mercredi 30 septembre 2015

"Nous avons gagné toutes les batailles, mais nous avons perdu la guerre".

Voici un livre que j'ai reçu en me disant : "Ouh là, dans quoi je m'embarque ?" Je l'ai dit et redit, ce blog n'a pas vocation à être un lieu de débats de société, mais simplement à parler de livre, dans le fond, certes, mais sans volonté militante particulière. Or, ici, on touche à l'un des sujets les plus délicats qu'on puisse trouver : le conflit israélo-palestinien... Je n'entre jamais dans un livre à reculons, si c'est ce que je ressens, je ne le lis pas. Mais disons que je marchais sur des oeufs... avant d'avaler les 200 premières pages quasiment d'une traite. Impossible de quitter ce livre, qui n'est pas un roman, mais un livre d'entretiens. "Les sentinelles", de Dror Moreh, que viennent de publier les éditions Héloïse d'Ormesson, est un document exceptionnel, qui nous permet de jeter un regard particulier sur 50 ans de conflit ininterrompus et de processus de paix avortés. Sans doute faut-il faire un temps abstraction de ce que l'on pense de ce sujet avant de lire ce livre, mais nul doute qu'il faut vraiment s'y intéresser, car ce qui y est dit, loin des querelles partisanes, est fondamental.



Ils sont six. Six hommes, nés de la fin des années 1920 au milieu des années 1950. Ils s'appellent Avraham Shalom, Yaakov Peri, Carmi Gillon, Ami Ayalon, Avi Dichter et Yuval Diskin. Autant de noms qui, très probablement, ne vous disent rien ou pas grand-chose. Mais, de 1980 à 2011, ces six hommes se sont succédé à la tête du Shin Bet, le service de sécurité intérieur de l'Etat d'Israël.

Cette administration, que les Israéliens appellent plus volontiers le Shabak ou le Service, est en fait le service de contre-espionnage de l'Etat hébreu. Sauf que, de par la situation particulière de ce pays, les missions principales se sont, au fil des années, et particulièrement depuis la guerre des 6 jours, transformés en service de lutte contre le terrorisme.

Ces six hommes, qui ont occupé ce poste-clé et sont donc dépositaires d'une somme de connaissances, et aussi de secrets, ont accepté de se livrer devant la caméra de Dror Moreh, documentariste dont le travail avait d'ailleurs été nommé aux Oscars. Mais, le format audiovisuel oblige à des choix draconiens, aussi, le réalisateur a-t-il choisi de prolonger son travail par ce livre.

Six entretiens séparés, y compris auprès de Yuval Diskin, encore en poste au moment des premiers entretiens avec Dror Moreh, qui vont ensuite venir se compléter les uns les autres. "Les sentinelles", ce sont 6 parties chronologiques abordant les faits tels que l'Histoire les retient, ce qui se déroulait en coulisse, la relation avec les politiques en poste, les choix effectués, les dilemmes, les erreurs, etc.

Chacun de ces hommes, d'origines différentes, ayant suivi des parcours différents avant de prendre ce poste, ayant des opinions personnelles différentes, que ce soit sur le plan idéologique ou religieux, par exemple, ont pourtant des points communs très forts : tous réaffirment à tour de rôle qu'ils ne sont pas des hommes politiques, mais bien des fonctionnaires, dont la mission est d'assurer la sécurité du pays et de ses citoyens.

Je commence par cet aspect, car il me semble crucial pour comprendre ce livre. En effet, cette distinction signifie plusieurs choses : les décisions prises par le directeur du Shin Bet n'ont pas pour objectif de plaire à un électorat, mais bien d'apporter des réponses concrètes à des problèmes concrets. Tant pis si ces décisions sont impopulaires, du moment qu'elles contribuent à la sécurité.

Ensuite, s'il a un pouvoir certain, le directeur du Shin Bet ne peut agir à sa guise. Il est contraint par la loi, avant tout, car il faut tout faire pour ne pas sortir de ce cadre, même lorsque l'on flirte avec ses limites, et doit également se plier aux décisions des élus, et en particulier du premier ministre. Ces six hommes avaient donc un avis avant tout consultatif, souvent en porte-à-faux avec celui des politiques à qui ils devaient rendre compte...

Ce que je viens de vous expliquer est très important. Parce que, au fil des années, on voit ce lien entre le premier ministre et le directeur du Shin Bet aller en se dégradant, jusqu'à ce que, dans les dernières années évoquées (le livre est paru en 2013), la communication soit quasiment rompue. Or, si l'on regarde le discours de ces six hommes, y compris celui d'Avi Dichter, qu'on sent le plus conservateur, on réalise ce que cette rupture a de dramatique...

Ces six hommes ont un point commun : ils sont favorables à la création d'un Etat palestinien, voisin d'Israël. Oh, ils ne sont pas naïfs, ils se doutent bien que cela ne résoudra pas tous les problèmes de la région. Et c'est avant tout parce qu'ils pensent que ce serait bénéfique pour Israël qu'ils ont adopté cette position, pour le moment au point mort du côté des politiques au pouvoir.

De la même manière, ils sont majoritairement favorables au retrait d'Israël des territoires conquis depuis la guerre des 6 jours et au démantèlement des colonies de Cisjordanie. Des sujets qui ne font bien sûr par l'unanimité dans l'opinion publique israélienne et donc, dans la classe politique. L'action d'un Benjamin Netanyahu, capable de dire quelque chose et de faire le contraire...

"Les sentinelles", c'est une féroce critique des hommes politiques et des classes dirigeantes, israéliennes et palestiniennes. Tous, là encore, se retrouvent à peu près : il manque des leaders à ces deux entités irréconciliables pour franchir les pas décisifs que l'Histoire appelle. Les directeurs du Shin Bet n'en démordent pas : ce sont eux qui sont responsables des échecs successifs à trouver des solutions communes pouvant aboutir, un jour, à la paix.

Cette dimension politicienne est très présente tout au long du livre, mais ce n'est pas le seul axe de ces témoignages. On découvre le travail du Shin Bet qui, comme il se doit, n'apparaît souvent au grand jour que quand une erreur est commise, un drame survient ou un dérapage intervient. "Les Sentinelles", c'est l'occasion de lever le voile sur ce travail de l'ombre.

Un boulot considérable, qui commence par la collecte d'informations. Ce n'est pas spectaculaire, c'est sans doute assez rébarbatif et répétitif, incertain, aussi, mais c'est la clé, avant tout le reste. Car, c'est ainsi qu'on peut anticiper. Et, anticiper, c'est sauver des vies. Cela veut dire qu'il faut convaincre, parfois être à la limite du chantage, user de méthodes pas toujours très morales, mais légales. La fin justifie les moyens, sans aucun doute pour eux.

Un travail, et c'est encore un aspect majeur, qui passe par la connaissance de la partie adverse. Je ne veux pas écrire ici "ennemi", c'est plus subtil que ça, car cela passe aussi par le respect des Palestiniens (les déclarations d'Avraham Shalom, le seul des six à avoir vécu, enfant, le nazisme, sur l'humiliation des Palestiniens qui rabaissent les Israéliens au même rang que les nazis sont édifiantes).

Oui, connaître l'arabe, la culture palestinienne, la religion musulmane, tout cela fait partie du boulot d'un directeur du Shin Bet. Par moments, on les sent agir en diplomates, à d'autres en policiers, prenant les décisions qui leur semble le plus juste, toujours dans la seule optique de la sécurité d'Israël. Mais tous, aussi, ont cherché à combler un fossé culturel énorme.

On ne le mesure peut-être pas assez, mais ces deux peuples, puisqu'il faut parler en ces termes, ont des racines à la fois communes, à commencer par cette terre qu'ils se disputent, mais aussi profondément différentes. Les Israéliens, à travers la diaspora, ont acquis des valeurs et des modes de pensée occidentaux, quand les Palestiniens restent fondamentalement des Orientaux.

Il serait évidemment simpliste de résumer 50 ans de guerre, et particulièrement sanglante, qui plus est, par ce simple fait. Il serait tout aussi stupide de le négliger, car, par moments, le dialogue de sourds qui s'instaure entre les deux camps tient aussi pas mal à cela. Israéliens et Palestiniens sont des cousins éloignés, et cette distance ne se comble pas en un claquement de doigts.

Bien sûr, un des grands sujets traités dans "les sentinelles" est la question palestinienne, et son corollaire, le terrorisme. La situation a d'ailleurs énormément changé entre 1980, quand Avraham Shalom devient le directeur du Shin Bet, et ces dernières années. A l'époque, les terroristes désignés s'appellent OLP, FPLP, Fatah...

Désormais, ce sont le Hamas et le Djihad islamique qui mènent la danse. On a versé, sur le plan idéologique, d'un côté à l'autre de l'échiquier. Les terroristes d'hier sont devenus les interlocuteurs politiques d'aujourd'hui, en tout cas, ceux avec qui Israël estime pouvoir travailler. Mais, la question religieuse, peu présente, finalement, à l'origine, est devenue centrale, et le fanatisme bien plus difficile à combattre...

Là encore, on découvre les coulisses des différentes conférences de paix, des différents accords qui ont jalonné la période, pas toujours respectés, des accords de paix signés, et aussitôt remis en cause par des attentats et/ou des actions violentes, de part et d'autres. Car, là encore, il ne faut pas se laisser influencer par ce que l'on croit savoir ou penser.

Si la question palestinienne est très présente dans le livre, celle de l'extrémisme juif, en particulier l'extrême-droite religieuse, tient aussi une place très importante. Rappelons-le, le Shin Bet n'intervient qu'en territoire israélien, donc, pas dans la bande de Gaza, par exemple. En revanche, à l'intérieur des frontières, c'est son domaine.

Et c'est là que sévissent ces fous de Dieu juifs, appartenant souvent à des mouvements messianiques, dont la menace est immense. Ces gens sont aussi fanatisés que le Hamas, avec des projets aussi démentiels et dangereux, pas seulement pour la région, mais sans doute pour le monde entier. C'est de cette mouvance qu'est sorti Ygal Amir, le jeune homme qui assassina Yitzhak Rabin, alors premier ministre...

Pour les six directeurs, aucun doute, cet assassinat est ce qui fait basculer une situation qui s'améliorait dans le chaos que l'on connaît encore, 20 ans après. C'est le geste qui a certainement repoussé aux calendes grecques tout espoir de paix entre Israël et Palestine. C'est le drame fou, redouté et pourtant inattendu qui marque d'un sceau indélébile la période contemporaine...

Au coeur des 570 pages que comprend "les Sentinelles", l'assassinat de Rabin tient une grande place, dans les explications données, les erreurs commises, les conséquences terribles... Mais, cela s'intègre dans les nombreux développements liés à la lutte contre cette extrême-droite juive, au pouvoir de nuisance évident et qui, comme un peu partout, semble avoir réussi à gagner, insidieusement, les esprits de beaucoup d'Israéliens...

Je vois que je suis déjà long, il y aurait encore tant à dire de ces passionnants entretiens... Un dernier point, car, là encore, il est crucial et se pose au-delà des frontières israéliennes. C'est la question des méthodes à employer lorsqu'une menace se précise, afin d'empêcher des drames terribles et de nombreuses morts.

Je n'ai pas encore employé le mot, mais il arrive : dans quelle mesure le Shin Bet a-t-il, à certaines périodes, recouru à la torture et à d'autres méthodes expéditives ? On sait que cette question s'est posée aux Etats-Unis, avec Guantanamo et d'autres scandales lors des guerres d'Irak, on pourrait également la poser pour la France ou tout Etat susceptible de subir des actes de terrorisme...

Là encore, il y a un certain consensus. Des abus ont eu lieu, ils sont reconnus, même si, devoir de réserve oblige, on ne parle que de cas qui ont été rendus publics, et sans doute pas dans l'intégralité des faits. Mais, la question n'est pas éludée, au contraire. Le Shin Bet, disent-ils, s'efforcent de respecter les lois en vigueur en Israël.

Suite à des affaires qui firent scandale, dans les années 80, et qui sont évoquées dans ce livre, des décisions juridiques ont été prises. Sont-elles respectées ? On peut l'espérer, le souhaiter, évidemment, même si elles laissent une marge de manoeuvres aux agents, en particulier le secouement, autorisé sous certaines conditions...

Au-delà du cas particulier d'Israël, c'est une question délicate qui se pose derrière ces thèmes : comment une démocratie doit-elle lutter contre des ennemis (cette fois, j'emploie le mot) qui ne se préoccupent ni de loi, ni de morale et frappent souvent aveuglément ? Une démocratie peut-elle recourir à des méthodes qu'on peut qualifier de non-démocratiques, dans le but de protéger sa sécurité ? Vaste débat...

Sur ce thème, comme sur tous les autres abordés dans "les sentinelles", on peut tout à fait être en désaccord avec les six directeurs du Shin Bet. Je ne crois pas que Dror Moreh ait l'ambition de convaincre qui que ce soit, de quoi que ce soit, simplement d'apporter des informations sur la mission que remplit ce service.

Quoi que vous pensiez, ce livre ne modifiera pas votre point de vue, il apportera juste quelques éléments de réflexion supplémentaires. Il peut aussi permettre d'examiner la situation avec recul, la tête froide, en marge des idéologies, et de simplement regarder ces hommes qui, je le pense, sont de bonne volonté, remplir la mission qui leur a été confiée.

Les parcours individuels de ces hommes sont aussi très intéressants. Il y a parmi eux des artistes et des militaires de carrière, ils sont pères de famille, citoyens comme les autres, des êtres humains comme vous et moi, mais confrontés à des situations tout à fait extraordinaire qu'ils doivent gérer, désamorcer, amortir, préparer, anticiper, contrecarrer... Et tout cela, c'est fascinant, cela nous plonge au coeur de cette histoire en marche.

"Les sentinelles", c'est un document absolument remarquable, à lire si l'on s'intéresse à cette situation, et nous devrions tous l'être. On en sort secoué, inquiet, aussi, pas franchement optimiste quant à l'avenir dans cette région... Et pourtant, ces six hommes continuent de croire à une solution menant, à plus ou moins long terme à la paix. Ils y croient, parce que, à leurs yeux, c'est la seule solution de bon sens... A bon entendeur, salut !

mardi 29 septembre 2015

"Tout ce qu'on pouvait espérer dans cette vie, c'était faire son deuil de ce qu'on avait perdu".

Vous le comprendrez au titre de ce billet qu'on ne va pas parler du livre le plus rigolo de l'année. C'est même un roman qui réunit littérature anglo-saxonne, roman noir et roman historique, dans une ambiance très sombre, crépusculaire, même. Avec, à la clé, la découverte d'un jeune auteur dont le talent s'affirme, puisque son deuxième roman, sorti lors de cette récente rentrée littéraire, fait beaucoup parler. Parallèlement, son premier livre, lui, sort au Livre de Poche et c'est de lui dont nous allons parler aujourd'hui. Avec "Un ciel rouge, le matin", Paul Lynch, romancier irlandais, trentenaire, nous entraîne dans une course poursuite sans merci, une quête d'absolu d'un côté, de vengeance de l'autre, en un duel à distance qui, on le pressent, ne peut que mal se finir... Un drame en trois actes, une illustration saisissante de l'effet papillon à l'échelle humaine, un fait de rien du tout déclenchant des catastrophes en série. Servi par une écriture puissante (la traduction est de Marina Boraso), ce roman laisse entrevoir un talent certain qu'on a vite envie de retrouver.



Coll Coyle est un jeune père de famille et son épouse attend déjà un second enfant. L'homme, comme son frère et ses parents avant eux, est métayer. Autrement dit, il cultive une terre qui ne lui appartient pas mais est la propriété d'un homme riche. En l'occurrence, de la famille Hamilton, une famille anglaise qui a acheté des terres sur le sol de la verte Irlande.

Un jour de 1832, sans signe avant-coureur, sans que rien ne laisse présager cette décision, sans que les Coyle, Coll le premier, ne comprenne pourquoi, ils apprennent qu'ils sont purement et simplement chassés des terres des Hamilton. C'est le fils de la famille, un joyeux luron à la réputation exécrable, qui a pris cette décision incompréhensible...

Les Coyle sont pantois, incapables de se résoudre à devoir déménager. Pour où, d'ailleurs ? Où vont-ils trouver, dans ce coin perdu d'Irlande, un nouveau domaine qui acceptera de les recevoir et de leur donner du travail ? Cette décision et le délai très court qui leur est laisser pour déguerpir, sont une véritable condamnation...

Alors, Coll décide d'aller à la rencontre de son employeur. De ce jeune et insupportable Hamilton qui ne se conduit guère mieux qu'un esclavagiste du sud des Etats-Unis et préfère dilapider la fortune familiale aux jeux et vaquer à divers plaisir que de s'occuper des terres familiales. Coll sait bien que cette visite est dérisoire, sans doute inutile, mais comment se résoudre à partir ?

Lorsqu'il parvient chez les Hamilton, Coll découvre le fils près à partir en chasse, à cheval, accompagné de son chien. Il l'interpelle, mais l'autre ne veut rien entendre, avec l'arrogance de celui qui est bien né conte celui qui n'est rien. L'incarnation même d'un arbitraire. Sous le coup de l'injustice, Coll, en bon Irlandais, sent la colère monter en lui.

Il essaye alors de faire entendre raison à cet homme qui tient dans sa main le destin de sa famille. La situation dégénère alors franchement et, accidentellement, Coll tue Hamilton. Oh, le mot "accidentellement" est bien inutile. Coll en a aussitôt conscience : personne ne croira qu'un métayer menacé d'expulsion aura tué son propriétaire sans le vouloir.

Coll le sait, son sort est déjà scellé, si on l'attrape, la justice l'enverra à la potence, sans sourciller. Alors, il se cache, en attendant mieux. Mais, bientôt, il se rend compte que la justice sera le dernier de ses problèmes... En effet, Faller, l'homme à tout faire, ou plutôt l'homme de main de Hamilton, s'est mis en chasse. La justice, cet Irlandais s'en moque comme de sa première chemise. Seule compte pour lui la vengeance.

Faller est une brute, un tueur. Il ne s'embarrasse pas de détails pour remonter la piste de Coll. Et ce dernier va vite comprendre qu'il va lui falloir mettre la plus grande distance entre lui et son poursuivant, s'il veut espérer protéger sa famille et la retrouver en bonne santé un de ces jours... Alors, bien que ça lui fende le coeur, il laisse derrière lui femme et enfants et trace la route.

Par un concours de circonstance, alors qu'il essaye d'échapper à Faller qui semble toujours flairer sa piste comme le ferait un limier, voilà Coll contraint de prendre la mer. Mais, alors qu'il s'attendait à gagner l'Angleterre ou l'Ecosse, il se rend bien vite compte que le bateau qui le transporte l'emmène bien plus loin. En Amérique...

Je n'en dis pas plus, car, même s'il semble difficile de classer ce roman en thriller ou en polar, il n'en reste pas moins un roman à suspense où la traque de Faller oblige Coll à agir, se déplacer, se faire oublier, souvent en vain... Toutefois, il va être intéressant de faire un point sur les contextes différents dans lesquels le personnage principal évolue au fil des pages.

L'Irlande, d'abord. Une terre que connaît bien Paul Lynch, puisqu'il y est né et y vit toujours. Pourtant, sa description de la rudesse de la vie en Irlande dans les années 1830 n'est pas précisément une invitation au voyage... La misère des métayers, la mainmise anglaise, le climat rude, le développement de centres urbains qui inspireront Dickens et London...

Bref, pas vraiment l'image romantique qu'on peut avoir de l'Irlande, mais bien un lieu où chacun doit s'accrocher pour avancer et accepter la modestie et la difficulté de l'existence. On est avant la famine provoquée par la destruction des pommes de terre par une maladie, et l'énorme émigration que cela va entraîner vers les Etats-Unis.

Pourtant, en cette année 1832, nombreux sont déjà les Irlandais qui partent chercher un certain salut de l'autre côté de l'océan, dans ce Nouveau Monde aux perspectives dorées. Mais, les catholiques irlandais retrouvent bien souvent des conditions analogues une fois la traversée effectuée, la jeune Amérique étant aux mains de protestants d'origine anglaise...

C'est dire que le voyage entrepris par Coll n'est vraiment pas un séjour au paradis... A commencer par cette traversée, dantesque, qui va durer plus de deux mois et constitue la deuxième partie du roman à elle seule. La description de la promiscuité, de la maladie, qui frappe au hasard, de l'adaptation des survivants, leur vie quotidienne et leur façon de faire passer le temps... Tout cela est remarquablement rendu.

Et quand je dis rendu... On en aurait presque le mal de mer, tant on a l'impression de se trouver dans ces cales nauséabondes, ces troisièmes classes qu'on n'appelle même pas comme ça et qui sont sans doute encore pire que cela. Tout le livre est remarquable, mais je dois dire que cette partie précisément m'a profondément marqué.

Suit la troisième partie, sur le sol américain, où Coll va trouver du travail, participant à la construction des premières lignes de chemin de fer, du côté de Philadelphie. Une autre forme d'exploitation, bien planquée derrière de belles promesses, parfaites pour nourrir l'espoir d'un retour prochain au pays, auprès des siens...

Ce désir profond de retrouver sa femme et ses enfants, d'apprendre à connaître cet enfant qu'il a quitté alors qu'il était encore à naître, tout cela pousse Coll à ne jamais renoncer au long de son périple. Il doit surveiller sans cesse ses arrières, de peur de voir surgir Faller, qu'il sent en permanence sur ses talons, mais aussi affronter un territoire qui sait, lui aussi, se montrer hostile.

Faller... Il faut bien s'arrêter un instant sur ce personnage-clé. Une brute, je l'ai dit. Un homme sans aucun sentiment, si ce n'est cet attachement assez particulier à un autre malade, ce jeune Hamilton, dénué de tout scrupule. Comment vous dire ? Faller, je n'ai pu m'empêcher de lui donner les traits de Lee Van Cleef. Le même, avec ou sans le cadrage à la Leone, mais en plus balèze. Impitoyable, déterminé, ultra-violent et cynique. Pas le genre d'homme qu'on a envie de se mettre à dos.

C'est un vrai beau, grand personnage de méchant, ce Faller et il mène la danse d'une étonnante galerie de personnages, qui ne dépareraient pas dans différents westerns, tant ils ont tous une gueule et une personnalité particulière. Des plus petits rôles aux plus importants protagonistes secondaires, chacun marque, chacun apporte sa folie ou sa mesure à une histoire qui oscille constamment entre les deux.

On trouve aussi tout le spectre du genre humain, de la bonté à la pire ignominie, de la solidarité et de l'amitié à la froideur la plus glaciale, qui peut pousser un homme à faire subir à son prochain les pires souffrances. Cette comédie humaine, fresque dramatique, parfois lyrique, mais sans excès, vaut autant par les personnages qu'elle met en scène que par les situations qu'elle leur fait traverser.

Ce livre, ce premier roman, est porté par un incroyable souffle romanesque. L'écriture de Lynch, descriptive, réaliste, rend parfaitement toute la dureté des lieux et des situations et la tension dramatique qui porte le récit presque des premières pages jusqu'aux dernières lignes. Le titre français respecte le titre original ("Red morning sky") et c'est une bonne chose.

Car, d'une certaine façon, l'histoire de ce livre, pourtant étalée sur plusieurs mois, peut-être même une année, se lit comme si tout cela se déroulait en une seule journée. Une journée qui a débuté dans le calme d'un matin comme les autres, lorsque le soleil levant darde ses premiers rayon, rougissant le ciel pendant quelques minutes.

Faut-il y voir le signe d'une journée sanglante à venir ? "Un ciel rouge, le matin", est un livre violent, et pas seulement en raison de tout ce que j'ai décrit jusqu'ici, la violence de l'existence. Faller laisse dans son sillage une traînée de sang qu'il prend plaisir à répandre. Du moins, tant qu'il est en Irlande, où il se sait craint. Car, en Amérique, lui aussi devra s'adapter à une société où il n'est plus rien.

Le roman file comme une journée et, de cette rouge aurore, il achemine les personnages vers le crépuscule, entre chien et loup, comme on dit, lorsque, là encore, le ciel s'ensanglante avant de s'obscurcir. Ah, le crépuscule, ces images de duels dans les westerns, alors que le soleil se couche, tout ça... Oubliez tout, le soleil se couche, oui, les ténèbres approchent, mais rien ne va se passer comme vous pouvez l'imaginer.

Au fil du récit, et malgré les différences géographiques évidentes, je me suis mis à penser à l'écriture de Faulkner, oppressante, sombre, qui est effectivement une des références revendiquées par Paul Lynch. Ce n'est pas la seule, la quatrième de couverture de l'édition de poche évoque aussi Don De Lillo et Saul Bellow... De grandes influences dont Paul Lynch s'avère digne.

On a là de la littérature, de la vraie, de la grande, et accessible, en plus, dans le fond comme dans la forme. On pourra trouver que Lynch utilise une trame sans originalité, celle de la traque d'un homme par un autre, mais il sait la magnifier, la rendre forte et puissante et parvient à la renouveler par un dénouement inattendu.

Oh, j'en vois qui diront qu'ils restent sur leur faim, parce qu'ils n'auront pas eu ce qu'ils attendaient depuis le début. Mais, justement, Lynch prend un parfait contre-pied, qui correspond bien au déracinement des deux personnages centraux. Dans ce nouveau monde, si proche et pourtant si différent, les règles en vigueur ne sont plus celles qu'ils ont enfreinte sur leur terre natale. Et cela se paie.

Un dernier mot : tout au long du livre, on se dit que l'expropriation est la simple conséquence du bon vouloir d'un homme puissant exerçant son arbitraire sur ceux qui n'ont pas la chance d'être né sous la même bonne étoile que lui. Dans les dernières pages, presque subrepticement, on découvre la cause de cette histoire, tellement insignifiante qu'elle est encore plus violente que le simple arbitraire...

Et cela donne encore plus de puissance à ce livre. Celle de la gifle que reçoit le lecteur en entrant dans l'univers de Lynch. Pas David, mais Paul. Et il va falloir se souvenir de ce prénom-là car, lui aussi marque ses lecteurs de son empreinte, comme le fait depuis si longtemps le réalisateur avec ceux qui voient ses films.

"Savez-vous bien ce qu'est une bataille ? Il y a des empires, des royaumes, le monde ou le néant, entre une bataille gagnée et une bataille perdue".

En juin dernier, de grandes cérémonies ont commémoré le bicentenaire de la bataille de Waterloo. C'est à cet événement que notre livre du jour s'intéresse et, plutôt que d'aller piocher chez Hugo une phrase titre, pas forcément la "morne plaine", d'ailleurs, j'ai préféré mettre en exergue cette sentence que Napoléon Ier aurait prononcé à la veille de la bataille. En tout cas, on la trouve dans "Waterloo", un essai historique entièrement dédié à la bataille qui mit définitivement fin à l'Empire, signé par l'historien italien Alessandro Barbero (dans la collection Champs de Flammarion). Un ouvrage de plus de 500 pages qui décortique cette incroyable journée du 18 juin 1815 et essaye de faire la part des choses entre la réalité et la légende. Si, pour vous, Waterloo, c'est la phrase de Cambronne "la garde se meurt et ne se rend pas", et plus encore un autre mot un brin plus vulgaire, si vous pensez à Blücher, arrivé comme Zorro pour sauver Wellington et renverser le sort de la bataille, et à Grouchy, en retard comme toute cavalerie qui se respecte, alors, lisez "Waterloo", vous en apprendrez énormément et vous repenserez différemment à vos cours d'histoire...



Au début du mois de mars 1815, Napoléon pose le pied sur le sol français, après un peu plus d'un an d'exil sur l'île d'Elbe. En quelques jours, l'Empereur réussit à rallier une bonne partie du peuple et des vétérans de la Grande Armée et à reprendre le pouvoir. Désormais, il veut reconquérir les territoires perdus au printemps 1814.

Et, pour cela, il va lancer une opération d'envergure, façon Blitzkrieg, même si le terme n'existait probablement pas encore. Il fait fermer hermétiquement la frontière nord de la France, empêchant quiconque de passer en Belgique et achemine son armée en partie reconstituée à marche forcée dans cette direction.

L'objectif : attaquer les troupes alliées, essentiellement anglaises et prussiennes, mais aussi néerlandaises et belges, en les surprenant pour les empêcher de se réorganiser à temps. Pendant son exil, toutes les troupes ont goûté au calme retrouvé après presque 20 années de combat incessants aux quatre coins de l'Europe et c'est sur ce relâchement que mise Napoléon pour retrouver son lustre perdu.

Il espère surtout que son attaque inattendue empêchera les différentes composantes du camp allié de former un front uni, afin de profiter de cette désorganisation. On l'oublie souvent, mais avant la bataille de Waterloo, d'autres combats ont eu lieu lors des deux journées précédentes, aux Quatre-Bras et à Ligny.

Des combats déjà très durs, très violents, qui ont coûté la vie à bon nombre de soldats dans les deux camps. Mais la manoeuvre a réussi : Napoléon a affaibli d'une part les troupes de Wellington, et de l'autre, celles du vieux maréchal Blücher, 72 ans bien tassés, et, d'autre part, les a irrémédiablement séparés, créant une brèche.

Pourtant, le succès n'est pas total. Blücher, tout près d'être fait prisonnier, a réussi à s'enfuir et le coup de grâce n'a pas été donné aux Prussiens, ce qui aurait sans doute été décisif pour la suite. Il faut donc poursuivre les combats, en se rapprochant de Bruxelles, à une dizaine de kilomètres de ces premiers théâtres d'opération : près du village de Waterloo.

Un terrain très restreint, 4 kilomètres sur 4, 200 000 hommes environ, sans compter les chevaux, l'artillerie, qui se font face, l'importance de la bataille de Waterloo est évidemment lié à son enjeu historique majeur, mais, sur le plan militaire, c'est aussi quasiment du jamais vu. Une démesure de moyens et d'effectifs qui annonce déjà les guerres modernes à venir.

Oubliez la "morne plaine" hugolienne, car le terrain est assez vallonné et rendu difficilement praticable par les pluies abondantes qui ont détrempé les sols depuis quelques jours. Cela n'a l'air de rien, mais même les rares routes, chemins de campagne en terre battues, sont gorgés d'eau. Le reste, ce sont des champs qui vont être effroyablement piétinés, mais circuler est loin d'être aisé.

Alessandro Barbero ne va pas seulement raconter la bataille heure par heure, en tout cas, ce que l'on peut en savoir, en fonction des témoignages d'époque, mais aussi parfaitement planter le décor de ces deux armées, à peu près égales en nombre, mais très différentes dans leurs organisations et possédant des spécificités qui auront leur rôle à jouer au cours de cette journée décisive.

Quand je parle de témoignages, ils sont parfois difficiles à recouper : en effet, les deux camps ne sont pas calés sur la même heure ! Les Anglais sont restés sur leur horaire insulaire, tandis que les Français sont calés sur l'heure continentale... Cela rend plus compliquée la tâche de l'historien qui voudrait reconstituer une chronologie globale des événements.

Barbero a travaillé sur un immense matériau documentaire. Et il a choisi d'insister sur ce qui est le plus proche du terrain. Bien sûr, on s'intéresse aux acteurs-clés de cette journée, Napoléon, Wellington, Blücher... Mais, aussi à tous ceux qui ont participé à cette bataille terrible et ont pu, par la suite, écrire sur le sujet.

On a donc aussi bien des éléments stratégiques fondamentaux que des témoignages plus ou moins anecdotiques, mais qui viennent plonger le lecteur au coeur de la mitraille. Je dois dire que ces petites histoires au sein de la grande Histoire sont, pour beaucoup, très impressionnantes. Certes, il manque le fracas des canons, qui devait être insupportable, mais on est vraiment au coeur de cette bataille.

Certains récits font froid dans le dos, comme celui de cet officier anglais, grièvement blessé, laissé pour mort sur le champ de bataille assez tôt dans la journée, crachant son sang car touché au poumon, à moitié dans le coma, dépouillé plusieurs fois, comme ce fut le sort de bien des cadavres, et finalement sauvé in extremis, presque par hasard...

Tous ces récits, qui sont, certes, des témoignages de première main, mais sont difficilement vérifiable pour beaucoup et ont sans doute été un peu enjolivés, déformés, par l'émotion, le temps qui passe, e prisme personnel, sont pourtant une mine d'informations sur le déroulement de la bataille à son paroxysme. Et, croyez-moi, on se sent bien dans son fauteuil !

Et puis, il y a ces spécificités, dont j'ai parlé plus haut. Comme ces lanciers, qu'on ne trouve que côté français et qui vont, lors de leur première intervention, faire des ravages dans les rangs anglais. Une arme inédite et qui, bien utilisée, est un atout incroyable dans un corps d'armée. A eux seul, les lanciers français vont donner l'avantage au camp impérial.

On parle évidemment énormément de l'artillerie, dans ce livre. Elle est la pierre angulaire des armées de l'époque et propose un véritable tapis de bombes aussi meurtrier qu'il sape le moral des troupes adverses. La quantité de boulets et de shrapnels envoyés sur les régiments adverses lors de cette seule journée est tout simplement prodigieux. Du lever au coucher du soleil, les canons auront tonné...

Le travail de Barbero permet donc de voir ce qui différencie les deux armées en lice, à la fois dans leur composition, l'ancienneté des troupes, leur expérience, leur abnégation, leurs compétences... On est loin des armées de métier telles que nous les connaissons de nos jours, au XIXe, on entre dans la carrière parce qu'on n'a pas d'autres choix... ou qu'on a été mobilisés.

N'allons pas croire que nous avons face-à-face des fanatiques que rien n'arrêtent. Les désertions sont nombreuses, les officiers, souvent en première ligne, ce qui explique, en partie, le bilan terrible de Waterloo chez les gradés, doivent empêcher la débandade dès que le vent tourne en faveur de l'adversaire, l'équipement est parfois rudimentaire ou à l'efficacité incertaine...

Ajoutons certaines situations bien difficiles à tenir : à la chute de Napoléon en 1814, l'Empire s'est disloqué, les alliances ont changé, des territoires sont passés sous de nouvelles dominations. Par exemple, la Belgique. Les régiments belges engagés à Waterloo comprenait bon nombre d'anciens de la Grande Armée, dans le rang comme parmi les officiers.

En quelques semaines, quelques mois à peine, voilà ces hommes, vétérans de nombreuses campagnes, se retrouvant combattant l'armée à laquelle ils avaient appartenu si longtemps. De quoi faire cogiter, on l'imagine. De quoi aussi susciter une certaine méfiance au sein des états-majors alliés, car, en fonction de la tournure des événements, certains pourrait choisir de tourner casaque.

Ah, les casaques, voilà encore un élément surprenant : à plusieurs reprises, Barbero évoque des incidents entre alliés. Des tirs amis, ou pour reprendre le terme anglo-saxons contemporains, des friendly fires : on se tire dessus accidentellement entre alliés... Il faut dire que les uniformes se ressemblent tellement que, au coeur de la mêlée, cela suscite des réflexes inopinés. Et mortels.

On découvre combien d'éléments, parfois impossibles à maîtriser, entrent en compte dans ce genre de bataille. On doit oublier la technologie moderne que nous connaissons, la facilité des transports... Un simple exemple : la communication entre les différents corps des armées : elle ne se fait évidemment pas instantanément, il y a donc sans cesse un décalage qui peut être fatal entre la prise de décision et son application concrète sur le terrain.

Il est clair, à la lecture de "Waterloo", que la communication au sein des deux armées aura été un point névralgique, en particulier du fait de l'épée de Damoclès que représentait l'arrivée possible de Blücher pour renforcer les rangs de Wellington. Pourtant, selon Barbero, ce ne fut sans doute pas aussi crucial qu'on l'a dit.

Certes, du fait de cette menace prussienne, Napoléon a dû s'adapter et n'a pu consacrer l'ensemble de ses troupes à la bataille contre Wellington. De plus, l'absence d'informations pour savoir si Grouchy avait réussi à freiner voir à mettre hors d'état de nuire les troupes de Blücher, a forcément pesé dans la balance. Mais, malgré cela, le sort de Waterloo avait sans doute déjà basculé avant l'arrivée du Prussien.

C'est sans doute un des aspects les plus passionnants du livre : le bras de fer. Ce que l'on sait de l'avancée des troupes, d'un côté et de l'autre. Et, force est de constater que la balance a longtemps penché du côté français, avant de changer de camp en fin d'après-midi. Comme les jours précédents, Napoléon est passé tout près d'une victoire importantissime pour lui, mais il n'a pas su porter le coup de grâce.

Là encore, et même si je dois dire que j'aurais aimé qu'on en sache un peu plus sur le comportement de Napoléon, c'est bien le commandement de l'Empereur qui est mis en cause. Tous les témoignages se recoupent à son sujet : il a vieilli, s'est empâté, il est pâle, malade, peut-être, mais loin, en tout cas, du chef de guerre qu'il fut, capable de venir auprès de ses hommes alors que la bataille fait rage.

Bien sûr, il est facile de dire a posteriori que telle ou telle décision a été une erreur. On le fait aussi à la lumière du résultat final. Mais, il faut reconnaître que l'implication même de l'empereur et l'impression de certitude qui se dégageait de lui lors des campagnes précédentes, ont disparu. Napoléon, à Waterloo, n'est plus le Napoléon d'Austerlitz ou de Wagram, et c'est un élément majeur de cette bataille.

Au regard de ces éléments, difficilement appréciables, quantifiables, il semble pourtant que le renversement de situation était en cours avant que les Prussiens n'arrivent sur place. Sans doute ont-ils permis les avancées décisives, en ouvrant un nouveau front, mais peut-être Wellington, pourtant si décrié et méprisé par Napoléon, aurait-il réussi à prendre le dessus sans ce renfort...

Waterloo, c'est une gigantesque et effroyable mêlée qui, au cours d'une journée, va laisser le champ de bataille jonché de corps au point, pardon de ce détail, mais il frappe les esprits, qu'il devenait difficile, en fin d'après-midi, de ne pas marcher sur ces cadavres, d'hommes ou de chevaux, pour avancer.

Là encore, cela fait de cette bataille un moment hors norme, susceptible de marquer durablement les esprits indépendamment de ses conséquences politiques et historiques. D'ailleurs, Barbero essaye de relativiser la portée de cette bataille, estimant que son résultat n'aurait pas eu, en cas de victoire française, une importance aussi flagrante qu'on peut l'imaginer.

Napoléon aurait certainement eu du mal à reconstituer l'Empire d'avant 1812 et la campagne de Russie, qui amorça le reflux. Quant à le pérenniser, cela paraît plus aléatoire encore. Mais, cela ne doit pas faire oublier que Waterloo, nom retenu parce que les courriers britanniques, et ceux de Wellington en particulier, indiquaient cette localisation, est une bataille marquante de par son ampleur.

Je pourrais encore évoquer le château-ferme d'Hougoumont, les ferme de la Haye-Sainte et de la Papelotte, le Mont-Saint-Jean, Braine-l'Alleud, Wavre et tant d'autres toponymes qui ont été les lieux principaux de cette furieuse bataille. Mais, je ne le ferai pas aussi bien que Barbero. Certes, "Waterloo" n'est pas un roman et n'est d'ailleurs pas écrit comme tel.

Mais, l'historien ne nous offre pas un cours magistral. Son récit est assez vivant, il se fait parfois didactique quand il ne peut faire autrement, comme les développements sur la composition des différentes armées, mais ce n'est pas ennuyeux et c'est servi par des chapitres courts, surtout dans la première moitié du livre, qui permettent d'aérer ce qui pourrait vite devenir bourratif.

Publié en 2003 en Italie, traduit en français deux ans plus tard, "Waterloo" bénéficie d'une réédition dans cette collection "Champs" à l'occasion du bicentenaire de la bataille. On apprend énormément de choses, tant sur l'époque que sur la manière de faire la guerre au XIXe siècle et l'on sent qu'une transition s'opère dans ce secteur, qu'on ne combattra plus comme avant après cette bataille-là.

On mesure la violence des combats, on comprend que les blessures infligées, qui ne tuent pas systématiquement sur le coup, mais à petit feu, ou laissent estropiés de façon dramatique, les conditions d'hygiène et la médecine encore balbutiante, tout cela a contribue à l'effroyable bilan de cette journée de juin, qui plus est, une des plus longues de l'années, à une époque où l'on ne combat pas de nuit...

Aujourd'hui, le site de la bataille est visitable pour qui se rend en Belgique. Il semble que, bien conservé, il ait assez peu changé par rapport à l'époque de la bataille. Mais, à voir ce décor presque bucolique, lorsqu'on cherche des photos, je pense qu'on imagine mal le déferlement de violence, de bruit, de fureur et de sang qui s'est abattu sur cette "morne plaine", il y a 200 ans... Un déferlement que le livre de Barbero contribue à mieux mesurer, tout en essayant de coller le mieux possible à la réalité des faits.

vendredi 25 septembre 2015

"Je voulais engendrer par mon talent, non par ma semence, un monde de lumières et de formes, auxquelles je conférerais une vie qui ne serait pas éphémère et n'aurait nul besoin d'être élevée au quotidien, nourrie, protégée, entourée de tous mes soins".

Pardon pour ce titre un peu long, il était impossible de tronquer cette phrase. J'aurais même pu démarrer une phrase plus tôt là citation : "Je voulais laisser la trace de mon passage sur cette terre, mais j'avais choisi la création, pas la procréation". Car, ces quelques lignes contiennent, à mes yeux, l'un des aspects les plus importants de notre livre du jour. La relation entre l'art et la paternité, la vie du personnage central venant littéralement démentir cette volonté, mais éclairant aussi sa façon d'être sous une lumière spéciale. Dans "la longue attente de l'ange" (en grand format chez Flammarion, disponible en poche chez J'ai Lu), une expression tirée d'un poème de Sylvia Plath, la romancière italienne Melania G. Mazzucco nous propose une biographie romanesque d'un des plus grands génies de son temps : Jacomo Robusti, dit le Tintoret. Le dernier maître de la peinture vénitienne de la Renaissance et un père de famille nombreuse. Une situation qui tient une place fondamentale dans sa vie, comme la ville de Venise, qu'il ne quitta presque jamais...



A la mi-mai 1594, le Tintoret doit s'aliter, gagné par la fièvre. A 75 ans, un âge avancé pour l'époque, il sait que ce mal, bénin en apparence, pourrait bien l'emporter. Alors, il commence une flamboyante confession qui va durer deux semaines, le temps d'une interminable agonie, où il va confier à Dieu, à qui il s'adresse, ce qu'il a retenu de son existence longue et productive.

C'est surtout l'occasion de revenir sur une incroyable carrière, celle d'un self made man, comme nous dirions de nos jours. En effet, ce fils de teinturier, ce qui explique ce surnom de Tintoret qu'il portera au firmament de l'art de la Renaissance, a dû faire sa place au coeur de la Sérénissime à la force du poignet, et avec roublardise.

N'ayant pu devenir l'élève de Titien, qui, on peut le penser, avait détecté son talent et le redoutait, Tintoret a appris son art auprès de maîtres mineurs et depuis longtemps oubliés. Mais, sa patte, atypique, sombre, violente et pourtant inspirée et nourrie par une foi profonde, a fini par devenir l'une des plus fameuses de la République de Venise, réclamée par tous les puissants.

Pour cela, Tintoret n'a respecté aucune règle, utilisant tous les moyens, même les plus contestables, surtout pour ses concurrents, pour se faire connaître : il a volé des contrats, travaillé gratuitement, multiplié les actions d'éclat pour se faire un nom, jusqu'au jour où, assuré d'une position incontournable, il a pu se ranger et cesser ses frasques.

Incroyablement productifs, il aura travaillé jusqu'à ses derniers jours. Lorsque la fièvre le prend, il doit d'ailleurs accompagner son fils, Dominico, pour livrer à San Giorgio Maggiore sa dernière oeuvre. Un tableau terriblement prémonitoire : une Mise au tombeau... Celle du Christ, bien sûr, mais le présage, quand tous voient Tintoret se rétablir rapidement, n'est pas anodin.

Alors qu'il se raconte, un prénom revient sans cesse dans son récit : Marietta. La première fille du Tintoret, une enfant illégitime qu'il a eue avec une Allemande, une courtisane dont il a longtemps fait sa maîtresse avant son mariage, avec Faustina, qui, au moment des noces, n'était encore qu'une enfant, ayant 25 ans de moins que son nouvel époux...

Par la suite, Tintoret deviendra le patriarche d'une nombreuse famille, mais il n'entretiendra avec aucun autre de ses enfants, filles ou garçons, le même genre de relation que celle qu'il aura avec Marietta. Une relation fusionnelle, pour employer encore une fois un terme actuel, assez anachronique pour l'époque, teintée d'une certaine ambiguïté.

Cet amour fou pour sa fille aînée, contre lequel il va lutter tout au long des années, est le coeur de cette biographie romanesque. L'ange, si longtemps attendu, c'est Marietta, dont le destin s'avérera tragique. En tout cas, c'est l'une des figures que l'on peut donner à cet ange, venu chercher le peintre pour l'emmener vers une existence meilleure, dans son esprit.

Marietta, personnage fascinant, il est vrai, qui sera elle-même peintre, connue, reconnue et très demandée à travers toute l'Europe, même si très peu de ses tableaux sont parvenus jusqu'à nous. Pour Tintoret, elle est celle qui incarne la transmission de son talent, Dominico, si docile, dévoué, obéissant, mais assez falot, en étant loin, même si c'est lui qui poursuivra la lignée.

Elle est insaisissable, Marietta. Une femme libre, qui mène sa vie comme elle l'entend. Et, si l'on s'attarde sur la fascination qu'elle exerce sur son père (privilège du narrateur), il faut reconnaître qu'elle semble avoir sur bien d'autres personnes, en particulier les hommes, un charisme magnétique qui en fait un personnage à part.

Marietta, dont on sait apparemment assez peu de choses, sur le plan biographique, mériterait presque un livre centré sur elle seule, tant elle semble entourée d'un certain mystère. De son enfance à l'âge adulte, elle va mener son père par le bout du nez. Il ne peut rien lui refuser, ou presque, mais finira par lui imposer un mariage, comme pour faire taire d'éventuelles rumeurs. Ou l'éloigner de lui...

L'amour de Tintoret pour Marietta, qu'on ne peut s'empêcher de trouver marqué par un désir latent assez embarrassant (dans un scène, en particulier, cela ressort et cela agit sur le peintre comme un ressort qui le pousse à prendre ses distances), est incroyablement fort. La fin de sa vie sera d'ailleurs fortement influencée par le destin de sa fille.

Cette longue attente ne débute pas avec la fièvre qui va emporter le peintre, mais des années auparavant, accompagnée d'une profonde culpabilité, qui hantera le peintre jusqu'à son dernier souffle. Et Marietta, telle le modèle qu'il aurait reproduit sur une toile (ce fut peu le cas avec sa fille, d'ailleurs), possède cette facette angélique, autant qu'elle incarne pour le peintre, une atroce tentation.

Si Marietta écrase tous ses demi-frères et soeurs, par sa présence et sa proximité avec Tintoret, "la longue attente de l'ange" se penche sur tous les rejetons du peintre. En tout cas, les légitimes. Chez les Robusti, on est non seulement particulièrement féconds, mais manifestement très porté sur les relations charnelles...

Jacomo, aîné d'une fratrie de 22 enfants (!), et malgré la phrase qui nous sert de titre, a souvent cédé à la chair, et pas seulement, croit-on comprendre, dans le cadre d'un mariage qui, tout aussi étrange qu'il paraisse, durera jusqu'à sa mort. Faustine est une épouse dévouée, une mère attentionnée, une femme qui ne quitte quasiment jamais son foyer et n'entend rien et ne goûte pas l'art de son époux...

Pourtant, si l'on se dit que cette fécondité vient s'opposer radicalement au discours de Tintoret, sa façon d'être père, d'une exigence totale, une forme de tyrannie insidieuse qui inféode chaque enfant à la volonté du patriarche, aura une conséquence étonnante : la génération suivante semblera appliquer à la lettre cette règle familiale en n'engendrant pas !

Les filles de Tintoret vont quasiment toutes finir au couvent. Peut-être certaines, qui en manifestèrent la volonté, parvinrent-elles à en sortir et à fonder une famille, mais on n'en sait pas grand-chose (en tout cas, pas dans ce livre) et c'est loin d'être certain. Quant aux garçons, à part Dominico, le docile, ils entreront en rébellion et auront des destins qui ne collent pas vraiment avec la paternité...

Que ce soit Zuane, le fils prodigue qui ne reviendra jamais auprès de son père, allant au bout de sa fuite, ou Marco, le provocateur et pourtant, certainement, le fils le plus aimé, ils rejetteront la vie de leur père en tous points, fuyant la peinture, la famille et même Venise, pour Zuane, le plus grand voyageur, et de loin, des Robusti.

Au fil des chapitres, on découvre cette vie de famille compliquée, difficile, agitée, marquée par le sort (mais quelle famille ne l'était pas, en ces temps de forte mortalité infantile et où l'on mourait pour un oui ou un non, quel que soit son âge ?). Inextricablement liée à l'oeuvre du peintre, à son inspiration, à son ascension sociale, elle est aussi ce qui pousse Tintoret à demander l'absolution.

Oui, c'est un personnage dur que l'on a devant nous. Je crois avoir utilisé déjà plus haut le mot "exigeant", et je n'en vois pas de meilleur pour qualifier Tintoret. Mais, il l'est avec les siens comme il l'est d'abord et avant tout avec lui-même, sachant mieux que quiconque les efforts qu'il faut consentir pour parvenir à son but...

Il n'est pas sûr qu'on sorte de cette lecture avec une image du Tintoret en homme sympathique, et pourtant, on ne peut ressentir pour lui qu'un immense respect pour l'oeuvre laissée derrière lui et une carrière où rien n'a été acquis d'avance. Jamais il n'a travaillé pour le pouvoir, l'argent, le prestige, même. Non, il a peint pour laisser sa trace, comme il le dit dans notre titre. Et il y est parvenu plus que bien d'autres.

Voilà d'ailleurs qui nous amène au dernier aspect fort de ce billet : Venise. Tintoret est un pur Vénitien, entièrement dévoué à sa ville. Beaucoup d'artistes nés sur la lagune et n'ayant pu y percer, sont allés ailleurs gagner leur vie, auprès de puissants du reste de l'Italie ou d'Europe. Mais pas Tintoret qui, lorsque cette option s'est présentée à lui, l'a balayée d'un revers de manche.

Réussir à Venise était peut-être même le principal objectif de cet homme de caractère, qui a connu la reconnaissance sur le tard, à un âge où beaucoup de ses contemporains avaient déjà leur vie faite, voire leur vie derrière eux... A voir le nombre de ses oeuvres sur les murs des palais (dont le plus important, celui des Doges) et des églises de la Sérénissime, il a manifestement atteint son but.

Venise est véritablement un des personnages de cette histoire. Sans Venise, pas de Tintoret. Et, celui-ci, habité par sa ville natale comme il le fut par Marietta, ne s'en éloignera jamais ni beaucoup, ni longtemps. D'ailleurs, à chaque fois qu'il la quittera, ces absences seront liées à des événements négatifs, comme si la ville le tançait.

Guerres (Tintoret peindra la fameuse bataille de Lépante sur un tableau saisissant), épidémies (dont une de peste, qui fera un énorme nombre de victimes le long des canaux), début de déclin de la République, ce sont autant d'événements forts qui aurait pu précipiter la fin de la vie et de la carrière du peintre, mais dont il a su sortir renforcé, et son talent avec lui.

N'hésitez d'ailleurs pas à faire chauffer un moteur de recherche pour aller à la rencontre de l'oeuvre du Tintoret. Internet peut être un cloaque, mais c'est aussi un formidable musée facilement accessible. De nombreuses oeuvres sont évoquées dans le livre de Melania G. Mazzucco et y jeter un oeil permet aussi de mieux comprendre le personnage, son inspiration, son génie, sa démesure, aussi...

Un dernier point : tout ce que nous venons de raconter est à placer sous le sceau de la fiction. On est bien dans un roman, avec un parti pris narratif, celui de la confession ante-mortem, mais aussi dans les axes du récit. Il faut savoir que Melania G. Mazzucco a également publié une biographie, une véritable biographie, de Tintoret, où elle aborde certainement la question de façon bien différente.

Ici, en (dé)peignant cet homme au caractère entièrement tourné vers son art, soucieux du confort des siens, mais certainement pas avide, ou alors de reconnaissance. "Ne pas monter bien haut, mais tout seul", disait Cyrano. Tintoret, lui, s'est hissé au sommet et son oeuvre reste, plus de 400 ans après sa mort, d'une puissance inouïe. Marquée, comme sa vie, par une passion dévorante.

jeudi 24 septembre 2015

(...) "j'ai peur que le temps de la haine soit venu. Que le temps de la tolérance ait cédé sa place au temps de l'intolérance".

Je n'ai pas été très studieux, ces derniers jours, et le hasard fait que je rédige ce billet le jour où juifs et musulmans célèbrent des fêtes majeures de leurs calendriers, Kippour et l'Aïd. Quand je parle de hasard, c'est parce qu'on est au coeur du sujet de notre roman du jour. Un roman qu'il est assez délicat de ranger dans telle ou telle catégorie, puisqu'on y trouve des éléments historiques, des élément qu'on peut qualifier de fantastique et une réflexion profonde sur la tolérance, pas uniquement religieuse, même si cet aspect occupe une grande part du récit. En fait, ce que signe Gérard de Cortanze dans "l'an prochain à Grenade" (disponible désormais au Livre de Poche), c'est un véritable conte philosophique dans lequel il évoque les persécutions dont les juifs ont, de tout temps, été victimes, adaptant le mythe du juif errant et prônant la tolérance et le respect. Et, pour cela, il dépoussière l'utopie de la Grenade médiévale où, dit-on, cohabitaient parfaitement les trois grandes religions monothéistes... Utopie, car dans les faits, cette Grenade idéale ne reflétait certainement pas l'harmonie tant vantée par la légende.



Au XIe siècle, Grenade, l'une des principales villes d'Al-Andalus, territoire qui correspond à la quasi-totalité de l'actuelle péninsule ibérique, sous domination musulmane, est connue pour voir cohabiter paisiblement musulmans, juifs et chrétiens. Une coexistence peut-être pas aussi harmonieuse que la légende le dit, mais bien réelle.

Et jusqu'au sommet du pouvoir, puisque Abdar al-Fikri, l'émir de Grenade, a choisi pour l'épauler le chef de la communauté juive de la ville, Samuel Ibn Kaprun, dont il a fait le chef de son armée. Une situation qui ne met pourtant pas les trois communautés sur le même plan d'égalité, les musulmans conservant la mainmise sur le taïfa de Grenade.

Ibn Kaproun, en cet automne 1066, est un homme d'âge mûr, mais il reste marqué par le massacre qui a décimé sa famille, à Cordoue, alors qu'il n'était encore qu'un enfant. Aussi, malgré sa position élevé et l'amitié de l'émir, reste-t-il très prudent, quant à la situation du pays. Depuis la chute de Cordoue, une trentaine d'années plus tôt, Al-Andalus s'est morcelé en petits royaumes qui s'affrontent régulièrement...

L'opposition entre Arabes et Berbères entraînent régulièrement des conflits violents pour des prises de territoires. Ibn Kaproun, en tant que chef de l'armée de Grenade est mieux placé que quiconque pour le savoir. Mais, son inquiétude est différente : depuis quelques mois, les actions visant les juifs se sont multipliées et l'homme craint que cela prenne de l'ampleur...

Hélas, son intuition va se révéler exacte. D'abord, avec l'apparition d'un prédicateur charismatique et terriblement violent, qui va attiser la haine envers tous les non-musulmans, et plus particulièrement les juifs. Ce mystique, au verbe haut et terriblement convaincant, se fait appeler Iblis. L'un des noms de Satan, dans la religion musulmane...

Tout au long de l'automne, les tensions vont monter à Grenade, sous le regard impuissant de l'émir et de son bras droit. Les paroles d'Iblis ont agi comme par contagion et le bouc émissaire a été désigné : tous les malheurs viennent de ces juifs, riches, puissants, qui maintiennent le peuple dans la misère... La colère monte, monte, et rien ne paraît pouvoir l'endiguer.

Et, tandis qu'Iblis poursuit sa harangue et fait monter la pression, les juifs se retranchent dans leur quartier. Les appels de l'émir à la tolérance, ses tentatives de répression, également, tout cela échoue. Le 31 décembre 1066, éclatent des troubles qui vont se transformer rapidement en un immense massacre. Près de 5000 personnes, juives pour la plupart, sont tuées par la foule.

Parmi les victimes, Samuel Ibn Kaproun. Mais sa fille, elle, réussit par miracle à s'échapper. En fait, Gâlâh, qui a 14 ans, n'était pas chez elle mais passait la soirée avec son ami, Halim, un jeune poète musulman. Une relation qui a fait beaucoup jaser, mais qui a sauver la vie de l'adolescente. La voilà seule au monde, mais plus proche que jamais de Halim.

Mais Samuel, quelques jours avant le drame, pressentant sans doute son imminence, a confié des choses à sa fille. Un livre, d'abord, dans lequel Samuel Ibn Kaproun, qui fut un grand érudit, a soigneusement consigné l'histoire de son peuple. A Gâlâh, la tâche de poursuivre cette histoire. Et puis, une khomsa, ou main de Fatma, talisman censé protéger la jeune fille.

Commence alors une errance loin de Grenade. Mais, est-ce l'action de la khomsa, voilà que Gâlâh ne vieillit plus. Aux yeux des gens, elle apparaît sous divers aspects, mais reste une jeune fille de 14 ans, douée d'immortalité. La voilà qui va voyager dans le monde entier à la rencontre des descendants de Sefarad, le nom que les juifs donnaient à la péninsule ibérique.

Une communauté qui, au fil des siècles, va connaître de nombreux exils, créant une nouvelle diaspora au sein même de la diaspora. Et, du Moyen-Âge jusqu'à notre époque, jamais ces communautés ne trouveront une paix durable, subissant persécutions, conversions forcées, massacres, départs précipités... Gâlâh, aux première loges, se fera la fidèle narratrice de ces drames, sans jamais perdre de vue Halim, même si le garçon n'a pas bénéficié des mêmes bienfaits que sa chère et tendre.

A travers l'interminable voyage de Gâlâh, on retrouve une récurrence terrible : cette intolérance religieuse, puis, plus tard, plus idéologique et même raciale, qui va frapper les juifs. Une position de bouc émissaire qui revient, régulièrement, lorsque la peste frappe, quelque soit l'époque, quelque soit le lieu... Le Juif est toujours désigné comme responsable de ce qui ne va pas.

Certes, "l'an prochain à Grenade" se concentre sur la question des juifs, mais il ne faut pas en tirer la conclusion qu'ils seraient les seules victimes de ces méfaits. Les deux autres religions que sont le catholicisme et l'islam ont eu aussi leurs dissensions et leurs extrémismes.Les guerres de religion entre catholiques et protestants ou l'invasion des Almoravides et des Almohades en témoignent.

De la même manière, la rupture entre les trois grandes religions et les catastrophes qui en ont résulté ne doivent pas oublier que, de chaque côté, il y a des coeurs purs, des esprits libres, des justes... Plusieurs exemples de musulmans venus en aide à leurs frères juifs sont par exemple souligné dans le récit de Gâlâh, comme à Sarajevo, par exemple, pendant la guerre de Yougoslavie.

Malgré tout, difficile de ne pas regarder la situation des juifs retracée dans ce livre avec la désagréable impression que les mêmes effets produisent les mêmes causes, depuis mille ans. Le massacre du 31 décembre 1066 à Grenade, sonne comme un point de départ. L'implosion de cette ville réputée pour être un lieu de tolérance ouvre une ère sombre dont nous ne sommes manifestement pas sortis.

Pas besoin de faire de grands développement, notre actualité quotidienne ces derniers mois, ces dernières années, ne cesse de nous montrer cela. La situation en Syrie, où les principales victimes sont musulmanes, réussit, par un tour de passe-passe, à alimenter un antisémitisme profond chez certains, par exemple...

Il ne faut, et c'est un des autres axes fort de "l'an prochain à Grenade", pas négliger la dimension culturelle de la lutte que mène Gâlâh. En effet, à la fois par la rédaction qu'elle tient consciencieusement à jours des événements, comme de la manière dont elle défend la culture séfarade, ce sont les racines de cette communauté que cherche à préserver l'adolescente.

Cela passe par les ouvrages et leur sauvegarde, d'abord. Je reprend l'exemple de Sarajevo, où Kamal Hazic, responsable de la bibliothèque de la ville et musulman, a sauvé des documents inestimables de la destruction. Pas la totalité, mais beaucoup de manuscrits religieux issus de la communauté musulmane. Il sera tué, plus tard, par un sniper...

Ces exemples-là, il y en a beaucoup d'autres. Dans nombre de lieux où, un jour, les juifs ont été visés par la vindicte aveugle et arbitraire, ou tout simplement par la folie humaine, malicieusement alimentée par quelques prophètes de mauvais augure, on est parvenu à sauver des livres, des Torah, des documents... Tout cela aussi a permis à la communauté de survivre, malgré tout.

Mais, Gâlâh a un autre cheval de bataille, plus compliqué encore à défendre : la sauvegarde du ladino, cette langue typique des communautés séfarades, qui s'efface au fil des siècles. Là, ce ne sont pas les drames qui en sont la seule cause, mais tout simplement une question de transmission. Comme si les juifs séfarades se dissolvaient, au fil des générations et des exils, dans les sociétés où ils s'installent... Une acculturation qui met les racines en péril.

Ces racines que Gâlâh voudrait tant voir retrouver de la vitalité. "L'an prochain à Grenade" est un titre qui fait explicitement référence à la formule "l'an prochain à Jérusalem". Le parallèle entre Grenade, ville de la cohabitation entre les trois religions, et Jérusalem, la ville trois fois sainte, est presque une évidence.

L'idée qu'on puisse, sur l'exemple de cette Grenade mythique, retrouver un jour une société, la plus large possible, où chacun, juif, chrétien, musulman, et toute autre orientation spirituelle, puisse vivre en harmonie, est le rêve (impossible ?) que caresse Gâlâh dans sa quête sans fin. On ne peut que souhaiter que ce rêve se réalise, mais le chemin, on s'en rend compte au quotidien, sera sans doute encore long et jalonné de nouveaux drames...

Dernier point, le conte philosophique. Gérard de Cortanze fait de Gâlâh une nouvelle figure du juif errant. Ce n'est plus un homme, mais une adolescente, qui porte ses oripeaux. Ne pèse plus sur elle le poids d'une quelconque culpabilité, comme le personnage originel, mais bien l'histoire d'un peuple et sa mémoire. Là aussi, la nuance est importante.

Oh, je ne doute pas que la vision développé par l'auteur dans ce livre puisse prêter le flanc à de vives critiques, le sujet est plus que sensible, par les temps qui courent. Pourtant, il y a dans ce livre, un message profondément humaniste, loin des extrémismes de tout poil au terrible pouvoir de nuisance, un plaidoyer sincère en faveur de la tolérance et du respect d'autrui.

Une volonté aussi de mettre sur le devant de la scène une culture, plus importante, finalement, que la religion elle-même. Celle-ci peut être englobée dans la culture, dans ce qui se transmet de générations en générations, mais ne doit pas être le seul objet de cette transmission, ni sa base. En revanche, la connaissance de ses racines, de sa langue, de ses spécificités, ne doit se perdre à aucun prix... Surtout en ces temps de globalisation.

Cette dimension philosophique, ainsi que la présence régulière de textes poétiques, écrits par différents personnages (jusqu'à Iblis, étonnant paradoxe), vient, par un raffinement tout oriental, contrebalancer la violence, omniprésence au long de ce livre. Un déploiement d'horreurs et de méthodes pour éliminer son prochain qu'on ne doit pas laisser être l'unique marque de notre espèce...

lundi 21 septembre 2015

"Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé" (Deuxième amendement de la Constitution des Etats-Unis).

Voilà une phrase qui a fait énormément couler d'encre ces dernières années, depuis, particulièrement, le drame de Columbine, cette fusillade meurtrière orchestrée par deux élèves dans leur lycée à la fin des années 1990. Ce deuxième amendement qui autorise donc chaque citoyen américain à porter une arme, comme au temps du Far West et donc, implicitement, à s'en servir... Notre roman du jour aborde ce thème à sa façon, en s'inspirant d'un véritable fait divers, mais pose aussi d'autres questions fortes. "Alabama Shooting", de John N. Turner, publié aux éditions de l'Aube, est un roman noir plus qu'un thriller, dont le personnage central est une femme dont il va falloir percer les mystères, les secrets et, dans la foulée, les motivation. Et, sans tomber dans le cliché qui veut que tout soit "la faute de la société", il est certain que la question de la place de la femme se pose clairement dans ce livre. Une découverte au final troublant...



12 février 2010. Une fin de journée comme les autres, à l'université de Huntsville, dans l'Alabama. Enfin, non, pas vraiment comme les autres, en fait. L'établissement est envahi de véhicules de police, du SWAT, l'unité d'intervention d'élite, et d'autres voitures aux gyrophares perçant la nuit qui tombe... Une drame s'est produit, ici.

Un drame comme, hélas, les Etats-Unis en connaissent régulièrement depuis une vingtaine d'années, maintenant. Une fusillade sanglante en plein coeur de cet établissement universitaire. Quelqu'un s'est introduit dans un des bâtiments et a ouvert le feu, laissant derrière lui plusieurs corps sans vie, et d'autres personnes plus ou moins grièvement blessées. Sans parler des traumatismes...

Dans la confusion, une femme est interpellée. Elle ne se trouve pas à l'intérieur du bâtiment, mais elle attend tranquillement à un arrêt de bus. Elle ne montre aucun signe d'agressivité, au contraire, elle semble surprise lorsque le policier qui vérifie son identité lui demande de la suivre. Elle ne résiste pas mais paraît ne rien comprendre à ce qui se passe. "Hébétée", se dit-elle...

Mais Joan Travers est bien la principale suspecte du drame qui s'est déroulé à l'université de Huntsville. C'est elle que les survivants désignent comme la personne qui a tiré sur les professeurs de l'établissement et en a tué trois. Un bilan qui aurait pu être bien plus lourd encore si l'arme utilisée ne s'était pas enrayée...

Malgré ces témoignages accablants, Joan Travers nie farouchement ce qu'on lui reproche. En fait, elle paraît n'avoir aucune conscience du drame qui s'est joué à Huntsville ce jour-là, et encore moins d'y avoir pris une part active... Cette journée s'est comme effacée de sa mémoire. Enfin, c'est ce qu'elle affirme lors des premiers interrogatoires.

Mais ses déclarations ne pèsent pas lourd devant l'ampleur du drame, l'émotion que de tels actes ont immédiatement provoquée et les témoignages apparemment incontestables qui la désignent. Alors, on ne la met pas seulement dans une salle d'interrogatoire, on lui fait comprendre qu'elle n'est pas prête de ressortir de là et que c'est la prison qui l'attend, jusqu'à son procès.

Incompréhension totale de Joan Travers qui nie, avec force, toutes les accusations portées à son encontre. En vain, cependant, car personne ne semble enclin à la croire et à remettre en cause sa culpabilité. La présomption d'innocence ? Aucune chance qu'elle s'applique à elle, c'est comme s'il y avait eu flagrant délit et que l'affaire était déjà réglée...

Malgré tout, il reste à comprendre le pourquoi de ce pétage de plomb. Déterminer les véritables motivations d'une femme de 45 ans, mariée, mère de 4 enfants, diplômée de Harvard, professeur de neurosciences, qui a sorti une arme sur son lieu de travail pour abattre ses collègues comme on tire sur des pigeons d'argile...

Eh oui, pour une fois, ce n'est pas un ou plusieurs élèves qui ont agi violemment pour faire passer leur mal-être adolescent en dégommant leurs camarades de classes. Non, c'est un professeur qui a craqué, et de la pire des façons, bien qu'elle refuse de reconnaître sa participation à ce massacre, que ce soit devant les policiers ou même face à son avocat commis d'office.

En fait, Joan Travers ne formule, et avec force, qu'une seule demande : voir ses enfants, ses trois filles et son petit dernier, Keith, enfin un garçon, elle qui en voulait tant un ! Une demande, évidemment, refusée par les autorités qui se heurterait, de toute manière, à la colère de Richard, le mari de Joan, qui ne veut plus entendre parler d'elle...

Que s'est-il vraiment passé à l'université de Huntsville, Alabama, ce 12 février 2010 ? Le lecteur n'en sait rien, il n'est arrivé sur place qu'après les faits. Et la seule personne qui puisse lui expliquer refuse d'avouer, se retranchant vers une espèce d'amnésie pas très crédible. A moins que... Eh oui, Joan Travers a des allures de coupable idéal. Alors, que s'est-il passé ?

Cette journée du 12 février va devenir le pivot du roman, qui alterne des chapitres antérieurs et ultérieurs au drame. Avec, comme maîtresse de cérémonie, enfin, comme narratrice, Joan Travers elle-même. Dans l'intimité, si on peut dire, de sa cellule, lors de ces interminables journées de détention où elle se laisse aller au désespoir, la principale suspecte entreprend de se raconter.

Et, pendant que d'autres enquêtent, statuent sur son cas, essayent de l'aider (le personnage de l'avocat, convaincu de la culpabilité de son encombrante cliente mais décidé, coûte que coûte, à lui éviter l'injection létale, est un protagoniste majeur même s'il apparaît relativement peu) ou l'ignorent carrément, on découvre qui est véritablement Joan Travers.

Et si c'était là que se trouvaient les réponses à toutes les questions posées par la fusillade du 12 février ? Dans cette vie en apparence ordinaire, dans cette carrière professionnelle qui a tout d'enviable, dans ces dernières années passées en Alabama, loin de cette Nouvelle-Angleterre dont est originaire Joan Travers ? C'est bien possible... A condition de lui faire confiance...

Je ne vais évidemment pas entrer dans le détail de cette existence, puisque c'est bien cela qui conditionne tout le récit. Néanmoins, sachez que rien n'est aussi simple qu'on pourrait le croire. Ce qui se dessine au fil des chapitres vient nous donner une image plus complète de la fragile Joan Travers, bouleversée par sa détention et sous le choc au point de ne plus se souvenir de la journée fatale...

"Alabama Shooting" repose entièrement sur ce personnage. Qui saura la cerner exactement, comprendra ce qui s'est passé dans les bâtiments de l'université de Huntsville ce jour-là. Mais, c'est bien sûr beaucoup moins évident qu'il n'y paraît au premier abord. Et, simplement à travers le récit autobiographique de Joan et l'incertitude, toute relative, qui plane sur la vérité des faits, le roman tient le lecteur en haleine.

John N. Turner qui, si je ne m'abuse, et malgré ce nom à l'américaine, est bien un écrivain français, s'inspire d'une véritable fusillade qui s'est déroulée dans cette université du sud des Etats-Unis. On peut même dire qu'il colle en grande partie aux faits tels qu'on les connaît. Le 12 février 2010, une certaine Amy Bishop a bien abattu trois de ses collègues à Huntsville.

Un conseil : n'allez pas chercher de renseignements sur cette affaire avant de lire le roman ou pendant votre lecture, parce que Turner a choisi de vraiment mettre en scène le parcours de Amy Bishop à travers celui de son personnage, Joan Travers, et vous découvririez ainsi certains éléments-clés de l'intrigue d' "Alabama Shooting".

Mais, John N. Turner n'a pas choisi d'écrire un "thriller du réel", comme peut le faire une Ann Rule (dont le regard sur cette affaire serait, à n'en pas douter, passionnant). Non, il propose une vision véritablement romanesque de ce drame. Essentiellement parce qu'il brode sur la vie et la personnalité de Joan Travers afin de nourrir son intrigue.

Le fait même de faire parler la principale suspecte place ce livre dans la catégorie fiction puisque le modèle, Amy Bishop, n'a, semble-t-il, jamais rien révélé de ses motivations profondes... En revanche, nous, on comprend de mieux en mieux Joan Travers et ce que l'on sait d'elle au final va forcément conditionner notre regard sur elle : circonstances aggravantes ou, au contraire, indulgence du jury ?

Mais, à travers son récit, John N. Travers pose quelques sujets de réflexion, à commencer par la question, si brûlante, de la libre circulation des armes aux Etats-Unis. On le sait, l'émotion qui succède à chaque meurtre de masse sur le sol américain fait qu'on parle d'une remise en cause de ce Deuxième Amendement, auxquels tiennent pourtant farouchement bien des citoyens US.

Barack Obama, sans pour autant attaquer frontalement la question, a régulièrement évoqué cette question au cours de son second mandat. Mais quel président osera abroger cet amendement ? L'attachement aux armes des Américains est tel qu'on voit mal comment la pilule pourrait passer, même après de nouveaux drames, comme celui de l'école primaire de Newtown, Connecticut, à la fin de l'année 2012...

Reste que la tuerie de Huntsville est bien une conséquence aussi de cette libre circulation. Oh, l'actualité en France regorge aussi de faits divers dans lesquels on voit bien que, malgré l'interdiction légale, se procurer des armes, y compris des armes lourdes, n'est pas si difficile, mais au moins, on ne laisse pas Monsieur et Madame ToutleMonde posséder son arsenal au grand jour.

Malgré tout, il serait peut-être un peu trop simple, voire simpliste, de considérer que le Deuxième Amendement est la seule explication au drame de Huntsville. Je n'entre pas dans les détails, rassurez-vous. Simplement, si la possibilité de se procurer des armes (une situation qui est présente à plusieurs reprises au cours du récit de Joan) a facilité son geste, il ne l'explique pas.

Reste un second point qui, lui aussi, traverse "Alabama Shooting". C'est la place de la femme dans la société américaine, plus largement, sans doute occidentale. Et, à cette partie, il nous faut intégrer un autre personnage, secondaire et pourtant fondamental : la mère de Joan Travers. Je ne vais évidemment pas entrer dans les détails, mais la personnalité de cette femme est tout sauf négligeable.

La relation entre la mère et la fille est l'un des axes centraux de la partie autobiographique du roman. Et, si comme pour la question des armes, elle n'explique pas tout, il est évident que cela joue un rôle dans les événements. Un rôle dont on ne va mesurer la véritable ampleur en toute fin d'histoire. Et nul doute que, si Joan Travers avait été un homme, elle n'aurait pas tué ses collègues.

On débat souvent de l'influence des médias, du cinéma ou des livres sur la réalité, on oublie que c'est d'abord la réalité qui les nourrit. Bien ou mal, c'est un autre débat. Mais force est de constater que ces meurtres de masse, qui se sont multipliés en Amérique depuis 20 ans, ont donné du grain à moudre aux créateurs.

Gus Van Zant et son hypnotique "Elephant", Michael Moore, mais aussi Lionel Shriver, pour un roman qui, à mes yeux, reste la référence en la matière ("Il faut qu'on parle de Kevin", à lire absolument) sont les exemples les plus fameux. Avec tous, à leur façon, un point commun : les questionnements qui demeurent au final, l'incapacité à comprendre le passage à l'acte.

"Alabama Shooting" entre dans cette catégorie, des romans qui s'emparent de ces faits divers pour les décortiquer, les autopsier et essayer d'apporter un début d'explication à ce genre de drame récurrent. Si le roman de John N. Turner, qui n'entre pas dans le même genre littéraire que le roman de Lionel Shriver, me paraît un peu inférieur à "Il faut qu'on parle de Kevin", il ne cherche pas la généralité.

C'est un cas particulier auquel s'attaque le romancier, celui de cette femme qu'on cerne mal, Joan Travers, qu'on va essayer de comprendre au fil des 250 pages du livre, et sur laquelle, au final, on doit se faire un avis. Je ne vais pas vous donner le mien ici, en tout cas pas de manière explicite, il ne faut pas vous influencer.

Les informations dont nous disposons et qui, cherry on the cake, n'émanent que d'une source, la principale intéressée elle-même, ce qui n'est peut-être pas anodin, ont besoin d'un autre point de vue pour être examinées avec recul. En faisant de son personnage central une coupable en puissance, John N. Turner ne choisit pas la facilité.

Car longtemps, on se demande si elle est bien coupable ou si on se prépare à un twist gigantesque qui fera s'effondrer tout l'édifice de l'enquête, à commencer par les évidences. Malgré tout, Joan Travers n'est certainement pas un personnage sympathique, ce qui n'arrange pas son cas. Son désespoir, lorsqu'elle est derrière les barreaux, touche, mais cela suffirait-il si le lecteur était juré ?

Bref, voici un roman efficace, pour qui aime le roman noir, les intrigues psychologiques et les rythmes qui prennent leur temps pour dévoiler les tenants et les aboutissants. Même lorsque l'on croit tenir un bout de fil d'Ariane, il est compliqué de le relier à quoi que ce soit, d'en tirer des conclusions, et c'est ce qui fait tout l'intérêt de cette histoire.

A l'arrivée, on ressort avec les méninges qui tournent comme des hamsters dans leur roue. Parce qu'il faut différencier le cas particulier de Joan Travers, sur lequel on se doit de se pencher, des questions générales évoquées plus haut. Oh, en France, je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de gens favorables au Deuxième Amendement. Mais son abrogation réglerait-elle tout ?

Quant aux questions sur la condition féminine, là encore, il est nécessaire d'y réfléchir, et pas seulement avec l'Atlantique entre nous et le sujet. Le cas de Joan Travers n'est pas uniquement une question américaine, je l'ai déjà dit. C'est tout un mode de vie, tout un pilier d'une civilisation qui doit être remis en cause. Sans que cela exempte pour autant Joan Travers de sa responsabilité et de ses ambiguïtés...

samedi 19 septembre 2015

"Et si le monstre c'était tout simplement l'Homme ?"

Voilà un titre qui en dit long : on ne va pas parler d'une comédie qui vous fera vous tenir les côtes mais bien d'un roman noir, très noir, même. Une histoire d'hommes, avec leurs faiblesses, leurs failles, leurs doutes. Leurs erreurs, aussi, et tout ce qui peut sortir de pire de notre esprit humain. Un roman sur des flics, aussi, cabossés, éreintés, au bord de la crise de nerfs et du naufrage. "Dernière fenêtre avant l'aurore", de David Coulon (disponible en poche chez Hélios), est une plongée dans l'esprit de ces hommes faillibles, imparfaits, qui ont la redoutable tâche d'assurer l'ordre, de faire respecter la loi. Mais, lorsque la colère, l'écoeurement, la tristesse, le découragement et d'autres choses extérieures viennent s'emmêler, alors, au lieu de mettre les monstres hors de nuire, cela les multiplie... Un thriller à la construction parfois déroutante, plein d'inconnues qui se révèlent peu à peu, mais surtout, rempli de personnages que gagne petit à petit l'obscurité...



Bois-Joli est une ville des confins de la région parisienne, quasiment à la limite de la Normandie. Rien de bucolique, pourtant, dans cet endroit où se dressent des cités difficiles, promptes à s'embraser (dans tous les sens du terme). On s'y ennuie ferme, même lorsque l'on est étudiant à l'université de la ville et qu'on réside dans une cité U tristounette.

C'est dans une des modestes et minuscules chambres de cet établissement que se masse ce jour-là les policiers du commissariat de Bois-Joli. Sur le lit, un corps, nu et sans vie, celui d'Aurore, étudiante de 18 ans. Tout semble indiquer qu'elle a été égorgée. Pas vraiment le genre d'histoire qu'on rencontre habituellement, même à Bois-Joli.

Autour de ce lit "fait pour faire l'amour", transformé en couche mortuaire, deux hommes se font face. Patrick Bellec, appelé sur les lieux, et Bernard Longbey, dont la présence surprend son collègue. Le premier, la trentaine, beau gosse et qui le sait, séducteur, à l'activité sexuelle débordante et qui n'oublie pas d'être ambitieux dans sa carrière de flic.

Le second pourrait être son reflet dans la glace, mais c'est presque tout le contraire. Un peu comme si Bellec était Dorian Gray et qu'il se trouvait devant son portrait, avili, déformé. Pourtant, Longbey a le même âge à peu de choses près que son ami, mais il est chiffonné par l'insomnie, rétamé par la lassitude... "Au bout du rouleau", nous est-il dit.

L'enquête s'annonce compliqué, il n'y a pas vraiment de piste évidente, mais un tel acte ne ressemble pas à une simple agression qui aurait mal tourné. Il y a quelque chose de personnel dans ce meurtre. Mais pourquoi ? Aurore, pour ce que réussissent à apprendre les enquêteurs, n'a rien d'une délinquante. Une jeune demoiselle très discrète et studieuse, une petite fille modèle...

Et pourtant, quelqu'un est bien venu dans cette chambre pour ôter la vie de cette étudiante sans histoire... L'enquête piétine jusqu'à ce qu'un élément fasse tilt : dans l'effervescence du début d'enquête, personne n'a vraiment fait attention à ce qui est tout sauf un détail : le nom de famille d'Aurore...

Aurore Boischel. Boischel, comme le nom de cet homme, disparu depuis plusieurs semaines sans laisser de trace. Une histoire qui, là encore, n'aurait rien d'extraordinaire si M. Boischel n'avait pas été le premier d'une série de quatre disparitions d'hommes adultes dans les alentours de Bois-Joli. Une enquête également dans l'impasse, mais la coïncidence paraît trop grande.

Tandis que Bellec se démène pour essayer de démêler l'écheveau et trouver ce qui peut relier ces deux affaires, le lecteur suit les réflexions de Longbey, qui nous raconte son parcours, le pourquoi de son état déliquescent. Miné par son job, auprès des enfants maltraités, des victimes de pédophiles, des brutes en tous genres, il n'a pu empêcher sa vie de partir à vau-l'eau.

Embourbé dans cette horreur quotidienne aux allures de sables mouvants, il a coulé. Pas à pic, mais lentement, sans bruit, s'enfonçant dans une espèce de dépression morbide. Sa femme n'a pas supporté et l'a trompé, avant de choisir de partir, emmenant avec elle leur petite fille. La précarité de cette situation a accéléré la descente aux enfers de Longbey...

De longs passages en italique, comme si on se trouvait dans la tête de Longbey, nous permettent d'en savoir plus, de comprendre où il en est et de saisir tout le drame de ce garçon, qui, incapable de concilier la violence de ce qu'il côtoie au quotidien dans son bureau et une vie de famille sereine, y a laissé non seulement sa capacité érectile, mais surtout son âme.

Enfin, dernier personnage important de ce roman, Rudy Poller. Un détective privé. Pas vraiment le genre des romans noirs américains, plutôt le genre passe-muraille, qu'on engage pour faire constater un adultère ou ce genre de broutille. Mais là, l'enquête qui l'a mené à Bois-Joli est bien différente de tout ce qu'il a pu faire auparavant.

En fait, même lui ne sait pas vraiment en quoi consiste sa mission. De la filature, oui, mais dans quel but ? Il l'ignore, son commanditaire anonyme n'a pas été très disert. Alors, il fait ce qu'on lui dit, prudemment. D'autant que lorsqu'il prend des initiatives, le fameux Sam se met dans des colères noires... De quoi intriguer un peu plus ce garçon forcément curieux et compétent.

Voilà planté le décor de ce thriller dense et ramassé (moins de 250 pages), mais, rassurez-vous, je ne vous ai pas tout dit. Pourtant, je pourrais aisément vous donner d'autres détails que j'ai choisi de taire, car ce sont les premières lignes, les premières pages du livre. Mais non, il va falloir vous immerger par vous-même dans cette ambiance glauque et oppressante qui règne à Bois-Joli.

Il y a comme une chape sur ce roman. Tout est angoissant, même lorsque l'on s'éloigne un peu. Chaque rencontre vient renforcer l'impression de complet désenchantement, de frustration, de douleurs et de secrets sentant le renfermé. Il n'y a pas de joie à Bois-Joli, ou alors, on la cache bien. C'est sinistre et le pire est peut-être ce que l'on ne voit pas.

Et plus ça va, plus on tourne les pages, et plus ce décor, déjà pas franchement idyllique, va en s'assombrissant. Au propre, comme au figuré : les personnages que l'on croise n'ont rien d'engageant, leurs vies sont pour le moins médiocres ou borderline, les lieux visités suintent la tristesse, le désoeuvrement, l'artificiel, le nocturne, mais pas du genre à porter conseil.

Alors qu'on patauge gentiment pour essayer de relier les éléments entre eux, se dessine peu à peu une histoire tout bonnement abominable, à différents niveaux. Ordures, vengeance, justice expéditive, atrocités diverses et variées, loi du Talion ou presque... Tout cela se mêle pour nous offrir un panorama sans foi, ni loi, mais surtout sans moralité.

Ah, je voudrais bien entrer plus loin dans ces explications, vous dire que... ou encore que... mais, j'ai décidé que ce billet resterait assez neutre et peu détaillé. Car, ce voyage à Bois-Joli, cette rencontre avec la plume virulente et impitoyable de David Coulon passent par des étapes qui boxent le lecteur et le laissent groggy. Vous devez passer par-là sans que je vous serve de guide.

"Dernière fenêtre avant l'aurore" est un thriller psychologique qui repose sur la personnalité des différents personnages et se déploie en plusieurs dimensions, en particulier, le passé, qui tient une place primordiale. Tout ce qui a eu lieu avant, et qui nous est révélé au compte-gouttes, vient alimenter l'intrigue comme un feu sur lequel on jette un accélérant.

Longbey est une énigme à lui tout seul. Il intrigue, il concentre l'attention, mais il inquiète, aussi, pour ne pas dire qu'il fait peur (et pas seulement à cause de sa dégaine peu soignée et sa physionomie défaite)... Mais on ne le cerne pas, il nous échappe comme un savon. A plusieurs reprises, on essaye de se situer par rapport à lui : fréquentable, pas fréquentable ?

Mais peu lui importe, il est lancé, en chute libre, sans espoir... Et plus il avance, plus il nous en dit, mieux on comprend comment il est devenu ce zombie. Enfin, zombie, non, le mot est un peu fort, tant sa détermination reste intacte. Néanmoins, le personnage est hanté, aux limites de la folie, à tel point que ni lui, ni le lecteur, ne sait plus vraiment s'il faut prendre ce qu'il raconte pour argent comptant.

Longbey, c'est l'impuissance incarnée. Pas seulement sur le plan sexuel, même si ça le travaille et qu'il en parle énormément, mais aussi sur le plan professionnel. Sisyphe devant éternellement reprendre sa tâche au début ou Danaïde remplissant sans fin des dossiers qui, à peine résolus (ou pas), laissent la place à de nouvelles affaires, souvent encore pires...

Il est un échec ambulant, il a tout raté, pense-t-il, à tort ou à raison. Il s'est laissé déborder de partout, incapable de résister à ce qui le tire vers le fond et enfoncé un peu plus par celles qui, dans son esprit, étaient sa planche de salut : une femme qu'il chérissait et surtout une fillette, prunelle de ses yeux... Le salut ? Il n'y croit plus, il est déjà en enfer.

Délire-t-il ? Est-il noyé dans un cauchemar sans fin dont il est, consciemment ou pas, l'auteur ? A-t-il fait ce dont il prétend être l'auteur ou noircit-il le trait ? Dissocier le réel du fantasme, c'est bien sûr un des noeuds du roman, alors que, au fil des pages, l'impression d'horreur et d'incompréhension monte, monte...

Et pourtant, alors que l'on se dit de plus en plus que tout cela n'est que le résultat d'une folie latente en passe d'exploser, une question s'impose : qui tient les rênes de tout ce bazar ? Personne, peut-être bien... Et c'est ce qu'il y a de plus angoissant, en fait... Car tout s'emballe, tout devient incontrôlable. Et lorsqu'un homme n'a plus rien à perdre, qu'il soit flic ou civil, alors, tout est à craindre.

Il serait dommage, là encore, sans trop entrer dans le détail, de négliger l'étrange relation entre les deux flics, Longbey et Bellec. Tellement semblables, et pourtant tellement différents. Par certains côtés, ils sont complètement à l'opposé l'un de l'autre, Bellec étant aussi expansif et chaud lapin que Longey est solitaire et introverti.

Malgré cela, le parallèle entre ces deux garçons se fait naturellement. Comme si Bellec était le seul capable de comprendre Longbey... Et on se dit que ce fil qui les relie, imperceptiblement, n'est pas près de se rompre. Fil d'Ariane ? Corde de pendu ? Peut-être les deux, en fait... Un lien confraternel indéfectible. Pour le meilleur, mais surtout, le pire...

On ressort étourdi de cette lecture, rempli de doute. On ne parle même plus de frontière entre bien et mal, tellement ce n'est pas, plus le sujet. On est au-delà de tout ça, dans des zones de l'esprit humain heureusement inaccessibles la plupart du temps, mais que certains, "au bout du rouleau", on y revient, finissent par franchir, comme un point de non-retour.

David Coulon nous offre une dernière fenêtre sur l'aurore, pour reprendre le titre, mais c'est plutôt un crépuscule auquel on assiste. Les lumières s'éteignent les unes après les autres, pour nous plonger dans les mêmes ténèbres que celles qu'affrontent les personnages. Ou qu'ils affrontaient, avant d'accepter qu'elles les engloutissent... Définitivement.

jeudi 17 septembre 2015

"Le deuil n'est pas une convalescence dont on se remet (...) C'est un cancer".

Oui, j'en conviens, ce n'est pas un titre très gai... Mais, il convient parfaitement à notre roman du jour dont le deuil est l'une des thématiques centrales. Voilà quelques temps que j'entendais parler de l'auteur de ce livre, que je me disais que ce serait bien de le découvrir comme écrivain, après l'avoir vu à l'oeuvre comme réalisateur. Et, franchement, je n'ai pas été déçu, bien au contraire, puisque j'ai dévoré ce livre. "Celui dont le nom n'est plus", thriller de René Manzor, publié aux éditions Kero et désormais disponible en poche chez Pocket, possède une intrigue passionnante, qui tient en haleine d'un bout à l'autre, même lorsque l'on se dit qu'on a deviné où l'auteur veut en venir. Un roman qui parle de la mort sous différents aspects, biologiques, spirituels, religieux, de manière aussi concrète qu'irrationnelle. Un véritable thriller à l'anglaise, signé par un auteur français, et qui repose sur un trio de personnages aussi sûr d'eux professionnellement qu'ils sont fragiles sur dans leur vie privée...



Scotland Yard est sur les dents. Un deuxième meurtre atroce vient d'être commis à Londres en à peine 24 heures et la manière dont se déroulent ces assassinats a de quoi laisser perplexe les enquêteurs. La macabre mise en scène fait penser à des meurtres rituels et les organes des victimes ont disparu...

Le détective chef inspecteur McKenna, irlandais bourru et inflexible, est aux commandes de cette enquête qui s'annonce compliquée, surtout si les meurtres continuent à se succéder au même rythme d'un par jour... Pourtant, on a rapidement mis la main sur les deux premiers meurtriers. Des proches des victimes, qui semblent accablés par ce qu'ils ont fait mais ne parviennent pas à expliquer leur geste...

Le plus étrange, c'est qu'ils n'avaient pas avec eux les organes de leurs victimes quand on les a arrêtés, qu'ils n'ont pas du tout le profil de tueurs et ne sont absolument pas formé pour pratiquer les ablations. Quant à leurs connaissances en matières de rites mortuaires, elles sont très probablement limités. Il y a vraiment quelque chose qui cloche, dans tout cela.

Pourquoi, d'un seul coup, sans prévenir, des personnes qui ne se connaissent pas entre elles se mettraient-elles à agir de la même atroce façon dans différents coins de Londres ? A-t-on affaire à un épouvantable trafic d'organes qui seraient dirigés dans l'ombre par de mystérieux commanditaires ? Ou bien s'agit-il de tout autre chose ?

McKenna, qui aime mener ses enquêtes d'une poigne de fer et sans entrave, se voit pourtant imposer une présence qu'il juge inopportune : une profileuse du FBI qui a été envoyée à la demande de l'ambassadeur des Etats-Unis en personne. La deuxième victime était un ami proche de Son Excellence, alors, il veut donner un coup de pouce. Ou s'ingérer dans l'enquête, selon le point de vue...

Entre les deux, on ne peut pas dire que le courant passe parfaitement. Questions de méthodes de travail, mais aussi de pression. McKenna n'aime pas qu'on lui force la main et le Dr Dahlia Rhymes n'a pas l'air franchement ravie de se retrouver à Londres... Bref, dans la grisaille de la capitale britannique, il y a comme de l'électricité dans l'air, alors que le temps presse...

Pendant ce temps, un ténor du barreau a décidé de prendre en main la défense des assassins présumés. Nils Blake est loin d'être un inconnu, il a activement participé à la chute de Rupert Murdoch et à la fermeture du tabloïd News of the World, suite au scandale des écoutes téléphoniques. Mais, depuis cette action d'éclat, il avait levé le pied.

Le voilà qui revient aux affaires après plusieurs mois d'inactivité. D'abord réticent, il comprend rapidement, en interrogeant les deux premiers suspects, que cette affaire n'a rien d'ordinaire. Et surtout, il a devant lui ce qu'il estime être deux victimes qu'on veut absolument qualifier de coupables. Il entame donc des recherches et une réflexion profonde sur ce dossier épineux.

McKenna, Rhymes et Blake sont les trois sommets d'un triangle qui va servir de base à ce thriller. que l'on va qualifier d'ésotérique. Une précision sur cet adjectif : ne vous attendez pas à un roman à la Dan Brown ou à la Ravenne/Giacometti, ce n'est pas du tout cela. L'ésotérisme est au coeur de l'intrigue, mais pas du tout pour les mêmes raisons que chez les auteurs que je viens de citer.

On est plutôt dans un thriller à l'anglaise, et je n'écris pas cela juste parce que l'intrigue se déroule à Londres. Il y a, dans le rythme, dans les personnages, dans la progression de l'intrigue quelque chose qui rappelle, par exemple, la série de Val McDermid mettant en scène le psy Tony Hill. On a un tueur en série carrément bizarre dans la nature, il va falloir le comprendre pour le coincer.

Le rythme du livre est très important : tout se déroule en moins d'une semaine et cette impression d'urgence est naturellement renforcée par le rythme infernal (sans jeu de mots) des assassinats : avec un mort par jour, il devient indispensable d'agir vite pour faire cesser la série au plus vite. Mais, qui dit vitesse, dit souvent précipitation, et cela aussi sera un élément important de l'histoire.

En cherchant à comprendre les tenants et les aboutissants de cette série sidérante, en suivant des pistes qui mènent dans des impasses, en cherchant à combler un retard terrible, car synonymes de nouvelles morts à venir, les enquêteurs, pourtant aguerris, pourtant déterminés, vont commettre quelques erreurs fort préjudiciable.

Cette imperfection donne un côté très réaliste à cette affaire. On est loin des flics infaillibles de série télévisées, sans peur et sans reproche, qui attrape tout de suite le bon fil de l'enquête et défont la pelote en deux temps, trois mouvements. Une situation qui pourrait déstabiliser certains lecteurs : comment peut-on passer à côté de questions centrales ?

Depuis mon canapé, où il est toujours plus facile de tirer des plans sur la comète que lorsqu'on est dans le feu de l'action, sur le terrain, j'avais pressenti certains aspects de l'intrigue. Je ne suis pas certain que ce soit une faiblesse, d'ailleurs, en tout cas, cela n'a pas remis en cause le plaisir que j'ai eu à lire ce thriller. L'ensemble tient la route et d'autres aspects viennent vite faire oublier cela.

A commencer par le triangle des personnages évoqués plus haut. Le Dr Rhymes, assez indépendante, qui travaille plus comme observatrice et conseil que comme une véritable enquêtrice, va pouvoir se détacher de la stricte procédure, et ce ne sera pas sans importance dans l'histoire. McKenna, lui, fonce et impose à ses hommes sa volonté de fer. Quant à Blake, c'est sans doute celui qui, dans l'affaire, va se retrouver avec le rôle le plus inattendu.

Mais, au-delà de leurs agissements au cours de cette semaine sanglante, c'est leur personnalité qui interpellera le lecteur et l'intéressera. Chacun de ces trois personnages n'est pas vraiment ce qu'il affiche en façade. Chacun a des secrets et des failles qui vont se révéler tout à fait fondamentaux dans le déroulement du récit.

Je ne vais rien dire de ces aspects, il vous faudra les découvrir au fur et à mesure de la lecture. Mais, McKenna, Rhymes et Blake sont bien plus fragiles qu'ils ne paraissent, lorsqu'on ne considère que leur armure professionnelle, leurs compétences dans leurs domaines respectifs et la détermination qu'ils y mettent, parfois jusqu'à y sacrifier toute vie extérieure.

Aucun de ces trois protagonistes ne semblerait franchement sympathique au premier abord, si l'on ne découvrait pas ces arrière-plans au fil du récit. McKenna est un homme au caractère bien trempé qui n'aime pas qu'on lui marche sur les pieds ou lui impose quoi que ce soit (qui n'est pas sans rappeler Harry Bosch), un meneur d'hommes, mais, paradoxalement, un solitaire, respecté mais redouté de ses hommes.

Rhymes, sans doute, pense-t-on d'abord, parce qu'elle est une femme dans un milieu où ce sont les hommes qui commandent, affiche une espèce de froideur presque hautaine, cette arrogance de celle qui a le savoir. Une image qui va vite voler en éclats, lorsque l'on découvre son histoire et que l'on comprend que ce vernis cherche avant tout à masquer des douleurs profondes et un certain manque de confiance en elle.

Enfin, Nils Blake est le profil-type de l'avocat à succès, tellement sûr de lui qu'il écrase tout sur son passage, drogué au boulot, ambitieux, recherchant une forme de pouvoir dans son activité professionnelle, en tout cas, bien plus que la vérité. Mais ça, c'était avant. Le Blake qui va se retrouver sur cette affaire est en pleine métamorphose et cela lui fait voir les choses bien différemment. Le dossier pourrait être une renaissance, mais suivant d'autres préceptes.

Reste à évoquer le sujet central de ce thriller : la mort. Bon, on s'en doute un peu, un thriller, des crimes, du sang, des trucs bien glauques, un soupçon de serial killer, je ne me foule pas, avez-vous envie de dire. Oui, je suis d'accord avec vous, mais j'insiste, c'est bien la question de la mort et de son corollaire, le deuil qui sont au coeur de "Celui dont le nom n'est plus".

Qu'est-ce que la mort ? La fin de la vie, si vous permettez ce pléonasme. Mais, lorsqu'on est athée, c'est un point final et on n'en parle plus. Pourtant, de tous les temps, à travers toutes les civilisations, cette question récurrente a été abordée de façon différente. La vie après la mort, la réincarnation, le passage vers un au-delà, etc.

Autant de visions qui ont débouchés sur des rites et des cérémonials particuliers. Voilà que l'on retrouve l'ésotérisme dans notre histoire, car tout cela est très présent dans ce roman. Et, avec elle, ce que ces voies spirituelles, théistes ou philosophiques, préconisent et prévoient. La mort comme une suite à la vie, comme une nouvelle phase, comme le point de départ d'une autre existence.

Pour autant, et quoi que l'on pense, quoi que l'on croie, la question du deuil demeure et chaque être, quelque soit son éducation, sa culture, l'aborde avec la même difficulté. La douleur, le manque, l'absence, tout cela s'affronte un jour ou l'autre, et chacun d'entre nous encaisse ces situation à sa manière. Déni, résignation, révolte, fatalisme... Là encore, les possibilités sont multiples.

"Celui dont le nom n'est plus" n'est pas un thriller qui repose sur la lutte du bien contre le mal. L'archétype se déplace un peu et, sans tomber dans l'emphase, on peut dire que c'est la lutte de la vie contre la mort. Ce qui se déroule dans ce roman fait froid dans le dos, car vie et mort se côtoie et en viennent à s'affronter par la force d'une folie qui fend le coeur.

Loin des tueurs en série littéraires, incarnation d'un mal absolu, véritables croquemitaines des contes de fées modernes que sont les thrillers, René Manzor nous propose ici un thriller où les frontières entre victimes et coupables se brouillent complètement, rendant tout jugement strictement moral bien délicat. C'est ailleurs que le lecteur va devoir se placer.

Tout cela, ainsi que d'autres aspects passionnants, dont j'adorerais vous parler, mais n'insistez pas, je ne dirai rien, permettent aussi à l'auteur de faire planer sur le livre une atmosphère très étrange qui, à plusieurs reprises, flirte, et même plus que cela, avec le fantastique. Mais surtout, met en lumière la puissance de certaines pratiques qu'on ne maîtrise sans doute que très partiellement. Comme tout ce qui nous ramène, encore et toujours, à notre cerveau, terra majoritairement incognita...

Tout cela m'a bien donné envie d'en découvrir un peu plus sur René Manzor en tant qu'auteur de thriller. Ce livre, salué dans plusieurs salons dédiés au polar et au thriller, m'a permis de passer un fort bon moment de lecture, efficace et rythmé. Avec des thèmes que l'auteur sait rendre originaux, tout en enrobant son intrigue d'un mystère oppressant.

Sans oublier, mais là encore, il est difficile d'en parler avec clarté, une dimension très pédagogique qui vient s'inscrire dans le récit et y trouve naturellement sa place, sans le rendre pesant, pédant ou exagérément didactique. Une dimension qui, finalement, s'avérera bouleversante, car il n'y a pas que l"inquiétude ou le stress qui vaillent dans ce genre de livre, mais aussi des émotions plus durables.