Je vous préviens d'emblée, l'auteur dont nous allons parler va devenir un habitué de ce blog. Pas seulement en tant que visiteur (fier, je suis !!), mais en tant qu'auteur de livres modestement et fébrilement décortiqués dans ces pages. L'auteur, c'est Frédéric Lenormand, que j'ai hâte de retrouver bientôt dans des salons qui me tiennent à coeur. Et comme j'espère bien avoir l'opportunité, à cette occasion, de le faire parler de son travail, je me plonge dans son abondante bibliographie. Et puis, grâce à lui nous allons nous immerger quelques instants dans une culture et une époque fort dépaysantes, celles de la Chine Impériale. Et immerger est vraiment le mot, vous allez voir... Voici un humble avis consacré à la premières des nouvelles enquêtes du juge Ti, "le château du lac Tchou-an" (en poche, chez Points Policier).
En l'an 668, le juge Ti, en fin de mandat dans sa précédente fonction, est affecté par ordre impérial dans la ville provinciale de Pou-Yang, dont le dernier magistrat en poste est décédé 5 mois plus tôt. Devant l'urgence de cette mission, et afin de ne pas fâcher l'Empereur, Ti s'est mis en route sans tarder. Mal lui en a pris... Car la pluie qui tombe abondamment depuis plusieurs jours a fait sérieusement monter le niveau des cours d'eau, rendant la navigation, moyen de transport choisi par le juge pour se rendre à Pou-Yang, difficile.
Le danger est tel que son équipage refuse d'aller plus loin et parvient à apponter sans trop de mal dans un port, presque providentiel. Pendant que les marins s'activent à la réparation de l'embarcation, le juge et son fidèle homme à tout faire Hong Liang vont s'installer dans la seule auberge locale, un établissement pouilleux où la qualité de la nourriture ne fait pas oublier la saleté.
Lors du dîner, le juge entend raconter une histoire concernant la plus noble famille locale et sa mystérieuse demeure. Un château que la vox populi dit placé sous la protection d'une déesse qui semble avoir élu domicile dans le lac entourant la bâtisse. Selon ce qui ressemble fort à une légende, les calamités qui s'abattent sur la région ne touche ni le domaine, ni ses habitants.
Le juge Ti, bercé, comme les élites intellectuelles de l'Empire, par le confucianisme, ne prête que peu d'intérêt à ces racontars, mais se montre bien plus intéressé par le château et par le havre de paix et de chaleur qu'il représente. L'heure est trop tardive pour essayer de s'y faire inviter, il va falloir ce résoudre à passer une nuit dans l'auberge, alors que l'eau monte toujours.
Le lendemain, avant que Ti ait pu entreprendre quoi que ce soit, apporté par les eaux qui montent, qui montent, le corps sans vie d'un homme vient échouer dans l'auberge. Pour tous, il s'agit d'une des terribles conséquences des inondations. Sauf pour Ti, qui soupçonne un meurtre... Mais qui pourrait vouloir tuer un représentant en soieries ? Et pourquoi ?
En attendant de se pencher plus attentivement sur ce mystère, Ti envoie un message aux châtelains du lac Tchou-an, sollicitant leur hospitalité. Devant leurs réticences manifestes à le recevoir, le juge va jouer de sa fonction pour faire changer d'avis à ses futurs hôtes... Ils cèdent, mais leur mauvaise volonté est patente. Qu'à cela ne tienne, la vie de château, même avec des hôtes peu enclins à accueillir des visiteurs dans leur domaine, ne pourra être que plus agréable que la journée passée dans une auberge qui menace d'être engloutie corps et bien...
Mais, une fois arrivés, Ti et Hong Liang ne vont pas en revenir... Entre une famille aux comportements incompréhensibles et loin de ce que devrait exiger l'étiquette pour des personnages de ce rang, et une domesticité dont la compétence ne saute pas aux yeux, c'est dans une vraie maison de fous que les deux hommes ont l'impression de loger.
Et pendant que Ti fulmine un peu plus chaque jour devant le laxisme des châtelains, l'outrecuidance des serviteurs, le non-respect de la hiérarchie des castes et la déliquescence des moeurs dans l'Empire, les cadavres flottants se multiplient.
Ti veut en avoir le coeur net : il veut comprendre ce qui se passe dans ce château lacustre qui semble coupé du reste du monde et dans ses alentours. Et pas question de donner crédit aux évènements auxquels le juge assiste et qui pourraient venir en renfort des croyances et superstitions locales...
J'ai retrouvé dans cette première nouvelle enquête du juge Ti (nouvelle, car le personnage du juge Ti a été crée par le romancier Robert Van Gulik puis repris, après la mort de ce dernier, par plusieurs autres auteurs, dont Frédéric Lenormand) le mauvais esprit jubilatoire qui caractérise les personnages de Lenormand.
Je me suis amusé comme un petit fou à découvrir ce curieux juge, aux méthodes étonnantes et détonantes : son autorité est indéniable, un certain mépris pour les classes inférieures aussi. Il est rationnel à l'extrême, privilégie la philosophie et la science à toute autre forme de croyance, cherchant à expliquer ce qui semblerait inexplicable à tout autre être... Son sens de l'observation est remarquable, mais ses capacités de déduction pataugent parfois (c'est sans doute le contexte très humide des lieux qui veut ça...) et il lui faut faire preuve d'un certain autoritarisme pour faire avancer son affaire, alors que les preuves se font rares...
Il a un côté retors et roublard qui en fait un enquêteur hors-pair, capable d'embobiner son monde, y compris les coupables qu'il traque. Et s'il applique une éthique sans faille à toute heure du jour et de la nuit et en toute circonstance (même les deux pieds, voire plus, dans l'eau), il n'oublie jamais de conserver la dignité qui sied à son rang (même lorsqu'il adopte la position dite "de l'escargot dans sa coquille").
Mais, ce qui me plaît chez lui, c'est son dialogue intérieur où il se décharge de toutes les pensées bien peu charitables qu'il lui arrive (si peu, si peu...) de nourrir à l'encontre de ses congénères. Son jugement sur l'être humain est impitoyable, il ne pardonne rien, et surtout pas la médiocrité, la lâcheté, l'irrespect pour l'étiquette, l'incurie... Et encore moins, la mauvaise cuisine...
Bref, à tout cela, on voit parfaitement qu'il est confucéen. Car Confucius n'a-t-il pas dit que l'on peut connaître la vertu d'un homme en regardant ses défauts ? Et le juge Ti est très, très vertueux... Mais, plus important, il est extrêmement compétent.
Son enquête, elle, nous permet de découvrir des personnages dépassés ou manipulateurs, ou les deux à la fois, pour certains d'entre eux. Ce que le juge Ti met à jour petit à petit (avec la lenteur d'une décrue, pourrait-on dire...), c'est une magnifique collection de faux-semblants bien dissimulés sous les oripeaux d'une réalité qui, parfois, se pare de fantastique...
Si la plupart des évènements ont des causes bien réelles et vérifiables, force est de reconnaître que ce château de Tchou-an fait honneur à sa légende... Et ce petit jeu entre rationalisme à tous crins et croyances populaires est l'un des aspects principaux de ce récit.
La riche culture chinoise offre une belle part au conte et pourtant, pour Ti, seuls comptent les écrits basés sur la raison, les seuls à accéder, à ses yeux, au rang d'oeuvres d'art. Alors, autant que le coupable des meurtres, ce que voudrait bien démontrer Ti, c'est que les légendes qui courent sur le domaine de Tchou-an ne sont fondées que sur la crédulité du bas peuple.
Mais la raison ne fait pas tout...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
mardi 28 février 2012
lundi 27 février 2012
"Nous tissons notre destin, nous le tirons de nous comme l'araignée sa toile" (François Mauriac).
Après avoir envisagé des jeux de mots peu glorieux autour de l'araignée, de sa toile et de tout ce qui tourne autour, je me suis rabattu sur une citation qui me plaît bien, tant le livre dont nous allons parler... la dément. Certes, chacun tisse son destin, mais les actes que nous commettons entraînent forcément d'autres êtres dans leur sillage. Finissons-en avec la philosophie, place au roman, au roman de la plus noire des encres... Un livre dont j'entends parler depuis longtemps, un auteur que je ne connaissais pas encore et que j'ai envie de mieux connaître désormais, voilà comment je me suis retrouvé avec, entre les mains, "Mygale", de Thierry Jonquet (en poche chez Folio Policier).
Richard Lafargue vit dans un hôtel particulier du Vésinet. Seul ? Non, pas vraiment. Dans la même demeure, habite Eve. On ne sait pas grand chose de ces deux-là, initialement, mais on voit ce curieux couple se rendre ensemble dans des soirées mondaines tout en entretenant une relation des plus bizarres. Perverse, même.
En fait, je me demande même quoi vous dire d'autre sur Richard et Eve, tant chaque mot risque d'en dévoiler trop sur la mécanique implacable de ce roman qui en angoisse plus d'un depuis près de 30 ans maintenant (la première version date de 1984, version revisitée par l'auteur en 1995 ; c'est d'ailleurs cette seconde mouture que j'ai lue)...
Que dire, alors ? Que l'on découvre par petites touches successives ce qui unit ces deux-là, une relation où la haine et l'amour semblent s'émulsionner, comme le vinaigre et l'huile d'une vinaigrette : aucun des deux ne parvient à complètement effacer l'autre.
Mais le pointillisme de Jonquet n'est ni tendre, ni pastel comme certains tableaux de ce courant. Il est violent, physiquement mais plus encore psychologiquement. Oui, le mot torture, qui revient à plusieurs reprises, n'est pas galvaudé, on est bien dans ce type de relation. Et pas seulement dans la relation entre Richard et Eve.
Car lorsque d'autres personnages (dont je ne vous dirai rien, RIEN !!!) viennent mettre leur grain de sel, ou plutôt de sable, dans le récit, la vie presque plan-plan des eux personnages centraux de ce livre est proche de voler en éclat et les secrets les plus inavouables commencent à revenir à la surface.
Tous se retrouvent prisonniers malgré eux dans une inextricable toile d'araignée, la métaphore est parfaite : englués dans leur vie aussi bien que par leurs actes, ils se débattent en attendant que l'araignée les choisissent comme proie et les mette au menu de son prochain repas...
Mygale, c'est le nom de cette "araignée". En tout cas, ainsi qu'est surnommé celui qui semble mener ce jeu sordide. Mais tout animal a des prédateurs, même la mygale...
Comme tous les personnages de "Mygale", le lecteur est désorienté dans cette lecture : Jonquet brouille nos repères, de lieu, de temps, d'espace, alterne les narrateurs et multiplie les points d'interrogation. Mais lorsque le puzzle s'assemble, l'horreur des évènements saute aux yeux.
L'angoisse, l'oppression ressenties depuis la première page de ce court roman d'à peine 150 pages vont crescendo jusqu'au dénouement (un peu attendu, c'est vrai, sans pour autant perdre de sa force). Mais on est alors frappé par l'ambiguïté des sentiments des personnages. Parfois même leur aspect paradoxal. La noirceur de l'âme, la folie et la douleur cimentent cette histoire éprouvante, même pour le simple spectateur qu'est le lecteur.
Tout est sens dessus dessous, brutalement, les remords comme la culpabilité ne sont pas forcément là où on les attend, les gestes et les réactions surprennent eux aussi et il ne faut pas forcément chercher une morale à cette douloureuse histoire, car toutes les valeurs sont rendues floues par la folie. Et, si punitions il y a, elles sont finalement tout aussi déroutantes et perverses que les actes initiaux.
Ce ne sont pas les seules limites, les seules normes que ce roman balaye. Mais les autres transgressions qui font de ce livre un grand roman noir, vous devrez mes découvrir vous-même... Cependant, je comprends mieux, après cette lecture, ce qui a poussé Pedro Almodovar à adapter ce roman sur grand écran : on y retrouve un certain nombre des obsessions et des thématiques récurrentes du réalisateur espagnol.
Quand au destin que nous tissons tous, pour revenir à la phrase de Mauriac, les personnages de "Mygale" tisse probablement chacun leur destin, mais imperceptiblement, ils fabriquent la toile dans laquelle ils vont tous s'engluer pour de bon.
Inutile d'espérer s'évader de ce piège diabolique une fois qu'on y est captifs. Et pas la peine d'attendre qu'un prédateur vienne mettre un terme rapidement à cette souffrance... Tous sont finalement des prédateurs qui se dévorent eux-mêmes et, pour ceux qui n'ont pas le soulagement de rester sur le carreau, la pire torture qu'ils reçoivent, ils se l'infligent et se l'infligeront encore longtemps eux-mêmes...
En cela, un destin, même abominable, sort bien de nous, oui, Mauriac avait peut-être bien raison, finalement...
Pour l'ambiance musicale du livre, écoutez cette chanson et cette voix éternelles.
Richard Lafargue vit dans un hôtel particulier du Vésinet. Seul ? Non, pas vraiment. Dans la même demeure, habite Eve. On ne sait pas grand chose de ces deux-là, initialement, mais on voit ce curieux couple se rendre ensemble dans des soirées mondaines tout en entretenant une relation des plus bizarres. Perverse, même.
En fait, je me demande même quoi vous dire d'autre sur Richard et Eve, tant chaque mot risque d'en dévoiler trop sur la mécanique implacable de ce roman qui en angoisse plus d'un depuis près de 30 ans maintenant (la première version date de 1984, version revisitée par l'auteur en 1995 ; c'est d'ailleurs cette seconde mouture que j'ai lue)...
Que dire, alors ? Que l'on découvre par petites touches successives ce qui unit ces deux-là, une relation où la haine et l'amour semblent s'émulsionner, comme le vinaigre et l'huile d'une vinaigrette : aucun des deux ne parvient à complètement effacer l'autre.
Mais le pointillisme de Jonquet n'est ni tendre, ni pastel comme certains tableaux de ce courant. Il est violent, physiquement mais plus encore psychologiquement. Oui, le mot torture, qui revient à plusieurs reprises, n'est pas galvaudé, on est bien dans ce type de relation. Et pas seulement dans la relation entre Richard et Eve.
Car lorsque d'autres personnages (dont je ne vous dirai rien, RIEN !!!) viennent mettre leur grain de sel, ou plutôt de sable, dans le récit, la vie presque plan-plan des eux personnages centraux de ce livre est proche de voler en éclat et les secrets les plus inavouables commencent à revenir à la surface.
Tous se retrouvent prisonniers malgré eux dans une inextricable toile d'araignée, la métaphore est parfaite : englués dans leur vie aussi bien que par leurs actes, ils se débattent en attendant que l'araignée les choisissent comme proie et les mette au menu de son prochain repas...
Mygale, c'est le nom de cette "araignée". En tout cas, ainsi qu'est surnommé celui qui semble mener ce jeu sordide. Mais tout animal a des prédateurs, même la mygale...
Comme tous les personnages de "Mygale", le lecteur est désorienté dans cette lecture : Jonquet brouille nos repères, de lieu, de temps, d'espace, alterne les narrateurs et multiplie les points d'interrogation. Mais lorsque le puzzle s'assemble, l'horreur des évènements saute aux yeux.
L'angoisse, l'oppression ressenties depuis la première page de ce court roman d'à peine 150 pages vont crescendo jusqu'au dénouement (un peu attendu, c'est vrai, sans pour autant perdre de sa force). Mais on est alors frappé par l'ambiguïté des sentiments des personnages. Parfois même leur aspect paradoxal. La noirceur de l'âme, la folie et la douleur cimentent cette histoire éprouvante, même pour le simple spectateur qu'est le lecteur.
Tout est sens dessus dessous, brutalement, les remords comme la culpabilité ne sont pas forcément là où on les attend, les gestes et les réactions surprennent eux aussi et il ne faut pas forcément chercher une morale à cette douloureuse histoire, car toutes les valeurs sont rendues floues par la folie. Et, si punitions il y a, elles sont finalement tout aussi déroutantes et perverses que les actes initiaux.
Ce ne sont pas les seules limites, les seules normes que ce roman balaye. Mais les autres transgressions qui font de ce livre un grand roman noir, vous devrez mes découvrir vous-même... Cependant, je comprends mieux, après cette lecture, ce qui a poussé Pedro Almodovar à adapter ce roman sur grand écran : on y retrouve un certain nombre des obsessions et des thématiques récurrentes du réalisateur espagnol.
Quand au destin que nous tissons tous, pour revenir à la phrase de Mauriac, les personnages de "Mygale" tisse probablement chacun leur destin, mais imperceptiblement, ils fabriquent la toile dans laquelle ils vont tous s'engluer pour de bon.
Inutile d'espérer s'évader de ce piège diabolique une fois qu'on y est captifs. Et pas la peine d'attendre qu'un prédateur vienne mettre un terme rapidement à cette souffrance... Tous sont finalement des prédateurs qui se dévorent eux-mêmes et, pour ceux qui n'ont pas le soulagement de rester sur le carreau, la pire torture qu'ils reçoivent, ils se l'infligent et se l'infligeront encore longtemps eux-mêmes...
En cela, un destin, même abominable, sort bien de nous, oui, Mauriac avait peut-être bien raison, finalement...
Pour l'ambiance musicale du livre, écoutez cette chanson et cette voix éternelles.
dimanche 26 février 2012
Les ambitions de l'Obscure Nation.
J'aurais pu choisir comme titre de ce billet une phrase de John Milton : "mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel". Présente dans le livre, elle est sans doute un excellent résumé du roman dont nous allons parler. Mais, j'ai été frappé par l'expression "Obscure Nation", utilisée par l'auteur pour qualifier, non pas la communauté afro-américaine dans son ensemble, mais cette élite noire, qui s'est constituée alors même que la ségrégation était encore la norme aux Etats-Unis. Stephen Carter, l'auteur en question, voit son troisième roman sortir en France, une troisième saga consacrée à ces élites noires qui, dans leur quête d'indépendance et de pouvoir, commettent bien souvent les mêmes erreurs et acquièrent les mêmes défauts que les élites blanches... Car, une nouvelle fois, dans "un roman américain" (en grand format chez Robert Laffont), Stephen Carter sait se montrer critique, tant sur l'Amérique dans son ensemble que sur ces élites noires, en particulier.
Eddie Wesley n'a qu'une ambition dans la vie, devenir un romancier célèbre. Au point de devenir plus un observateur qu'un acteur de la société qui l'entoure. Pourtant, en ce milieu des années 1950, c'est une Amérique en pleine métamorphose qui se présente à lui : le pays, depuis la fin de la guerre, est devenue une superpuissance qui connaît une prospérité sans précédent. La guerre froide se met en place, avec, comme étendard, tout un système de valeurs à promouvoir. Et puis, le carcan de la ségrégation raciale, toujours en vigueur dans le pays, commence à céder, dans la foulée de l'arrêt de la Cour Suprême "Brown v. Board of Education", rendu en 1954.
Mais, Eddie Wesley a d'autres idées en tête. Et en particulier, Aurelia, jeune femme originaire de Cleveland devenue une des demoiselles en vue du Harlem qui chante et qui pétille. Mais, à la grande déception du jeune homme, Aurelia, malgré leur tendre complicité, va choisir d'épouser un autre homme, un des partis les plus en vue de l'Obscure Nation, Kevin Garland.
C'est le soir de leurs fiançailles, dans l'une des plus importantes propriétés d'Harlem, que la vie d'Eddie, et de beaucoup d'autres à sa suite, va basculer : alors qu'il a quitté une soirée où il a montré plus d'aigreur et de rancune que ne le permet la bienséance, il trébuche sur un corps inanimés. Malgré l'obscurité, il en est certain, c'est bien un cadavre qui a causé sa chute... Un homme blanc, qui tient une croix de Saint-Pierre en or dans la main, avec une énigmatique inscription gravée dessus.
L'homme, Phil Castle, est un avocat en vue et prospère. Que signifie ce meurtre ? Et cette croix ? Eddie, qui a signalé anonymement sa macabre découverte, mais ne s'est pas éternisé sur place, n'a pas vraiment le temps de réfléchir à ces évènements : quelques moi après ces évènements, la petite soeur d'Eddie, Junie, étudiante brillante à Harvard et promise à un brillant avenir, disparaît soudainement...
Eddie n'aura alors plus qu'un seul objectif : la retrouver. Une quête presque désespérée dans laquelle il va emmener, impliquer plutôt, Aurelia, au risque de mettre en péril son statut de femme mariée à un homme influent.
Car c'est bien de cela qu'il est question : d'influences, d'ambitions, de volonté de pouvoir. Derrière la mort de Phil Castle et la disparition de Junie, ce sont de sombres (obscures ?) rivalités politiques qui sourdent... Entre la radicalisation des mouvements pour les droits civiques, l'avènement de mouvements contestataires, la paranoïa anti-communiste, l'alternance entre administrations républicaines et démocrates, aux objectifs pas toujours aussi évidents, les présidences contestées de Johnson puis Nixon, le début de la guerre du Viet Nam, etc., ces 20 années qui servent de cadre à ce roman sont riches en la matière.
Mais, au-delà du simple contexte historique, et même si on y croise Hoover, les Kennedy et surtout Nixon, au-delà de l'intrigue qui entremêle différents complots possibles, il y a un homme aux prises avec ses sentiments, son amour pour sa soeur et pour celle qu'il considère comme la femme de sa vie, que tous les évènements ont rendu impossibles...
Comment évoquer la partie complot du roman, qui est quand même au coeur du livre, sans trop en dire ? Au tout début de ce roman américain (titre qui dénote tout de même un certain manque d'inspiration, je trouve) , on assiste à l'arrivée d'un avocat, qui s'avérera par la suite être Phil Castle, à une réunion secrète d'un "Grand Conseil". Puis, sans rien avoir vu de cette réunion, on le voit ressortir abasourdi, en colère, rageant contre ce à quoi il a assisté et l'on comprend que les décisions annoncées lors de cette réunion l'effrayent autant qu'elles le hérissent.
Tout repose donc sur la composition et les objectifs de cette mystérieuse société secrète. Voilà ce que Eddie et Aurelia, chacun de leur côté, puis ensemble, vont essayer de découvrir. Mais il faudra du temps, échapper aux chausse-trappes, trahisons, alliances secrètes, retrouver aussi bien la trace d'un document laissé derrière lui par Castle que celle de June, désormais traquée après avoir dirigé un mouvement radical et violent en faveur des droits civiques.
Mais, vous le savez, j'aime bien ne pas juste vous raconter un roman, ni donner un simple avis, mais regarder entre les lignes, m'intéresser aux thématiques, aux contextes... Et là, c'est encore le cas, car "un roman américain" compte près de 600 pages étalées sur 20 ans, il n'est donc pas évident de s'en tenir juste au récit. En revanche, on peut plus largement évoquer ici les personnages, l'arrière-plan historique et quelques réflexions sur ma perception de ce roman, qui tient plus du roman noir que du thriller ou du "page-turner" qu'on nous présente.
Eddie est un personnage très intéressant. Observateur de son temps plus qu'acteur, je le disais plus haut, il a un sens aigu des évolutions de la société de son pays. Il les anticipe, les explique tant dans ses livres que ces articles de presse. Mais, lui qui, finalement, est le moins engagé de tous les personnages, est perçu différemment par l'Amérique qui croit voir dans ses positions successives, un lent mais sensible glissement de la gauche vers la droite de l'échiquier politique.
D'abord considéré comme porte-parole d'un certain progressisme, il finit par apparaître comme un conservateur de plus en plus endurci. Lui qui travailla à la Maison-Blanche sous Kennedy va finir par être considéré comme un proche de Nixon, en qui il a vu "l'Américain-type" (c'est-à-dire pour qui "gagner la partie compte plus que l'honneur, l'intégrité et toutes les valeurs" que son pasteur de père a transmises à Eddie).
En cela, Eddie lui, est l'afro-américain-type : historiquement, la communauté, lorsqu'elle a pu avoir une audience politique, a penché côté démocrate dans sa majorité. Mais, lorsqu'elle son influence s'est étendue, le vote noir s'est beaucoup plus également réparti, tandis que la frange contestataire se diluait, se divisait, s'affrontait, perdait de vue ses objectifs premiers (analyse très intéressante que fait Eddie dans le roman). Eddie, en cela, a suivi le déplacement de sa communauté.
Mais, tout en voulant toujours rester extérieur à ces questions qui ne l'intéressent pas, il s'est retrouvé au coeur de la machine politique américaine pendant ces 20 années, de Eisenhower à la démission de Nixon, en passant par les mandats démocrates, et pourtant si différents, de Kennedy et Johnson. Une machine que sa détermination à retrouver sa soeur va faire trembler, entraînant des réactions en chaîne de la part des différents camps (aux contours bien flous jusqu'au terme du livre).
Et, au final, c'est sans doute sa volonté à se tenir à l'écart de ces affaires peu reluisantes, qui lui sauvera la vie. Parce que ses nombreux ennemis auront compris que sa vocation est tout sauf celle d'un révolutionnaire ayant l'ambition de renverser les forces en place.
Aurelia, l'autre personnage central, elle aussi est remarquable. Elle est femme, d'abord. Or, en ces périodes où le mot émancipation prend son sens, tant pour les afro-américains que pour les femmes, elle en est une digne représentante. Le choix de son mariage relève sans doute d'une volonté première d'asseoir une position sociale, d'entrer vraiment dans cette Obscure Nation. Mais ensuite, c'est son intégrité qui frappe.
Les doutes qu'elle nourrit sur son époux la motive à se lancer dans une enquête parallèle à celle d'Eddie pour comprendre qui est vraiment Kevin Garland. Devenue veuve, mère de jeunes enfants, elle va prendre son indépendance, repoussant tous les prétendants, y compris Eddie, faisant fi de toutes les rumeurs mal intentionnées qui la viseront. A l'image de l'élite "harlémite" qui va se dissoudre au fur et à mesure de ces années dans la société américaine, Aurelia va peu à peu abandonner le décorum qui fut le sien pour revenir à une vie aisée mais aux aspirations plus simples, presque terre à terre.
Elle aussi a cette soif de comprendre les évènements douloureux qui se succèdent dans sa vie. Elle en a besoin aussi pour comprendre dans quel camp son rôle d'épouse dévouée la place. Les mystères et les messes-basses qu'elle surprend de temps en temps, la conforte dans cette curiosité alors qu'elle n'arrive pas à comprendre si son implication lui vaut d'être menacée ou protégée...
En rejetant elle aussi les codes sociaux inculqués par sa fréquentation de "l'Obscure Nation", elle s'écarte de l'engagement traditionnel de sa classe pour choisir une autre voie : celle de l'enseignement, dans une université racialement mixte. Protégeant sa famille plutôt que de privilégier comme d'autres autour d'elle ses intérêts politiques ou sa position sociale, elle détonne par cette absence d'ambition (mais, peut-on lui en vouloir, quand on voit ceux qui ont de l'ambition à sa place pour elle et sa progéniture ?).
Son expérience fait d'elle une femme libre. Sans son veuvage précoce, sans doute aurait-elle été une épouse et mère modèle aux côtés de son époux, digne successeur des "Tsarines" qui régnaient sur Harlem pendant la précédente génération. Mais, "libérée", d'une certaine manière, par la mort de son époux, elle a repoussé le carcan social de la soumission féminine.
Eddie comme Aurelia sont devenus, en 20 ans, des Américains, et plus seulement des noirs Américains. Leur évolution personnelle, sociale, politique au long du roman est remarquable et symptomatique. Tout comme l'est l'évolution des Etats-Unis que nous décrit Stephen Carter. Celle d'un pays vainqueur, surpuissant, sur de lui, qui va, par des choix contestables, se compliquer la vie, connaître une crise de confiance, et particulièrement envers ses élites.
Au début du roman, "l'Obscure Nation" est marginale, classe supérieure d'une caste encore et toujours intouchable et exclue. Mais, 20 ans après, les élites noires ont su gagner leur place dans toutes les catégories sociales du pays, ont su prendre une part du gâteau, ont su tutoyer le pouvoir.
La force du regard de Carter, à la fois sur son pays et sur sa communauté d'origine, c'est de savoir se montrer critique. Le déclin de son pays est très bien montré, amorcé avec Johnson, poursuivi avec Nixon (dont le portrait essaye de balayer quelques idées reçues) et pas franchement enrayé ensuite, même si, sans rien dévoiler, le pire est sans doute évité. Quant à "l'Obscure Nation", si elle s'est imposé, c'est aussi au prix de compromissions en totale contradiction avec les valeurs affichées par le pays et auxquelles il était normal d'aspirer de temps de la ségrégation.
En s'alliant avec des élites blanches peu regardantes sur les méthodes du moment que ça mène au pouvoir, les élites noires ont, aux yeux de Carter, souillé le rêve qui était celui de bien des Afro-américains, ce rêve américain auquel ils peuvent enfin accéder.
Des méthodes que n'acceptent pas Eddie Wesley et, à travers lui Stephen Carter, pour qui, ce qui nous ramène à Milton, l'Amérique est devenu, après ces deux décennies charnières, un paradis perdu.
Eddie Wesley n'a qu'une ambition dans la vie, devenir un romancier célèbre. Au point de devenir plus un observateur qu'un acteur de la société qui l'entoure. Pourtant, en ce milieu des années 1950, c'est une Amérique en pleine métamorphose qui se présente à lui : le pays, depuis la fin de la guerre, est devenue une superpuissance qui connaît une prospérité sans précédent. La guerre froide se met en place, avec, comme étendard, tout un système de valeurs à promouvoir. Et puis, le carcan de la ségrégation raciale, toujours en vigueur dans le pays, commence à céder, dans la foulée de l'arrêt de la Cour Suprême "Brown v. Board of Education", rendu en 1954.
Mais, Eddie Wesley a d'autres idées en tête. Et en particulier, Aurelia, jeune femme originaire de Cleveland devenue une des demoiselles en vue du Harlem qui chante et qui pétille. Mais, à la grande déception du jeune homme, Aurelia, malgré leur tendre complicité, va choisir d'épouser un autre homme, un des partis les plus en vue de l'Obscure Nation, Kevin Garland.
C'est le soir de leurs fiançailles, dans l'une des plus importantes propriétés d'Harlem, que la vie d'Eddie, et de beaucoup d'autres à sa suite, va basculer : alors qu'il a quitté une soirée où il a montré plus d'aigreur et de rancune que ne le permet la bienséance, il trébuche sur un corps inanimés. Malgré l'obscurité, il en est certain, c'est bien un cadavre qui a causé sa chute... Un homme blanc, qui tient une croix de Saint-Pierre en or dans la main, avec une énigmatique inscription gravée dessus.
L'homme, Phil Castle, est un avocat en vue et prospère. Que signifie ce meurtre ? Et cette croix ? Eddie, qui a signalé anonymement sa macabre découverte, mais ne s'est pas éternisé sur place, n'a pas vraiment le temps de réfléchir à ces évènements : quelques moi après ces évènements, la petite soeur d'Eddie, Junie, étudiante brillante à Harvard et promise à un brillant avenir, disparaît soudainement...
Eddie n'aura alors plus qu'un seul objectif : la retrouver. Une quête presque désespérée dans laquelle il va emmener, impliquer plutôt, Aurelia, au risque de mettre en péril son statut de femme mariée à un homme influent.
Car c'est bien de cela qu'il est question : d'influences, d'ambitions, de volonté de pouvoir. Derrière la mort de Phil Castle et la disparition de Junie, ce sont de sombres (obscures ?) rivalités politiques qui sourdent... Entre la radicalisation des mouvements pour les droits civiques, l'avènement de mouvements contestataires, la paranoïa anti-communiste, l'alternance entre administrations républicaines et démocrates, aux objectifs pas toujours aussi évidents, les présidences contestées de Johnson puis Nixon, le début de la guerre du Viet Nam, etc., ces 20 années qui servent de cadre à ce roman sont riches en la matière.
Mais, au-delà du simple contexte historique, et même si on y croise Hoover, les Kennedy et surtout Nixon, au-delà de l'intrigue qui entremêle différents complots possibles, il y a un homme aux prises avec ses sentiments, son amour pour sa soeur et pour celle qu'il considère comme la femme de sa vie, que tous les évènements ont rendu impossibles...
Comment évoquer la partie complot du roman, qui est quand même au coeur du livre, sans trop en dire ? Au tout début de ce roman américain (titre qui dénote tout de même un certain manque d'inspiration, je trouve) , on assiste à l'arrivée d'un avocat, qui s'avérera par la suite être Phil Castle, à une réunion secrète d'un "Grand Conseil". Puis, sans rien avoir vu de cette réunion, on le voit ressortir abasourdi, en colère, rageant contre ce à quoi il a assisté et l'on comprend que les décisions annoncées lors de cette réunion l'effrayent autant qu'elles le hérissent.
Tout repose donc sur la composition et les objectifs de cette mystérieuse société secrète. Voilà ce que Eddie et Aurelia, chacun de leur côté, puis ensemble, vont essayer de découvrir. Mais il faudra du temps, échapper aux chausse-trappes, trahisons, alliances secrètes, retrouver aussi bien la trace d'un document laissé derrière lui par Castle que celle de June, désormais traquée après avoir dirigé un mouvement radical et violent en faveur des droits civiques.
Mais, vous le savez, j'aime bien ne pas juste vous raconter un roman, ni donner un simple avis, mais regarder entre les lignes, m'intéresser aux thématiques, aux contextes... Et là, c'est encore le cas, car "un roman américain" compte près de 600 pages étalées sur 20 ans, il n'est donc pas évident de s'en tenir juste au récit. En revanche, on peut plus largement évoquer ici les personnages, l'arrière-plan historique et quelques réflexions sur ma perception de ce roman, qui tient plus du roman noir que du thriller ou du "page-turner" qu'on nous présente.
Eddie est un personnage très intéressant. Observateur de son temps plus qu'acteur, je le disais plus haut, il a un sens aigu des évolutions de la société de son pays. Il les anticipe, les explique tant dans ses livres que ces articles de presse. Mais, lui qui, finalement, est le moins engagé de tous les personnages, est perçu différemment par l'Amérique qui croit voir dans ses positions successives, un lent mais sensible glissement de la gauche vers la droite de l'échiquier politique.
D'abord considéré comme porte-parole d'un certain progressisme, il finit par apparaître comme un conservateur de plus en plus endurci. Lui qui travailla à la Maison-Blanche sous Kennedy va finir par être considéré comme un proche de Nixon, en qui il a vu "l'Américain-type" (c'est-à-dire pour qui "gagner la partie compte plus que l'honneur, l'intégrité et toutes les valeurs" que son pasteur de père a transmises à Eddie).
En cela, Eddie lui, est l'afro-américain-type : historiquement, la communauté, lorsqu'elle a pu avoir une audience politique, a penché côté démocrate dans sa majorité. Mais, lorsqu'elle son influence s'est étendue, le vote noir s'est beaucoup plus également réparti, tandis que la frange contestataire se diluait, se divisait, s'affrontait, perdait de vue ses objectifs premiers (analyse très intéressante que fait Eddie dans le roman). Eddie, en cela, a suivi le déplacement de sa communauté.
Mais, tout en voulant toujours rester extérieur à ces questions qui ne l'intéressent pas, il s'est retrouvé au coeur de la machine politique américaine pendant ces 20 années, de Eisenhower à la démission de Nixon, en passant par les mandats démocrates, et pourtant si différents, de Kennedy et Johnson. Une machine que sa détermination à retrouver sa soeur va faire trembler, entraînant des réactions en chaîne de la part des différents camps (aux contours bien flous jusqu'au terme du livre).
Et, au final, c'est sans doute sa volonté à se tenir à l'écart de ces affaires peu reluisantes, qui lui sauvera la vie. Parce que ses nombreux ennemis auront compris que sa vocation est tout sauf celle d'un révolutionnaire ayant l'ambition de renverser les forces en place.
Aurelia, l'autre personnage central, elle aussi est remarquable. Elle est femme, d'abord. Or, en ces périodes où le mot émancipation prend son sens, tant pour les afro-américains que pour les femmes, elle en est une digne représentante. Le choix de son mariage relève sans doute d'une volonté première d'asseoir une position sociale, d'entrer vraiment dans cette Obscure Nation. Mais ensuite, c'est son intégrité qui frappe.
Les doutes qu'elle nourrit sur son époux la motive à se lancer dans une enquête parallèle à celle d'Eddie pour comprendre qui est vraiment Kevin Garland. Devenue veuve, mère de jeunes enfants, elle va prendre son indépendance, repoussant tous les prétendants, y compris Eddie, faisant fi de toutes les rumeurs mal intentionnées qui la viseront. A l'image de l'élite "harlémite" qui va se dissoudre au fur et à mesure de ces années dans la société américaine, Aurelia va peu à peu abandonner le décorum qui fut le sien pour revenir à une vie aisée mais aux aspirations plus simples, presque terre à terre.
Elle aussi a cette soif de comprendre les évènements douloureux qui se succèdent dans sa vie. Elle en a besoin aussi pour comprendre dans quel camp son rôle d'épouse dévouée la place. Les mystères et les messes-basses qu'elle surprend de temps en temps, la conforte dans cette curiosité alors qu'elle n'arrive pas à comprendre si son implication lui vaut d'être menacée ou protégée...
En rejetant elle aussi les codes sociaux inculqués par sa fréquentation de "l'Obscure Nation", elle s'écarte de l'engagement traditionnel de sa classe pour choisir une autre voie : celle de l'enseignement, dans une université racialement mixte. Protégeant sa famille plutôt que de privilégier comme d'autres autour d'elle ses intérêts politiques ou sa position sociale, elle détonne par cette absence d'ambition (mais, peut-on lui en vouloir, quand on voit ceux qui ont de l'ambition à sa place pour elle et sa progéniture ?).
Son expérience fait d'elle une femme libre. Sans son veuvage précoce, sans doute aurait-elle été une épouse et mère modèle aux côtés de son époux, digne successeur des "Tsarines" qui régnaient sur Harlem pendant la précédente génération. Mais, "libérée", d'une certaine manière, par la mort de son époux, elle a repoussé le carcan social de la soumission féminine.
Eddie comme Aurelia sont devenus, en 20 ans, des Américains, et plus seulement des noirs Américains. Leur évolution personnelle, sociale, politique au long du roman est remarquable et symptomatique. Tout comme l'est l'évolution des Etats-Unis que nous décrit Stephen Carter. Celle d'un pays vainqueur, surpuissant, sur de lui, qui va, par des choix contestables, se compliquer la vie, connaître une crise de confiance, et particulièrement envers ses élites.
Au début du roman, "l'Obscure Nation" est marginale, classe supérieure d'une caste encore et toujours intouchable et exclue. Mais, 20 ans après, les élites noires ont su gagner leur place dans toutes les catégories sociales du pays, ont su prendre une part du gâteau, ont su tutoyer le pouvoir.
La force du regard de Carter, à la fois sur son pays et sur sa communauté d'origine, c'est de savoir se montrer critique. Le déclin de son pays est très bien montré, amorcé avec Johnson, poursuivi avec Nixon (dont le portrait essaye de balayer quelques idées reçues) et pas franchement enrayé ensuite, même si, sans rien dévoiler, le pire est sans doute évité. Quant à "l'Obscure Nation", si elle s'est imposé, c'est aussi au prix de compromissions en totale contradiction avec les valeurs affichées par le pays et auxquelles il était normal d'aspirer de temps de la ségrégation.
En s'alliant avec des élites blanches peu regardantes sur les méthodes du moment que ça mène au pouvoir, les élites noires ont, aux yeux de Carter, souillé le rêve qui était celui de bien des Afro-américains, ce rêve américain auquel ils peuvent enfin accéder.
Des méthodes que n'acceptent pas Eddie Wesley et, à travers lui Stephen Carter, pour qui, ce qui nous ramène à Milton, l'Amérique est devenu, après ces deux décennies charnières, un paradis perdu.
lundi 20 février 2012
Bas les masques !
De la littérature indienne au menu aujourd'hui. Mais de la littérature métissée, aussi, car il va être beaucoup question de judaïsme... Le roman dont nous allons parler, comme tous ceux de son auteur, fait en effet se rencontrer ces deux cultures ancestrales. Rencontrer et cohabiter. Et par la force des choses, puisque Esther David, romancière indienne, appartient à cette petite communauté juive qui vit encore en Inde. Originaire de la ville d'Ahmedabad, une des principales ville de l'Etat du Gujarat, région du nord-ouest de l'Inde, frontalière avec le Pakistan. C'est dans cette ville que se déroule l'action de son dernier roman, "Shalom India Residence", que viennent de publier les éditions Héloïse d'Ormesson.
En 2002, la ville fut frappée par de violentes émeutes qui, en à peine 3 jours, vont faire plus de 2000 victimes. Principales victimes : les membres de la communauté musulmane de la ville, attaqués par les Hindous suite à une accusation sans fondement proférée par des médias locaux à l'encontre des musulmans. La petite communauté juive locale n'a pas été épargnée non plus par cette violence, puisque les Hindous, pour reconnaître les musulmans, vérifiaient la circoncision des hommes et ne firent aucune distinction entre musulmans et juifs.
Pour éviter à nouveau de se retrouver pris dans ces combats qui ne les concernent pas, les Juifs de la ville décidèrent alors de se regrouper dans des quartiers et même dans des résidences où ils vivraient, non pas en autarcie, mais entre eux, ouvertement, à l'écart des quartiers à risque. Voilà comment fut construit la Shalom India Résidence, un lieu de vie rassemblant les habitants de deux immeubles. Mais la communauté juive d'Ahmedabad est si réduite que ses membres ont pu s'installer dans le seul bâtiment A, les appartements du bâtiments B ayant été loués ou vendus à des personnes d'autres origines culturelles et religieuses.
Voilà planté le décor de ce roman choral qui met en scène les habitants de ce fameux bâtiment A. Prenant pour pivot une soirée de fête religieuse au cours de laquelle les habitants de la résidence se retrouvent pour un concours de déguisements destinés aux enfants et adolescents, Esther David nous dresse le portrait d'une vingtaine de personnes de 3 générations différentes vivant en ces lieux. Des portraits mais aussi les difficultés, les problèmes, les espoirs ou les aspirations de ces hommes et de ces femmes. Et, à travers eux, c'est la vie de chacun de ces foyers que l'on découvre, la vie de cette petite communauté juive, intégrée à la population indienne.
Une communauté finalement très conservatrice, appliquant coutumes et traditions à la lettre, pratiquant assidûment la religion, conciliant les deux cultures dans lesquels ils ont été élevés. Sauf qu'au delà des apparences, il y a des personnes que ce regroupement communautaire étouffe un peu. Et puis, la modernité fait son chemin aussi et les femmes, en particulier, on des envies d'émancipation.
Esther David fait alors tomber les masques, non pas ceux portés par les enfants lors du concours, mais ceux derrière lesquels tous ces personnages, adultes, qu'ils soient d'âge mûr ou dans la force de l'âge, et adolescents, se cachent afin de se conformer aux normes de la communauté alors qu'ils rêvent de couper le cordon ombilical qui les y ancre.
Homosexualité, mariage et divorce, vocations professionnelles, questions religieuses, relations extra-communautaires, autant de sujet qui viennent se heurter au mur familial, étayé par les interdits religieux, les coutumes issues des deux cultures, juive et indienne, aux réticences des uns et des autres et à la peur du regard d'autrui, si présent sitôt que l'on vit en vase clos.
Avec une certitude, lorsque le monde et ses valeurs changent, lorsque la vie quotidienne évolue, l'attraction croît parallèlement, l'envie de découvrir autre chose que l'univers restreint dans lequel on a toujours vécu. Par exemple, pour ces juifs, pourtant si loin de la Terre Sainte, aller en Israël, voire quitter l'Inde pour y migrer définitivement, laissant derrière soi sa terre natale, est une vraie question.
S'évader de sa famille, de sa communauté, voir du pays, rencontrer d'autres personnes, d'autres cultures, parfois se mêler simplement à la globalisation, voilà ce qui pousse ces hommes et ces femmes à agir. On remarquera toutefois, et en cela, "Shalom India Résidence" est, pour moi, un roman féministe, que ce sont les femmes qui prennent les décisions les plus radicales et surtout, qui tergiversent le moins dans ces décisions pourtant très difficiles.
Il faut dire que, dans cette communauté, la prédominance masculine est totale, et même veuve, séparée ou célibataire, la femme ne dispose de pas grand chose si elle ne prend pas sa vie en mains. Alors, avec courage, souvent par amour contre les mariages arrangés, envers et contre tous ceux qu'elles aiment, elle font des choix et les assument. Et tant pis pour les apparences et les traditions !
Mais ne vous méprenez pas, "Shalom India Résidence" n'est pas qu'un pilonnage en règle contre ce communautarisme que Esther David jugerait obsolète. Non, car la pertinence du roman montre que ce lieu si particulier peut aussi devenir un refuge lorsque des revers de fortune viennent mettre à mal cette belle indépendance conquise souvent de haute lutte.
La communauté, lorsqu'on va mal, lorsqu'on perd ses repères, lorsque la réussite fuit, c'est aussi une matrice douillette où l'on peut retrouver du confort et une certaine sécurité pendant le temps, plus ou moins long, où l'on pansera ses blessures. Certains des personnages, après s'être éloignés, parfois après avoir coupé les ponts, seront heureux de retrouver ce havre où ils ont grandi, ont été éduqué, auquel ils sont finalement irrémédiablement attachés.
Ce lieu a cela de magique qu'il imprime sa marque à tout ceux qui y passent un peu de leur vie. Une marque spirituelle et culturelle indélébile malgré le temps, la distance, les changements de vie, les voies suivies, etc. Un lieu où des racines, finalement métissées, par la force des choses, s'enfoncent profondément dans une terre accueillante (malgré les maux évoqués plus haut, qui ne visent pas directement cette communauté) où la vie peut s'avérer moins difficile qu'en Israël.
Pour autant, en se mettant elle-même en scène, à travers le personnage de Hadasah, dernier personnage à avoir son chapitre, Esther David va mettre en évidence une réalité troublante : à la "Shalom India Residence", la judaïté repose avant tout sur la religion : "mezzouza" (sic) à l'entrée des bâtiments et portrait du prophète Elie (chose remarquable car elle contrevient à la loi judaïque qui bannit les représentations de ce genre) dans chaque foyer. Ce qui rassemble, ce sont les rites religieux, les fêtes religieuses et finalement, peu d'autres choses, si ce n'est l'appartenance commune à cette foi, plus ou moins chevillée au corps selon les personnes.
Une culture commune qui a traversé les temps presque sans accroc. Or, Esther/Hasadah a une vision bien plus laïc de sa judaïté, une vision marqué également par une histoire plus récente et au combien tragique, la Shoah... Les juifs d'Inde, qui n'ont pas eu toujours la vie facile, mais qui ont aussi été à l'abri de ce terrible évènement, semblent peu marqués voire concerné par la Shoah. Au point de faire du jour de commémoration des six millions de morts de la Shoah une fête joyeuse...
Hasadah est non pratiquante, ou le strict minimum, ouverte, humaniste, féministe... en un mot, moderne, au sein d'une communauté qui peine, voire refuse, de s'adapter au monde qui l'entoure. Elle ne rejette pas son héritage culturel mais elle voudrait bien que le carcan qu'il représente s'assouplisse pour qu'il ne devienne pas une cause d'isolement, de réclusion, presque.
La leçon qu'elle va donner sur la Shoah permet aussi de rappeler que l'identité juive, en ce début de XXIème siècle, c'est aussi et peut-être surtout cela, plus, finalement que les rites. La Shoah unit les juifs du monde entier bien plus que la religion dans une culture commune, un culte de la mémoire renouvelé. Les deux ne sont pas forcément antagonistes, Hadasah respecte d'ailleurs ses coreligionnaires, mais pense qu'un trop grand respect de cette tradition peut aussi être un lourd handicap au moment d'affronter la vie.
Elle est "le chaînon manquant" entre les générations, celle qui boucle la boucle entamée (dans le livre) avec le prophète Elie, personnage à part entière du livre. Entre elle et lui, une culture vivante qui évolue sans renier ses racines, une foi qui ne prime pas sur l'humain, une conscience d'appartenir à l'humanité, sans restriction de race, de sexe ou de religion.
Et la "Shalom India Residence", un lieu serein qui se révolutionne en douceur, même s'il y a encore du pain sur la planche.
Voilà un roman plein d'exotisme et de dépaysement, un plongeon dans des cultures que je connais mal, mais aussi d'humanisme et de tolérance, avec, finalement, des personnages qui ne sont ni blancs, ni noirs, simplement des êtres humains.
Une dernière précision : ce roman a été publié dans sa version originale en 2007. En 2008, la ville d'Ahmedabad a de nouveau été victime d'une brutale vague de violence quand 16 attentats simultanés ont éclaté dans un quartier résidentiel de la communauté hindoue. Sans doute des représailles aux émeutes de 2002. Un lourd bilan, encore... Difficile de dire comment les habitants de la "Shalom India Résidence" ont vécu ce nouveau drame, mais le choix de se rassembler y a sûrement trouvé une justification, quoi qu'on puisse en penser.
En 2002, la ville fut frappée par de violentes émeutes qui, en à peine 3 jours, vont faire plus de 2000 victimes. Principales victimes : les membres de la communauté musulmane de la ville, attaqués par les Hindous suite à une accusation sans fondement proférée par des médias locaux à l'encontre des musulmans. La petite communauté juive locale n'a pas été épargnée non plus par cette violence, puisque les Hindous, pour reconnaître les musulmans, vérifiaient la circoncision des hommes et ne firent aucune distinction entre musulmans et juifs.
Pour éviter à nouveau de se retrouver pris dans ces combats qui ne les concernent pas, les Juifs de la ville décidèrent alors de se regrouper dans des quartiers et même dans des résidences où ils vivraient, non pas en autarcie, mais entre eux, ouvertement, à l'écart des quartiers à risque. Voilà comment fut construit la Shalom India Résidence, un lieu de vie rassemblant les habitants de deux immeubles. Mais la communauté juive d'Ahmedabad est si réduite que ses membres ont pu s'installer dans le seul bâtiment A, les appartements du bâtiments B ayant été loués ou vendus à des personnes d'autres origines culturelles et religieuses.
Voilà planté le décor de ce roman choral qui met en scène les habitants de ce fameux bâtiment A. Prenant pour pivot une soirée de fête religieuse au cours de laquelle les habitants de la résidence se retrouvent pour un concours de déguisements destinés aux enfants et adolescents, Esther David nous dresse le portrait d'une vingtaine de personnes de 3 générations différentes vivant en ces lieux. Des portraits mais aussi les difficultés, les problèmes, les espoirs ou les aspirations de ces hommes et de ces femmes. Et, à travers eux, c'est la vie de chacun de ces foyers que l'on découvre, la vie de cette petite communauté juive, intégrée à la population indienne.
Une communauté finalement très conservatrice, appliquant coutumes et traditions à la lettre, pratiquant assidûment la religion, conciliant les deux cultures dans lesquels ils ont été élevés. Sauf qu'au delà des apparences, il y a des personnes que ce regroupement communautaire étouffe un peu. Et puis, la modernité fait son chemin aussi et les femmes, en particulier, on des envies d'émancipation.
Esther David fait alors tomber les masques, non pas ceux portés par les enfants lors du concours, mais ceux derrière lesquels tous ces personnages, adultes, qu'ils soient d'âge mûr ou dans la force de l'âge, et adolescents, se cachent afin de se conformer aux normes de la communauté alors qu'ils rêvent de couper le cordon ombilical qui les y ancre.
Homosexualité, mariage et divorce, vocations professionnelles, questions religieuses, relations extra-communautaires, autant de sujet qui viennent se heurter au mur familial, étayé par les interdits religieux, les coutumes issues des deux cultures, juive et indienne, aux réticences des uns et des autres et à la peur du regard d'autrui, si présent sitôt que l'on vit en vase clos.
Avec une certitude, lorsque le monde et ses valeurs changent, lorsque la vie quotidienne évolue, l'attraction croît parallèlement, l'envie de découvrir autre chose que l'univers restreint dans lequel on a toujours vécu. Par exemple, pour ces juifs, pourtant si loin de la Terre Sainte, aller en Israël, voire quitter l'Inde pour y migrer définitivement, laissant derrière soi sa terre natale, est une vraie question.
S'évader de sa famille, de sa communauté, voir du pays, rencontrer d'autres personnes, d'autres cultures, parfois se mêler simplement à la globalisation, voilà ce qui pousse ces hommes et ces femmes à agir. On remarquera toutefois, et en cela, "Shalom India Résidence" est, pour moi, un roman féministe, que ce sont les femmes qui prennent les décisions les plus radicales et surtout, qui tergiversent le moins dans ces décisions pourtant très difficiles.
Il faut dire que, dans cette communauté, la prédominance masculine est totale, et même veuve, séparée ou célibataire, la femme ne dispose de pas grand chose si elle ne prend pas sa vie en mains. Alors, avec courage, souvent par amour contre les mariages arrangés, envers et contre tous ceux qu'elles aiment, elle font des choix et les assument. Et tant pis pour les apparences et les traditions !
Mais ne vous méprenez pas, "Shalom India Résidence" n'est pas qu'un pilonnage en règle contre ce communautarisme que Esther David jugerait obsolète. Non, car la pertinence du roman montre que ce lieu si particulier peut aussi devenir un refuge lorsque des revers de fortune viennent mettre à mal cette belle indépendance conquise souvent de haute lutte.
La communauté, lorsqu'on va mal, lorsqu'on perd ses repères, lorsque la réussite fuit, c'est aussi une matrice douillette où l'on peut retrouver du confort et une certaine sécurité pendant le temps, plus ou moins long, où l'on pansera ses blessures. Certains des personnages, après s'être éloignés, parfois après avoir coupé les ponts, seront heureux de retrouver ce havre où ils ont grandi, ont été éduqué, auquel ils sont finalement irrémédiablement attachés.
Ce lieu a cela de magique qu'il imprime sa marque à tout ceux qui y passent un peu de leur vie. Une marque spirituelle et culturelle indélébile malgré le temps, la distance, les changements de vie, les voies suivies, etc. Un lieu où des racines, finalement métissées, par la force des choses, s'enfoncent profondément dans une terre accueillante (malgré les maux évoqués plus haut, qui ne visent pas directement cette communauté) où la vie peut s'avérer moins difficile qu'en Israël.
Pour autant, en se mettant elle-même en scène, à travers le personnage de Hadasah, dernier personnage à avoir son chapitre, Esther David va mettre en évidence une réalité troublante : à la "Shalom India Residence", la judaïté repose avant tout sur la religion : "mezzouza" (sic) à l'entrée des bâtiments et portrait du prophète Elie (chose remarquable car elle contrevient à la loi judaïque qui bannit les représentations de ce genre) dans chaque foyer. Ce qui rassemble, ce sont les rites religieux, les fêtes religieuses et finalement, peu d'autres choses, si ce n'est l'appartenance commune à cette foi, plus ou moins chevillée au corps selon les personnes.
Une culture commune qui a traversé les temps presque sans accroc. Or, Esther/Hasadah a une vision bien plus laïc de sa judaïté, une vision marqué également par une histoire plus récente et au combien tragique, la Shoah... Les juifs d'Inde, qui n'ont pas eu toujours la vie facile, mais qui ont aussi été à l'abri de ce terrible évènement, semblent peu marqués voire concerné par la Shoah. Au point de faire du jour de commémoration des six millions de morts de la Shoah une fête joyeuse...
Hasadah est non pratiquante, ou le strict minimum, ouverte, humaniste, féministe... en un mot, moderne, au sein d'une communauté qui peine, voire refuse, de s'adapter au monde qui l'entoure. Elle ne rejette pas son héritage culturel mais elle voudrait bien que le carcan qu'il représente s'assouplisse pour qu'il ne devienne pas une cause d'isolement, de réclusion, presque.
La leçon qu'elle va donner sur la Shoah permet aussi de rappeler que l'identité juive, en ce début de XXIème siècle, c'est aussi et peut-être surtout cela, plus, finalement que les rites. La Shoah unit les juifs du monde entier bien plus que la religion dans une culture commune, un culte de la mémoire renouvelé. Les deux ne sont pas forcément antagonistes, Hadasah respecte d'ailleurs ses coreligionnaires, mais pense qu'un trop grand respect de cette tradition peut aussi être un lourd handicap au moment d'affronter la vie.
Elle est "le chaînon manquant" entre les générations, celle qui boucle la boucle entamée (dans le livre) avec le prophète Elie, personnage à part entière du livre. Entre elle et lui, une culture vivante qui évolue sans renier ses racines, une foi qui ne prime pas sur l'humain, une conscience d'appartenir à l'humanité, sans restriction de race, de sexe ou de religion.
Et la "Shalom India Residence", un lieu serein qui se révolutionne en douceur, même s'il y a encore du pain sur la planche.
Voilà un roman plein d'exotisme et de dépaysement, un plongeon dans des cultures que je connais mal, mais aussi d'humanisme et de tolérance, avec, finalement, des personnages qui ne sont ni blancs, ni noirs, simplement des êtres humains.
Une dernière précision : ce roman a été publié dans sa version originale en 2007. En 2008, la ville d'Ahmedabad a de nouveau été victime d'une brutale vague de violence quand 16 attentats simultanés ont éclaté dans un quartier résidentiel de la communauté hindoue. Sans doute des représailles aux émeutes de 2002. Un lourd bilan, encore... Difficile de dire comment les habitants de la "Shalom India Résidence" ont vécu ce nouveau drame, mais le choix de se rassembler y a sûrement trouvé une justification, quoi qu'on puisse en penser.
dimanche 19 février 2012
Le flou du Roi.
Bien sûr, si vous êtes des fidèles de ce blog, vous aurez compris que je me nourris surtout de fictions, d'histoires, avec un h minuscule. Mais l'Histoire avec un H majuscule nous offre aussi des récits et des pistes de réflexion tout à fait passionnants. Alors, lorsque s'est présenté sur Livraddict, la possibilité d'un partenariat avec la collection Histoire des éditions Folio (grand merci d'avoir accepté ma candidature !), je suis allé regardé ça de plus près... Varennes ? Comme la fuite à Varennes ? Mais comment écrire près de 500 pages sur une anecdote assez secondaire de la Révolution ? Voilà ce que je me suis dit en découvrant la quatrième de couverture du livre de Mona Ozouf, "Varennes, la mort de la royauté". Mais, à y regarder de plus près, Mme Ozouf, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de cette période historique si particulière, propose une vision différente de cet évènement. Et ça, ça m'intéressait. Alors, j'ai dit : "banco" et me voilà lancé dans ce partenariat.
Alors, pour les cancres, les matheux ou les amnésiques, nous sommes le 21 juin 1791. Alors que l'Assemblée Constituante peine à accoucher d'un texte définitif, Louis XVI, Marie-Antoinette, leurs enfants et quelques autres proches, dont le fameux Fersen, quittent nuitamment les Tuileries, en route vers l'est du Royaume. Même si la famille royale n'est pas officiellement prisonnière du château parisien, force est de constater que leur situation ressemble fort à une assignation à domicile. C'est donc sans l'assentiment du peuple et de ses représentants que le Roi a pris la route.
Un voyage clandestin qui va s'achever à Varennes, aujourd'hui Varennes-en-Argonne, dans le département de la Meuse. Le convoi royal y est arrêté après que le roi eut été reconnu par le citoyen Drouet lors d'un contrôle à Sainte-Menehould (prononcez "menou"), qui avait vu le royal visage sur un assignat.
Mais où se rendait donc l'équipée royale en ce début d'été ? Louis XVI n'en démordra jamais : l'objectif, c'était la forteresse de Montmédy, où il souhaitait passer quelques jours afin d'y prendre du recul et de mieux embrasser la situation complexe de son royaume. Mais beaucoup vont voir dans ce périple une tentative de fuite vers l'étranger, avec l'idée de fédérer l'aristocratie française qui a émigré en nombre et les monarchies voisines, afin de constituer une armée pour renverser la Révolution et rétablir l'ancien régime...
Voilà comment ce départ avorté, dont on ne saura jamais vraiment à quoi il aurait mené ses protagonistes mais aussi tout le royaume, devient, pour Mona Ozouf, un évènement charnière de cette période troublée, l'acte qui va relancer une révolution qu'on pouvait penser terminer et, par conséquent, aboutir, quelques mois plus tard, au renversement de Louis XVI, son procès, son exécution et l'avènement d'un nouveau régime, en lieu et place de la monarchie.
Mona Ozouf ne s'attarde pas sur les faits eux-mêmes, aujourd'hui bien connus et sur lesquels il y a peu de débat. Mais ce qui l'intéresse, c'est d'expliquer les causes et surtout les conséquences, à différents niveaux, de ce qu'on ne va pas tout de suite qualifier de fuite, même si ce mot est dans toutes les têtes.
Avec un élément fondamental qu'il faut avoir en mémoire : en ce milieu d'année 1791, les idées républicaines sont plus que minoritaires. Même les plus radicales des figures emblématiques de la Révolution, Marat, Robespierre, Danton, restent favorables au maintien de la monarchie, mais une monarchie constitutionnelle, et non plus de droit divin, où l'égalité des citoyens doit remplacer les privilèges et le mérite, l'hérédité.
Mais, une fois Louis XVI ramené de Varennes presque comme un prisonnier de droit commun, la situation va changer sensiblement. D'abord sur un plan juridique : jusque-là, le Roi est inattaquable, tant dans sa fonction que dans sa personne. Or, après Varennes, son infaillibilité, à titre personnel, est remise en cause. Doit-on alors dissocier le statut et la personne du Roi ? Voilà qui ouvrirait de nouvelles considérations quant à l'incarnation du pouvoir exécutif (déjà dissocié du pouvoir législatif par la Révolution).
Certes, les explications sur les débats constitutionnels tiennent à la fois du droit, de la philosophie, de la politique et peuvent paraître fastidieux, mais Mona Ozouf anime devant nous l'effervescence de cette époque mouvementée où la classe politique naissante ne cesse de se diviser (au lieu de s'assembler, si on peut dire), où les leaders, de "droite" et de "gauche", les modérés comme les radicaux, essayent de mettre en place un nouveau système de gouvernance, non sur des ruines d'un système mis à bas, mais sur une structure préexistante qu'on essaye de ravaler de fond en combles.
Avec un phénomène nouveau que l'on voit se développer au cours de ces évènements, ce que l'on appellerait aujourd'hui, l'avènement d'une ère d'hyper-communication : le rôle de la presse est en pleine expansion (une presse d'opposition très... vindicative), tout un jeu de correspondances, parfois destinées à rester secrètes, mais où s'échangent idées, projets, questionnement, ambitions, craintes... Enfin, les différents partis de la Constituante reposent sur des réseaux au maillage de plus en plus serrés, capables de relayer très rapidement idées, opinions, informations, et de faire circuler dans tout le pays les positions des différents courants révolutionnaire afin de fédérer le plus grand nombre de citoyens possibles autour de ces idées.
Le pays est en pleine métamorphose et Louis XVI, sur lequel on a colporté beaucoup d'idées fausses, est tout sauf un monarque à poigne (le seul, depuis longtemps, qui ne prendra jamais la tête de son armée au cours de son règne...) va, par ses atermoiements et la position inconfortable dans laquelle on l'a mis mais qu'il n'a pas su refuser, contribuer à la confusion générale. Et sa "fuite" (je laisse des guillemets, mais c'est bien le terme consacré) va encore un peu plus brouiller les cartes, fragilisant une monarchie bousculée.
Et comme les temps sont incertains, c'est la peur qui domine partout (et, à ce moment encore, une certaine paranoïa...) : la famille royale a peur d'être sacrifiée, l'aristocratie a peur de l'instauration d'un nouveau régime, mais aussi du peuple, les constituants redoutent la réaction des émigrés et l'intervention des pays voisins pour rétablir l'ordre... Et la peur fait bouger les positions des uns et des autres, comme des plaques tectoniques, ce qui, forcément, provoque des séismes.
En filant à l'anglaise, ou presque, Louis XVI et sa famille vont redistribuer complètement les cartes politiques et focaliser sur eux les inimitiés et les méfiances, y compris dans leur propre camp (Provence et Artois, les deux frères de Louis XVI, terriblement ambitieux, se verraient bien succéder à Louis XVI, victimes expiatoire des colères de la plèbe ; l'aristocratie émigrante jugeant majoritairement que c'est la faiblesse et l'incompétence du roi, sans parler de ce qu'ils pensent de la reine, qui ont conduit le pays à cette situation désastreuse...).
Alors, évidemment, "Varennes" ne se lit pas comme un thriller, il demande du temps, de la concentration, l'approfondissement des connaissances, la consultations de nombreuses notes. Mais on y découvre des personnages loin des idées reçues, des images d'Epinal que véhicule l'imaginaire collectif. On y découvre l'imbroglio politique qui essaye de marier les philosophies des lumières et la gouvernance, dans une volonté d'oeuvrer pour le bien commun, à des années-lumière de la folie qui s'emparera du pays sous la Terreur.
C'est un travail remarquable, qui repose sur une bibliographie extrêmement abondante et qui va bien au-delà de la simple semaine de vadrouille de la famille royale. Mona Ozouf réussit à nous montrer que ces quelques jours, si souvent considérés comme anecdotiques, ont eu, non seulement, comme conséquence directe de relancer une révolution que beaucoup, même parmi ses instigateurs, considérait comme terminée, mais aussi, qu'elle est devenue une véritable hantise dans notre histoire politique (Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe fuiront leur trône, parfois plus pitoyablement encore et même le général de Gaulle aura droit à la comparaison avec Varennes, lors de son escapade à Baden-Baden...).
On regarde différemment la période révolutionnaire après cette lecture, où l'auteur ne fait de concession à personne. On réalise que le projet révolutionnaire, dans sa dimension institutionnelle, était une mission quasi impossible et que, finalement, dans cette quête d'idéal, la monarchie, et surtout le roi, vont devenir des obstacles à abattre pour pouvoir les franchir. Avec Varennes, et même s'il n'y avait derrière ce projet sans doute irréfléchi, mal réalisé et révélateur (aux yeux du roi, d'abord, mais à nos yeux de lecteurs aussi, par la même occasion) de la désunion totale qui régnait dans le royaume, au-delà des limites d'un Paris pas du tout représentatif, Louis XVI a donné l'argument manquant et décisif à ceux qui, un an et demi plus tard, l'enverront à l'échafaud.
Après Varennes, ce sont les prémices de la Terreur que l'on voit poindre et l'on commence à comprendre comment, de ce maelström, la France va basculer dans la folie, dès les semaines qui suivent l'affaire de Varennes... Une confiance rompue entre un souverain et son peuple, un peuple qui prend son autonomie, une nouvelle classe politique qui se déchire pour imposer ses conceptions...
Alors, finalement, je comprends mieux ce qui justifiait la rédaction de 500 pages autour de ce "micro-évènement". Et je ne regrette pas une seconde de m'y être plongé. J'ai même envie de retrouver très rapidement cette période historique, sous quelque forme que ce soit, car elle est à la fois fondamentale dans notre Histoire (indépendamment des idées de chacun), dramatique et particulièrement romanesque.
Alors, pour les cancres, les matheux ou les amnésiques, nous sommes le 21 juin 1791. Alors que l'Assemblée Constituante peine à accoucher d'un texte définitif, Louis XVI, Marie-Antoinette, leurs enfants et quelques autres proches, dont le fameux Fersen, quittent nuitamment les Tuileries, en route vers l'est du Royaume. Même si la famille royale n'est pas officiellement prisonnière du château parisien, force est de constater que leur situation ressemble fort à une assignation à domicile. C'est donc sans l'assentiment du peuple et de ses représentants que le Roi a pris la route.
Un voyage clandestin qui va s'achever à Varennes, aujourd'hui Varennes-en-Argonne, dans le département de la Meuse. Le convoi royal y est arrêté après que le roi eut été reconnu par le citoyen Drouet lors d'un contrôle à Sainte-Menehould (prononcez "menou"), qui avait vu le royal visage sur un assignat.
Mais où se rendait donc l'équipée royale en ce début d'été ? Louis XVI n'en démordra jamais : l'objectif, c'était la forteresse de Montmédy, où il souhaitait passer quelques jours afin d'y prendre du recul et de mieux embrasser la situation complexe de son royaume. Mais beaucoup vont voir dans ce périple une tentative de fuite vers l'étranger, avec l'idée de fédérer l'aristocratie française qui a émigré en nombre et les monarchies voisines, afin de constituer une armée pour renverser la Révolution et rétablir l'ancien régime...
Voilà comment ce départ avorté, dont on ne saura jamais vraiment à quoi il aurait mené ses protagonistes mais aussi tout le royaume, devient, pour Mona Ozouf, un évènement charnière de cette période troublée, l'acte qui va relancer une révolution qu'on pouvait penser terminer et, par conséquent, aboutir, quelques mois plus tard, au renversement de Louis XVI, son procès, son exécution et l'avènement d'un nouveau régime, en lieu et place de la monarchie.
Mona Ozouf ne s'attarde pas sur les faits eux-mêmes, aujourd'hui bien connus et sur lesquels il y a peu de débat. Mais ce qui l'intéresse, c'est d'expliquer les causes et surtout les conséquences, à différents niveaux, de ce qu'on ne va pas tout de suite qualifier de fuite, même si ce mot est dans toutes les têtes.
Avec un élément fondamental qu'il faut avoir en mémoire : en ce milieu d'année 1791, les idées républicaines sont plus que minoritaires. Même les plus radicales des figures emblématiques de la Révolution, Marat, Robespierre, Danton, restent favorables au maintien de la monarchie, mais une monarchie constitutionnelle, et non plus de droit divin, où l'égalité des citoyens doit remplacer les privilèges et le mérite, l'hérédité.
Mais, une fois Louis XVI ramené de Varennes presque comme un prisonnier de droit commun, la situation va changer sensiblement. D'abord sur un plan juridique : jusque-là, le Roi est inattaquable, tant dans sa fonction que dans sa personne. Or, après Varennes, son infaillibilité, à titre personnel, est remise en cause. Doit-on alors dissocier le statut et la personne du Roi ? Voilà qui ouvrirait de nouvelles considérations quant à l'incarnation du pouvoir exécutif (déjà dissocié du pouvoir législatif par la Révolution).
Certes, les explications sur les débats constitutionnels tiennent à la fois du droit, de la philosophie, de la politique et peuvent paraître fastidieux, mais Mona Ozouf anime devant nous l'effervescence de cette époque mouvementée où la classe politique naissante ne cesse de se diviser (au lieu de s'assembler, si on peut dire), où les leaders, de "droite" et de "gauche", les modérés comme les radicaux, essayent de mettre en place un nouveau système de gouvernance, non sur des ruines d'un système mis à bas, mais sur une structure préexistante qu'on essaye de ravaler de fond en combles.
Avec un phénomène nouveau que l'on voit se développer au cours de ces évènements, ce que l'on appellerait aujourd'hui, l'avènement d'une ère d'hyper-communication : le rôle de la presse est en pleine expansion (une presse d'opposition très... vindicative), tout un jeu de correspondances, parfois destinées à rester secrètes, mais où s'échangent idées, projets, questionnement, ambitions, craintes... Enfin, les différents partis de la Constituante reposent sur des réseaux au maillage de plus en plus serrés, capables de relayer très rapidement idées, opinions, informations, et de faire circuler dans tout le pays les positions des différents courants révolutionnaire afin de fédérer le plus grand nombre de citoyens possibles autour de ces idées.
Le pays est en pleine métamorphose et Louis XVI, sur lequel on a colporté beaucoup d'idées fausses, est tout sauf un monarque à poigne (le seul, depuis longtemps, qui ne prendra jamais la tête de son armée au cours de son règne...) va, par ses atermoiements et la position inconfortable dans laquelle on l'a mis mais qu'il n'a pas su refuser, contribuer à la confusion générale. Et sa "fuite" (je laisse des guillemets, mais c'est bien le terme consacré) va encore un peu plus brouiller les cartes, fragilisant une monarchie bousculée.
Et comme les temps sont incertains, c'est la peur qui domine partout (et, à ce moment encore, une certaine paranoïa...) : la famille royale a peur d'être sacrifiée, l'aristocratie a peur de l'instauration d'un nouveau régime, mais aussi du peuple, les constituants redoutent la réaction des émigrés et l'intervention des pays voisins pour rétablir l'ordre... Et la peur fait bouger les positions des uns et des autres, comme des plaques tectoniques, ce qui, forcément, provoque des séismes.
En filant à l'anglaise, ou presque, Louis XVI et sa famille vont redistribuer complètement les cartes politiques et focaliser sur eux les inimitiés et les méfiances, y compris dans leur propre camp (Provence et Artois, les deux frères de Louis XVI, terriblement ambitieux, se verraient bien succéder à Louis XVI, victimes expiatoire des colères de la plèbe ; l'aristocratie émigrante jugeant majoritairement que c'est la faiblesse et l'incompétence du roi, sans parler de ce qu'ils pensent de la reine, qui ont conduit le pays à cette situation désastreuse...).
Alors, évidemment, "Varennes" ne se lit pas comme un thriller, il demande du temps, de la concentration, l'approfondissement des connaissances, la consultations de nombreuses notes. Mais on y découvre des personnages loin des idées reçues, des images d'Epinal que véhicule l'imaginaire collectif. On y découvre l'imbroglio politique qui essaye de marier les philosophies des lumières et la gouvernance, dans une volonté d'oeuvrer pour le bien commun, à des années-lumière de la folie qui s'emparera du pays sous la Terreur.
C'est un travail remarquable, qui repose sur une bibliographie extrêmement abondante et qui va bien au-delà de la simple semaine de vadrouille de la famille royale. Mona Ozouf réussit à nous montrer que ces quelques jours, si souvent considérés comme anecdotiques, ont eu, non seulement, comme conséquence directe de relancer une révolution que beaucoup, même parmi ses instigateurs, considérait comme terminée, mais aussi, qu'elle est devenue une véritable hantise dans notre histoire politique (Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe fuiront leur trône, parfois plus pitoyablement encore et même le général de Gaulle aura droit à la comparaison avec Varennes, lors de son escapade à Baden-Baden...).
On regarde différemment la période révolutionnaire après cette lecture, où l'auteur ne fait de concession à personne. On réalise que le projet révolutionnaire, dans sa dimension institutionnelle, était une mission quasi impossible et que, finalement, dans cette quête d'idéal, la monarchie, et surtout le roi, vont devenir des obstacles à abattre pour pouvoir les franchir. Avec Varennes, et même s'il n'y avait derrière ce projet sans doute irréfléchi, mal réalisé et révélateur (aux yeux du roi, d'abord, mais à nos yeux de lecteurs aussi, par la même occasion) de la désunion totale qui régnait dans le royaume, au-delà des limites d'un Paris pas du tout représentatif, Louis XVI a donné l'argument manquant et décisif à ceux qui, un an et demi plus tard, l'enverront à l'échafaud.
Après Varennes, ce sont les prémices de la Terreur que l'on voit poindre et l'on commence à comprendre comment, de ce maelström, la France va basculer dans la folie, dès les semaines qui suivent l'affaire de Varennes... Une confiance rompue entre un souverain et son peuple, un peuple qui prend son autonomie, une nouvelle classe politique qui se déchire pour imposer ses conceptions...
Alors, finalement, je comprends mieux ce qui justifiait la rédaction de 500 pages autour de ce "micro-évènement". Et je ne regrette pas une seconde de m'y être plongé. J'ai même envie de retrouver très rapidement cette période historique, sous quelque forme que ce soit, car elle est à la fois fondamentale dans notre Histoire (indépendamment des idées de chacun), dramatique et particulièrement romanesque.
mercredi 15 février 2012
Le larbin des dieux déchus.
Zone Franche, eh oui, encore, mais non pas avec de la SF, cette fois, mais du fantastique. Une nouvelle fois, il s'agissait de lire un auteur avant de le retrouver pour une table ronde à Bagneux. Mais ce fut aussi une excellente occasion pour découvrir une maison d'éditions. En plus, l'idée du livre me semblait assez amusante, ce qui ne gâche rien. Je me suis donc lancé sans crainte dans la lecture du roman de Franck Ferric, "les tangences divines", publié aux éditions du Riez, une jeune maison basée en Bretagne.
Théodule est égoutier, à Paris. Pas franchement la gloire, mais un boulot bien pépère. Son épouse, qui travaille dans la pub, sans compter ses heures et mue par une grande ambition, le considère avec un certain dédain, une déception de le voir étranger à cette pression sociale actuelle qui veut que tout soit brillant.
Mais Théodule, tout ça, il s'en moque. On ne va pas dire qu'il aime ce boulot d'égoutier, parce que aimer avoir les deux pieds dans une gadoue puante et gluante, ça semble compliqué. En revanche, il se satisfait sans problème de cette vie en grande partie souterraine et il assure dans son activité.
Mais cette existence bien tranquille va connaître un tournant, si j'ose dire, quand, au coin d'un des égouts qu'il est chargé d'entretenir, Théodule va tomber nez à nez avec un être qu'il aurait mieux fait de ne jamais apercevoir... Face à lui, une espèce de vieillard aussi clochard qu'alcoolique... La peur est telle que Théodule s'en retrouve allongé dans les boues nauséabondes.
Hallucination ou mauvaise rencontre (dans un lieu où, rappelons-le, on n'a pas le droit de se promener sans autorisation...) ?
Placé en arrêt de travail, Théodule ne va pourtant pas longtemps rester à glander dans le canapé devant la télé. Ce curieux bonhomme l'obsède, il veut savoir s'il a rêvé ou non et, dans ce cas, qui est l'étrange gnome qui lui a causé une telle frayeur ? Il n'est pas au bout de ses surprises... Car, quand il remet la main sur le clodo (en fait, ce serait plutôt l'inverse...), celui-ci lui explique qu'il s'appelle Silène (rien à voir avec l'auteur du livre précédemment chroniqué sur ce blog... Enfin, je ne crois pas...) et qu'il est un dieu du panthéon grec. Certes, il a connu des jours meilleurs, au point de devoir errer dans les égouts de Paris, ses camarades de l'Olympe aussi ont eu quelques revers de fortune, mais sinon, ils possèdent encore quelques pouvoirs bien utiles pour se sortir des mauvaises situations qu'on rencontre ici-bas.
Théodule rimant avec incrédule, il a bien du mal à gober les explications du nabot quand la preuve de ses dires lui est donné par quelqu'un que l'égoutier croyait pourtant au dessus de tout soupçon : son collègue Montaigu, un colosse à la peau noir, grand amateur de blues, égoutier de grande valeur, bref, ce qui se rapproche le plus d'un ami pour Théodule. Lui aussi est un dieu déchu, du genre homme de main qui rigole moyennement...
Et ces deux énergumènes qui semblent s'entendre comme chien et chat sont bien décidés à enrôler Théodule afin de lui confier une mission délicate, voire dangereuse : retrouver Pan, qui, profitant des fameuses tangences divines, ces lieux où se rejoignent et s'intersectent les zones d'influences des différents panthéons, a pris... la tangente, justement.
Et voilà notre égoutier propulsé (le mot n'est pas trop fort, croyez-moi) dans des sphères bien éloignées de ses égouts chéris, quoi que, parfois tout aussi glauques... Seul humain au milieu de dieux colériques, vindicatifs, ou carrément cinglés, qui tous ont l'air d'avoir des raisons de mettre la main sur ce sacré Pan, Théodule va en voir de toutes les couleurs.
Et, à force de s'entendre dire qu'il a un destin, que lui aussi, peut-être, pourrait avoir des origines divines, il va finir par se prendre au jeu. Comme si retrouver Pan allait lui permettre de mieux accepter les aventures rocambolesques et de plus en plus incroyables (fantastiques, disons-le) qu'il traverse soudainement, au point d'y laisser sa vie modeste et plan-plan, son mariage en pleine déréliction et son métier d'égoutier, jusque-là son unique horizon...
Mais, c'est surtout une question d'orgueil : parvenir au but, et donc retrouver Pan, en grillant la politesse à toutes ces divinités décadentes et prêtes à en découdre finalement pour pas grand chose, voilà qui serait un succès... divin, pour l'égoutier...
Avec, à terme, l'acceptation de cette réalité troublante : les dieux sont bel et bien descendus parmi nous...
Décidément, après Neil Gaiman et ses "American Gods" ou encore le "Vegas Mytho" de Christophe Lambert (prochainement en poche), les romanciers de l'imaginaire ont vraiment envie de rabaisser les dieux jusqu'à l'humaine condition, pour voir comment prend la greffe... Franck Ferric aussi choisit de tourner ces "braves" dieux en ridicule, s'accrochant désespérément à leurs derniers attributs divins, acceptant aussi mal leur déchéance que Théodule leur existence à notre bas niveau...
Le passage en revue des différents panthéons est réussi et bien amené, nous permettant de croiser des dieux grecs, nordiques, égyptiens, celtes, vaudou et même le dollar, devenu une divinité en ces temps incertains... Tous ont bien du mal à conserver un semblant d'autorité transcendante sur ces incorrigibles et insupportables humains qui ne croient guère plus en eux.
Par ambition, par vengeance, ils sont prêts à semer une pagailles de tous les dieux sur une terre qui n'a pas besoin de ça., car les nouvelles idoles auxquelles l'Homme s'est voué ne lui ont pas vraiment montré la voie de la sagesse.
Courses-poursuites, batailles rangées, baston générale entre dieux, Théodule, lancé dans ce paysage comme la boule d'un flipper, va, par sa persévérance, reprendre les rênes de son existence. Et, laissant ses divins acolytes régler leurs divins problèmes en familles, il va réussir là où ils échouent depuis des temps immémoriaux : retrouver Pan. Un Pan bien changé par rapport à l'image d'Epinal que l'on a de lui : un satyre hirsute et ricanant au corps plus proche du bouc que de l'homme, à l'énergie sexuelle débordante et à l'influence néfaste sur le commun des mortels (le panique, c'est lui !!).
Mais le Pan que nous donne à découvrir Franck Ferric est un Pan bien différent : le voilà devenu le plus humain des dieux, le seul qui a accepté son sort, pris son parti de sa déchéance et qui s'est rapproché de ses nouveaux frères humains pour, d'une façon très originale, leur parler de la vie, de son sens, et surtout, de sa finitude (oui, c'est un vrai mot, pas un néologisme de politicien en campagne !).
Théodule, désabusé dans sa vie quotidienne, désarmé devant la vendetta menée par Silène et Orcus (alias Montaigu), perplexe devant le tour que prend sa vie depuis ses divines rencontres, révolté par la médiocrité générale de ceux qui devraient friser la perfection, si ce n'est l'incarner, va, après s'être émanciper de ses "maîtres", trouver enfin une forme d'épanouissement ou plutôt d'accomplissement auprès de Pan. Une meilleure perception de ce qu'il est humain à 100%.
A l'image d'une fable, "les tangences divines" commence par un développement très drôle, plein de trouvailles et de fantaisie. Ces divinités parfois fofolles mais toujours désorientées, en permanence prêtes à se faire des crasses ou à manigancer un mauvais coup, sont très bien mises en scènes. Mais, toujours comme une fable, après les rebondissements, c'est une véritable morale que nous propose finalement Ferric. Une morale qui s'impose aussi bien aux personnages du romans, dieux comme humains (et dieux surtout, en fait), qu'aux lecteurs (qui, a priori, ne sont qu'humains, même si, après cette lecture, on ne peut jurer de rien).
Le tout, sous la houlette de Pan, dieu protecteurs des bergers et des troupeaux... Une métaphore qui ne déplairait sans doute pas aux Uniques, le nom péjoratif que les dieux les plus anciens ont donné aux monothéismes terrestres.
Mais il s'agit aussi d'une fin plus sombre, que j'ai trouvée plutôt pessimiste. Cependant, à la réflexion, cette fin, très surprenante eu égard au véritable cirque qui la précède, n'est peut-être, après tout, que l'expression d'un réalisme brut. Avec une certitude, en tout cas, celle que nous ne sommes que des humains, mais que c'est très bien ainsi !
Théodule est égoutier, à Paris. Pas franchement la gloire, mais un boulot bien pépère. Son épouse, qui travaille dans la pub, sans compter ses heures et mue par une grande ambition, le considère avec un certain dédain, une déception de le voir étranger à cette pression sociale actuelle qui veut que tout soit brillant.
Mais Théodule, tout ça, il s'en moque. On ne va pas dire qu'il aime ce boulot d'égoutier, parce que aimer avoir les deux pieds dans une gadoue puante et gluante, ça semble compliqué. En revanche, il se satisfait sans problème de cette vie en grande partie souterraine et il assure dans son activité.
Mais cette existence bien tranquille va connaître un tournant, si j'ose dire, quand, au coin d'un des égouts qu'il est chargé d'entretenir, Théodule va tomber nez à nez avec un être qu'il aurait mieux fait de ne jamais apercevoir... Face à lui, une espèce de vieillard aussi clochard qu'alcoolique... La peur est telle que Théodule s'en retrouve allongé dans les boues nauséabondes.
Hallucination ou mauvaise rencontre (dans un lieu où, rappelons-le, on n'a pas le droit de se promener sans autorisation...) ?
Placé en arrêt de travail, Théodule ne va pourtant pas longtemps rester à glander dans le canapé devant la télé. Ce curieux bonhomme l'obsède, il veut savoir s'il a rêvé ou non et, dans ce cas, qui est l'étrange gnome qui lui a causé une telle frayeur ? Il n'est pas au bout de ses surprises... Car, quand il remet la main sur le clodo (en fait, ce serait plutôt l'inverse...), celui-ci lui explique qu'il s'appelle Silène (rien à voir avec l'auteur du livre précédemment chroniqué sur ce blog... Enfin, je ne crois pas...) et qu'il est un dieu du panthéon grec. Certes, il a connu des jours meilleurs, au point de devoir errer dans les égouts de Paris, ses camarades de l'Olympe aussi ont eu quelques revers de fortune, mais sinon, ils possèdent encore quelques pouvoirs bien utiles pour se sortir des mauvaises situations qu'on rencontre ici-bas.
Théodule rimant avec incrédule, il a bien du mal à gober les explications du nabot quand la preuve de ses dires lui est donné par quelqu'un que l'égoutier croyait pourtant au dessus de tout soupçon : son collègue Montaigu, un colosse à la peau noir, grand amateur de blues, égoutier de grande valeur, bref, ce qui se rapproche le plus d'un ami pour Théodule. Lui aussi est un dieu déchu, du genre homme de main qui rigole moyennement...
Et ces deux énergumènes qui semblent s'entendre comme chien et chat sont bien décidés à enrôler Théodule afin de lui confier une mission délicate, voire dangereuse : retrouver Pan, qui, profitant des fameuses tangences divines, ces lieux où se rejoignent et s'intersectent les zones d'influences des différents panthéons, a pris... la tangente, justement.
Et voilà notre égoutier propulsé (le mot n'est pas trop fort, croyez-moi) dans des sphères bien éloignées de ses égouts chéris, quoi que, parfois tout aussi glauques... Seul humain au milieu de dieux colériques, vindicatifs, ou carrément cinglés, qui tous ont l'air d'avoir des raisons de mettre la main sur ce sacré Pan, Théodule va en voir de toutes les couleurs.
Et, à force de s'entendre dire qu'il a un destin, que lui aussi, peut-être, pourrait avoir des origines divines, il va finir par se prendre au jeu. Comme si retrouver Pan allait lui permettre de mieux accepter les aventures rocambolesques et de plus en plus incroyables (fantastiques, disons-le) qu'il traverse soudainement, au point d'y laisser sa vie modeste et plan-plan, son mariage en pleine déréliction et son métier d'égoutier, jusque-là son unique horizon...
Mais, c'est surtout une question d'orgueil : parvenir au but, et donc retrouver Pan, en grillant la politesse à toutes ces divinités décadentes et prêtes à en découdre finalement pour pas grand chose, voilà qui serait un succès... divin, pour l'égoutier...
Avec, à terme, l'acceptation de cette réalité troublante : les dieux sont bel et bien descendus parmi nous...
Décidément, après Neil Gaiman et ses "American Gods" ou encore le "Vegas Mytho" de Christophe Lambert (prochainement en poche), les romanciers de l'imaginaire ont vraiment envie de rabaisser les dieux jusqu'à l'humaine condition, pour voir comment prend la greffe... Franck Ferric aussi choisit de tourner ces "braves" dieux en ridicule, s'accrochant désespérément à leurs derniers attributs divins, acceptant aussi mal leur déchéance que Théodule leur existence à notre bas niveau...
Le passage en revue des différents panthéons est réussi et bien amené, nous permettant de croiser des dieux grecs, nordiques, égyptiens, celtes, vaudou et même le dollar, devenu une divinité en ces temps incertains... Tous ont bien du mal à conserver un semblant d'autorité transcendante sur ces incorrigibles et insupportables humains qui ne croient guère plus en eux.
Par ambition, par vengeance, ils sont prêts à semer une pagailles de tous les dieux sur une terre qui n'a pas besoin de ça., car les nouvelles idoles auxquelles l'Homme s'est voué ne lui ont pas vraiment montré la voie de la sagesse.
Courses-poursuites, batailles rangées, baston générale entre dieux, Théodule, lancé dans ce paysage comme la boule d'un flipper, va, par sa persévérance, reprendre les rênes de son existence. Et, laissant ses divins acolytes régler leurs divins problèmes en familles, il va réussir là où ils échouent depuis des temps immémoriaux : retrouver Pan. Un Pan bien changé par rapport à l'image d'Epinal que l'on a de lui : un satyre hirsute et ricanant au corps plus proche du bouc que de l'homme, à l'énergie sexuelle débordante et à l'influence néfaste sur le commun des mortels (le panique, c'est lui !!).
Mais le Pan que nous donne à découvrir Franck Ferric est un Pan bien différent : le voilà devenu le plus humain des dieux, le seul qui a accepté son sort, pris son parti de sa déchéance et qui s'est rapproché de ses nouveaux frères humains pour, d'une façon très originale, leur parler de la vie, de son sens, et surtout, de sa finitude (oui, c'est un vrai mot, pas un néologisme de politicien en campagne !).
Théodule, désabusé dans sa vie quotidienne, désarmé devant la vendetta menée par Silène et Orcus (alias Montaigu), perplexe devant le tour que prend sa vie depuis ses divines rencontres, révolté par la médiocrité générale de ceux qui devraient friser la perfection, si ce n'est l'incarner, va, après s'être émanciper de ses "maîtres", trouver enfin une forme d'épanouissement ou plutôt d'accomplissement auprès de Pan. Une meilleure perception de ce qu'il est humain à 100%.
A l'image d'une fable, "les tangences divines" commence par un développement très drôle, plein de trouvailles et de fantaisie. Ces divinités parfois fofolles mais toujours désorientées, en permanence prêtes à se faire des crasses ou à manigancer un mauvais coup, sont très bien mises en scènes. Mais, toujours comme une fable, après les rebondissements, c'est une véritable morale que nous propose finalement Ferric. Une morale qui s'impose aussi bien aux personnages du romans, dieux comme humains (et dieux surtout, en fait), qu'aux lecteurs (qui, a priori, ne sont qu'humains, même si, après cette lecture, on ne peut jurer de rien).
Le tout, sous la houlette de Pan, dieu protecteurs des bergers et des troupeaux... Une métaphore qui ne déplairait sans doute pas aux Uniques, le nom péjoratif que les dieux les plus anciens ont donné aux monothéismes terrestres.
Mais il s'agit aussi d'une fin plus sombre, que j'ai trouvée plutôt pessimiste. Cependant, à la réflexion, cette fin, très surprenante eu égard au véritable cirque qui la précède, n'est peut-être, après tout, que l'expression d'un réalisme brut. Avec une certitude, en tout cas, celle que nous ne sommes que des humains, mais que c'est très bien ainsi !
Les voyages forment la jeunesse.
Je ne suis pas un grand amateur de littérature jeunesse. Que voulez-vous, j'ai dû perdre mon âme d'enfant en route, mais où ? Bref, il est plus que rare que je me retrouve avec un livre étiqueté "littérature jeunesse" entre les mains. Pourtant, lorsque j'ai su que j'aurai Silène comme intervenante pour l'une des tables rondes qui m'a été confiée au festival Zone Franche de Bagneux, je n'ai pas hésité un instant avant de me plonger dans son roman "la saveur des figues" (aux éditions du Jasmin), premier volet d'une série consacrée à la jeune polynésienne Moana. L'idée d'une Polynésie sous les glaces et d'une quête apparemment impossible a aiguisé ma curiosité. Et je n'ai pas été déçu.
Moana va avoir 12 ans et vit en Polynésie, donc. Précisions de taille, tout de même : on ne parle pas de la Polynésie paradisiaque qui nous fait tous rêver aujourd'hui, mais d'un archipel enneigé, appartenant aux derniers territoires à ne pas avoir été pétrifiés par les glaces après un violent changement climatique intervenu un demi-siècle plus tôt. 80% de la population mondiale a disparu lors de cet épisode effroyable et la majeure partie de l'hémisphère nord est dorénavant inhabitable.
Les survivants se sont donc installés dans les terres les plus australes et se sont organisés pour essayer de recréer une humanité conquérante. La capitale a été installée à Pondichéry, en Inde, un pouvoir autoritaire (totalitaire ?) a été instauré et la décision de faire table rase du passé a été prise pour concentrer tous les efforts des Hommes vers l'avenir : l'histoire n'existe plus, seules comptent les activités utiles et l'augmentation rapide du nombre d'habitants est un objectif privilégiée. En conséquence, les enfants de 12 ans sont mariés avec mission d'être heureux mais surtout d'avoir beaucoup d'enfants ; seule exception, les enfants les plus doués sur le plan intellectuel, qui sont éloignés de leurs familles et envoyés à Pondichéry pour y suivre des études poussées et rejoindre par la suite les élites de l'humanité renaissante.
Enfin, parce que cette population mondiale n'a ni le temps ni les moyens matériels de subvenir aux besoins de ses vétérans, décision a été prise d'envoyer toutes les personnes âgées de 60 ans dans des "maisons du souvenir", des endroits où l'on recueille les témoignages des anciens, mais d'où ils ne ressortent jamais...
La famille de Moana accepte mal cette politique. Pour preuve, voilà des années que l'aïeule de la famille, Mémine, vit cachée pour échapper au sort commun des aînés. Octogénaire, elle dispense à ses arrières-petits enfants, et particulièrement à Moana, ses souvenirs, ceux d'avant le froid. Très complices, la vieille dame et l'enfant s'enrichissent l'une l'autre. La seconde apprend, découvre, cultive sa curiosité, son envie d'apprendre et, surtout, rêve. Elle rêve de connaître un jour ce que son aïeule avait la chance de connaître et que le froid a désormais rendu inaccessible.
Quant à Mémine, transmettre donne un sens à sa vie, lui permet de trouver l'envie de vivre encore malgré l'âge et la clandestinité mais surtout d'entretenir un espoir secret : se rendre au rendez-vous que l'homme de sa vie et elle se sont fixés. Mais un rendez-vous fixé il y a bien longtemps et dans un lieu bien éloigné de la Polynésie. D'autant plus éloigné que l'être cher n'a plus donné signe de vie depuis l'avènement du froid et que se déplacer d'un point à l'autre du globe n'est guère commode désormais, a fortiori quand on est un vieille femme de 80 ans.
Malgré tous ces obstacles, apparemment infranchissables, Mémine et Moana vont pourtant quitter le cocon familial pour se lancer dans une odyssée dont l'objectif est à la fois de fuir le carcan de cette société planétaire qui ne laisse aucune liberté mais aussi d'honorer enfin ce fameux rendez-vous, pour rétablir la linéarité entre passé, présent et futur, rompue par les évènements.
Et le moins qu'on puisse dire, ces que ces deux femmes, que trois générations séparent, n'ont pas froid aux yeux et une détermination sans faille. Au cours de leur voyage, elles seront confrontées à de réels dangers et à l'hostilité et l'hypocrisie du monde qui les entoure. Mais ça vaudra le coup, ne serait-ce que pour permettre à Mémine de tenir sa promesse et à Moana de savoir enfin quelle saveur ont ces mystérieux fruits que sont les figues...
Avec des situations et un vocabulaire simple et donc facilement accessible, Silène propose à ses jeunes lecteurs un roman d'anticipation et d'aventures dans lequel les pistes de réflexion ne manquent pas : le dérèglement climatique, qui conditionne tout le contexte de "la saveur des figues" ; la famille, seule institution encore intacte dans cette nouvelle société, mais sans doute pas pour longtemps, avec ces mariages forcés pour les ados et la mise au rebut des anciens ; sujet voisin, la transmission de la culture, du savoir et des valeurs d'une génération à l'autre au sein de la famille, justement.
La famille de Moana est fondée sur le matriarcat. Moana n'a ni père, ni grand-père, ni arrière-grand-père, mais les trois générations de femmes qui vivent à ses côtés lui apportent toutes quelque chose. Mais, c'est le savoir, à la fois si réel et si théorique, de Mémine qui la fascine, la transporte loin de cette vie quotidienne qu'on veut tracer pour elle et dont elle ne pourra plus jamais s'évader une fois son mariage célébré. L'intrépide Moana va voir surgir une opportunité unique se présenter à elle : fuir cette morne existence vouée à la perpétuation de l'espèce et faire de ces rêves la plus douce des réalités malgré la dureté du monde dans lequel elle vit.
Mémine, elle, se reconnaît en Moana. Sans doute croyait-elle ne jamais retrouver ce caractère et cette insoumission dans sa famille après la résignation de sa fille et de sa petite-fille. Alors, malgré son âge avancé, elle aussi se doit de saisir l'ultime opportunité de renouer avec son passé, avec le passé d'une planète entièrement habitable, avec les racines et les souvenirs qu'on veut mettre en conserve désormais, mais surtout pas partager avec les générations présentes et à venir.
Pour elle, la saveur des figues agit comme une madeleine de Proust et c'est cette sensation qu'elle va parvenir à transmettre à Moana qui, pourtant, n'a même jamais vu une figue. Son refus de voir Moana à son tour condamnée à une vie de fée du logis ou, en cas de départ pour Pondichéry, de bon petit soldat, est autant un acte de grandeur qu'un geste un peu égoïste : une fois parties, elles ont toutes deux conscience qu'elles ne reviendront jamais en Polynésie. Mais, même pour sauver une enfant de 12 ans, doit-on la déraciner, la priver de famille ?
Mais, la force de l'écriture de Silène, c'est de transposer au réel ce qu'elle propose dans le roman : la possibilité de créer des liens, de susciter le dialogue, l'échange, la transmission entre les jeunes lecteurs et leurs parents qui auront là une belle idée en accompagnant leur progéniture dans cette lecture. Tous les thèmes que j'ai abordés là, et d'autres encore, certainement, méritent un approfondissement personnel. Ainsi, à la moindre difficulté de compréhension, l'aîné apportera son soutien au plus jeune et "la saveur des figues" sera bien plus qu'une simple lecture détente.
Enfin, chapeau à Silène pour l'émotion qu'elle parvient à faire passer dans ce roman. Pas facile, là encore, dans le contexte de l'anticipation et dans le feu d'aventure, de ménager une place à l'émotion. Mais, grâce à ces deux personnages attachants (malgré quelques défauts et le prisme déformant du regard d'une enfant sur un parent adoré et respecté), on vit, on souffre, on a peur, on se détend, on se sent soulagé, jusqu'au dénouement qui touchera forcément petits et grands.
Et ce n'est qu'un début. Moana poursuit ses aventures dans un second volet déjà paru et le troisième paraîtra bientôt. L'occasion de voir grandir Moana, de la voir mûrir et poursuivre sa découverte du monde et des relations humaines. L'occasion pour l'adolescente de mettre en pratique les enseignements reçus de Mémine depuis sa jeune enfance et de montrer ainsi que cette initiative n'était pas vaine.
Moana va avoir 12 ans et vit en Polynésie, donc. Précisions de taille, tout de même : on ne parle pas de la Polynésie paradisiaque qui nous fait tous rêver aujourd'hui, mais d'un archipel enneigé, appartenant aux derniers territoires à ne pas avoir été pétrifiés par les glaces après un violent changement climatique intervenu un demi-siècle plus tôt. 80% de la population mondiale a disparu lors de cet épisode effroyable et la majeure partie de l'hémisphère nord est dorénavant inhabitable.
Les survivants se sont donc installés dans les terres les plus australes et se sont organisés pour essayer de recréer une humanité conquérante. La capitale a été installée à Pondichéry, en Inde, un pouvoir autoritaire (totalitaire ?) a été instauré et la décision de faire table rase du passé a été prise pour concentrer tous les efforts des Hommes vers l'avenir : l'histoire n'existe plus, seules comptent les activités utiles et l'augmentation rapide du nombre d'habitants est un objectif privilégiée. En conséquence, les enfants de 12 ans sont mariés avec mission d'être heureux mais surtout d'avoir beaucoup d'enfants ; seule exception, les enfants les plus doués sur le plan intellectuel, qui sont éloignés de leurs familles et envoyés à Pondichéry pour y suivre des études poussées et rejoindre par la suite les élites de l'humanité renaissante.
Enfin, parce que cette population mondiale n'a ni le temps ni les moyens matériels de subvenir aux besoins de ses vétérans, décision a été prise d'envoyer toutes les personnes âgées de 60 ans dans des "maisons du souvenir", des endroits où l'on recueille les témoignages des anciens, mais d'où ils ne ressortent jamais...
La famille de Moana accepte mal cette politique. Pour preuve, voilà des années que l'aïeule de la famille, Mémine, vit cachée pour échapper au sort commun des aînés. Octogénaire, elle dispense à ses arrières-petits enfants, et particulièrement à Moana, ses souvenirs, ceux d'avant le froid. Très complices, la vieille dame et l'enfant s'enrichissent l'une l'autre. La seconde apprend, découvre, cultive sa curiosité, son envie d'apprendre et, surtout, rêve. Elle rêve de connaître un jour ce que son aïeule avait la chance de connaître et que le froid a désormais rendu inaccessible.
Quant à Mémine, transmettre donne un sens à sa vie, lui permet de trouver l'envie de vivre encore malgré l'âge et la clandestinité mais surtout d'entretenir un espoir secret : se rendre au rendez-vous que l'homme de sa vie et elle se sont fixés. Mais un rendez-vous fixé il y a bien longtemps et dans un lieu bien éloigné de la Polynésie. D'autant plus éloigné que l'être cher n'a plus donné signe de vie depuis l'avènement du froid et que se déplacer d'un point à l'autre du globe n'est guère commode désormais, a fortiori quand on est un vieille femme de 80 ans.
Malgré tous ces obstacles, apparemment infranchissables, Mémine et Moana vont pourtant quitter le cocon familial pour se lancer dans une odyssée dont l'objectif est à la fois de fuir le carcan de cette société planétaire qui ne laisse aucune liberté mais aussi d'honorer enfin ce fameux rendez-vous, pour rétablir la linéarité entre passé, présent et futur, rompue par les évènements.
Et le moins qu'on puisse dire, ces que ces deux femmes, que trois générations séparent, n'ont pas froid aux yeux et une détermination sans faille. Au cours de leur voyage, elles seront confrontées à de réels dangers et à l'hostilité et l'hypocrisie du monde qui les entoure. Mais ça vaudra le coup, ne serait-ce que pour permettre à Mémine de tenir sa promesse et à Moana de savoir enfin quelle saveur ont ces mystérieux fruits que sont les figues...
Avec des situations et un vocabulaire simple et donc facilement accessible, Silène propose à ses jeunes lecteurs un roman d'anticipation et d'aventures dans lequel les pistes de réflexion ne manquent pas : le dérèglement climatique, qui conditionne tout le contexte de "la saveur des figues" ; la famille, seule institution encore intacte dans cette nouvelle société, mais sans doute pas pour longtemps, avec ces mariages forcés pour les ados et la mise au rebut des anciens ; sujet voisin, la transmission de la culture, du savoir et des valeurs d'une génération à l'autre au sein de la famille, justement.
La famille de Moana est fondée sur le matriarcat. Moana n'a ni père, ni grand-père, ni arrière-grand-père, mais les trois générations de femmes qui vivent à ses côtés lui apportent toutes quelque chose. Mais, c'est le savoir, à la fois si réel et si théorique, de Mémine qui la fascine, la transporte loin de cette vie quotidienne qu'on veut tracer pour elle et dont elle ne pourra plus jamais s'évader une fois son mariage célébré. L'intrépide Moana va voir surgir une opportunité unique se présenter à elle : fuir cette morne existence vouée à la perpétuation de l'espèce et faire de ces rêves la plus douce des réalités malgré la dureté du monde dans lequel elle vit.
Mémine, elle, se reconnaît en Moana. Sans doute croyait-elle ne jamais retrouver ce caractère et cette insoumission dans sa famille après la résignation de sa fille et de sa petite-fille. Alors, malgré son âge avancé, elle aussi se doit de saisir l'ultime opportunité de renouer avec son passé, avec le passé d'une planète entièrement habitable, avec les racines et les souvenirs qu'on veut mettre en conserve désormais, mais surtout pas partager avec les générations présentes et à venir.
Pour elle, la saveur des figues agit comme une madeleine de Proust et c'est cette sensation qu'elle va parvenir à transmettre à Moana qui, pourtant, n'a même jamais vu une figue. Son refus de voir Moana à son tour condamnée à une vie de fée du logis ou, en cas de départ pour Pondichéry, de bon petit soldat, est autant un acte de grandeur qu'un geste un peu égoïste : une fois parties, elles ont toutes deux conscience qu'elles ne reviendront jamais en Polynésie. Mais, même pour sauver une enfant de 12 ans, doit-on la déraciner, la priver de famille ?
Mais, la force de l'écriture de Silène, c'est de transposer au réel ce qu'elle propose dans le roman : la possibilité de créer des liens, de susciter le dialogue, l'échange, la transmission entre les jeunes lecteurs et leurs parents qui auront là une belle idée en accompagnant leur progéniture dans cette lecture. Tous les thèmes que j'ai abordés là, et d'autres encore, certainement, méritent un approfondissement personnel. Ainsi, à la moindre difficulté de compréhension, l'aîné apportera son soutien au plus jeune et "la saveur des figues" sera bien plus qu'une simple lecture détente.
Enfin, chapeau à Silène pour l'émotion qu'elle parvient à faire passer dans ce roman. Pas facile, là encore, dans le contexte de l'anticipation et dans le feu d'aventure, de ménager une place à l'émotion. Mais, grâce à ces deux personnages attachants (malgré quelques défauts et le prisme déformant du regard d'une enfant sur un parent adoré et respecté), on vit, on souffre, on a peur, on se détend, on se sent soulagé, jusqu'au dénouement qui touchera forcément petits et grands.
Et ce n'est qu'un début. Moana poursuit ses aventures dans un second volet déjà paru et le troisième paraîtra bientôt. L'occasion de voir grandir Moana, de la voir mûrir et poursuivre sa découverte du monde et des relations humaines. L'occasion pour l'adolescente de mettre en pratique les enseignements reçus de Mémine depuis sa jeune enfance et de montrer ainsi que cette initiative n'était pas vaine.
lundi 13 février 2012
"L'honneur, (...) c'est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente" (Alfred de Vigny).
Quelques jours sans billet nouveau, c'est vrai, mais pas sans lecture. Car, si je me suis éloigné un peu de ce blog, c'était pour mieux préparer les tables rondes que j'ai animées ces trois derniers jours à Bagneux, à l'occasion du festival Zone Franche (un grand merci à toute l'équipe, au passage !). Ces prochains jours, je vais rattraper le retard pris en vous proposant des billets des livres lus pour ce festival, en commençant par un roman de SF, un vrai space opera (normal, c'était la thématique centrale de Zone Franche cette année) : "quand il ne reste que l'honneur...", de P.J. Hérault, publié aux éditions Rivière Blanche.
Dans un lointain futur, sur Beta XII une planète de la constellation du Burin, située aux confins d'une galaxie qui pourrait être la nôtre. La fédération burinoise est en guerre contre son homologue de la Colombe (eh oui, l'oiseau n'est plus vraiment un symbole de paix, dans ce futur belliqueux). Sans qu'on en connaisse ni les causes, ni les motivations, ni l'état des forces, nous nous retrouvons donc plongés en plein conflit, alors que vient d'être lancée une opération d'infiltration menée par une unité appartenant à la Xème force d'Alpha XX de Wezn, et donc, à l'armée de la constellation de la Colombe.
Cette unité est commandée par le capitaine Morgad Carlach', un officier exemplaire qui possède une véritable expérience du terrain, loin des stratégies toutes théoriques des états-majors. Mais Morgad, en bon meneur d'hommes, entretient une relation personnelle très forte avec les hommes qu'il a sous ses ordres. Il n'est pas juste un chef coupé des réalités envoyant à la mort une masse anonyme ; il se considère comme responsable du sort de ses subordonnés et veille sur eux presque comme un père de famille.
Voilà pourquoi, malgré la réussite de son opération, les lourdes pertes occasionnées à son détachement, réduit à moins d'une dizaine d'hommes et de femmes, vont particulièrement marquer Morgad. Mais les survivants ne sont pas au bout de leurs peines. A peine ont-ils le temps de se réjouir d'avoir détruit dans l'oeuf la terrible arme secrète que se préparaient à utiliser les burinois qu'ils prennent un sacré coup de massue sur le crâne : les appareils chargés de venir les récupérer sont injoignables et le détachement de Morgad se retrouve coincé en plein territoire ennemi, traqué par une armée qui crie vengeance et ne fera aucun quartier s'ils les rattrapent et les capturent.
Commence une longue fuite où la ruse va se substituer à la science militaire, la rage de survivre, au respect des ordres et de la mission à effectuer, le système D, à l'intendance traditionnelle. Parallèlement, Morgad et ses camarades essayent d'entrer en contact avec leurs compatriotes ce qui se révèlent plus que compliqué. Lorsqu'ils y arrivent enfin, c'est pour apprendre que les vaisseaux qui devaient venir les chercher ont été anéantis lors d'une féroce bataille spatiale. Conséquence de ce désastre militaire : plus personne n'est au courant de leur mission, pour leur propre camp, ils n'existent plus...
La chance de Morgad, c'est que son interlocuteur, lorsqu'ils vont enfin réussir à contacter leurs compatriotes, s'avère être un de ses amis, Kovicj. Morgad et lui se connaissent bien, ont une vision identique de la chose militaire, des aspirations proches et surtout une confiance mutuelle. Un élément fondamental, car Kovicj est le seul capable de convaincre son camp de venir en aide à Morgad et sa troupe. A lui d'apporter des éléments suffisamment convaincants pour que les officiers supérieurs acceptent l'idée que ces hommes et ces femmes sont bien des leurs et de leur envoyer des secours avant qu'il ne soit trop tard...
Pendant ces tractations, le petit groupe, livré à lui-même, va pourtant réussir à damer le pion aux troupes ennemies pendant un bon moment jusqu'à se retrouver acculé dans une région montagneuse, sans possibilité de fuite. Terrés, enterrés, même, ils tiennent bon mais doivent endurer un nouveau coup dur : les deux camps ont entrepris des pourparlers de paix. Morgad et ses hommes, par conséquent, ne sont plus des héros, mais une épine dans le pied de leur propre camp.
Car, par leur présence sur le sol ennemi, par leur action commando réussie mais ordonnée par des officiers désormais disparus, par leur résistance indispensable à leur survie, par cette simple survie, même, ils peuvent provoquer l'échec des pourparlers...
Les voilà donc au coeur même d'un jeu diplomatique où ils ne sont plus que des pions sur un échiquier. Leurs vies ne pèsent plus grand chose en comparaison des enjeux politiques gigantesques au centre des discussions...
Face à ces manigances où chacun essaye d'imposer sa volonté à l'autre, où la confiance ne repose que sur des paroles qui s'envolent et des écrits qui restent... lettre morte, Morgad va opposer une notion abstraite, c'est vraie, vieillotte, obsolète, à nos yeux d'humains du XXIème siècle, mais que ce militaire de carrière sans avoir la vocation, tient pour essentielle, indispensable, au-dessus de tout : l'honneur.
Alors, si, à ce point de l'exposé, vous me demandiez ce que j'appelle l'honneur, je dois en toute franchise reconnaître que je serais bien en peine de vous en donner une définition précise... J'ai donc cherché, mais les dictionnaires ne me satisfaisant pas, je suis allé "pêcher" une phrase qui me semble la meilleure pour expliquer la conception de l'honneur de Morgad. Elle sert de titre à ce billet et c'est dans l'oeuvre d'Alfred de Vigny qu'on la trouve ; dans un ouvrage au titre qui résume encore mieux la situation du livre de P.J. Hérault : "Servitude et grandeur militaires".
Mais, appliquée à notre situation, comment envisager cette notion ? Quelle est la conduite la plus honorable à tenir pour Morgad et sa poignée de survivants, à qui il ne semble rester que cet "honneur", à la fois si puissant et pourtant totalement inutile ?
Et si, dans leur situation périlleuse, voire désespérée, la solution était la mort ? Possible, mais quelle mort ? En combattant jusqu'à la dernière once d'énergie du dernier combattant, en essayant d'emmener avec soit dans la mort le plus d'ennemis ? Oui, mais on remet alors en cause le processus de paix... Une vraie trahison. Une action pas très honorable, en somme.
Se laisser capturer pour sauver la paix, alors ? Leur sort en serait scellé et, franchement, la reddition a quelque chose de lâche qui sied mal à l'honneur...
Reste la possibilité de se suicider pour ne pas être pris vivants par l'ennemi. Une solution prévue par les règles militaires, puisque chaque soldat a, dans son équipement de base, une pilule à avaler pur en finir vite et ne pas laisser à l'ennemi le plaisir de la capture (et de toutes les charmantes attentions prévues ensuite, en général...). Une pilule au nom tout à fait clair : "la pilule de... l'honneur" !
Mais, foin de tout cela, Morgad, lui, n'a qu'une seule et unique conception de l'honneur : ramener au bercail tous ceux qui ont survécu à l'assaut. Et, pour préserver ce groupe de moins d'une dizaine d'êtres, il est prêt à tout, y compris remettre en cause des décisions émanant des hautes sphères de commandement. L'honneur, pour Morgad, ce n'est pas être le dindon d'une sinistre farce. L'honneur, pour Morgad, est à double sens : ses hommes et lui ont su mener à bien leur mission, à ceux qui les ont envoyer là de leur rendre la pareille, en venant les tirer de leur bourbier fissa...
L'honneur, pour Morgad, c'est sauver la vie des siens, devenus plus que des subordonnés. Des amis. Un amour, même, en la personne de Jil, jeune femme membre de son équipe. Tous deux, en se côtoyant dans ces circonstances extraordinaires, vont découvrir un sentiment nouveau, inconnu jusque-là, dans une société qui régit et aseptise tout, décide de tout, a placer l'utilitaire avant l'humain.
L'honneur, enfin, pour Morgad, c'est la droiture, l'intégrité, la franchise, le franc parler. Et tant pis s'il s'adresse à un supérieur, un diplomate ennemi, un politique allié... Il dit ce qu'il a à dire, parce qu'il est certain que c'est la meilleure chose à faire. Il ne s'embarrasse pas de courbettes et de cirage de pompes... Tout comme Kovicj, d'ailleurs.
Et les deux soldats, les deux anonymes, les deux "sans grade" présents au milieu de ce jeu de puissants, ces deux hommes de terrain qui ont la science et l'intuition du combat, vont donner la leçon à ceux dont le métier est d'envoyer leurs prochains servir de chair à canon, leur faire comprendre, hélas sans doute provisoirement, que la valeur de la vie humaine était bien supérieur à leurs magouilles si gonflées d'importance.
Le cas Morgad va d'ailleurs faire bouger les alliances et devenir une priorité. Il faut sauver le soldat Morgad, a-t-on presque envie de dire... D'une paix précaire émergera alors un règlement bien plus ferme de la situation, où la duplicité des burinois sera dénoncée.
Et l'honneur sera sauf... comme Morgad et son unité.
Dans un lointain futur, sur Beta XII une planète de la constellation du Burin, située aux confins d'une galaxie qui pourrait être la nôtre. La fédération burinoise est en guerre contre son homologue de la Colombe (eh oui, l'oiseau n'est plus vraiment un symbole de paix, dans ce futur belliqueux). Sans qu'on en connaisse ni les causes, ni les motivations, ni l'état des forces, nous nous retrouvons donc plongés en plein conflit, alors que vient d'être lancée une opération d'infiltration menée par une unité appartenant à la Xème force d'Alpha XX de Wezn, et donc, à l'armée de la constellation de la Colombe.
Cette unité est commandée par le capitaine Morgad Carlach', un officier exemplaire qui possède une véritable expérience du terrain, loin des stratégies toutes théoriques des états-majors. Mais Morgad, en bon meneur d'hommes, entretient une relation personnelle très forte avec les hommes qu'il a sous ses ordres. Il n'est pas juste un chef coupé des réalités envoyant à la mort une masse anonyme ; il se considère comme responsable du sort de ses subordonnés et veille sur eux presque comme un père de famille.
Voilà pourquoi, malgré la réussite de son opération, les lourdes pertes occasionnées à son détachement, réduit à moins d'une dizaine d'hommes et de femmes, vont particulièrement marquer Morgad. Mais les survivants ne sont pas au bout de leurs peines. A peine ont-ils le temps de se réjouir d'avoir détruit dans l'oeuf la terrible arme secrète que se préparaient à utiliser les burinois qu'ils prennent un sacré coup de massue sur le crâne : les appareils chargés de venir les récupérer sont injoignables et le détachement de Morgad se retrouve coincé en plein territoire ennemi, traqué par une armée qui crie vengeance et ne fera aucun quartier s'ils les rattrapent et les capturent.
Commence une longue fuite où la ruse va se substituer à la science militaire, la rage de survivre, au respect des ordres et de la mission à effectuer, le système D, à l'intendance traditionnelle. Parallèlement, Morgad et ses camarades essayent d'entrer en contact avec leurs compatriotes ce qui se révèlent plus que compliqué. Lorsqu'ils y arrivent enfin, c'est pour apprendre que les vaisseaux qui devaient venir les chercher ont été anéantis lors d'une féroce bataille spatiale. Conséquence de ce désastre militaire : plus personne n'est au courant de leur mission, pour leur propre camp, ils n'existent plus...
La chance de Morgad, c'est que son interlocuteur, lorsqu'ils vont enfin réussir à contacter leurs compatriotes, s'avère être un de ses amis, Kovicj. Morgad et lui se connaissent bien, ont une vision identique de la chose militaire, des aspirations proches et surtout une confiance mutuelle. Un élément fondamental, car Kovicj est le seul capable de convaincre son camp de venir en aide à Morgad et sa troupe. A lui d'apporter des éléments suffisamment convaincants pour que les officiers supérieurs acceptent l'idée que ces hommes et ces femmes sont bien des leurs et de leur envoyer des secours avant qu'il ne soit trop tard...
Pendant ces tractations, le petit groupe, livré à lui-même, va pourtant réussir à damer le pion aux troupes ennemies pendant un bon moment jusqu'à se retrouver acculé dans une région montagneuse, sans possibilité de fuite. Terrés, enterrés, même, ils tiennent bon mais doivent endurer un nouveau coup dur : les deux camps ont entrepris des pourparlers de paix. Morgad et ses hommes, par conséquent, ne sont plus des héros, mais une épine dans le pied de leur propre camp.
Car, par leur présence sur le sol ennemi, par leur action commando réussie mais ordonnée par des officiers désormais disparus, par leur résistance indispensable à leur survie, par cette simple survie, même, ils peuvent provoquer l'échec des pourparlers...
Les voilà donc au coeur même d'un jeu diplomatique où ils ne sont plus que des pions sur un échiquier. Leurs vies ne pèsent plus grand chose en comparaison des enjeux politiques gigantesques au centre des discussions...
Face à ces manigances où chacun essaye d'imposer sa volonté à l'autre, où la confiance ne repose que sur des paroles qui s'envolent et des écrits qui restent... lettre morte, Morgad va opposer une notion abstraite, c'est vraie, vieillotte, obsolète, à nos yeux d'humains du XXIème siècle, mais que ce militaire de carrière sans avoir la vocation, tient pour essentielle, indispensable, au-dessus de tout : l'honneur.
Alors, si, à ce point de l'exposé, vous me demandiez ce que j'appelle l'honneur, je dois en toute franchise reconnaître que je serais bien en peine de vous en donner une définition précise... J'ai donc cherché, mais les dictionnaires ne me satisfaisant pas, je suis allé "pêcher" une phrase qui me semble la meilleure pour expliquer la conception de l'honneur de Morgad. Elle sert de titre à ce billet et c'est dans l'oeuvre d'Alfred de Vigny qu'on la trouve ; dans un ouvrage au titre qui résume encore mieux la situation du livre de P.J. Hérault : "Servitude et grandeur militaires".
Mais, appliquée à notre situation, comment envisager cette notion ? Quelle est la conduite la plus honorable à tenir pour Morgad et sa poignée de survivants, à qui il ne semble rester que cet "honneur", à la fois si puissant et pourtant totalement inutile ?
Et si, dans leur situation périlleuse, voire désespérée, la solution était la mort ? Possible, mais quelle mort ? En combattant jusqu'à la dernière once d'énergie du dernier combattant, en essayant d'emmener avec soit dans la mort le plus d'ennemis ? Oui, mais on remet alors en cause le processus de paix... Une vraie trahison. Une action pas très honorable, en somme.
Se laisser capturer pour sauver la paix, alors ? Leur sort en serait scellé et, franchement, la reddition a quelque chose de lâche qui sied mal à l'honneur...
Reste la possibilité de se suicider pour ne pas être pris vivants par l'ennemi. Une solution prévue par les règles militaires, puisque chaque soldat a, dans son équipement de base, une pilule à avaler pur en finir vite et ne pas laisser à l'ennemi le plaisir de la capture (et de toutes les charmantes attentions prévues ensuite, en général...). Une pilule au nom tout à fait clair : "la pilule de... l'honneur" !
Mais, foin de tout cela, Morgad, lui, n'a qu'une seule et unique conception de l'honneur : ramener au bercail tous ceux qui ont survécu à l'assaut. Et, pour préserver ce groupe de moins d'une dizaine d'êtres, il est prêt à tout, y compris remettre en cause des décisions émanant des hautes sphères de commandement. L'honneur, pour Morgad, ce n'est pas être le dindon d'une sinistre farce. L'honneur, pour Morgad, est à double sens : ses hommes et lui ont su mener à bien leur mission, à ceux qui les ont envoyer là de leur rendre la pareille, en venant les tirer de leur bourbier fissa...
L'honneur, pour Morgad, c'est sauver la vie des siens, devenus plus que des subordonnés. Des amis. Un amour, même, en la personne de Jil, jeune femme membre de son équipe. Tous deux, en se côtoyant dans ces circonstances extraordinaires, vont découvrir un sentiment nouveau, inconnu jusque-là, dans une société qui régit et aseptise tout, décide de tout, a placer l'utilitaire avant l'humain.
L'honneur, enfin, pour Morgad, c'est la droiture, l'intégrité, la franchise, le franc parler. Et tant pis s'il s'adresse à un supérieur, un diplomate ennemi, un politique allié... Il dit ce qu'il a à dire, parce qu'il est certain que c'est la meilleure chose à faire. Il ne s'embarrasse pas de courbettes et de cirage de pompes... Tout comme Kovicj, d'ailleurs.
Et les deux soldats, les deux anonymes, les deux "sans grade" présents au milieu de ce jeu de puissants, ces deux hommes de terrain qui ont la science et l'intuition du combat, vont donner la leçon à ceux dont le métier est d'envoyer leurs prochains servir de chair à canon, leur faire comprendre, hélas sans doute provisoirement, que la valeur de la vie humaine était bien supérieur à leurs magouilles si gonflées d'importance.
Le cas Morgad va d'ailleurs faire bouger les alliances et devenir une priorité. Il faut sauver le soldat Morgad, a-t-on presque envie de dire... D'une paix précaire émergera alors un règlement bien plus ferme de la situation, où la duplicité des burinois sera dénoncée.
Et l'honneur sera sauf... comme Morgad et son unité.
jeudi 2 février 2012
Sex, drug and rock... the Casbah !
Voilà un roman déjà bardé de prix, et ce n'est peut-être pas terminé, puisque le voilà en lice pour le prestigieux GPI (le Grand Prix de l'Imaginaire). Un roman dont j'ai entendu dire beaucoup de bien depuis sa sortie au printemps dernier et auquel je me suis attaqué avec envie et gourmandise. Et il faut de l'appétit car les 700 pages de "Rêves de Gloire", de Roland C. Wagner (en grand format chez l'Atalante), ne se dévorent pas d'une traite mais vous nourrissent pendant plusieurs jours. Une lecture dense, intense, complexe mais passionnante, un roman choral qui revisite 50 ans d'une histoire contemporaine de deux pays pas encore totalement réconciliés, l'Algérie et la France. Une uchronie magistrale dont on ne sort pas indemne.
Bien... Comment raconter "Rêves de Gloire"... Pas facile... De nos jours, dans une ville d'Alger prise en étau entre la France et l'Algérie mais ayant su conserver une forme d'indépendance, vit un collectionneur de disques vinyles passionné, grand connaisseur du rock psychodélique de la deuxième moitié des années 60 et incollable sur les groupes ayant joué et vécu à Alger à cette époque si spéciale.
Un jour, sur un site de vente en ligne, il découvre un 45 tours dont il n'a jamais entendu parler, lui qui pensait son savoir exhaustif sur la question... Enregistré à Alger à la fin des années 60, la pochette pleine de couleurs, ce disque a pour titre "Rêves de Gloire", chanson composée et interprétée par un groupe inconnu au bataillon (si j'ose dire) dont le nom a de quoi surprendre, voire choquer : "les Glorieux Fellaghas".
Evidemment, le sang du collectionneur ne fait qu'un tour : ce disque oublié pourrait devenir le clou de sa collection, pourtant remarquablement fournie, mais surtout, pourrait se monnayer cher s'il parvenait à mettre la main sur l'un de ces exemplaires en bon état, qui ne doivent pas être légion.
Une quête commence alors, celle d'une galette de vinyle qui, à elle seule, concentre toutes les aspirations les plus profondes d'une époque au combien agitée, cette deuxième moitié des années 60 où les idéaux les plus divers sont entrés en collision pour le meilleur, le pire et l'utopie... Un disque qui attise les convoitises d'autres personnes, prêtes à tout, même à tuer, pour le posséder.
Dans une ville d'Alger mise en ébullition par les rumeurs de débarquement, soit français, soit algérien, pour mettre fin à l'embarrassante et insolente indépendance de la ville, le collectionneur va devoir apprendre à se méfier de tout et de tous s'il veut retrouver le disque des "Glorieux Fellaghas", sans y perdre la vie...
Voilà pour le fil d'Ariane de roman, la partie contemporaine qui permet au reste de s'assembler petit à petit. Car, atour de l'histoire du collectionneur et de sa recherche, une foule de personnages vient nous raconter, directement ou indirectement, la genèse de ce disque si spécial, nous raconter la vie à Alger dans ces années-là, les conflits, les expériences politiques et utopiques, l'évolution d'une société qui renaît, les oppositions plus ou moins larvées entre générations, nationalités, races, religions, idéologies, qui toutes se retrouvent à cohabiter dans Alger, dont la Casbah est le coeur d'un incroyable bouillonnement sociétal et culturel autour de ceux qu'on appelles "les Vautriens", les cousins des hippies, de ce côté de l'Atlantique.
Car, Wagner n'a pas voulu nous raconter l'Algérie naissante telle qu'on la croise dans nos livres d'histoire, mais une Algérie bien à lui, réinventée pour l'occasion. De Gaulle, assassiné en 1960 (eh oui, "Rêves de Gloire" est une uchronie, je vous le rappelle), ne joue aucun rôle dans son indépendance, prise tardivement et avec des contreparties, puisque Bougie, Oran et Alger sont restées françaises dans un premier temps. Des enclaves qui, toutefois, attisent les convoitises mais sont aussi une épine dans le pied d'une France devenue un temps communiste avant qu'un putsch militaires n'en fasse un Etat totalitaire en marge du reste du monde. Il y a donc, en permanence, une tension qui s'exacerbe par moment, sans qu'on sache si ces tensions viennent d'un camp, de l'autre ou encore des extrémistes favorables à une Algérie qui redeviendrait française.
Bien sûr, au fil des pages et des témoignages, on voit se dessiner ce cadre historique qui sert de décor au roman, 50 ans d'Histoire particulièrement mouvementés. La petite histoire, celle d'hommes et de femmes à la recherche d'un monde meilleur, cette génération née à la fin de la IIème guerre mondiale ou juste après et qui cherche par tous les moyens à échapper au monde de leurs parents. Mais aussi ceux qui subissent les évènements, qu'ils soient arabes, kabyles, européens installés là depuis la colonisation, militaires français, combattants de l'indépendance, chrétiens, juifs ou musulmans, riches ou pauvres, épris de liberté ou juste d'une terre et de racines...
Dans ces "swinging sixties", la Casbah d'Alger est devenu le centre d'une société nouvelle, en rupture avec les modèles des Trente Glorieuses en vogue dans le reste des pays occidentaux, individualiste, consumériste, sectaire, inégalitaire, belliqueuse, etc. La communauté instaurée par les Vautriens connaît alors aussi ses heures de gloire, dans tous les sens du terme. Car, d'une part, ce mode de vie, d'abord marginal, va attirer de plus en plus d'adeptes, mais, d'autre part, parce que cette vision nouvelle du monde, cette utopie bariolée est née dans l'absorption d'une drogue, la Gloire, distribuée dans le sillage d'une figure intellectuelle et contestataire, un certain Timothy Leary, passé d'abord par Biarritz puis installé dans une villa algéroise.
Qui prend de la Gloire semble soudain appréhender la vie différemment, découvrir un monde plus riche, plus coloré, plus profond. Une perception nouvelle sur laquelle des idéaux d'entraide, de non-violence, de tolérance, de liberté, sexuelle et autres, d'émancipation des carcans que peuvent être la morale, la religion, l'économie, la famille, etc. A tel point qu'un des groupes de musique remarquables de cette époque, les Déserteurs, n'hésite pas, par exemple, à "affirmer que l'association de la musique et de la Gloire peut devenir une arme de combat politique".
Bref, avec la Gloire, un nouveau monde semble possible, semble même se mettre en place. Au point d'imaginer fonder une commune d'Alger sur le modèle de la commune de Paris. Mais, de tels comportements ne peuvent que déranger ceux qui pensent au pouvoir, au contrôle, et l'utopie algéroise, comme son inspiratrice parisienne, va bientôt se retrouver dans le collimateur de forces idéologiques très violentes et à la merci des barbouzes de tous poils.
Difficile de vous en dire plus, il faut se plonger dans ce pavé à la construction complexe, c'est vrai, mais dans laquelle on trouve vite des marques. Tout y est volontairement flou, en terme de chronologie, de personnalité des narrateurs, on est soi-même transportés dans cette parenthèse enchantée, pleine de joie, malgré les incertitudes du quotidien, pleine de paix, malgré les bruits de bottes permanents, pleine de musiques démentes et de guitares distordues, malgré la proximité du chaos, pleines de drogues, aux effets aussi libérateurs que dévastateurs (quand "la blanche" va succéder à la Gloire), dans une réalité qui incite peu à l'optimisme, pleine d'amour libre et de solidarité, d'amitié et d'émerveillement permanent.
On comprend mieux la provocation que recèlent le titre du 45 tours autour duquel tourne tout le roman et le nom de ses interprètes : "Rêves de Gloire", par les Glorieux Fellaghas... De quoi s'attirer les foudres de tous les bords confondus...
Mais, "Rêves de Gloire", le roman, cette fois, c'est, outre ce chant contestataire et utopique, véritable hymne à la liberté individuelle et collective, une déclaration d'amour à une époque (la deuxième moitié des années 60), à une musique, ce rock halluciné que Wagner appelle psychodélique, et à une ville, Alger (Wagner est né à Bab-el-Oued et sa famille sera rapatriée en métropole lors de l'indépendance en 1962).
Bizarrement, car Wagner est né en 1960, il était donc très jeune lorsqu'il a quitté l'Algérie mais aussi lorsque les années psychédéliques ont déferlé, j'ai ressenti une puissante nostalgie à la lecture de "Rêves de Gloire". Comme si Wagner cherchait à renouer avec des racines géographiques et temporelles rompues trop tôt et trop brutalement. Avec beaucoup de pudeur, mais aussi avec un engagement vigoureux dans le sens de l'utopie qu'il développe, il nous offre un roman complexe, pas facile à lire, car la multiplicité des narrateurs dont on ne connaît pas l'identité oblige à une attention accrue mais magnifique.
Chaque paragraphe de chacun des narrateurs est un fil de couleur différente qui sert à tisser la trame (jamais ce mot n'a été si juste) du récit, dont on ne découvre l'ampleur qu'une fois la dernière page tournée. Un tour de force littéraire qui peut dérouter, j'en conviens, mais qui mérite aussi que le lecteur s'accroche et accepte ces contraintes pour se laisser porter sur la vague suscitée par la Gloire et ses hérauts.
Et puis, je voulais terminer en parlant de la figure tutélaire, dont l'esprit flotte sur ce livre : Albert Camus. Lui aussi est présent dans ce récit, sous la forme d'un dialogue tout à fait uchronique lui aussi avec Wagner lui-même, je pense. Un dialogue passionnant et très drôle, avec le recul, où deux écrivains parlent de leur sujet commun : l'Algérie. Tous deux ont une passion pour ce pays et ont su en faire un personnage à part entière de leurs livres.
Et, finalement, j'en suis arrivé à cette idée étrange (et toute personnelle, attention !) que "Rêves de Gloire" était le négatif, dans le sens photographique du terme, bien sûr, de "la Peste". Comme si Camus et Wagner était deux auteurs totalement dissemblables mais réunis par cette terre au magnétisme si particulier.
Sous la plume de Wagner, on ne voit pas apparaître une ville blanche, écrasée de soleil, gangrenée par la maladie, comme Oran dans "la Peste", mais une ville d'Alger colorée, vivante, entraînée par le rythme déjanté et libéré des guitares électriques et des pédales de distorsion, et qui devient le berceau d'une harmonie doucement contagieuse. Mais, a contrario de cet optimisme, si on peut parler de d'optimisme dans le contexte si particulier dépeint par Wagner, la fin laisse entrevoir des lendemains qui déchantent pour Alger, l'Algérie et même la France, alors que, chez Camus, à la fin du roman, la peste a cessé, laissant derrière elle des dégâts irréparables, mais la vie peut reprendre son cours malgré tout.
Alors, oui, on pourra jouer longtemps à ce jeux des différences. Il n'empêche que cette filiation, non, ce parrainage de Camus est évident et que c'est Wagner lui-même, malgré des univers à des années-lumières (oui, on parle quand même de SF !), qui vient de lui-même se placer respectueusement sous cette égide, cette figure quasi sanctifiée (un saint laïc, évidemment).
Oui, "Rêves de Gloire" n'est pas un livre évident, il demande de la concentration et de la persévérance, mais, pour l'univers historique alternatif qu'il met en place, pour la musique qui accompagne cela et que Wagner nous donne presque à entendre, pour l'Algérie et pour mieux comprendre l'incroyable complexité que représentait cette région au moment de son indépendance et même après, pour les idéaux qui y fleurissent et prolifèrent au milieu des mauvaises herbes et pour la dénonciation implacable du colonialisme avec finesse, nuance et respect des opinions et des origines de tous, il mérite d'être lu, conseillé et récompensé (mais pour ça, on ne m'a pas attendu !).
Bien sûr, le titre de cet article évoque un célèbre slogan, mais aussi une chanson des Clash. Mais, c'est à une reprise de ce titre que je pensais en écrivant cet article, une reprisé métissée par un autre enfant de l'Algérie, Rachid Taha.
Bien... Comment raconter "Rêves de Gloire"... Pas facile... De nos jours, dans une ville d'Alger prise en étau entre la France et l'Algérie mais ayant su conserver une forme d'indépendance, vit un collectionneur de disques vinyles passionné, grand connaisseur du rock psychodélique de la deuxième moitié des années 60 et incollable sur les groupes ayant joué et vécu à Alger à cette époque si spéciale.
Un jour, sur un site de vente en ligne, il découvre un 45 tours dont il n'a jamais entendu parler, lui qui pensait son savoir exhaustif sur la question... Enregistré à Alger à la fin des années 60, la pochette pleine de couleurs, ce disque a pour titre "Rêves de Gloire", chanson composée et interprétée par un groupe inconnu au bataillon (si j'ose dire) dont le nom a de quoi surprendre, voire choquer : "les Glorieux Fellaghas".
Evidemment, le sang du collectionneur ne fait qu'un tour : ce disque oublié pourrait devenir le clou de sa collection, pourtant remarquablement fournie, mais surtout, pourrait se monnayer cher s'il parvenait à mettre la main sur l'un de ces exemplaires en bon état, qui ne doivent pas être légion.
Une quête commence alors, celle d'une galette de vinyle qui, à elle seule, concentre toutes les aspirations les plus profondes d'une époque au combien agitée, cette deuxième moitié des années 60 où les idéaux les plus divers sont entrés en collision pour le meilleur, le pire et l'utopie... Un disque qui attise les convoitises d'autres personnes, prêtes à tout, même à tuer, pour le posséder.
Dans une ville d'Alger mise en ébullition par les rumeurs de débarquement, soit français, soit algérien, pour mettre fin à l'embarrassante et insolente indépendance de la ville, le collectionneur va devoir apprendre à se méfier de tout et de tous s'il veut retrouver le disque des "Glorieux Fellaghas", sans y perdre la vie...
Voilà pour le fil d'Ariane de roman, la partie contemporaine qui permet au reste de s'assembler petit à petit. Car, atour de l'histoire du collectionneur et de sa recherche, une foule de personnages vient nous raconter, directement ou indirectement, la genèse de ce disque si spécial, nous raconter la vie à Alger dans ces années-là, les conflits, les expériences politiques et utopiques, l'évolution d'une société qui renaît, les oppositions plus ou moins larvées entre générations, nationalités, races, religions, idéologies, qui toutes se retrouvent à cohabiter dans Alger, dont la Casbah est le coeur d'un incroyable bouillonnement sociétal et culturel autour de ceux qu'on appelles "les Vautriens", les cousins des hippies, de ce côté de l'Atlantique.
Car, Wagner n'a pas voulu nous raconter l'Algérie naissante telle qu'on la croise dans nos livres d'histoire, mais une Algérie bien à lui, réinventée pour l'occasion. De Gaulle, assassiné en 1960 (eh oui, "Rêves de Gloire" est une uchronie, je vous le rappelle), ne joue aucun rôle dans son indépendance, prise tardivement et avec des contreparties, puisque Bougie, Oran et Alger sont restées françaises dans un premier temps. Des enclaves qui, toutefois, attisent les convoitises mais sont aussi une épine dans le pied d'une France devenue un temps communiste avant qu'un putsch militaires n'en fasse un Etat totalitaire en marge du reste du monde. Il y a donc, en permanence, une tension qui s'exacerbe par moment, sans qu'on sache si ces tensions viennent d'un camp, de l'autre ou encore des extrémistes favorables à une Algérie qui redeviendrait française.
Bien sûr, au fil des pages et des témoignages, on voit se dessiner ce cadre historique qui sert de décor au roman, 50 ans d'Histoire particulièrement mouvementés. La petite histoire, celle d'hommes et de femmes à la recherche d'un monde meilleur, cette génération née à la fin de la IIème guerre mondiale ou juste après et qui cherche par tous les moyens à échapper au monde de leurs parents. Mais aussi ceux qui subissent les évènements, qu'ils soient arabes, kabyles, européens installés là depuis la colonisation, militaires français, combattants de l'indépendance, chrétiens, juifs ou musulmans, riches ou pauvres, épris de liberté ou juste d'une terre et de racines...
Dans ces "swinging sixties", la Casbah d'Alger est devenu le centre d'une société nouvelle, en rupture avec les modèles des Trente Glorieuses en vogue dans le reste des pays occidentaux, individualiste, consumériste, sectaire, inégalitaire, belliqueuse, etc. La communauté instaurée par les Vautriens connaît alors aussi ses heures de gloire, dans tous les sens du terme. Car, d'une part, ce mode de vie, d'abord marginal, va attirer de plus en plus d'adeptes, mais, d'autre part, parce que cette vision nouvelle du monde, cette utopie bariolée est née dans l'absorption d'une drogue, la Gloire, distribuée dans le sillage d'une figure intellectuelle et contestataire, un certain Timothy Leary, passé d'abord par Biarritz puis installé dans une villa algéroise.
Qui prend de la Gloire semble soudain appréhender la vie différemment, découvrir un monde plus riche, plus coloré, plus profond. Une perception nouvelle sur laquelle des idéaux d'entraide, de non-violence, de tolérance, de liberté, sexuelle et autres, d'émancipation des carcans que peuvent être la morale, la religion, l'économie, la famille, etc. A tel point qu'un des groupes de musique remarquables de cette époque, les Déserteurs, n'hésite pas, par exemple, à "affirmer que l'association de la musique et de la Gloire peut devenir une arme de combat politique".
Bref, avec la Gloire, un nouveau monde semble possible, semble même se mettre en place. Au point d'imaginer fonder une commune d'Alger sur le modèle de la commune de Paris. Mais, de tels comportements ne peuvent que déranger ceux qui pensent au pouvoir, au contrôle, et l'utopie algéroise, comme son inspiratrice parisienne, va bientôt se retrouver dans le collimateur de forces idéologiques très violentes et à la merci des barbouzes de tous poils.
Difficile de vous en dire plus, il faut se plonger dans ce pavé à la construction complexe, c'est vrai, mais dans laquelle on trouve vite des marques. Tout y est volontairement flou, en terme de chronologie, de personnalité des narrateurs, on est soi-même transportés dans cette parenthèse enchantée, pleine de joie, malgré les incertitudes du quotidien, pleine de paix, malgré les bruits de bottes permanents, pleine de musiques démentes et de guitares distordues, malgré la proximité du chaos, pleines de drogues, aux effets aussi libérateurs que dévastateurs (quand "la blanche" va succéder à la Gloire), dans une réalité qui incite peu à l'optimisme, pleine d'amour libre et de solidarité, d'amitié et d'émerveillement permanent.
On comprend mieux la provocation que recèlent le titre du 45 tours autour duquel tourne tout le roman et le nom de ses interprètes : "Rêves de Gloire", par les Glorieux Fellaghas... De quoi s'attirer les foudres de tous les bords confondus...
Mais, "Rêves de Gloire", le roman, cette fois, c'est, outre ce chant contestataire et utopique, véritable hymne à la liberté individuelle et collective, une déclaration d'amour à une époque (la deuxième moitié des années 60), à une musique, ce rock halluciné que Wagner appelle psychodélique, et à une ville, Alger (Wagner est né à Bab-el-Oued et sa famille sera rapatriée en métropole lors de l'indépendance en 1962).
Bizarrement, car Wagner est né en 1960, il était donc très jeune lorsqu'il a quitté l'Algérie mais aussi lorsque les années psychédéliques ont déferlé, j'ai ressenti une puissante nostalgie à la lecture de "Rêves de Gloire". Comme si Wagner cherchait à renouer avec des racines géographiques et temporelles rompues trop tôt et trop brutalement. Avec beaucoup de pudeur, mais aussi avec un engagement vigoureux dans le sens de l'utopie qu'il développe, il nous offre un roman complexe, pas facile à lire, car la multiplicité des narrateurs dont on ne connaît pas l'identité oblige à une attention accrue mais magnifique.
Chaque paragraphe de chacun des narrateurs est un fil de couleur différente qui sert à tisser la trame (jamais ce mot n'a été si juste) du récit, dont on ne découvre l'ampleur qu'une fois la dernière page tournée. Un tour de force littéraire qui peut dérouter, j'en conviens, mais qui mérite aussi que le lecteur s'accroche et accepte ces contraintes pour se laisser porter sur la vague suscitée par la Gloire et ses hérauts.
Et puis, je voulais terminer en parlant de la figure tutélaire, dont l'esprit flotte sur ce livre : Albert Camus. Lui aussi est présent dans ce récit, sous la forme d'un dialogue tout à fait uchronique lui aussi avec Wagner lui-même, je pense. Un dialogue passionnant et très drôle, avec le recul, où deux écrivains parlent de leur sujet commun : l'Algérie. Tous deux ont une passion pour ce pays et ont su en faire un personnage à part entière de leurs livres.
Et, finalement, j'en suis arrivé à cette idée étrange (et toute personnelle, attention !) que "Rêves de Gloire" était le négatif, dans le sens photographique du terme, bien sûr, de "la Peste". Comme si Camus et Wagner était deux auteurs totalement dissemblables mais réunis par cette terre au magnétisme si particulier.
Sous la plume de Wagner, on ne voit pas apparaître une ville blanche, écrasée de soleil, gangrenée par la maladie, comme Oran dans "la Peste", mais une ville d'Alger colorée, vivante, entraînée par le rythme déjanté et libéré des guitares électriques et des pédales de distorsion, et qui devient le berceau d'une harmonie doucement contagieuse. Mais, a contrario de cet optimisme, si on peut parler de d'optimisme dans le contexte si particulier dépeint par Wagner, la fin laisse entrevoir des lendemains qui déchantent pour Alger, l'Algérie et même la France, alors que, chez Camus, à la fin du roman, la peste a cessé, laissant derrière elle des dégâts irréparables, mais la vie peut reprendre son cours malgré tout.
Alors, oui, on pourra jouer longtemps à ce jeux des différences. Il n'empêche que cette filiation, non, ce parrainage de Camus est évident et que c'est Wagner lui-même, malgré des univers à des années-lumières (oui, on parle quand même de SF !), qui vient de lui-même se placer respectueusement sous cette égide, cette figure quasi sanctifiée (un saint laïc, évidemment).
Oui, "Rêves de Gloire" n'est pas un livre évident, il demande de la concentration et de la persévérance, mais, pour l'univers historique alternatif qu'il met en place, pour la musique qui accompagne cela et que Wagner nous donne presque à entendre, pour l'Algérie et pour mieux comprendre l'incroyable complexité que représentait cette région au moment de son indépendance et même après, pour les idéaux qui y fleurissent et prolifèrent au milieu des mauvaises herbes et pour la dénonciation implacable du colonialisme avec finesse, nuance et respect des opinions et des origines de tous, il mérite d'être lu, conseillé et récompensé (mais pour ça, on ne m'a pas attendu !).
Bien sûr, le titre de cet article évoque un célèbre slogan, mais aussi une chanson des Clash. Mais, c'est à une reprise de ce titre que je pensais en écrivant cet article, une reprisé métissée par un autre enfant de l'Algérie, Rachid Taha.
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