jeudi 16 juillet 2015

Nos ancêtres les Gaulois...

A l'heure où l'on parle tant de réforme des programmes d'Histoire, de "roman national" et autres sujets sympathiques dans le même genre, le titre de ce billet est évidemment un tantinet provocateur. Et pourtant, il illustre parfaitement le coeur du roman dont il sera question aujourd'hui. Après l'énorme succès du "Soleil sous la soie", Eric Marchal a choisi de quitter la Lorraine pour la ville de Lyon et le XVIIe siècle pour celui des Lumières. Avec "la part de l'aube" (aux éditions Anne Carrière et disponible en poche chez Pocket), l'auteur installé à Vittel nous offre encre une magnifique et passionnante fresque historique, située peu avant la Révolution. Sur fond de recherches scientifiques et encyclopédiques, c'est surtout la question de l'Histoire et des origines du peuple français, et donc de la légitimité de la monarchie qui va soutenir l'intrigue centrale de ce roman-fleuve. Mais, il y a bien plus que cela encore dans ce bon pavé qui nous plonge au coeur d'une époque.



Automne 1777, à Lyon. Antoine Fabert est un avocat redoutable, à la mémoire incroyable et doué pour trouver la faille qui permet à ses clients d'obtenir justice. Toutefois, une agoraphobie, provoquée par un drame de jeunesse, l'empêche de plaider lui-même et c'est avec une des figures du barreau lyonnais, François Prost de Royer qu'il est associé, avec un grand succès à la clé.

Mais, Antoine est un parfait homme de son temps. Un homme des Lumières, nourri par les textes des encyclopédistes et lui-même porté sur les recherches scientifiques. Agronomiques, plus précisément. A l'instar d'Antoine Parmentier, il travaille assidûment à fabriquer du pain avec une farine où l'on ajoute aux céréales du topinambour, afin d'éviter à l'avenir les disettes et les famines, tout en permettant de faire baisser le prix de cet aliment de base.

Pour cela, il a fabriqué des appareils qu'il espère un jour pouvoir présenter à Parmentier en personne, et donc voir ses idées présentées en haut lieu, à Versailles. L'homme est un bourgeois, qui vit dans une certaine aisance, mais jamais il ne perd à l'esprit, dans sa carrière d'avocat, comme dans ses activités annexes, le sort des plus faibles.

Mais la vie d'Antoine Fabert est loin d'être rose. Son couple a volé en éclats quelques années plus tôt, à la mort de leur fils. Depuis, Antoine se consacre corps et âme au travail tandis que son épouse, inconsolable, ne parvient pas à tourner la page et se laisse entraîner dans des expériences dangereuses, comme avec ce mystérieux Mesmer, présent dans la ville pour démontrer la puissance de son magnétisme.

La vie de l'avocat va pourtant connaître un incroyable rebond, suite à une extraordinaire découverte.  Lors de travaux d'aménagements de sa demeure, le beau-père d'Antoine, Marc de Poinsompierre a mis à jour ce qui ressemble à des vestiges d'un site datant de l'époque où Lyon s'appelait encore Lugdunum. Rien de neuf, de tels sites sont nombreux dans la ville.

Mais, cet endroit recèle un objet incroyable : un coffre, contenant des documents écrits dans une langue inconnue. La curiosité de l'avocat est alors plus qu'aiguillonnée et il décide de se pencher sur ces textes, tracés sur de la cire, afin d'essayer de les déchiffrer et de les comprendre grâce à quelques clés de lecture laissées par l'auteur.

Et, oh, surprise, il semble bien qu'il s'agisse d'une langue gauloise et que l'auteur, un certain Louern, ait été druide. Or, une pièce trouvée dans le coffre laisse penser que ces textes ont été rédigés en 64 après Jésus-Christ, à une époque où la ville de Lyon était parfaitement intégrée à l'empire romain. Une époque à laquelle on considère alors que l'influence gauloise n'existait plus.

Peu à peu, apparaît aux yeux d'Antoine un récit qui le déroute, car rien ne permettait de penser que cela ait pu arriver : l'existence, au coeur de la Lugdunum romaine, d'une colonie gauloise... Antoine connaît bien sa ville et sait qu'aucune trace attestant ces faits n'a encore jamais été découverte. Pourtant, s'il y parvenait, ce serait un coup de tonnerre.

Même les Encyclopédistes, Voltaire en tête, considèrent alors la culture gauloise comme négligeable dans la formation du futur peuple français ; ce n'est qu'une civilisation barbare qui a été soumise et absorbée par l'empire romain. La France, elle, n'est née que bien plus tard, de la civilisation franque, installée sur les ruines d'un empire romain effondré.

Tout à sa passion, Antoine Fabert comprend pourtant rapidement que ce qu'il a découvert dérange. Et pour cause, la présence gauloise à Lyon pourrait saper la légitimité de la monarchie. Rien que ça. Arrive donc à Lyon, mandaté directement par Versailles, le sinistre Marais, sorte de Javert avant l'heure, impitoyable et déterminé, chargé de mettre la main sur les documents en possession d'Antoine. Par tous les moyens.

Evidemment, celui-ci est tout sauf prêt à renoncer à ce savoir inouï dont il n'a pas fini de mesurer l'importance. Il lui faut comprendre, étayer sa découverte d'éléments concrets et, pourquoi pas, la diffuser, malgré le risque. S'engage alors un duel terrible entre Fabert et Marais, qui peut compter sur ses mouches. D'une part, la ruse, et de l'autre, la force, arbitraire et brutale.

Mais l'avocat n'est pas seul : outre son collègue, Prost de Royer, il peut compter sur l'amitié et le soutien d'un fameux historien local, Antelme de Jussieu, cloué dans un fauteuil roulant mais fasciné par la découverte de Fabert, ainsi que sur l'énergie d'un jeune, ambitieux et intrépide journaliste, Camille Delauney. Sans oublier la belle Michèle Masson, comédienne venue de Paris, et qui va trouver entre Saône et Rhône, le rôle de sa vie.

"La part de l'aube", même si le livre contient une intrigue centrale que je viens de vous exposer, n'est certainement pas un thriller historique, pas même un polar. C'est une véritable saga historique qui s'étend sur une période de six mois, de l'automne 1777 au printemps 1778. Car, au-delà de l'enquête de Fabert sur Louern et ses recherches, mais aussi la lutte à distance avec Marais, Eric Marchal nous propose une vraie chronique de la vie lyonnaise à cette époque.

Si "le soleil sous la soie" évoquait la mutation de la médecine, de son âge médiéval vers une certaine modernité (encore relative, certes), "la part de l'aube" est un pur roman sur les Lumières. Chaque partie de l'histoire de ce livre nous y ramène : sur le plan politique, religieux, historique, scientifique, etc., et cette insatiable curiosité nourrit un récit passionnant et plein de surprises.

Par exemple, la présence de ces araignées énormes, eh oui, désolé pour les arachnophobes, des bestioles venues tout droit de Madagascar et qui pourraient permettre, si on parvient à maîtriser leurs sécrétions, de produire une soie d'une qualité et d'une solidité incomparables. Dans la ville des canuts et des soieries, où l'on ne jure que par le ver du bombyx du mûrier, il y a là des perspectives d'avenir remarquables.

Eric Marchal aussi est un tisseur d'histoire parfait, lui aussi (lui, on m'appelle le roi de la transition), car chaque élément de son récit, chaque intrigue secondaire, chaque pièce annexe, finit par s'intégrer et par trouver sa place dans l'histoire globale. Une parfaite construction, très habile et remarquablement menée.

Par exemple, pour rester sur nos halabés, ces fameuses araignées sus-nommées, elles sont un fil conducteur (ah, ah, ah, je suis en peine forme, cet après-midi) du roman, mais leur rôle sera capital pour venir aider Antoine, alors que la menace représentée par Marais se fait de plus en plus pressante et le danger de plus en plus proche. Mais je ne vous en dis pas plus.

On ne sent pas encore la montée de colère qui aboutira à la Révolution, une décennie plus tard. Mais, la société française est tout de même bien chamboulée. les représentants du pouvoir n'inspirent pas franchement confiance, la bourgeoisie éclairée gagne en influence et ne néglige pas le peuple quand l'aristocratie se laisse entraîner aux numéros de passe-passe d'un Mesmer.

Science et philosophie contre oisiveté et superstitions. e résumé est un peu lapidaire, mais comment ne pas songer à cela ? De même, la découverte d'Antoine n'est pas anodine : il fait trembler la monarchie, qui s'écroulera quelques années après, pour d'autres raisons bien plus terre à terre et également plus sérieuses. Mais, cette découverte dans les mains d'un fidèle du pouvoir aurait tout simplement été discrètement détruite.

Bien sûr, Eric Marchal joue avec l'histoire, la distord un peu, anticipe les découvertes pour les besoins de son récit. Ce qu'Antoine découvre ne le sera qu'au XIXe siècle et même après, l'expression "nos ancêtres les Gaulois", elle aussi, ne s'imposera que bien après, avant de devenir une des phrases fétiches de la IIIe République, étendant son empire.

Mais, avec ce matériau, il nous offre une fresque romanesque dans laquelle la vie quotidienne n'est pas absente, au contraire. On se plonge vraiment dans l'époque et dans cette vie de Lyon. Autour de Camille, on découvre comment se fabriquait la presse, pas vraiment du journalisme d'investigation, malgré l'envie qu'on ressent chez le jeune homme, mais une feuille pour communiquer annonces et messages institutionnels.

La devise de Camille est la même que celle d'un des grands penseurs de ce siècle : Jean-Jacques Rousseau. Une phrase de Juvénal, à l'origine. Un poète latin, tout se tient : "Vitam impendere vero". Consacrer sa vie à la vérité, voilà le sens de cette maxime qui aurait pu être le titre de ce billet. Et voilà ce à quoi il s'engage en suivant et épaulant Fabert, malgré les risques pris et les dangers encourus.

La vérité... Un thème fort et central de "la part de l'aube". Mais qu'est-ce que la vérité, exactement ? Quart d'heure philo en fin de billet, mais que se passe-t-il ? Car, ce que l'on découvre là, c'est que la vérité n'est pas seulement un point de vue. Elle est surtout dictée par les plus puissants, oui, mais elle dépend de l'état des connaissances. Et ce siècle des Lumières, c'est justement celui de la connaissance.

Mêlant personnages fictifs et d'autres réels (certains sont cités dans ce billet, auxquels on peut ajouter la reine de France en personne, Marie-Antoinette, croisée en son Trianon), des figures historique que nous connaissons tous, d'autres, plus locales, qui encadrent Antoine, véritable moteur de tout ce récit. Un personnage attachant, plein de failles et de doutes, mais aussi motivé par son ardente curiosité.

Fabert n'est sans doute pas un militant. On ne l'imagine pas en Robespierre, par exemple, quelques années plus tard. Ce n'est pas le pouvoir qui le fait avancer, mais bel et bien sa soif de connaissance. Son incroyable découverte n'est pas, entre ses mains, une arme contre la monarchie, mais un simple sujet d'études et d'émerveillement.

Son action politique, il la mène dans le prétoire, ou, plus exactement, dans les coulisses du tribunal, puisqu'il ne plaide pas lui-même, lorsqu'il défend les intérêts de ses clients. Vérité, connaissance et justice... L'intégrité de cet homme fait de Fabert un héros, presque à l'antique, soumis à l'arbitraire d'un pouvoir en péril. Et, d'une certaine manière, à 17 siècles d'intervalle, cela ne fait que renforcer le lien entre Louern et lui.

A la fois sensiblement différent du "Soleil sous la soie" (qui a d'ailleurs droit à son petit clin d'eil), "la part de l'aube" s'inscrit pourtant dans la même lignée. Eric Marchal continue de s'affirmer comme un des grands auteurs de romans historiques actuels en France et on attend désormais avec impatience de savoir où et quand il choisira de nous emmener la prochaine fois, à la rencontre de quels personnages.

Après Deruet et Fabert, quel nouvel (anti)héros nous fera-t-il découvrir ? Un personnage qui sera, on s'en doute, en prise et aux prises avec son époque. Un homme, ou pourquoi pas une femme, qui sera à la fois capable de faire avancer la société dans laquelle il vit, mais susceptible d'être broyé par elle. Le genre de personnes qui contribuent à rendre ce monde meilleur. Ou moins pire...

mardi 14 juillet 2015

"Ce n'est pas avec des livres pour toute munition qu'on affronte Rome".

L'idée de départ de notre roman du jour est typiquement le genre d'idée qui fait dire au lecteur : mais comment personne n'a pensé à ça avant ? Une idée aux airs d'uchronie, voie qu'aurait parfaitement pu choisir de prendre l'auteur, d'ailleurs, qui nous offre un roman d'aventures sur fond d'ésotérisme et de pouvoir religieux situé à un moment-clé de notre histoire. Mais surtout, il célèbre la puissance de l'écrit et du livre, la force qu'incarnent la lecture et la connaissance qu'elle véhicule. "La confrérie des chasseurs de livres", de Raphaël Jerusalmy (en grand format chez Actes Sud, disponible en poche chez Babel) donne à François Villon un rôle à sa (dé)mesure, tout en roublardise, en malice, avec cette soif de liberté chevillée au corps. Un rôle qui mêle parfaitement la dimension littéraire de cet homme et son côté mauvais garçon fort débrouillard... Ne vous attendez pas à un thriller pur, ce n'en est pas un et je pense que l'objectif est ailleurs. Tentatives (modestes) d'explications...



En ce début d'année 1463, François Villon, le poète le plus populaire de son temps, croupit en prison. Dénoncé comme coquillard par un notable agressé et dépouillé, il a été arrêté et condamné à mort, à finir comme ces pendus auxquels il a consacré une ballade, publiée bien des années plus tard. Mais, la Providence va encore venir en aide à ce fieffé coquin.

En haillons, crasseux, rongé de vermine, il se retrouve à table (et du genre bien garnie) face à un évêque, rien que ça ! Monseigneur Chartier, l'évêque de Paris en personne lui rend visite. Et pas une simple visite de courtoisie, mais pour affaires. Le prélat n'est pas en mission pour le Seigneur, mais pour Louis XI, le roi de France.

Avec, en mains, une proposition qui ne se refuse pas quand on attend de se voir passer au cou une superbe cravate de chanvre : la grâce. Evidemment, il y a une contrepartie à ce soudain revirement. Villon sortira de prison à condition de mener à bien une mission secrète commanditée par le monarque. Une mission d'émancipation du trône de France vis-à-vis de Rome et de l'Eglise...

Une mission qui doit débuter auprès d'un certain Johannes Fust, du côté de Mayence. L'objectif est de le convaincre de venir s'installer en France pour poursuivre le développement d'une toute nouvelle technologie qui commence à faire ses preuves : l'imprimerie. A l'origine, l'homme est orfèvre, mais depuis son association avec un certain Gutemberg, il a participé à la fabrication des premiers livres imprimés en Europe.

L'idée de Louis XI est assez simple : offrir la protection de la couronne de France aux imprimeurs et leur laisser toute liberté éditoriale. Autrement dit, pas de censure, comme l'Eglise en impose, elle qui a la mainmise, via les moines, sur les copies qui circulent. Avec l'imprimerie, on pourrait rendre les livres, tous les livres, accessibles à un plus grand nombre de gens et faire circuler la connaissance en dehors du strict giron ecclésiastique.

Evidemment, on se doute bien que l'Eglise aura à coeur de dénoncer cette politique libérale qui risque de rendre les idées progressistes, et donc contraire aux doctrines de la religion dominante, de se répandre. Mais, Villon n'est pas plus effrayé que ça à l'idée de défier le Vatican et sa puissance. Cela pourrait même l'amuser. Et puis, sa soif de liberté est la plus forte.

Alors, le poète accepte de disparaître et de se lancer dans l'aventure, accompagner d'un autre coquillard, un de ses vieux compères, Colin de Cayeux. Un sacré gaillard, celui-là, et bagarreur, en plus. La force associée à l'esprit de Villon, voilà le tandem de choc que le lecteur va suivre tout au long de ce roman.

Car Mayence ne sera que la première étape d'un long périple qui va emmener les deux hommes bien loin de leur pays d'origine, à la rencontre d'une société, plus secrète mais surtout plus recommandable que celle des coquillards : la confrérie des chasseurs de livres. Et, avec elle, le poète va découvrir certains des secrets les mieux gardés au monde...

Nous n'allons pas aller plus loin dans le résumé de ce roman, plein de surprises. Mais, rassurez-vous, il y a énormément à dire et nous n'allons pas manquer de sujets à aborder. A commencer par François Villon lui-même. Si vous ne connaissez sa vie qu'à travers le livre que lui a consacré Jean Teulé, vous serez surpris.

Ici, rien à voir avec le trublion auteurs de farces potaches dans le Quartier Latin. Non, c'est le voyou qui intéresse Jerusalmy. Le coquillard qui n'hésitait pas à dépouiller son prochain et à exercer une certaine violence pour cela. Un vrai gibier de potence, au sourire si particulier, mais doté d'un grand coeur. Reste qu'on a là un personnage libre et même libertaire qui ne roule que pour lui-même, y compris au cours de cette délicate mission.

Raphaël Jerusalmy a choisi d'utiliser le mystère qui entoure la fin de la vie du poète. En effet, tout est avéré : l'arrestation, la condamnation à mort et la grâce. Mais, ensuite, Villon a été banni de Paris et on a plus jamais entendu parler de lui. Seule la ballade des pendus, publiée 30 ans plus tard et prétendument écrite lors de sa détention, a fait reparler de lui.

Nul ne sait où et quand Villon est mort et c'est dans cette zone d'ombre que le romancier s'engouffre ici. La fameuse bonne idée jamais explorée dont je parlais en préambule. Imaginer la suite de l'existence du poète maudit. Alors, pourquoi ne pas en faire un aventurier découvrant de nouveaux horizons, parfaits pour refaire sa vie.

Mais, François Villon n'est pas le seul centre névralgique de ce roman. Il se trouve qu'il s'inscrit dans une époque qui commence à bouillonner de partout. Le Moyen-Âge est finissant et une nouvelle ère approche, qu'on baptisera Renaissance. On y est pas encore, mais, par petites touches, Raphaël Jerusalmy, avec une certaine habileté dans la narration, en montre les germes.

Cela commence d'ailleurs par un des personnages-clés du livre, même si on parle plus de lui qu'on ne le voit : Louis XI. On a souvent gardé pour seul souvenir de ce monarque une certaine cruauté (qu'on retrouve d'ailleurs dans le roman de Teulé) et une grande ingéniosité en matière de détention et de moyens de coercition.

C'est lui qui a fait de la Bastille la prison que le peuple de Paris détruira le 14 juillet 1789. On y installera les fameuses "fillettes", ces cellules minuscules dans lesquelles le prisonnier ne peut ni tenir debout, ni s'allonger... Pourtant, sur le plan politique, il ne faut pas oublier la volonté réformatrice de ce souverain.

Menacé par son frère, le Duc de Berry, qui a longtemps cherché à renverser son aîné pour prendre sa place sur le trône, il étend les frontières du royaume, guerroyant pour cela. Mais, il va aussi instaurer le système de transport du courrier qui deviendra la Poste. Bon, c'est d'abord afin d'être au courant de tout ce qui se passe dans le royaume avant tout le monde qu'il l'instaure, mais son système perdurera.

Et puis, et l'on revient à notre roman, il permettra effectivement, même si c'est un peu plus tard que ne le dit Jerusalmy, l'essor de l'imprimerie, qu'il placera sous sa protection, permettant à d'autres qu'à l'Eglise ou la Sorbonne de faire circuler des écrits. Je ne vous donne pas un cours d'histoire, tout ça, je suis allé le chercher, aiguillonné par la lecture du roman de Raphaël Jerusalmy.

Mais Louis XI ne fera que préparer l'entrée de la France dans la Renaissance, qui interviendra quelques décennies plus tard. Au fil des pages, on note d'autres éléments qui portent les germes des changements radicaux qui interviendront bientôt, sur le plan politique, religieux, culturel, artistique, scientifiques, etc.

On croise ainsi les Médicis, Côme auquel va bien vite succéder Laurent, ou encore un certain Christophe Colomb, qui rêve de voyages autour du monde... On commence à voir poindre, en Allemagne, les idées réformistes de Luther... Et, même Villon, à sa façon, en s'émancipant des sujets traditionnels, en s'adressant au peuple et en brisant bien des règles établies concourt à ce changement.

Toutes ces tendances, mises bout à bout, vont ébranler la mainmise totale de l'Eglise sur la vie intellectuelle de l'Europe. Et, au-delà de ce pouvoir terrestre, la mission confiée à Villon par Louis XI est de nature à briser aussi le monopole et la puissance du dogme catholique en Europe. Au profit d'esprit plus libres, avides de connaissances qui ne soient pas imposées par un pouvoir quelconque.

Jerusalmy entremêle les complots au cours de son récit, fait courir mille dangers à son héros, lui fait faire des rencontres cruciales, tant sur un plan professionnel que personnel, et lui met en main des documents au combien fascinant. Je me suis demandé ce qu'un auteur plus porté sur l'imaginaire aurait pu faire de cette histoire.

La tentation est grande d'imaginer un récit uchronique dans lequel Villon jouerait un rôle capital et renversant, lançant une fabuleuse révolution qui changerait la face du monde pour longtemps. Jerusalmy n'a pas été jusque-là. Les libertés, légères, qu'il prend avec l'histoire, servent son propos mais ne sortent pas du cadre d'un roman historique et d'aventures.

En quatrième de couverture, on évoque Don Quichotte et c'est vrai qu'il y a un peu de ça, dans le Villon de Jerusalmy : ce qu'il accomplit est encore plus beau parce qu'inutile, voué à l'échec... Mais cela n'empêche pas l'écrivain facétieux de glisser ça-et-là quelques épisodes savoureux qui changent nos perspectives de lecteurs du XXIe siècle.

Il joue aussi parfaitement avec les oppositions larvées des trois religions monothéistes. Mais, malgré les origines et les appartenances des différents personnages que l'on croise, leurs fois, certainement sincères, tous s'affranchissent de cela pur des objectifs plus grand qu'un simple pouvoir terrestre. Avec une arme d'une puissance folle : les livres.

C'est aussi cela, "la Confrérie des chasseurs de livres", un hommage flamboyant à la puissance de l'écrit. L'imprimerie, c'est la fin, en Europe, en tout cas, de la prédominance de l'oral. Les écrits restent, contrairement aux paroles, et on peut surtout diffuser les textes bien plus aisément et largement encore par ce moyen (à condition de savoir lire, ce qui restera encore une question à régler).

Mais, de cette façon, les chasseurs de livres essayent simplement de prendre les puissances religieuses, et Rome plus encore que les autres, à leur propre jeu : les religions monothéistes sont des religions du livre, elles ont assis leur puissance sur l'écrit et, comme celui qui prendra par l'épée, périra par l'épée, l'écrit pourrait les abattre.

"La confrérie des chasseurs de livres" n'est pas un thriller historique, malgré le côté roman d'aventures, les questions ésotériques abordées et les divers complots et embûches que l'on rencontre de chapitre en chapitre. C'est plus une espèce de parabole sur la liberté, l'émancipation de ces dogmes qui nous entravent et la passion des livres et de la lecture.

On sent une certaine jubilation chez l'auteur à jouer avec l'Histoire et les histoires, à utiliser certains personnages historiques pour servir son récit. Il flotte sur ce roman une certaine impertinence, pour ne pas dire une certaine insolence, qui siéent parfaitement au personnage qu'a choisi Jerusalmy : ce diable de François Villon.

lundi 13 juillet 2015

"Je veux juste cesser d'avoir peur de tout le monde".

Le roman d'apprentissage est un classique de la littérature mondiale, la relation entre le maître et l'élève, la transmission, la succession ou, quelquefois, la rivalité, tout cela est présent dans bien des romans, écrits sous toutes les latitudes et dans tous les genres. Voici encore une preuve de tout cela avec un roman de fantasy, le premier paru en France signé par cet auteur, il y a quelques années déjà. Oui, j'ai du retard, mais, l'opportunité de rencontrer Brent Weeks à Epinal cette année, m'a permis de faire cette découverte, que je poursuivrai bientôt avec la suite de la trilogie "l'ange de la nuit". Mais concentrons-nous sur son premier tome, "la Voie des Ombres", publié chez Bragelonne, et qui permet de découvrir des personnages auxquels on s'attache malgré un statut social un peu particulier et pas très engageant : ce sont des assassins.



Azoth est un gamin des rues qui survit comme il peut dans le Dédale, le quartier le plus mal famé de Cenaria, capitale d'un des principaux royaumes de Midcyru. Avec ses deux seuls amis, Jarl et Poupée, il vit de petits larcins mais reste sous la menace permanente du Rat, une sale brute qui est le représentant de la Guilde dans le quartier.

Disons les choses clairement : petits et faibles, Azoth et ses amis sont victimes d'un racket en règle de la part de ce chef de bande qui aime user et abuser de son pouvoir. Comprenez : tabasser les plus faibles que lui et faire régner une certaine terreur dans le Dédale. Les trois enfants doivent se rationner pour espérer subsister et à trois, cela devient presque impossible.

Un soir, alors qu'il traîne dans les rues à la recherche de quelques pièces ou bourses à voler, Azoth est le témoin d'un meurtre. Et son auteur n'est pas n'importe qui : une véritable légende dans tous Cenaria, nommée Durzo Blint. La rumeur veut qu'il soit le meilleur des pisse-culottes du royaume, autrement dit ces assassins insaisissables à qui les puissants confient les missions les plus délicates.

Peu de gens peuvent se vanter d'avoir rencontré et échangé quelques mots avec cet homme, à l'allure tout à fait quelconque. Azoth lui avait même trouvé l'air gentil avant de le voir déployer ses talents... En effet, en général, lorsque l'on rencontre un tel personnage, c'est qu'on n'en a plus pour très longtemps à vivre.

Mais Blint n'est pas seulement le meilleur dans sa spécialité, il est aussi différent de ses collègues et rivaux. Et, bien que le tueur ait repéré la présence du gamin, il ne va pas éliminer ce témoin gênant. Tuer des enfants, il ne le supporte pas, quand d'autres pisse-culotte y prendrait leur pied. Azoth s'en tire donc avec une sacrée frayeur et la promesse de ne rien dire.

Toutefois, la vie devient de plus en plus difficile dans le Dédale et la haine que ressentent Azoth et Jarl pour le Rat ne fait que grandir. D'autant que ce dernier s'est mis en tête de s'occuper de Poupée, petite fille muette et sans défense, que les garçons considèrent comme leur soeur. Alors, Jarl, réunissant ses dernières économies, propose à Azoth de payer Durzo Blint pour être son apprenti.

Il espère ainsi que Azoth se sortira de ces bas fonds sordides et qu'à deux, Poupée et lui auront moins de mal à trouver de quoi vivre... Espoir bien mince, il est vrai. Mais Blint, là encore, se démarque parmi les pisse-culottes : il a toujours refuser de former d'autres personnes à la difficile profession d'assassins... Il refuse donc l'offre d'Azoth.

Il va falloir à Azoth des trésors de ténacité pour convaincre ce solitaire de Durzo Blint de se plier à sa demande. A une condition, toutefois : tuer le Rat avant la fin de la semaine. Dur, dur, pour le gamin, qui n'est qu'un voleur et n'a jamais eu recours à a violence. Pourtant, sa haine va être décuplée quand il découvre que le Rat a cruellement agressé Jarl et laissé Poupée défigurée...

Trouver le courage de remplir sa mission devient alors très simple et Azoth rapporte l'oreille du Rat en trophée à Blint. Le voilà donc prêt à embrasser une toute nouvelle carrière, bien loin du Dédale et de sa crasse, mais en devant habituer sa conscience à ce qui l'attend : le sang qu'il va devoir verser et les vies qu'il va devoir prendre. Enfin, braver cette peur qui le ronge depuis toujours...

Mais Azoth a encore tout à apprendre avant de devenir un pisse-culotte. Et Durzo Blint est un maître dur et sans pitié. L'enfant va souffrir et transpirer avant d'espérer pouvoir maîtriser tout le savoir indispensable pour faire un assassin fiable. Blint, grand connaisseur, entre autres, en poisons de toutes sortes, est une mine de savoirs, mais rien n'est facile.

Première chose, il va rebaptiser l'enfant Kylar Stern et l'affubler d'une légende faisant de lui un jeune noble pauvre, venu d'une lointaine province. L'objectif : devenir le meilleur ami de Logan Gyre, le fils de l'un des hommes les plus puissants de Cenaria. Pas très difficile en soi, tant ce garçon est timide et solitaire...

Mais, c'est la première étape qui va mener Azoth/Kylar au coeur d'un combat sans merci et particulièrement meurtrier, pour le pouvoir. Une véritable guerre où les pisse-culottes occupent une place de choix. Idéal pour faire ses premières armes, connaître son baptême du feu et même décrocher ses premiers galons.

Et, plus encore, ces événements vont amener Kylar à découvrir certaines facettes de lui-même qu'il ignorait, des aptitudes et des pouvoirs qu'il va lui falloir maîtriser et vite, à défaut de les comprendre. Et peut-être, dans un délai plus ou moins bref, de dépasser ce maître à qui, certainement, il doit la vie, cet assassin atypique qu'est Durzo Blint.

Oui, "la Voie des ombres" a tout pour être un roman picaresque, une quête initiatique et un roman d'apprentissage. Mais, la voie choisie par Azoth, celle des pisse-culottes, est évidemment bien différente de ce qu'on a l'habitude de rencontrer traditionnellement. Ici, le jeune homme, car il va devoir mûrir rapidement, doit apprendre à tuer, de toutes les façons possibles.

Ce n'est pas banal, cette fonction. Et surtout, cela ne supporte aucune forme de médiocrité. L'accomplissement d'un meurtre parfait, du genre qui fondent la réputation des pisse-culottes, et leur valeur sur le marché, ne s'improvise pas. Enfin, lorsqu'on maîtrise la préparation et la réalisation, il faut aussi s'endurcir, pour supporter la présence des fantômes qu'on laisse forcément derrière soi. Et qui, parfois, sont innocents.

Tuer. Un des grands tabous de notre société. "Tu ne tueras point", ce commandement si souvent oublié par ceux qui devraient, au premier chef, le respecter. A Cenaria, c'est carrément une fonction sociale. J'imagine que si on se fait prendre, on passe un mauvais quart d'heure, mais qu'on emploie des professionnels pour accomplir ses basses oeuvres semblent tout à fait connu et reconnu.

Cependant, il faut vivre avec cela. Et ce n'est pas simple. Kylar, plus que tout autre, va en faire l'expérience dans ce premier tome. L'une des scènes-clés, peut-être celle qui lance véritablement le roman, est la première mission de Kylar. Son premier meurtre. Et, comme on n'est dans un roman d'apprentissage et qu'on apprend bien que de ses erreurs, cela va évidemment tourner au fiasco.

Durzo, en second rideau, va assurer, comme le harnais et le filet qui empêchent un funambule de s'écraser au sol s'il perd l'équilibre. Mais, dès ce premier contrat, Kylar va se retrouver confronté à toute la difficulté de cette profession qu'il a choisie d'embrasser. Tuer et ne laisser aucun témoin. Quelle violence il faut alors déployer ! Et quelle absence d'humanité !

Avec Durzo Blint, Kyllar sera à très bonne école. Lorsqu'on rencontre le pisse-culotte, il a beau rester le meilleur dans son domaine, on le sent usé, abîmé, portant sur ses épaules la lourde croix des morts qu'il a laissé derrière lui. Il boit, beaucoup, se pose des questions, sur son avenir, sa situation, son envie de continuer...

L'arrivée d'Azoth tombe à pic : transmettre et en finir. De quelque manière que ce soit. En finir une bonne foi pour toute. Pressent-il ce qui va se passer dans ce premier tome ? A-t-il une idée de la boîte de Pandore qu'il va ouvrir en enfreignant une des règles les plus importantes qu'il s'était fixée ? Difficile à dire, et même si c'était le cas, ce ne serait pas le lieu, ni le moment.

La relation très particulière entre l'inflexible Durzo et le naïf et fragile Azoth est au coeur de ce premier volet. Maître et disciple, c'est certain, c'est même la raison première de cette association en apparence mal assortie. Mais, relation amicale, relation fraternelle, relation père-fils, tout cela y passe également au fur et à mesure de la progression du jeune homme.

Mais, plus que la succession, c'est l'entrée en rivalité de ces deux êtres hors norme, assassins pourvus d'une conscience, contrairement aux autres pisse-culottes que l'on croise et qui sont des sociopathes prenant plaisir à tuer. Les événements auxquels nous assistons vont placer Durzo et Azoth dans ce qui est, certainement, pour eux, la pire des situations... Une difficulté de plus qu'il faudra gérer.

Comme vous le constatez, je suis peu entré dans le récit même de ce premier tome. J'ai préféré axer ce billet sur le duo central de ce roman. Je ne vais pas changer de cap maintenant, mais je dois dire que les différentes alliances, les clans en lice, les événements qui se déroulent dans ce premier volet et la destinée d'un certain nombre de personnages est très intéressant et laisse entrevoir deux livres suivants très mouvementés.

Mais, il faut tout de même évoquer, là encore brièvement, car cet aspect est au coeur de l'intrigue, la place de la magie. Elle est très importante et surtout, prend une place croissante au fil des pages. On comprend même qu'elle sera un des grands enjeux de cette trilogie. Avec pas mal de mystères autour, entre magie blanche et magie noire, usage positif ou non de ce pouvoir, contrôle de sa puissance...

Bien sûr, c'est déjà très impressionnant et spectaculaire, mais sans doute n'en sommes-nous encore qu'au tout début d'un crescendo. Se profile une impressionnante bataille, car ces magiciens, qu'ils s'allient ou s'affrontent à l'avenir, disposent d'un potentiel délétère absolument gigantesque qui pourrait bien se déchaîner à Cenaria et aux alentours...

Ce premier volet comprend son lot de surprises et de rebondissements. Azoth/Kylar est, malgré la vie qu'il a choisie, un personnage très attachant. Sa métamorphose ne se fait pas en un claquement de doigts, il a même du mal à accomplir cette mue, peinant à rompre complètement les amarres avec son passé, en particulier vis-à-vis de Poupée, dont le sort le fait terriblement culpabiliser.

A sa façon, Durzo, plus dangereux, plus néfaste, entouré de ténèbres, est pourtant aussi un personnage duquel le lecteur peut se sentir proche. Ses failles, ses doutes, mais aussi le mystère qui l'entoure, tout cela en fait un homme bien moins monolithique qu'on ne pourrait l'attendre de la part d'un assassin invisible et insaisissable.

L'ambiance globale est majoritairement sombre. La Voie des ombres, oui, c'est une évidence. C'est dans le brouillard ou l'obscurité que frappent les assassins. En pleine lumière, ils sont autres ou invisibles, ils se fondent dans le décor ou jouent des rôles. Mais la noirceur de ce premier tome tient aussi à la menace qui plane sur Cenaria et qu'on cerne encore mal.

Mais on comprend tout de même que cette ville, séparée en deux, entre le Dédale et les quartiers plus chics, ne peut qu'être une source d'affrontement et que les différences sociales pourraient bien entraîner des velléités de révolte. Et le pouvoir et l'opulence, eux, favorisent la convoitise. Quant aux véritables enjeux, il faudra attendre les tomes suivants pour vraiment les appréhender.

vendredi 10 juillet 2015

"La magie s'était jouée de la Mort. Mais la Mort était revancharde".

Ce début d'été est chaud, caniculaire, même, par moments. Alors jouons des contrastes, si vous le voulez bien, en nous intéressant à un univers où sévit un hiver perpétuel. Non, l'hiver n'est pas arrivé à Westeros, je laisse "le trône de fer" à d'autres brillants exégètes, en revanche, il s'est installé sur le royaume dans lequel se déroule la trilogie de Pierre Gaulon, "Blizzard", publié aux éditions Mnémos. "Le secret des esthètes" est le premier volet de ce cycle signé par un romancier qui s'aventure pour la première fois en fantasy. Et c'est plutôt réussi, en tout cas, très intriguant. Dans un décor aussi somptueux que sauvage et avec des personnages qui demeurent encore bien mystérieux à la fin de ce tome, voici une histoire où la magie, plus qu'un outil, est un véritable enjeu. On est rapidement dans le vif du sujet et pourtant, on ne maîtrise rien des tenants et des aboutissants de cette histoire. D'où une certaine impatience à découvrir la suite !



Le Royaume du Genolain vit dans un hiver perpétuel depuis l'arrivée à sa tête d'Evanen, un tyran qui règne sans partage. La rumeur fait le lien entre ce changement climatique qui a rendu certaines régions invivables et l'avènement de celui qu'on surnomme l'Inquisiteur et la rumeur ne sait pas que sa plaisanterie est une réalité.

Un hiver qui, évidemment, a profondément modifié la vie de ceux qui auront survécu à ce coup de froid terrible, qui a provoqué aussi bien famines qu'épidémies. L'occasion était belle de mettre la responsabilité sur le dos d'un bouc émissaire dont on pourrait ensuite se débarrasser, tout en légitimant le nouveau pouvoir, pourtant arrivé à la faveur d'un véritable coup d'Etat.

Evanen n'a pas eu bien loin à chercher pour trouver ce bouc émissaire : les magiciens. Il faut dire qu'il a des raisons personnelles d'agir ainsi, mais elles sont au coeur de cette trilogie, nous n'en diront pas plus. Reste à bannir toute magie du royaume. En découlera un terrible conflit qui verra les magiciens chassés, emprisonnés ou tués. En tout cas, mis hors d'état d'exercer leur art.

Pourtant, l'un de ces magiciens, véritable bête noire d'Evanen, a réchappé à tout cela. Il se nomme Blizzard et, depuis des années, il vit dans une région quasiment désertique, entièrement glacée, et dans un anonymat complet. D'ailleurs, son jeune disciple, Chasseur, ignore complètement qui est véritablement son maître.

Lorsqu'il le découvre, il est trop tard, les troupes d'Evanen ont retrouvé la piste de Blizzard et il ne se passera pas beaucoup de temps avant que la violence se déchaîne encore une fois. Malgré son pouvoir, qu'on devine immense, Blizzard ne pourra pas résister infiniment à des troupes bien supérieures en nombre.

Alors, il lui faut mettre Chasseur à l'abri avant l'affrontement et ensuite, retarder le plus possible l'échéance avant... de se résigner au sort que lui réserve Evanen. Malgré la réticence du jeune homme, celui-ci doit pourtant s'enfuir en laissant Blizzard seul face aux soldats venus le capturer. Il va rejoindre, dans des territoires toujours aussi hostiles, une des dernières poches de résistance à l'Inquisiteur.

Ceux-ci sont les derniers Royalistes ayant choisi de lutter contre le nouveau pouvoir, dans l'idée, un jour, de restaurer l'ancien régime. Eux aussi sont traqués par les autorités et se cachent dans des régions difficiles d'accès, parfois dans des souterrains qu'on dit avoir été creusés par une mystérieuse civilisation : les Esthètes, dont on ne sait pas vraiment s'ils ont existé ou s'ils font partie de la légende.

Aux côtés de ces rebelles, Chasseur espère trouver le moyen de venir en aide à Blizzard et, depuis l'intervention armée contre son maître, lui qui ne s'était jamais mêlé de politique, vivant paisiblement dans sa cahute, à l'écart de tout, le voilà particulièrement remonté contre ce tyran qui a fait voler son existence en éclats...

Enfin, il y a Iak. Lui aussi est un jeune homme, fils d'un trappeur tué lors d'une chasse. L'enfant a été témoin du drame mais il en est revenu avec la créature qui ne le quitte plus désormais : un tigre des glaces qu'il a su apprivoiser tout en en faisant une arme redoutable. Lui aussi vit loin de la ville, loin des centres du pouvoir, loin des conflits.

Pourtant, lui aussi va être rattrapé par la brutalité du monde et, comme Chasseur, il va devoir quitter ses terres natales pour partir en quête d'une possible vengeance. Mais est-il vraiment le prédateur ou, pour des raisons encore obscures, se pourrait-il qu'il soit une proie ? La personnalité solitaire de ce jeune homme et son attitude particulière, ainsi que la présence de son tigre en font une vraie énigme.

Oui, il y a beaucoup de questions qui se posent lorsqu'on termine la lecture de ce premier tome. Et je dois dire que c'est très excitant, car le décor qui est planté est très original, plein de promesses et on ne l'appréhende que par le petit bout de la lorgnette, pour l'instant. Aucun des personnages que j'ai évoqués, tout comme d'autres, passés sous silence, semblent avoir des faces cachées, des zones d'ombre, des secrets plus ou moins avouables.

Oh, il y a bien des révélations, dans ce premier tome, mais, d'une certaine façon, elles ne font que renforcer l'impression qu'on ne sait pas tout et qu'il reste encore énormément à découvrir. Même l'idée que tous les personnages que j'ai cités ici et qui ont des raisons d'en vouloir à Evanen puissent s'allier et bien fragile. Quant à l'Inquisiteur, il a également des cartes en main que l'on n'a pas vues intégralement.

Mais commençons par le début, avec un prologue qui m'a laissé pantois. Une fabuleuse scène dans ce décor somptueux et glacé, sauvage, qui m'a laissé imaginer un moment que "Blizzard" se déroulait carrément en pleine préhistoire. Bien sûr, l'impression est ensuite démentie et c'est un univers particulier que l'on découvre, en partie.

Evidemment, il y a cet hiver omniprésent, en particulier dès qu'on monte vers le nord et qu'on s'éloigne des principaux centres urbains. L'hiver semble être tombé sur certaines régions, celles où vivent Chasseur et Iak, où se cachent les Royalistes, comme une véritable bombe nucléaire : le paysage est vitrifié, pas par l'atome mais par la glace, la neige, le froid.

Ensuite, et je précise que ce sont des impressions personnelles, à vous de voir comment vous ressentez l'univers mis en place par Pierre Gaulon, j'ai trouvé que Genolain avait des airs de France révolutionnaire : Evanen, l'Inquisiteur, n'est pas une copie carbone de Robespierre, mais je n'ai pu m'empêcher de songer à un Incorruptible lançant la Terreur pour arriver à ses fins.

Impression renforcée par la présence de ces Royalistes, chassés ou exilés, qui refusent de céder malgré le danger. Pour le reste, bien sûr, on est dans de la fantasy, bien loin de tout repère historique aussi précis que ce que je viens d'énoncer et il y a certainement d'autres liens à faire que ceux-là. Et puis, j'insiste, mais les lignes sont vraiment floues dans ce premier tome.

On ne peut pas vraiment installer les personnages dans des rôles archétypaux. Cela va bouger, forcément, et il n'est même pas certain de dire que tel personnage est un héros positif quand l'autre ne l'est pas, tout est bien moins net. On perçoit déjà dans la dernière partie de ce premier volet des initiatives qui fleurent (moyennement) bon la trahison. Et ce n'est qu'un début.

Pierre Gaulon, qui semble savoir parfaitement où il veut nous emmener, réussit dans ce premier tome à parfaitement planter son décor, le régime en place, l'hiver, la géographie de Genolain, etc., tout en introduisant sa galerie de personnages. Une galerie complète et variée, qui est donc loin d'avoir révélé tous ses secrets.

Prenons, tiens, celui qui, semble-t-il, donne son nom à la trilogie : Blizzard. J'aborde la question avec des pincettes car il est possible, peut-être même probable, que je me trompe en disant cela. Eh oui, je vous l'ai dit, rien n'est sûr dans ce roman ! Bref, Blizzard, vieillard pacifique, quasi ermite et maître attentionné envers son jeune élève.

Et puis, aussi surpris que le sera Chasseur, on voit Blizzard se muer en un magicien au pouvoir énorme, capable de tenir en respect un bon moment toute une armée. Ensuite, il cède et est capturé. Et, à partir de là, il sort de l'écran radar... Avouez que jouer les Arlésiennes, ce n'est pas si courant pour un personnage qui donne son nom à une trilogie.

Mais, à la différence du personnage d'Alphonse Daudet, le spectre de Blizzard semble planer au-dessus du livre, sans qu'on sache réellement pourquoi. Qu'attend donc Evanen de Blizzard et qui est véritablement ce vieil homme débonnaire qui ne l'est certainement pas ? Voilà l'un des grands enjeux de cette trilogie pour lequel il faudra patienter.

Toutefois, on pourrait suivre le même raisonnement pour deux autres personnages-clés : les deux jeunes hommes que sont Chasseur et Iak. Sait-on qui ils sont vraiment et quels buts ils poursuivent réellement ? Tout semble indiquer qu'ils sont certes mêlés malgré eux à cette terrible histoire, mais que ce n'est pas vraiment le fruit du hasard.

Oui, il reste énormément de réponse à découvrir dans les deux prochains tomes de "Blizzard" et il faut s'attendre à bien des surprises, car tout, ou presque, peut se produire. La magie, pour le moment mise sous le boisseau, pourrait elle aussi faire un retour en force, et ce ne sera pas forcément une bonne nouvelle, car il est bien difficile de faire confiance à ceux qui la contrôlent.

Enfin, cet hiver qui écrase le Genolain depuis des années est-il fait pour durer encore longtemps ou n'est-il qu'un simple moyen de contrainte ? Peut-on imaginer voir le soleil réchauffer le nord du Royaume et le faire reverdir ou bien, au sens propre comme au figuré, faudra-t-il se faire à l'idée de s'enfoncer un peu plus encore dans les ténèbres et la froidure ?

"Le secret des Esthètes" pourraient bien dérouter un bon nombre de lecteurs, y compris parmi les amateurs de fantasy. Mais je trouve justement que ce climat énigmatique et mystérieux est parfaitement entretenu et le lecteur se retrouve marionnette parmi les marionnettes, à la merci de l'imaginaire de l'auteur.

J'aime cette sensation d'inconfort et d'incertitude que cela donne. Je ne sais pas sur quel pied danser devant ces personnages à qui je ne sais pas si je peux me fier. Alors, il ne me reste qu'une solution pour dissiper le brouillard et comprendre : poursuivre l'aventure. Si ce n'est pas la parfaite définition de l'addiction livresque, je ne sais pas ce que c'est !

mercredi 8 juillet 2015

"La ville garde toujours son visage impassible. Elle ne se soucie pas plus des oeuvres du démon que de celles de Dieu ou de l'homme. La ville s'y connaît en ténèbres et les ténèbres lui suffisent" (Stephen King).

Ce n'est pas à Salem (roman dont est tirée la citation ci-dessus) que nous partons aujourd'hui, mais dans une ville bien différente, avec, toutefois, un point commun : il plane sur cette cité une ombre ténébreuse et dangereuse. Voilà un roman de fantasy très agréable qui réussit à planter son décor sans être ennuyeux une seconde, parvient à entretenir une atmosphère oppressante sans oublier de glisser un peu d'humour. Avec "Le héraut de la tempête", s'ouvre le cycle de Richard Ford intitulé "Havrefer" (en grand format chez Bragelonne). Havrefer... Une ville qui fut prospère et puissante, un exemple, un phare, et qui connaît désormais des temps plus difficiles et se voit menacée d'envahissement par un adversaire qui ne fera pas de quartier. Un contexte présent mais encore assez discret, car c'est bien dans les murs de Havrefer que se déroule ce premier tome, plein de drames, d'intrigues, de mystères et qui nous présente une belle galerie de personnages qui vont s'animer et se croiser sous nos yeux, dans une construction narrative audacieuse.



Havrefer est une cité portuaire dont la puissance rayonnait sur l'ensemble des Etats Libres. Cette puissance était le fruit de la politique éclairé de son roi, Cael, surnommé l'Unificateur. Mais, cette histoire là, c'est du passé. Cael est désormais loin de sa ville et de son trône, parti guerroyer bien loin pour défendre les Etats Libres.

Il s'agit d'empêcher les troupes du terrible Amon Tugha de déferler sur les Etats Libres et de mettre un terme à la période de paix que Cael a su installer. On va comprendre, au fil des rares informations qui arrivent du front, que les troupes de Cael ont fort à faire et ont toutes les peines du monde à empêcher l'ennemi de déferler sur Havrefer...

Pendant ce temps, la ville, privée de son monarque, sombre dans le chaos. La situation extérieure n'est pas étrangère à ce basculement, mais des forces internes sont aussi à l'oeuvre, à commencer par la Guilde. Cette société secrète, qui gère toute l'économie souterraine et illégale de Havrefer, semble être devenue le véritable pouvoir dans la cité. Et cherche à l'asseoir un peu plus.

C'est donc dans ce contexte tendu que s'ouvre le livre, dans une cité qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été. Sale, appauvrie, en proie aux bandits, à la violence, sans même parler des espions et des tueurs qui rôdent un peu partout dans des rues qui n'ont plus grand-chose d'accueillant pour celui qui s'y retrouve.

Janessa est la fille du roi Cael. Elle n'est encore qu'une adolescente insouciante, profitant de la vie dans son palais et s'amusant avec sa meilleure amie, Graye, bien loin des questions politiques et du pouvoir. Bien sûr, elle garde en tête son père bien-aimé et s'inquiète pour lui, mais elle reste avant tout une jeune femme de son âge.

Chaperonnée par le fidèle Odaka, homme de confiance du roi Cael, sorte de régent en l'absence du roi, même s'il n'en a pas le titre, Janessa va pourtant bientôt devoir grandir et devenir adulte et responsable, malgré elle... Une situation délicate à appréhender mais qui va surtout la placer sous une menace directe.

Kaira Feuillevent, pour sa part, se destine à une carrière religieuse. Un peu particulière, car les jeunes femmes qui servent le dieu Arlor sont autant des prêtresses que des guerrières. Lorsque nous faisons sa connaissance, Kaira vit au Temple d'Automne et encadre les novices. Remarquable combattante, elle doit pourtant se méfier d'un caractère impétueux qui pourrait bien lui jouer des tours...

Lorsque sa supérieure vient lui confier, ainsi qu'à sa meilleure amie, Samina, une importante mission elle en est très honorée. Mais elle est aussi inquiète, car elle sait qu'aucune erreur, aucune faute ne sera tolérée. Vous vous en doutez, les choses vont tourner au vinaigre et la vie de Kaira va basculer. Sa rédemption passera par un changement de cap radical.

Merrick Ryder est un beau gosse. Il le sait, il en joue, il en vit. En effet, le jeune homme, joueur invétéré, toujours en quête d'argent sans jamais trop se fouler, a choisi la carrière d'escroc et de gigolo pour s'assurer un revenu suffisant. Mais, à Havrefer, il commence à être connu pour le loup blanc et sa dernière conquête l'a rapidement démasqué.

La vie de Merrick ne tient alors plus qu'à un fil. Au mieux, il va s'en tirer avec une bonne raclée, au pire, sa dernière heure est venue... Sauvé in extremis, le voilà aux mains de la Guilde qui voudrait s'assurer ses services pour une mission où son bagout et son pouvoir de séduction seront utiles. Mais acceptera-t-il de vendre son âme au diable en s'acquittant d'une mission qui le dégoûte ?

Loque est une gamine des rues. Un vrai personnage à la Dickens, qui vit de petits larcins pour manger chaque jour, si possible. Elle vit au sein d'un groupe d'orphelins, comme elle, livrés à eux-mêmes et survivant comme ils peuvent dans Havrefer. Pour eux, le danger n'est pas symbolisé par les Manteaux Verts, la police de Havrefer, mais par la Guilde qui apprécie moyennement qu'on marche sur ses plates-bandes...

Loque est l'un des voleuses les plus douées du groupe. Jusqu'au jour où elle est le témoin d'un drame. Désormais, rien ne sera plus pareil. Les événements vont la pousser à quitter le groupe d'orphelins auquel elle appartenait pour tenter sa chance auprès de la Guilde. Mais, l'enfant peut-elle espérer y faire son trou, parmi d'impitoyables malandrins ?

Nobul Jacks est forgeron. Cet ancien soldat est même devenu l'un des artisans les plus en vue de Havrefer. L'extrême qualité des armes qu'il fabrique a fait sa réputation et le travail ne manque pas. Pourtant, il lui faut faire avec le racket qu'exerce la Guilde sur les activités légales de la cité. Taiseux, Nobul paye sans rechigner, mais cela ampute sensiblement ses revenus.

Nobul est veuf et il se consacre tout à son métier et à l'éducation de son jeune fils. Avec ce dernier, il se montre autoritaire, parfois même brutal, au point que l'enfant a tendance a prendre la poudre d'escampette le plus souvent possible. Un jour, l'histoire tourne mal et Nobul laisse alors sa vie de père, d'époux et d'artisan derrière lui pour se lancer dans une quête de justice...

Waylian Grimm, c'est un peu l'anti-Harry Potter. Venu d'une province lointaine pour apprendre la malégie dans le meilleur établissement de Havrefer, le pauvre garçon a bien du mal. Il est le souffre-douleur de Gelredida, sa magistra, qui l'asticote et se moque de lui sans cesse. Sans cesse largué lors des cours, incapable de concrétiser son enseignement, il est au bord du découragement.

Il songe même à faire ses bagages et à rentrer dans sa province natale, auprès de sa famille, et d'y vivre la vie paisible mais peu excitante qu'il aurait dû suivre si ses capacités scolaires n'avaient pas été remarquées. Pourtant, à sa grande surprise, c'est lui que Gelredida va choisir pour l'épauler dans une enquête de tous les dangers...

Enfin, il y a Rivière. En un mot comme en cent, Rivière est un assassin. Une tradition familiale, qui se transmet de père en fils. Rivière est une ombre, mortelle, redoutablement efficace, capable d'accomplir les contrats les plus délicats. Mais le jeune homme est aussi encore assez inexpérimenté et il lui arrive de commettre des erreurs de débutant...

Comme laisser derrière lui un témoin gênant. Une gaffe qui va lui valoir bien plus que les remontrances paternelles, pourtant sévères. Non, c'est une totale remise en cause de ce qu'il est, de ce qu'il fait, qui va s'opérer. Et ses talents particuliers de tueur froid ne seront pas de trop pour mener à bien cette émancipation fort risquée...

Voilà les personnages que l'on suit dans ce premier tome de "Havrefer". J'ai choisi de les présenter ainsi, car Richard Ford lui-même les présente de cette façon : les 7 premiers chapitres ne semblent ainsi avoir aucun lien les uns avec les autres, puisque les personnages ne se connaissent pas, n'évoluent pas dans les mêmes sphères, ni les mêmes quartiers.

Et pourtant, les intrigues croisées qui vont se dérouler vont amener les uns et les autres à se rencontrer, à interférer les uns avec les autres. Le début de la lecture est assez étrange, car on ne sait pas du tout où Richard Ford veut nous emmener. Mais, avec ce système, en posant plein de questions, l'auteur parvient à installer son univers sans que cela soit fastidieux.

C'est souvent un écueil des cycles de fantasy : construire l'univers et le présenter au lecteur, pour qu'il y trouve des repères. C'est évidemment indispensable, sauf qu'on ne peut servir une espèce de manuel scolaire d'histoire-géo, rébarbatif à souhait et susceptible de faire fuir à toutes jambes le lecteur vers d'autres contrées, vers d'autres livres.

La particularité de cette construction narrative, c'est que, justement, il nous emmène à travers toute la ville, comme une visité guidée, d'un quartier à l'autre, d'une classe sociale à l'autre, d'une histoire à l'autre. Et, bien que déroutant au départ, c'est finalement très réussi, car on ne s'ennuie pas une minute afin de cerner les rôles des uns et des autres.

Il manque tout de même un personnage. Curieusement, vous direz-vous, je n'ai pas commencé avec lui alors que c'est le premier personnage qu'on voit lorsqu'on commence la lecture. Mais, il y a plusieurs raisons à cela : Massoum Abbassi n'est pas citoyen de Havrefer, contrairement aux autres, et surtout, sa vie ne sera pas complètement bouleversée entre le début et la fin du roman.

Je l'ai aussi mis à part, car c'est également celui qu'on voit le moins dans ce premier tome, alors que son rôle est très important. Cet homme est un diplomate. En tout cas, c'est ainsi qu'il se présente... Il vient d'au-delà des mers et sa mission reste bien floue. Et plus que son origine, ce sont ses contacts dans Havrefer qui ont de quoi intriguer...

On l'a dit, Havrefer n'est plus la cité glorieuse qu'elle fut quelques années plus tôt encore. Cela se ressent à travers la présence de ces enfants orphelins et mendiants auxquels appartient Loque, par exemple. L'omniprésence de la Guilde, qui semble avoir mis la ville en coupes réglées, met en évidence la vacance d'un pouvoir fort à Havrefer en l'absence du roi.

Dans cette ambiance difficile, instable, incertaine quant à l'avenir du conflit, Havrefer va aussi connaître des événements inquiétants qui laissent à penser qu'une autre puissance, dangereuse, violente, est tapie en ses murs... Ce sera également un des enjeux de ce premier tome de définir ce nouveau péril, capable de faire vaciller un peu plus la cité sur ses bases et de l'affaiblir encore...

Malgré tout, malgré la tension, les craintes, la noirceur, Richard Ford n'oublie pas l'humour. Le romancier, taquin, nous offre un personnage d'apprenti magicien qui rappelle furieusement Harry Potter, en plus maladroit. Ce personnage est un vrai ressort comique, ce qui ne l'empêche pas de tenir un rôle-clé dans l'histoire.

Lorsque s'achève ce premier tome, le lecteur se retrouve bien démuni : non seulement il manque encore des informations plus précises sur la menace extérieure qui pèse et se rapproche dangereusement de Havrefer, mais les différents personnages ont tant évolué entre les premières et les dernières pages qu'on voudrait voir quel rôle ils vont être appelés à tenir à l'avenir.

Installés dans de nouvelles positions, de nouvelles responsabilités, on est curieux de voir ce qu'il adviendra d'eux dans une ville (ou ailleurs...) qui pourrait bien devenir très rapidement l'objet d'un siège forcément terrible à vivre. On voudrait aussi que les véritables alliances, les enjeux et les forces en présence se dévoilent clairement... Vivement le tome 2 ! Qui sera certainement tout aussi riche en aventures que ce premier volet.

mardi 7 juillet 2015

"Tous s'uniront à la fin (...) Nous fédérons le monde pour le guider".

Après un détour remarqué par la case thriller fantastique (ascendant urban fantasy) avec la trilogie "Lévithan", dont les tomes font l'objet de billet sur ce blog, Lionel Davoust revient à la fantasy pure et dure. Il nous invite à retourner dans l'univers d'Evanégyre qu'il explore depuis quelques années déjà et dans lequel, par exemple, se déroulait "la Volonté du Dragon", son premier roman. Avec "la Route de la Conquête", publié l'an passé aux éditions Critic, il explore ce monde dans sa diversité géographique et historique à travers une série de textes, une novella et quelques nouvelles, certains inédits, d'autres déjà parus dans des anthologies, et qui, réunis ensemble, forment un recueil non seulement équilibré, mais surtout une formidable allégorie de l'impérialisme et du pacifisme dans lequel on pourra imaginer voir quelques épisodes historiques de notre propre monde. Le tout, servi par l'imaginaire acéré et l'écriture précise et remplie d'images fortes et de personnages marquants. A lire en apéritif avant la sortie annoncée pour août d'un roman qui aura lui aussi pour décor Evanégyre...



Le recueil s'ouvre sur le texte éponyme, "la route de la conquête", plus long texte du livre, qu'il m'aurait même plus de voir développé en un roman, voilà qui est dit. Nous sommes en 388 après l'avènement de l'Empire d'Asreth qui, depuis, a décidé d'unifier Evanégyre afin de respecter la Volonté du Dragon.

A la tête de la septième Légion, se trouve la Commandante Suprême Stannir Korvosa, qui a fait bien du chemin et pris bien du galon depuis qu'on l'a rencontrée dans "la Volonté du Dragon". L'objectif de ces troupes est donc de prendre le contrôle d'une région de steppe que les populations nomades locales, les Unsaïs, appellent l'Océan Vert, en raison de sa luxuriante végétation.

Korvosa, surnommée "la Faucheuse", a carte blanche pour accomplir la Volonté du Dragon, de la diplomatie jusqu'à la guerre. Une intervention brutale que peut soutenir une technologie de pointe assurant la supériorité des troupes d'Asreth sur l'ensemble des peuples d'Evanégyre. En particulier, ces impressionnantes armures que l'on voit en couverture du livre, et qui donne au récit un petit côté steampunk.

Alors, parole ou force ? Voilà la question qui se pose à la Commandante Suprême. Les premiers contacts avec les Unsaïs, peuple en apparence on ne peut plus pacifique, ne font que renforcer ce questionnement. Mais, cette rencontre montre aussi qu'il y a un univers entre les deux civilisations, tant sur le plan culturel et philosophique, que technologique.

On pourrait qualifier les Unsaïs de primitifs, du point de vue d'Asreth, dont les troupes sont si sûres de leur force, de leur légitimité aussi. Mais, sur un terrain qu'ils ne connaissent pas et ne maîtrisent pas, face à un peuple dont les lois et coutumes ont de quoi surprendre les légionnaires et leur chef suprême, rien ne se passe vraiment aussi facilement que prévu.

Qu'à cela ne tienne, puisque les Unsaïs ne veulent pas accepter de rejoindre l'union prônée par Asreth, la Volonté du Dragon devrait être appliquée par la force, quitte à raser l'Océan Vert et à éliminer ce peuple rebelle. Certes, sur le papier, c'est ce qui devrait se passer. Mais c'est sans compter Stannir Korvosa, qui détient tout pouvoir, dans cette région éloignée des centres névralgiques du pouvoir d'Asreth.

Or, la Commandante Suprême, qui en a connu, des campagnes, qui a fait une carrière exemplaire, doute. Et si la force n'était pas la meilleure solution à sa disposition ? Les Unsaïs doivent-ils être sacrifiés à la Volonté du Dragon ? Pour la première fois de son illustre carrière, Stannir Korvosa pourrait désobéir et chercher une alternative. Mais à quel prix ? Pourrait-elle trahir ses idéaux ? Et serait-ce vraiment une trahison ?

Un premier texte qui, pour moi, aurait pu faire un roman à lui seul. Je l'ai tant apprécié que je me suis senti terriblement frustré au moment d'en tourner la dernière page... Je voulais la suite ! C'est dire si ce texte m'a accroché. On y retrouve des problématiques très contemporaines, on repense aux interventions américaines au Vietnam ou en Irak, avec pourtant d'autres problématiques.

Car les Unsaïs sont tout, sauf des guerriers. Attention, ce n'est pas une civilisation parfaite. On va découvrir des côtés plus sombres, pouvant heurter nos valeurs, mais la guerre, c'est quelque chose d'inconnu pour eux. En revanche, il y a ce lien si particulier à cette nature, assez hostile, dans laquelle ils vivent au quotidien.

Intéressant, d'ailleurs, de rapprocher ce désert végétal, comme on nous décrit l'Océan vert et la politique d'Asreth, qu'on pourrait rapprocher du poing de fer dans un gant de velours. "Si vi pacem, para bellum", nous apprend-on depuis l'Antiquité latine. Il y a de ça, et comme une justification pour étaler sa puissance. Mais, ici, tout cet arsenal, politique et technologique, se heurte... à l'inconnu.

Entre les Unsaïs et leur steppe, il y a comme une symbiose, et tout être extérieur à cet écosystème se retrouver étranger au sens strict du terme. Appréhender cette région, dans sa géographie comme dans sa sociologie est un élément qui n'a pas été pris en compte par le pouvoir central d'Asreth, si certain de pouvoir tout unifier à sa main, comme on le voit dans le titre de ce billet, sorte de slogan qu'ont sans cesse à la bouche les hommes de Korvosa.

Et puis, comment négliger cet aspect fort : les deux principaux personnages de cette novella, pourtant très belliqueuses, sont des femmes. J'ai évoqué Stannir Korvosa, qui en est la protagoniste majeure, mais il ne faudrait pas oublier son aide de camp, la lieutenante Méléanth Vascay. Elles forment un binôme parfait que la campagne chez les Unsaïs va sensiblement modifier.

"La route de la conquête", texte épique, malgré ces questionnements, est absolument passionnant pour les réflexions qu'il propose au lecteur. Mais aussi pour le portrait de cette femme, Stannir Korvosa, détentrice d'un pouvoir énorme et absolu qui, a-t-on l'impression, lui pèse, aussi. La rencontre avec les Unsaïs est peut-être révélatrice d'une lassitude et d'un besoin de paix. Comme si elle découvrait un nouvel horizon...


J'ai fait assez long, sur ce premier texte, mille excuses, je vais essayer d'être plus concis sur les suivants. A commencer par "Au-delà des murs". Une histoire qui se déroule près d'un siècle avant le texte précédent, en 297, lors de l'épouvantable bataille des Brisants. L'atrocité a été à son comble et c'est un soldat marqué par les faits dont il a été le témoin autant que l'acteur qu'on découvre. Au point d'avoir perdu la raison.

On se retrouve au coeur d'un récit qui rappelle certains témoignages de vétérans rentrés détruits du Vietnam, par exemple. Là encore, le décalage entre la Volonté du Dragon et la politique militaire qui en découle et les civilisations qu'il faut contraindre, alors qu'elles ne comprennent pas vraiment de quoi il s'agit, est frappant.

Et, cette fois, on sent que les soldats engagés dans cette campagne n'ont pas eu le même genre d'hésitation entre la voie diplomatique et l'option armée. Au grand dam de certains combattants, qui ont côtoyé l'horreur (essentiellement suggérée) et ne l'ont pas supporté. Marqués à jamais par les conséquences d'une politique aveugle et pourtant présentée comme essentielle et légitime.


"La fin de l'histoire" nous ramène encore un peu plus près de la naissance de l'empire d'Asreth. Nous sommes en 132, lors d'une campagne qui se déroule dans une région faisant penser à l'Amazonie (point de vue personnel). Toujours la même chose, rencontre avec une civilisation très différente qu'il faut rallier à Asreth.

Là encore, rien ne se passe vraiment comme prévu et c'est le récit d'une expédition dans la forêt d'Isendra, à travers le regard d'un conservateur dont nous lisons le journal. Ce n'est donc pas un soldat, cette fois, qui nous guide dans cette expédition, mais le résultat sera le même. Avec un cran de plus franchi dans l'horreur.

Cette nouvelle, c'est la dénonciation claire et nette de l'impérialisme et de ses conséquences terribles. Ici, pas d'union, mais une vraie absorption, si je puis dire. Autrement dit, l'extinction d'une civilisation qui n'a rien demandé à personne. Plus que l'impérialisme américain, ici, c'est à l'empire romain qu'on songe et à son aigle, annexant et civilisant à tour de bras.

Une nouvelle qui vous glacera certainement le sang par sa chute, très impressionnante. Et dans laquelle on trouve ces mots terribles : "nous n'avons pas le choix, il faut les sauver d'eux-mêmes"... Lorsque la loi du plus fort s'impose et rend légitime même l'absurdité de ce genre de commentaire. La civilisation et l'Histoire en marche. Pas l'humanité.


Retour en 297, pour "Bataille pour un souvenir". Mais en changeant de point de vue, car, cette fois, ce n'est pas du côté d'Asreth mais de ses adversaires, qu'on se trouve. Cette fois, les troupes de l'empire ont trouvé à qui parlé. Oubliée la diplomatie, c'est la guerre et la guerre faite avec férocité, sans aucun quartier.

Face aux machines asriennes, cette monstrueuse technologie qui as de quoi décourager tout adversaire, se dressent les redoutables guerriers-mémoire. Ou quand la guerre efface toute forme d'humanité chez les soldats, au point de renier jusqu'à ce qu'ils sont, ont toujours été pour ne se vouer qu'à une seule chose : "l'honneur d'un peuple".

La guerre est un métier auquel on se consacre corps et âme pour qu'il ne reste plus rien de la personne originelle. L'homme, sous l'armure, l'équipement, ultra-moderne ou rudimentaire, ne ressent plus alors que la despertance... L'être humain se déshumanise et devient le substitut d'une machine de guerre qui n'a plus pour seul objectif de tuer son adversaire.

Rude constat dans cette nouvelle et vive condamnation de la guerre et de la folie qui l'accompagne. De la violence dans laquelle on se noie jusqu'à une certaine forme de bien-être. Comme si notre corps, secrétant telle ou telle hormone, nous récompensait de ces pulsions belliqueuses. Et l'on perd de vue jusqu'aux questions morales, de justice ou de droit pour ne garder que la férocité...


Bond dans le temps pour "le guerrier au bord de la glace", puisque nous voilà en 983 après la création de l'empire d'Asreth. Débute alors la seconde guerre d'Evanégyre et on entre dans la période que les historiens ont nommé les âges sombres (je précise, je ne l'ai pas encore fait) que ces repères chronologiques ne se trouvent pas dans les corps des textes, mais en fin d'ouvrage, ainsi que d'autres dates importantes.

L'empire lutte contre une insurrection. La politique d'unification, pour le bien des peuples, a donc laissé quelques mécontents... Il s'agit désormais non plus d'imposer la Volonté du Dragon mais bien de la défendre. Nous suivons Jared, un soldat d'Asreth, revêtu d'une de ces fameuses armures ultra-technologiques qui ont tant fait pour permettre les succès passés de l'empire.

Dans son armure, il communique avec une intelligence artificielle qui se nomme sobrement "conscience". Jared est un garçon impétueux, qui peut prendre des initiatives inconsidérées. L'une d'elle va l'éloigner de son régiment et l'entraîner dans un piège où il se retrouvera littéralement seul avec sa conscience...

Belle métaphore, car face à lui-même, sa survie nettement compromise, Jared va se lancer dans une quête de soi où "Conscience" est sa seule interlocutrice. Bien des vérités sortiront alors de ces moments passés loin du chaos de la guerre, mais dans une situation pas loin d'être désespérée. L'occasion peut-être, enfin, d'oublier les drames pour retrouver l'essentiel. Mais un peu tard...


La dernière nouvelle du recueil est très particulière. La seule qui n'entre pas dans la chronologie dont nous avons parlé. La date est inconnue mais certainement très ultérieure à toutes les autres. Il y a une raison à cela : "Quelques grammes d'oubli sur la neige" avait été rédigée pour l'anthologie des Imaginales "Magiciennes et sorciers". Lionel Davoust avait souhaité rester dans l'univers d'Evanégyre malgré un thème qui ne collait pas trop a priori.

On y découvre un univers de fantasy plus classique, dans le sens où l'on est dans un contexte médiéval assez éloigné de celui qu'on a vu jusque-là. Un roi fait convoquer une sorcière, Irij Wolfran, auprès de lui au grand dam de la cour et des religieux qui l'entoure. Mais, elle est le dernier recours du souverain, Wer, qui voit son royaume menacé par un interminable hiver, la famine, les maladies...

Désespéré, le monarque veut voir son peuple ne plus souffrir. Sauf qu'il est incapable de lui apporter ce dont il a besoin. Alors, il s'adresse à la sorcière pour qu'elle manipule le temps et lui permette d'avoir la vision de son royaume prospère et de ses sujets en bonne santé. La sorcière va relever le défi, comblant Wer.

Mais cette relation, tout comme celle qui lie Irij au narrateur, Ludwar, novice destiné à devenir prède, les religieux de ce royaume, vont prendre une ampleur inattendue et dramatique. Qui contrôle qui, et dans quel but ? Et surtout, que sont ces visions qui semblent agir comme une drogue suscitant une terrible addiction ?

Construite comme un conte de fées, cette dernière nouvelle sort apparemment du cadre du reste du recueil. Et pourtant, on est bien dans une histoire dans laquelle il faut garder un royaume uni et assurer sa pérennité. De manière certes différente de ce que fit Asreth, mais les objectifs sont les mêmes. Jusqu'à défier Dieu et ses représentants.

Mais c'est surtout la question de l'Histoire, très présente, elle aussi, dans les précédents textes, celle qu'écrivent les vainqueurs, qui est au centre de cet ultime texte. Ce que Irij préconise est le retour à un passé qui a été banni, effacé. Comme si Asreth, longtemps après sa gloire, se retrouvait dans la situation des civilisations qu'elle a soumis tout au long de l'unification.

Asreth devient un mythe, on ne sait même plus si ces faits ont vraiment eu lieu ou si ce sont des légendes qui se sont transmises de générations en générations... Comme tous les grands empires, Asreht se révèlent donc un colosse aux pieds d'argile, qui peut s'écrouler. Après la grandeur, la décadence, c'est la destinée de toute civilisation aspirant à la domination.


Voilà un recueil équilibré, qui ne lasse pas, car les histoires, les contextes, les situations sont sensiblement différentes. Et pourtant, il y a une unité dans tout cela, une volonté d'évoquer des questions de philosophie politique, autour du pouvoir, de l'expansion, de la guerre, mais aussi l'Histoire, avec une majuscule, comment elle s'écrit, se pérennise ou devient une mythologie.

Avec son écriture pleine de vie, de force, mais aussi de bruit et de fureur (il y a du grand spectacle, dans "la route de la conquête"), Lionel Davoust installe un peu plus cet univers si particulier d'Evanégyre sans le figer en le réduisant à l'empire d'Asreth. Et donne envie à sont lecteur d'y revenir vite, pour en découvrir de nouvelles facettes.

dimanche 5 juillet 2015

"Une carte fait plus rêver qu'un sonnet".

En cet été très chaud, je vous emmène dans un voyage en plein hiver écossais, dans l'archipel des Orcades, si l'on veut être précis, pour un roman qui rend hommage à un classique de la littérature et à son auteur : "l'île au trésor", de Robert-Louis Stevenson. Nous sommes sans doute nombreux à avoir rêver, à l'adolescence ou plus tard, aux aventures de Jim Hawkins et Long John Silver, sur les traces du trésor du pirate Flint... Avec "Quel trésor !" (publié chez Fayard et désormais disponible en poche chez Points), Gaspard-Marie Janvier ne nous propose pas vraiment un pur roman d'aventures et de piraterie, mais une histoire originale sur les terres même de Stevenson, à la rencontre des habitants de l'île de Fara et des îlots voisins. Pour autant, en nous offrant une sacrée galerie de personnages, il n'oublie pas son point de départ et nous invite à une chasse au trésor pleine de surprises et de rebondissements. Il faudra juste échanger votre stock de bouteilles de rhum (et yo-ho-ho !) pour l'équivalent en whisky, la boisson locale...



David Blair, peintre à la carrière qui ne décolle pas, est le dernier descendant d'une famille d'éditeurs écossais qui, par le passé, avait publié les livres de Robert Louis Stevenson. Mais, aujourd'hui, la maison d'édition va disparaître, faute de successeur au père de David, récemment disparu. Celui-ci, qui n'a pas un sou en poche, doit gérer une succession délicate et les dettes qui vont avec.

Autrement dit, il va devoir mettre en vente tous les biens de sa famille et espérer que cela couvrira ce qu'il doit aux créanciers... Mais, en mettant de l'ordre dans les affaires paternelles, David va faire une étonnante découverte : un dessin. Oh, pas n'importe quel dessin, non, mais celui d'une carte. Blair connaît l'histoire de sa famille et reconnaît aussitôt de quoi il s'agit...

Cette carte aurait en effet été dessinée par Stevenson lui-même et son beau-fils en 1881 et ce croquis aurait inspiré à l'écrivain l'histoire de "l'île au trésor"... Réalité ou légende, peu importe. Dans la panade où il se trouve, David Blair se dit qu'il a peut-être là un bon moyen d'effacer les dettes de son père et même d'avoir un peu de rab pour se remettre à flots...

Mais, en attendant que les experts se prononcent sur l'authenticité du document, que les estimations soient publiées et que les enchères se tiennent, David éprouve le besoin de s'évader, de changer d'air pour se changer les idées. Humilié, attristé, désolé de voir ces souvenirs de famille appelés à être dispersés, l'homme décide de partir vers les îles.

Cependant, il ne choisit pas les îles exotiques et tropicales vers lesquelles Stevenson fit voguer ses héros à la recherche du trésor de Flint, mais vers les îles de l'extrême nord du Royaume-Unis, ces chapelet appartenant à l'Ecosse qui ornent les côtes de la Mer du Nord. Et son choix s'arrête sur l'île de Fara, que connaissait certainement Stevenson, d'ailleurs.

Là-bas, il débarque sans rien savoir, sans connaître personne et va découvrir une communauté soudée, chaleureuse et accueillante. Mais qui lui réserve aussi quelques surprises... Il fait ainsi la rencontre de l'homme à tout faire de l'île, Alasdair McDiarmid, tenancier du "Lord of the Isles", seul pub et hôtel de l'île, cordon bleu et qui possède bien d'autres cordes à son arc...

Ou encore un Français, yes, a froggie, there, what a shame ! Il s'appelle Walruis et son aura est entourée de mystère... Aviateur, la version officielle de son histoire veut qu'il se soit un jour posé en catastrophe sur l'île et qu'il s'y soit trouvé tellement bien qu'il ait choisi d'y rester. Officieusement, on devine le contrebandier derrière ce garçon jovial et roublard...

Petit à petit, David Blair s'installe sur l'île et découvre cette vie loin d'être facile, sur ce caillou battu par les vents, les pluies, la neige, le gel, où il n'y a pas pléthore d'activités pour s'occuper, hormis le pub, lieu de rassemblement aussi important que l'église. Une église qui est, elle aussi, à sa façon, quelque chose d'exceptionnel : c'est un lieu de culte catholique romain, le seul dans ces régions exclusivement protestantes.

Rassuré par la chaleur humaine qui règne à Fara, David Blair va se laisser aller à quelques confidences sur sa situation, sa famille. Cette succession qui le ronge et cette fameuse carte qu'il ne peut effacer de sa mémoire. Son récit éveille alors bien des curiosités de la part des habitants de Fara. Comme s'il avait réveillé d'autres récits, des légendes locales...

Et si le trésor de Flint n'avait rien à voir avec de la piraterie sous des cieux tropicaux ? Et si Stevenson avait évoqué dans son livre un trésor véritable ? Et si le trésor en question, celui de l'Invincible Armada, restait encore à découvrir ? Et si, surtout, les cartes découvertes par Blair n'avait rien à voir avec une histoire romanesque mais donnait des indices pour retrouver le véritable trésor ?

J'avais acheté ce livre à sa sortie, en 2012, je crois, et puis, vous savez comme ça se passe, il atterrit sur une pile et on repousse sa lecture, une fois, deux fois, on l'oublie, on l'enterre... Finalement, voilà, je me suis lancé en profitant de cette période estivale et j'ai profité de ce voyage plein de fraîcheur, mais aussi de surprises, d'angoisse, par moments, et de rebondissements (jusqu'à la dernière ligne).

Gaspard-Marie Janvier a eu une idée très étonnante : se lancer à la recherche d'un véritable trésor que Stevenson aurait camouflé dans son roman. Une idée folle, d'autant qu'on se retrouve sur cette île de Fara, mais aussi sur certaines îles voisines, bien loin des calmes lagons turquoises entourant "l'île au trésor".

Ici, il fait froid et moche, il faut dire qu'on est en plein hiver quand David Blair arrive à Fara. Il fait nuit la plupart du temps, la nature est sauvage, on ne s'aventure pas dans la lande ou le long des côtes accidentées n'importe quand, n'importe comment. Fara n'est pas franchement la destination de vos vacances de rêve, en tout cas, pas les paysages de cartes postales habituelles.

Il règne sur Fara des mystères dignes des "Trente-neuf marches" ou du "Chien des Baskerville". Et les habitants de l'île, eux aussi, s'avèrent plus complexes qu'on ne pourrait le croire de prime abord. Sympathiques, fêtards, gros buveurs, épicuriens (je goûterai bien la matelote d'oiseaux de mer au whisky, tiens...), solidaires et accueillants.

Oh, tous ces traits sont vrais, en tout cas, ils ne sont pas démentis dans la suite du livre. Mais ils sont aussi malin, volontiers dissimulateurs, un tantinet tricheurs aussi. Après tout, un trésor est un trésor (et du genre colossal, en plus), on peut donc comprendre que la convoitise puisse avoir ses entrées au "Lord of the Isles", non ?

Gaspard-Marie Janvier lui-même brouille joyeusement les pistes et s'amuse à rendre flou les frontières entre réalité et fiction. D'abord avec son histoire de carte, bien sûr, mais aussi en travaillant sur une construction narrative particulière qui propose plusieurs points de vue, à travers plusieurs narrateurs.

Car, si Blair est le personnage central de la première partie du roman, deux autres personnes vont porter leur regard sur cette affaire de trésor. Et, d'une certaine manière, remettre en perspective le récit du fils de l'éditeur. En perspective, et en question, aussi. Avec, au coeur de tout cela la question de l'existence du trésor, qui n'est peut-être qu'un simple fantasme, après tout...

Une manière de faire d'autant plus amusante et déroutante que le dernier narrateur de ce roman est... Gaspard-Marie Janvier lui-même ! Il faut dire que le "téléphone hébride" est particulièrement efficace et que la diaspora des îles à travers le Royaume-Uni vaut tous les réseaux d'espionnage les plus high-tech. Mais, comme tout système de ce genre, il a peut-être tendance à déformer quelque peu la réalité.

Alors, en bon écrivain voyageur, disciple de Stevenson, pourquoi ne pas se rendre sur place, histoire de prendre la température, de goûter l'ambiance et d'en savoir un peu plus sur les uns et les autres... Entre le récit de Blair et celui de Janvier, bien des choses se sont produites. Alors, entre vérité, légende, rêve et romanesque, il va falloir démêler tout ça et, peut-être, découvrir le fin mot de cette histoire...

"Quel trésor !" repose beaucoup sur son cadre. Les lieux, le climat, les personnages, tout cela donne un cachet très particulier à ce roman. L'ambiguïté des personnages, avec qui on partagerait volontiers une chopine, mais en vérifiant après qu'on a encore son portefeuille, contribue aussi à l'intérêt cette lecture. Enfin, la crédibilité des narrateurs successifs permet d'ajouter un mystère de plus.

Gaspard-Marie Janvier explore avec une certaine jubilation cette région difficile à vivre et à laquelle ses habitants sont particulièrement attachés. Peut-être même prêts à tout pour sa sauvegarde et pour entretenir les histoires qui courent la lande et sont son véritable patrimoine. Les aspects politique (les velléités d'indépendance des Ecossais) et religieux (Blair est un protestant projeté au milieu des vilains papistes) ajoutent d'autres niveaux de lecture.

Et d'autres raisons qui peuvent laisser croire à diverses machinations... Alors, qui en tient les rênes ? Ou bien, joue-t-on simplement avec les apparences et l'imaginaire collectif qui s'éveille lorsque l'on se retrouve dans un endroits comme l'île de Fara... Le fantôme de Stevenson et la possibilité du trésor font alors tourner les méninges à toute vitesse.

J'ai retrouvé dans "Quel trésor !" des aspects que j'avais beaucoup appréciés en lisant "Whisky à gogo", de Compton Mackenzie. Certes, ce roman, devenu un classique de la littérature écossaise, possède une dimension satirique plus marquée que le livre de Gaspard-Marie Janvier, non dénué d'un humour grinçant bien agréable mais globalement plus sombre. Néanmoins les îles écossaises et leurs spécificités culturelles et humaines sont encore présente. Seul la nature du trésor diffère, finalement.

Bien sûr, il ne faut pas s'embarquer pour Fara de la même manière qu'on accompagne Jim Hawkins sur le pont de "l'Hispaniola". Encore une fois, ce n'est pas une histoire de flibuste, ni un pur roman d'aventures. On est dans de la littérature dite blanche, mais Gaspard-Marie Janvier sait mener sa barque et nous faire partager ce voyage. Et les secrets de l'île de Fara.

vendredi 3 juillet 2015

"Aujourd'hui, je serai un dur".

Il est des lectures qu'on attend plus délicates que d'autres. Tant au moment où l'on tourne les pages du livre qu'au moment où l'on se retrouve face à son clavier en se demandant comment on va en parler. Notre roman du jour en est un parfait exemple. Au point qu'il pourrait figurer sur ce blog depuis plus d'un an, mais que j'avais choisi de différer cette lecture pour ne pas tomber au milieu des polémiques et lire avec la tête froide. Voilà le roman en poche, il est donc temps d'y revenir. Vous avez forcément dû entendre parler d'Edouard Louis et de son premier roman, manifestement très autobiographique, "En finir avec Eddy Bellegueule" (publié en grand format au Seuil et disponible en poche chez Points). Une plongée au coeur d'une famille picarde dont on ne ressort pas indemne et qu'il faut vraiment savoir observer avec recul. Mais je dois dire aussi que je comprends mieux les réactions diverses qui se sont déchaînées après sa parution.



Eddy Bellegueule est né au début des années 1990 et a grandi dans une famille recomposée et nombreuse vivant dans un village de Picardie. Une famille extrêmement modeste qui vit dans une maison qui se délabre un peu plus au fil des années, dans une ambiance assez étouffante, entre alcool, télévision, mal-être et violences sociales.

Je crois qu'il est important de dire d'emblée que Eddy n'a souffert d'aucune violence physique dans sa famille. Certes, ce que nous décrit ce jeune homme est effrayant et sordide, mais jamais son père, lui-même enfant battu par un père alcoolique, n'a levé sa main sur lui. En revanche, le garçon a grandi dans un contexte pour le moins difficile.

D'autant plus difficile que, dès son plus jeune âge, Eddy pose problème : sa voix aiguë, ses postures jugées efféminées, son attitude que son entourage va vite qualifier de "pédé", tout cela lui vaut moqueries, brimades, violences quasi quotidiennes lorsqu'il sera au collège... Et surtout, cela va alimenter une honte terrible qui est au coeur de ce livre.

Eddy raconte à la première personne cette enfance si particulière d'un garçon fragile, sensible qui, par tous les moyens, cherche à s'endurcir pour ne plus faire honte aux siens. Pour essayer de vivre et de trouver sa voie alors que, pour la plupart des jeunes dans sa situation, le chemin tout tracé mènerait à l'usine, dès qu'il serait possible de quitter l'école.

Il raconte la vie dans la crasse, dans la misère pas seulement matérielle, mais aussi culturelle, les fins de mois difficile, lorsqu'on n'a plus assez pour nourrir tout le monde, l'orgueil paternel lorsque la mère se retrouve à gagner plus que lui, les sacrifices permanents et l'univers qui se réduit à la petite lucarne et aux limites du village.

Enfin, il y a, en filigrane dans la première partie puis au centre de la seconde, cette question de l'homosexualité qui hante les 220 pages de ce livre. Cette orientation rejetée, vilipendée, haïe dans son entourage, dans le village, et qui va miner la première partie de la vie d'Eddy. Ses premières expériences, son attirance de plus en plus marquée pour les hommes, ses efforts pour être "comme tout le monde".

Cela passe par des tentatives pour nouer des relations avec des jeunes filles de son âge, que ce soit de son propre chef ou parfois, parce qu'on a organisé la rencontre pour lui. De vaines tentatives, malgré sa bonne volonté manifeste. Des ruptures inévitables et le désir qui finit systématiquement par pointer le bout du nez. Ce désir réprimé, interdit, honni. Honteux.

Il serait simple de tirer telle ou telle phrase de son contexte pour donner des exemples de ce que je viens de dire. Mais, cela ne rendrait justice à personne. Ni à l'auteur, ni au personnage, ni même à ses proches. Il est aussi délicat de parler de ce livre sans donner l'impression qu'on méprise tel personnage, qu'on condamne le comportement de tel autre... Or, rien n'est simple, dans "En finir avec Eddy Bellegueule".

"Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir", écrivait Jean de la Fontaine, dans sa fable "les animaux malades de la peste". Et il y a un peu de ça, dans le livre d'Edouard Louis. Or, la réalité est souvent bien plus proche du gris intermédiaire, plus ou moins foncé, que des tonalités entières.

Mais Edouard Louis parle de lui, même si ce n'est signalé à aucun moment et qu'on lit bien le mot "ROMAN" sur la couverture. Et, malgré le filtre que le passage à la fiction est censé créer, difficile de ne pas tenir compte de cet aspect. Et difficile de passer outre les mots "honte", "dégoût", "colère", qui teintent le récit.

La honte. Le mot a déjà été écrit plusieurs fois depuis le début de ce billet. Et elle est omniprésente des premières jusqu'aux dernières lignes du livre. Mais ne nous trompons pas, c'est un sentiment partagé : Eddy n'est pas le seul à ressentir de la honte. La honte de ce qu'il est, la honte des conditions dans lesquelles il vit, la honte de ces parents, la honte de ce qu'on lui fait, la honte de ressentir du plaisir, la honte, tout le temps, partout.

Et la honte de la fuite. Là encore un mot important de ce livre, et tellement lourd de sens. Pour Eddy, le fait d'avoir pu faire des études plus poussées que le reste de sa famille, d'avoir franchi les limites du village natal, d'avoir, par la suite, on sort du livre, construit autre chose, une autre vie que celle à laquelle il était naturellement destiné à sa naissance n'a rien d'une fierté. C'est une lâcheté, une fuite...

Même ce qu'il réussit se colore alors des tonalités de la honte, en plus d'autres aspects poignants qui apparaissent à la toute fin du livre. Seule une partie des problèmes qui rongent Eddy seront résolus par ce départ, que lui-même paraît décrire comme une désertion en rase campagne... Cette honte qui suinte vient prendre le lecteur aux tripes, le bouscule, le gifle.

Mais, son père et sa mère eux aussi vivent dans la honte, et pas seulement celle d'avoir un enfant "pédé", ce qui semble être une véritable hantise pour eux. Il serait injuste de dire qu'ils se complaisent dans leur situation. Le père a honte d'être handicapé et de ne plus pouvoir travailler, la honte de son passé, de sa jeunesse, qu'il camoufle soigneusement... Les apparences sont si importantes.

De même, pour la mère d'Eddy, on ressent aussi cette honte de ne pas pouvoir toujours nourrir les siens en fins de mois, la honte de sa condition, de ne pas avoir fait d'études (quelque chose qui revient d'ailleurs chez plusieurs personnages secondaires, quand Eddy, lui, réussira à s'extraire de la gangue), de sa manière de parler, etc.

En lisant le livre, et malgré la dureté de ce qui se déroule sous nos yeux, je n'ai pas ressenti l'envie d'accabler ces gens. Il ne s'agit pas non plus de leur chercher des excuses, entendons-nous bien, mais la situation est juste plus complexe que la simple opposition entre blanc et noir. Les défauts existent, la violence morale exercée est réelle, mais je ne crois pas qu'il faille les réduire à cela.

De même pour la colère. Elle flambe dans le coeur d'Eddy/Edouard. D'une certaine manière, on peut considérer que ce livre en est une expression. C'est, d'ailleurs, en partie, je crois, ce qui fut reproché à l'auteur par ceux qui ont critiqué le livre durement. Là encore, je pense que c'est plus compliqué que cela et que cette colère est aussi un exorcisme pour tourner enfin la page.

Cette colère, elle est partagée, au sein de la famille Bellegueule. Les murs de la maison familiale peuvent en témoigner, eux qui portent les traces des colères paternelles qui s'achevaient irrémédiablement par des coups de poing féroces dans la plâtre friable. Pour ne pas taper sur autre chose. Enfin, sur quelqu'un d'autre... Pour ne surtout pas ressembler à son propre père.

Il y a une scène poignante, celle de la dispute terrible entre ce père et son fils aîné. Qui n'est pas son fils biologique, mais qu'il a toujours considéré comme tel. Une dispute qui voit ce fils, lui aussi très alcoolisé, péter les plombs et frapper le père de famille, qui se refuse de riposter, encaisse, ravale sa colère pour en retirer encore un peu plus de honte, au goût si amer...

Enfin, il y a le dégoût. Et c'est sans doute l'aspect le plus difficile du livre. Je n'invente pas cette idée, elle est en toutes lettres en quatrième de couverture. Comme je l'ai dit, sans nier les responsabilités de ses parents dans le destin d'Eddy, je n'ai pas eu l'impression d'être chez les Thénardier non plus. Eddy a été malmené par l'existence, mais je crois sincèrement que les Bellegueule ont aimé leurs enfants.

Et ça change tout dans la perception que j'ai eue du livre (et qu'on peut ne pas partager, bien sûr). Que cet amour s'exprime mal, qu'il nie ce qu'est profondément Eddy, c'est évident. Une scène, là encore terrible, une des rares fois où le gamin se prend une beigne, vient le démontrer. Il s'agit de le faire revenir dans le droit chemin, si je puis dire.

"En finir avec Eddy Bellegueule", c'est l'histoire du vilain petit canard. L'enfant né au mauvais endroit, qui détonne, qu'on essaye de formater, qu'on rejette et qui donnera, certainement, plus tard, un magnifique oiseau. Avec la douleur qui s'accumule et la carapace qui s'épaissit pour ne plus laisser passer d'émotions.

Certains ont vu dans ce "dégoût" revendiqué une haine de classe. Désormais normalien, philosophe, disciple de Pierre Bourdieu, il a sans doute donné l'image méprisante de celui qui a réussi face à ceux qui n'ont pas réussi à s'élever. Je dois dire que j'avais vu Edouard Louis à "la Grande Librairie" et qu'il m'avait donné envie de lire son roman sans que je ressente ce dédain.

En revanche, il est certain que le personnage d'Eddy, le narrateur du roman, lui, est impitoyable. A rejet, rejet et demi, pourrait-on dire. Cette page passée, il la rature avec agressivité, jusqu'à trouer la page, crachant son mal-être et montrant du doigt ceux qu'il accuse d'en être les responsables. Et, pour lui, aucune circonstance atténuante...

Mépris ? Je n'ai pas trouvé. La description, parfois très crue, très violente des événements marquants de sa vie, les portraits de ses proches, famille, amis, habitants du village, "camarades" de classe, les détails qu'il donne, comme ce carreau cassé dans sa chambre, qu'on doit remplacer mais qui ne l'est jamais et qu'on change lorsqu'il est pourri par l'humidité, etc. Tout cela sonne juste et fait évidemment mal.

Mais le personnage d'Eddy, j'insiste sur le personnage, je ne connais pas l'auteur et je ne voudrais pas faire un amalgame, le personnage d'Eddy, donc, m'a semblé souffrir cruellement d'un handicap du sentiment. Le fragile enfant a grandi, s'est endurci, comme il se le promettait régulièrement (c'est la phrase de titre de ce billet, qui revient plusieurs fois) et on se demande s'il peut encore tout simplement aimer...

Aimer, faire confiance. Aux autres, mais à lui aussi. Le traumatisme est profond, c'est une évidence. Il a laissé des traces que l'écriture du livre n'a pu totalement effacer. Je ne sais pas si Edouard Louis poursuivra dans la voie romanesque, s'il se détachera alors du sillon autobiographique ou s'il restera dans le domaine qu'il a choisi, la philosophie.

Mais, je serais curieux de le voir écrire de nouveaux romans. Car la littérature sait se montrer révélatrice de la personne qui la signe. Et, pour le moment, pour reprendre la métaphore que j'ai utilisée plus haut, je n'ai pas l'impression que le vilain petit canard soit encore devenu cygne. En tout cas, à ses propres yeux.