en face, il y a Angelo, à la sensibilité exacerbée, qui va découvrir la musique par hasard, sans l'entendre, juste en voyant une partition qui va éveiller une passion dévorante. Malgré l'interdiction paternelle, la curiosité d'Angelo sera la plus forte et sa vocation musicale, loin de faire de lui un virtuose ou un grand compositeur, va émailler sa vie, l'embellir mais aussi le conduire dans des situations périlleuses.
Angelo, né à Rio, s'émancipe du carcan familial en même temps que le Brésil se libère de la tutelle portugaise. Le parallèle est lui aussi remarquable. Et, comme le roman se termine de façon très ouverte, on ne peut préjuger de l'avenir de la famille Rymar, marquée par le destin et la musique, que ce soit pas sa haine ou son amour pour elle.
Je ne puis finir ce billet sans vous proposer d'écouter de la musique brésilienne, évidemment. S'il y a des Eduardo Rymar, parmi vous, ne cliquez pas, je vous en conjure ! Pour les autres, prenez plaisir à écouter ces deux morceaux choisis en lien direct avec le roman d'Olivier Bleys :
- il a dédié "le Colonel désaccordé" à la musicienne Chiquinha Gonzaga, dont voici une des oeuvres, "Atraente".
- et puis évoqué la musique classique au Brésil, c'est forcément penser à Heitor Villa-Lobos. Olivier Bleys cite à la fin de ses remerciements la Bachiana Brasileira n°5, dans un version jazz interprétée par Wayne Shorter...
Voilà qui, je l'espère, suffira à compenser la provocation du titre de ce billet...
Napoléon s'est lancé à la conquête de la péninsule ibérique et l'avancée de ses troupes semble inexorable. A tel point qu'en cet automne 1807, la cour du Portugal se sent en grand danger. Impossible de résister en nombre et en moyens aux armées impériales. Le Roi du Portugal décide donc de prendre le large, c'est le cas de le dire, en s'exilant pour sa colonie du Brésil. De là, il pourra garder un oeil distancié sur les manoeuvres européennes et pourra juger du bon moment pour regagner sa métropole.
Mais, si débandade il y a effectivement, c'est une débandade organisée et avec un certain sens des priorités. Disons-le : on ne laissera rien à l'envahisseur, donc on vide les bâtiments de l'intégralité de leur contenu (seul les miroirs resteront sur place, mais on prendra soin de les briser) et on embarque tout sur des bateaux prêts à traverser l'Atlantique.
Alors que ces préparatifs font rage autant que les batailles sur le sol portugais, le capitaine d'artillerie Eduardo Rymar est convoqué en urgence au palais royal. Voilà des mois que ce militaire exemplaire se languit d'une affectation à la hauteur de ses ambitions. Est-ce parce qu'il a perdu une jambe lors d'une bataille et qu'il doit recourir à une prothèse en bois qu'on l'a ainsi mis à l'écart ? Une possibilité que Rymar ne peut écarter mais qui le met en rage.
Alors, quand, sous des trombes d'eau, on vient le chercher pour lui confier une nouvelle mission, il court, il vole, persuadé qu'on va l'envoyer au front, envoyer quelques boulets bien sentis sur les soldats français. Mais pas du tout. C'est sur un bateau qu'est envoyé Rymar, flanqué de son fidèle aide de camp, le très débrouillard Querubim. Un des navires en partance pour le Brésil. La mission de l'officier artilleur sera de veiller sur sa cargaison comme sur la prunelle de ses yeux.
Rymar n'en croit ni ses yeux, ni ses oreilles. Ses rêves de guerre, d'odeurs de poudre et de son du canon s'envolent à nouveau. A la place, il va voguer pour le Brésil, qui, bien que principale colonie portugaise et décrite par beaucoup comme un eldorado, ne l'attire pas du tout. Il pressent qu'une nouvelle fois, on lui a assigné une mission mineure et ça le met en colère.
Et ce n'est qu'un début : lorsque Rymar découvre la cargaison qu'il va devoir escorter, il est au bord de la mutinerie. Dans les cales du Voador, nom du navire sur lequel ont embarqué Rymar et Querubim, a été installée avec le plus de précautions possibles, une douzaine d'instruments de musique. Des clavecins, des clavicordes, des pianos-forte, des épinettes, tous plus luxueux les uns que les autres. Des instruments de musique !!!
Or, s'il y a bien quelque chose que le capitaine Eduardo Rymar, officier d'artillerie de l'armée du Portugal, déteste, c'est la musique. Sa mère jouait du clavecin, c'est vrai, mais lui n'a jamais eu le goût de cette activité, que ce soit en jouer comme en écouter. Alors, l'envoyer au Brésil pour escorter des claviers à travers l'océan alors qu'on pourrait lui confier un commandement au front, c'est l'humiliation suprême.
Ce que n'imagine pas Rymar, c'est que ce n'est là que le début de ses malheurs. Venu au Brésil pour un séjour qu'il espère court, il va devoir se fixer dans ce pays immense qu'il ne supporte pas : le climat, la chaleur, l'humidité, les animaux sauvages, le bruit, les gens... Tout exaspère Rymar, qui en plus, va devoir apprendre à vivre avec autour de lui des noirs, qu'ils soient esclaves venus d'Afrique, affranchis ou métis. D'emblée, il a pour eux un mépris souverain qui ne le quittera jamais, même après une trentaine d'années passée sous le soleil de Rio.
Une fois installé dans cette ville qui n'est pas encore la mégapole qu'on connaît aujourd'hui, les désillusions vont se poursuivre pour Rymar. Lui qui pensait que sa mission s'achèverait avec le débarquement des claviers et leur restitution à leurs légitimes propriétaires, va encore une fois déchanter. Sa nouvelle affectation ne le reverra pas au Portugal, ni même ne lui octroiera la tête d'un régiment en terre brésilienne. Non, on le laisse s'occuper des instruments de musique, avec le titre très honorifique de "conservateur de l'instrumentarium royal". Sa mission : prendre soin de tout ce qui, à la cour en exil, peut produire de la musique.
Une tâche qui va vite devenir très prenante, puisque le climat brésilien ainsi que les insectes locaux, réussissent mal aux bois européens dont sont faites les caisses des clavecins, par exemple. C'est donc à la tête d'un atelier de facteur d'instruments que se retrouve Rymar alors qu'il n'a ni le goût, c'est peu de le dire, d'entretenir ces objets, ni la moindre idée de comment on fait... Heureusement, Querubim, dont l'ébénisterie est l'un des passe-temps, va voler au secours de son officier. C'est lui qui va gérer l'atelier, recrutant les esclaves qui travailleront sur les objets et trouvant des bois locaux plus résistants qui donneront le change une fois les instruments remontés.
Une organisation quasi clandestine, dont Rymar, malgré sa rogne, n'hésitera pas à retirer tous les honneurs pour lui et lui seul. Car, Rymar n'est pas en disgrâce, contrairement aux apparences. Sa fonction de conservateur lui vaut même d'être logé au palais royal, des distinctions prestigieuses et un avancement qu'il n'aurait peut-être même pas eu en combattant les troupes napoléoniennes. Seul son épanouissement personnel est en danger ; Rymar déprime...
De moins en moins présent à son bureau, multipliant les frasques, parfois embarrassantes, se mettant à dos des personnages puissants et pas commodes, comme ce planteur dont il va tuer un des esclaves lors d'une de ses sorties, Rymar n'adopte pas la posture de l'officier qu'il affirme être, impeccable, dévoué et à cheval sur le protocole...
Alors, pour le remettre dans le droit chemin, le souverain va chercher à le marier... Là encore, c'est un Rymar pas convaincu qui apprend la nouvelle. Mais c'est un ordre. Et les ordres sont les ordres. Alors, Rymar se rend au bal et, malgré une conduite proche de la goujaterie, il finit par rencontrer la perle rare, Rosalia. Oh, ne parlons pas de coup de foudre, ce serait bien exagéré, mais la jeune femme semble, disons, "compatible" avec les ambitions sociales et matrimoniales de l'officier.
Leur mariage sera heureux. Le couple va élever au Brésil ses trois enfants, Angelo, Zulmira et Horacio. Au Brésil, car les années vont passer sans que Rymar ne reçoive d'ordre de rentrer au pays... Pire encore, lorsque le souverain qui lui a ordonné de se rendre outre-Atlantique, lassé de la vie au Brésil, choisit de rentrer en métropole en le laissant derrière lui. Et ce n'est pas tout : Pierre Ier, qui est arrivé enfant dans la colonie, n'a lui, nullement envie de rentrer en Europe et va devenir le premier souverain d'un empire naissant. Rymar va donc devenir brésilien bien malgré lui...
La seconde partie du roman se concentre sur la vie de famille, somme toute très bourgeoise, de Rymar et des siens. Et, petit à petit, Eduardo se met en retrait et c'est Angelo qui devient le coeur du roman. Pendant que son père rumine ses désillusions tout en montant en grade, qu'il a complètement délaissé l'atelier tout en conservant son poste de conservateur et qu'il joue les tyrans domestiques en interdisant sous son toit tout ce qui peut émettre des sons, ou pire, produire de la musique.
Au fil des ans, cette lubie va devenir une vraie maladie, les oreilles de Rymar refusant d'entendre tout bruit sans que leurs tympans n'en souffrent. A vrai dire, le seul son qu'il tolère, c'est celui de son arme, avec laquelle il lui prend de temps en temps de tirer par ses fenêtres, ameutant tout le quartier. Une manière très personnelle, sans doute, de remplacer ces canons qui lui manquent tant.
Mais, Angelo, lui, n'est pas du tout sur la même longueur d'ondes. Il faut préciser qu'Angelo est le fils de Rosalia. Elle l'a eu avant de rencontrer Rymar et celui-ci, malgré son dépit de découvrir les cachotteries de son épouse, l'a adopté sans broncher et a même nourri pour lui les plus ambitieux projets. En fait, Eduardo verrait bien Angelo faire la carrière militaire qu'il n'a pu lui-même réaliser...
Alors, il va l'envoyer dans la plus grande académie militaire de Rio, une des premières écoles de ce genre au Brésil (auparavant, les élèves officiers devaient se rendre au Portugal pour étudier). Mais Angelo, s'il est bon élève, a découvert ce que son père considérerait comme un poison s'il savait : l'amour de la musique. A l'académie, Angelo a ses meilleures notes dans les matières qui ne sont pas les plus liées à l'art militaire. C'est en intégrant la fanfare de l'école militaire qu'Angelo va enfreindre le plus terrible des tabous familiaux. Un camouflet de plus pour Rymar qui va alors délaisser Angelo pour reporter ses espoirs sur Horacio, son dernier né.
Mais Angelo n'en démordra pas et persévérera. Se dessinant, par-là même, le destin exactement contraire de celui de son père. C'est ce qui est passionnant dans le roman d'Olivier Bleys. Cette deuxième partie, qui va de 1822 à 1836, est le récit en miroir de la vie d'Angelo qui, totalement involontairement, va devenir un homme à l'opposé de son père.
Passionné par la musique, dont il rêve d'apprendre à jouer, se piquant même de vouloir composer des chansons puis un concerto pour piano, l'instrument même qui fait faire des cauchemars à son père depuis son départ du Portugal. La musique sera le fil rouge d'une vie qui va s'écarter irrémédiablement du chemin tracé pour lui par son père depuis ses tendres années.
En effet, s'il obtient son diplôme de l'Académie et en sort avec un grade de lieutenant, il va vite prouver son incompétence à mener des troupes. Il faut dire que l'époque est propice aux accrochages, puisque le Brésil naissant doit faire face à la volonté des esclaves de s'émanciper, y compris par la violence, tandis que le nouveau pouvoir doit s'assurer qu'il règne bien sur l'ensemble d'un territoire incroyablement vaste. Il y a du pain sur la planche pour les régiments brésiliens récemment créés pour se substituer à l'armée portugaise.
Bien vite redevenu simple soldat, c'est sans entrain mais avec bien plus d'efficacité, une efficacité mortelle, que Angelo poursuivra son anonyme carrière militaire. Autre différence, c'est dans des conditions très spéciales, aux antipodes du bal de cour dans lequel son père rencontra sa mère, que le jeune homme va tomber amoureux.
En pleine jungle, loin de tout, dans des conditions moins que confortables, que je vais vous laisser découvrir, Angelo, toujours grâce à la musique et à la présence providentielle d'un piano dans ce no man's land, va faire une rencontre qui changera sa vie et celles des siens radicalement... Confirmant que sa destinée, une fois qu'elle a bifurqué, prendra des chemins de traverse bien surprenants, qui lui feront connaître le danger auquel son père rêva toute sa vie d'être confronté sans y parvenir.
"Le Colonel désaccordé" m'a fait voyagé, dans le temps bien sûr, mais aussi dans ce Brésil qui garde cette magie, cet exotisme onirique, ce mystère, même, qui fascine beaucoup de monde. Et puis, malgré le véto mis par Rymar, comment ne pas penser que ce roman est habité par la musique. Par le son du piano, qui va remplacer peu à peu le clavecin et ses dérivés à cette période ; par le son du clairon, pratiqué par Angelo dans la fanfare de l'Académie.
Mais ce livre est porté par deux personnages magnifiques. D'abord Eduardo, espèce de Don Quichotte militaire, chargeant non pas des moulins à vent mais des instruments de musique, épaulé par son fidèle Querubim, qui en endure, des coups de gueule et des coups bas ! Eduardo est le parfait militaire, il a tout pour faire une grande carrière, mais entre sa mutilation et d'autres raisons, qu'on lui cache, il va rester en rade, si je puis dire... Il n'y a pas que du Quichotte en lui, il y a aussi du Drogo, le lieutenant du "Désert des Tartares", de Buzzatti, qui attend désespérément l'ennemi...
Et puis, en face, il y a Angelo, à la sensibilité exacerbée, qui va découvrir la musique par hasard, sans l'entendre, juste en voyant une partition qui va éveiller une passion dévorante. Malgré l'interdiction paternelle, la curiosité d'Angelo sera la plus forte et sa vocation musicale, loin de faire de lui un virtuose ou un grand compositeur, va émailler sa vie, l'embellir mais aussi le conduire dans des situations périlleuses.
Angelo, né à Rio, s'émancipe du carcan familial en même temps que le Brésil se libère de la tutelle portugaise. Le parallèle est lui aussi remarquable. Et, comme le roman se termine de façon très ouverte, on ne peut préjuger de l'avenir de la famille Rymar, marquée par le destin et la musique, que ce soit pas sa haine ou son amour pour elle.
Je ne puis finir ce billet sans vous proposer d'écouter de la musique brésilienne, évidemment. S'il y a des Eduardo Rymar, parmi vous, ne cliquez pas, je vous en conjure ! Pour les autres, prenez plaisir à écouter ces deux morceaux choisis en lien direct avec le roman d'Olivier Bleys :
- il a dédié "le Colonel désaccordé" à la musicienne Chiquinha Gonzaga, dont voici une des oeuvres, "Atraente".
- et puis évoqué la musique classique au Brésil, c'est forcément penser à Heitor Villa-Lobos. Olivier Bleys cite à la fin de ses remerciements la Bachiana Brasileira n°5, dans un version jazz interprétée par Wayne Shorter...
Voilà qui, je l'espère, suffira à compenser la provocation du titre de ce billet...
vendredi 28 décembre 2012
La fille d'un roi a-t-elle droit au bonheur ?
"Je crains que non", réponds Louis XVI à sa fille aînée, dans le roman que nous allons évoquer maintenant. Un roman qui permet à la fois de découvrir un personnage historique méconnu, Marie-Thérèse, première fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, seule membre de la famille qui survivra à la Révolution, une histoire oubliée, sa relation avec Renée, une femme du peuple désignée pour visitée la Princesse toujours prisonnière au Temple, et une famille, tellement décriée, tellement maltraitée par l'Histoire, vue sous un prisme forcément déformant, celui d'une jeune femme qui en a partagé l'intimité. "La Princesse effacée", d'Alexandra de Broca (en poche chez Points Seuil) est un véritable roman historique, qui joue avec des faits avérés, nous les propose sous forme de récit et vient enrichir tout cela par la fiction pure.
Renée est une parisienne parmi tant d'autres qui a traversé les années noires de la Terreur sans jamais prendre partie pour l'un ou l'autre des camps s'opposant violemment. Voilà 10 ans qu'elle est venue habiter au coeur de Paris, rue des Blancs-Manteaux, et qu'elle vit paisiblement, sans doute pas en marge des évènements, mais sans y prendre activement part non plus.
Certes, Renée a conservé une grande dévotion pour la religion catholique. Certes, elle est voisine de Binet, l'ancien perruquier du Roi. Mais, parmi ses autres voisins, Renée a un fervent républicain, Monsieur Robert. Proche de Robespierre jusqu'à sa chute, il travaille désormais auprès du nouvel homme fort du pays, Barras. Et celui-ci lui a confié une mission qu'il peine à remplir...
Il faut dire qu'il lui faut pour cela trouver une perle devenue rare : trouver une femme qui ne soit surtout pas proche du camp et des idées royalistes, qui, depuis la fin de la Terreur, semblent retrouver de la vigueur, mais qui, dans le même temps, accepte de rencontrer et de tenir compagnie à celle qui désormais est l'unique représentante vivante de la famille royale déchue : Marie-Thérèse, fille aînée du couple royal, détenue à la prison du Temple depuis 3 ans.
Voilà comment le citoyen Robert, comme j'aurais dû l'écrire plus haut, va bouleverser complètement et durablement la vie de Renée en lui proposant de devenir la visiteuse de la Princesse. Car la veuve correspond a priori au profil que recherche Robert. Même si elle est pieuse et que tout ce qu'elle a obtenu dans la vie, en particulier après la mort de son armateur d'époux, lui a été octroyé par l'Ancien Régime.
Mais Renée est honnête, son voisin républicain peut s'en porter garant, lui qui la connaît depuis des années, et ses subsides ont été maintenus par la République naissante, ce qui semble montrer qu'on ne la considère pas comme un suppôt de la Monarchie, une allié des Emigrés qui, jour après jour, menacent de mettre à mal le nouveau pouvoir en place.
Alors, après quelques hésitations, Renée accepte, par charité. Elle ira, en ce mois de juillet, rencontrer dans ce qu'il faut bien appeler sa cellule, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Sans vraiment savoir qui elle est, ce qu'elle doit attendre de cette rencontre, ni les conditions particulières dans lesquelles elle est appelée à se dérouler.
Et, une fois sur place, Renée ne va pas en croire ses yeux... Marie-Thérèse est détenue dans l'ancienne chambre de sa mère, dans des conditions d'hygiène plus que précaire, ne parlons pas de l'alimentation, sous la garde de deux municipaux qui se relaient jour et nuit devant sa porte mais n'ont plus reçu d'ordre de qui que ce soit depuis belle lurette. En fait, cela fait 13 mois que la Princesse n'a eu aucune véritable visite, en tout cas, qu'elle n'a parlé à personne.
Lorsqu'elle la découvre la première fois, c'est une enfant sauvage que voit Renée. Sale, dépenaillée, surtout si on l'imagine au temps des fastes versaillais, amaigrie, muette ou presque, difficile de se dire qu'on est face à une Princesse de sang d'une des plus grandes familles royales européennes. Ne pouvant parler correctement, faut d'avoir pu communiquer depuis longtemps, l'adolescente va s'exprimer par écrit, là aussi assez péniblement, pour s'adresser à Renée.
Ainsi va commencer une étrange relation entre ces deux femmes qui tout semble séparer. Renée, touchée par le sort de ce qui n'est qu'une enfant, mêlée malgré elle à des questions politiques qui la dépassent, va prendre son rôle de visiteuse à coeur et déployer de gros efforts, mais aussi ruer dans les brancards, ce qui reste dangereux, malgré l'accalmie, pour améliorer le sort de la prisonnière.
Patiemment, Renée va faire revenir Marie-Thérèse à la vie, lui redonner figure humaine, prestance, dignité. Mais rien n'est facile, comme quand, par exemple, elle découvre que le jeune fille ne sait pas que sa mère et sa tant Elizabeth ont été guillotinées et que son frère, le Dauphin, "sacré" Louis XVII dans cette même chambre le soir du 21 janvier 1793, a succombé de maladie quelques semaines plus tôt.
En plus des difficultés de Marie-Thérèse à accepter son nouveau statut, voici que Renée doit l'aider à surmonter ce choc, alors que la Princesse ne nourrit plus que des pensées morbides, car elle souhaite rejoindre sa famille décimée. Mais surtout, entre l'enfant perdue, l'adolescente construite dans un contexte peu propice à l'épanouissement et la femme brûlant de colère et de haine contre le peuple qui a tué sa famille, Marie-Thérèse donne du souci à la pauvre Renée, qui se démène vraiment pour l'aider. Elle va même pousser la Princesse à raconter sa détention et celle de sa famille, récit qu'elle va prendre en notes pour mieux les remettre ensuite au propre. Un récit dont Barras connaît l'existence et qui l'inquiète, car, en fonction de ce qu'elle y raconte, la Princesse pourrait accréditer l'idée d'une famille royale martyrisée.
Pourtant, on commence à évoquer une libération, mais la Princesse est devenue un enjeu politique très sensible. Plus question de la tuer, elle aussi. Les Républicains modérés arrivés au pouvoir ne veulent pas tuer une enfant et redoutent que sa mort attise la soif de vengeance d'un clan monarchiste en pleine renaissance dans le Royaume. Par ailleurs, elle pourrait servir à apaiser les tensions avec les royaumes voisins qui, poussés par l'aristocratie française en exil, fourbiraient les armes pour envahir la France.
Alors, Barras et l'Assemblée envisage tout bonnement d'expulser la princesse, sans autre forme de procès. Mais cette décision va prendre du temps. D'abord, parce que Marie-Thérèse elle-même s'y oppose. On a tué sa famille, on ne la chassera pas de son royaume, sans oublier des projets matrimoniaux, sûrement décisifs pour quelque alliance, mais qui ne lui conviennent pas. Ensuite, parce que Barras doit faire face à une situation politique compliquée, pas franchement stable, encore...
Finalement, c'est en décembre 1795, le jour des 17 ans de la Princesse, qu'elle doit partir en exil, contre sa volonté, rejoindre ses oncles, Provence et Artois. Un départ d'autant plus difficile que, malgré leurs demandes répétées, Renée n'a pas été autorisée à suivre celle qu'elle considère désormais presque comme la fille qu'elle n'a jamais eue. Marie-Thérèse, elle, voit en cette femme bonne qui l'a tant aidée, la dame de compagnie idéale, une confidente qui n'a pas les défauts des courtisanes et qui est désintéressée. Aucun risque de voir les mémoires de la Princesse diffusés...
Il faudra attendre presque 20 ans pour que les deux femmes se retrouvent. Ce sera au moment du retour d'exil de la Cour de France, à la chute de Napoléon, en 1814. 20 ans qui ont changées Marie-Thérèse et Renée, pourtant, les retrouvailles se dérouleront plutôt bien. Même si la Princesse se montre d'un naturel assez lunatique et n'hésite pas à congédier son amie, parfois assez durement.
Avec elle, Marie-Thérèse revit cette fois son enfance, des souvenirs qui remontent, favorisés par des visites à Versailles, là où la princesse a grandi avant que la révolution ne fasse tout voler en éclats. Ces rencontres vont permettre de compléter le récit des souvenirs de la Princesse, sorte d'autobiographie de sa tendre enfance à son exil.
Leur complicité connaît des hauts et des bas, mais jamais la princesse ne se montrera aussi ouverte et intime qu'avec Renée. Quant à la vieille dame, désormais, elle s'inquiète pour cette jeune femme que sa jeunesse recluse a privée de bien des armes pour affronter la vie et les fonctions de Princesse, voire de reine. Car Marie-Thérèse a épousé le Duc d'Angoulême, possible successeur de Louis XVIII... Malgré les efforts de Renée, jamais la peur et la haine du peuple ne quitteront Marie-Thérèse, ce qui l'inhibera et lui coûtera cher en terme d'image auprès d'un peuple pour qui le retour de la monarchie pourrait signifier enfin un retour au calme.
La relation entre les deux femmes s'interrompra au moment des 100 jours, quand la cour s'exilera à Bordeaux, sous la menace du retour de Napoléon, échappé de l'île d'Elbe. Mais chacune des deux femmes restera marquée par cette rencontre jusqu'à la fin de ses jours. L'histoire de cet étrange duo est bouleversante par la sincérité qui s'en dégage au-delà des différences sociales et de caractère, de l'éducation de l'une et de l'autre, de leur différence d'âge, etc.
Précisons que la rencontre de 1795 est vraie. Alexandra de Broca, évidemment, romance les rencontres, mais s'appuie sur des faits ayant existé. En revanche, elle a imaginé les retrouvailles de 1814, car on perd la trace de Renée en 1806, sans savoir si elle est décédée ou si la correspondance avec Marie-Thérèse s'est interrompue d'elle-même... Pourtant, tout cela est parfaitement crédible et cette fiction pure fonctionne à merveille.
Maintenant, venons en au titre. J'ai lu ici et là que certains lecteurs auraient préféré le mot "oubliée" à celui d'"effacée". Je vais essayer de vous expliquer en quelques arguments, pourquoi le terme "effacée" est parfaitement adéquat.
Je l'ai évoqué dans le résumé, Marie-Thérèse, après la chute de Robespierre, est devenue une épine dans le pied de la République qui ne sait plus trop quoi faire d'elle. A force de ne pas savoir, on va ne plus du tout songer à s'occuper d'elle... Ses deux geôliers, qui, heureusement pour elle, poursuivent leur tâche ingrate, ne reçoivent plus aucun ordre depuis belle lurette, comme si elle avait été effacée des tablettes.
Reconnaissons également que l'Histoire, elle aussi, et sans doute, à travers elle, pas mal d'historiens, vont également effacer cette princesse des manuels. Au contraire de son frère Louis, le Dauphin, dont la légende a suscité bien des commentaires jusqu'à nos jours et un test ADN qui mettra fin aux rumeurs de son évasion. Au contraire aussi d'une autre princesse, Anastasia, dernière Romanov, qui aurait survécu, elle aussi, au massacre de sa famille par les Bolchéviks. Sans doute le destin de Marie-Thérèse ne fut-il pas assez romanesque... Ou bien, a-t-on ignoré la survie de cette princesse, parce qu'on ne l'enseignait pas... Effacée, je vous dis...
Encore un exemple ? Son père, Louis XVI, qui la considérait comme la prunelle de ses yeux, ne va plus guère lui prêter attention à la naissance du Dauphin. La Loi Salique empêchant les filles de régner, Marie-Thérèse, à la naissance de son frère, héritier désigné du trône, devient quantité négligeable. Et, si la Princesse conservera un amour immense pour son père, qu'elle décrit dans le roman comme un homme d'une grande bonté, elle vivra après son exécution avec cette blessure d'avoir été effacée par la naissance de son frère.
Effacée plus tard par son oncle, Louis XVIII. Celui-ci nourrit à son retour dans le giron royal, en 1795, de très grandes ambitions pour sa nièce. Lui aussi a compris le symbole que représente la fille de son frère et de Marie-Antoinette, au point de songer à abroger la Loi Salique pour en faire l'héritière du trône. Mais, bientôt, il se rend compte que la princesse n'est pas belle, pas charismatique et que sa misanthropie, sa peur et sa haine du peuple ne peuvent que lui être préjudiciable. En outre, elle tarde à fonder une famille, malgré son mariage avec Angoulême. Bref, lui aussi va l'effacer de ses projets d'avenir car elle ne peut remplir les ambitions qu'on nourrit pour elle.
Pour les mêmes raisons, ou presque, la foule, pourtant enthousiaste à l'idée de son retour en 1814, et qui lui fait un accueil triomphal, va se détourner d'elle. Non, elle n'a pas la beauté d'une reine, son visage est ingrat, elle manque d'élégance, dans ses tenues comme dans ses postures, on est loin du souvenir laissée par sa mère, pourtant tellement haïe... Et comme elle se refuse farouchement à approcher les gens du peuple, bientôt, sa popularité va s'effacer et elle avec... Jamais elle n'aura, pour cela, le rôle qu'elle aurait pu avoir au sein de la cour et qui aurait pu l'aider, à travers elle, à réhabiliter l'image de ses parents.
Ses parents, justement. C'est le dernier point que j'aborderai. Alexandra de Broca, en s'appuyant sur les souvenirs de Marie-Thérèse, autrement dit, le texte qu'elle lui fait rédiger avec l'aide de Renée, texte qui existe réellement, nous offre un témoignage unique sur la famille royale. Certes, l'axe essentiel concerne les mois passés au Temple, de leur arrivée dans la prison jusqu'à la mort du Dauphin, qu'elle n'apprendra que quelques semaines après. Mais c'est un témoignage, bien sûr très subjectif, absolument passionnant sur ce couple mal-aimé de notre Histoire de France.
Alexandra de Broca y ajoute des souvenirs liés à l'enfance de la Princesse qui, là aussi, et en mettant toutes les réserves nécessaires, nous montrent une famille unie et heureuse, sans doute pas exempte de défauts, mais qui va se rapprocher, se souder plus encore à chaque difficulté nouvelle qu'elle rencontre. Louis XVI et Marie-Antoinette y apparaissent sous un jour surprenant, loin des stéréotypes les concernant.
Vous l'aurez compris, j'ai beaucoup aimé ce livre qui a répondu à mes attentes d'amateur de lecteur de romans historiques. La fusion entre réalité est fiction est réussie et cette relation entre les deux femmes est le fil conducteur parfait pour traverser les évènements de la grande Histoire qui se joue autour d'elles. Et, finalement, elles aussi, que ce soit la Princesse au destin avorté ou la femme du peuple qui n'attendait pas un instant que sa vie prenne ce tour, en font partie.
Et en plus, un élément sert parfaitement les desseins de la romancière : le nom de famille de Renée. En effet, elle s'appelait Renée... Chantereine !
Renée est une parisienne parmi tant d'autres qui a traversé les années noires de la Terreur sans jamais prendre partie pour l'un ou l'autre des camps s'opposant violemment. Voilà 10 ans qu'elle est venue habiter au coeur de Paris, rue des Blancs-Manteaux, et qu'elle vit paisiblement, sans doute pas en marge des évènements, mais sans y prendre activement part non plus.
Certes, Renée a conservé une grande dévotion pour la religion catholique. Certes, elle est voisine de Binet, l'ancien perruquier du Roi. Mais, parmi ses autres voisins, Renée a un fervent républicain, Monsieur Robert. Proche de Robespierre jusqu'à sa chute, il travaille désormais auprès du nouvel homme fort du pays, Barras. Et celui-ci lui a confié une mission qu'il peine à remplir...
Il faut dire qu'il lui faut pour cela trouver une perle devenue rare : trouver une femme qui ne soit surtout pas proche du camp et des idées royalistes, qui, depuis la fin de la Terreur, semblent retrouver de la vigueur, mais qui, dans le même temps, accepte de rencontrer et de tenir compagnie à celle qui désormais est l'unique représentante vivante de la famille royale déchue : Marie-Thérèse, fille aînée du couple royal, détenue à la prison du Temple depuis 3 ans.
Voilà comment le citoyen Robert, comme j'aurais dû l'écrire plus haut, va bouleverser complètement et durablement la vie de Renée en lui proposant de devenir la visiteuse de la Princesse. Car la veuve correspond a priori au profil que recherche Robert. Même si elle est pieuse et que tout ce qu'elle a obtenu dans la vie, en particulier après la mort de son armateur d'époux, lui a été octroyé par l'Ancien Régime.
Mais Renée est honnête, son voisin républicain peut s'en porter garant, lui qui la connaît depuis des années, et ses subsides ont été maintenus par la République naissante, ce qui semble montrer qu'on ne la considère pas comme un suppôt de la Monarchie, une allié des Emigrés qui, jour après jour, menacent de mettre à mal le nouveau pouvoir en place.
Alors, après quelques hésitations, Renée accepte, par charité. Elle ira, en ce mois de juillet, rencontrer dans ce qu'il faut bien appeler sa cellule, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Sans vraiment savoir qui elle est, ce qu'elle doit attendre de cette rencontre, ni les conditions particulières dans lesquelles elle est appelée à se dérouler.
Et, une fois sur place, Renée ne va pas en croire ses yeux... Marie-Thérèse est détenue dans l'ancienne chambre de sa mère, dans des conditions d'hygiène plus que précaire, ne parlons pas de l'alimentation, sous la garde de deux municipaux qui se relaient jour et nuit devant sa porte mais n'ont plus reçu d'ordre de qui que ce soit depuis belle lurette. En fait, cela fait 13 mois que la Princesse n'a eu aucune véritable visite, en tout cas, qu'elle n'a parlé à personne.
Lorsqu'elle la découvre la première fois, c'est une enfant sauvage que voit Renée. Sale, dépenaillée, surtout si on l'imagine au temps des fastes versaillais, amaigrie, muette ou presque, difficile de se dire qu'on est face à une Princesse de sang d'une des plus grandes familles royales européennes. Ne pouvant parler correctement, faut d'avoir pu communiquer depuis longtemps, l'adolescente va s'exprimer par écrit, là aussi assez péniblement, pour s'adresser à Renée.
Ainsi va commencer une étrange relation entre ces deux femmes qui tout semble séparer. Renée, touchée par le sort de ce qui n'est qu'une enfant, mêlée malgré elle à des questions politiques qui la dépassent, va prendre son rôle de visiteuse à coeur et déployer de gros efforts, mais aussi ruer dans les brancards, ce qui reste dangereux, malgré l'accalmie, pour améliorer le sort de la prisonnière.
Patiemment, Renée va faire revenir Marie-Thérèse à la vie, lui redonner figure humaine, prestance, dignité. Mais rien n'est facile, comme quand, par exemple, elle découvre que le jeune fille ne sait pas que sa mère et sa tant Elizabeth ont été guillotinées et que son frère, le Dauphin, "sacré" Louis XVII dans cette même chambre le soir du 21 janvier 1793, a succombé de maladie quelques semaines plus tôt.
En plus des difficultés de Marie-Thérèse à accepter son nouveau statut, voici que Renée doit l'aider à surmonter ce choc, alors que la Princesse ne nourrit plus que des pensées morbides, car elle souhaite rejoindre sa famille décimée. Mais surtout, entre l'enfant perdue, l'adolescente construite dans un contexte peu propice à l'épanouissement et la femme brûlant de colère et de haine contre le peuple qui a tué sa famille, Marie-Thérèse donne du souci à la pauvre Renée, qui se démène vraiment pour l'aider. Elle va même pousser la Princesse à raconter sa détention et celle de sa famille, récit qu'elle va prendre en notes pour mieux les remettre ensuite au propre. Un récit dont Barras connaît l'existence et qui l'inquiète, car, en fonction de ce qu'elle y raconte, la Princesse pourrait accréditer l'idée d'une famille royale martyrisée.
Pourtant, on commence à évoquer une libération, mais la Princesse est devenue un enjeu politique très sensible. Plus question de la tuer, elle aussi. Les Républicains modérés arrivés au pouvoir ne veulent pas tuer une enfant et redoutent que sa mort attise la soif de vengeance d'un clan monarchiste en pleine renaissance dans le Royaume. Par ailleurs, elle pourrait servir à apaiser les tensions avec les royaumes voisins qui, poussés par l'aristocratie française en exil, fourbiraient les armes pour envahir la France.
Alors, Barras et l'Assemblée envisage tout bonnement d'expulser la princesse, sans autre forme de procès. Mais cette décision va prendre du temps. D'abord, parce que Marie-Thérèse elle-même s'y oppose. On a tué sa famille, on ne la chassera pas de son royaume, sans oublier des projets matrimoniaux, sûrement décisifs pour quelque alliance, mais qui ne lui conviennent pas. Ensuite, parce que Barras doit faire face à une situation politique compliquée, pas franchement stable, encore...
Finalement, c'est en décembre 1795, le jour des 17 ans de la Princesse, qu'elle doit partir en exil, contre sa volonté, rejoindre ses oncles, Provence et Artois. Un départ d'autant plus difficile que, malgré leurs demandes répétées, Renée n'a pas été autorisée à suivre celle qu'elle considère désormais presque comme la fille qu'elle n'a jamais eue. Marie-Thérèse, elle, voit en cette femme bonne qui l'a tant aidée, la dame de compagnie idéale, une confidente qui n'a pas les défauts des courtisanes et qui est désintéressée. Aucun risque de voir les mémoires de la Princesse diffusés...
Il faudra attendre presque 20 ans pour que les deux femmes se retrouvent. Ce sera au moment du retour d'exil de la Cour de France, à la chute de Napoléon, en 1814. 20 ans qui ont changées Marie-Thérèse et Renée, pourtant, les retrouvailles se dérouleront plutôt bien. Même si la Princesse se montre d'un naturel assez lunatique et n'hésite pas à congédier son amie, parfois assez durement.
Avec elle, Marie-Thérèse revit cette fois son enfance, des souvenirs qui remontent, favorisés par des visites à Versailles, là où la princesse a grandi avant que la révolution ne fasse tout voler en éclats. Ces rencontres vont permettre de compléter le récit des souvenirs de la Princesse, sorte d'autobiographie de sa tendre enfance à son exil.
Leur complicité connaît des hauts et des bas, mais jamais la princesse ne se montrera aussi ouverte et intime qu'avec Renée. Quant à la vieille dame, désormais, elle s'inquiète pour cette jeune femme que sa jeunesse recluse a privée de bien des armes pour affronter la vie et les fonctions de Princesse, voire de reine. Car Marie-Thérèse a épousé le Duc d'Angoulême, possible successeur de Louis XVIII... Malgré les efforts de Renée, jamais la peur et la haine du peuple ne quitteront Marie-Thérèse, ce qui l'inhibera et lui coûtera cher en terme d'image auprès d'un peuple pour qui le retour de la monarchie pourrait signifier enfin un retour au calme.
La relation entre les deux femmes s'interrompra au moment des 100 jours, quand la cour s'exilera à Bordeaux, sous la menace du retour de Napoléon, échappé de l'île d'Elbe. Mais chacune des deux femmes restera marquée par cette rencontre jusqu'à la fin de ses jours. L'histoire de cet étrange duo est bouleversante par la sincérité qui s'en dégage au-delà des différences sociales et de caractère, de l'éducation de l'une et de l'autre, de leur différence d'âge, etc.
Précisons que la rencontre de 1795 est vraie. Alexandra de Broca, évidemment, romance les rencontres, mais s'appuie sur des faits ayant existé. En revanche, elle a imaginé les retrouvailles de 1814, car on perd la trace de Renée en 1806, sans savoir si elle est décédée ou si la correspondance avec Marie-Thérèse s'est interrompue d'elle-même... Pourtant, tout cela est parfaitement crédible et cette fiction pure fonctionne à merveille.
Maintenant, venons en au titre. J'ai lu ici et là que certains lecteurs auraient préféré le mot "oubliée" à celui d'"effacée". Je vais essayer de vous expliquer en quelques arguments, pourquoi le terme "effacée" est parfaitement adéquat.
Je l'ai évoqué dans le résumé, Marie-Thérèse, après la chute de Robespierre, est devenue une épine dans le pied de la République qui ne sait plus trop quoi faire d'elle. A force de ne pas savoir, on va ne plus du tout songer à s'occuper d'elle... Ses deux geôliers, qui, heureusement pour elle, poursuivent leur tâche ingrate, ne reçoivent plus aucun ordre depuis belle lurette, comme si elle avait été effacée des tablettes.
Reconnaissons également que l'Histoire, elle aussi, et sans doute, à travers elle, pas mal d'historiens, vont également effacer cette princesse des manuels. Au contraire de son frère Louis, le Dauphin, dont la légende a suscité bien des commentaires jusqu'à nos jours et un test ADN qui mettra fin aux rumeurs de son évasion. Au contraire aussi d'une autre princesse, Anastasia, dernière Romanov, qui aurait survécu, elle aussi, au massacre de sa famille par les Bolchéviks. Sans doute le destin de Marie-Thérèse ne fut-il pas assez romanesque... Ou bien, a-t-on ignoré la survie de cette princesse, parce qu'on ne l'enseignait pas... Effacée, je vous dis...
Encore un exemple ? Son père, Louis XVI, qui la considérait comme la prunelle de ses yeux, ne va plus guère lui prêter attention à la naissance du Dauphin. La Loi Salique empêchant les filles de régner, Marie-Thérèse, à la naissance de son frère, héritier désigné du trône, devient quantité négligeable. Et, si la Princesse conservera un amour immense pour son père, qu'elle décrit dans le roman comme un homme d'une grande bonté, elle vivra après son exécution avec cette blessure d'avoir été effacée par la naissance de son frère.
Effacée plus tard par son oncle, Louis XVIII. Celui-ci nourrit à son retour dans le giron royal, en 1795, de très grandes ambitions pour sa nièce. Lui aussi a compris le symbole que représente la fille de son frère et de Marie-Antoinette, au point de songer à abroger la Loi Salique pour en faire l'héritière du trône. Mais, bientôt, il se rend compte que la princesse n'est pas belle, pas charismatique et que sa misanthropie, sa peur et sa haine du peuple ne peuvent que lui être préjudiciable. En outre, elle tarde à fonder une famille, malgré son mariage avec Angoulême. Bref, lui aussi va l'effacer de ses projets d'avenir car elle ne peut remplir les ambitions qu'on nourrit pour elle.
Pour les mêmes raisons, ou presque, la foule, pourtant enthousiaste à l'idée de son retour en 1814, et qui lui fait un accueil triomphal, va se détourner d'elle. Non, elle n'a pas la beauté d'une reine, son visage est ingrat, elle manque d'élégance, dans ses tenues comme dans ses postures, on est loin du souvenir laissée par sa mère, pourtant tellement haïe... Et comme elle se refuse farouchement à approcher les gens du peuple, bientôt, sa popularité va s'effacer et elle avec... Jamais elle n'aura, pour cela, le rôle qu'elle aurait pu avoir au sein de la cour et qui aurait pu l'aider, à travers elle, à réhabiliter l'image de ses parents.
Ses parents, justement. C'est le dernier point que j'aborderai. Alexandra de Broca, en s'appuyant sur les souvenirs de Marie-Thérèse, autrement dit, le texte qu'elle lui fait rédiger avec l'aide de Renée, texte qui existe réellement, nous offre un témoignage unique sur la famille royale. Certes, l'axe essentiel concerne les mois passés au Temple, de leur arrivée dans la prison jusqu'à la mort du Dauphin, qu'elle n'apprendra que quelques semaines après. Mais c'est un témoignage, bien sûr très subjectif, absolument passionnant sur ce couple mal-aimé de notre Histoire de France.
Alexandra de Broca y ajoute des souvenirs liés à l'enfance de la Princesse qui, là aussi, et en mettant toutes les réserves nécessaires, nous montrent une famille unie et heureuse, sans doute pas exempte de défauts, mais qui va se rapprocher, se souder plus encore à chaque difficulté nouvelle qu'elle rencontre. Louis XVI et Marie-Antoinette y apparaissent sous un jour surprenant, loin des stéréotypes les concernant.
Vous l'aurez compris, j'ai beaucoup aimé ce livre qui a répondu à mes attentes d'amateur de lecteur de romans historiques. La fusion entre réalité est fiction est réussie et cette relation entre les deux femmes est le fil conducteur parfait pour traverser les évènements de la grande Histoire qui se joue autour d'elles. Et, finalement, elles aussi, que ce soit la Princesse au destin avorté ou la femme du peuple qui n'attendait pas un instant que sa vie prenne ce tour, en font partie.
Et en plus, un élément sert parfaitement les desseins de la romancière : le nom de famille de Renée. En effet, elle s'appelait Renée... Chantereine !
jeudi 27 décembre 2012
"La mort va avec la guerre. La trahison va avec la vie".
J'aime beaucoup le roman de cape et d'épée, genre qui connaît ces dernières années un renouveau certain. Mais, le roman dont nous allons parler aujourd'hui, s'il pourrait parfaitement appartenir au genre de cape et d'épée, a toutefois une particularité qui en fait d'abord un roman de fantasy : l'irruption de dragons et d'un soupçon de magie dans un récit historique, rappelant furieusement les romans d'Alexandre Dumas. Avec "les Lames du Cardinal", premier volet d'une trilogie dont nous reparlerons bientôt, Pierre Pevel nous offre un savoureux cocktail qui fonctionne parfaitement et ne devrait effrayer ni les amateurs de romans historiques traditionnels, ni les aficionados des "Trois Mousquetaires, ni les fondus de fantasy.
1633. La France vit sous le règne de Louis XIII, mais le Royaume est en réalité dirigé par le Cardinal de Richelieu. Et ce n'est pas une sinécure tant la France semble entourée d'ennemis prêts à tout pour faire chuter le pouvoir en place. Mais au-delà des monarchies voisines et des politiques en place, ce que Richelieu redoute par-dessus tout, c'est l'influence des dragons dans ces menaces... Car ceux-ci ont, semble-t-il, infiltrés la plupart des cours européennes et disposent d'un atout maître : la sorcellerie.
Certes, certaines espèces de dragons sont en vogue comme animaux de compagnie ou moyens de transport ailés. Mais d'autres, rongées d'ambitions et assoiffées de pouvoir, ont, grâce à la sorcellerie, pris forme humaine et, ayant ainsi rejoint les aristocraties européennes, ils tirent les ficelles, ne cessant jamais de renforcer ce pouvoir parallèle, en particulier au travers de la mystérieuse Griffe Noire.
Mais, pour arriver à leurs fins, les Dragons ne peuvent se contenter de ces manigances. Alors, ils usent et abusent des faiblesses humaines, en corrompant des personnages qui peuvent servir leur cause, soit en leur fournissant des informations en principe secrètes, soit parce qu'ils occupent des situations d'importance dans les milieux politiques, diplomatiques ou militaires.
Et il semble bien que la Griffe Noire, après avoir étendu son empire à travers l'Europe, ait jeté son dévolu sur le royaume de France, encore épargné jusque-là, sans doute grâce à la détermination de Richelieu de démanteler toutes les tentatives des dragons pour s'implanter à la cour de Louis XIII. Mais, cette fois, les nouvelles qui arrivent sur le bureau de l'homme fort du royaume deviennent alarmantes, au point que le Cardinal va devoir sortir de son ample manche un atout volontairement laissé de côté depuis 5 ans.
Cet atout, c'est le capitaine La Fargue, un officier blanchi sous le harnais, éprouvé par l'échec et la trahison endurés lors du siège de La Rochelle et resté en réserve des affaires de l'Etat depuis lors. A La Rochelle, La Frague était à la tête d'un petit groupe de combattants qui oeuvraient en secret au bon gré du Cardinal, pour accomplir des missions excessivement périlleuse. Leur qualité et leur habileté à réussir ces missions valut à leur petit groupe le nom de "Lames du Cardinal".
Mais voilà, lorsque La Fargue apprend que Richelieu veut reconstituer un groupe d'élite dissous depuis 5 ans, dans un contexte terrible, à propos duquel le lecteur ne saura que le minimum, il doute de parvenir à rassembler les Lames restantes, qui ont toutes repris une vie bien à elle et qui, marqués par les causes de la dissolution du groupe, risquent bien de refuser.
Pourtant, La Fargue va se montrer convaincant. Et, pour les plus récalcitrants, une lettre donnant ordre du Cardinal de rejoindre le capitaine sous peine de menus soucis, devrait suffire à les faire revenir à la raison. C'est donc relativement facilement que La Fargue parvient à reconstituer son groupe, malgré une certaine méfiance. Car, quel jeu joue Richelieu et qu'attend-il donc de ses Lames ?
J'entre maintenant dans la partie délicate des choses... En effet, Pevel s'amuse à brouiller les pistes, introduisant un nombre assez important de personnages dans son histoire sans nous dire d'emblée qui est qui. Autrement dit, il faut un certain temps pour découvrir qui est qui, qui appartient aux Lames et qui joue un autre rôle, qui est du côté du Cardinal et qui appointe auprès de la Griffe Noire. Certains semblent ne pas apprécier ce principe de narration, personnellement, je trouve que c'est l'une des plus grandes qualités du livre, car on doit se contenter d'hypothèses ou de présomptions et on est souvent surpris, en découvrant au final qui est qui.
Ajoutez à cela une propension générale à la trahison qui permet à des complots divers et variés de se fomenter, à des alliances de se nouer, parfois contre nature, à des rebondissements de se produire, à des périls de se profiler, etc. Pevel écrit d'ailleurs en substance que tout homme est loyal, du moins jusqu'à ce que les conditions de sa trahison soient réunies. Des conditions bien souvent sonnantes et trébuchantes, vous l'aurez compris...
Alors, difficile de vous parler de Marciac, de Leprat, de Malencontre, d'Almades, de Saint-Lucq, du Marquis de Gagnière, de Ballardieu, de Laincourt, de Savelda, sans oublier Agnès de Vaudreuil, la Vicomtesse de Malicorne ou Cécile Grimaux... Je risque d'en dévoiler trop, malgré l'envie qui me tenaille de vous dire un mot des traits remarquable de chacun d'entre eux... Et non, je ne parlerai pas, je suis incorruptible et la torture ne me fait pas peur !
Je me contenterai de vous dire qu'au milieu de cette énumération, se trouvent les Lames du Cardinal et les adversaires les plus farouches qu'ils seront amenés à combattre, au péril de leur vie, ainsi que certains acteurs clés de cette histoire, dont la religion, si j'ose dire, n'est pas tout à fait faite... Et, même si vous saviez qui se trouve de quel côté, cela serait-il suffisant ? Rien n'est moins certain, tant chacun a des zones d'ombre, des ambiguïtés. Tant le doute pèse sur la loyauté même de ceux qui paraissent être les plus probes...
Si je ne puis dire qu'une seule chose des Lames (sans les nommer, eeeeeeeh, non, toujours pas!), c'est qu'on y trouve des personnalités extrêmement différentes les unes des autres, tant sur le plan des caractères que des aptitudes et des talents. Ils n'ont en commun que leur courage et leur maniement exceptionnel de la rapière. Et, au final, on peut dire qu'à leur manière, ils illustrent parfaitement la fameuse devise : "Un pour tous et tous pour un", même s'ils ne sont pas forcément mousquetaires.
Un dernier mot sur les personnages (n'ont, n'insistez pas, vraiment... Lisez le roman !), c'est aussi à travers eux que Pevel rend hommage à Alexandre Dumas. Son Richelieu est délicieusement fourbe. Aucune de ses décisions n'est totalement désintéressée et, même s'il défend sans doute la cause de la couronne de France, on ne peut s'empêcher aussi de songer qu'il défend d'abord la position de Richelieu lui-même et du pouvoir qu'il a entre les mains. Ca vous rappelle quelque chose ? Sans oublier les "visites", parfois très courtes, de Rochefort, Terville et même d'Athos, qui créent un vrai lien avec "les trois Mousquetaires"
Oh, j'allais oublier Saint-Georges... Sur son rôle non plus, je ne m'étendrai pas, mais il est assez cocasse, dans une histoire où l'on se bat contre des dragons ou, au contraire, où l'on pactise avec eux, de retrouver un personnage portant un tel nom. Quand je vous dis que Pevel, en plus de brouiller les pistes, s'est bien amusé à élaborer cette histoire !
Même les missions des uns et des autres, sans même évoquer ce que Richelieu attend en définitive de ses Lames, gardent longtemps leur mystère. Un cavalier qui revient de Bruxelles et qu'on veut à tout prix empêcher d'arriver, un "sang-mêlé", comprenez un croisement entre un humain et un dragon, au regard étrange recherche un document dont on ne sait pas grand chose et, pour cela, doit faire libérer un homme des mains d'une bande de voyous, un chevalier espagnol venu se cacher en France semble poursuivi par un peu trop de monde pour que cette affaire soit honnête, etc.
Pevel innove surtout par l'irruption de la fantasy, mais joue volontairement avec tous les archétypes du roman de cape et d'épée, pas seulement signé Dumas, d'ailleurs. Les duels, le jeu, l'alcool aussi, sont présent, les traquenards, les héros sauvés in extremis par l'intervention bienheureuse du hasard, le tout agencé pour faire littéralement ressusciter un personnage qu'on croyait mort... Mention spéciale à deux éléments de fantasy qui m'ont bien plu : la ranse, maladie transmise à l'homme par les dragons et qui remplace avantageusement la petite vérole, et cette rapière toute blanche, taillée d'une pièce, de la pointe au pommeau, dans la dent d'un dragon et qui fait la réputation de son propriétaire où qu'il passe.
Ne passions quand même pas sur l'influence des films de cape et d'épée des années 1950 qui m'a semblé réelle, tant dans les scènes de combat à l'épée que dans les poursuites à cheval. Mais la scène finale, particulièrement spectaculaire, est l'apothéose réussie de ce roman et va bien au-delà des films avec Jean Marais ou Gérard Philippe. Elle est la preuve parfaite que le mélange roman historique/cape et épée/fantasy fonctionne parfaitement.
Tout est question de dosage, et lorsque l'on manipule des faits historiques, des personnages réels, forcément, cela nécessite un savoir-faire pour ne pas risquer que le mélange soit indigeste. Après quelques expériences de lecture dans ce genre de la fantasy historique, je trouve que ces deux ingrédients peuvent parfaitement et harmonieusement s'allier pour donner des romans qui tiennent la route.
"Les Lames du Cardinal" est venu renforcer cette conviction, la dose de magie et de dragon n'étant pas trop forte pour manquer d'écraser la partie historique. Que Richelieu ait un dragonnet domestique sur son bureau passe alors comme une lettre à la poste, et la scène finale que j'évoquais plus haut est, outre un passage plein de suspense, de rebondissements et d'effets spectaculaires, mais aussi une source d'émerveillement.
Jusqu'aux dernières lignes, on en apprend sur les différents personnages, l'envie de découvrir le deuxième tome (et le troisième, je n'en doute pas une seconde) est ainsi assurée par ces nouveaux éléments qui ne peuvent qu'éveiller la curiosité du lecteur. Pevel se joue de lui depuis le début en lui montrant ce qu'il a envie de voir et, tel un Deus ex Machina, il le déroute en faisant s'effondrer les quelques certitudes qu'il croit avoir acquises.
Et ce n'est pas cet épilogue final qui va arranger ça, lui qui nous laisse sur une énième révélation, et quelle révélation !, que nous sommes bien incapable d'interpréter... Aaaaaaaaaah, la frustration du lecteur qui voit la page blanche qui suit cette ultime révélation... Là encore, cette fin qui n'en est pas une et qui annonce pour le prochain livre de nouvelles aventures pleines de suspense, d'incertitudes, de nouvelles trahisons, sans doute, est directement issue de la tradition du roman feuilleton, dont Dumas fut l'un des maîtres.
Ne jamais laisser se relâcher l'attention du lecteur, toujours relancer l'action de peur qu'un trop long temps mort ne l'ennuie. Dans le genre, Pevel se montre d'une redoutable efficacité. Ses "Lames du Cardinal", se lisent d'une traite ou presque...
mercredi 26 décembre 2012
"Tout homme veut savoir d'où il vient. C'est l'un de ses premiers et plus ardents désirs" (Ernst Jünger).
En l'occurrence, c'est d'une femme dont il sera principalement question dans ce billet, mais la citation de Junger lui correspond parfaitement. Voici un roman, un premier roman, même, qui a tout raflé en termes de prix, dont le Grand Prix de l'Imaginaire et le Prix Imaginales du meilleur roman francophone. Oui, nous sommes dans une littérature de l'imaginaire, la fantasy, pour être précis, avec ce roman "Chien du Heaume" (en poche chez J'ai Lu), signée par la très prometteuse Justine Niogret. Un genre qu'il m'arrive d'aborder même s'il est loin d'être mon genre de prédilection. Mais j'ai été, comme beaucoup, semble-t-il, conquis par la plume et l'univers très médiéval de Justine Niogret, un univers certes sombre et violent mais d'un grand romanesque.
Elle est mercenaire et on l'appelle Chien du Heaume. Elle loue donc son bras au plus offrant pour gagner sa vie et comme elle est toujours partante lorsqu'une guerre se déclare quelque part, elle a hérité de ce surnom. Mais sa férocité et ses compétences au combat qui lui ont valu le respect des autres mercenaires. Tout le monde l'appelle Chien du Heaume parce que personne ne connaît son nom exact, ni d'où elle vient, pas même elle. C'est d'ailleurs sa seule quête depuis la mort de son père : essayer de retrouver ses racines, sa famille, son nom. Elle a peu d'indices pour cela, alors, elle voyage au long des routes, espérant que quelqu'un puisse la renseigner ou l'aider dans ses recherches.
C'est ainsi qu'elle arrive sur les terres de Bruec, dit le Chevalier Sanglier, seigneur du Castel de Broe; Et c'est justement en rencontrant ce valeureux personnage qu'elle va faire une découverte capitale. Chien du Heaume est connue pour avoir pour arme de prédilection une hache ornementée qu'elle manie mieux que personne et avec laquelle elle fait des ravages dans les rangs adverses. Or, lors de sa première rencontre avec Bruec, elle est surprise de découvrir que le seigneur possède une hache ressemblant étrangement à la sienne.
La coïncidence est trop énorme pour en être une et la jeune femme espère bien connaître l'origine de cette arme, qui a forcément un lien avec son père, précédent propriétaire de la hache avec laquelle elle combat aujourd'hui. C'est donc pour suivre cette piste qu'elle accepte d'entrer au service du sanglier et de s'installer au Castel de Broe, le temps d'éclaircir cela.
Mais les hivers sont longs et très rigoureux sur les terres du Chevalier Sanglier, imposant à tous de se calfeutrer chez soi, y compris au Castel, rendant les routes impraticables et les communications impossibles. Alors, Chien du Heaume doit patienter au milieu des acolytes de Bruec, d'autres courageux guerriers que l'hiver contraint à l'ennui, un ennui combattu par la bombance et des spectacles donnés par des artistes ambulants.
Elle est là une des rares femmes du Castel avec la maîtresse des lieux, Noalle, l'épouse de Bruec. Si Chien du Heaume, la vingtaine, possède un visage plutôt disgracieux et un corps modelé par la guerre et engraissé par les excès hivernaux, Noalle est une enfant ravissante. A 9 ans, elle pourrait être la grâce incarnée si, dans son étrange regard vert, ne brillait une inquiétante lueur et si, dans son coeur, ne cessait de croître une sourde rancoeur à l'encontre de son époux et de ses proches, rancune nourrie par un profond ennui.
Dans la promiscuité du Castel, pendant cet hiver interminable, l'inimitié profonde entre la mercenaire et la fillette va aller crescendo. Noalle serait-elle jalouse de Chien du Heaume ? Impossible, si dit la jeune femme, inquiète par la cruauté de l'épouse du Sanglier qu'elle ressent et dont elle est même témoin. Une cruauté dans laquelle la gamine semble trouver un exutoire.
Lorsqu'enfin les beaux jours vont revenir et qu'on va pouvoir remettre le nez dehors, Chien du Heaume va se mettre en quête, sur les indications de Bruec, de renseignements sur son père et sur les origines de celui-ci. Car, parti sur les routes avec lui dans sa prime jeunesse, la jeune femme n'a plus que de vagues souvenirs de son enfance, de sa mère, et encore moins d'où elle a passé cette période.
Des pistes qui s'avèrent parfois être des impasses, ou reviennent toutes vers Bruec, qui n'a peut-être pas tout dit à Chien du Heaume. Mais ces pistes vont parfois aboutir, comme celle menant à Regehir, ancien mercenaire devenu forgeron, le faciès défiguré par la croix de fer rougi au feu qu'on lui a appliqué sur le visage en guise de punition. Regehir reconnaît avoir fabriqué la hache de Bruec, d'après les souvenirs qu'il avait de la hache du Chien du Heaume, vue lorsqu'il combattit aux côtés de son père.
Regehir va, le premier, lui parler de ce père, lui donner beaucoup d'informations pour aider la jeune femme, sans pour autant lui en donner de décisives, mais peu importe, c'est un début. Et Regehir de suivre la jeune femme jusqu'au Castel de Broe où il va rejoindre la troupe de Bruec et y établir une forge. Lui aussi a la nostalgie du passé, lui aussi est dans l'attente de nouvelles lui permettant de retrouver un bonheur passé.
Mais, l'hiver est de nouveau là. Et il reviendra encore... Chien du Heaume continue les rencontres de personnages marquants, comme Iynge, jeune apprenti chevalier venu s'aguerrir aux côtés de Bruec et de ses hommes. Le garçon, presque encore adolescent, est d'une beauté inouïe, mais d'un caractère mystérieux dans lequel on sent une certaine violence. Son charme va envoûter Noalle, qui troquerait bien l'époux qui la délaisse pour cet attirant jeune homme... En vain.
Il y aura aussi l'étrange et effrayant Chevalier Salamandre. Il semble emmuré dans son armure, qui le recouvre de la tête jusqu'au bout de chacun de ses membres, comme une seconde peau. Jamais il ne l'enlève, pas même le heaume, en forme de salamandre et qui semble... vivant à ceux qui sont confrontés au chevalier. Ce personnage, c'est une espèce de grande faucheuse dont le sinistre capuchon noir a laissé sa place à l'armure et la faux, à une épée dont il ne fait pas bon taper du fer. Malheur à celui à qui il s'adresse, c'est sans doute que son destin est déjà scellé.
Citons encore Bréhyr, autre femme mercenaire, elle aussi, semble-t-il, lancée dans une quête sans fin à laquelle elle a choisi de se consacrer pleinement. Le récit qu'elle va faire de sa naissance fait froid dans le dos. Chien du Heaume, sans doute, retrouve-t-elle beaucoup d'elle-même dans Bréhyr, dans leur vocation guerrière, leur volonté de fer de parvenir coûte que coûte au bout de leurs quêtes respectives. Mais il y a une différence qui, certainement, les séparera toujours : malgré un destin scellé dans le sang dès le jour où elle est né, Bréhyr possède un nom...
Entre sa quête, ces rencontres qui, toutes, vont la marquer de différentes façon, sa rivalité croissante avec une Noalle qui voudrait la voir disparaître, son découragement aussi, la vie de Chien du Heaume n'est pas de tout repos. Et si la mercenaire a le cuir dur, épaissi par tant de combats, rien ne dit qu'elle ne va pas, sur le tard, découvrir une palette de sentiments, pas forcément que des sentiments positifs, que, jusque-là, elle n'avait guère eu l'occasion d'éprouver.
Cela suffira-t-il à l'apaiser ? Une fois des réponses apportées à sa quête, saura-t-elle aller au-delà de ce désir d'identité pour enfin regarder vers l'avenir ? Rien n'est moins sûr, car même si, au fil du récit, on s'attache au personnage de Chien du Heaume, il y a dans sa vie aussi de longs hivers qui la paralysent, l'empêche d'envisager avec sérénité un avenir plus confortable...
A vrai dire, "Chien du Heaume" pourrait presque apparaître comme un roman médiéval, même s'il contient quelques épisodes aux dimensions fantastiques qui justifient son classement en fantasy. J'ai évoqué le chevalier Salamandre ou encore la fantasmagorique naissance de Bréhyr, mais on peut également évoquer la malédiction aux relents de magie noire qui frappe Orains, le premier que Chien du Heaume va chercher à rencontrer sur les conseils de Bruec.
Pourtant, le terme de roman médiéval ne me paraît pas le plus adéquat. J'ai eu l'impression que Justine Niogret réinventait la chanson de geste. Bien sûr, on est en prose, pas en vers, comme dans la tradition médiévale, mais j'ai eu l'impression au long de ma lecture d'entendre la voix d'un troubadour me conter la légende de Chien du Heaume, et c'était comme si j'assistais à une veillée au coin du feu, pendu aux lèvres du conteur, sursautant aux rebondissements et suivant l'héroïne pas à pas dans sa quête.
"Chien du Heaume" est un livre âpre, violent, sombre, froid comme les hivers qui lui servent longuement de décor. Le tout servi par une plume remarquable, incisive, clinique, presque désincarnée mais pas sans passion. Amusant de lire, en fin d'ouvrage, les commentaires de Justine Niogret, rappelant qu'elle est drôle dans la vie et nous offrant un lexique des termes médiévaux dans un style très différent, plein d'humour. Car, de l'humour, des moments où la tension se relâche enfin, dans "Chien du Heaume", il n'y en a pas. Même quand on fait ripaille chez Bruec et que l'on consomme de l'alcool plus que de raison, c'est d'abord pour tuer le temps et l'ennui, pas pour le plaisir de la convivialité.
Car, pour moi, le thème central de "Chien du Heaume", c'est la solitude. Tous les personnages, qu'ils soient "gentils" ou "méchants" (je mets toujours des guillemets à cette distinction un peu simpliste), m'ont paru effroyablement seuls, une solitude dont, je le pense, ils ne se dépareront jamais jusqu'au jour de leur mort. De Chien du Heaume elle-même, on sait qu'elle est une remarquable combattante au sein de régiments de mercenaires, mais jamais dans le récit, on ne sent cette solidarité des soldats au combat. Les combats sont soit des duels, soit des assauts où règne le chacun pour soi.
En outre, sans identité véritable, sans famille ni véritable ami (ne parlons même pas d'amour, tant ce sentiment semble éloigné des préoccupations de la mercenaire), ne comptant vraiment que sur elle-même dans chaque action du quotidien, ayant aussi pris l'habitude de cette vie solitaire, on voit mal Chien du Heaume quitter ce schéma... Pourtant, en fin de récit, on se demande si elle ne s'est pas enfin trouver, si ce n'est une famille, en tout cas quelque chose qui pourrait y ressembler. Un espoir fugace vite refroidie, sans mauvais jeu de mots, ou du moins, renvoyé aux calendes grecques.
Bruec, Noalle, Iynge, Regehir sont tous terriblement seuls et en souffrent, chacun à leur façon. Seul Bruec, dans son rôle de seigneur, peut s'entourer d'une assemblée nombreuse, mais on sent bien que c'est artificiel et que cela ne soigne le mal que superficiellement. Les autres y font face avec dignité, comme Regehir, avec violence, comme Noalle, ou en secret, comme Iynge, dont le mystère perdure encore dans ma mémoire, quelques jours après avoir fini ma lecture.
Cette solitude qui imprègne chaque ligne, chaque page, chaque histoire individuelle racontée par Justine Niogret au cours du roman, ajoute au côté dramatique du récit, à la tension que j'évoquais plus haut et qui ne redescend jamais vraiment. "Chien du Heaume" est plein de désespoir, de pessimisme, comme si toute vie, aussi remplie soit-elle, était finalement totalement inutile. La seule note d'espoir vient d'un religieux, intéressant paradoxe, car la religion n'est pas épargnée dans le roman, un religieux qui saura remettre Chien du Heaume sur pieds, la sortir de son doute et de son découragement et même lui faire voir le monde qui l'entoure d'un autre oeil.
Un regard sur cette nature qui nous entoure, sur la beauté du monde si l'on sait le regarder avec les yeux du coeur, avec son âme. Hélas, cette conversion, si je puis dire, sera éphémère, vite refoulée par la colère qui va s'emparer inéluctablement de la jeune femme...
Et puis dernier point que je voudrais aborder, c'est l'animalité, très présente dans le roman de Justine Niogret. J'ai brièvement cherché, il n'y a pas d'antonyme à "anthropomorphisme", tant pis, on fera sans... Mais, plusieurs personnages sont identifiés par un animal dans le roman. Chien du Heaume elle-même, évidemment, j'ai cité le Chevalier Sanglier et le Chevalier Salamandre, on croise aussi un loup et un bouc. Là encore, un bestiaire, si j'ose dire, qui, globalement, ne véhicule pas que des images positives, mais des croyances et des superstitions plutôt sombres.
Mais je me suis demandé surtout pourquoi, alors qu'il n'est pas question d'un quelconque chamanisme ou de pratiques liant l'homme et l'animal, ce qu'avait voulu dire l'auteure avec de telles associations... Et si, tout bêtement, pardon pour ce mot, c'était une manière de mettre en exergue l'animalité, la sauvagerie de l'homme dans un contexte global d'une grande violence ?
Je ne vais pas entrer dans une explication presque psychanalytique qui serait fastidieuse et pour laquelle je ne suis pas compétent. Non, laissez-moi juste dire que j'ai adhéré à l'univers très sombre de Justine Niogret, à son écriture riche et parfois austère mais ni prétentieuse, ni ennuyeuse. Cette Chien du Heaume a la force et la puissance de ces personnages qui restent en mémoire longtemps, qui continuent à vivre bien après la fin de la lecture.
Elle est mercenaire et on l'appelle Chien du Heaume. Elle loue donc son bras au plus offrant pour gagner sa vie et comme elle est toujours partante lorsqu'une guerre se déclare quelque part, elle a hérité de ce surnom. Mais sa férocité et ses compétences au combat qui lui ont valu le respect des autres mercenaires. Tout le monde l'appelle Chien du Heaume parce que personne ne connaît son nom exact, ni d'où elle vient, pas même elle. C'est d'ailleurs sa seule quête depuis la mort de son père : essayer de retrouver ses racines, sa famille, son nom. Elle a peu d'indices pour cela, alors, elle voyage au long des routes, espérant que quelqu'un puisse la renseigner ou l'aider dans ses recherches.
C'est ainsi qu'elle arrive sur les terres de Bruec, dit le Chevalier Sanglier, seigneur du Castel de Broe; Et c'est justement en rencontrant ce valeureux personnage qu'elle va faire une découverte capitale. Chien du Heaume est connue pour avoir pour arme de prédilection une hache ornementée qu'elle manie mieux que personne et avec laquelle elle fait des ravages dans les rangs adverses. Or, lors de sa première rencontre avec Bruec, elle est surprise de découvrir que le seigneur possède une hache ressemblant étrangement à la sienne.
La coïncidence est trop énorme pour en être une et la jeune femme espère bien connaître l'origine de cette arme, qui a forcément un lien avec son père, précédent propriétaire de la hache avec laquelle elle combat aujourd'hui. C'est donc pour suivre cette piste qu'elle accepte d'entrer au service du sanglier et de s'installer au Castel de Broe, le temps d'éclaircir cela.
Mais les hivers sont longs et très rigoureux sur les terres du Chevalier Sanglier, imposant à tous de se calfeutrer chez soi, y compris au Castel, rendant les routes impraticables et les communications impossibles. Alors, Chien du Heaume doit patienter au milieu des acolytes de Bruec, d'autres courageux guerriers que l'hiver contraint à l'ennui, un ennui combattu par la bombance et des spectacles donnés par des artistes ambulants.
Elle est là une des rares femmes du Castel avec la maîtresse des lieux, Noalle, l'épouse de Bruec. Si Chien du Heaume, la vingtaine, possède un visage plutôt disgracieux et un corps modelé par la guerre et engraissé par les excès hivernaux, Noalle est une enfant ravissante. A 9 ans, elle pourrait être la grâce incarnée si, dans son étrange regard vert, ne brillait une inquiétante lueur et si, dans son coeur, ne cessait de croître une sourde rancoeur à l'encontre de son époux et de ses proches, rancune nourrie par un profond ennui.
Dans la promiscuité du Castel, pendant cet hiver interminable, l'inimitié profonde entre la mercenaire et la fillette va aller crescendo. Noalle serait-elle jalouse de Chien du Heaume ? Impossible, si dit la jeune femme, inquiète par la cruauté de l'épouse du Sanglier qu'elle ressent et dont elle est même témoin. Une cruauté dans laquelle la gamine semble trouver un exutoire.
Lorsqu'enfin les beaux jours vont revenir et qu'on va pouvoir remettre le nez dehors, Chien du Heaume va se mettre en quête, sur les indications de Bruec, de renseignements sur son père et sur les origines de celui-ci. Car, parti sur les routes avec lui dans sa prime jeunesse, la jeune femme n'a plus que de vagues souvenirs de son enfance, de sa mère, et encore moins d'où elle a passé cette période.
Des pistes qui s'avèrent parfois être des impasses, ou reviennent toutes vers Bruec, qui n'a peut-être pas tout dit à Chien du Heaume. Mais ces pistes vont parfois aboutir, comme celle menant à Regehir, ancien mercenaire devenu forgeron, le faciès défiguré par la croix de fer rougi au feu qu'on lui a appliqué sur le visage en guise de punition. Regehir reconnaît avoir fabriqué la hache de Bruec, d'après les souvenirs qu'il avait de la hache du Chien du Heaume, vue lorsqu'il combattit aux côtés de son père.
Regehir va, le premier, lui parler de ce père, lui donner beaucoup d'informations pour aider la jeune femme, sans pour autant lui en donner de décisives, mais peu importe, c'est un début. Et Regehir de suivre la jeune femme jusqu'au Castel de Broe où il va rejoindre la troupe de Bruec et y établir une forge. Lui aussi a la nostalgie du passé, lui aussi est dans l'attente de nouvelles lui permettant de retrouver un bonheur passé.
Mais, l'hiver est de nouveau là. Et il reviendra encore... Chien du Heaume continue les rencontres de personnages marquants, comme Iynge, jeune apprenti chevalier venu s'aguerrir aux côtés de Bruec et de ses hommes. Le garçon, presque encore adolescent, est d'une beauté inouïe, mais d'un caractère mystérieux dans lequel on sent une certaine violence. Son charme va envoûter Noalle, qui troquerait bien l'époux qui la délaisse pour cet attirant jeune homme... En vain.
Il y aura aussi l'étrange et effrayant Chevalier Salamandre. Il semble emmuré dans son armure, qui le recouvre de la tête jusqu'au bout de chacun de ses membres, comme une seconde peau. Jamais il ne l'enlève, pas même le heaume, en forme de salamandre et qui semble... vivant à ceux qui sont confrontés au chevalier. Ce personnage, c'est une espèce de grande faucheuse dont le sinistre capuchon noir a laissé sa place à l'armure et la faux, à une épée dont il ne fait pas bon taper du fer. Malheur à celui à qui il s'adresse, c'est sans doute que son destin est déjà scellé.
Citons encore Bréhyr, autre femme mercenaire, elle aussi, semble-t-il, lancée dans une quête sans fin à laquelle elle a choisi de se consacrer pleinement. Le récit qu'elle va faire de sa naissance fait froid dans le dos. Chien du Heaume, sans doute, retrouve-t-elle beaucoup d'elle-même dans Bréhyr, dans leur vocation guerrière, leur volonté de fer de parvenir coûte que coûte au bout de leurs quêtes respectives. Mais il y a une différence qui, certainement, les séparera toujours : malgré un destin scellé dans le sang dès le jour où elle est né, Bréhyr possède un nom...
Entre sa quête, ces rencontres qui, toutes, vont la marquer de différentes façon, sa rivalité croissante avec une Noalle qui voudrait la voir disparaître, son découragement aussi, la vie de Chien du Heaume n'est pas de tout repos. Et si la mercenaire a le cuir dur, épaissi par tant de combats, rien ne dit qu'elle ne va pas, sur le tard, découvrir une palette de sentiments, pas forcément que des sentiments positifs, que, jusque-là, elle n'avait guère eu l'occasion d'éprouver.
Cela suffira-t-il à l'apaiser ? Une fois des réponses apportées à sa quête, saura-t-elle aller au-delà de ce désir d'identité pour enfin regarder vers l'avenir ? Rien n'est moins sûr, car même si, au fil du récit, on s'attache au personnage de Chien du Heaume, il y a dans sa vie aussi de longs hivers qui la paralysent, l'empêche d'envisager avec sérénité un avenir plus confortable...
A vrai dire, "Chien du Heaume" pourrait presque apparaître comme un roman médiéval, même s'il contient quelques épisodes aux dimensions fantastiques qui justifient son classement en fantasy. J'ai évoqué le chevalier Salamandre ou encore la fantasmagorique naissance de Bréhyr, mais on peut également évoquer la malédiction aux relents de magie noire qui frappe Orains, le premier que Chien du Heaume va chercher à rencontrer sur les conseils de Bruec.
Pourtant, le terme de roman médiéval ne me paraît pas le plus adéquat. J'ai eu l'impression que Justine Niogret réinventait la chanson de geste. Bien sûr, on est en prose, pas en vers, comme dans la tradition médiévale, mais j'ai eu l'impression au long de ma lecture d'entendre la voix d'un troubadour me conter la légende de Chien du Heaume, et c'était comme si j'assistais à une veillée au coin du feu, pendu aux lèvres du conteur, sursautant aux rebondissements et suivant l'héroïne pas à pas dans sa quête.
"Chien du Heaume" est un livre âpre, violent, sombre, froid comme les hivers qui lui servent longuement de décor. Le tout servi par une plume remarquable, incisive, clinique, presque désincarnée mais pas sans passion. Amusant de lire, en fin d'ouvrage, les commentaires de Justine Niogret, rappelant qu'elle est drôle dans la vie et nous offrant un lexique des termes médiévaux dans un style très différent, plein d'humour. Car, de l'humour, des moments où la tension se relâche enfin, dans "Chien du Heaume", il n'y en a pas. Même quand on fait ripaille chez Bruec et que l'on consomme de l'alcool plus que de raison, c'est d'abord pour tuer le temps et l'ennui, pas pour le plaisir de la convivialité.
Car, pour moi, le thème central de "Chien du Heaume", c'est la solitude. Tous les personnages, qu'ils soient "gentils" ou "méchants" (je mets toujours des guillemets à cette distinction un peu simpliste), m'ont paru effroyablement seuls, une solitude dont, je le pense, ils ne se dépareront jamais jusqu'au jour de leur mort. De Chien du Heaume elle-même, on sait qu'elle est une remarquable combattante au sein de régiments de mercenaires, mais jamais dans le récit, on ne sent cette solidarité des soldats au combat. Les combats sont soit des duels, soit des assauts où règne le chacun pour soi.
En outre, sans identité véritable, sans famille ni véritable ami (ne parlons même pas d'amour, tant ce sentiment semble éloigné des préoccupations de la mercenaire), ne comptant vraiment que sur elle-même dans chaque action du quotidien, ayant aussi pris l'habitude de cette vie solitaire, on voit mal Chien du Heaume quitter ce schéma... Pourtant, en fin de récit, on se demande si elle ne s'est pas enfin trouver, si ce n'est une famille, en tout cas quelque chose qui pourrait y ressembler. Un espoir fugace vite refroidie, sans mauvais jeu de mots, ou du moins, renvoyé aux calendes grecques.
Bruec, Noalle, Iynge, Regehir sont tous terriblement seuls et en souffrent, chacun à leur façon. Seul Bruec, dans son rôle de seigneur, peut s'entourer d'une assemblée nombreuse, mais on sent bien que c'est artificiel et que cela ne soigne le mal que superficiellement. Les autres y font face avec dignité, comme Regehir, avec violence, comme Noalle, ou en secret, comme Iynge, dont le mystère perdure encore dans ma mémoire, quelques jours après avoir fini ma lecture.
Cette solitude qui imprègne chaque ligne, chaque page, chaque histoire individuelle racontée par Justine Niogret au cours du roman, ajoute au côté dramatique du récit, à la tension que j'évoquais plus haut et qui ne redescend jamais vraiment. "Chien du Heaume" est plein de désespoir, de pessimisme, comme si toute vie, aussi remplie soit-elle, était finalement totalement inutile. La seule note d'espoir vient d'un religieux, intéressant paradoxe, car la religion n'est pas épargnée dans le roman, un religieux qui saura remettre Chien du Heaume sur pieds, la sortir de son doute et de son découragement et même lui faire voir le monde qui l'entoure d'un autre oeil.
Un regard sur cette nature qui nous entoure, sur la beauté du monde si l'on sait le regarder avec les yeux du coeur, avec son âme. Hélas, cette conversion, si je puis dire, sera éphémère, vite refoulée par la colère qui va s'emparer inéluctablement de la jeune femme...
Et puis dernier point que je voudrais aborder, c'est l'animalité, très présente dans le roman de Justine Niogret. J'ai brièvement cherché, il n'y a pas d'antonyme à "anthropomorphisme", tant pis, on fera sans... Mais, plusieurs personnages sont identifiés par un animal dans le roman. Chien du Heaume elle-même, évidemment, j'ai cité le Chevalier Sanglier et le Chevalier Salamandre, on croise aussi un loup et un bouc. Là encore, un bestiaire, si j'ose dire, qui, globalement, ne véhicule pas que des images positives, mais des croyances et des superstitions plutôt sombres.
Mais je me suis demandé surtout pourquoi, alors qu'il n'est pas question d'un quelconque chamanisme ou de pratiques liant l'homme et l'animal, ce qu'avait voulu dire l'auteure avec de telles associations... Et si, tout bêtement, pardon pour ce mot, c'était une manière de mettre en exergue l'animalité, la sauvagerie de l'homme dans un contexte global d'une grande violence ?
Je ne vais pas entrer dans une explication presque psychanalytique qui serait fastidieuse et pour laquelle je ne suis pas compétent. Non, laissez-moi juste dire que j'ai adhéré à l'univers très sombre de Justine Niogret, à son écriture riche et parfois austère mais ni prétentieuse, ni ennuyeuse. Cette Chien du Heaume a la force et la puissance de ces personnages qui restent en mémoire longtemps, qui continuent à vivre bien après la fin de la lecture.
mardi 25 décembre 2012
"Puisque c'est écrit qu'après l'enfance c'est quasiment fini..." (Renaud, "Le Sirop de la Rue").
Il y a dans la littérature française, une longue tradition d'écrivains mauvais garçons. Sans doute cela remonte-t-il à François Villon, peut-être même avant. Nan Aurousseau fait partie, à sa façon, de cette tradition. En quatre courts romans, dont les deux plus remarqués sont "Bleu de chauffe" et "Du même auteur", Nan Aurousseau a su nous faire découvrir sa vie, passée au filtre romanesque, ses erreurs de parcours, son quotidien de voyou. Avec "Quartier Charogne", je m'attendais à retrouver cette veine, cette gouaille que j'ai aimée dans ses deux premiers romans. Mais, surprise en ouvrant le livre : "Quartier Charogne" (en grand format chez Stock) n'est pas un roman, mais un récit autobiographique, le premier volet de ce qui sera, selon l'auteur lui-même, une trilogie consacrée à sa jeunesse pour le moins turbulente... Si la plume est toujours aussi agréable, ce récit, dépouillé de sa dimension fictionnelle, dresse le portrait d'une époque et d'une jeunesse déboussolée.
Dès la première phrase du livre, le décor est planté : "Mon père était un salaud. Il est mort dans les chiottes en poussant." Les choses seront dites sans ambage, franchement et dans une langue qui claque mais n'est jamais dénuée d'humour.
Nan Aurousseau est né au tout début des années 50, dans une famille nombreuse, puisqu'il a 5 frères et soeurs. Sa mère, que le garçon adore, doit endurer les violences d'un père alcoolique qui possède pourtant de vrais talents professionnels. L'homme a en effet exercé plusieurs métiers à travers la France (dont une période dans l'Ain, à construire et réparer les voies ferrées ; c'est là qu'est né Nan) avant de se fixer à Paris, comme mécanicien et conducteur d'engins.
Nan a 6 ans, en cette année 1957, quand sa nombreuse famille s'installe au 83, rue des Maraîchers, dans le XXème arrondissement de la capitale. Le Quartier Charonne, le Quartier Charogne, comme l'appellent les gamins du coin. Tout à l'est de Paris, le quartier de Casque d'Or, comme le rappelle l'auteur en préambule, un quartier comme on en voit plus de nos jours. Et un quartier, il faut bien le dire aussi, plutôt mal famé, même si on y vit plutôt bien.
C'est donc au milieu des maquereaux et des prostituées, des petits voyous sans envergure et ceux, un peu moins caves, qui se livrent une méchante guerre de territoire d'une rue à l'autre, que Nan grandit, petit garçon curieux, sérieux, assidu à l'école, élève de niveau correct, passionné de bandes-dessinées, et dévoué à sa maman, malgré un côté bagarreur qui va, avec le temps, aller en s'amplifiant.
Nan Aurousseau raconte une vie de famille compliquée : ils sont 8 dans un petit appartement, mais vont passer certains weekends et certaines vacances en bord de Marne, dans un cabanon comme il y en avait beaucoup à cette époque. C'est d'ailleurs en bord de Marne que Nan participera sans le savoir, "à l'insu de son plein gré", pourrait-on dire, à son premier cambriolage, en compagnie d'un ami de son père, un marinier arrondissant ses fins de mois en jouant les monte-en-l'air dans les résidences secondaires du coin. Une croustillante anecdote, parmi d'autres, racontée dans le livre, ce qui fait aussi tout son sel.
Peu à peu, l'alcoolisme du père de famille et la violence qui en découlent vont pourrir l'existence d'une famille pourtant sans histoire, unie. Jusqu'à ce qu'un soir, Nan lui-même, prenant la parole au nom de la fratrie, chasse, du haut de ses 10 ans à peine, ce père indigne... Début d'une spirale qui, à terme, mènera, à quelques années de distance, père et fils derrière les barreaux.
Pourtant, avec ou sans père, la vie de Nan est joyeuse, heureuse, même, malgré la modestie des revenus familiaux. Le jeune garçon a des amis, des rêves, comme celui de devenir speakerine à la télévision naissante. On le découvre se rendant aux studios des Buttes-Chaumont avec un de ses amis, déguisés en femme (^^) et avoir droit, à défaut d'une carrière audiovisuelle, à une visite guidée des lieux en plein tournage. On le voit encore se rêvant auteur de théâtre et comédien, montant des tréteaux dans la cour du 83, rue de Maraîchers et offrant la représentation à un public forcément conquis...
Mais si cette enfance peut sembler tranquille, heureuse autant qu'elle peut l'être, même si la famille Aurousseau reste unie, soudée, même, autour d'une mère qui, après le départ du père, fera bouillir la marmite pour toute la fratrie, peu à peu, on sent que le jeune Nan va se créer une deuxième existence, dans la rue, celle-là.
Une vie faite d'amitié, de plus ou moins longue durée, en fonction des déménagements des uns et des autres, des tromperies, parfois, comme ces vacances promises qui échoiront finalement à un autre que Nan, déconfit devant la porte de cet "ami" lorsqu'il découvre presque fortuitement qu'il ne sera pas du voyage. Des amitiés, oui, on est au-delà de la simple fréquentation, qui vont prendre un tour plus risqué, par exemple lorsque Nan s'acoquine avec Schtomo, jeune manouche, avec qui il fera ses premiers mauvais coups (pas franchement une réussite, mais un apprentissage qui le placera sur la pente savonneuse de la délinquance).
Car, au-delà de ce Quartier Charogne, déjà plutôt mal fréquenté, il y a... la Zone. On est au tournant des années 50-60, Paris n'est pas encore cernée par le périphérique, les grandes banlieues-dortoirs, ces cités dont on parle tant aujourd'hui (et où, dit Aurousseau, s'est désormais déplacée l'école de la rue) n'existent pas encore... Non, un immense terrain vague où ne traînent que les mauvais garçons, ceux que l'on commence à appeler les Blousons Noirs.
Nan va bientôt faire partie de ces Blousons Noirs. Pas forcément par des actes violents, en tout cas pas tout de suite, même si l'envie apparaît peu à peu de se lancer dans le braquage (les premières tentatives en la matière se solderont par des échecs retentissants...). Non, d'abord, Nan est un blouson noir qui traîne dans les rues, la rue Schubert, en particulier, rue voisine de la rue des Maraîchers.
Là, vêtu de noir, les cheveux longs, il écoute du rock, Gene Vincent, bien sûr, idole de bien des blousons noirs pour ses attitudes rebelles et ses tenues de cuir. Puis ce seront d'autres groupes, dont les Kinks, que l'auteur cite plusieurs fois. Le groupe de Liverpool, rival des Beatles, sera, indirectement, à l'origine des premiers gros soucis de Nan avec la justice.
Certes, le gamin est sous surveillance, car même s'il ne sèche pas l'école, son attitude, certains petits larcins, lui valent l'attention des services sociaux. Mais, lorsqu'il est pris en flagrant délit en train de voler un disque des Kinks (on se croirait dans le "Rockcollection" de Voulzy, mais les conséquences seront bien plus graves), c'est le centre de redressement qui l'attend. Plus exactement, la Ferme de Champagne, à Savigny-sur-Orge, à une vingtaine de kilomètres de Paris (à vue de nez...).
Ce sera le pied à l'étrier du jeune Nan qui quittera vraiment le droit chemin suite à cette expérience délicate. Il y connaîtra le mitard pour ne pas s'être laissé faire par des garçons bien plus méchants et roués que lui. Certes, les services en charge de son dossier essayeront bien de le placer en usine, il y restera bien quelque temps avant que l'appel de la rue ne soit le plus fort. Et que Nan bascule vraiment dans la délinquance, la vraie, celle qui lui vaudra un séjour au département des mineurs de la prison de Fresnes.
Mais c'est avec le départ (forcé) de la famille du 83, rue des Maraîchers que s'achève "Quartier Charogne". Comme une page qui se tourne, la page de l'enfance, d'une jeunesse modeste qui va dériver progressivement vers un passage à l'âge adulte marqué par la violence et les mauvais coups. Car, lorsque sa famille doit quitter cette maison où elle est installée depuis près de 10 ans, Nan va "prendre le maquis", si je puis dire, choisir vraiment la rue et la carrière hors-la-loi qui va avec. Une autre histoire à suivre dans le prochain livre de Nan Aurousseau, que j'attends déjà avec impatience.
"Quartier Charogne" est donc un récit autobiographique, la relation de souvenirs plus qu'une histoire construite, avec un début un milieu, une fin. Mais, Aurousseau, on le sent, y met énormément de sincérité. L'autobiographie souffre toujours d'un prisme déformant, celui de la subjectivité, mais je crois qu'en choisissant de ne pas mettre la mention "roman" sur ce livre, Aurousseau indique bien qu'il essaye d'être le plus fidèle possible dans la relation de sa vie, et ce, même si ses romans étaient déjà largement autobiographiques.
"Quartier Charogne", si ce n'est l'époque, pourrait quasiment être considéré comme un récit picaresque. On oscille au long des pages entre souvenirs d'enfance plein d'espièglerie et souvenirs de jeunesse moins reluisants ou plus graves. Le tout servi par une plume, une vraie. Aurousseau est un écrivain, ça ne fait pas un pli. Et une plume qui, elle aussi, sait varier le ton, drôle, dure, parfois violente, avec un soupçon de cynisme aussi. Ce récit de jeunesse pourrait être raconté avec détachement, presque désinvolture, là, c'est une profonde nostalgie que l'on ressent à cette lecture.
Pas la nostalgie actuelle, celle dans laquelle se complaisent des adulescents atteints du syndrome de Peter Pan et qui pensent que danser sur les tubes de Peter et Sloane ou Début de Soirée leur rendront leur folle jeunesse. Pas de ça chez Aurousseau, qui sait bien que tout cela est derrière lui et ne reviendra pas. Ni remords, ni regrets, juste des souvenirs et quelques blessures qui vont avec.
La nostalgie de Nan Aurousseau porte plus, je pense, sur une époque. Cet après-guerre, ces Trente Glorieuses, dont tout le monde ne profitait sans doute pas, mais où l'atmosphère générale était assez bon enfant. Où même dans le Quartier Charogne, on pouvait se promener sans risque de recevoir un mauvais coup, malgré les règlements de compte et les bastons. Une époque où les codes sociaux étaient bien définis, où voleurs et gendarmes, si je puis dire, jouaient selon les mêmes règles de jeu et, si l'on se faisait prendre, tant pis pour soi !
La nostalgie aussi d'un Paris qui n'existe plus, ce Paris, cent fois remodelé au cours de l'Histoire, mais qui conservait encore une véritable vie de quartier, vie qui, je le regrette, n'existe plus aujourd'hui, ou si peu. Car, malgré son surnom peu valorisant, le Quartier Charogne connaissait la solidarité, l'entraide, l'amitié et la fidélité. Tout le monde se connaissait, on savait même lesquels quittaient régulièrement le droit chemin ou d'où venaient les revenus de certains autres, sans s'en formaliser plus que ça.
Entre sa vie folle, menée à tout berzingue, sans plus vraiment faire attention à ce qui se passe autour de soi et à ceux que l'on croise au quotidien, entre ses banlieues devenues zones de non-droit où vivent des populations pas franchement rassurées, Paris a effectivement bien changé en un demi-siècle. Et l'on sent, à quelques remarques douces-amères, que Nan Aurousseau ne se reconnaît plus dans ce paysage.
Pas question d'entonner le refrain du "c'était mieux avant", ce n'est pas le propos, mais, malgré la dureté de sa vie, malgré ses erreurs, ses sorties de route, qu'il racontera dans les ouvrages suivants qu'il publiera, et qu'il a payées par des années derrière les barreaux, non, "Quartier Charogne" est le témoignage d'un homme qui, à la soixantaine, souhaite se retourner sur son parcours, le faire partager, dans ses bons comme dans ses mauvais côté, sans pathos, sans moralisme, juste parce qu'il a eu une vie pas ordinaire.
Et, si vous ne connaissez pas encore Nan Aurousseau, je vous encore vivement à combler ce manque, soit en commençant par ce récit, soit en s'attaquant à ses romans, qui ont pour cadre sa vie d'adulte, toujours sur le fil du rasoir. Une bibliographie qui réveille les souvenirs des films noirs des années 60-70, histoire de rendre aussi le lecteur nostalgique d'une époque révolue.
Dès la première phrase du livre, le décor est planté : "Mon père était un salaud. Il est mort dans les chiottes en poussant." Les choses seront dites sans ambage, franchement et dans une langue qui claque mais n'est jamais dénuée d'humour.
Nan Aurousseau est né au tout début des années 50, dans une famille nombreuse, puisqu'il a 5 frères et soeurs. Sa mère, que le garçon adore, doit endurer les violences d'un père alcoolique qui possède pourtant de vrais talents professionnels. L'homme a en effet exercé plusieurs métiers à travers la France (dont une période dans l'Ain, à construire et réparer les voies ferrées ; c'est là qu'est né Nan) avant de se fixer à Paris, comme mécanicien et conducteur d'engins.
Nan a 6 ans, en cette année 1957, quand sa nombreuse famille s'installe au 83, rue des Maraîchers, dans le XXème arrondissement de la capitale. Le Quartier Charonne, le Quartier Charogne, comme l'appellent les gamins du coin. Tout à l'est de Paris, le quartier de Casque d'Or, comme le rappelle l'auteur en préambule, un quartier comme on en voit plus de nos jours. Et un quartier, il faut bien le dire aussi, plutôt mal famé, même si on y vit plutôt bien.
C'est donc au milieu des maquereaux et des prostituées, des petits voyous sans envergure et ceux, un peu moins caves, qui se livrent une méchante guerre de territoire d'une rue à l'autre, que Nan grandit, petit garçon curieux, sérieux, assidu à l'école, élève de niveau correct, passionné de bandes-dessinées, et dévoué à sa maman, malgré un côté bagarreur qui va, avec le temps, aller en s'amplifiant.
Nan Aurousseau raconte une vie de famille compliquée : ils sont 8 dans un petit appartement, mais vont passer certains weekends et certaines vacances en bord de Marne, dans un cabanon comme il y en avait beaucoup à cette époque. C'est d'ailleurs en bord de Marne que Nan participera sans le savoir, "à l'insu de son plein gré", pourrait-on dire, à son premier cambriolage, en compagnie d'un ami de son père, un marinier arrondissant ses fins de mois en jouant les monte-en-l'air dans les résidences secondaires du coin. Une croustillante anecdote, parmi d'autres, racontée dans le livre, ce qui fait aussi tout son sel.
Peu à peu, l'alcoolisme du père de famille et la violence qui en découlent vont pourrir l'existence d'une famille pourtant sans histoire, unie. Jusqu'à ce qu'un soir, Nan lui-même, prenant la parole au nom de la fratrie, chasse, du haut de ses 10 ans à peine, ce père indigne... Début d'une spirale qui, à terme, mènera, à quelques années de distance, père et fils derrière les barreaux.
Pourtant, avec ou sans père, la vie de Nan est joyeuse, heureuse, même, malgré la modestie des revenus familiaux. Le jeune garçon a des amis, des rêves, comme celui de devenir speakerine à la télévision naissante. On le découvre se rendant aux studios des Buttes-Chaumont avec un de ses amis, déguisés en femme (^^) et avoir droit, à défaut d'une carrière audiovisuelle, à une visite guidée des lieux en plein tournage. On le voit encore se rêvant auteur de théâtre et comédien, montant des tréteaux dans la cour du 83, rue de Maraîchers et offrant la représentation à un public forcément conquis...
Mais si cette enfance peut sembler tranquille, heureuse autant qu'elle peut l'être, même si la famille Aurousseau reste unie, soudée, même, autour d'une mère qui, après le départ du père, fera bouillir la marmite pour toute la fratrie, peu à peu, on sent que le jeune Nan va se créer une deuxième existence, dans la rue, celle-là.
Une vie faite d'amitié, de plus ou moins longue durée, en fonction des déménagements des uns et des autres, des tromperies, parfois, comme ces vacances promises qui échoiront finalement à un autre que Nan, déconfit devant la porte de cet "ami" lorsqu'il découvre presque fortuitement qu'il ne sera pas du voyage. Des amitiés, oui, on est au-delà de la simple fréquentation, qui vont prendre un tour plus risqué, par exemple lorsque Nan s'acoquine avec Schtomo, jeune manouche, avec qui il fera ses premiers mauvais coups (pas franchement une réussite, mais un apprentissage qui le placera sur la pente savonneuse de la délinquance).
Car, au-delà de ce Quartier Charogne, déjà plutôt mal fréquenté, il y a... la Zone. On est au tournant des années 50-60, Paris n'est pas encore cernée par le périphérique, les grandes banlieues-dortoirs, ces cités dont on parle tant aujourd'hui (et où, dit Aurousseau, s'est désormais déplacée l'école de la rue) n'existent pas encore... Non, un immense terrain vague où ne traînent que les mauvais garçons, ceux que l'on commence à appeler les Blousons Noirs.
Nan va bientôt faire partie de ces Blousons Noirs. Pas forcément par des actes violents, en tout cas pas tout de suite, même si l'envie apparaît peu à peu de se lancer dans le braquage (les premières tentatives en la matière se solderont par des échecs retentissants...). Non, d'abord, Nan est un blouson noir qui traîne dans les rues, la rue Schubert, en particulier, rue voisine de la rue des Maraîchers.
Là, vêtu de noir, les cheveux longs, il écoute du rock, Gene Vincent, bien sûr, idole de bien des blousons noirs pour ses attitudes rebelles et ses tenues de cuir. Puis ce seront d'autres groupes, dont les Kinks, que l'auteur cite plusieurs fois. Le groupe de Liverpool, rival des Beatles, sera, indirectement, à l'origine des premiers gros soucis de Nan avec la justice.
Certes, le gamin est sous surveillance, car même s'il ne sèche pas l'école, son attitude, certains petits larcins, lui valent l'attention des services sociaux. Mais, lorsqu'il est pris en flagrant délit en train de voler un disque des Kinks (on se croirait dans le "Rockcollection" de Voulzy, mais les conséquences seront bien plus graves), c'est le centre de redressement qui l'attend. Plus exactement, la Ferme de Champagne, à Savigny-sur-Orge, à une vingtaine de kilomètres de Paris (à vue de nez...).
Ce sera le pied à l'étrier du jeune Nan qui quittera vraiment le droit chemin suite à cette expérience délicate. Il y connaîtra le mitard pour ne pas s'être laissé faire par des garçons bien plus méchants et roués que lui. Certes, les services en charge de son dossier essayeront bien de le placer en usine, il y restera bien quelque temps avant que l'appel de la rue ne soit le plus fort. Et que Nan bascule vraiment dans la délinquance, la vraie, celle qui lui vaudra un séjour au département des mineurs de la prison de Fresnes.
Mais c'est avec le départ (forcé) de la famille du 83, rue des Maraîchers que s'achève "Quartier Charogne". Comme une page qui se tourne, la page de l'enfance, d'une jeunesse modeste qui va dériver progressivement vers un passage à l'âge adulte marqué par la violence et les mauvais coups. Car, lorsque sa famille doit quitter cette maison où elle est installée depuis près de 10 ans, Nan va "prendre le maquis", si je puis dire, choisir vraiment la rue et la carrière hors-la-loi qui va avec. Une autre histoire à suivre dans le prochain livre de Nan Aurousseau, que j'attends déjà avec impatience.
"Quartier Charogne" est donc un récit autobiographique, la relation de souvenirs plus qu'une histoire construite, avec un début un milieu, une fin. Mais, Aurousseau, on le sent, y met énormément de sincérité. L'autobiographie souffre toujours d'un prisme déformant, celui de la subjectivité, mais je crois qu'en choisissant de ne pas mettre la mention "roman" sur ce livre, Aurousseau indique bien qu'il essaye d'être le plus fidèle possible dans la relation de sa vie, et ce, même si ses romans étaient déjà largement autobiographiques.
"Quartier Charogne", si ce n'est l'époque, pourrait quasiment être considéré comme un récit picaresque. On oscille au long des pages entre souvenirs d'enfance plein d'espièglerie et souvenirs de jeunesse moins reluisants ou plus graves. Le tout servi par une plume, une vraie. Aurousseau est un écrivain, ça ne fait pas un pli. Et une plume qui, elle aussi, sait varier le ton, drôle, dure, parfois violente, avec un soupçon de cynisme aussi. Ce récit de jeunesse pourrait être raconté avec détachement, presque désinvolture, là, c'est une profonde nostalgie que l'on ressent à cette lecture.
Pas la nostalgie actuelle, celle dans laquelle se complaisent des adulescents atteints du syndrome de Peter Pan et qui pensent que danser sur les tubes de Peter et Sloane ou Début de Soirée leur rendront leur folle jeunesse. Pas de ça chez Aurousseau, qui sait bien que tout cela est derrière lui et ne reviendra pas. Ni remords, ni regrets, juste des souvenirs et quelques blessures qui vont avec.
La nostalgie de Nan Aurousseau porte plus, je pense, sur une époque. Cet après-guerre, ces Trente Glorieuses, dont tout le monde ne profitait sans doute pas, mais où l'atmosphère générale était assez bon enfant. Où même dans le Quartier Charogne, on pouvait se promener sans risque de recevoir un mauvais coup, malgré les règlements de compte et les bastons. Une époque où les codes sociaux étaient bien définis, où voleurs et gendarmes, si je puis dire, jouaient selon les mêmes règles de jeu et, si l'on se faisait prendre, tant pis pour soi !
La nostalgie aussi d'un Paris qui n'existe plus, ce Paris, cent fois remodelé au cours de l'Histoire, mais qui conservait encore une véritable vie de quartier, vie qui, je le regrette, n'existe plus aujourd'hui, ou si peu. Car, malgré son surnom peu valorisant, le Quartier Charogne connaissait la solidarité, l'entraide, l'amitié et la fidélité. Tout le monde se connaissait, on savait même lesquels quittaient régulièrement le droit chemin ou d'où venaient les revenus de certains autres, sans s'en formaliser plus que ça.
Entre sa vie folle, menée à tout berzingue, sans plus vraiment faire attention à ce qui se passe autour de soi et à ceux que l'on croise au quotidien, entre ses banlieues devenues zones de non-droit où vivent des populations pas franchement rassurées, Paris a effectivement bien changé en un demi-siècle. Et l'on sent, à quelques remarques douces-amères, que Nan Aurousseau ne se reconnaît plus dans ce paysage.
Pas question d'entonner le refrain du "c'était mieux avant", ce n'est pas le propos, mais, malgré la dureté de sa vie, malgré ses erreurs, ses sorties de route, qu'il racontera dans les ouvrages suivants qu'il publiera, et qu'il a payées par des années derrière les barreaux, non, "Quartier Charogne" est le témoignage d'un homme qui, à la soixantaine, souhaite se retourner sur son parcours, le faire partager, dans ses bons comme dans ses mauvais côté, sans pathos, sans moralisme, juste parce qu'il a eu une vie pas ordinaire.
Et, si vous ne connaissez pas encore Nan Aurousseau, je vous encore vivement à combler ce manque, soit en commençant par ce récit, soit en s'attaquant à ses romans, qui ont pour cadre sa vie d'adulte, toujours sur le fil du rasoir. Une bibliographie qui réveille les souvenirs des films noirs des années 60-70, histoire de rendre aussi le lecteur nostalgique d'une époque révolue.
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