lundi 10 décembre 2018

"Ne te fie pas aux choses qui sont trop belles pour être vraies".

Voilà un roman que j'aurais pu lire à sa sortie lors d'une précédente rentrée littéraire, mais j'aurai finalement attendu sa sortie en poche pour me lancer. Un beau pavé, ce poche, d'ailleurs, avec ses 950 pages, mais on s'y plonge facilement et l'on découvre un premier roman fort bien construit, avec un très amusant parallèle entre réalité et imaginaire tout au long de cette histoire et une dimension caustique et même cynique qui résonne également avec l'actualité du moment. "Les Fantômes du Vieux pays", de Nathan Hill (désormais disponible chez Folio ; traduction de Mathilde Bach), est un roman fleuve qui s'intéresse aux histoires d'une famille en piteux état, et pourtant liée de génération en génération par un curieux élément, dont l'influence, appelons cela ainsi, va apparaître petit à petit au lecteur. Et lorsque, enfin, chaque pièce du puzzle aura trouvé sa place, alors on découvrira un tableau dont on n'avait absolument pas imaginé la composition exacte...



Alors que les élections présidentielles américaines approchent, le candidat républicain, aux idées ultra-conservatrices pour ne pas dire plus, est agressé à Chicago alors qu'il fait un tour dans un parc. Devant son équipe, ses partisans, les journalistes, il reçoit une poignée de gravier lancée par une femme d'une soixantaine d'années, qui devient aussitôt l'unique sujet des chaînes d'information.

Elle s'appelle Faye Andresen-Anderson et, par la magie des médias du XXIe siècle, elle se retrouve rebaptisée "Calamity Packer" (du nom du candidat, Sheldon Packer) et devient l'ennemie public n°1. L'unique centre d'attention de tout le pays. Incarcérée, elle attend un procès qu'on promet exemplaire. Et l'Amérique veut savoir qui se cache derrière cette femme...

A quelques kilomètres de là, Samuel Anderson enseigne la littérature dans une modeste université de la banlieue de Chicago. Enfin, enseigne, c'est un grand mot, car ses étudiants n'en ont rien à secouer, de la littérature. Blasé, Samuel ne se formalise même plus de ce je-m'en-foutisme général, jusqu'à ce qu'une de ses étudiantes, Laura, pousse le bouchon un peu loin.

Alors qu'il lui reproche d'avoir triché dans son dernier devoir, elle lui soutient mordicus qu'il n'en est rien. Pourtant, la mauvaise foi de cette jeune femme qui n'en fiche pas une est si flagrante, que Samuel lui dit son fait. Mauvaise idée : l'étudiante se plaint à la direction de l'université, et Samuel comprend que, même s'il a raison, qu'elle n'est qu'une menteuse, c'est à lui qu'on va donner tort...

Lassé par la paresse des enfants gâtés qu'il doit instruire, Samuel passe ses soirées et une partie de ses nuits à jouer en ligne. Il mène des quêtes sur "Le Monde d'Elfscape" avec d'autres geeks de son genre qu'ils n'a jamais rencontrés et qui sont pourtant ses meilleurs, ses seuls amis. En particulier un certain Pwnage. Il joue depuis un des ordinateurs de l'université où le débit est meilleur que chez lui.

En dehors de ses cours et de ses quêtes, Samuel n'a véritablement qu'une passion : la littérature. Il s'est longtemps rêvé écrivain, a publié très jeune une nouvelle remarquée, mais a ensuite été incapable d'écrire le roman pour lequel un éditeur lui avait versé un à-valoir. Et voilà que cet éditeur le contacte et lui donne rendez-vous.

Une rencontre peu agréable, car l'éditeur en question, désormais en poste dans un groupe au sein duquel la littérature n'occupe qu'une minuscule niche, veut récupérer son argent, puisqu'il n'a jamais eu le livre attendu en main... Samuel tombe des nues : cet argent, il ne l'a plus, il s'en est servi pour acheter sa maison. Et il est impensable de le rembourser !

C'est alors que l'éditeur lui propose une solution de repli : écrire un livre, mais pas ce roman fantôme, non, un bouquin comme on en publie tant, la biographie d'une personne qui fait le buzz et qu'on aura sans doute oubliée dans un an : Calamity Packer. Samuel, qui ne suit pas du tout l'actualité, n'a jamais entendu parler de cette personne, mais il n'est pas au bout de ses surprises.

Car l'éditeur lui apprend que cette femme qui fait la une partout et qu'on voit en boucle à la télé est la mère de Samuel... Une mère qu'il n'a plus vue depuis près de 25 ans, lorsqu'elle a quitté le domicile familial en le laissant avec son père. Il n'était encore qu'un gamin et ce départ l'a terriblement blessé, une cicatrice jamais refermée...

La curiosité de Samuel est aiguillonnée : on lui offre d'une part la possibilité de savoir ce qu'a fait sa mère durant toutes ces années, et d'autre part la possibilité de se venger en signant un brûlot. Il accepte donc de relever ce défi avec une certaine appréhension, malgré tout, car il va lui falloir reprendre contact avec cette mère qu'il déteste...

Sans se douter que cette histoire va le pousser à replonger dans son propre passé, mais également celui de sa famille, pas seulement sa mère. Et qu'il va ainsi révéler quelques secrets inattendus, qui vont l'amener à considérer de manière tout à fait différente la femme qui lui a donné le jour, mais aussi son propre destin, celui d'un loser...

J'ai choisi de détailler un peu ce résumé, car même ce qui peut vous sembler secondaire à première vue, tient une véritable place dans l'agencement de l'histoire. Mais, il est certain que c'est d'abord l'improbable duo Faye/Samuel qui va occuper l'essentiel de ce roman. Improbable, le mot peut sembler curieux pour un tandem mère/fils, mais il faut reconnaître qu'ils n'ont rien en commun...

Rien en commun au départ, quand on les rencontre, l'une jetant des cailloux sur un gouverneur aux idées fascisantes (il ne vous rappelle personne, ce Sheldon Packer ?), l'autre ne se sentant vivre que revêtu d'une armure virtuelle pour combattre des monstres imaginaires... Et tout le livre va mettre en évidence ce paradoxe : oui, ils sont très différents, mais Samuel est bien le digne fils de Faye...

On démarre avec cette situation contemporaine, qui va passer par leurs inévitables retrouvailles, et puis, alors qu'on ne s'y attend pas vraiment, on va remonter dans le passé. Et, par la suite, ce va-et-vient entre notre époque et des périodes plus ou moins lointaines qui vont éclairer le passé des deux personnages centraux. Mais pas seulement eux...

Je ne vais pas trop évoquer ces épisodes passés, car à chaque fois qu'on termine une partie, on se demande où l'on va se retrouver. Mais, cette construction en flash-back va permettre de reconstituer progressivement l'histoire de cette famille éclatée et de mettre en évidence un lien surprenant qui semble unir ses membres.

A ce point du billet, il faut évoquer le titre de ce roman. Pas le titre français, mais le titre original. Lorsque j'avais découvert ce livre à sa sortie, j'avais vu que le titre original était "The Nix". Curieux, et pas très doué en anglais, j'avais tapé le mot dans un dictionnaire en ligne et vu qu'on pouvait le traduire par "un refus", "un véto"...

Et puis, le temps a passé, je n'ai donc finalement lu le roman qu'une fois en poche, mais gardant en mémoire cette traduction, dont je ne voyais pas vraiment où elle menait, ni comment elle avait abouti à donner en français "les Fantômes du Vieux Pays"... C'est alors que le mot "Nix" est apparu dans le livre, m'ouvrant d'un seul coup des horizons bien différents...

A l'issue de ce petit développement personnel, vous attendez sans doute avec impatience des explications... Mais je ne vais pas vous donner celles que vous espérez, eh oui, c'est injuste, mais c'est ainsi. Non, plus sérieusement, savoir ce qu'est le Nix est un élément central de l'histoire, le révéler ici, ce serait vraiment exagérer.

Toutefois, je peux tout de même vous dire que c'est cet élément qui va faire le lien entre Faye et Samuel, autant que leur filiation. Et, ce qui est amusant, c'est que c'est un lien totalement irrationnel, et pourtant bien plus fort, du moins peuvent-ils le croire, que ceux qui unissent plus habituellement une mère et un fils, et plus largement les membres d'une famille.

Un élément qui vient s'inscrire dans l'interaction permanente qui sous-tend tout le livre, entre réalité et imaginaire. Des contes et légendes jusqu'aux jeux en ligne façon World of Warcraft qui nous plongent dans des univers oniriques et fantasy, en passant par le bon vieux "Livre dont vous êtes le héros", eh oui, on voit passer bien des manières de faire fonctionner son imaginaire.

Le réel et l'imaginaire se côtoient jusque dans l'histoire de "Calamity Packer", où l'on retrouve un des éléments très intéressants de ce roman, un regard sur l'information et son traitement, particulièrement depuis l'avènement de la télévision. La critique des chaînes d'information continue est très pertinente, entre course au buzz et surenchère débridée.

Je parle de réel ou de réalité, mais il faudrait élargir à la question de la vérité, qui est au coeur de ce roman. Oui, c'est bien de mensonges dont il est question, certains de bonne foi, d'autres qui dissimulent quelques secrets désagréables, mais peu à peu, on comprend que la vie de la famille de Faye est Samuel est une gigantesque illusion...

On est là au coeur de la relation entre la mère et le fils, qui repose sur ces mensonges, ces non-dits, ces petits arrangements avec la vérité, ces secrets qu'il valait mieux garder pour soi et cachent le fameux Nix. En se lançant dans le projet de retracer la vie de sa mère pour mieux lui nuire, Samuel va donner un sacré coup de pied dans une fourmilière familiale dont il ignore quasiment tout...

Mensonge et imaginaire sont aussi très présents autour de Samuel, à travers le personnage de Laura, menteuse pathologique en marche vers son glorieux destin, et Pwnage, le "nolife", génial pourfendeur d'orcs et de dragons, dont la vie semble avoir traversé l'écran de son ordinateur pour devenir plus virtuelle que réelle.

A eux tous, les personnages créés par Nathan Hill sont terriblement représentatifs de leur époque, d'un monde qui fuit de plus en plus souvent le réel pour se réfugier dans l'imaginaire. Les contes, aussi effrayants étaient-il, avaient une vertu pédagogique, mais l'imaginaire de l'époque présente est une évasion, un détachement qui sont très inquiétants, parce qu'ils influent justement sur le réel.

Dès le début de son roman, Nathan Hill instaure un ton plein d'ironie, qui n'est pas sans rappeler certains romans de Tom Wolfe. Faye et Samuel apparaissent bien discret, presque falots, par rapport aux personnages hauts en couleurs, et assez ridicules, qui les entourent, de Packet à l'éditeur, en passant par Laura et Pwnage.

Tirée par l'histoire familiale, il en profite pour signer une satire bien plus virulente qu'il n'y paraît de l'Amérique. En fait, cet aspect satirique est renforcé par les périodes passées et ce qui s'y déroule. Je sais que j'ai peu parlé de ces fils narratifs-là, mais c'est volontaire car tout repose évidemment sur les événements que l'on va découvrir au fil des chapitres.

Mais il faut aussi préciser que ces périodes passées, qu'elles concernent la vie de Samuel ou celle de Faye, ne se déroulent pas du tout dans la même tonalité. On se retrouve plutôt plongé dans une histoire à la John Irving, avec un côté presque nostalgique pour Faye, et l'avancée dans l'existence complètement déboussolée de Samuel.

Le pauvre Samuel ! Il est... pathétique. Oh, ne voyez pas malice dans ce constat, le départ de sa mère, quand il n'était encore qu'un jeune garçon, a conditionné tout le reste de son existence. Sa rancoeur s'est enkystée, mais il n'a jamais su se révolter contre cet abandon et il est devenu timide, introverti, privé d'ambition, peut-être même misanthrope sans en avoir conscience.

A l'image de ses ambitions littéraires avortées, l'existence de Samuel est restée amarrée à ce départ, évoqué dès le prologue du roman. Il a traîné comme une ancre cette absence incompréhensible et la personnalité de cette mère indigne. En la retrouvant par hasard près de 25 ans plus tard, voilà que sa vie connaît un nouveau soubresaut, l'occasion inespérée de peut-être remettre sa vie sur les bons rails.

Quant à Faye, on se demande ce qui a pu motiver son geste envers le gouverneur Packer, car elle semble ensuite bien inoffensive. En fait, on se pose tant de questions à son sujet, sans doute comme Samuel, qu'on espère que l'enquête de ce dernier nous apportera des réponses. Mais elles vont venir directement à travers la construction du roman, très réussie.

De prime abord, on est surpris de découvrir qu'on n'aura pas affaire à un roman linéaire, mais qu'on va faire le va-et-vient entre présent et passé et que chaque voyage va apporter de nouveaux indices, de nouveaux éléments pour y voir plus clair dans cette famille apparemment sans histoire, si ce n'est la banalité d'un mariage brisé.

Il y a quelque chose d'impressionnant dans cette construction très élaborée. Une maturité, une pertinence, une justesse qui forcent le respect de la part de l'auteur d'un premier roman. Tout s'agence remarquablement pour nous surprendre jusque dans la dernière partie du livre, quand enfin on peut appréhender l'histoire dans son ensemble.

On rit, on est ému, et pour la plupart des personnages, les deux à la fois. L'histoire de Samuel semble se résumer à des portes, celles qu'il franchit et les autres, comme ces alternatives qu'on trouve à la fin de chaque paragraphe d'un "Livre dont vous êtes le héros", celle de Faye aux secrets qu'elle garde pour elle depuis si longtemps et qui l'ont poussée à l'effacement.

Dans une tradition littéraire américaine très classique, Nathan Hill s'installe d'emblée comme un romancier à suivre, avec un regard acéré sur l'Amérique actuelle, mais aussi passée, qui ne sont sans doute pas si éloignées l'une que l'autre. Et si le ton est souvent teinté d'ironie, on ressent finalement la grande tendresse qu'il porte à ses personnages.

"Les Fantômes du Vieux pays" est une saga familiale qui ne suit pas un sillon, mais sait proposer quelques aspects originaux et bousculer un peu le genre, en ne proposant pas de personnages héroïques ni même franchement positifs. Et, jusque dans le fait de savoir si cette famille subit une malédiction, il joue sur l'ambiguïté entre la réalité et l'imaginaire transmis de génération en génération.

mercredi 28 novembre 2018

"On vivait dans une société qui ne laissait pas la moindre chance à ses monstres".

J'ai longuement hésité avant d'opter pour ce titre plutôt que pour une citation extraite du "Magicien d'Oz", vous comprendrez pourquoi plus loin. Mais ce qui a fini par l'emporter, c'est la présence de ce mot : monstre. Et plus largement, cette phrase aussi terrible qu'elle peut paraître paradoxale : laisser une chance aux monstres ? Mais, pourquoi ? Et qui sont les monstres ? Cette thématique était déjà au coeur du premier roman de Jérémy Fel, "Les loups à leur porte", à travers une série d'histoires qui s'entrecroisaient. Trois ans après ce premier livre très remarqué, le jeune romancier nous offre "Helena" (en grand format aux éditions Rivages), roman à la facture plus classique, à la construction chorale et porté par des personnages malmenés par le destin et qui réagissent, se rebiffent. Et s'il fallait se changer en monstre pour ne pas se résigner ?


Quelque part au Kansas, un abattoir désaffecté. Cet été-là, cet endroit sinistre et puant est devenu le terrain de jeu d'un adolescent, Tommy. Des jeux macabres, car le garçon y amène ses proies pour leur faire subir les atrocités qui traversent son esprit détraqué. Pour l'instant, il s'agit d'animaux, mais qui sait si, bientôt, ce ne seront pas des personnes...

Fasciné par les légendes qui racontaient que les équarrisseurs amenaient des enfants dans cet abattoir, il reproduit ces gestes qu'il a si souvent imaginés dans ses rêves, cherchant à expier on ne sait quel péché. A moins qu'il ne prenne véritablement plaisir à faire souffrir et à donner la mort, monstre en devenir ou gamin terrorisé prisonnier d'un cauchemar éveillé qui n'en finit pas...

Hayley habite Wichita, là où ses parents sont venus s'installer lorsqu'elle était encore une enfant. Sa mère est morte quelques années plus tôt et elle vit avec ce père bien trop souvent absent, mais qui la dorlote tout de même. Hayley en profite pour vivre la vie d'une jeune fille de son âge issue d'un milieu aisé, entre fêtes bien arrosées chez les copines, petits copains et expériences interdites...

Mais, en cet été, elle s'est fixée un nouvel objectif : reprendre l'entraînement et participer à un important tournoi de golf qui doit se dérouler quelques semaines plus tard. C'est sa mère qui l'avait initiée et Hayley afficha rapidement un réel talent pour ce sport, avant de tout arrêter lorsqu'elle perdit sa mère si brutalement.

Après des années sans toucher les clubs, elle a décidé de s'y remettre sérieusement et de s'entraîner avec acharnement pour briller lors de ce fameux tournoi à venir. Pour cela, elle a prévu de se rendre chez sa tante, qui vit dans le Missouri et a pour voisin un des plus grands golfeurs américains. Avec ses conseils et de l'assiduité sur le parcours, elle devrait vite retrouver un excellent niveau.

Hayley monte donc dans la voiture offerte par son père et prend l'Interstate, direction le Missouri. Un trajet assez long, au cours duquel elle va pouvoir réfléchir à sa vie, ses aspirations, ses manques... Avec ce voyage, elle espère ouvrir un nouveau chapitre de sa vie d'enfant gâtée, marquée par la disparition de son modèle. Mais, une panne de voiture au milieu de nulle part va en décider autrement...

Norma vit avec ses trois enfants dans une vieille baraque un peu flippante au milieu des champs, près d'Emporia, paisible cité du Kansas. Elle y prépare consciencieusement sa fille, Cindy, pour un concours de mini-miss qu'elle doit remporter. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu'elle est la plus belle des fillettes, c'est incontestable.

Elle n'a jamais eu la vie facile, Norma, ni dans son enfance, ni une fois adulte. Les hommes de sa vie, qui lui en ont fait voir de toutes les couleurs et ont disparu. Ses deux grands fils, qui s'éloignent d'elle. Mais à travers Cindy, à travers l'amour infini qu'elle porte à cette enfant, pour laquelle elle serait prête à faire n'importe quoi, elle est certaine qu'enfin, la chance va sourire.

Graham n'a plus qu'une idée en tête : quitter le Kansas pour New York. Big Apple, cet eldorado ! Mais surtout, la vie qui l'attend là-bas, avec sa petite amie, ses études, la perspective de devenir photographe, loin de cette enfance et de cette vie dont il se sent prisonnier. Rien au monde ne lui fera manquer cette opportunité, qu'il prépare avec soin depuis des mois.

Reste à gérer la rupture avec la famille : sa mère, un peu perdue, son jeune frère, si fragile et instable... Bien sûr, il a hâte de quitter Emporia pour rejoindre un monde nouveau, si plein de promesses, mais, malgré tout, il ressent une pointe de culpabilité à laisser les siens derrière lui. Sans plus jamais se retourner...

Et puis, il y a Helena...

D'elle, je ne vous dirai rien. On comprend bien qu'elle est un personnage important, puisque c'est son prénom qui sert de titre au roman. Mais, pour le comprendre, il vous faudra lire le roman. La place qu'occupe Helena est en effet un des enjeux de cette histoire, et Jérémy Fel fait, à travers elle, un sacré pari, et le lecteur doit accepter cette proposition surprenante.

"Les loups à leur porte" était déjà un drôle de défi, surtout pour un premier roman. C'était gonflé de proposer un patchwork d'histoires de monstres, violentes et atroces, pas des monstres sortis de fantasmagories, mais des monstres bien humains, comme vous et moi... Avec "Helena", il pose de nouvelles contraintes et offre un deuxième roman fascinant.

Fascinant, parce qu'il met en scène des personnages ordinaires qui vont se retrouver les uns après les autres en proie à des émotions si violentes qu'ils vont devoir agir. Et agir, cela veut dire prendre des décisions, adopter des comportements, faire des gestes qu'ils n'auraient jamais commis habituellement. Agir, pour ne pas tolérer l'intolérable destin.

Inévitablement, mais je crois que ce sera toujours le cas avec les livres de Jérémy Fel, on se demande dans quel genre on est : roman noir, thriller, littérature générale ? On croise tout cela, lorsqu'on regarde les avis, les critiques. Littérature blanche, c'est le choix de l'éditeur, Rivages, qui a publié le livre, comme "Les loups à leur porte", d'ailleurs, dans sa collection générale et non en noir.

Pour beaucoup de lecteurs dont j'ai pu lire les avis souvent élogieux, c'est un thriller. Je serai plus mesuré, le rythme n'est pas, pour moi, celui du thriller, genre si codifié, mais se rapproche effectivement du roman noir, car la dimension psychologique est fondamentale dans cette histoire, avec des pics de tension et de violence qui explosent brusquement par moments.

La psychologie... Elle tient beaucoup au caractère des personnages que je vous ai présentés, à leurs passés, qui se dévoilent petit à petit, à leurs parcours souvent douloureux. Mais aussi au fait qu'ils ont tous intériorisé leurs maux : "Helena", c'est un grand roman sur les non-dits, sur l'absence de communication entre les êtres, et ici, des êtres proches.

Je ne dis pas que si cette communication avait été mieux assurée, les drames qui jalonnent "Helena" auraient été évités, ce serait un peu facile. En revanche, ce qui est certain, c'est qu'au moment où les digues tombent, il est déjà bien trop tard et des points de non-retour ont été franchi... Tout cela, c'est la base de la tragédie.

Les personnages sont d'abord le jouet du destin et, lorsqu'ils se rebellent, lorsqu'ils refusent ce que leur impose le destin, alors le drame devient tragédie. Et les personnages, des monstres. Mais des monstres servant une cause qui leur semble juste, à tort ou à raison. Des monstres avec lesquels on entre en empathie... Curieuse sensation...

Autant les monstres, appelons-les ainsi, décrits dans "Les loups à leur porte" paraissaient effrayants, sortes de croquemitaines contemporains, autant ceux que l'on rencontre dans "Helena" sont bouleversants. Il ne s'agit pas de justifier ce qu'ils font, entendons-nous bien, mais ces actes-là ont des causes, des raisons, y compris les plus nobles d'entre elles.

L'exemple le plus fort, c'est incontestablement Norma. Elle incarne d'ailleurs ce qui, avec la question du monstre, est l'autre thème très fort de ce roman : la mère. Oh, dans ce domaine aussi, elle n'a pas toujours réussi, mais cette époque-là est révolue : désormais, elle fera tout pour ses enfants. Tout, même l'impensable. Même le pire...

Cette mère féroce protégeant les siens envers et contre tout est un magnifique personnage. Elle se révèle soudainement à elle-même dans la plus rude des adversités, mais le côté malin de cette affaire, c'est justement de ne pas la placer d'office du côté du bien. Et voilà comment on crée une situation de hiatus, tout à fait intéressante : un personnage admirable et horrible à la fois.

Il faudrait vous parler plus en détails de Hayley, mais aussi de Tommy, celui qui fait le lien entre les deux romans de Jérémy Fel, puisque c'est le seul que l'on croise dans l'un et dans l'autre. Seul personnage, mais pas le seul élément, il ne faudrait pas oublier la maison de Norma, certes plus... disons, discrète dans "Helena", mais ce n'est pas rien.

Pour être honnête, Hayley est celle, avec Graham, je crois, qui est celle pour laquelle j'ai le moins d'empathie. Et pourtant, on comprend au fur et à mesure et plus encore une fois le livre achevé pourquoi elle est ce qu'elle est. Une enfant gâtée, je le redis, c'est vraiment ce qu'elle est, au point d'en être agaçante, et même quelquefois horripilante.

En revanche, et là encore, c'est assez paradoxal, le personnage de Tommy éveille des sentiments très forts. De la répulsion, d'abord, dans la scène d'ouverture du roman, dans l'abattoir, où l'on se dit qu'on est reparti pour un tour en pleine ignominie. Oui, mais voilà, plus l'histoire avance, plus Tommy apparaît sous un jour bien différent, celui d'une victime, d'un être démoli...

"Helena" est un roman noir, féroce, violent, douloureux. Il met surtout le lecteur dans une position inconfortable, en bousculant le clivage victimes/bourreaux et le regard que l'on peut porter sur eux. La violence... Eternel débat sur la littérature, le cinéma et autres... Ingrédient indispensable, mais à manipuler avec précautions...

Jérémy Fel n'y va pas avec le dos de la cuillère, mais il ne dépasse pas non plus la dose prescrite et ce qui devrait choquer, bien plus que les violences physiques, dont certaines sont insoutenables et inexcusables, ce sont les violences psychologiques qui écrasent les personnages, particulièrement Tommy, Norma et Hayley.

Enfin, parce que je ne voudrais pas être trop long, "Helena" est un roman très référencé. Stephen King, bien sûr, déjà figure tutélaire de "Les loups à leur porte". Il s'agit de toute une série de clins d'oeil que les amateurs reconnaîtront aisément. Mais, on peut évoquer aussi Burroughs, Wolfe, et plusieurs autres romanciers américains, dont les oeuvres ou les noms apparaissent au fil du roman.

Sans oublier Salinger, que j'ai choisi de mettre à part pour une raison : il permet d'évoquer encore une fois Tommy. Celui-ci se mue en effet en une espèce d'Holden Caufield trash et déjà perdu, lancé dans une errance initiatique et dont l'avenir semble tout tracé. Une dérive aux confins de la raison, une impossible quête pour effacer le passé...

Mais, la référence qui traverse "Helena", c'est "le Magicien d'Oz", évidemment, et pas seulement parce que les deux histoires se déroulent au Kansas. Cité en exergue, aperçu à plusieurs reprises dans sa version cinématographique, évoqué de différentes manières, le livre de L. Frank Baum est omniprésent.

On pourrait même faire un jeu : faire correspondre les personnages des deux romans. Hayley/Dorothy ; Norma/L'épouvantail ; Tommy/le bûcheron en fer blanc ; Graham/le lion peureux... C'est mon casting, mais je pense qu'on peut le percevoir différemment. Je ne suis pas tout à fait sûr de mon coup, mais cela semble plutôt bien coller.

Autre parallèle, cette citation : "Dans les pays civilisés, je crois qu'il ne reste plus aucune sorcière, ni aucun magicien, ni aucune enchanteresse, ni le moindre enchanteur. Mais, vois-tu, le pays d'Oz n'a jamais été civilisé parce que nous sommes coupés du reste du monde. Voilà pourquoi nous avons encore parmi nous des sorcières et des magiciens."

Là encore, à vous de voir où se trouve le pays civilisé dans "Helena"... Quant au fait que les sorcières et magiciens y aient disparu, cela pourrait bien faire écho à ces monstres, à qui la société ne laisse pas la moindre chance... Il y a ce Kansas ennuyeux dans lequel vit Hayley et la version violente et dangereuse du pays d'Oz, où elle se retrouve projetée, qui se ressemblent tellement, en définitive.

Et un magicien d'Oz qui pourrait bien s'appeler... Helena.

dimanche 18 novembre 2018

"Ni le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder en face".

Cette maxime est attribuée dans le roman à La Rochefoucauld, mais c'est d'abord chez Héraclite qu'on la retrouve. Voilà pour la petite info qui vous permettra de briller en société (enfin, si vos amis n'ont pas encore investi dans Google Home ou Alexa...), mais vous verrez que ce titre colle surtout parfaitement aux développements de notre roman du jour. Un an après "Le Jour du Chien", Patrick Bauwen met une nouvelle fois en scène Chris Kovak et Audrey Valenti dans "La Nuit de l'Ogre" (aux éditions Albin Michel). Un thriller dans la continuité du précédent (même si ce n'est pas à proprement parler, il vaut mieux les lire dans l'ordre pour comprendre les liens entre les personnages), où l'on retrouve l'obscurité des souterrains, mais aussi un élément nouveau : la mort. Vous me direz, dans un thriller, c'est attendu. Certes, mais là, elle tient un rôle, elle est un personnage central de l'intrigue, un protagoniste tout à fait particulier et, il faut bien le dire, très impressionnant...


Depuis les événements racontés dans "Le Jour du Chien", Chris Kovak n'est plus le même : il maigrit à vue d'oeil, s'habille systématiquement tout en noir, dort aussi mal qu'il se nourrit peu. Et puis, surtout, il se noie dans le travail. Médecin urgentiste dans un hôpital parisien, il multiplie les gardes, au mépris des règles et de sa santé.

Lors d'une de ses gardes supplémentaires, à l'issue d'une nuit étonnamment calme, il se fait mettre à la porte par Greta Van Grenn, la redoutable et redoutée surveillante générale, qui le renvoie chez lui se reposer comme on punirait un garnement ayant fait une bêtise en classe. Rechignant pour l'exemple, il finit par quitter les lieux.

Dehors, l'aube approche, il pleut, il fait froid... Paris s'éveille et risque d'être d'une sale humeur... Sur le parking, au moment de mettre le contact, quelqu'un ouvre la portière de sa voiture et s'installe sur le siège du passager, demandant de l'aide avant toute autre chose... Surprise et frissons garantis pour le docteur Kovak, jusque-là seulement escorté par ses idées noires...

L'étrange visiteuse est une jeune femme, une vingtaine d'années, guère plus, apparemment blessée à une main, visiblement aussi fatiguée que le médecin. Ensemble, ils font un bout de chemin dans Paris, encore déserte à cette heure-ci. Elle demande de l'aide, puis refuse d'expliquer sa situation, s'agace des questions de Kovak et finit par le planter sur un boulevard pour prendre le métro.

Mais, elle a laissé derrière elle son sac à dos. Lorsque le médecin le remarque, plus moyen de rattraper la jeune femme. Il espère trouver une adresse, un indice sur son identité afin de lui rendre ses affaires. Il ouvre le sac, humide de ce qui ressemble à du sang, et... tombe nez à nez, c'est le cas de le dire, avec une tête... Une tête barbotant dans un bocal en verre rempli de formol...

D'abord, ce sont ses réflexes de médecin qui remplacent l'effarement. Il observe cette tête, une tête de femme... Puis, il réalise qu'on a dû la voler quelque part et qu'il va falloir rendre des comptes... Pas génial, cette histoire. Il fait alors demi-tour et retourne à l'hôpital, car celle qui peut l'aider s'y trouve encore : Greta Van Grenn.

Elle est la première à qui il raconte cette improbable histoire, la fille qui monte dans la voiture, leur dialogue de sourds, la fuite, le sac, la tête... Comme prévu, Greta écoute, conseille à Kovak d'apporter le bocal à la police, puis, soudainement, change d'attitude, explique qu'elle va mener sa petite enquête et met Kovak à la porte pour la seconde fois de la journée...

Fin de l'histoire... Ou pas. Car tout cela trotte dans la tête du médecin qui, malgré la confiance qu'il a en Greta, ne peut s'empêcher de mener sa petite enquête de son côté. Mais, lorsqu'il reprend contact avec Greta, c'est pour découvrir une toute autre image de cette femme autoritaire et froide, capable de mener son service à la baguette. Et cette faiblesse va tout changer...

Comme souvent, avec les thrillers, lorsqu'il faut se lancer dans le résumé, la sempiternelle question est : où place-t-on le curseur ? Il faut se demander jusqu'où aller dans le récit, quels éléments donner et quels autres taire, comment émoustiller la curiosité sans trop en révéler... Un équilibre jamais évident, dans ce genre où chaque situation fait partie de l'intrigue.

Comme souvent aussi, le lecteur en sait plus que les personnages, grâce à l'oeil de ce narrateur qu'on dit omniscient, car il peut adopter tous les points de vue. On se retrouve au milieu du gué, car on sait plus de choses que les personnages, mais, et heureusement, on est encore loin de tout savoir, à commencer par l'objectif que fixe l'auteur, seul maître à bord du roman.

La suite, c'est en la lisant que vous la découvrirez, même si vous vous imaginez bien que l'enquête de Chris Kovak ne va pas suivre les chemins attendus. Décidément, ce brave urgentiste a le chic pour tomber sur des femmes qui apparaissent et disparaissent sans prévenir, c'était déjà le point de départ du "Jour du Chien", dans un contexte toutefois très différent.

Je n'ai pour le moment parler que de Chris Kovak, mais en préambule, j'ai évoqué Audrey Valenti, qu'il a rencontrée dans "Le Jour du Chien". Là encore, c'est un choix, je vais en dire assez peu sur elle, car elle apparaît dans "La Nuit de l'Ogre" dans un rôle différent. Et d'ailleurs, comme le lecteur, elle va devoir s'y habituer, en prendre la mesure.

Pour ceux qui se posaient la question sur la relation entre Kovak et Valenti à la fin du "Jour du Chien", la réponse est claire et nette : le médecin a coupé les ponts avec tout, sauf avec son boulot. Il a repris sa vie en changeant tout et Audrey ne fait pas partie de ce nouveau chapitre de son existence. Mais pas de cette intrigue, que ses fans se rassurent.

Pour cette deuxième enquête, Chris Kovak va suivre une piste qui va le ramener dans un univers qui lui est familier : celui des facultés de médecine, et en particulier celle de Paris, dont il est issu. Tout comme Patrick Bauwen, d'ailleurs. Eh oui, pour ceux qui en doutaient encore, il y a beaucoup de Bauwen dans Kovak.

Un véritable microcosme qui possède ses règles, ses codes, ses traditions, son rythme de vie de dingue, ses communautés, aussi, et c'est dans cet univers qui ne se livre pas facilement au profane, à celui qui n'appartient pas à cette catégorie d'étudiants. Il y a les choses amusantes, d'autres moins, des comportements de groupe qui font parfois sourire et d'autres fois, agacent, choquent, même.

Mais, au-delà des étudiants, c'est aussi l'occasion de découvrir des endroits qu'on ne connaît pas toujours (je pense au musée Dupuytren, évoqué plusieurs fois, mais qu'on ne peut plus visiter pour le moment) ou auxquels il est impossible d'accéder lorsqu'on n'est pas étudiant en médecine. On découvre même des lieux incroyables, comme la salle Cusco, à l'Hôtel-Dieu de Paris...

Ne croyez pas pour autant qu'on abandonne les souterrains et les zones obscures et sombres dans lesquels se déroulait une bonne partie de l'intrigue du "Jour du Chien". Non, tout cela est encore là, même dans ce que je viens d'évoquer, on plonge dans les profondeurs des bâtiments ou des sociétés, là où l'on ne risque pas de regarder le soleil en face...

Et d'ailleurs, si j'avais trouvé que "le Jour du Chien" reposait sur l'opposition constante du noir et du blanc, de la lumière et de l'obscurité, dans cette nouvelle enquête, force est de reconnaître que la lumière a sacrément perdu du terrain. Dès le titre, on est fixé : si l'on dit que "La Nuit de l'Ogre" est un roman sombre, ce n'est pas juste une question de tonalité, d'atmosphère...

La nuit et l'ombre tiennent une place très importante dans cette histoire, et dès le début du livre, d'ailleurs. Dès son exergue, en fait, puisque Patrick Bauwen annonce tout de suite la couleur, en y plaçant une citation tirée d'une chanson de Leonard Cohen, qu'on entend par la suite dans le cours de "La Nuit de l'Ogre".



Une noirceur dans laquelle le lecteur de thriller aime se couler, sinon il lirait autre chose, mais une noirceur également propice pour celui que l'on va suivre, et ce dès la couverture : ce mystérieux homme au chapeau melon à la présence pour le moins angoissante... Mais, là encore, énorme avantage du lecteur sur les personnages... Et sur ceux qui n'ont pas encore lu le livre, donc : chut !

Et puis, il y a la mort... Curieusement, vous noterez que, hormis la personne à qui appartenait la tête du bocal, le résumé qui ouvre ce billet n'évoque aucune mort, qu'elle soit naturelle ou violente. Bon, soyons francs, ça ne va pas durer et si on peut tout à fait imaginer un thriller sans victime, en misant sur la dimension psychologique, en revanche, la violence en sera toujours une composante.

On trouve d'ailleurs son lot de violence, dans "La Nuit de l'Ogre", celle directement reliée à l'intrigue, et d'autre, par exemple celle à laquelle Audrey va être confrontée simplement parce qu'elle est une femme. Le débat sur la violence dans la fiction est interminable, mais il faut aussi reconnaître quand elle s'inspire de la sinistre réalité, qu'elle touche les femmes ou les enfants.

Refermons la parenthèse, car je digresse et je laisse la mort de côté. Lui manquer de respect n'est guère prudent, alors intéressons-nous à elle, qui tient une place toute particulière dans ce roman. Pour moi, elle en est un des personnages, car sa présence est palpable, visible même. Et cette perception est l'un des enjeux de cette histoire.

Je marche sur des oeufs, je fais très attention à ce que je dis pour ne pas trop en dévoiler. Il y a tout un travail dans "La Nuit de l'Ogre" sur sa représentation, sur l'image de la mort. "Ne peut-on vraiment pas la regarder en face ?", semble nous lancer Patrick Bauwen, qui déplace ensuite ses personnages comme les pièces d'un jeu d'échecs afin de nous le démontrer.

Thriller, c'est ce qui fait frissonner, trembler. Le suspense, la mise en scène, les rebondissements, l'action, tout cela doit susciter ces émotions chez le lecteur. Mais, ici, Patrick Bauwen mise sur autre chose, sur un réalisme cru qui frappe l'esprit, justement parce que ces images ne sont pas le fruit de l'imagination, mais bien réelles.

J'ai évoqué le musée Dupuytren, plus haut, il donne déjà une idée de ce que je veux dire. Patrick Bauwen évoque par ailleurs dans le courant de son livre le travail d'Andres Serrano. Volontairement, je ne vais pas aller plus loin. Pour plusieurs raisons : la première, c'est qu'il vaut mieux s'y intéresser en cours de lecture, ou après, pour ne pas s'influencer.

La deuxième, c'est parce qu'il faut vous avertir de ne vous y intéresser que si vous avez le coeur bien accroché. Cet artiste a fait un travail qu'on peut tout à fait contester, qu'on peut rejeter, même, mais il faut reconnaître sa puissance incroyable. C'est extrêmement impressionnant, cela met terriblement mal à l'aise, n'y jetez un oeil que si vous êtes sûrs de vous.

Dans "La Nuit de l'Ogre", c'est donc au tabou de la mort que s'attaque l'auteur des "Fantômes d'Eden" ou de "Monster". Si l'on devait reprendre l'idée de contraste, comme pour "Le Jour du Chien", ce serait donc certainement la mort et la vie. La première, que l'on cherche de plus en plus, dans nos sociétés occidentales, à camoufler, la seconde que l'on voudrait célébrer sans cesse...

Encore une fois, Patrick Bauwen offre une lecture captivante, dérangeante, aussi, inquiétante et violente, portée par ce personnage mystérieux avec son chapeau melon et par un Chris Kovak lui-même assez flippant. Loin de l'image habituelle du héros (ce qu'il n'est de toute façon pas, sauf par son métier d'urgentiste, un vrai sacerdoce), c'est un personnage sombre et hanté que l'on découvre.

Ce qui s'est passé lors du "Jour du Chien" l'a plongé dans une profonde dépression dont il ne parvient à sortir que lorsqu'il bosse, jusqu'à l'épuisement. Pour le reste, on croirait avoir affaire à un mort-vivant, dont le comportement va jusqu'à effrayer les personnages qui font sa connaissance. Il est rare de voir un personnage central aussi mal en point, et ça fait mal au coeur.

Je me suis laissé happer par les différents fils narratifs de cette intrigue, apparemment très différents, dans le fond comme dans la forme, pour un résultat très bien ficelé et haletant jusqu'au bout. Il y aurait certainement encore beaucoup à dire, sur le rôles des policiers, par exemple, dont le chef, Batista, reste très méfiant à l'encontre de Chris Kovak.

Si "Le Jour du Chien" avait comme unité de lieu la ville de Paris, "La Nuit de l'Ogre" va vous faire voyager beaucoup plus loin, prenant des directions surprenantes, nous montrant des choses fascinantes et troublantes. Un roman qui pousse ses personnages dans leurs retranchements, pour attraper un tueur qui pourrait bien nous rester longtemps en mémoire...

Et l'on se réjouit de la perspective de retrouver Chris Kovak, puisque tout laisse penser qu'il y aura un troisième volet à cette série. On s'en réjouit, certes, même si on se demande dans quel état on le retrouvera et quelles horreurs il lui faudra encore affronter. Mais on s'en réjouit aussi parce qu'on se rapproche du moment où l'on découvrira la réponse à la question que l'on se pose depuis le début du "Jour du Chien"...

Dites, vous ne vous sentez pas observés, soudainement ?

jeudi 15 novembre 2018

"A Anli-dong, ils m'ont dit qu'ils viendraient nous chercher. Ils se sont enfin décidés".

Le titre de ce billet n'est pas très clair, je vous l'accorde, mais ne vous inquiétez pas, il va s'éclairer lors de notre résumé. Fin de notre brève tournée asiatique, avec le Japon, après la Chine et la Corée. Avec une petite nuance, toutefois : l'auteur de notre livre du jour n'est pas Japonais, même s'il a vécu longtemps dans ce pays. Après "Japantown", Barry Lancet poursuit avec "Tokyo Kill" (paru aux éditions Bragelonne ; traduction d'Olivier Debernard) sa série mettant en scène Jim Brodie, marchand d'art à San Francisco propulsé à la tête d'une importante agence de détectives basée à Tokyo et nous replonge dans un passé sombre et douloureux, celui de l'invasion japonaise en Mandchourie. Mêlant les techniques du thriller à l'américaine et des éléments de culture et de l'histoire nippones, Barry Lancet nous entraîne dans une enquête dangereuse, où l'ennemi est bien plus difficile à cerner qu'il n'y paraît...



Quelques semaines seulement ont passé depuis les événements marquants relatés dans "Japantown". Jim Brodie se remet à peine des violences terribles dont il a été le témoin et même l'acteur. Avant de rentrer à San Francisco pour reprendre ses activités nettement plus tranquilles de marchand d'art, il doit toutefois régler les affaires courantes de l'agence de détectives qu'il a héritée de son père.

Un début d'après-midi, on vient chercher Brodie dans son bureau. Un homme le réclame avec insistance et menace de faire un scandale. Brodie vient alors se présenter à lui pour faire retomber les tensions. Devant lui, un Japonais, quinquagénaire, qui est accompagné d'un vieillard, bien plus discret, qu'il présente comme son père.

Ils se nomment Miura et le plus âgé des deux, malgré ses 96 ans, en impose clairement. Ils sont venus chez Brodie après avoir lu les exploits de l'affaire Japantown et, s'il s'adresse à lui, c'est pour une affaire grave. Une affaire dont l'origine remonte à la fin des années 1930, lorsque le Japon impérial est allé envahir la Mandchourie et renversé l'empire chinois.

Monsieur Miura était alors officier dans l'armée japonaise et il a participé à cette campagne. En 1940, on l'a assigné à un poste-frontière, à Anli-dong, avec pour ordre de pacifier la région. Pacifier... Mot terrible, puisqu'il sous-entend ici tout le contraire de ce qu'il signifie véritablement... La guerre, dans ses côtés les plus sordides...

Une fois cette présentation historique effectuée, il en vient au fait : une vague de violations de domicile à Tokyo qui défraie la chronique par la violence des actes perpétrés. Huit personnes appartenant à deux familles ont en effet été massacrées en moins d'une semaine, provoquant une vrai psychose dans la capitale japonaise. Et la colère envers les triades, désignées coupables.

Pour Miura père, ces meurtres barbares sont un signe. Et voilà le lien avec le titre de notre billet : il affirme que ces crimes sont le signe que la vengeance liée aux événements intervenus en 1940 à Anli-dong ont commencé... Ne faisant pas confiance à la police, Miura s'est tourné vers Brodie et son agence afin qu'on assure sa protection, car il craint d'être une des prochaines cibles des tueurs...

Même si Brodie n'est pas plus convaincu que ça par les arguments des Miura, il accepte d'ouvrir une enquête. Après tout, les affaires sont les affaires, les comptes de l'agence sont loin d'être florissants et la publicité issue de l'affaire Japantown pourrait permettre de remplir un peu les caisses. Alors, se pencher sur cette histoire, quitte à vite passer à autre chose, pourquoi pas.

Mais quelques heures plus tard, tout bascule. Un appel, vers minuit, pour le prévenir qu'un drame s'est produit... Une voiture de police vient le chercher pour l'emmener à Kabukicho, le quartier chaud de Tokyo (souvenez-vous du roman de Dominique Sylvain qui porte ce titre). Là, un corps a été découvert. Un homme, battu à mort et mutilé, qui avait la carte de Brodie dans sa poche.

Yoji Miura... L'homme qui se trouvait devant lui quelques heures plus tôt. Mais, ce n'est pas le corps du vieil homme, Miura père, que contemple Brodie, mais celui de son fils... Brodie se sent alors terriblement coupable : il ne les a pas pris au sérieux et voilà qu'il va devoir aller annoncer à un vieillard qu'on a massacré son fils...

Cette fois, il ne s'agit plus d'une histoire d'honoraires, mais bien d'honneur. Brodie n'a pas été à la hauteur, il va mettre toute l'agence sur cette histoire pour retrouver les assassins de Yoji Miura et essayer d'empêcher de nouveaux crimes d'une violence inouïe. Il en fait la promesse, même si les seules pistes dont il dispose pour le moment sont une histoire improbable et la personnalité de la victime...

N'allons pas plus loin, pour connaître la suite des événements, lisez ce thriller qui entre assez rapidement dans le vif du sujet et qui peut se lire indépendamment de "Japantown" (même s'il est mieux de lire dans l'ordre, pour suivre l'état d'esprit du personnage central). Et la suite, c'est une enquête échevelée, mouvementée et périlleuse dans laquelle Brodie peine à cerner son rôle.

Car il se sent un peu comme un chien dans un jeu de quilles, lui le "gaijin", l'étranger, qui doit se mêler d'affaires impliquant des Japonais et des Chinois... Une enquête qui démarre quasiment à l'aveugle, je le disais plus haut, avec une idée très vague de ceux qu'il poursuit : des vieillards, comme Miura père ? Ca semble peu probable... Des héritiers, alors ?

Un des éléments importants de l'intrigue, c'est justement le flou qui entoure cette histoire. Rien ne semble vraiment tenir la route et pourtant, où qu'il aille, Brodie semble déranger bien du monde. Au point que Tokyo devient fort dangereuse pour lui, comme pour tous les employés de son agence. Encore une fois, il s'est fourré dans une affaire d'une immense violence...

A l'image de Mo Hayder, avec son "Tokyo", Barry Lancet s'intéresse dans "Tokyo Kill" à l'histoire compliquée qui unit le Japon et la Chine, géants qui se sont longtemps ignorés, avant de s'affronter. L'invasion de la Mandchourie, en 1937, est un événement très important, qui tranche avec l'isolationnisme traditionnel du Japon jusqu'à l'avènement de l'ère Meiji.

Depuis près de 80 ans, les relations entre le Japon et les autres nations extrême-orientales restent très difficiles. On n'efface pas aisément toutes les horreurs qui ont été commises en Chine comme en Corée, et dans une bonne partie du Pacifique. Les nationalismes demeurent puissants aussi dans cette région du monde et les opinions sont promptes à s'enflammer.

Pourtant, ce que nous fait découvrir Barry Lancet à travers l'enquête de Jim Brodie, ce sont d'autres types de relations, particulièrement ici entre le Japon et la Chine, y compris la présence dans l'archipel d'une importante communauté chinoise, dont la volonté est de vivre en paix et en harmonie, sans forcément faire table rase du passé.

Oui, l'histoire... On sait d'emblée que les événements passés vont certainement occuper une place importante dans le roman. Mais lesquels, exactement ? Peut-on vraiment se fier au récit de Miura, qui affirme avoir toujours privilégié la manière douce plutôt que la violence aveugle quand il était en poste à Anli-dong ? Que s'est-il vraiment passé autour de cet insignifiant poste-frontière ?

Et cela peut-il justifier une vengeance aussi sanglante tant d'années après, avec des méthodes qui semblent appartenir aux mires groupes mafieux, qu'on parle des triades chinoises ou des yakuzas japonais ? Pour comprendre l'affaire dans laquelle il s'est impliqué, peut-être imprudemment, Brodie va donc devoir comprendre le passé et démêler le vrai du faux...

Pour autant, le mystère qui entoure ce dossier décidément bien plus sérieux et dramatique que ne le pensait Brodie à l'origine, tient aussi à la personnalité des Miura : le père et son passé militaire, donc, mais aussi le fils. Car, disposant de bien peu d'éléments pour attaquer son enquête, Brodie va s'intéresser à lui et faire de troublantes découvertes à son sujet...

A ce point du billet, une précision d'importance : Barry Lancet est Américain, il est né en Californie, mais il a vécu près de 25 ans au Japon, essentiellement à Tokyo, ce qui lui a permis d'observer et de bien connaître la société et la cultures japonaises. C'est aussi une des matières premières de ses romans, avec ce décalage entre l'enquêteur, non-japonais, et son terrain d'enquête principal, le Japon.

Quoi qu'il fasse, Brodie n'évolue pas sur son terrain, et il le sait, comme le savent les Japonais qu'il rencontre au fil de ses enquêtes. Mais, si le personnage que met en scène Barry Lancet a vécu beaucoup moins longtemps que son père au Japon, il a tout de même appris à en connaître un certain nombre de codes. D'us et coutumes.

Pour "Tokyo Kill", l'un des éléments majeurs, c'est le silence. Et en particulier celui sous lequel on cache ses sentiments, plutôt que de les montrer. Et particulièrement les générations les plus âgées, celle qui ont connu la IIe Guerre mondiale : ils sont "de fervents adeptes du secret et du silence", lit-on sous la plume de Barry Lancet. Ce qui, c'est vrai, n'est pas si différent de ce qui s'est passé en Europe.

On ne parle pas, on ne raconte pas, on ne transmet pas... Mais on ne cherche pas non plus de rédemption ou de pardon. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'efface tout facilement, qu'il n'y a pas de honte, de culpabilité ou de vilains fantômes qui hantent les rêves des acteurs... Sur ces secrets, ces non-dits, peuvent se bâtir de grands drames...

A Brodie de faire parler ceux qui ne le souhaitent pas. La tâche est rude, elle est même l'un des éléments qui engendre la violence dans laquelle se déroule tout le roman et menace le détective américain et ses employés. Il va lui falloir prendre des risques, faire confiance à des personnes qu'on éviterait soigneusement en d'autres circonstances, payer pour voir... Une partie de poker menteur potentiellement mortelle...

Et puisqu'on évoque le Japon, son histoire, ses traditions, il faut parler d'un élément important de ce thriller : après les ninjas de "Japantown", Barry Lancet introduit un autre archétype, du moins à nos yeux occidentaux, celui du samouraï. Son code de l'honneur, sa maîtrise du combat, sa loyauté envers un idéal qu'il défendra coûte que coûte...

Dans "Tokyo Kill", le romancier joue avec la figure du samouraï, qu'il transpose dans la société du XXIe siècle. Avec une nostalgie un peu rance pour un Japon qui n'existe plus, ce Japon féodal recroquevillé sur lui-même, en quête de pureté. N'allons pas plus loin sur ce sujet, je pourrais laisser échapper un peu trop d'indices sans le vouloir...

Je vais clore ce billet avec un dernier thème, ou plus exactement avec un sujet qui va recouper presque tout ce qui a été dit jusque-là à travers un personnage de "Tokyo Kill" : elle s'appelle Rie Hoshino, on fait sa connaissance assez tôt dans le livre, puisque c'est elle qui sonne à la porte de Brodie pour l'emmener sur la scène de crime de Kabukicho.

Rie est policière et cela n'a rien d'anodin : dès sa première apparition, on nous le dit, elle est "une des rares femmes policières de Tokyo". Et si c'est si rapidement spécifié, ce n'est pas pour rien, car tout au long du livre, on va la voir tentant de faire ses preuves, y compris en marge de sa hiérarchie, craignant par-dessus tout d'être mise à l'écart et endurant le mépris de ses collègues masculins.

Tout cela va donner lieu à une relation compliquée avec Brodie. L'Américain n'est pas un héros hollywoodien comme les autres, roulant des mécaniques, imposant sa force et son charisme au monde entier (et je n'ai même pas parlé du sourire Ultra-Brite...). Mais, face à Rie, il ne sait pas toujours sur quel pied danser, il commet des erreurs, se retrouve dans le rôle du macho, tout en pensant bien faire.

Et voilà, moi aussi je tombe dans le panneau ! Je veux vous parler de Rie, et je digresse aussitôt pour ne parler que de Brodie... Lamentable ! Vraiment, Rie vaut mieux que ce traitement-là ! C'est un beau personnage, qui révèle aussi des traits de la société japonaise quant à la condition des femmes (et Rie n'est pas la seule, d'ailleurs).

Rie est courageuse, déterminée, dotée d'un caractère bien trempé et d'un esprit acéré. Petit à petit, avec Brodie, le lecteur la découvre, prend la mesure de l'envergure de ce personnage, inhibé et écrasé au départ, et qui va se rendre indispensable au fil des événements. Je ne sais pas si on pourra un jour lire le troisième tome des enquêtes de Brodie (coucou, Bragelonne ?), mais ce serait intéressant, ne serait-ce que pour voir quel y serait le rôle de Rie.

J'avais beaucoup aimé "Japantown" et j'ai eu le même plaisir à dévorer "Tokyo Kill". Outre la visite de Tokyo, dans la diversité de ses quartiers et jusqu'à ses alentours, on suit Brodie dans cette enquête fort délicate où il ne peut quasiment faire confiance à personne. Il semble d'ailleurs plus facile de se faire tuer au coin d'une rue que de croiser quelqu'un digne de confiance, pas rassurant, tout ça.

La rythme n'est pas effréné, on avance parfois un peu plus lentement, avec des scènes reposant justement sur des rencontres, des tensions psychologiques, des rapports de force et de pouvoir où il faut la jouer fine. Mais que les amateurs d'action se rassurent, ça castagne, ça court, ça saute, ça défouraille, ça dégaine, aussi... Et Brodie doit donner de sa personne, plaies et bosses en perspective...

L'intrigue réserve pas mal de surprises, même s'il faut reconnaître qu'il y a quelques trucs assez classiques dans cette histoire. Barry Lancet mène bien sa barque pour nous entraîner là où on n'imaginait pas aller en lisant les premiers chapitres. Mais c'est aussi une intrigue qui permet d'aborder des questions de fond, ce qui n'est jamais désagréable dans un thriller...

Et puisque c'est toujours bien de terminer sur une touche de culture, avec une oeuvre évoquée dès la première page : "Cercle, triangle et carré", de Sengai Gibon, un moine zen né au milieu du XVIIIe siècle. Et c'est justement toute la philosophie zen qui s'exprime dans l'épure de cette encre, également connue sous l'appellation "l'Univers". Et soyez-en sûr, ce n'est pas juste un élément de décor...


mardi 13 novembre 2018

"Connaissez-vous le Massacreur, le receveur maudit ?"

Après la Chine, poursuivons notre tournée asiatique, version thriller. Prenons, si vous le voulez bien, la direction de la Corée, avec une transition toute trouvée, puisque notre roman du soir est signé par une écrivaine qui est, comme Cai Jun, comparée à Stephen King dans son pays... Trêve d'ironie, évoquons plutôt ce roman surprenant, par sa construction, par sa situation, par ses personnages, par son dénouement aussi et par un des éléments majeurs de son intrigue, le base-ball... "Les Nuits de sept ans", de Jeong You-jeong (en grand format aux éditions Decrescenzo, maison initialement spécialisée dans la littérature coréenne ; traduction de Kwon Ji-hyun et Philippe Lasseur), est un thriller qui flirte avec le fantastique, qui entretient, comme son titre l'indique, une ambiance très sombre, tout au long de ses 500 pages. D'un côté, la crainte d'une vengeance, de l'autre, une délicate quête de vérité. Et, au coeur de tout cela, la terrible crainte d'un fils : celle d'être, comme son père avant lui, un monstre...


Choi Seo-weon est un jeune homme qui vit dans un coin si perdu de la péninsule coréenne qu'elle n'apparaît sur aucune carte. Dans ce hameau, qui n'a de remarquable que son phare et sa position face à l'île Dol, un spot prisé des plongeurs, il travaille à la pharmacie et vit chez un étrange personnage, Ahn Seung-hwan, écrivain raté qui attend que sa muse veuille enfin se manifester.

Cela fait quatre ans qu'ils vivent là, dans la plus grande discrétion, prêtant, à l'occasion, leurs talents de plongeurs quand c'est nécessaire. Une vie retirée du monde, qui va basculer lorsque débarque au hameau du phare un groupe de citadins un peu trop excités. Malgré les conditions dangereuses et les avertissements qu'on leur adresse, ils décident de plonger, malgré tout.

Au matin, Seung-hwan et Seo-weon sont réveillés par le représentant du village. Trois des plongeurs ont été récupérés, mais le dernier manque encore à l'appel. L'unique espoir de le sauver dépend d'eux, les garde-côtes n'étant pas assez près pour intervenir à temps. Le sauvetage spectaculaire et hautement risqué attire l'attention des médias, qui braquent leurs projecteurs sur le village.

Et ce qui n'aurait jamais dû arriver se produit alors : les journalistes reconnaissent Seo-weon et révèle son douloureux passé. Sept années plus tôt, alors qu'il n'avait que 11 ans, il s'est retrouvé au coeur d'un drame impliquant son père, Choi Hyeon-su. Arrêté le 12 septembre 2004, il a ensuite été condamné à mort et attend encore son exécution en prison...

Soudain, Seo-weon redevient "le fils de Choi Hyeon-su", le fils de l'assassin, du monstre, du condamné à mort... La honte rejaillit sur le jeune homme, mais le vrai choc n'est pas là : pour faire du buzz, les journaux et les télés ont révélé à toute la Corée l'endroit où se cachait Seo-weon. Et, par conséquent, à celui qui a juré de se venger en le tuant...

Que s'est-il donc passé en cet été 2004 ? Choi Hyeon-su, prometteur joueur de base-ball dans sa jeunesse, n'a jamais pu atteindre le plus haut niveau. Mais, il a mené une carrière professionnelle honorable, jusqu'à ce qu'une étrange blessure ne vienne tout gâcher : victime d'un étrange mal neurologique, il a perdu peu à peu le contrôle de son bras, jusqu'à devoir raccrocher la batte.

Une fin de carrière prématurée, marquée par les moqueries et ce bras incontrôlable qui lui a valu plus d'une fois d'être ridicule. Et de sombrer dans l'alcool et la dépression au grand dam de son épouse. Jusqu'au jour où, bien décidé à ne pas perdre cette femme qu'il aime et leur enfant, il se reprend en main et se porte candidat à un poste de surveillance sur le barrage de Seryeong.

Pour cela, la famille va devoir déménager, quitter la ville de Daegu pour un endroit retiré et moins vivant. Mais, Hyeon-su pense que c'est indispensable pour reconstruire une nouvelle vie à trois. Malheureusement, rien ne va se passer comme prévu. La veille de son embauche, venu à Seryeong pour récupérer les clés de son nouvel appartement, il a un accident...

Dans la nuit, le long du lac artificiel créé par le barrage, il renverse une fillette qui a déboulé devant lui. Un terrible accident ! Oui, mais qui va prendre une autre tournure, lorsque l'ancien sportif comprend que la fillette n'est pas morte. Il s'approche d'elle et, soudain, son bras mort s'anime et étrangle la fillette, sans qu'il ne puisse rien faire pour l'en empêcher !

La suite... Eh bien, je vais vous la laisser découvrir. La mort de la fillette est ce qui a marqué les esprits, dans un premier temps. Car, vous le verrez, ce n'est pas le seul chef d'accusation qui a conduit le père de Seo-weon dans le couloir de la mort. Mais l'enchaînement des faits reste flou, en particulier pour le garçon, bien jeune pour tout comprendre à cette époque.

Depuis 7 ans, il vit avec cette terrible culpabilité, mais aussi une immense tristesse, car ce 12 septembre 2004, c'est toute sa famille qui s'est brutalement disloqué le laissant seul au monde, ou presque... Et puis, il y a la peur. La peur d'être pris pour cible par Oh Yeong-je, le père de la fillette, qui a juré de se venger en tuant le garçon...

Mais que s'est-il vraiment passé cet été-là, au bord du barrage ? L'incertitude dans laquelle demeure depuis 7 ans le jeune homme ne l'aide pas à passer à autre chose. Or, quelqu'un connaît la vérité pour en avoir été un témoin direct. Seung-hwan n'a jamais parlé, n'a jamais révélé tout ce qu'il savait. Mais il l'a écrit. Et, au moment où il se retrouve à nouveau en danger, Seo-weon va découvrir ce manuscrit...

Bon, soyons clair, j'ai fait mon possible pour vous proposer un résumé de ce roman. Mon possible, parce que les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît. Parce qu'il y a énormément de zones d'ombre entourant les événements de 2004 et que Seo-weon, narrateur du début du roman puis spectateur de sa propre histoire, ignore le fin mot de l'histoire.

J'ai surtout choisi de respecter la construction du roman, à la différence de la quatrième de couverture qui simplifie bien des choses, je trouve. Car le jeu entre le présent et le récit des événements de 2004 est très important, tout ce qui se met en branle en 2011 (année de sortie du roman en Corée) dépendant évidemment de ce qui s'est passé sept ans auparavant.

Il faut reconnaître que le contexte dans lequel se déroule le livre est pour beaucoup dans le sentiment d'oppression qu'on peut avoir : on est loin de tout, en 2004 comme en 2011. Des endroits perdus, à l'écart, peu denses en population et finalement assez bizarres : ce hameau au bord de la mer avec son phare comme unique point de repère et plus encore Seryeong.

Seryeong, son barrage, son village si propret qu'il en semble aussi artificiel que le lac voisin, sous lequel pourrit l'ancien village, recouvert par les eaux... Je ne dis pas qu'on ne peut pas trouver à ce décor un petit côté carte postale, mais tout est mis en oeuvre pour en faire un endroit sinistre, dans tous les sens du terme. A commencer par la nuit...

Eh oui, cette nuit qui commence avant même l'arrivée de Hyeon-su sur les rives du lac et qui, ensuite, va durer sept longues années, aux yeux de Seo-weon. Tout le roman ne se passe pas de nuit, mais cela contribue pas mal au côté sombre des choses, et à sa dimension angoissante. Et aux idées noires qui rongent l'esprit de Seo-weon depuis tout ce temps.

Thriller ou thriller fantastique ? Franchement, c'est à chacun de se faire son avis sur la question. On flirte avec, par exemple avec le Massacreur qui semble défier la raison, mais aussi avec d'autres éléments, sans doute pas décisifs pour l'ensemble, mais qui ajoutent à son côté globalement étrange, mystérieux.

Jeong You-jeong aurait pu aller bien plus loin dans cette voie, le récit et le lieu était propice à utiliser quelques sympathiques archétypes. C'est finalement plus léger, entre rêve et cauchemar, comme si les personnages se raccrochaient à cela pour pouvoir accepter ce dans quoi ils sont embarqués... Mais, avec ou sans, l'atmosphère de ce roman est très intéressante et forte.

On se replonge donc avec le jeune homme dans ce passé pénible, dans cette période où sa vie a basculé, où il est devenu le fils d'un monstre, ce père indigne, meurtrier, qui ne semble afficher ni remords ni regret et l'a laissé seul, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, l'obligeant depuis sans cesse à fuir et à se cacher...

Au coeur de cette histoire, quatre personnages se détachent nettement. Ils ne sont pas les seuls à intervenir, mais ils sont ceux qui occupent vraiment les rôles principaux. Il y a Seo-weon, narrateur de la première et de la dernière partie du roman, également impliqué dans la partie centrale, celle du passé. Avec, à chaque fois, pourtant, l'impression qu'il est d'abord un spectateur.

Il y a évidemment Hyeon-su, sportif déchu, mauvais mari et père de plus en plus distant, en quête d'une rédemption qui va tourner au cauchemar. Le monstre désigné par tous, à commencer peut-être par lui-même, à l'image du surnom de Massacreur qu'il a donné au mal étrange qui, régulièrement, anime son bras comme s'il était indépendant du reste de son corps...

Il y a Oh Yeong-je, le père de la jeune victime. Un notable, une figure de Seryeong, quand la famille Choi n'est encore qu'étrangère à ces lieux. Un homme puissant, donc, quand Hyeon-su, sa femme et son fils ne sont rien, ou pas grand-chose, surtout à ses yeux. Un homme blessé, en quête de vengeance, prêt à tout pour l'assouvir, et de la plus violente des façons...

Beaucoup de choses vont tourner autour de ces deux personnages, qui sont les protagonistes d'une tragédie qui leur appartient. Et l'un des enjeux majeurs de l'histoire, du récit que découvre Seo-weon, c'est de savoir qui sont exactement ces deux hommes, au-delà du simple portrait qu'on a pu faire d'eux dans les médias, lors des récits du drame.

Et puis, il y a celui qu'on n'attend pas forcément : Ahn Seung-hwan. A priori, c'est un personnage totalement extérieur à l'histoire. Il était à Seryeong au moment des faits, ils connaissaient les autres acteurs du drame, mais c'est tout. Mais, là encore, au fil de sa lecture, Seo-weon va le découvrir sous un tout autre jour et, peu à peu, son rôle va devenir bien plus important que celui de simple ami.

Tout cela, la construction, les secrets des personnages, l'absence de certitudes sur les événements de 2004, contribue à une intrigue assez complexe, mais captivante. On est dans la même position que Seo-weon (avec, toutefois moins de pression sur les épaules et moins de douleur à revenir sept années en arrière, reconnaissons-le), on a envie de savoir ce qui s'est vraiment passé.

Bien sûr, connaître précisément le déroulement des événements de 2004, mais aussi se préparer à un dénouement qu'on devine rapidement mouvementé... Un dénouement à double détente, qui pourrait permettre de déterminer un peu plus précisément où se situe la frontière, bien floue, entre le bien et le mal. Si tant est qu'il y ait quelque chose de bien dans toute cette affaire...

Dernier élément, sans doute celui qui pourrait poser le plus de problème au lecteur français : le base-ball. Ce n'est pas un sport très populaire dans notre beau pays, contrairement à la Corée, où il occupe une place importante (il y a d'ailleurs pas mal de joueurs asiatiques en MLB, la Major League Baseball, le championnat professionnel américain).

Mal connu, et mal compris, aussi : à l'instar de son cousin européen, le cricket, le base-ball est souvent perçu comme incompréhensible. C'est très injuste, c'est bien plus simple que le cricket, croyez-moi, même si je ne compte pas (et vous vous en réjouissez) vous faire un cours sur les différences entre ces deux disciplines.

Reste que le base-ball, qui apparaît d'abord comme un simple détail, un élément de caractérisation, va prendre une place bien plus importante sans qu'on s'y attende forcément. Je ne vais pas détailler la chose, cela nous emmènerait un peu loin. Mais, lorsqu'on réalise la chose, certains éléments aperçus ici et là prennent un sens nouveau.

Oh, je vous sens un peu paniqués, là : est-ce qu'on va piger quelque chose à tout ça ? Mais oui, rassurez-vous, on n'entre pas dans les points délicats des règles de ce sport, simplement on doit faire avec certains postes clés des équipes lorsqu'elles s'affrontent autour du diamant, les uns cherchant à conquérir les bases et à rejoindre le marbre, les autres... à les en empêcher.

J'insiste, même si vous vous sentez largués à la lecture de ces quelques lignes, ne partez pas en courant, laissez sa chance à cette histoire et à son final. Les explications données dans le roman sont assez claires, je pense, même pour qui n'a jamais vu un match de base-ball ; peut-être aurez-vous simplement à faire deux trois recherches sur le vocabulaire, les postes, mais ce sera vite fait.

Allez, un photo et vous allez tout comprendre :


Au premier plan, le lanceur, celui qui lance la balle, vous voyez, c'est facile ! Debout, avec la batte en main, le frappeur ou batteur, là non plus, rien de compliqué. Accroupi derrière le batteur, le receveur. Ah, là, ça demande déjà un peu plus d'explication : il est de la même équipe que le lanceur et ils communiquent par signaux pour fixer la stratégie à suivre.

Le receveur doit capter la balle si le batteur ne parvient pas à la frapper. Je n'entre pas dans les détails qui sont ici inutiles, de même, j'oublie l'homme en noir au fond, c'est l'arbitre. Mais, rien qu'en situant le lanceur, le batteur et le receveur, vous avez les informations qui vous seront utiles si vous avez envie de lire "les Nuits de sept ans".

Allez, je cesse de vous embrouiller, mais c'est vrai que ce final "sportif" est une des bonnes surprises que réserve ce livre, car d'un seul coup, bien des choses se mettent en place qu'on ne perçoit pas immédiatement. C'est remarquablement construit, porté par des personnages qui ne paraissent certes pas très sympathiques, mais qu'il faut laisser se dévoiler.

C'est un thriller assez austère et sombre, où Seo-wong apparaît comme le personnage le plus touchant, dont le destin est en jeu. C'est l'histoire d'un père plein de bonne volonté qui se perd complètement et entraîne tout le monde dans sa descente aux enfers ; c'est l'histoire d'un fils qui ne sait pas quoi penser de ce père et de son héritage...

Qu'en sera-t-il finalement de cette relation difficile ?

lundi 12 novembre 2018

"Pour les bouddhistes, après la mort, la septième conscience fait sortir la huitième conscience du corps. Cela se produit au cours de l'état intermédiaire entre la mort et la réincarnation".

Je n'ai extrait qu'un bout de cette citation, bien plus longue dans le roman, tirée du "Recueil de l'ère de la Grande Paix", un recueil de textes publié sous la dynastie des Song, à la fin du Xe siècle de notre calendrier. Simple précision contextuelle, le plus important étant les mots eux-mêmes, puisque tout le roman dont nous allons parler ce soir tourne autour de cette mystérieuse huitième conscience. Décidément, la Chine est une riche terre de littérature, de la littérature blanche à la science-fiction, en passant par le policier. Et voici, avec "La Rivière de l'oubli", de Cai Jun (en grand format chez XO ; traduction de Claude Payen), un thriller fantastique à la remarquable construction, qui nous entraîne dans la Chine en pleine mutation du tournant du millénaire, dans laquelle cohabitent plus que jamais la tradition et la modernité, les racines asiatiques et l'influence occidentale croissante. Avec, au coeur de l'intrigue, un personnage fort déroutant : un enfant...


Shen Ming est un jeune professeur de chinois très brillant, en poste depuis 3 ans dans un lycée de Shanghai. D'ores et déjà, son avenir, professionnel et politique (dans la Chine communiste ces deux parcours sont étroitement liés), semble assuré. Un véritable exemple d'ascension sociale comme le régime chinois souhaiterait sans doute en promouvoir plus souvent.

Et puis, un jour de juin 1995, une lycéenne membre d'une des classes auxquelles enseigne Shen Ming meurt. Une mort suspecte, qui a eu lieu sur le campus et qui entraîne une enquête de police. Et, rapidement, Shen Ming fait figure de principal suspect, car la rumeur dit qu'il était proche (trop proche ?) de la jeune victime...

En quelques instants, toute la vie et toute la prometteuse carrière de Shen Ming volent en éclats : de tels soupçons vont suffire à le faire renvoyer, s'ils ne l'envoient pas directement en prison pour le reste de sa vie, ou devant un peloton d'exécution. Plus de beau mariage avec une jeune femme d'une classe sociale plus huppée que la sienne... Shen Ming, qui clame son innocence, n'a plus rien...

Et sa grand-mère, dernier lien avec son passé, son enfance, s'éteint à son tour. A croire que le destin en veut soudainement à Shen Ming... Il va devoir se lancer dans un combat désespéré, peut-être vain, pour démontrer son innocence, convaincre un policier, Huang Hai, déterminé à le faire tomber, qu'il n'a pas tué Liu Man.

Mais peu importe : exactement deux semaines après la mort de la lycéenne, le 19 juin 1995, veille des examens, Shen Ming est tué à son tour. Alors qu'il se trouvait dans une usine désaffectée, lieu connu pour être bien mal fréquenté au point qu'on le connaît sous le nom de Zone de la Démone, il est poignardé à mort. Un crime parfait : aucun témoin, aucun indice, aucune trace...

Neuf années passent. A l'automne 2004, Gu Qiusha, qui fut fiancée à Shen Ming, fait la tournée des établissements scolaires détenus par le groupe privé fondé par son père qu'elle dirige désormais. Lors d'une visite dans une classe, elle reste ébahie en écoutant un jeune élève, il ne doit même pas avoir dix ans, réciter des passages entiers de textes de la littérature classique chinoise.

Elle demande à le rencontrer une fois les cours terminé. Il se présente sous le nom de Si Wang. Il semble extrêmement doué, mais fait tout pour qu'on ne le remarque pas, jusqu'à glisser des erreurs volontairement dans ses devoirs. Il vit avec sa mère dans un appartement pourri d'un quartier très pauvre de la ville, dont ils risquent d'être expulsés à chaque instant.

Gu Qiusha n'en revient pas de l'intelligence, de la lucidité, du calme de ce petit bonhomme... Et elle se met à voir en lui le fils qu'elle n'a jamais eu. Peut-être celui qu'elle aurait pu avoir avec Shen Ming si... S'il n'y avait eu l'assassinat de Liu Man, puis celui de Shen Ming... A partir de ce moment, Si Wang ne quitte plus l'esprit de la jeune femme, dont le mariage est un échec cuisant.

Mais, ce premier tête-à-tête entre Gu Qiusha et Si Wang va prendre un tour inattendu... Ensemble, ils vont découvrir un cadavre, dans un état de décomposition avancée. Et c'est comme si Si Wang avait su qu'il se trouvait là. Comme s'il avait délibérément conduit la jeune femme à cet endroit. Auprès de ce mort. Un mort qu'elle connaît, surgi du passé...

Alors que les liens entre Gu Qiusha et Si Wang se resserrent, d'autres morts se produisent. Et toutes semblent avoir un point commun : les victimes ont toute un lien avec Shen Ming... Au point de se demander si quelqu'un ne venge pas la mort du professeur. Au point de se demander si Shen Ming lui-même ne serait pas revenu d'entre les morts pour se venger...

Au point de se demander si, pour cela, il n'a pas choisi l'apparence d'un enfant...

Disons-le d'emblée, ce résumé, comme la quatrième de couverture, est imparfait, mais il est difficile de faire mieux. D'abord, parce qu'il se passe énormément de choses à chaque étape du livre. Ensuite, parce que ces événements ne sont pas toujours expliqués aussitôt, il faut laisser se développer l'intrigue pour cela.

Enfin, parce que l'intrigue s'étend sur une très longue période, et pas seulement les deux moments évoqués, le mois de juin 1995 et l'automne 2004. Par conséquent, on est un peu contraint, pour planter le décor, de faire quelques raccourcis. Mais, un conseil, soyez attentifs, très attentifs dès le début, car tout a de l'importance dans ce roman.

"La Rivière de l'oubli" est le genre de livre dont on se dit en le refermant qu'il faudrait le relire, pour remarquer tout ce qu'on a raté lors de la première lecture. La construction de ce livre, le développement complètement inattendu de l'intrigue sont absolument passionnants et offrent au lecteur un thriller fantastique très original et atypique par rapport aux thrillers traditionnels.

Si je devais faire une métaphore, je dirais que Cai Jun n'a pas simplement écrit un thriller, il a réalisé un véritable origami littéraire : on a sous les yeux une figure bien reconnaissable, réalisée par une série de pliages. Mais, lorsqu'on la déplie, lorsqu'on remet tout à plat, alors, une toute autre histoire apparaît, aux tenants et aux aboutissants qui laissent pantois, car on ne les avait pas imaginés un instant.

Je ne vais pas trop développer cet aspect, il faut vous en laisser la surprise, mais on se rend compte que la mort de Shen Ming n'est pas simplement un point de départ, c'est un pivot, un centre. Et tout le reste ne découle pas forcément de cet événement, mais tout ce qui va advenir (et le reste) gravite autour de cet assassinat inexpliqué.

Il est d'ailleurs amusant de voir que le vengeance supposée qui se met en place à l'automne 2004 est aveugle. Pas par cruauté ou plaisir de tuer, mais parce que le justicier, quel qu'il soit, ignore qui a tué Shen Ming. Et là encore, cela offre des perspectives tout à fait étonnantes, une enquête aux répercussions surprenantes qui vont révéler une histoire bien plus complexe qu'on ne le pensait d'abord.

"La Rivière de l'oubli" n'est pas juste un thriller, c'est un thriller fantastique. La nuance est d'importance car tout repose en fait sur cette huitième conscience, évoquée dans le titre de ce billet. Avant d'expliquer plus avant, un salut à l'auteur, encore : Cai Jun s'amuse avec nous, en nous faisant d'abord miroiter une histoire de fantômes (références tirées de la culture populaire à l'appui).

Oui, mais voilà, après avoir laissé planer cette idée, voilà qu'il nous place face à un élément qui ne correspond pas aux codes. Le fantôme appartient à la mythologie chinoise, comme il fait partie de notre imaginaire collectif européen, mais ici, rien ne colle. Il y a un truc qui cloche avec ce "fantôme"-là. Jusqu'à se demander s'il s'agit bien d'un fantôme...

Le mot apparaît plusieurs fois dans le cours du roman. L'idée que, parmi nous, vivent et évoluent un certain nombre de fantômes est lancée telle qu'elle, et l'on sent alors comme un léger frisson. Mais, dans "La Rivière de l'oubli", c'est bien quelque chose d'autre qui hante l'histoire : non pas un esprit ayant pris apparence humaine, mais... une réincarnation.

Pour un lecteur français ou occidental, c'est quelque chose de très original, car relativement étranger à notre culture. Pour le lecteur chinois, j'imagine que la perception est un peu différente, puisque c'est tout de même un concept qui appartient à la culture chinoise, auquel on peut croire ou pas, mais qui parle forcément.

C'est avec ce concept que joue Cai Jun, un concept défini plus en détails dans le passage du "Recueil de l'ère de la Grande Paix" que j'évoque en titre de ce billet (j'insiste, c'est la totalité de l'extrait qui importe et justifie d'ailleurs ce choix). La définition bouddhiste, si je puis dire, de la réincarnation, avec des spécificités que va reprendre le romancier pour construire son personnage.

Bon, c'est devenu monnaie courante (et on en aura un autre exemple dans un prochain billet), dès qu'un auteur de thriller fantastique se démarque quelque part, on lui colle l'étiquette de Stephen King local... Cai Jun a donc droit à la lourde référence, plus marketing qu'autre chose, même s'il faut reconnaître qu'on ne serait pas si surpris que ça de croiser Si Wang à Derry, dans le Maine...

A ce point du billet, il faudrait vous parler de Si Wang, mais ce personnage lui aussi doit être découvert sans a priori. Contentons-nous de dire qu'il y a chez lui quelque chose de plus dérangeant que de formellement effrayant. Cai Jun joue sur une vraie ambiguïté : est-il vraiment ce qu'il prétend être (et qui est tout à fait irrationnel) ou bien y a-t-il autre chose ?

Force est de reconnaître que ce garçon est vraiment troublant, trop sage et instruit pour son âge, envoyant des signaux à propos de ce qu'il prétend être et de ce qu'il sait. Il y a chez Si Wang un curieux mélange entre un véritable angélisme, qu'on rattache souvent à l'enfance, et une espèce de machiavélisme qui fiche un peu les chocottes...

Un petit mot sur le titre français (désolé, je ne dis rien du titre chinois, faute d'assez bien connaître la langue...), car il fait apparaître un élément très intéressant, au-delà de la simple lecture de ce livre. Tout au long des 480 pages du roman, on croise régulièrement le nom de Mengpo, personnage associé à cette rivière de l'oubli, que l'éditeur français a choisi de mettre en avant.

Mengpo, c'est une vieille femme qui se tient à l'entrée d'un pont (nom, ce n'est pas un sketch des Monty Python... Pfff...) et offre à ceux qui veulent franchir le pont de la soupe qu'il faut boire pour être autorisé à traverser. Tout cela se passe aux enfers, le pont permet d'arriver au pays des morts et la soupe est celle qui fait complètement oublier sa vie antérieure...

Ca ne vous rappelle rien ? A quelques détails près, on retrouve la même idée dans les mythologies gréco-latines : là aussi il faut traverser des fleuves pour arriver au pays des morts et se dépouiller de la vie qui vient de s'achever pour espérer repartir sous une toute autre identité. Pas de soupe, mais l'eau du Lété, l'un de ces cours d'eau... Une autre rivière de l'oubli...

A défaut du titre chinois, on pourrait évoquer le titre en anglais, "The Child's past life", la vie antérieure de l'enfant, qui opte pour un autre aspect de l'histoire. En jouant sur la carte de la réincarnation, en centrant le titre sur le personnage de Si Wang et en donnant de manière très maligne un élément d'importance pour la suite de la lecture : n'oubliez pas la vie de Shen Ming.

Au-delà de cette étonnante construction, ultra-précise et très élaborée, au-delà des personnages, bien plus nombreux que ne le laisse penser mon résumé, au-delà des questions autour du fantastique, au-delà de la question de la réincarnation, il y a un contexte général très intéressant, à commencer par le pays dans lequel se déroule le roman : la Chine.

Cai Jun construit de manière fort habile son histoire pour que les deux périodes principales permettent de montrer le changement radical qui s'est opéré dans la société chinoise : en 1995, on est encore dans la Chine communiste, avec son omniprésente bureaucratie et chaque personnage, à commencer par Shen Ming, vise une carrière en son sein, au sein du Parti.

L'ambition est alors d'obtenir le plus haut poste possible dans cette hiérarchie extrêmement structurée. Et toute carrière devient éminemment politique, avec les rapports de force que cela impose, les rivalités, aussi, les jalousies... Lorsqu'on rencontre Shen Ming, on comprend d'ailleurs qu'il va bientôt gravir quelques échelons, prélude à une carrière remarquable.

Mais, lorsque l'on se retrouve en 2004, tout cela a quasiment disparu. Ou, en tout cas, les priorités ont profondément changé. Et ce qui frappe, c'est l'irruption du privé dans cet univers où il n'existait pas auparavant. Et avec, de l'économie de marché, aussi, qui n'est plus l'ennemi. La politique est bousculée par l'économie, le pouvoir et les rapports de force ont changé considérablement.

L'ascension sociale elle aussi n'est plus la même. Dès le début de la partie se déroulant en 2004, on voit Gu Qiusha rouler dans une luxueuse BMW. Une simple image qui en dit très long. Tout comme les signes extérieurs de richesse qu'elle affiche... Jusqu'à ce qu'on comprenne qu'elle ne travaille plus dans une administration mais qu'elle dirige une société privée. D'écoles privées ! Dingue !

Avec tout cela, un autre mot apparaît : corruption. Oh, il apparaît au grand jour, mais il existait déjà, bien sûr. Sauf que, dans ce contexte, il devient le mal absolu, celui dont on accuse les personnes qu'on veut abattre. Mais c'est aussi le signe que l'argent est devenu omniprésent dans une société qui a complètement muté en une décennie...

On se demande d'ailleurs comment Shen Ming, intelligent et ambitieux, aurait négocié ce virage. On essaye, comme Gu Qiusha, d'imaginer ce qu'aurait été sa vie s'il avait vécu, s'il n'y avait pas eu les accusations, s'il avait épousé sa fiancée, s'il avait gravi les échelons de la bureaucratie jusqu'aux plus hauts échelons...

Mais ce n'est pas le seul aspect culturel d'importance dans ce livre. L'autre est plus littéraire, artistique, même. Shen Ming enseigne le chinois et c'est un passionné de littérature classique. Il connaît de nombreux textes par coeur et en récite volontiers des passages. Cai Jun rend ainsi un vibrant hommage à la très riche et très ancienne tradition littéraire de son pays.

Pourtant, on croise au long du récit d'autres références culturelles, littéraires, cinématographiques ou musicales, beaucoup plus contemporaines. Pour les films, ils font souvent écho aux traditions, à l'image des "Histoires de Fantômes chinois", par exemple. Pour la littérature, il ne s'agit plus forcément d'auteurs chinois, mais de best-sellers occidentaux.

Et puis, pour la chanson, et c'est peut-être là le plus curieux, il s'agit d'artistes qui ont connu un succès énorme avant de voir leur destin brisé. Eh oui, là aussi la mort rôde, elle qui est un personnage à part entière du livre. Cela alimente aussi un côté légèrement macabre qui colle parfaitement à l'atmosphère générale du livre, il faut le reconnaître...

Mais tout cela est fort bien agencé, rudement bien goupillé, réalisé sans insistance, touche après touche. Il y a un énorme boulot narratif derrière tout cela, "La Rivière de l'oubli" n'est pas simplement un page-turner, comme on dit, mais un livre prenant qui donne aussi à réfléchir et qui réserve son lot de surprise.

C'est sans doute plus complexe qu'une histoire racontée de manière chronologique, en jouant sur d'autre ressorts, cela demande un peu plus d'attention qu'un thriller plus classique dans la forme, mais c'est aussi ce qui fait l'originalité de ce livre, signé par un romancier de 40 ans que l'on découvre de ce côté du monde, mais qui a près de 20 ans d'écriture derrière lui.

jeudi 1 novembre 2018

"There are two paths you can go by, but in the long run, there's still time to change the road you're on" (Led Zeppelin).

"Stairway to Heaven", pour ouvrir ce billet, on ne se refuse décidément rien ! Outre le fait qu'on entend la chanson dans notre roman du jour, ce choix sera expliqué un peu plus loin, et ces vers en particulier. Changement radical d'ambiance après la violence débridée de "La Mort selon Turner" et le désert sud-africain qui lui sert de cadre. Direction le Québec pour un formidable roman noir, signé Andrée A. Michaud, une écrivaine qu'il faut découvrir absolument. "Rivière tremblante", son nouveau livre, est paru cet été aux éditions Rivages, dans la fameuse collection Rivages noir. Deux histoires racontées en parallèle, deux douleurs et deux façons de les exprimer et d'y survivre, tant bien que mal. Deux destins bouleversés par des drames sans rapport entre eux, si ce n'est leur nature, deux culpabilités lourdes à porter. Et une plongée terrible dans ces deuils impossibles qui immobilisent, qui rongent... Oui, l'ambiance de ce roman est très différente de celle du Willocks, mais la violence y est aussi très présente. Elle s'exprime simplement de manière beaucoup plus insidieuse. De quoi sérieusement remuer le lecteur...


A l'été 1979, deux enfants ont l'habitude d'aller jouer dans la forêt, près de la petite ville de Rivière-aux-Trembles, au Québec. C'est la canicule et les deux amis, Michael et Marnie, aiment bien s'aventurer dans ce coin isolé pour se baigner dans un lac, se laisser sécher au soleil et profiter d'une cabane qu'ils ont construite.

C'est leur secret, à ces deux inséparables, ils sont les seuls à connaître l'endroit, ou du moins à le fréquenter. A 12 ans, il est rare qu'ils fassent quelque chose l'un sans l'autre et en cette période de vacances estivales, c'est encore plus vrai. Et pourtant, cette période idyllique va s'achever de la pire des manières.

Lors d'une de ces sorties au lac, Michael disparaît. L'instant d'avant, il était là, Marnie l'a vu sortir de l'eau. Et quelques secondes plus tard, elle était seul devant la cabane. De Michael, plus une trace, comme s'il n'avais jamais existé... Le temps de rentrer en ville et de prévenir les adultes et une enquête est aussitôt lancée.

Mais rien n'y fait. Il n'y a aucune piste, aucun élément viable. De Michael, on ne va retrouver qu'une chaussure, un peu plus loin dans la forêt et rien d'autre. Quant au témoignage de Marnie, il est bien insuffisant, elle ne s'est rendu compte de rien, pas même de l'hypothétique présence d'une autre personne aux alentours...

Pour Marnie, le choc est terrible. Son meilleur ami, son alter ego n'est plus là et, à sa propre culpabilité, vient s'ajouter autre chose, pire encore : la suspicion. Aussi peu rationnel que cela puisse sembler, à Rivière-aux-Trembles, on commence à se demander ouvertement si Marnie n'est pas pour quelque chose dans la disparition de Michael.

La tension monte et l'adolescence de la jeune fille va se dérouler dans une atmosphère pénible, oppressante, presque menaçante. L'enquête est au point mort, nul ne sait ce qui est arrivé à Michael et cette absence de réponse, cette impuissance, cette tristesse, cette colère rejaillissent sur celle qui était là et n'a rien fait : Marnie.

Dans une autre ville du Québec, à quelques centaines de kilomètres de Rivière-aux-Trembles, vivent Bill, son épouse Lucy-Ann, surnommée L.A., et leur petite fille, Billie. Une famille unie, aimante, des parents pour qui cette enfant est l'être le plus précieux au monde. Une vie sans histoire, comme celle de tant d'autres familles au Québec et ailleurs.

On est en 2006, ce n'est plus l'été, mais un froid et triste hiver. Une journée morne qui va tourner au cauchemar, quand Billie disparaît à la sortie de son école. Là encore, aucune piste, aucune trace, l'impression que Billie s'est évaporée, qu'elle n'a même jamais existé. Et une enquête qui aboutit rapidement dans une impasse totale...

Pour Bill et L.A., c'est la fin du monde, la fin de leur monde. Tout s'est effondré en quelques instants, lorsqu'ils ont appris l'affreuse nouvelle. Et la suite, c'est une terrible descente aux enfers que chacun des deux parents va affronter à sa façon. Une douleur insoutenable, indescriptible, immense, qui va fracturer le couple irrémédiablement.

Le lecteur suit Bill, le père, dans cette nouvelle vie sans sa fille (mais peut-on encore parler d'une vie ?), dans cette descente aux enfers qu'il ne parvient pas à endiguer. Et, comme pour Marnie, ce soupçon qui pèse sur lui, insidieux, presque un non-dit. Car, qui serait mieux qu'un père pour faire disparaître sa propre fille à a sortie de l'école ?

Marnie, Bill, ils ne se connaissent pas, ignorent tout l'un de l'autre, mais leurs destins sont liés par le malheur qui les a frappé à près de trente années d'intervalle. Une jeune fille, un homme adulte, la première a dû vivre toutes ces années avec ce poids sur les épaules, le second est encore au paroxysme de la douleur et du déni.

Deux parcours différents, des choix de vie sans rapport : Marnie a préféré l'exil, construire sa vie d'adulte loin de Rivière-aux-Trembles, où elle n'aurait jamais pu se défaire du souvenir de Michael. Quant à Bill, sa douleur est telle qu'il s'enfonce progressivement dans la folie et l'on se demande s'il survivra longtemps à ce train.

Mais l'un comme l'autre ne vit qu'entouré de questions sans réponse, de réflexions sur ce qu'ils auraient pu, auraient dû faire autrement, d'un sentiment de culpabilité d'une profondeur abyssale et, presque paradoxalement, ils n'échafaudent pas d'hypothèse pour expliquer l'inexplicable. Aucun espoir auquel se raccrocher...

J'évoquais la violence en préambule, elle est là, tapie, sournoise, terrible. La violence des souvenirs, de l'impuissance, de l'absence, de l'ignorance des faits. La violence de cette culpabilité dont on ne peut se débarrasser alors qu'on n'a rien à voir avec les événements. La violence, enfin, du soupçon qui finit par vous rattraper où que vous alliez.

Marnie et Bill sont comme frappés d'infamie malgré eux. Une marque indélébile et pourtant invisible, si l'on n'a pas les bonnes informations. Or, celles-ci circulent, se transmettent, s'imposent avec le temps à la vérité, ou du moins, à la réalité des faits : on ne sait pas ce que sont devenus Michael d'un côté, Billie de l'autre, et il ne devrait y avoir rien d'autre à dire.

La force de l'écriture d'Andrée A. Michaud, c'est de nous plonger dans la tête de ces deux êtres, deux victimes que beaucoup souhaiteraient voir coupables, simplement pour se rassurer, se donner bonne conscience. Deux personnages irrémédiablement abîmés parce qu'ils ne peuvent faire leur deuil, tourner la page et simplement penser à autre chose.

Attention, on est dans un roman noir, pas dans un polar ou un thriller, pas dans un roman à intrigue. L'objectif de ce roman n'est pas de découvrir ce qui a pu arriver à Michael et Billie, il est implicitement entendu qu'on ne le saura jamais. On se demande alors où va nous mener "Rivière tremblante" jusqu'à ce qu'apparaisse le but de ce double récit.

Il s'agit d'une quête, celle d'une délivrance, apparemment impossible. Mais comment peut-elle se produire, quels sont les éléments qui vont permettre à Marnie et à Bill d'enfin laisser derrière eux leur cher disparu et la douleur ? Voilà l'enjeu d'une histoire dans laquelle le hasard, parce qu'il faut bien un coup de main, va mettre son grain de sel.

"Vous pouvez emprunter deux chemins, mais il est toujours temps de changer de chemin", chante Robert Plant dans "Stairway to Heaven" (oui, c'est le passage en titre de ce billet). Dans le roman, c'est la deuxième partie de cette phrase qui apparaît textuellement et c'est vrai qu'elle résume bien la situation de Marnie et Bill.

On peut aussi la rapprocher d'une phrase de Bill, "Je sais qu'on peut revenir des limbes, mais pas du paradis". Une vision cruelle, puisqu'elle place Bill dans les limbes, comme un fantôme, comme si le disparu était lui-même. On pourrait objecter que son récit donne plutôt l'impression qu'il vit un enfer, mais c'est peut-être ce qui fait la force de Bill, et aussi de Marnie : ne jamais avoir renoncé à vivre.

Oh, c'est une vie douloureuse, difficilement supportable, mais contrairement à d'autres personnages qui ont baissé définitivement les bras, les deux protagonistes de "Rivière tremblante" ont tenu le coup. Avec des hauts et surtout des bas, et des bas très bas. Ils errent dans cette vie trouble, ressassant leur malheur et son côté inexplicable, mais c'est aussi ce qui leur permet encore d'avancer.

Ils sont dans les limbes, c'est un chemin ; il en existe un autre, celui qui mène au paradis. Pas un royaume dans les nuages, avec des vieux barbus qui vous accueillent pour un séjour éternel, non, on n'ira pas aussi loin. Ici, le paradis, c'est une existence qui retrouve son cours normal, une page enfin tournée, un deuil accepté et un horizon à atteindre.

Comme Robert Plant, on se demande comment, c'est vrai. Marnie et Bill sont tellement enfermé dans leur douleur qu'ils ne se posent certainement pas la question du tout avant que l'embranchement n'apparaissent. Mais, avant de le trouver, il va encore leur falloir franchir des épreuves, accepter des humiliations qui sont comme du sel sur leurs plaies, faire avec le regard des autres...

C'est le premier roman d'Andrée A. Michaud que je lis, après avoir lu et entendu énormément d'excellents échos sur son précédent roman, "Bondrée", dans lequel il était déjà questions de mystérieuses disparitions. Nul doute que je comblerai bien vite cette lacune, car j'ai été conquis par l'écriture et l'univers de cette romancière qui publie depuis 1987 et que l'on découvre tardivement de ce côté de l'Atlantique.

"Rivière tremblante" est un roman poignant, fort, douloureux aussi pour le lecteur. On se laisse entraîner à la suite de ces deux âmes errantes qui voudraient bien réintégrer leur corps et leur existence. Qui voudraient bien enfin accepter l'idée que Michael et Billie ne réapparaîtront plus jamais, quoi qu'il leur soit arrivé.

Ce sont deux magnifiques portraits, d'une grande humanité, d'une grande empathie, à la fois proches dans leur malheur et pourtant très éloignés l'un que l'autre. Ils sont restés figés, comme pris dans l'ambre. Oh, bien sûr, Marnie n'est plus la petite fille qui s'amusait au bord du lac en 1979, mais celle-ci est encore omniprésente en elle.

Ce prénom... Marnie... On pense à Hitchcock, évidemment, et à ce personnage interprété par Tippi Hedren, voleuse compulsive, victime d'un traumatisme qu'elle ne comprend pas et de période où elle perd le sens des réalités... Un personnage auquel la Marnie de roman n'hésite pas à se comparer, redoutant d'être elle aussi victime du même genre de névrose, et depuis toujours...

Il y a aussi des références dans la partie consacrée à Bill. Là encore, le choix du prénom, non pas le sien, mais celui de sa fille, trop tôt enlevée, comme si elle n'avait jamais existé, est riche de signification, de souvenirs, d'intimité, aussi. Une incarnation d'un bonheur qui lui aussi a disparu sans laisser de trace, un jour d'hiver...

Terminons comme nous avons commencé ce billet, avec Led Zeppelin, mais pas juste une citation. Ecoutons-les, laissons-les nous emmener sur les marches menant au paradis, avec cette intro mythique, ces rythmes qui changent brutalement, paisibles puis plus violents, la voix de Plant, la guitare de Page et son solo... En pensant encore à Marnie, à Bill. A Michael, à Billie.