samedi 28 septembre 2013

"Un des grands malheurs de la vie moderne, c'est le manque d'imprévu, l'absence d'aventures" (Théophile Gautier).

Face aux livres dont tout le monde parle, surtout en période de rentrée littéraire, il y a plusieurs attitudes possibles, la méfiance, presque naturelle (c'est trop beau pour être vrai !), la rébellion (je ne suis pas un mouton de Panurge, quand même !), l' "Inrocks-attitude" (ça se vend ? C'est à ch... !) ou encore se montrer consciencieux et lire par soi-même, parce que ça reste la meilleure des solutions. Ici, le roman concerné arrivait précédé d'une réputation flatteuse mais surtout, SURTOUT, on disait que ce livre faisait rire ! Oh, la denrée rare, la perle dans l'huître, l'aiguille dans la botte de foin !! En plus, un titre qui, forcément, éveille la curiosité et une présentation de l'auteur bidonnante, hop ! emballé, c'est pesé, voici dans mes mains "l'extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans un armoire Ikea", de Romain Puertolas (aux éditions le Dilettante). Mais, attention, ne vous y méprenez pas, au milieu des situations absurdes, des running gags et de ton léger, le roman aborde aussi un sujet bien plus grave, d'une façon complètement décalée, ce qui n'enlève rien à la réflexion qu'on peut avoir...





Ce matin-là, Gustave Palourde, taxi de son état, affable et avenant de caractère, attend devant l'aéroport de Roissy le prochain pigeon, euh, pardon, client qui voudra aller à Paris grâce à ses services. Eh oui, quoi de mieux qu'un touriste tout émoustillé par son séjour dans la plus belle ville du monde pour faire monter le compteur en passant par les chemins de traverse, ni vu, ni connu, je t'embrouille...

Mais Gustave ne sait pas encore que ce client aux oeufs d'or attendu comme le Messie va en fait lui attirer bien des ennuis... Ce client arrive manifestement d'Inde (cf le turban) et est sans doute un riche industriel (cf le costume). le cerveau de Gustave se met en branle avec un bruit de tiroir-caisse, celui-là, il ne va pas le louper !

D'autant que le bonhomme ne paraît pas bavard. Assis sur la banquette, au lieu de donner une adresse précise, il n'a prononcé qu'un mot. Enfin, un mot... Une marque, plutôt : Ikea. Pour le reste, l'anglais du chauffeur de taxi est trop limité pour en comprendre plus. Mais, comme le gars n'a pas l'air de connaître le coin, il va le conduire dans un Ikea à l'autre bout de la région parisienne, à Thiais, près d'Orly, quelle ironie, histoire de faire gonfler le prix de la course...

Ce qu'ignore notre brave chauffeur teeeellement parisien, c'est qu'il transporte un client bien plus malin qu'il n'y paraît... Ajatashatru Lavash Patel, c'est son nom, arrive d'un village du fin fond de l'Inde où il est une star. Car il est fakir et réalise des miracles divers et variés... Enfin, le terme exact serait plutôt illusion ou tour de magie... Mais en faisant croire que c'est vrai. Disons-le, ce fakir a tout d'un escroc... Et Gustave va le constater à son détriment...

S'il vient en France, c'est donc pour faire une course chez Ikea, chaîne de magasins pas encore implantée dans son pays (mais, apparemment, ça va changer...), une course un peu particulière que je vous laisse découvrir. Un voyage express : il a prévu de repartir avec son achat dès le lendemain et d'épater une galerie déjà conquise à son retour au village.

Ah oui, détail important, Ajatashatru n'a pas un rond en poche, juste un billet de cent euros complètement faux et des talents de manipulateur qu'il entend bien mettre à profit pour repartir en Inde sans rien débourser... Et ça commence avec ce charmant chauffeur de taxi, qui n'y voit que du feu. Mais, ça se gâte dans le magasin... D'abord, parce que l'article sur lequel lorgne le fakir coûte plus que 100 euros, ensuite, parce qu'il faut le commander... Il n'aura son bien que le lendemain, juste à temps pour remonter dans l'avion.

A lui de meubler la journée et surtout de trouver les quelques euros qui lui manquent pour régler la note, enfin, une petite partie de cette note... Et comme il ne connaît pas du tout la région où se trouve la grande surface suédoise, il décide de rester dans le magasin. Il saura y piéger un client pour les euros manquants et trouver un coin confortable pour passer la nuit, après tout, ce ne sont pas les lits qui manquent...

Les euros, ils viendront d'une charmante cliente, Marie, qui sera la première personne rencontrée par Ajatashatru lors de son périple, à fissurer sa belle assurance, son arrogance de fakir. Pour la première fois, il y a comme un regret dans l'esprit de l'escroc à mentir et voler son prochain... Car, le fakir est séduit, lui qui a fait justement de la séduction, sous sa forme la plus hypocrite, son fonds de commerce... Ce ne sera pas la dernière fissure dans ses certitudes... Quant à sa nuit magique au pays merveilleux des meubles en kit, elle va tourner au cauchemar...

Ajatashatru, un peu trop sûr de ses talents, fait comme chez lui, oubliant juste qu'un magasin comme celui-là vit aussi la nuit... Surpris en plein plateau-télé par une visite technique, il doit se cacher au plus vite... et se retrouve dans la fameuse armoire dont vous attendiez tous l'arrivée dans notre histoire... Mauvaise pioche, l'armoire en question appartient à une collection qui doit quitter le catalogue dès le lendemain...

Les employés qu'il a fuis viennent emballer les meubles mis au rancart et vont les faire sortir du magasin, sans soupçonner que l'un d'entre eux abrite un passager clandestin... Un passager qui, lui-même, sent bien qu'on le déplace mais n'a aucune idée d'où on l'emmène... Voilà comment va débuter l'extraordinaire voyage de ce fakir pas aussi roué qu'il l'imaginait, à travers l'Europe et même au-delà...

Je rassure les âmes sensibles et les claustrophobes qui liraient ce billet, il ne va pas rester coincé dans l'armoire tout au long du livre. Il va même en sortir assez rapidement, mais trop tard pour pouvoir mener son plan initial à bien... Car, lorsqu'il émerge enfin du meuble, c'est pour découvrir qu'il est dans un camion en train de rouler vers l'inconnu... Et, en plus, il n'est pas seul dans ce camion...

Je ne vais pas en dire plus sur les événements qui vont se produire, en tout cas, pas de façon détaillée. Mais, vous me connaissez, je ne vais pas m'arrêter là ! Prenons les choses dans l'ordre. Je vous ai résumé ci-dessus la partie la plus drôle du roman. Attention, entendons-nous bien, l'humour est présent tout au long du roman, mais cette première partie c'est vraiment, pardonnez ma trivialité, "top à la déconne".

Dans la narration, dans la caricature poussée parfois jusqu'au cliché (attention, on est sur le fil du rasoir, parfois, et on joue les funambule d'un bout à l'autre, en particulier avec le personnage de Gustave et de ses proches), dans l'utilisation de gags récurrents, comme la prononciation du nom du fakir, source de calembours à répétitions (Goscinny, maître à penser de Puertolas ?) et de quiproquos...

Je me suis gondolé comme une étagère Ikea pendant toute cette première partie. Mais, lorsqu'il se retrouve dans le camion, l'irruption de nouveaux personnages dans une situation déjà fort incongrue va changer la donne. Dans ce camion, Ajatashatru va rencontrer ceux qui vont ébranler pour la deuxième fois ses certitudes et réveiller la morale, profondément endormi tout au fond de son être enturbanné...

Car, à l'arrière de ce camion, est monté en profitant d'un arrêt un groupe d'émigrés clandestins originaires du Soudan. Le voilà, le thème de société au combien grave et sérieux que Puertolas va introduire dans son histoire délirante. Clandestin malgré lui et même contre son gré, puisque, tel ET, Ajatashatru ne souhaite qu'une chose, rentrer chez lui, le fakir va découvrir le sort de ces êtres humains qui ont tout quitté pour essayer de rejoindre un hypothétique eldorado, au péril de leur vie et contre de véritables rançons...

A la fois confronté à la vraie misère mais aussi considéré comme un clandestin lui-même, avec les risques que ça représente, le fakir va avoir une illumination : il va vouloir s'amender (se rédimer est peut-être un terme un peu trop fort) et faire le bien autour de lui désormais... Seulement, les événements qui vont se succéder vont à la fois lui apporter des éléments de soutien et de gros, gros ennuis...

Des ennuis qui prennent la forme, en particulier, d'un certain Gustave Palourde, chauffeur de taxi certes affable et avenant mais qu'il ne faut pas pousser dans les orties, car il est un tantinet rancunier... Une vraie poursuite s'engage avec la volonté affichée de se venger d'un escroc en lui faisant passer, y compris violemment, le goût d'escroquer...

Au passage, et pour rester au rayon comédie, Puertolas égratigne la police des frontières britanniques, les procédures liées à l'immigration en Europe, hors et dans l'espace Schengen, le monde du cinéma et de l'édition, les terroristes fanatiques, les gitans, les capitaines de marine marchandes peu scrupuleux, les magasins vendant des meubles en kit et les fakirs doux rêveurs qui débarquent dans le monde occidental moderne comme les Persans de Montesquieu la France du XVIIIèm siècle...

Oui, tout escroc et prestidigitateur (pourquoi j'écris un mot pareil, moi !) de talent qu'il est, Ajatashatru arrive dans une société dont il ignore tout des codes sociaux, moraux, politiques, enfreignant sans le vouloir un tas de règles dont il ignore parfois jusqu'à l'existence (n'exagérons pas, il sait que ce n'est pas bien de voler, même s'il le fait...). Et c'est aussi ce décalage culturel qui donne du sel à ce récit.

Mais, c'est vrai que les états d'âme du fakir et sa confrontation à l'arbitraire occidental, d'une part, et à la misère qui pousse à devenir clandestin de l'autre, viennent un peu nuancer l'humour du roman et son humour vache (sacrée). On rit encore des situations dans lesquelles va se mettre, le plus souvent sans le faire exprès, notre brave fakir. Mais, le sort de ces hommes, souvent dramatique, la guerre, la pauvreté et l'avenir incertain des peuples du sud sont toujours là, bien présents, soit directement dans le texte, soit à l'esprit du lecteur.

Pourtant, Ajatashatru ne vient pas d'un endroit prospère, il n'est pas issu d'une famille riche. Mais son statut social, pourtant usurpé, lui a toujours permis de profiter d'un confort au détriment de ses concitoyens. Là, les écailles lui tombent des yeux, ces gens-là sont bien loin des pauvres hères dont il tire ses ressources et ils sont aussi bien plus en difficulté. Voilà ce qui va faire tilt, le travailler et le pousser à changer... Pour devenir... Ah, non, ça, je ne le dis pas, vous verrez bien, mais je dois dire que la façon dont Puertolas traite cette nouvelle vocation est, pour le coup, franchement hilarante...

Il y a, en seconde de couverture (en fait, sur le rabat de la couverture où est écrit le résumé qui n'est pas en quatrième de couverture, puisqu'en quatrième de couverture, il n'y a pas de texte mais un dessin, vous me suivez ?) une phrase, qu'on retrouve dans le corps du roman, que j'ai faillie mettre en titre de ce billet. Elle dit en substance qu'au XXIème siècle, les derniers aventuriers ne sont ni les marins solitaires, ni les alpinistes, ni les aérostiers, ni les astronautes (j'enjolive, j'extrapole), mais les clandestins qui franchissent les frontières dans des conditions extrêmes et bravent des dangers inouïes avec la quasi certitude d'échouer au final...

Vu le contexte du roman, et vu ce qui arrive au fakir, on pourrait croire qu'il y a là un vrai sarcasme. Mais, je ne le crois pas. J'en veux pour exemple le récit des clandestins du camion racontant comment ils ont mis près d'un an à arriver dans ce véhicule, à une Manche de leur objectif final, quand un vol régulier permettrait de faire le même trajet en... 11 heures...

Puertolas interpelle ses lecteurs sur ces situations terribles, bien loin des clichés sur les hordes d'envahisseurs que nous promettent certains augures à la triste figure, mais sans jamais perdre de vue son objectif : faire un livre drôle. Je n'ai pu m'empêcher de penser, au fil des pages, que si Philéas Fogg revenait, il ne serait peut-être plus un dandy britannique, mais un fakir gentiment arnaqueur...

Je vous vois sourire, je vous entends d'ici : il déraille, le Drille, il déraisonne ! Mais non, la référence à Jules Verne est explicite dans le roman. Le roman aurait pu s'appeler "les tribulations d'un fakir en Europe". Mais, c'est vrai que les différents moyens de transports, parfois originaux, qu'on croise dans le roman de Puertolas ramène au tour du monde. Ca ne dure pas 80 jours, mais c'est tout aussi mouvementé, croyez-moi !

On croise même un personnage qui s'appelle Fik, Aden Fik... Et en plus, il commande un cargo ! Bon, c'est sûr que si vous n'avez pas lu le Tour du Monde, ça ne vous dira rien, mais faites-moi confiance, la référence est là et bien là... Ce n'est pas la seule référence littéraire, il y en a d'autres (saurez-vous les remarquer ?... Oh, j'en ai sûrement loupé aussi, hein !) et ça se fond bien dans l'histoire...

Voilà donc un premier roman qui connaît un succès formidable et qui déclenchera sans doute bientôt des cascades de critiques fielleuses, comme d'hab. Comme souvent, ce livre ne mérite ni excès d'honneur, ni excès d'opprobre, il ne vise rien de plus que de divertir son public (là encore, je pense que certains traits d'humour amuseront les uns, agaceront les autres) sans pour autant lui servir un roman sans fond. Car on sort détendu de cette lecture, mais aussi avec à l'esprit cette question délicate des clandestins.

Rien n'empêche alors de lire, pour attaquer le sujet de front et avec grand sérieux "A l'abri de rien", d'Olivier Adam ou le remarquable "Eldorado", de Laurent Gaudé, entre autres. Puertolas a choisi le parti d'en rire, à travers un personnage atypique, déjanté mais profondément attachant, qui finit par se faire prendre au piège d'une société européenne bien plus roublarde qu'il ne l'est en vérité. Avec un petit regret : le fait que le fakir se laisse lui aussi prendre au final par le miroir aux alouettes occidental... L'amour, oui, mais adhérer après avoir subi, je trouve ça un peu dommage...

Et, tandis que je rédige ces dernières lignes, j'ai l'impression de voir devant moi, souriant, ses yeux couleur Coca-Cola en train de pétiller de malice et de gentillesse, "un homme d'âge moyen, grand, sec et noueux comme un arbre, le visage mat et barré d'une gigantesque moustache", un turban sur la tête et des anneaux perçants ses oreilles et ses lèvres...

Et qu'on ne vienne surtout pas me dire que ce livre ne vaut pas un clou ! (Ba-dum tsss... !)


mercredi 25 septembre 2013

"Papa, c'est Joe l'Embrouille !"

"Tout le monde sait comment on fait des bébés mais personne ne sait comment on fait des papas", dit le grand philosophe Stromae dans son ouvrage de référence, "Papaoutai" (éditions des belles lettres). Et c'est vrai qu'entre l'image qu'on se fait de son père, ce héros, etc. etc., et la réalité qui s'impose parfois brutalement, le décalage n'est pas évident à vivre... Dans le roman qui nous occupe ce soir, "les heures pâles", premier roman de Gabriel Robinson (aux éditions Intervalles), cette thématique est centrale. Robinson nous raconte l'histoire d'un fils confronté à un père décevant et une mère en colère, celle d'un jeune homme aux ailes pas encore déployées qui doit prendre les responsabilités de l'adulte qu'il n'est pas encore tout à fait. Plus roman autobiographique (je m'avance peut-être...) qu'autofiction, "les heures pâles" est aussi un roman marqué par la présence dans la vie du narrateur de toute une culture populaire qui l'a façonné.





"Les heures pâles", c'est le récit d'un jeune homme de l'amour inconditionnel qu'il porte à son père. Au point de vouloir trouver dans une friperie le même blouson de cuir que lui, d'en faire un modèle idéal. Pas au point de le suivre en embrassant la carrière de flic, mais, de ça aussi, le garçon est fier. Son père est officier de police, un vrai héros de cinéma qui rentre à la maison chaque soir... Ou presque...

Eh oui, c'est prenant, le métier de flic. Parfois, le père est même absent au moment où son fils aîné souffle ses bougies sur le gâteau d'anniversaire ; à Noël aussi, il disparaît quelques heures, mais pas pour revenir habillé en Père Noël... Ses loisirs aussi, le père les vit en solo. Le rallye, c'est son truc à lui, il peut y passer des weekends entiers, l'enfant restant à la maison avec sa mère, une femme effacée et casanière, parfaite épouse, parfaite maîtresse de maison...

Toute son enfance, toute son adolescence, le narrateur grandit à l'ombre de cette statue du commandeur, cet homme solide, fort, courageux, forcément. Une incarnation naturelle de l'autorité et du Bien, avec une majuscule. Un père idéal, parfait, qui va passer le relais à son fils en l'accompagnant de Lyon à Paris,pour l'aider à s'installer dans son premier appartement. Le garçon a décroché un job de journaliste culturel, et c'est au tour du père d'être fier.

Mais, alors que l'oisillon vient de quitter le nid, qu'il a déployé ses ailes mais ne vole pas encore avec une totale stabilité, une annonce aussi inattendue que douloureuse vient faucher le jeune homme en plein essor : son père a une double vie ! Deux familles, la sienne, la légitime, avec son épouse et ses deux garçons, et une seconde, avec une autre femme, une autre enfant, une fille... Et, pire que tout, cela fait 18 ans que cela dure !

D'un seul coup, à la lumière de cette cruelle révélation (intervenue par hasard, comme il se doit dans ce genre d'histoire), tous les événements passés, les absences, les voyages, les nuits à l'extérieur "pour le boulot", tout ça prend un tout autre aspect... Une trahison... L'image du père parfait qui se brouille, soudainement, comme un reflet dans l'eau au milieu duquel on jette un caillou.

Alors, bien sûr, on comprend un peu mieux le désenchantement qu'on ressentait depuis les premières lignes du roman, les interrogations du narrateur exprimées dans le chapitre 0, qui s déroule au Mali. Mais, la découverte du mensonge, son ampleur et la réaction de ce jeune adulte qui a bâti sa vie sur une image paternelle désormais écornée ne sont pas les seuls ressorts de ce roman.

En effet, la mère, jusque-là si discrète, va, suite à cette découverte, péter les plombs. Excusez-moi la trivialité de l'expression, je n'en vois pas d'autre. Et, tandis que la mère explose, laisse jaillir les flammes de sa colère et de son humiliation, le père, lui, s'évapore, se ratatine, rentre dans une coquille dont il ne sort quasiment plus... Le beau costaud, le flic sans peur et sans reproche, le père idéalisé devient un pépère, là encore, c'est le premier mot qui me vient, un vieil homme, malade du coeur, affalé, muet, effondré, transparent...

Des parents dont le couple vole en éclats et un fils aîné, frêle papillon à peine sorti du cocon, qui devient d'un seul coup l'adulte responsable de ses géniteurs, qui n'ont plus leur raison, leur lucidité, qui se comporte comme des gamins. Renversement de l'ordre naturel des choses et prise de commandes d'un adulescent pas en encore dégrossi... Opération "maturité expresse" enclenchée !

Le narrateur va devoir gérer une famille qui part à vau-l'eau, un frère cadet qui ne s'en lave pas les mains, mais presque, une mère partie complètement en vrille et qui, carburant à la colère, ne redescend plus vraiment les deux pieds sur terre et un père qui était plus présent du temps de sa double vie secrète que maintenant, même quand il est là...

Gabriel Robinson raconte cette histoire avec beaucoup de pudeur, cette histoire qu'on croit être la sienne. Il raconte ces moments-clés qui ont fait pour lui, de son père une figure tutélaire puis le déboulonnement de la statue et surtout, le réveil d'une mère si discrète jusque-là. La confrontation du narrateur et de sa mère, lorsqu'elle exprime sa colère de la plus virulente des façons, est un moment très fort.

Une femme désemparée, désespérée, humiliée, trahie, morte de honte et de colère, qui se rebelle, qui s'épanche enfin, elle qui fut si peu diserte jusqu'ici. Une femme qui crache son ressentiment et en éclabousse tout ce qui l'entoure, à commencer par son fils. Arrivé en catastrophe pour essayer de servir de médiateur entre ses deux parents, il découvre un champ de bataille et des ruines encore fumantes.

Et il doit faire face à une mère qu'il n'a jamais vu dans cet état, une furie qui s'en prend même à lui. A son tour d'être désarçonné, comment réagir face à cette situation ? Plier l'échine ou faire preuve d'une autorité que lui confère son tout nouveau statut d'adulte indépendant, mais qu'il n'a jamais encore pu éprouver auparavant ? Oui, doit-il hurler sur sa mère, est-ce concevable ? Mais est-ce bien sa mère, face à lui ?

Petit à petit, cet épisode au combien douloureux, va pousser le narrateur à se structurer, ne serait-ce que pour affronter une situation qui menaçait de lui filer entre les doigts... Entre une mère en déraison, un père liquéfié et l'idée d'une demi-soeur encore inconnue, il va lui falloir vite grandir. Cela ne veut pas dire que le narrateur n'était pas mature lorsqu'il a quitté le giron familial, mais il était encore à la recherche de la stabilité propre à l'âge adulte...

Un mal pour un bien ? C'est peut-être aller un peu vite en besogne, heureusement, on mûrit le plus souvent sans avoir à affronter de telles situations délicates... Pourtant, si l'on doit absolument trouver un point positif dans ce processus, je dirais qu'il s'agit d'une bonne raison de garder les pieds sur terre. Jeune Lyonnais venu à Paris, travaillant dans les médias et le monde de la culture, il y a vite de quoi se griser, perdre contact avec la vie de tous les jours...

Un point positif, possible, mais qui ne contrebalance pas la violence de voir sa famille s'effondrer... En témoigne cette phrase à l'ironie rongée par un désenchantement profond : "si la musique est bonne et que je ne danse pas, soit j'ai la grippe, soit je viens d'apprendre que mon père a une double vie"... Pas facile de repartir de l'avant après ce genre de choc...

Il n'empêche que l'aspect "culture populaire" est très présent dans le livre : les références culturelles sont nombreuses, clins d'oeil à des films, citations de livres, la musique aussi, évidemment. Marqué par Eddy Mitchell que son père écoutait tant, lui qui va tout droit au cimetière des éléphants, désormais, c'est chez Léo Ferré que le personnage va chercher ces "heures pâles" qui servent de titre au roman de sa vie.

Gabriel Robinson travaille pour Radio Nova, comme critique littéraire, nouvel indice que ce qu'il nous raconte pourrait bien être sa propre histoire. Mais on voit aussi cette dichotomie entre le milieu dont il est issu, père officier de police, mère au foyer, qui travaillait en atelier avant de fonder un foyer, et ce nouveau milieu que son travail l'amène à côtoyer, plus clinquant, plus attractif, sans doute.

Mais les racines, c'est ce doux foyer lyonnais où il a grandi et dont, aujourd'hui, il ne comprend pas l'implosion. Ses interrogations vont le pousser à agir, pas seulement comme médiateur auprès de ses parents, calmer l'une, inciter l'autre à demander pardon, gérer une séparation qui semble devenue inévitable. Non, il a besoin aussi d'agir pour lui, pour, si ce n'est comprendre, car ce n'est pas possible, au moins pour avoir des éléments de compréhension, saisir le truc qui n'a pas marché ou la raison qui a fait quitter à ce père le droit chemin conjugal...

Une réflexion qui va passer par Lyon, bien sûr, par la découverte de cette autre famille qui est, malgré tout, un peu la sienne aussi. Mais, et plus curieusement, cela va l'emmener au Mali. Pourquoi cette destination, pourquoi ce pays avec lequel il n'a pas de lien particulier ? Pour une histoire de voyage, des années plus tôt... Un voyage refait à l'envers pour essayer de déceler la faille, le grain de sable... Des réponses venues de l'extérieur, car, sans ce recul, il n'y arrive pas... La culture dogon saura-t-elle comblé ce vide ?

Un premier roman prometteur, court mais dense, servi par une écriture efficace. Une découverte involontaire, c'est vrai, mais qui m'a permis de passer un bon moment de lecture. Je culpabilise un peu de dire ça, étant donné le sujet du roman. Mais c'est un sujet souvent traité et j'ai trouvé que cette écriture, autant que la sincérité du propos, sans doute autobiographique, donnaient de l'originalité à cette histoire.

Un roman sur la difficulté de communiquer au sein de la famille, sur ces secrets, ces non-dits qui enflent, enflent et un jour, explosent et font des victimes directes mais aussi des victimes collatérales. Le narrateur appartient à cette dernière catégorie, celle des innocents qui subissent sans comprendre mais souffrent de la même façon, avec l'incompréhension, en plus...


lundi 23 septembre 2013

"La guerre nous a séparés, en un jour..."

A quoi tiennent les choix, parfois ? En effet, si j'ai extrait de notre roman du jour cette phrase ci-dessus pour en faire le titre du billet, c'est à cause de la virgule. Un simple signe de ponctuation, un simple caractère typographique qui, pour moi, concentre toute la dramaturgie de l'histoire dont je vais vous parler. Après Sorj Chalandon, voici un autre ancien grand reporter qui publie un roman en cette rentrée littéraire en s'inspirant de son expérience de reporter de guerre. Jean Hatzfeld, c'est de lui qu'il s'agit aujourd'hui, est connu pour ses enquêtes sur le génocide rwandais ( je vous avais parlé de son bouleversant livre "la stratégie des antilopes", il y a un an) mais c'est au coeur plus récent conflit à avoir éclaté sur le continent européen qu'il nous emmène cette fois. Nous le suivons en Bosnie, pour un roman qui s'étale sur huit années, vous allez comprendre le pourquoi de cet intervalle dans quelques minutes. Avec "Robert Mitchum ne revient pas", publié dans la Blanche, chez Gallimard, Jean Hatzfeld retrace le destin de deux jeunes ni extrémistes, ni radicaux, ni nationalistes, qu'une guerre civile arrivée presque sans prévenir, va dévier brutalement de leur trajectoire initiale...





Marija et Vahidin habitent à quelques centaines de mètres l'un de l'autre, à Ilidza (désolé, il va manquer les caractères spéciaux des noms propres), ville de la banlieue de Sarajevo. S'ils ne vivent pas ensemble, leur histoire d'amour n'est pas un secret. Mieux encore, elle a tout du conte de fée, tout pour faire verser une petite larme au grand public : tous les deux sont athlètes de haut niveau, tous les deux se préparent activement pour les Jeux Olympiques de Barcelone, tous les deux ont des chances de médaille.

Marija, en particulier, est la favorite de sa discipline, puisqu'elle est championne du monde en titre. Il reste quelques mois pour redoubler d'efforts, d'entraînement et travailler aussi la concentration qui sera essentielle le jour J pour espérer décrocher la breloque. Mais, voilà qu'en quelques heures, les amants vont être séparés par la pire des frontières : celle du nationalisme le plus radical, le plus violent.

En effet, Vahidin est bosniaque et musulman, tandis que Marija est serbe et orthodoxe. Deux communautés qui, quasiment sans signe avant-coureur, vont s'affronter du jour au lendemain autour de Sarajevo... Bien sûr, quelques mois plutôt, la bataille de Vukovar avait montré un net regain de tension entre les différentes composantes de la Yougoslavie, mais à Sarajevo, tout semblait calme...

Et voilà que les barbelés et les checkpoints se dressent brusquement dans les villes, dans les rues, qu'il devient dangereux de circuler d'un quartier à un autre, que les combats résonnent sur les hauteurs, que les snipers commencent leur sinistre besogne... Vahidin se retrouve bloqué à Sarajevo avec sa famille, tandis que Marije est restée à Ilidza. Une longue séparation commence...

Bientôt, la Bosnie est déchirée, Sarajevo se transforme en champ de bataille et la proximité des Jeux Olympiques n'y fait rien. On se bat entre partisans de la Grande Serbie et populations musulmanes menacées. Et bientôt, Vahidin et Marije vont se retrouver directement impliqués dans ce conflit. Et pour cause : je ne vous ai pas dit dans quel sport ils excellaient, mais il s'agit du tir sportif...

Même s'ils n'ont jamais tiré que sur des cibles de cartons, même pas celles en forme d'humains qu'on voit dans les films policiers, non, des carrés de papier, comme à la fête foraine, les deux amants sont considérés, et à juste titre, comme des tireurs d'élite. Il est donc assez logique qu'on se tourne vers eux, dans une guerre civile où le rôle des snipers est crucial...

Mais, un athlète peut-il devenir un tueur du jour au lendemain ? Vaste sujet... Chacun de leur côté, Vahidin et Marije vont donc jouer leur rôle dans cette sanglante guerre de Bosnie. Des rôles pourtant sensiblement différents. Avec, toujours à l'esprit, ces J.O. qui prennent de plus en plus l'allure d'un eldorado, mais aussi d'une tribune politique...

Vahidin pourrait être choisi pour participer à la manifestation sous les couleurs de la toute jeune Bosnie, un symbole d'une force inouïe. Quant à Marije, peu importe le bannissement annoncé de la Serbie, sa position de favorite pour l'or olympique devrait lui permettre d'aller concourir, même sous le maillot blanc du CIO. Elle aussi, en cas de victoire, deviendrait une icône nationale...

Seulement, la guerre ne permet pas toujours que les choses se déroulent comme prévu et le destin sportif, sentimentale, citoyen des deux champions va basculer à cause d'une guerre qui ne les concernait finalement pas du tout. Leur couple mixte (quel vilain mot !) ne s'embarrassait pas de ces idées sombres et, même séparés, Vahidin et Marije ne vont sans doute jamais cesser de s'aimer...

Ce qui ne veut pas dire que la séparation sera courte et facile. Je ne veux pas trop parler du parcours individuel des deux personnages, car, même si "Robert Mitchum ne revient pas" n'est pas un thriller, un polar ou à proprement parler un roman à suspense, il serait dommage de trop en dire sur leurs actes et sur les conséquences de ces actes.

Jean Hatzfeld nous plonge dans la guerre, véritablement, même si ce n'est ni l'unique sujet, ni l'unique cadre dans lequel se déroule le roman. Une guerre où le manichéisme n'a pas sa place : bien sûr, on peut considérer qu'il y a des agresseurs et des agressés, mais, à l'épreuve du feu, cette frontière se brouille bien vite. En témoigne le tournant du roman, un événement capable de faire la une de la presse mondiale, qui aura des répercussions à court, moyen et long termes.

Fort de sa propre expérience, Hatzfeld raconte la partie visible de la guerre, celle qu'il a décrite dans ses reportages. Pour cela, il met en scène trois grands reporters français, venus en Bosnie dès l'annonce des combats. il faut dire que Sarajevo, ville olympique, elle aussi, devient un sujet qui passionne. Frédéric, Serge et Isabelle vont montrer aux Français à quoi ressemble ce conflit à deux heures d'avion de Paris...

Et ils le font à travers des exemples concrets. Parce que la guerre des snipers, c'est plutôt abstrait, finalement. On ne sait pas vraiment qui ils sont, les rencontrer, d'un côté comme de l'autre, c'est juste inimaginable. Alors, on regarde les exemples marquants, les faits anecdotiques qui deviennent, sous la loupe de la guerre, des histoires terribles. Comme ce mariage, auquel assiste les 3 français et qui va se terminer par la mort de deux des participants, abattus par ces tireurs invisibles... Une agonie racontée comme si elle avait été filmée...

En découvrant ces personnages, dont Frédéric, je pense, représente Hatzfeld lui-même, je pensais que l'auteur allait nous parler de son métier, de ce que cela représente d'être reporter de guerre. Et il le fait. Si le roman est centré sur l'histoire de Marija et Vahidin, les trois reporters reviennent régulièrement pour nous raconter le contexte dans lequel évoluent les deux champions...

Mais, peu à peu, on se pose des questions sur ce travail... Difficile, au milieu du chaos, de trouver quelque chose qui soit vraiment pertinent... Et, quand un événement, comme celui que j'évoquais plus haut comme le tournant du roman, intervient, là, l'emballement est tel qu'il finit par perdre en lucidité, en objectivité, en justesse. En clair, en voulant aller vite, on oublie de vérifier ses infos, on oublie aussi la vérité des faits et pas juste la vérité des interprétations...

Alors, oui, il faut des reporters de terrain, capables de dire ce qui se passe sur les théâtres de guerre, sans quoi les pires atrocités se dérouleront à huis clos, dans l'indifférence générale. Mais, le problème, c'est que la vitesse de publication et le temps nécessaire pour faire une enquête ne sont pas vraiment compatible. L'ère du "tout, tout de suite", encore naissante en 1992, est devenue la règle avec les abus et les erreurs qu'on connaît et l'information brute devient rumeur, trop facilement...

Ce laïus, évidemment, a des airs de bataille déontologique pour professionnels de la profession. Sans doute, mais, pour ce qui nous concerne, pour l'histoire de ce roman, on va découvrir au final que cette gestion de l'information de guerre va avoir des conséquences très rudes pour les personnages, qui ne sont ni des puissants, ni des coupables, en tout cas, pas plus que d'autres, et certainement pas des responsables de cette sale guerre.

Autre point, me semble-t-il, que met en valeur ce roman, l'importance du sport dans des sphères qui ne sont pas les siennes. Qu'on le veuille ou non, les Jeux Olympiques sont aussi bien le lieu d'exploits et d'images mémorables, mettant au pinacle des valeurs positives et universelles, qu'une extraordinaire tribune pour la propagande en tous genres.

Ici, on le voit bien, Vahidin et Marije se retrouvent otages en tant que citoyens d'un conflit dont ils ne se sentent pas partie prenante, en tout cas au début, mais aussi dans leur statut de sportif de haut niveau. Pour un sportif comme eux, les J.O. représente l'Everest d'une carrière, y participer est l'objectif d'une vie, y obtenir une médaille, un Graal.

Mais, leur nationalité, leur passeport fait automatiquement d'eux des représentants non plus d'une Nation, d'un peuple mais d'une politique, d'une idéologie. D'un pouvoir qui cherche à s'imposer. Vahidin, le Bosniaque, revendiquera l'existence de sa jeune Nation, quand elle aussi tire sur les civils, pratique la guerre sale et terrorise plus qu'elle ne combat. Marije, la Serbe, devient en quelque sorte l'outil rédempteur d'un Etat oppresseur, son physique angélique et son adresse diabolique, faisant d'elle un personnage au charisme certain et une figure idéale de propagande...

Alors qu'on voit bien que les J.O. n'intéressent guère le citoyen yougoslave qui doit faire avec une guerre qui fait tache d'huile, on comprend bien  que le plus grand rendez-vous sportif existant est piraté par les belligérants pour affirmer leur position face au monde, dont le regard est braqué sur les épreuves. Un vrai paradoxe quand on connaît la fierté que tous les habitants de Sarajevo gardent en eux depuis qu'ils ont organisé les Jeux d'hiver en 1984...

L'image est saisissante : la fête olympique qui bat son plein, avec ses héros, ses stars, ses idoles, tandis que le stade olympique de Sarajevo devient petit à petit une nécropole, les morts étant enterrés sous la pelouse... Marije et Vahidin aussi sont embarqués bien malgré eux, dans ce paradoxe terrible. Eux dont les armes n'ont jamais blessé personne, eux qui n'ont jamais été violents, bien au contraire, eux qui se voyaient comme des Yougoslaves sans distinction d'ethnie ou de religion, eux qui rêvaient de cette échéance olympique...

L'existence de ces deux-là est si imprégné de l'objectif olympique qu'on va les suivre en fait sur huit années, deux olympiades. Mais, la guerre sera comme un fil attaché à leur patte. Incassable, le fil. Plutôt du genre chaîne à gros maillons... Et avec le boulet bien lourd au bout... Même terminée, la guerre continue à faire des victimes collatérales ; ça, c'est la conclusion pessimiste. Il y a également une conclusion optimiste à ce roman : l'amour est le plus fort, l'amour ne passera jamais, pour reprendre l'épître de Paul aux Corinthiens, si souvent lue lors des mariages...

Nous voilà à la conclusion de ce billet... Pardon ? Il manque quelque chose ? Attendez... Ah, oui, je vois... Vous vous demandez ce que Robert Mitchum vient faire dans cette histoire... Oui, évidemment, j'aurais dû y penser... Alors, disons-le tout net, ce n'est pas l'acteur dont il est question. Quoi que, ses phalanges marquées des mots HATE et LOVE arborées dans "la nuit du chasseur", auraient eu leur place ici, dans une espèce de remake guerrier intitulé "la nuit du sniper"... Mais je déraille...

Non, Robert Mitchum, c'est ainsi que Marije et Vahidin ont baptisé leur chien, figurez-vous. Un animal qui va rester d'une fidélité sans borne à sa maîtresse tout au long des moments les plus sombres. Un bel exemple de meilleur ami de l'homme (enfin, ici, de la femme)... Et pourtant, lui aussi, bien malgré lui, va jouer un rôle capital dans ce que vont vivre ses maîtres... Mais il faut lire le roman pour le comprendre...

En nourrissant son roman de sa riche expérience de terrain, Jean Hatzfeld nous offre un roman passionnant qui nous montre la guerre de Bosnie telle qu'elle fut. Bien sûr, on n'en comprends pas les tenants et les aboutissants, mais, et l'on revient à notre virgule de départ, on voit avec quelle soudaineté la mèche s'est allumée pour mettre le feu aux poudres.

"Robert Mitchum ne revient pas", ce n'est pas une énième relecture de "Roméo et Juliette", soyez-en assuré. C'est plus complexe, parce que la guerre vient s'en mêler, parce que la séparation est effective et longue et parce que ce que vont vivre les deux amants a de quoi tout ruiner, aussi sûrement qu'un bombardement... Reste à savoir si, une fois la folie humaine, ils garderont des séquelles de tout ça ou sauront laisser cette odieuse parenthèse derrière eux pour se construire un avenir plus serein.


dimanche 22 septembre 2013

"Ce que tu cherches, tu ne le trouveras pas, mais ce que tu trouveras, te comblera".

ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE DEUXIEME VOLET D'UN DIPTYQUE.

Au printemps dernier, je vous avais fait découvrir un roman historique qui nous emmenait à Saint-Malo autour de 1760, dans une France en pleine déconfiture, en Europe comme outre-mer, où l'ennemi héréditaire anglais prenait peu à peu le contrôle de tous les comptoirs français en Inde. Au coeur de cette période historique agitée, une jeune femme, Anne de Monfort, issue d'une modeste famille noble de Saint-Malo, connaissait moult déboires et décidaient, coûte que coûte, et malgré un trafic quasiment interrompu avec l'Inde, de partir retrouver son frère, Jean, militaire porté disparu là-bas... C'était, brièvement résumé, le premier volet d'un diptyque, "De tempête et d'espoir", signé Marina Dédeyan. La seconde partie vient de sortir il y a quelques jours, sous-titrée "Pondichéry" et c'est toujours un livre de Marina Dédeyan (et pas de Françoise Chandernagor, ah, ah, ah !), en grand format chez Flammarion. Un roman qui, vous le verrez au fil des lignes, m'a un peu moins enthousiasmé que le premier, mais m'a fait passé un bon moment de lecture, grâce à la magie du voyage immobile...





C'est veuve que Anne Christy de la Pallière, née Monfort, pose le pied en Inde. Pas à Pondichéry même, là où la jeune femme a perdu la trace de son frère, après un dernier courrier, mais à Porto-Novo, sur la côte orientale de l'Inde, au sud de Pondichéry et au nord de l'île de Ceylan. Evidemment, pour cette jeune femme qui n'a jamais quitté la Bretagne auparavant et qui se destinait au couvent, la découverte est enivrante...

On est en juillet 1763, la traversée depuis Saint-Malo a duré 9 mois et il fait bon poser enfin pied à terre. Mais la chaleur est atroce et il va falloir s'habituer à ce pays où tout est si différent de la société monarchique française. Enfin, en apparence. Car, finalement, la société de castes indiennes pourrait avoir bien des points communs avec la France de Louis XV...

Mais, je ne crois pas que le mot était encore employé à cette époque, Anne n'est pas à Porto-Novo pour faire du tourisme. Elle veut retrouver son frère, en tout cas la trace de celui-ci dans un premier temps, et la seule indication qu'elle a, c'est sa présence à Pondichéry, alors que la ville était assiégée par les Anglais... Or, cela remonte à plus de deux ans, depuis, la ville est tombée aux mains des Anglais et beaucoup pensent que si on n'a pas de nouvelles des soldats français qui s'y trouvaient, c'est parce qu'ils sont morts... Pire, la ville n'existe quasiment plus, rasée par son nouvel occupant...

Une hypothèse que ne veut envisager Anne et, de toute manière, même s'il est arrivé malheur à son frère, elle veut le retrouver, savoir ce qui lui est arrivé. Alors, elle a besoin d'alliés sur place et c'est feu son époux, l'écuyer Jean-Baptiste Christy de la Pallière qui va lui en fournir. Aussi peu sympathique fut-il de son vivant, l'homme était un redoutable homme d'affaires et son réseau commercial est encore en place, malgré la défaite française et la prise de contrôle anglaise.

Et pour cause, ces contacts ne sont ni indiens, ni français, ni anglais, mais... arméniens ! Ce peuple de commerçants, de voyageurs, d'exilés, aussi, a su se faire une place sur le sol indien, au milieu des comptoirs des grandes puissances européennes. Une chance pour Anne, qui n'aurait pu compter sur les Français rester dans le pays après la débâcle, dont l'influence a fondu comme neige au soleil...

Les Arméniens, en revanche, connaissent tout le monde, ont leurs entrées partout, pourront aider la Bretonne à obtenir les informations éventuellement disponibles concernant son frère. A Porto-Novo, mais pas seulement : la communauté arménienne en Inde est présente quasiment partout et forme une grande famille, et ce n'est pas qu'une expression !

Anne va bien croiser quelques marins ou quelques religieux français, dont le père Coeurdoux, qui eux aussi sauront lui apporter une aide souvent modeste mais précieuse, c'est tout de même avec ces chrétiens orientaux qu'elle va nouer les relations les plus étroites. Et surtout, la confiance. Et il va en falloir, de la confiance, en elle, en son destin, en sa foi, inébranlable, malgré les vents contraires, pour entamer un véritable périple à travers de pays immense...

En effet, ne vous y trompez pas, Pondichéry, qui donne son nom à ce second volet, n'est que la première étape d'une formidable traversée qui emmènera Anne à Madras, Calcutta, Hyderabad, Mysore, Mahé et d'autres destinations que je vous laisse découvrir. Car, et c'est le paradoxe de ce livre, la véritable trame romanesque, c'est ce qui est arrivé à Jean de Monfort, depuis la chute de Pondichéry.

Je dois dire qu'à elle seule, cette histoire aurait pu mériter un roman. Là, on ne la suit qu'en pointillés, en alternance avec le voyage de sa soeur, qui constitue le récit principal, grâce au journal de Jean, son carnet, comme il est appelé dans le livre, où il retrace son propre parcours. Et c'est presque dommage. Mais, le jeu de pistes auquel se soumet Anne, cherchant de ville en ville, parfois très éloignées les unes des autres et nécessitant des voyages très difficiles, a lui aussi bien des attraits.

Cherchant à retrouver la trace de Jean auprès des militaires anglais, des marins français, des religieux, auprès de tous ceux qui ont pu croiser sa route, même par hasard, qui se souviendraient de ce jeune homme si blond, si beau, féru de poésie... Et ça marche. Tant bien que mal, il faut le reconnaître. Parfois, l'information est de première main, crédible et facilement vérifiable, d'autres fois, alors que Anne n'est pas loin de sombrer dans le découragement, c'est une anecdote, un signe, un hasard qui permet d'y croire à nouveau et de repartir de plus belle.

Car Anne, descendante d'Anne de Bretagne, portant le prénom de la patronne de cette région à laquelle elle reste si attachée, semble protégée... Les signes, sibyllins, sont là, à chaque moment de son parcours, et s'intègrent même à ces croyances nouvelles qu'elle découvre et apprend à connaître... Elle, la monothéiste qui aurait pu vouer sa vie à la religion, découvre un panthéon incroyablement fourni qui régit chaque situation de la vie de ce peuple.

Mais elle, l'étrangère, semble bénéficier de ces signes, comme si son Dieu et ceux des Hindous voulaient la voir mener sa quête à bon port... Pourtant, il y a cet oracle étrange, que j'ai choisi de mettre en titre du billet, et qui, impossible à interpréter, n'en donne pas moins l'impression d'un étrange présage, un peu inquiétant, même. Anne n'y prête guère attention sur le coup, obnubilée qu'elle est par sa recherche d'informations à propos de Jean, mais aussi des préparatifs que nécessitent ses voyages...

On a vu dans le premier volet qu'en 1760, il n'est pas facile pour une femme de trouver à s'embarquer sur un bateau pour aller de France en Inde. C'est un peu la même chose ici : je ne parle même pas des moyens de transports, dos d'éléphants, bateaux côtiers, mais aussi tout bonnement, ses jambes... Non, dans l'Inde du XVIème, voyager seul, pour n'importe qui, est impensable.

Les routes ne sont pas sûres, il vaut mieux être escorté pour aller d'un point à un autre. Seulement, si au début de son odyssée, Anne parvient à organiser son voyage dans des conditions presque optimales, au fur et à mesure qu'elle avance, son escorte se réduit comme peau de chagrin... Elle finira par se réduire à quelques personnes : Amrita, la jeune servante qu'on lui a assignée à son arrivée en Inde, Sunesh, un jeune bohémien, comme dit Anne, mais aussi deux personnages très importants, qui vont énormément compter, chacun à leur manière, dans le destin de la Malouine.

Dharam Singh est sikh. Il est taciturne, discret, sa foi ne lui permet pas les émotions public ou même un trop grand attachement. Mais sa simple présence sera rassurante, sa parole, sûre, et ses actes, bienveillants. Dharam accompagne, sans qu'on ne sache vraiment ce qui unit ces deux-là, le plus mystérieux personnage du roman : Haydar Sahib.

Lui est musulman. Difficile de savoir d'où il vient exactement, mais il semble traîner dans son sillage une aura un peu sulfureuse qui n'en fait pas le convive le plus recherché... Sa réputation, avérée ou non, est aussi intrigante qu'elle peut sembler dangereuse. Dire que Anne se méfie de lui d'emblée est sans doute un euphémisme. Pourtant, il va falloir s'y faire, Haydar est un allié précieux... Au moins en apparence.

Je n'en dis pas plus sur Haydar et sur sa relation avec Anne, c'est une des parties les plus importantes du roman. Mais, j'ai évoqué aussi, à travers les personnages cités nommément ou pas, une des thématiques importantes du livre : la tolérance, la cohabitation pacifiques des croyances sur une même terre, le respect mutuel entre elles. Je parle religion, mais cela vaut aussi pour les peuples, les races, les peaux de couleurs différentes, etc.

"Pondichéry" est une ôde au métissage et à la découverte de l'autre, de sa culture. L'Inde du XVIIIème siècle, que nous fait découvrir Marina Dédeyan, est la terre de cette universalité. Attention, je ne dis pas que tout est parfait, ne nous méprenons pas ! Mais, le paradoxe, c'est que les deux peuples qui se font la guerre en Inde, sont tous les deux Européens, France et Angleterre...

J'ai beaucoup aimé la façon dont Marina Dédeyan mêle les faits historiques et la fiction. Cela va même plus loin que cela, puisque nombre des personnages secondaires du roman ont réellement existé et n'ont, sur un plan strictement historique, laissé qu'une trace modeste. C'est dire les recherches menées par l'auteur, en particulier sur cette communauté arménienne. Pardon de ne pas avoir développé plus cet aspect, mais ce ne serait pas clair pour vous, les rencontres ne sont pas simultanées. Mais, en lisant le livre, vous les découvrirez et vous serez sans doute comme moi touché.

Parmi ces personnages historiques qui passent ou dont on parle dans le livre, il y en a quelques uns dont le destin vaut aussi le détour. Je pense à Gorgin Khan, jeune Arménien devenu chef de guerre d'un des hommes les plus puissants du pays, mais aussi à René Madec, marin breton au destin digne d'un personnage de Stevenson ou Conrad.

A noter que j'attendais Marina Dédeyan au tournant. L'écueil de ce genre de roman, c'est de tomber dans l'exotisme à tous crins, clichés à la clé et situations préfabriquées pour que ça colle bien et donner une jolie tonalité de carte postale. Ici, ce n'est pas le cas. Paradoxalement, ce n'est presque pas assez ! Bien sûr, la riche culture de l'Inde est présente, mais elle s'intègre dans la trame romanesque et est au service du récit.

Evidemment, vous n'échapperez pas aux éléphants, aux vaches sacrées, aux tigres, mais je ne me suis dit à aucun moment que ces instants culturels étaient factices, tombaient dans le stéréotype ou semblaient droit sortis d'un guide touristique... Ca fonctionne parfaitement, mais, je l'ai dit, ça me laisse presque un goût de trop peu, finalement... Moi, exagérer ? Si peu, si peu...

Là, je chipotais vraiment, mais, mon dernier bémol sera un peu plus appuyé. La fin de "Pondichéry" m'a un tantinet agacé... Rassurez-vous, je ne vais pas vous dire pourquoi, vous verrez bien. Il y a des éléments forts que je ne conteste pas une seconde. Mais d'autres événements se produisent et donnent, pour le lecteur que je suis, un côté mièvre horripilant à une histoire qui ne le méritait pas.

C'est vraiment dommage, mais si je comprends et respecte le choix de Marina Dédeyan, en revanche, en tant que lecteur, ça ne m'a pas plu, trop de grosses ficelles et de bons sentiments... Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, c'est un excellent film de Jean Yanne, ce n'est pas une devise qui sied à un romancier, surtout en l'appliquant à son dénouement. La rédemption, c'est autre chose.

Reste le personnage d'Anne. La femme forte, décidée, têtue comme une Bretonne découverte dans le premier volet s'affirme ici au milieu de dangers bien pires que les mauvaises intentions d'un séducteur sur le retour, de vieux loups de mer misogynes ou d'une société qui ne voit dans la femme qu'une épouse, une mère, une maîtresse de maison ou une religieuse, et guère plus.

Sa détermination fait encore des merveilles, jusqu'à l'inconscience. Obsédée par son but, retrouver Jean, dernier membre de sa famille, elle perd un peu le sens des réalités, voulant réaliser l'impossible, accordant sa confiance un peu rapidement ou choisissant des voies qui la mettent en danger. Mais porter par sa volonté indéracinable plus que par les signes, elle va connaître des aventures extraordinaires au cours de ce voyage.

Ne vous y trompez pas, ce roman vaut le coup d'oeil, mais plus le diptyque dans son ensemble que spécifiquement ce second tome. Encore une fois, tout cela relève de l'avis personnel du lecteur, bien sûr, d'autres auront sans doute des avis différents, et c'est tant mieux, mais je ne vais pas bouder mon plaisir, j'ai passé avec ces deux romans de bons moments de lecture, d'abord dans les embruns puis dans la chaleur de ce pays presque continent.

Et, tout au long de ce parcours, j'ai apprécié cette héroïne, non, le mot n'est pas trop fort, qui, malgré ses doutes à ce sujet, aura su faire honneur à sa devise tant révérée : Non mudera, je ne changerai pas.


mardi 17 septembre 2013

"Le conte est difficile à croire ; mais tant que dans le monde on aura des enfants, des mères et des mères-grands, on en gardera la mémoire" (Charles Perrault).

Oui, la phrase est longue, mais elle correspond si bien au roman du jour qu'il faudra faire avec. On le sait, le tueur en série fascine, en littérature comme au cinéma. Depuis qu'Hannibal Lecter a fait résonner "le silence des agneaux", on ne compte plus les histoires mettant en scène cet archétype. Depuis "Seven", on lui donne régulièrement des modes opératoires croquignolets et thématiques... Alors, forcément, trouver de nouvelles histoires, de nouvelles mises en scène originales, des moyens de se démarquer des autres romans de ce genre devient de plus en plus difficile. Précisons-le tout de suite, le roman dont je vais parler date de 2000, il est disponible en grand format chez Julliard, mais je l'ai lu dans l'édition de poche de 10/18 (la fameuse collection "Grands détectives") que j'ai trouvée d'occasion, eh oui ! Il était une fois la première enquête du procureur du Roy Guillaume de Lautaret, "les nuits blanches du Chat Botté", de Jean-Christophe Duchon-Doris, un polar historique réussi qui nous plonge dans la dernière période du long, très long règne de Louis XIV...





En cet automne 1700, aux alentours de Seyne, dans les Alpes Provençales, pas loin de Digne ou de Barcelonnette, on s'inquiète. Le loup semble féroce en cette saison et s'approcher comme jamais des maisons... Pire, il fait des victimes, comme cette jeune modiste, Amélie, retrouvée massacrée par cet animal. En tout cas, c'est ce que les apparences peuvent laisser penser...

Mais, une jeune femme a remarqué quelque chose qui l'intrigue. Le corps d'Amélie est couvert d'une cape rouge. Or, la victime venait, quelques heures plus tôt, d'aider Delhpnie d'Orbelet, la jeune femme en question, à s'habiller. Et, dans la conversation, elle avait remarqué que des blondes comme elles ne porteraient jamais de rouge...

Delphine d'Orbelet est une jeune aristocrate vivant avec sa mère au château voisin de Monclar. Elle s'ennuie dans ce coin perdu de France, profitant de la riche bibliothèque familiale pour tromper l'ennui et se tenant informée de ce qui se passe dans le pays par quelques numéros déjà datés du Mercure de France qu'elle emprunte au vieux Chevalier de Beuldy, un érudit, lui aussi...

Alors, comme quelque chose cloche dans cette attaque de loup, que Delphine est bouleversée par la mort d'Amélie qu'elle connaissait bien, et qu'elle a bien envie de se trouver une occupation digne de ce nom, la jeune femme va se lancer dans une enquête qui va la mener dans quelques bas-fonds de la région, au risque de se mettre en danger... Mais, cet intérêt prononcé pour cette mystérieuse histoire va aussi lui permettre de rencontrer l'autre personnage-clé du roman...

Ce personnage, c'est Guillaume de Lautaret, procureur du Roy à Seyne. De par sa fonction, c'est lui qui est en charge de la mort d'Amélie. A lui de déterminer si ce décès est dû à un loup ou... à un humain, par exemple... Car d'autres indices curieux relevés sur le corps d'Amélie pourraient orienter l'enquête vers la thèse de l'assassinat...

Mais, Lautaret ne chôme guère, car à peine s'est-il penché sur la mort de la modiste qu'une autre affaire, en apparence plus grave et sérieuse, lui est confiée. Un couple, un berger et sa femme, qui vivait à l'écart de la ville, ont été retrouvés morts dans un fossé, enlacés... Curieuse découverte... La mort naturelle est là aussi peu probable... Une hypothèse qui tient encore moins la route quand Lautaret découvre dans la bouche de la femme... des cailloux blancs...

Le voilà lui aussi embarqué dans une enquête compliquée dont il a du mal à cerner les tenants et les aboutissants... Trois meurtres en si peu de temps dans un endroit calme comme Seyne, ce serait vraiment une terrible coïncidence s'il y avait plus d'un tueur... Mais pourquoi ces étranges mises en scène ? Et pourquoi précisément maintenant ?

Quelques mots sur Guillaume de Lautaret. Je vous préviens d'entrée, si vous êtes du genre à n'aimer que les personnages lisses, sympathiques, charmants, gendres idéaux ou je ne sais quoi d'autre encore, vous risquez de ne pas aimer. Comme je suis plutôt du genre à aimer les personnages sombres, tourmentés, voire un tantinet mauvais garçon, ce Guillaume de Lautaret me va plutôt bien...

Issu d'une famille de moyenne noblesse n'ayant jamais eu une grande fortune, Guillaume de Lautaret n'a pas choisi la voie des armes, comme bon nombre de ses ancêtres. En effet, la dot de sa mère avait permis à son père de connaître une certaine aisance dont Guillaume a su lui aussi profiter. Au point de devenir un oisif, un libertin, un homme de salon et de salles de jeux...

"Cynique, élégant, coureur, insolent", voilà comment est décrit Guillaume de Lautaret. On apprend qu'il était aussi un danseur émérite et un bretteur impénitent. Et puis, l'aubaine. Une simple charge de justice à Grenoble. A priori, il n'a rien à faire, mais il va se découvrir une passion, mieux, une vocation : faire justice. On sait qu'une de ses premières grandes affaires a abouti à la condamnation de sorcières, une des grandes peurs de l'époque. Une affaire qui a assis sa réputation. Voilà comment on le retrouve jeune et ambitieux procureur à Seyne. En attendant mieux, espère-t-il...

Pour autant, cette révélation, si elle a sans doute fait mûrir Guillaume, n'a pas effacé tous ses défauts. On découvre un personnage sombre, autoritaire, abusant parfois de son pouvoir (son premier "interrogatoire", celui de la Naïsse, une femme que certains soupçonnent de sorcellerie, en est la preuve)... Mais, il possède aussi un grand sens de l'observation, une intuition remarquable et une grande ténacité dans ses enquêtes.

Car, cette histoire de crimes multiples aux étranges mises en scène lui donne du fil à retordre... Alors, il doit chercher des pistes pour comprendre à la fois pourquoi ces crimes ont été commis à Seyne et pourquoi en cet automne 1700... Quels événements ont pu déclencher une telle folie meurtrière ? Et si l'assassin venait d'ailleurs ?

Mais pas facile d'en savoir plus sur la vie d'une ville qu'il connaît encore mal... Seyne a longtemps été un prospère carrefour commercial avant de connaître un lent déclin. En 1685, un incendie a détruit une bonne partie de la ville, y compris ses archives, et il est bien difficile de retrouver une trace de ce qui a pu se passer avant cette date... Comme des crimes du même genre, pourquoi pas ?

Alors, il va falloir ne compter que sur le présent et déployer de grands efforts pour essayer de repérer ce qui détonne dans la région, la moindre présence inexpliquée à Seyne ou aux alentours... Et il faut vite trouver une solution, car les meurtres se poursuivent, toujours selon des mises en scène soignées, si je puis dire. Guillaume n'y comprend toujours rien...

Le lecteur, lui, commence à se demander si... Ah, une très jeune femme habillée de rouge tuée par un loup, un couple, retrouvé avec des cailloux blancs... Ca ne vous rappelle rien ? Oh, si vous avez un doute, sachez qu'il sera vite levé par les meurtres suivants, que je vais vous laisser découvrir... Mais, pour nos personnages, c'est Delphine qui, de son côté, va découvrir l'explication... Reste à ces deux-là de collaborer... et surtout qu'on laisse Guillaume enquêter...

Car la rumeur des meurtres a, semble-t-il, porté jusqu'à Versailles et le Roy a fait venir à Seyne un homme à lui, un louvetier, censé trouver la bête assassine et la mettre hors d'état de nuire. Au passage, le jeune procureur est dessaisi de son enquête et va devoir agir en solo et en toute discrétion... Et ça va l'arranger ! Libéré de ses obligations officielles, il va pouvoir creuser la piste mise au jour par Delphine.

Avec ce roman, Jean-Christophe Duchon-Doris joue avec le genre et l'époque, transposant au début du XVIIIème (oui, à la fin du XVIIème, si vous voulez, mais le dénouement se situe en 1701 !) une histoire de tueur en série à thème (oui, c'est un peu comme les parcs, maintenant...). Souvenez-vous, il y a un an, j'avais parlé sur ce blog d'un roman d'Arnaud Delalande dans lequel un tueur surnommé le Fabuliste s'inspirait des fables de La Fontaine, ici, on retrouve ce schéma mais, outre l'époque, il y a bien des différences entre ces deux romans.

Ce qui est intéressant dans ce genre de roman, c'est le contexte historique dans lequel il s'inscrit. Ici, on est dans la dernière partie du règne de Louis XIV. Un Roi Soleil vieillissant dont le royaume souffre. La pauvreté est grande à Seyne, comme sans doute ailleurs. On voit aussi la lutte contre le Protestantisme se renforcer dans la région, avec des terribles Dragonnades qui ont pour but de chasser l'hérétique...

Souvenez-vous de vos cours d'histoire (z'avez vu comme je suis idéaliste...), en 1685, tiens, tiens, une date déjà citée, Louis XIV décide de révoquer l'édit de Nantes, qui rendait libre le culte protestant en France... Les Alpes Provençales, peu éloignées de la Suisse, où le calvinisme est en plein essor, sont une terre propice à la multiplication des communautés huguenotes...

Autre contexte, dont j'ai brièvement parlé aussi, cette obsession des sorcières qui s'est emparée du royaume depuis quelques années. Depuis l'affaire des poisons, vingt ans plus tôt, on en voit partout, pour un oui ou pour un non. Et pourtant, dans ces campagnes assez reculées, il n'est pas rare de croiser des femmes qui savent comment utiliser les plantes et leurs caractéristiques... La sorcière, figure effrayante d'une époque qui aime se faire peur...

Alors, dans ce contexte, voici ces meurtres étranges qui semblent raconter des histoires. J'ai semé bien des indices dans ce billet, sans pour autant rien dire explicitement, mais je pense que vous avez tous compris d'où le tueur a tiré son inspiration. Là encore, le contexte joue un rôle-clé dans l'histoire. Un tueur qui puiserait la mise en scène de ses meurtres dans le même ouvrage ne sèmerait guère de doute chez les policiers.

Mais nous sommes en 1700 et l'ouvrage concerné a été publié en 1697. La lecture n'est alors pas aussi répandue, elle est réservée à une élite et on ne parle pas de best-sellers qui se conseillerait de l'un à l'autre ou par le biais de blog... Oui, je sais, comment faisait-on à cette époque pour vivre ? Hum... Si le succès public du livre a été immédiat, on ne doit pas être surpris qu'à Seyne, il n'ait pas encore une grande renommée et que ni Guillaume, ni Delphine, ni personne a priori, ne fasse le lien entre les meurtres et les contes...

Mais Jean-Christophe Duchon-Doris va plus loin dans le jeu autour de l'origine de ces meurtres. Et, à cette occasion, j'en ai appris beaucoup sur cet ouvrage, les conditions de sa rédaction et de sa publication. Avec une constatation amusante : il y a autant de conte et d'histoires imaginaires autour du livre qu'à l'intérieur ! Juste de quoi permettre à un romancier de s'engouffrer dedans pour y trouver l'inspiration...

Enfin, grâce à Jean-Christophe Duchon-Doris, on découvre ou redécouvre que le conte, même le conte de fée, à l'image si rose de nos jours, n'est pas forcément un texte aussi merveilleux qu'on l'imagine. Issu des récits populaires qu'on s'échange à la veillée, histoire de se faire peur au coin du feu, ils ne lésinent pas sur quelques passages bien affreux... Avouez qu'être bouffée par un loup à graaaaaandes dents, ce n'est pas franchement une happy end...

J'exagère un peu, mais la culture populaire contemporaine, Disney en tête, mais pas seulement lui (Jacques Demy fait de "Peau d'âne" une bluette quand il s'agit d'un conte sur l'inceste...), a aseptisé le conte, l'a souvent affadi voire, accrochez-vous, néologisme drillien en vue, "cuculapralinisé" (en témoigne l'épouvantable série "Once upon a time"). Duchon-Doris utilise parfaitement dans son polar le véritable fond de ces contes, leur esprit qui devient un cadre idéal à des meurtres...

En peu de pages, environ 240, l'auteur réussit à nous en donner beaucoup. Entre la difficulté à comprendre la démarche du tueur, les fausses pistes servies par le contexte historique et une enquête qui rompt avec la traditionnelle unité de lieu, cela donne un polar rondement mené qui ne dévoile sa solution que dans les dernières pages. Sans oublier un clin d'oeil pas désagréable au roman de cape et d'épée...

Il existe deux autres enquêtes de Guillaume de Lautaret, l'une qui a pour cadre les colonies françaises aux Amériques, l'autre les galères du Roy (mais sans Angélique, je le crains). Je vous en parlerai prochainement, d'abord parce que j'ai bien envie de poursuivre l'aventure aux côtés de ce jeune procureur, ensuite, parce que je dois rencontrer prochainement l'auteur et que je dois être paré pour cela !


lundi 16 septembre 2013

"Dans un monde peuplé de menteurs, la douleur fait jaillir la vérité".

Sympa, comme entrée en matière, non ? Une phrase extraite de notre roman de ce soir, dans un contexte bien particulier que je vous laisserai découvrir. Mais c'est aussi une phrase (et j'en avais noté plusieurs, croyez-moi) qui résume parfaitement ce qui se passe dans le roman, en particulier ce qui arrive au personnage central, même lorsque sa situation évolue, change. Voici en tout cas un vrai thriller, dur et violent, qui ne joue pas seulement avec des éléments de fiction mais intègre également des faits de société dont nous avons tous entendu parler. Un thriller qui porte un titre qui, à lui seul, donne le frisson : "l'Inquisiteur"... Un roman signé par Mark Allen Smith et publié en grand format chez Robert Laffont. Un roman qui met en scène (et n'épargne pas) un étonnant personnage principal, qu'on ne connaîtra que sous le nom de Geiger, et qui pourrait faire penser au mélange de Patrick Jane, le Mentaliste, Cal Lightman, le psy de Lie to Me, incarné par Tim Roth et de... Dexter... Un mélange forcément explosif devant lequel, forcément, on a un temps de répulsion puis une vraie question qui taraude : gentil ou méchant ? Une question qui n'appelle peut-être pas de réponse, en fait...





Comment dire autrement ? Geiger est ce qu'on pourrait appeler un tortionnaire free lance... Oui, je sais, ça jette un froid. Pourtant, Geiger, ne cherchez pas, il n'a pas de prénom, ce n'est même pas son vrai patronyme et de toute façon, vous ne saurez pas grand chose de lui, fait bien son beurre en faisant mal, très mal à son prochain. Oh, pas n'importe quel prochain, attention, non, son truc, c'est faire cracher la vérité à un menteur... Et ce, par tous les moyens à sa disposition...

Dans son boulot, Geiger passe pour un iconoclaste. Oui, je sais, ça surprend, on n'imagine pas des tortionnaires à la machine à café, le matin, échanger sur leurs collègues... Mais, que voulez-vous, c'est un petit monde, alors Geiger y est honorablement connu. On le considère même comme l'étoile montante de la profession et ses méthodes singulières lui ont valu d'être surnommé "l'Inquisiteur"...

En effet, dans un job où infliger la douleur pour obtenir les informations souhaitées a longtemps été la norme, Geiger détonne. Bien sûr, il lui arrive aussi de faire mal à ses "patients" (croyez-moi, il en faut de la patience, avec Geiger...), mais l'Inquisiteur excelle dans la torture mentale, dans la menace, dans l'instillation jusqu'aux tréfonds du cerveau de l'idée de souffrance...

Comme nous sommes sur un blog familial et que je ne tiens pas à me retrouver bloqué par tous les systèmes de contrôle parental, ni à passer pour un parfait sadique aux yeux de la NSA et autres espions-on-ze-oueb (oui, il paraît que tout ce qu'on écrit est surveillé !!! Franchement, ils ne devraient pas se cacher, ça ferait des visites en plus au compteur... Non, pas Geiger, le compteur, mais vous n'avez pas honte ??), je ne vous donnerai pas de détails sordides...

Mais j'avertis tout de suite les âmes sensibles qu'il y a plusieurs scènes très explicites, capable de heurter les lecteurs les moins avertis. Ca commence dès les premières pages, même si la pire scène se cache au coeur même du roman et, même le lecteur de thrillers chevronné que je suis dois reconnaître qu'il a fallu refermer le livre quelques instants avant de poursuivre...

Bref, Geiger torture des gens. Mais pourquoi donc, me direz-vous ? Eh bien, pour gagner sa vie, voilà. Evidemment, il n'a pas une société avec pignon sur rue et cartes de visite, mais il a monté une petite entreprise qui ne connaît pas la crise. A ses côtés, Harry, un ivrogne repenti, ancien journaliste dans un quotidien où il tenait la rubrique nécrologique, spécialiste des questions informatiques, qui gère aussi bien les questions de secrétariat que les recherches menées sur la clientèle autant que sur les personnes sur lesquelles Geiger va exercer son art...

Leur tandem fonctionne parfaitement depuis plus d'une décennie, avec un modus vivendi clair : le cloisonnement. Harry sait en quoi consiste la lucrative activité à laquelle se consacre Geiger, mais il n'y assiste jamais, se contentant de réunir les conditions idéales pour des séances efficaces et pouvant durer le temps nécessaire afin d'obtenir les résultats escomptés.

Harry doit aussi faire avec un règlement très strict : on ne prend pas les personnes âgées de plus de 72 ans, les infirmes ou les enfants. Bref, personne susceptible de mourir pendant la séance de torture, on a beau être un tortionnaire, on n'en est pas forcément un tueur. C'est une des autres choses qui différencient Geiger du reste de sa profession : si ce n'est des scrupules, au moins une forme d'éthique.

Il faut dire que ces deux-là, même si la discrétion est une obligation s'il ne veulent pas finir en prison pour une durée indéterminée, ont une vie personnelle, qui va avoir son rôle dans le roman. Harry a une jeune soeur, Lily, qui souffre de schizophrénie. Elle passe le plus clair de son temps dans un institut spécialisé que Harry peut lui offrir grâce aux confortables émoluments obtenus aux côtés de Geiger.

Mais, il arrive que Lily vienne rendre visite à son frère. Enfin, qu'elle vienne passer une journée ou un peu plus chez Harry, car voilà bien longtemps qu'elle ne reconnaît plus son frère, perdue qu'elle est dans un monde fait de paroles de chansons et de musiques qu'elle seule entend. Harry souffre de voir sa soeur bien-aimée dans cet état, mais elle est aussi celle qui lui permet de travailler avec Geiger sans avoir d'état d'âme, car, sans ce boulot, aucune chance de payer à Lily la prise en charge de sa maladie...

Geiger aussi a une vie personnelle. Je serai plus bref et moins disert sur le sujet, car justement, c'est l'une des clés du roman. Je peux simplement vous dire que ce personnage qui apparaît si monolithique, dans un premier temps, si dénué d'émotions au point qu'on se dit qu'on est face à un psychopathe (bon, je ne jurerait pas devant un tribunal qu'il est parfaitement sain d'esprit pour autant, attention !) a en fait des failles, des faiblesses, des blessures, des hantises...

Au point de faire des rêves récurrents, voire de se comporter bizarrement, même selon ses critères pourtant spéciaux... Et, parce que cela lui pose des problèmes profonds, il va consulter régulièrement le Docteur Corley. Un spécialiste qui ignore tout de la véritable vie de Geiger, mais essaye de faire ce qu'il peut pour atténuer les angoisses de son patient.

Sans oublier ces épouvantables migraines qui prennent Geiger, parfois sans prévenir, l'obligeant alors à tout cesse aussitôt. Seule la musique parvient alors à le calmer, le détendre, et, dans son appartement, entièrement construit et meublé par Geiger, sorte de tanière où personne d'autre que lui n'est jamais entré, il a installé une pièce spéciale réservée à cet usage...

Je vous parle beaucoup des personnages, mais quid de l'intrigue ? Eh bien voilà, le décor est planté, nous y arrivons donc... Geiger travaille en indépendant depuis quelques années après avoir démarré grâce à la confiance d'un parrain de la mafia italienne locale qu'il a dépanné (presque) gracieusement. Son savoir-faire lui a permis ensuite de se forger une clientèle fidèle qui respecte ses règles.

Geiger est le seul juge des contrats qu'il accepte, il pose ses conditions et entend bien qu'on les respecte. Mais, pour une fois, il va agir un peu trop vite. Pas dans la précipitation, mais avec un peu moins de prudence qu'à l'habitude. Il y a urgence, dit le client, suite au vol d'un tableau qu'il faut retrouver rapidement avant qu'il n'atterrisse irrémédiablement dans un coffre-fort.

Seulement, lorsque Geiger découvre la personne qu'il va devoir faire parler, il comprend qu'il y a un problème. L'homme qu'on devait lui amener s'est enfui, alors ses clients son venu avec son fils. Un garçon de 12 ans. Tout ce que refuse habituellement Geiger, et il le fait savoir. Mais, exceptionnellement, il va déroger à l'une de ses règles majeures... et accepter l'affaire !

Sachez que si Geiger est aussi doué dans son métier, c'est parce qu'il a un don, je ne vois pas comment appeler ça autrement. Oh, rien de paranormal, juste une sorte de sixième sens qui lui permet, au premier regard, de détecter les mensonges. Dès qu'il voit la personne qu'on lui demande de torturer, il sait s'il ment et s'il va pouvoir lui faire avouer la vérité...

Ici, ce truc indéfinissable a fonctionné, encore une fois. Mais pas sur Ezra, le gamin. Non, sur l'homme qui l'a amené. L'histoire de tableau volé, c'est du pipeau, Geiger en est certain. Il ne sait pas de quoi il retourne exactement, il n'a pas le temps de le savoir, mais il sait que s'il veut sauver l'enfant, il va falloir fuir... Et voilà le tortionnaire en cavale, accompagné d'un enfant de 12 ans terrorisé et d'un associé pas franchement rompu à la bagarre, flanqué d'une soeur schizophrène... Drôle de cortège...

Et surtout, désormais, c'est Geiger, la proie.

Peut-être allez-vous trouver que j'en ai dit beaucoup. Possible, mais je vous garantis que je ne vous ai rien dit, véritablement. Rien de ce qui fait l'intérêt, le sel de ce thriller imparable mené tambour battant. Que ce soit les zones d'ombre de Geiger, qui s'éclairent un tout petit peu, comme une porte qu'on ouvre et qui laisse passer un rai de lumière à l'intérieur d'une pièce obscure, que ce soit la course poursuite et ses aléas, que ce soit les raisons de cette embrouille, vous ne savez rien, et c'est tout cela que je vous invite à découvrir.

Mais je ne peux pas ne pas évoquer la phrase que j'ai choisie pour titre. Avec ces deux parties distinctes. D'abord, "le monde peuplé de menteurs". A tort ou à raison, je ne vais pas porter de jugement, ce n'est pas mon rôle, Geiger est persuadé de cela. Sa mission, presque divine, c'est de démasquer ces menteurs, quitte, pour cela, à les torturer.

Pour cet homme si secret, dont on saisit mal comment il a pu en arriver là, la vérité a quelque chose de sacré, c'est même peut-être la seule chose qui soit sacrée dans ce bas monde, plus même que la vie humaine. Il voue un véritable culte à cette vérité qu'il a appris à reconnaître au milieu de la profusion de mensonges qu'il côtoie, allant jusqu'à lui sacrifier les menteurs.

Et puis, il y a la douleur. C'est d'elle que jaillit donc la vérité... Pour ceux qui pensent qu'elle sort de la bouche des enfants ou qu'elle est dans le vin, détrompez-vous, la vérité ne fait surface que si on fait mal au menteur, comme une rédemption violente mais incontestable. Personne, si le tortionnaire fait bien son boulot, ne peut résister à la douleur qu'on lui inflige et il livrera la vérité qu'il cachait au plus profond de lui, simplement pour que la douleur s'arrête.

C'est le postulat sur lequel repose le job de Geiger. Mais, est-ce infaillible ? En d'autres termes, est-il impossible de résister à la douleur, de ne pas craquer et de conserver par devers soi, malgré l'ignoble souffrance, les informations qu'on cherche à vous extorquer ? A cette question, le roman de Mark Allen Smith apporte une réponse de Normand : oui et non...

Ah, je vous devine curieux d'en savoir plus... Mais non, je n'expliquerai pas cela, c'est vraiment la charnière de ce roman, ce qui fait aussi monter en flèche son intensité dramatique. C'est moche, ça tache et on serre les dents, je ne vous le cache pas, mais Mark Allen Smith parvient à dissocier ses personnages du lecteur. Les premiers vont devoir déployer des efforts inouïs, chacun dans leur rôle, tandis que la vérité, ou plus exactement, une vérité va apparaître aux yeux du lecteur...

"L'Inquisiteur" est un thriller ébouriffant. Je dois dire que, découvrant le personnage central et son activité, je me demandais ce qu'on pouvait broder autour de scènes de torture qui me paraissaient devoir constituer les moments de gloire de ce livre. Eh bien, j'ai été bluffé par ce que ce romancier, venu du documentaire et du scénario, nous propose et par le rythme infernal insufflé.

J'ai beaucoup aimé également tout ce qui se cache derrière cette histoire, ce que Geiger et Harry vont mettre à jour et qui explique dans quel pétrin ils se sont mis. J'aime aussi leur vulnérabilité et leur maladresse. Geiger, en particulier, a beau fréquenté des milieux peu reluisants depuis longtemps, il a beau déceler le mensonge dans l'expression d'un visage ou un simple tic, il peut se faire piéger comme un bleu et ne pas tout prévoir...

Bien sûr, on pourra gloser sur la crédibilité du dénouement, je parle des faits qui y mènent, pas du contexte, qui tient bien la route. Mais, après tout, attend-on d'un pur thriller échevelé qu'il soit en plus crédible ou juste qu'il nous scotche à notre siège jusqu'aux dernières lignes ? Ceux qui allient les deux sont rares et sont des chefs d'oeuvre. "L'Inquisiteur", lui, possède une fin un poil tirée par les cheveux, je trouve, mais qui clôture ce roman de façon cohérente au vu de l'ensemble.

Encore une fois, c'est un thriller qu'il vaut mieux conseiller aux lecteurs qui ont le coeur bien accroché... Les scènes difficiles sont peu nombreuses, proportionnellement à la longueur du roman, mais elles sont marquantes et peuvent vraiment en désarçonner certains. Mais, puisqu'il semble que Geiger soit appelé à devenir un héros récurrent, je suis assez curieux de voir comment, après ce baptême pour le moins musclé, il évoluera.


dimanche 15 septembre 2013

"Mais resurgissent les questions oubliées auxquelles personne ne répond..." (Gérard Lenorman).

Eh oui, un extrait d'une chanson de Gérard Lenorman pour illustrer notre billet du soir, je sais, ça peut surprendre... Vous vous en doutez, le choix n'est évidemment pas un hasard, mais je ne vais pas vous dire de quelle chanson cette phrase est tirée, car elle vous en dirait trop tout en vous orientant vers une mauvaise piste... Mais, faites-moi confiance, il y a une certaine cohérence dans tout cela. Avec des retrouvailles quelques semaines après une découverte. Cet été, si vous êtes des fidèles, vous le savez, j'ai fait un session de rattrapage avec des romans que j'avais loupés à leur sortie et que j'ai lu dans leur version poche. Parmi eux, l'excellent "Back up", de Paul Colize. Une lecture qui m'a poussé à lire dès les premières semaines après les vacances à me lancer dans la lecture du nouveau roman de ce romancier belge, "un long moment de silence" (en grand format à la Manufacture de livres). Pourtant très différents, ces deux romans ont aussi des points communs flagrants, comme une filiation. Et plusieurs éléments de ce roman-ci (dont certains que je n'aborderai pas, et non !) devraient non seulement vous permettre de passer un bon moment de lecture, mais aussi de mouiller quelques mouchoirs...





Stanislas Kervyn est un chef d'entreprise belge au caractère bien trempé. Non, disons-le tout net, cet ancien hacker, devenu patron de sa propre boîte de protection informatique, est juste odieux. Et avec tout le monde. Il se comporte au bureau comme un tyran, semblant ignorer le mot "politesse" et n'hésitant pas à virer sans préavis sur un coup de tête celui ou celle qui n'a plus l'heur de lui plaire.

Dans sa vie privée, il en est de même. Pas étonnant de voir qu'il a peu d'amis, voire aucun. Avec les femmes, ce presque sexagénaire adopte un comportement tout aussi agressif. Et des conquêtes, il en a, beaucoup, énormément, le plus souvent éphémère. Elles soulagent une libido débridée dans laquelle Stanislas semble évacuer ses haines et ses frustrations. D'où un mode de séduction plus proche de celui du Marquis de Sade que de Casanova...

Non, vraiment, Stanislas Kervyn, que l'amabilité n'étouffe pas quelles que soient les circonstances, n'est pas l'homme le plus sympathique que la Terre ait porté... Et pourtant, il me faut prendre sa défense, là, devant vous... Car, je crois que si Stanilas Kervyn se comporte ainsi, c'est d'abord et avant tout parce qu'il est profondément malheureux.

Il n'avait pas 2 ans quand, en 1954, son père est décédé, criblé de balles au cours de ce que l'on va appeler ensuite "la tuerie du Caire". Trois hommes cagoulés, descendus d'une voiture et qui tirent sur un groupe de passagers qui venaient de poser le pied sur le tarmac de l'aéroport de la capitale égyptienne, après un vol venu d'Amsterdam.

Plus de 20 personnes sont tuées, dont Robert Kervyn. 20 autres sont grièvement blessées. L'enquête n'aboutira à rien, on se saura jamais qui étaient les tueurs du Caire ni quel but exact ils poursuivaient à travers cette fusillade meurtrière. Et c'est justement ces questions sans réponse qui hantent Stanislas depuis qu'il est en âge de comprendre l'absence définitive de son père et les circonstances de sa disparition...

il consacre même temps libre et moyens (il peut se le permettre, il a bien prospéré) à mener sa propre enquête à travers le monde. Il a rencontré les témoins connus, les survivants, toutes les personnes qui auraient pu l'éclairer. Il a examiné toutes les pistes possibles, des plus évidentes aux plus incongrues, il a envisagé la piste d'un attentat aveugle, gratuit, mais aussi celle d'un meurtre commandité maquillé en tuerie pour brouiller les pistes.

Il n'a rien laissé au hasard et a même rassemblé toutes ces investigations dans un livre qu'il vient de publier. On l'a même invité à la télé pour en parler, dans une émission littéraire, avec des écrivains de profession, lui qui ne fait que chercher à exorciser ses démons... Mais, ce passage télé ne sera pas inutile du tout... Dès la diffusion, la production reçoit un appel d'un inconnu qui veut parler à Stanislas...

Puis, ce même inconnu réussit à le joindre sur son téléphone personnel. Et là, il lui donne une information qui manque de faire défaillir le chef d'entreprise. Une information qui change tout, un nouveau témoignage inédit, de première main, sans doute difficile à vérifier, mais après tout, pourquoi pas... Un témoignage qui bouleverse aussi Stanislas...

Et s'il avait négligé la pire des hypothèses, de son point de vue ? Son père, cible principale de cet attentat...

Nous suivons donc la nouvelle enquête dans laquelle se lance Stanislas. Car, si on a tué et blessé 40 personnes pour abattre un homme, c'est qu'il doit y avoir une explication qui échappe à Stanislas, qui n'a jamais, au long de ses décennies de recherches, soupçonné son père d'avoir pu tremper dans des affaires louches...

En se lançant ainsi à la rencontre de ce père qu'il n'a pas connu et qui lui a tant manqué, il va alors découvrir bien des choses dont il ne se doutait pas dans ce passé désormais lointain. Et, au-delà de son père, c'est l'histoire de toute la famille Kervyn qui va lui apparaître sous un jour qu'il ne pouvait imaginer, le plongeant dans des événements terribles...

Mais, on découvre parallèlement la vie de Stanislas. Pas sa vie actuelle, dont je viens de parler, mais ses 60 années d'existence, années de solitude, de douleurs, de drames, aussi. Comme si la mort de son père avait été le premier coup du sort d'une vie affective jalonnée de moments difficiles, poussant, Stanislas dans cette espèce de misanthropie, d'aversion pour tout ce qui l'entoure, d'anesthésie des sentiments... Et d'autres moments difficiles l'attendent encore, indépendamment de ses découvertes...

Enfin, on apprend aussi à connaître un homme, dont on se demande un peu ce qu'il vient faire là. Cet homme s'appelle Nathan Katz et lui aussi, comme Stanislas, a consacré sa vie au drame qui a frappé sa famille. Dans un contexte tout autre, en agissant totalement différemment, mais en s'efforçant également, comme Stanislas, de se rendre imperméable aux sentiments...

Je n'en dis pas plus, à vous de découvrir l'agencement de tout cela dans un roman dont la construction m'a rappelé celle de "Back up" : trois trames qui s'entremêlent, deux autour d'un personnage central, la troisième, sans lien apparent. Et un passé qui revient hanter le présent, qui se dévoile en même temps que les secrets qu'il recèle...

Pour autant, ne croyez pas qu'on a un décalque du précédent roman. Pas du tout, car tout le contexte, les personnages et leurs situations différent, afin de nous offrir un roman tout à fait original, ce qui n'est pas évident, les thèmes choisis ayant été battus et rebattus par bien des romanciers. La touche Colize, c'est de brouiller admirablement les pistes, mais aussi, d'y ajouter une touche autobiographique qui est pour beaucoup (mais pas seulement) dans l'émotion qui s'empare de nous à la lecture des dernières pages du livre.

Ah, je vais nuancer ce que je viens d'écrire, tout de même. Pas sur le contexte, les événements, les secrets. Mais pour ce qui concerne le personnage, j'y ai vu comme un point commun. Oh, à ma manière de lecteur bien tordu dont le cerveau tourne à plein régime lorsqu'il s'agit d'examiner ses lectures... Dans "Back up", on a un personnage central emmuré dans son propre corps par un locked-in syndrome.

Stanislas Kervyn, lui, est emmuré dans le personnage qu'il s'est construit depuis sa tendre enfance, un personnage monolithique, dur et inaccessible, rejetant autrui, si possible après l'avoir essoré et utilisé jusqu'à la dernière goutte... Une armure anti-souffrance jusque-là redoutablement efficace. Elle a fonctionné comme l'arme d'un super-héros, absorbant la douleur pour la projeter sur les autres, indistinctement... Enfin, ça, c'est la théorie, parce que la souffrance a toujours été tapie en Sylvain, attendant son heure...

Et son heure, c'est la révélation sur son père... L'armure est fendue, dans tous les sens de l'expression, et la douleur va submerger Stanislas. Physiquement, mentalement, sans pour autant changer son caractère abominable dont il va continuer à faire profiter son entourage au grand complet, y compris quelques petits nouveaux, pas vraiment habitués à ce genre de traitement, qui surprend un peu, il faut le reconnaître...

Je serais bien en peine de vous dire si "un long moment de silence" est un thriller... J'aurais tendance à dire oui, la construction, le côté redoutablement efficace qui pousse à tourner les pages sans s'arrêter avant de voir où Paul Colize nous emmène, tout cela plaiderait pour ce classement. Mais, ce qui fait bouillir le lecteur, ce sont les multiples questions qui l'assaillent pendant les trois quarts du roman, quand on n'arrive pas à emboîter les éléments les uns avec les autres pour que ça tienne debout...

Ce n'est pas faute d'échafauder, cependant. Combien de fois ai-je pensé : "et si... ?" Un vrai leitmotiv ! Chaque hypothèse venant contredire la précédente, avant de s'effondrer à son tour comme un château de cartes... Si je reprends le sens premier de "thriller", on tremble parce qu'on redoute ce que va découvrir Stanislas. Il flotte sur ces secrets une odeur pas très agréables et l'on est sur le fil du rasoir, en plus des charbons ardents (c'est vous dire si c'est acrobatique !)...

En un mot comme en cent : Robert Kervyn était-il un salaud, à côté duquel son "charmant" fiston passerait pour un modèle d'amabilité ?

Un mot sur la quatrième de couverture du livre. Je ne le fais pas souvent, mais là, j'avais envie d'en parler. Lorsque le livre est arrivé dans mes mains, ces quelques lignes, 5 dates, accompagnés de quelques données événementielles bien floues, j'ai fait la moue... Eh bien oui, j'aime bien avoir tout de même avoir une vague idée d'où je mets les pieds... Même avec des auteurs auxquels je suis fidèle, ça m'agace d'avoir quelques mots qui ne disent rien...

Et puis, j'ai lu le roman. Les dates et les faits ont pris consistance. Surtout, j'y ai vu la logique qui m'échappait, forcément, quand je n'avais pas encore feuilleté les pages, et ma frustration en a été atténuée. Atténuée, seulement, parce que ces résumés qui ne racontent rien, ça m'horripile !! Si je n'avais pas déjà lu un roman de Paul Colize, peut-être serais-je passé à côté d' "un long moment de silence", faute d'informations...

Mais, refermons cette parenthèse, revenons un instant au livre. Il y a beaucoup de thématiques passionnantes abordées dans ce livre. Le hic, c'est qu'il est délicat d'en parler sans trop dévoiler l'intrigue globale. Alors, je dois faire l'impasse sur toutes ces choses pertinentes que je voudrais partager avec vous (mais non, je ne me pousse pas du col, enfin !) pour vous laisser découvrir ce roman réussi.

Tout de même, parce qu'il affleure à bien des moments, y compris dans la démarche de Stanislas, même si cela s'avère forcément plus complexe, du fait du temps passé : la frontière toujours si fine, entre la justice et la vengeance. Et l'on se rend compte encore une fois au combien il est difficile de résister à la tentation de passer de la première, pas toujours satisfaisante, à la seconde, moralement condamnable...

"Un long moment de silence", c'est l'histoire de deux hommes, sans aucun lien, à des moments, en des lieux différents, qui n'ont plus rien à perdre. Une situation qui conditionne leur existence quotidienne, les poussant aux confins de l'humanité. Ils sont borderline, si vous me permettez cet anglicisme, proches de se laisser consumer par la flamme qui les anime... Et je crois pouvoir dire que, si l'un va réussir à maîtriser l'incendie, l'autre s'y immolera...

Après la formidable évocation des Swinging Sixties qu'il y avait dans "Back Up", Paul Colize nous plonge à nouveau au coeur de ce XXème siècle si mouvementé, pour nous proposer une histoire forte, imparable, bouleversante... Curieusement, le sujet central du livre aurait pu être la trame d'un roman historique ou même d'un récit. Mais, le choix d'en faire la ligne directrice d'une intrigue de thriller est une vraie plus-value, car le jeu du suspense et des fausses pistes se prête idéalement à cette extraordinaire histoire.

Il a dû falloir bien du temps et bien du courage à Paul Colize pour aborder un sujet aussi personnel. Sans doute, mais là, je dois dire que je m'avance, que c'est un avis personnel, soyons clair, a-t-il décidé de mettre en scène un personnage aussi antipathique que Stanislas pour ne pas trop s'identifier à lui. Ou alors, Paul Colize est Stanislas et je ne suis pas sûr d'avoir envie d'une dédicace, d'un coup...

Non, sérieusement, il y a dans ce processus créatif qui a abouti à ce roman quelque chose de l'intime que le romancier a choisi de partager avec nous. Un grand honneur qu'il nous fait là, tant ce qu'il nous révèle est fort, dur et poignant. On se demande toujours ce qu'il y a de l'écrivain dans un livre. Ici, soyez-en assurés, ce sont le coeur, et les tripes.


samedi 14 septembre 2013

Du pain et des lectures !

Vous connaissez sans doute cet étrange phénomène saisonnier qui, chaque fin d'été et durant tout l'automne, s'empare de la France et plonge dans la circonspection les lecteurs hexagonaux : la rentrée littéraire... Nous sommes en plein dedans, plus de 550 nouveaux romans vont, en quelques semaines, arriver sur les tables des librairies et le casse-tête a déjà commencé : lesquels lire ? Lesquels me conviennent ? Lesquels vont-ils faire le buzz ? Bon, je suis un lecteur comme les autres, je suis tout aussi perdu quand la fin août arrive, je fouine, de sites d'éditeurs en plateformes de ventes en lignes, de pages d'auteurs sur les réseaux sociaux en articles de presse pas toujours louangeurs... Et puis, au milieu des auteurs qu'on suit habituellement, apparaissent de nouveaux noms, des titres aussi et des quatrièmes de couverture qui font tilt... Ces livres, on veut les lire absolument, et celui de ce soir a suivi cet étrange parcours du combattant, jusqu'à mon poste de lecture à la fois ergonomique et confortable... Et, ne voyez pas malice à ce long préambule, car en fait, nous sommes déjà, d'une certaine façon, dans le vif du sujet, puisque l'un des thèmes principaux de notre roman du soir, "le rire du grand blessé" (de Cécile Coulon, publié chez Viviane Hamy), est la lecture... Eh oui, vous croyez quoi, qu'on laisse la moindre place au hasard, ici ?





On ne le connaît que sous son matricule, 1075, quatre chiffre qui ont effacé toute autre forme d'identité. Dans son boulot, il est le meilleur et entend tout faire pour le rester. D'une intégrité sans faille, il essaye chaque jour d'accomplir sa tâche de son mieux, c'est-à-dire parfaitement. Quelle tâche ? Etre agent du Service National, un groupement d'élite chargé de la plus noble des missions : assurer la sécurité lors des "Manifestations à Haut Risque".

Dans ce pays dont on ne sait rien, si ce n'est qu'il vit sous un régime apparemment totalitaire, placé sous la houlette de celui qu'on appelle "le Grand", mais qui pourrait parfaitement être le nôtre, ces événements sont l'apogée de la vie culturelle nationale. "Les Manifestations à Haut Risque" rassemblent des milliers de personnes dans des stades à travers le pays. On se dispute ces places comme s'il s'agissait d'objets de la plus grande valeur.

Mais pour quelle raison ? Eh bien, pour assister à des lectures... Oh, je vois vos yeux s'arrondir, vos sourcils se froncer, non, je ne me moque pas de vous, ce sont bien des lectures qui provoquent d'interminables files d'attente pour obtenir des tickets puis, une fois les heureux élus installés dans les gradins, une véritable hystérie collective... Des lectures !

Oui, des lectures, mais pas n'importe lesquelles. En effet, dans cet Etat où la liberté est quelque peu placée sous contrôle, la lecture est tout aussi surveillée. Plus aucun livre appartenant à ce que nous appellerions la littérature (mot inconnu, oublié, désormais) n'existe plus. On a fait table rase et les livres qui sont dorénavant disponible sont "calibrés" au millimètre pour répondre aux besoins émotionnels du bon peuple.

Ainsi, chaque livre officiel porte-t-il une étiquette particulière désignant sa catégorie : il y a des livres Terreur, Chagrin, Fous Rires, Tendresse ou encore Haine... Ces livres, on les doit à un mystérieux personnage, l'Ecriveur, qui en rédige toujours plus à destination d'un public avide de ces émotions sur papier. Mais, lors des "Manifestations à Haut Risque", le Liseur proposera des textes inédits, introuvables sous forme de livres et capable de prendre aux tripes tous les auditeurs présents.

Tous, sauf les agents dont fait partie 1075. Lui, comme ses collègues en uniformes, n'assiste pas à ces lectures pour en goûter la substantifique moelle, cela ne le touche pas du tout. Son job, c'est d'éviter les débordements qui se produisent inévitablement au sein d'une foule chauffée à blanc par la voix du Liseur. Et s'il parvient à rester impassible au milieu de cette tempête d'émotivité, c'est d'abord parce qu'il est analphabète.

Les recruteurs du Service National veillent à cette spécificité : pour revêtir le prestigieux uniforme, pas question de savoir ne serait-ce que déchiffrer la moindre lettre... Une règle impossible à transgresser sous peine de se voir renvoyer sans ménagement à sa vie d'avant... Une existence bien moins glorieuse, parfois vouée à la pauvreté la plus crasse...

De ce côté, 1075 n'est pas le plus à plaindre. Bien sûr, il a tout fait pour quitter sa campagne natale et sa volonté de réussite et d'exigence a pour but de lui éviter de retrouver cette vie qu'il n'aime pas, mais il n'était ni le plus pauvre, ni le plus malheureux, parmi ceux qui ont rejoint le Service National. Mais la vie d'agent est une vie d'aisance, de confort, de séduction, de pouvoir, d'orgueil... On est fier de porter l'uniforme, on en fait baver ceux qui n'ont pas cette chance et on se montre intransigeant avec tous ceux qui se laissent emporter sans limite par l'émotion lors des "Manifestations à Haut Risque"...

Mais, parfois, le Destin, ou autre chose, allez savoir, s'emmêle, vient jouer les trouble-fêtes, les grains de sable qui grippent les engrenages les mieux huilés... Et voilà comment 1075, lors d'une "Manifestation à haut Risque" certes peut-être un peu plus délicates que d'habitude, mais sans plus, va être victime d'un de ses auxiliaires... En fait, un molosse appelé en renfort des agents qui, dans l'affolement d'une intervention, va le mordre cruellement à une jambe...

La blessure est plus handicapante que grave, elle nécessite une intervention chirurgicale, de la rééducation et du repos. Soit un arrêt de travail pour 1075, lui qui n'en a jamais connu, qui se consacre tout entier à sa vocation d'agent, qui a coupé les ponts avec sa famille et ne s'est jamais lié avec personne, qui ne vit que par et pour le Service National...

Mais rien n'y fait. 1075 a beau tempêté, le personnel médical ne cède pas, il doit observer ce repos afin de retrouver tous ses moyens. Domptant sa colère, à la fois contre le molosse (une présence que 1075 a toujours jugé inutile), contre le sort et contre les médecins qui le retiennent contre son gré, 1075 rumine dans sa chambre, une des plus luxueuses de l'hôpital, réservée aux agents qu'on soit dorloter en toutes circonstances, même et surtout après ce genre d'accident...

Alors, 1075 prend son mal en patience, mais sa chambre est une cage, certes dorée, mais une cage malgré tout. Alors, dès qu'il le peut, il la quitte, clopin-clopant, et circule dans les couloirs, dans les étages de l'hôpital. Il "visite", si je puis dire, les autres services, où est soigné le commun des mortels, et pas le patient privilégié qu'il est.

Et c'est lors d'une de ces promenades clandestines que 1075 va découvrir quelque chose qui va changer sa vie. Mais pas seulement son existence à lui, celle d'un agent du Service National, non, sa vie d'homme, de citoyen et même, potentiellement, tout le système patiemment mis en place par le Grand pour contrôler la population...

Cette découverte initiale va l'emmener au coeur de l'idéologie de ce pouvoir autoritaire qu'il sert. Et ce qu'il va découvrir va remettre en cause tout son univers jusque-là si plein de sûreté et de certitude. Quant au lecteur, il va lui aussi découvrir l'envers d'un étonnant décor et des motivations ahurissantes qui vont mieux permettre de comprendre pourquoi le Grand a voulu contrôler aussi sévèrement le livre et la lecture.

Je me doute que certains d'entre vous, en lisant ces lignes, se sont dit : des agents en uniforme qui contrôlent les livres ? Mais, c'est "Fahrenheit 451 !" Chose amusante, Cécile Coulon cite un roman de science-fiction dans "le rire du grand blessé", mais ce n'est pas le classique de Ray Bradbury. J'aurais aimé vous parler du choix de ce roman, lui aussi ultra-célèbre, mais non, je ne craquerai pas !

Par contre, on va évoquer Bradbury et l'hommage (je m'avance peut-être en écrivant cela, mais tant pis) de Cécile Coulon. Car son roman diffère de "Fahrenheit 451" assez nettement, mais j'ai aussi l'impression qu'il s'inscrit dans une certaine continuité, presque une lignée généalogique, avec, derrière la fable caustique, une satire de notre société contemporaine et de sa vision de la culture...

Dans "le rire du grand blessé", pas d'autodafés, nous découvrons un pays déjà purgé de sa littérature. Que sont devenus les livres d'antan ? On ne le sait pas précisément. Et surtout, ils ont été remplacés par d'autres livres, la lecture devenant un outil de contrôle de la population quand, chez Bradbury, il fallait éradiquer toute forme de culture pour lui substituer la religion de la consommation.

Chez Cécile Coulon, la lecture est l'opium du peuple. Enfin, opium, pas vraiment, parce que le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'endort pas ses pratiquants ! Au contraire, elle les excite, leur fait perdre raison et mesure le temps qu'il faut au Liseur pour achever le texte qu'il a en main. On s'arrache aussi ces fameux livres officiels, portant une estampille particulière en fonction de son genre. Plus un macaron qu'un bandeau, comme nous en voyons tant en cette rentrée littéraire.

Bref, la population se divise en deux catégories, ceux qui ont un flingue (et qui ne savent pas lire) et ceux qui cr... euh, non, ceux qui savent lire, ont accès aux livres officiels et peuvent s'offrir de temps en temps des place pour assister à une "Manifestation à Haut Risque". Tout ça pour évacuer un trop-plein d'émotions, comme si rien, dans un pays placé sous le joug d'un pouvoir omnipotent, ne pouvait le permettre.

Les agents, en particulier 1075, qu'on suit dans ce roman, paraissent dénués de toute émotion. Comme des machines programmées pour ne pas les ressentir. On comprend que leur analphabétisme est ce qui les "protège" de cette propension humaine, incompatible avec la direction dans laquelle le Grand, dans sa sublime clairvoyance et son immense magnanimité, entend guider son peuple...

Ne vous y trompez pas, le coeur du roman n'est pas dans l'insensibilité de 1075, même si elle n'est pas anodine, mais bel et bien dans la nature des émotions qu'on suscite chez ce peuple qui a besoin d'un défouloir pour rester sage et docile. Le titre de ce billet, qui veut rappeler le fameux panem et circenses romain, fait allusion à cet état de fait. Cécile Coulon imagine un pays où la lecture n'est pas utilisé pour formaté l'esprit du peuple, mais bel et bien sa sensibilité...

J'ai utilisé plus haut le terme "calibré", que j'ai d'ailleurs pris soin déjà d'encadrer de guillemets, car je l'ai extrait du roman, c'est exactement ça. L'Ecriveur, à qui l'on doit les livres officiels et les textes lus par le Liseur dans les stades, produit en masse ce que le public attend, des trucs sans doute écrit au kilomètre qui qui font vibrer les cordes sensibles du public, rien qu'en quelques mots...

Finalement, il suffit de voir le macaron pour ressentir l'émotion, le reste, c'est totalement accessoire... Un réflexe conditionné, presque, on vous dit livre Frisson et hop, vous voilà terrorisé, un livre Tendresse, et vous sentez un irrépressible besoin d'aimer votre voisin, de partager ce doux sentiment avec lui, etc. Efficacité garantie, mieux que si on appuyait sur un bouton...

Là, je blablate, je vous décrit tout cela en ne sortant pas du cadre de la fable fort sarcastique d'une écrivaine (tout le contraire d'un écriveur) de talent, Cécile Coulon, mais évidemment, je vais m'en écarter pour vous donner une vision toute personnelle de la chose... Ce maelström livresco-émotionnel ressemble beaucoup, de mon point de vue, à la surabondante production éditoriale qui nous assaille tout au long de l'année, en particulier en cette période de la rentrée littéraire (hop, et on retombe sur ses pattes, et toc !).

Le livre, quel qu'il soit, a cette image, en partie justifiée, d'objet culturel par excellence. Mais, tout livre peut-il pour autant être outil culturel ? Enrichit-il, ouvre-t-il les horizons, développe-t-il la curiosité, les connaissances, donne-t-il à voir, à penser, permet-il de mieux comprendre le monde qui nous entoure ? La liste n'est pas exhaustive... La réponse est non, même si tout se discute, évidemment...

Toujours est-il que le mainstream, comprenez la production à laquelle le plus grand public a accès le plus aisément, ne brille pas toujours par ses qualités littéraires, mais joue avec les cordes sensibles du lectorat le plus nombreux. L'émotion low cost prime bien souvent, les médias véhiculent des choix faciles ou formatés, de la subversion en carton-pâte ou de la bien-pensance dégoulinante, laissant dans l'ombre l'original, le culotté, le courageux, le mieux écrit, etc.

Alors que Bradbury imaginait un monde sans culture, pour cause de pouvoir de nuisance subversive trop fort (rappelons que "Fahrenheit 451" est publié en plein maccarthysme), Cécile Coulon met le doigt sur cette culture en trompe-l'oeil qui finit par dominer les esprits et donner l'apparence lustrée de la culture. La satire est féroce, tant pour l'industrie du livre (tout est déjà dit dans cette expression) que pour un public sans doute dépassé par la surproduction qu'on lui met sous le nez et qui se raccroche à se qu'il peut, à commencer par les chiffres de vente...

Nous voici donc avec un roman qui parle du contrôle de la culture et des émotions pour tenir tout le monde dans un état de léthargie intellectuelle... Il n'y a pas que "Fahrenheit 451", là-dedans, vous voyez, comme moi, poindre un nuance orwellienne, dans tout cela ? La lecture, synonyme d'évasion, d'imagination, de liberté, se retrouve si solidement encadrée qu'on la limite à des sensations physiques certes puissantes, mais totalement artificielles...

Alors, je vous vois venir : oui, encore un élitiste, oh, le vilain élitiste, bouh, c'est moche, qui vient faire la morale et nous expliquer ce qu'il faut lire... Mais pas du tout ! Je ne crois pas que le but de ce roman (et certainement pas de ce papier) soit de culpabiliser le lecteur et de dire : "vous devez lire mieux !" Ni même de substituer une culture imposée, haut de gamme, celle-là, au mainstream.

Non, "me rire du grand blessé", sous ses dehors sombres et paradoxaux, est un véritable hymne à la lecture, la grande, la belle, celle qui produit de l'émotion pure, bio, garantie sans conservateur ni colorant, et pas ces ersatz que nous consommons parfois en quantité. Des livres qui font tourner les méninges et retournent les tripes et pas qui déclenchent des stimuli pavloviens parce qu'on vous dit de réagir ainsi.

En 130 pages seulement, Cécile Coulon parvient à installer son décor, son univers si particulier, à nous y faire progresser et à le remettre en question. La fin ouverte laisse au lecteur le soin d'imaginer ce qu'il adviendra de ce pays où la lecture est un narcotique de masse qui grave dans l'esprit de chacun "dormez tranquille, braves gens" quand la vocation de cette activité est de déranger, de déstabiliser, de remettre en cause les certitudes...

Et, en lisant "le rire du grand blessé", je suis prêt à parier que vous passerez par tous ces états, vous aussi. Pas parce que je viens de vous le dire en conclusion de ce billet, mais parce que la prometteuse Cécile Coulon aura réussi à provoquer chez vous ces émotions contradictoires, allant du rire à l'inquiétude, grâce à un récit de genre (tiens, combien de détracteurs de la SF aimeront ce livre, présenté en littérature générale ?) parfaitement troussé.

Une découverte, pour moi, et une auteure pleine de fraîcheur et d'originalité, à suivre attentivement !