Un air de carnaval flotte sur notre billet du jour ! Mais, ne vous y trompez pas, c'est un polar historique sombre que nous allons découvrir ensemble. Le troisième volet d'une série qui s'installe, grandit et prospère, autour du chevalier de Volnay, commissaire aux morts étranges à Paris, sous le règne de Louis XV, et de son acolyte, le mystérieux moine hérétique... Après "Casanova et la femme sans visage" et "Messe noire", Olivier Barde-Cabuçon publie "Tuez qui vous voulez", toujours chez Actes Noir, et poursuit avec habileté son travail romanesque, mêlant contexte historique et politique, tensions sociales, luttes de pouvoir, plongée dans les superstitions en plein essor et enquête dans une capitale où l'on n'a pas forcément envie de traîner, surtout la nuit tombée...
24 décembre 1759, Paris s'apprête à fêter Noël. Pour l'occasion, le Roi fait donner dans la capitale un magnifique feu d'artifices, le peuple est en liesse. Pourtant, c'est une autre fête qui accapare les esprits de certains, en particulier celui du lieutenant général de police, Monsieur de Sartine. La Fête des fous, annoncée à grands renforts d'affiches pour le 28 décembre, jour des Saints Innocents...
On croyait cette tradition ancienne disparu, mais des inconnus voudraient apparemment la relancer... Elle tire son inspiration dans les antiques Saturnales et a pour slogan le titre de ce billet. Tout un programme, non ? Mais, ce que redoute Sartine, c'est une autre facette de cette fête : des domestiques qui prennent la place de leurs maîtres pour les bastonner, des prêtres qui profanent leur église, etc.
Bref, un désordre général au cours duquel les fêtards remettent en cause l'ordre établi, les ordres que sont la noblesse, le clergé et le Tiers-Etat. Inacceptable pour Sartine, qui entend bien empêcher ces fêtes de se tenir, coûte que coûte, et envoyer à la Bastille les impudents qui voudraient semer la discorde dans le royaume...
Pourtant, ce soir-là, veille de Noël, le Chevalier de Volnay ne travaille pas. Il profite du spectacle en compagnie de l'Ecureuil, la jeune femme qu'il a prise sous son aile quelques jours auparavant. Une tendre promenade qui, chassez le naturel, il revient au galop, va s'interrompre brutalement quand le commissaire aux morts étranges va remarquer un attroupement qui l'intrigue.
Avec les archers du guet, Sartine est là, lui aussi, en personne. Tous entourent un corps. L'homme, vêtu d'une robe de bure, a été égorgé et sa langue, arrachée... Un moine, victime d'un meurtre odieux ! En soi, c'est déjà le genre d'affaires dont se charge le chevalier de Volnay, mais c'est la troisième victime assassinée de cette même façon à Paris en trois jours...
Au diable, la Fête des fous, voilà une affaire bien plus grave qu'il faut résoudre au plus vite, sous peine de voir des victimes s'accumuler... Sur le corps du moine, Volnay découvre un mot écrit en caractères cyrilliques... Un Russe ? L'indice n'est pas anodin, mais insuffisant. Avant ce moine russe, ont été tués un étudiant en médecine puis un apprenti, fils de menuisier... Difficile de faire un lien, de prime abord, entre ces victimes... Et si le tueur frappait au hasard ?
Il va falloir au commissaire aux morts étranges toute sa perspicacité pour démêler l'écheveau, tandis que la pression politique se fait plus forte, avec ce troisième mort. En effet, Sartine exige des résultats, ce qui n'a rien d'illogique, mais un autre ministre va lui aussi s'emmêler : Choiseul, protégé de la Pompadour (qui n'apparaît pas dans ce roman), qui ne cesse de monter les échelons du pouvoir...
Pour Volnay, qui sert une monarchie qu'il exècre, ces pressions sont insupportables, il a la très désagréable impression d'être coincé entre le marteau et l'enclume... Pire, il se dit qu'on se moque carrément de lui quand s'invite dans son enquête un bien étrange personnage, aussi surprenant qu'insaisissable : un certain Louis d'Eon, chevalier lui aussi, comme Volnay...
Par ailleurs, son enquête va mener Volnay à la rencontre d'un étrange groupe religieux qui ont ressuscité, si j'ose dire, le jansénisme que Louis XIV avait tout fait pour abattre. Mais, ces jansénistes-là accompagnent leur austérité et leur rigueur morale de pratiques... spéciales... Pour le très rationnel Volnay, comme pour le très hérétique moine qui enquête à ses côtés, d'étonnantes surprises en perspective...
Entre la piste politique, qui semble regarder vers Saint-Petersbourg, et la piste religieuse, à ne pas négliger alors que la réputation d'immoralité de Louis XV gagne du terrain dans le peuple, Volnay va devoir démêler le vrai du faux. Car, pendant que les organisateurs de la Fête des fous font tourner en bourrique Sartine et ses mouches (ses espions), l'ambiance dans Paris est proche de l'ébullition, sans qu'on sache si suivra une explosion festive ou un mouvement de révolte...
Et si j'insiste sur le vrai et le faux, c'est que les personnages, tous les personnages, de "Tuez qui vous voulez", sont à double facette. Ils mentent, se mentent, se déguisent, feignent, trompent, laissent croire, masquent leur corps et/ou leur pensées... L'être et le paraître cohabitent pour une étrange farandole aux airs de mascarade...
J'avais trouvé les deux premiers tomes extrêmement sombres, nocturnes, angoissants, le froid de l'hiver, la neige, la glace, souvent présentes, n'aidant en rien... J'avais une vision presque en noir et blanc de ces récits... Ici, place aux couleurs, elles éclatent dès les premières pages, avec ce feu d'artifices extraordinaire, qui n'échappe pourtant pas non plus à l'hypocrisie humaine...
Oui, il y a quelque chose de joyeux, malgré les tensions, dans ce roman. Le moine, par exemple, loin de son côté inquiétant, cette bure, cette capuche qui masque son visage, ce terme d'hérétique qui lui colle aux basques, tout cela s'évapore, on se retrouve avec un gai luron qui ne se cache plus, ne demande pas qu'on soit discret sur son passé, le lien avec Volnay apparaît sans réserve, jusque dans leur façon de s'adresser la parole... Un autre homme !
Même Volnay, si strict, si inflexible, essaye de changer en s'humanisant... Bon, ce n'est pas encore évident, encore moins naturel, mais l'Ecureuil le pousse à fendre l'armure. Pour le moment, quelques fissures apparaissent et il faudra sans doute encore bien de la patience à la jeune femme pour repousser le commissaire aux morts étranges derrière l'homme, sa fonction submerge toujours l'être humain...
Et puis, il y a Eon... Je ne vais pas vous en faire un plat, si vous voulez en savoir plus sur ce fascinant personnage, vous pouvez lire la série que lui consacre Anne-Sophie Silvestre, par exemple. Ici, Barde-Cabuçon joue avec le personnage, et avec ses ambiguïtés, exactement comme il l'avait fait avec Casanova dans la première enquête du commissaire aux morts étranges.
On a donc un Chevalier d'Eon fictif, dont Volnay ne sait rien, ou pas grand-chose, sur lequel ni Sartine, ni Choiseul n'ont de véritable contrôle et dont la légende est encore à écrire. Le décalage entre notre vision contemporaine (qui peut parfaitement se limiter au strict minimum, même s'il est amusant de le remettre dans son contexte véritable) et l'effarement de Volnay devant ce drôle de bonhomme qui ment comme un arracheur de dents et a plus d'un tour dans son sac à malices, est très amusant.
Eon, c'est l'exact contraire de Volnay, volubile, disert, extravagant, pas loin d'être pédant, excessif, agaçant... Mais, est-ce vraiment lui, ou le rôle qu'il endosse, comme ses costumes si étonnants, pour brouiller un peu plus les pistes qui mènent à lui ? Il décontenance Volnay, bien plus que Casanova, car le commissaire ne le cerne pas... Et quand son esprit est mis en échec, forcément, l'orgueil de Volnay est écorché...
Il est, d'une certaine manière, le personnage qui mène la farandole des personnages aux masques divers et variés qui traversent ce roman. Sa personnalité espiègle et pleine de l'allant de la jeunesse, donne le la du récit, tandis que un à un, les masques tombent, les réalités apparaissent (au lecteur, en tout cas), pour nous mener à la solution de l'enquête de Volnay.
Même les appelants et les convulsionnaires semblent nous proposer un fanatisme de pacotille (bon, je ne suis pas victime des délires de leurs meneurs, remarquez...), une espèce de délire mystique difficile à prendre au sérieux... On est loin des superstitions et des pratiques des précédentes enquêtes qui étaient effrayantes et contribuaient à l'ambiance très lourde des intrigues.
Reste ce constat, que je trouve fondamental dans cette série : l'incroyable résurgence de croyances et de superstitions dans une France qui, dans le même temps, voit les idées des Lumières gagner aussi du terrain. Doucement, mais sûrement. Volnay et le moine les incarne concrètement, même s'il leur faut se montrer encore discrets. Après tout, ils sont au service du Roi (enfin, surtout Volnay...).
Mais, à l'image de cette Fête des fous tant redoutée, on sent bien que l'exaspération monte. Barde-Cabuçon évoque même brièvement cette affaire de disparitions d'enfants qui, quelques années plus tôt, tourna à l'émeute. Un événement que raconte Béatrice Egémar dans "le printemps des enfants perdus". A certains indices, ici et là, ce sont bien les ferments de ce qui, 30 années plus tard, aboutira à la Révolution, qu'on voit apparaître...
On est à un tournant de l'Histoire de France. Le contexte historique et politique est plus diffus que dans les deux premiers livres. Ni le Roi, ni la Pompadour n'apparaisse, on est même dans le domaine du secret d'Etat, à un tel niveau que les ministres que sont Choiseul et Sartine paraissent parfois compter sur Volnay pour leur apprendre ce qui se passe dans le Royaume qu'ils gouvernent !
On est en pleine guerre de Sept Ans et, le moins qu'on puisse dire, c'est que la France est en échec partout où elle se bat (dans une guerre, on l'oublie, qu'on pourrait presque dire mondiale). Son influence recule et ce que Barde-Cabuçon met en scène dans "Tuez qui vous voulez" est un moment capital sur le plan diplomatique. Un camouflet, le moindre grain de sable pouvant faire échouer la démarche de Louis XV et c'est tout un équilibre géopolitique qui serait remis en cause...
Voilà donc une troisième enquête du commissaire aux morts étranges, sensiblement différente dans la tonalité générale. Une éclaircie dans la noirceur de l'époque, un moment éphémère de folie, d'exultation et d'exaltation... A moins que cela aussi soit une illusion, presque un rêve, qui se dissipera lorsque le réveil interviendra... Qui sait ?
"Tuez qui vous voulez" n'est pas mon enquête préférée du commissaire aux morts étranges, mais j'ai quand même passé un excellent moment avec ces différents personnages, ceux qui sont fidèles au poste, Volnay, le moine, Sartine, en particulier, mais aussi avec ceux qui sont de retour ou de passage, l'avenir le dira.
J'ai hâte, eh oui, déjà, de savoir dans quel sens évoluera cette série, si, comme je viens de le dire, cet esprit différent est provisoire ou s'il marque un changement de cap... Mais, je dois dire que la Fête des fous et l'irruption d'Eon ont sérieusement bousculé Volnay dans ses certitudes, mais aussi cette société monarchique qui s'enfonce, doucement mais sûrement dans l'agonie.
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
lundi 31 mars 2014
vendredi 28 mars 2014
"Celui qui pense qu'il n'y a rien de plus dangereux, de plus pernicieux, de plus diabolique qu'un rebelle, qu'il l'assassine, qu'il l'assomme, l'étrangle, le saigne, publiquement ou secrètement" (Martin Luther).
Voilà un titre qui illustre aussi bien le roman que mon mauvais esprit, puisque, dans notre du livre du jour, ce sont bel et bien des catholiques qui appliquent à la lettre ce conseil donné par l'initiateur de la Réforme, Martin Luther... Après "Dans les griffes de la Ligue", Jean d'Aillon poursuit l'exploration du siège de Paris, en 1590, événement méconnu de l'Histoire de France, et, tout en se plaçant au plus près des faits historiques, il tisse la trame d'un vrai roman d'aventures dans "La Bête des Saints-Innocents" (en grand format chez Flammarion). Ce roman est la chronique d'une capitulation annoncée, au cours de laquelle tous les moyens seront bons pour diaboliser le nouveau roi, Henri IV, mais aussi une incroyable foire aux ambitions...
Avec l'assassinat d'Henri III et l'avènement du protestant Henri IV, a commencé la huitième guerre de religion. Le nouveau roi, dont les catholiques refusent de reconnaître la légitimité, est obligé d'imposer son autorité en reprenant une à une les plus grandes villes de son royaume. Paris, plus que toutes les autres, se montre violemment opposée à l'arrivée du nouveau souverain.
Après la bataille d'Ivry, en mars 1590, commence un terrible siège, un véritable blocus de la capitale par les troupes d'Henri IV. Blocus qui va durer jusqu'à l'automne, entraînant une effroyable famine, qui va faire, selon les estimations, des dizaines de milliers de morts, transformant Paris en un gigantesque cimetière à ciel ouvert.
"La Bête des Saints-Innocents" commence au début du mois d'avril 1590, alors que les vivres commencent à se faire rares. C'est la Ligue, parti catholique violemment opposé au protestantisme, qui dirige Paris à travers le conseil des Seize, composés de bourgeois parisiens jugeant inenvisageable de laisser entrer Henri IV dans la ville.
Les Ligueurs voudraient que Charles de Bourbon, qu'ils appellent d'ailleurs Charles X, monte sur le trône. Mais celui-ci meurt en mai 1590, poussant la Ligue à une nouvelle radicalisation. Alliée de la Ligue, la famille de Guise, qui rumine l'assassinat d'Henri le Balafré à Blois, en 1588, commence à songer à voir l'un des siens monter sur le trône de France.
Le clan des Guise est mené par la Duchesse de Montpensier (ennemie personnelle d'Olivier Hauteville, le personnage central de cette série) et son fils, le Duc de Mayenne, nommé l'année précédente lieutenant général du royaume par le Parlement de Paris. A leur service, des lansquenets, soldats souvent originaire d'Allemagne ou de Lorraine, en première ligne dans les combats contre les troupes royales.
Et puis, il y a l'Espagne... Le royaume voisin voit également d'un très mauvais oeil l'avènement d'Henri IV. Philippe II soutient donc la Ligue, fournissant troupes et moyens pour résister à l'entrée du nouveau roi dans la capitale française. Mais le roi d'Espagne, qui se voit comme le plus ardent défenseur du catholicisme en Europe face à la montée du protestantisme, commence à se dire qu'il pourrait prendre la tutelle sur le royaume de France, en faisant monter sa fille sur son trône...
Lorsque le blocus est levé à l'automne 1590, les dissensions entre ces différentes parties, chacun oeuvrant pour son propre compte, tandis que Henri IV, qui fait tomber une par une les villes rebelles dans son escarcelle, attend son heure... Plus de siège, mais une pression constante qui laisse peu d'espoir à la Ligue, aux Guise ou aux Espagnols, de parvenir à leurs fins... Sauf solution radicale...
Voilà pour le contexte historique général, qui est le contexte central du roman, puisque le livre retrace la fin du blocus, le retour à la normale, la montée des dissensions entre les différentes factions, la propagande acharnée de la Ligue pour assimiler Henri IV au Diable (foi, croyances et superstitions se rejoignent vite...), manigances politiques, règlements de compte, radicalisation des uns et tentatives pour calmer le jeu avant l'entrée, inéluctable, du roi dans sa capitale...
Et, dans tout cela, Jean d'Aillon entremêle avec une rare habileté les faits historiques et sa trame romanesque, l'une et l'autre se complétant parfaitement. Parlons d'abord, mais brièvement, de cette arme, extraordinaire, dont les plans circulent dans Paris, prêts à être vendus au plus offrant. Une arme qui, si elle tombait entre certaines mains, pourrait servir de pierre angulaire à un plan capable de changer la tournure des événements...
L'autre histoire débute pendant la famine occasionnée par le siège... Alors qu'on meurt de faim (au sens propre du terme) dans tous les coins de Paris, les cadavres jonchent les rues avant d'être conduits aux fosses communes. Le cimetière des Saints-Innocents est l'un des plus importants de la capitale et l'activité y est quotidienne...
Pourtant, dans ce climat d'horreur, la découverte de corps va déclencher une vraie psychose. Ces personnes ne sont en effet pas mortes de faim. Au contraire, elles ont manifestement permis à leur assassin de se nourrir... A plusieurs reprises, dans les alentours du cimetière, on retrouve des corps partiellement dévorés...
Témoins de cette histoire, un couple d'aristocrates provençaux, venus veiller aux derniers jours d'un de leurs parents. Ils s'appellent Reynière de Sade et Yohan de Vernègues et ont connu Henri IV enfant... Pour autant, tous deux sont catholiques, sans être des fanatiques, et, si Reynière ne voit pas forcément l'avènement d'un protestant, elle n'est pas du genre à prendre les armes pour l'empêcher.
C'est à eux que que Pierre Pigray, chirurgien, disciple d'Ambroise Paré, va parler pour la première fois de l'hypothèse d'un monstre hantant les rues de Paris à la recherche de chair fraîche... Un loup-garou. Petit à petit, l'idée gagne les consciences, renforçant la peur qui règne dans Paris... Même une fois la famine terminée, la bête semble tuer encore...
Les Ligueurs les plus acharnés n'ont pas besoin de plus pour accuser Henri IV, le diabolique, d'avoir envoyé ce monstre pour nuire un peu plus aux Parisiens. En chaire, les prêtres ligueurs rivalisent de créativité pour effrayer leurs ouailles et désigner le seul et unique responsable de tous leurs malheurs : le maudit Béarnais qui veut s'emparer du trône. Jehan Louchart, commissaire de police et ligueur forcené, mène l'enquête, en partant du principe qu'il recherche un monstre.
Dans ce contexte incroyablement tendu, où les violences sont quotidiennes, où les Parisiens redoutent chaque jour l'attaque des troupes royales, où l'on se méfie de tous, de peur d'être dénoncé comme politique (comprenez : quelqu'un dont la conviction anti-protestante n'est pas jugée assez forte), où l'on emprisonne, torture, exécute en deux temps, trois mouvements, sur un simple soupçon, une telle histoire ne peut que remettre de l'huile sur le feu...
Lorsque Olivier Hauteville, envoyé par le roi, retourne dans Paris, ville où il se sait considéré comme un espion et où il risque la pendaison à chaque instant, c'est une ville aux prises avec tous ces maux qu'il trouve. Lui ne croit pas au loup-garou, il sait que l'époque est aux superstitions mais qu'il n'y a rien de plus imaginatif et dangereux qu'un homme tout ce qu'il y a de plus normal...
Alors que les rares partisans d'Henri IV encore à Paris ont besoin d'aide, car l'étau se resserre sur eux, l'affaire de la Bête du cimetière des Saints-Innocents va une nouvelle fois réunir deux ennemis intimes : Olivier et Louchart. Et ce sera au plus malin, au plus retors, à celui qui parviendra à piéger l'autre... ou à le tuer. Et tous les coups, même les plus tordus sont permis...
Evidemment, si on est pas un amateur de romans historiques, on risque d'être un peu perdu. Car, ne vous y trompez pas, la trame romanesque est au service du récit historique, pour le rendre vivant. Tout ce que j'ai évoqué dans ce billet repose sur des faits avérés et, si Jean d'Aillon met son petit grain de sel pour assaisonner tout ça.
Il remplit les blancs, comme pour l'étonnant choix final de Jehan Louchart, utilise des techniques de fiction pour agencer les faits ensemble, fait interagir les personnages réels et les personnages de fiction qu'on rencontre dans le cours du récit, intercale un récit d'aventures et de cape et d'épée, plein de bagarres, de courses, de trahisons, de ruses mais aussi d'amour et d'humour, pour alléger la densité et la dramaturgie de la partie historique.
Et l'on se rend compte à quel point l'histoire peut parfois (presque) se suffire à elle-même pour proposer un récit captivant et des rebondissements susceptibles de figurer dans des romans. Je me suis rendu compte à quel point je connaissais mal cette période, à part "Ralliez-vous à mon panache blanc", phrase qui aurait été prononcée par Henri IV à la bataille d'Ivry, et "Paris vaut bien une messe", annonçant sa conversion au catholicisme, une fois les tensions retombées...
Entre les deux, un panier de crabes incroyable, dans lequel Jean d'Aillon a décidé de mettre le nez... Avec quelque chose que j'ai trouvé très intéressant : le pouvoir instauré par la Ligue est proche... d'un régime républicain ! Enclavé au coeur d'une monarchie de droit divin, voilà qui n'est pas banal, à défaut d'être viable dans la durée !
Et, par ailleurs, si la population parisienne rejette dans son ensemble (en tout cas, tous ceux qui sont restés dans la capitale pendant le siège) l'idée de voir Henri IV régner, il ne faut toutefois pas imaginer une homogénéité dans le degré de fanatisme. Les Seize sont déterminés et jusqu'au-boutistes, les franges les plus populaires sont manipulées et poussées à la radicalisation...
Mais, on voit également des personnages plus modérés, peut-être plus opportunistes, mais surtout, qui refusent tout autant le protestantisme du nouveau souverain que l'arbitraire du régime instauré par la Ligue dans la capitale. Il y a ceux qui, sentant le vent tourner, et se ménagent une sortie de secours lorsque Paris tombera ; et ceux qui, tout en ayant choisi un camp, celui des catholiques, restent intègre dans leurs fonctions et refusent que les Seize imposent leur pouvoir par la terreur et l'injustice...
Ces ajustements, tels les déplacements de pièces sur un échiquier où c'est le Roi qui mettrait mat ses adversaires au final, sont aussi au coeur de ce roman. Ils induisent les actions et les réactions de tous les personnages, historiques ou de fiction, faisant évoluer les alliances, les intérêts communs, les lignes de front, mais aussi les haines et les rancoeurs... La pitié et le pardon n'ont pas droit de citer dans ce Paris-là.
Dernier point que je voudrais aborder à travers ce livre, c'est le travail effarant de Jean d'Aillon. Voilà longtemps que je croise ce nom, mais j'ai attendu l'an passé pour me lancer dans la lecture de cet auteur. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est un romancier prolifique, qui propose en parallèle plusieurs séries, qui peuvent parfois se recouper, se rejoindre, se prolonger les unes les autres...
"La Bête des Saints-Innocents" en est une parfaite illustration, faisant intervenir autour d'Olivier Hauteville, de façon plus ou moins importante, des personnages issus d'autres séries : j'ai évoqué Reynière de Sade et Yohan Vergnères, présents dans un précédent roman situé 25 ans avant celui-ci, on parle aussi de l'étude de notaire Fronsac, tenue par le père de Louis, héros d'une série se déroulant sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, etc.
La façon dont tout cela s'entrecroise a des allures de Comédie Humaine, une oeuvre qui nous raconte la grande histoire de notre pays à travers des destins de fiction qui participent, tous à leur manière, à faire cette histoire, tout en devant se frotter à des affaires plus anecdotiques. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de polars historiques pour ce qu'écrit Jean d'Aillon.
Ses livres le sont, mais pas seulement. Ce sont de vrais romans d'aventures, de véritables romans historiques remarquablement documentés et alimentés, une façon ludique d'entrer dans l'Histoire tout en se rêvant chevalier, l'épée au poing, ou chevauchant à bride abattue, justicier au coeur pur, plein d'honneur et de fidélité. Un cure de jouvence, un retour en enfance !
Et "La Bête des Saints-Innocents" ne déroge pas à cette règle.
Avec l'assassinat d'Henri III et l'avènement du protestant Henri IV, a commencé la huitième guerre de religion. Le nouveau roi, dont les catholiques refusent de reconnaître la légitimité, est obligé d'imposer son autorité en reprenant une à une les plus grandes villes de son royaume. Paris, plus que toutes les autres, se montre violemment opposée à l'arrivée du nouveau souverain.
Après la bataille d'Ivry, en mars 1590, commence un terrible siège, un véritable blocus de la capitale par les troupes d'Henri IV. Blocus qui va durer jusqu'à l'automne, entraînant une effroyable famine, qui va faire, selon les estimations, des dizaines de milliers de morts, transformant Paris en un gigantesque cimetière à ciel ouvert.
"La Bête des Saints-Innocents" commence au début du mois d'avril 1590, alors que les vivres commencent à se faire rares. C'est la Ligue, parti catholique violemment opposé au protestantisme, qui dirige Paris à travers le conseil des Seize, composés de bourgeois parisiens jugeant inenvisageable de laisser entrer Henri IV dans la ville.
Les Ligueurs voudraient que Charles de Bourbon, qu'ils appellent d'ailleurs Charles X, monte sur le trône. Mais celui-ci meurt en mai 1590, poussant la Ligue à une nouvelle radicalisation. Alliée de la Ligue, la famille de Guise, qui rumine l'assassinat d'Henri le Balafré à Blois, en 1588, commence à songer à voir l'un des siens monter sur le trône de France.
Le clan des Guise est mené par la Duchesse de Montpensier (ennemie personnelle d'Olivier Hauteville, le personnage central de cette série) et son fils, le Duc de Mayenne, nommé l'année précédente lieutenant général du royaume par le Parlement de Paris. A leur service, des lansquenets, soldats souvent originaire d'Allemagne ou de Lorraine, en première ligne dans les combats contre les troupes royales.
Et puis, il y a l'Espagne... Le royaume voisin voit également d'un très mauvais oeil l'avènement d'Henri IV. Philippe II soutient donc la Ligue, fournissant troupes et moyens pour résister à l'entrée du nouveau roi dans la capitale française. Mais le roi d'Espagne, qui se voit comme le plus ardent défenseur du catholicisme en Europe face à la montée du protestantisme, commence à se dire qu'il pourrait prendre la tutelle sur le royaume de France, en faisant monter sa fille sur son trône...
Lorsque le blocus est levé à l'automne 1590, les dissensions entre ces différentes parties, chacun oeuvrant pour son propre compte, tandis que Henri IV, qui fait tomber une par une les villes rebelles dans son escarcelle, attend son heure... Plus de siège, mais une pression constante qui laisse peu d'espoir à la Ligue, aux Guise ou aux Espagnols, de parvenir à leurs fins... Sauf solution radicale...
Voilà pour le contexte historique général, qui est le contexte central du roman, puisque le livre retrace la fin du blocus, le retour à la normale, la montée des dissensions entre les différentes factions, la propagande acharnée de la Ligue pour assimiler Henri IV au Diable (foi, croyances et superstitions se rejoignent vite...), manigances politiques, règlements de compte, radicalisation des uns et tentatives pour calmer le jeu avant l'entrée, inéluctable, du roi dans sa capitale...
Et, dans tout cela, Jean d'Aillon entremêle avec une rare habileté les faits historiques et sa trame romanesque, l'une et l'autre se complétant parfaitement. Parlons d'abord, mais brièvement, de cette arme, extraordinaire, dont les plans circulent dans Paris, prêts à être vendus au plus offrant. Une arme qui, si elle tombait entre certaines mains, pourrait servir de pierre angulaire à un plan capable de changer la tournure des événements...
L'autre histoire débute pendant la famine occasionnée par le siège... Alors qu'on meurt de faim (au sens propre du terme) dans tous les coins de Paris, les cadavres jonchent les rues avant d'être conduits aux fosses communes. Le cimetière des Saints-Innocents est l'un des plus importants de la capitale et l'activité y est quotidienne...
Pourtant, dans ce climat d'horreur, la découverte de corps va déclencher une vraie psychose. Ces personnes ne sont en effet pas mortes de faim. Au contraire, elles ont manifestement permis à leur assassin de se nourrir... A plusieurs reprises, dans les alentours du cimetière, on retrouve des corps partiellement dévorés...
Témoins de cette histoire, un couple d'aristocrates provençaux, venus veiller aux derniers jours d'un de leurs parents. Ils s'appellent Reynière de Sade et Yohan de Vernègues et ont connu Henri IV enfant... Pour autant, tous deux sont catholiques, sans être des fanatiques, et, si Reynière ne voit pas forcément l'avènement d'un protestant, elle n'est pas du genre à prendre les armes pour l'empêcher.
C'est à eux que que Pierre Pigray, chirurgien, disciple d'Ambroise Paré, va parler pour la première fois de l'hypothèse d'un monstre hantant les rues de Paris à la recherche de chair fraîche... Un loup-garou. Petit à petit, l'idée gagne les consciences, renforçant la peur qui règne dans Paris... Même une fois la famine terminée, la bête semble tuer encore...
Les Ligueurs les plus acharnés n'ont pas besoin de plus pour accuser Henri IV, le diabolique, d'avoir envoyé ce monstre pour nuire un peu plus aux Parisiens. En chaire, les prêtres ligueurs rivalisent de créativité pour effrayer leurs ouailles et désigner le seul et unique responsable de tous leurs malheurs : le maudit Béarnais qui veut s'emparer du trône. Jehan Louchart, commissaire de police et ligueur forcené, mène l'enquête, en partant du principe qu'il recherche un monstre.
Dans ce contexte incroyablement tendu, où les violences sont quotidiennes, où les Parisiens redoutent chaque jour l'attaque des troupes royales, où l'on se méfie de tous, de peur d'être dénoncé comme politique (comprenez : quelqu'un dont la conviction anti-protestante n'est pas jugée assez forte), où l'on emprisonne, torture, exécute en deux temps, trois mouvements, sur un simple soupçon, une telle histoire ne peut que remettre de l'huile sur le feu...
Lorsque Olivier Hauteville, envoyé par le roi, retourne dans Paris, ville où il se sait considéré comme un espion et où il risque la pendaison à chaque instant, c'est une ville aux prises avec tous ces maux qu'il trouve. Lui ne croit pas au loup-garou, il sait que l'époque est aux superstitions mais qu'il n'y a rien de plus imaginatif et dangereux qu'un homme tout ce qu'il y a de plus normal...
Alors que les rares partisans d'Henri IV encore à Paris ont besoin d'aide, car l'étau se resserre sur eux, l'affaire de la Bête du cimetière des Saints-Innocents va une nouvelle fois réunir deux ennemis intimes : Olivier et Louchart. Et ce sera au plus malin, au plus retors, à celui qui parviendra à piéger l'autre... ou à le tuer. Et tous les coups, même les plus tordus sont permis...
Evidemment, si on est pas un amateur de romans historiques, on risque d'être un peu perdu. Car, ne vous y trompez pas, la trame romanesque est au service du récit historique, pour le rendre vivant. Tout ce que j'ai évoqué dans ce billet repose sur des faits avérés et, si Jean d'Aillon met son petit grain de sel pour assaisonner tout ça.
Il remplit les blancs, comme pour l'étonnant choix final de Jehan Louchart, utilise des techniques de fiction pour agencer les faits ensemble, fait interagir les personnages réels et les personnages de fiction qu'on rencontre dans le cours du récit, intercale un récit d'aventures et de cape et d'épée, plein de bagarres, de courses, de trahisons, de ruses mais aussi d'amour et d'humour, pour alléger la densité et la dramaturgie de la partie historique.
Et l'on se rend compte à quel point l'histoire peut parfois (presque) se suffire à elle-même pour proposer un récit captivant et des rebondissements susceptibles de figurer dans des romans. Je me suis rendu compte à quel point je connaissais mal cette période, à part "Ralliez-vous à mon panache blanc", phrase qui aurait été prononcée par Henri IV à la bataille d'Ivry, et "Paris vaut bien une messe", annonçant sa conversion au catholicisme, une fois les tensions retombées...
Entre les deux, un panier de crabes incroyable, dans lequel Jean d'Aillon a décidé de mettre le nez... Avec quelque chose que j'ai trouvé très intéressant : le pouvoir instauré par la Ligue est proche... d'un régime républicain ! Enclavé au coeur d'une monarchie de droit divin, voilà qui n'est pas banal, à défaut d'être viable dans la durée !
Et, par ailleurs, si la population parisienne rejette dans son ensemble (en tout cas, tous ceux qui sont restés dans la capitale pendant le siège) l'idée de voir Henri IV régner, il ne faut toutefois pas imaginer une homogénéité dans le degré de fanatisme. Les Seize sont déterminés et jusqu'au-boutistes, les franges les plus populaires sont manipulées et poussées à la radicalisation...
Mais, on voit également des personnages plus modérés, peut-être plus opportunistes, mais surtout, qui refusent tout autant le protestantisme du nouveau souverain que l'arbitraire du régime instauré par la Ligue dans la capitale. Il y a ceux qui, sentant le vent tourner, et se ménagent une sortie de secours lorsque Paris tombera ; et ceux qui, tout en ayant choisi un camp, celui des catholiques, restent intègre dans leurs fonctions et refusent que les Seize imposent leur pouvoir par la terreur et l'injustice...
Ces ajustements, tels les déplacements de pièces sur un échiquier où c'est le Roi qui mettrait mat ses adversaires au final, sont aussi au coeur de ce roman. Ils induisent les actions et les réactions de tous les personnages, historiques ou de fiction, faisant évoluer les alliances, les intérêts communs, les lignes de front, mais aussi les haines et les rancoeurs... La pitié et le pardon n'ont pas droit de citer dans ce Paris-là.
Dernier point que je voudrais aborder à travers ce livre, c'est le travail effarant de Jean d'Aillon. Voilà longtemps que je croise ce nom, mais j'ai attendu l'an passé pour me lancer dans la lecture de cet auteur. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est un romancier prolifique, qui propose en parallèle plusieurs séries, qui peuvent parfois se recouper, se rejoindre, se prolonger les unes les autres...
"La Bête des Saints-Innocents" en est une parfaite illustration, faisant intervenir autour d'Olivier Hauteville, de façon plus ou moins importante, des personnages issus d'autres séries : j'ai évoqué Reynière de Sade et Yohan Vergnères, présents dans un précédent roman situé 25 ans avant celui-ci, on parle aussi de l'étude de notaire Fronsac, tenue par le père de Louis, héros d'une série se déroulant sous les règnes de Louis XIII et Louis XIV, etc.
La façon dont tout cela s'entrecroise a des allures de Comédie Humaine, une oeuvre qui nous raconte la grande histoire de notre pays à travers des destins de fiction qui participent, tous à leur manière, à faire cette histoire, tout en devant se frotter à des affaires plus anecdotiques. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de polars historiques pour ce qu'écrit Jean d'Aillon.
Ses livres le sont, mais pas seulement. Ce sont de vrais romans d'aventures, de véritables romans historiques remarquablement documentés et alimentés, une façon ludique d'entrer dans l'Histoire tout en se rêvant chevalier, l'épée au poing, ou chevauchant à bride abattue, justicier au coeur pur, plein d'honneur et de fidélité. Un cure de jouvence, un retour en enfance !
Et "La Bête des Saints-Innocents" ne déroge pas à cette règle.
mercredi 26 mars 2014
"Pourquoi seuls les hommes pourraient-ils être savants, voyageurs et amants ? Je veux être savante, voyager et aimer !"
La femme qui dit ces mots (dans le roman, je précise) vivait au XVIème siècle et elle a mis en pratique cette sentence de son mieux, devenant une remarquable femme de lettres, une femme capable de rédiger des textes cryptés, une amante éperdue quand on la disait frigide et sans coeur... C'est un destin hors du commun qui est au centre de notre livre du jour, "la passion secrète d'une reine", de Henriette Chardak (aux éditions Le Passeur), celui de Marguerite de Navarre. Une nature et un caractère exceptionnels qui, tout en acceptant les obligations inhérentes à son rang social, cherchera toujours à s'en libérer pour vivre, tout simplement. Sans jamais oublie que, pour lutter contre la mélancolie, il n'y a rien de mieux que l'humour... Voici une biographie romanesque qui en apprend beaucoup sur cette femme, son entourage et son époque, et pose même quelques théories originales fort intéressantes...
Marguerite naît le 11 avril 1492, à Angoulême. Elle est la fille de Charles d'Orléans (qui va mourir quand elle sera encore enfant) et de Louise de Savoie. Mais c'est surtout son frère puîné que l'on connaît : François Ier, futur roi de France. Louise, Marguerite et François vont entretenir une relation incroyable et fusionnelle où l'amour et la haine vont se croiser sans cesse...
Marguerite grandit dans l'ombre de ce jeune frère, prunelle des yeux de Louise de Savoie, qui fait tout, vraiment tout, pour que son fils puisse un jour monter sur le trône. En effet, Louis XII, le cousin de Marguerite et de François, qui devient roi en 1498, n'a pas d'héritier mâle... Marguerite observe les manigances de sa mère, sa soif de conquérir le pouvoir et voit son jeune frère, qu'elle aime tant, entrer dans cette course au trône...
Le portrait que Marguerite fait de sa mère, tout au long du roman, n'est guère flatteur. Avide, manipulatrice, impitoyable, confondant souvent ses caisses et celles du Royaume, Louise de Savoie n'apparaît guère sympathique. Pourtant, malgré sa sévérité, Marguerite ne s'éloigne pas d'elle, encaissant reproches et critiques, subissant les décisions prises pour elle.
Cela concerne principalement son avenir conjugal... Dès son enfance, Louise se met en quête de l'époux idéal, comprenez celui qui aura le plus haut rang, représentera le plus beau parti, lui permettra d'élever un peu plus le statut de la famille... Mais, Marguerite a déjà un caractère bien trempé et ne se laisse pas faire...
Pourtant, elle ne pourra refuser le mariage avec Charles, Duc d'Alençon. Elle a 17 ans et commence un calvaire... Le Duc ne la touche pas et ne s'intéresse guère à elle, il préfère la chasse et la guerre à ses devoirs d'époux... Marguerite, curieuse et cultivée, n'a pas d'atomes crochus avec cet homme inculte et froid...
Mais, elle doit faire avec. Elle ne tombe pas enceinte (et pour cause...) et cela lui vaut des critiques sévères et des rumeurs peu amènes ? Elle fait le dos rond... D'autant qu'elle cache un lourd secret, un viol dont elle a été victime. Un viol lourd de sens, suivi, on le comprend à demi-mots, d'un avortement clandestin...
Marguerite se résout à accepter la vie officielle qu'on lui a imposée et va se construire à côté une vie toute autre, une vie rêvée, idéale. Marguerite a grandi aux côtés de Léonard de Vinci, que Louise de Savoie puis François Ier ont pris sous leur aile. Il va lui apprendre beaucoup de sa science, et en particulier, une capacité à travailler les codes, les langages cryptés, que Marguerite utilisera tout au long de sa vie.
Mais plus que les mathématiques ou les arts picturaux, c'est vers les lettres que Marguerite va s'orienter. Elle côtoie Clément Marot, qu'elle apprécie modérément, mais celui-ci appartient déjà à un monde passé, médiéval. Les temps sont à l'humanisme, et c'est ce courant qu'elle va rejoindre, se rapprochant des fondateurs du Cénacle de Meaux, qu'elle soutiendra longtemps.
C'est avec un autre personnage important de la vie culturelle de son temps qu'elle va se lier : François Rabelais. Moine défroqué, médecin, diplomate, polyglotte, épicurien, d'une intelligence aiguë, il est sur la même longueur d'ondes intellectuelle que Marguerite. Ensemble, ils vont entretenir une longue correspondance, mais aussi mettre en place des projets concrets, dont un hôpital où seront pris en charge enfants et orphelins.
Mais Marguerite est une touche-à-tout. Lorsque son frère, François Ier, est prisonnier de Charles Quint après la défaite de Pavie, elle se démène pour trouver une solution afin qu'il soit libéré. Par la suite, comprenant que, à la cour et ailleurs, tout le monde se renseigne sur tout le monde, elle en fait de même, recourant aux nombreuses maîtresses de son frère, qui multiplie les aventures et les bâtards...
Elle se mêle aussi de politique. Avec une orientation très forte : donner à la langue française, qui n'est encore qu'une langue vernaculaire, quand le latin est utilisé pour tout ce qui touche à l'administratif. Elle va faire de cette promotion du Français une priorité qui aboutira à la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts, texte faisant, entre autres, du Français la langue officielle du Royaume.
Voilà aussi pourquoi Marguerite va se faire beaucoup d'ennemis. A commencer par la Sorbonne, où la faculté de théologie impose tout ce qui va dans le sens de la seule religion catholique et romaine, comprenez son dogme écrasant. Impossible d'imaginer que la messe puisse être dite en français, au lieu du latin. Idem pour les textes de loi...
Ajoutez à cela les fréquentations intellectuelles de Marguerite, qui s'approchent dangereusement de l'hérésie. Les humanistes sont dans le collimateur des Sorbonnards, comme on les appelle, tout comme les premiers protestants, qui commencent à apparaître dans le royaume. L'amalgame est aisé, entre ces rebelles, tous sans distinction.
Et puis, il y a Dagoucin...
Dagoucin est l'un des personnages de l'Heptaméron, sans doute le livre le plus connu de Marguerite de Navarre. Un livre dont les personnages, même s'ils portent des noms différents, font référence à de vraies personnes de l'entourage de Marguerite/ Parlamente est Marguerite elle-même, Hircan, son second époux, Henri d'Albret, Oisille est Louise de Savoie (c'est d'ailleurs ainsi que Marguerite, dans son récit, puisqu'elle est la narratrice principale du roman, appelle souvent sa mère), etc.
Mais Dagoucin ? Un des sujets de l'Heptaméron, c'est l'amant idéal. Après son mariage raté avec Charles d'Alençon, être lâche et sans relief, Marguerite a donc épousé Henri d'Albret. Pourtant, Marguerite elle-même nous raconte une vie bien différente de celle qu'on trouve dans les livres d'histoire. Une vie parallèle, un amour idéal (ou presque) avec Dagoucin, tandis que, malgré sa profonde jalousie, Henri d'Albret la trompe éhontément lui aussi...
Je dois dire que, pour toute cette partie-là, je suis resté comme deux ronds de flan car il y a des éléments fascinants aux conséquences inattendues : et si Jeanne d'Albret, mère du futur Henri IV, était née des amours de Marguerite avec Dagoucin ? Ah, voilà une thèse hardie ! Difficile, sans parler directement avec Henriette Chardak, de savoir sur quoi cette audacieuse hypothèse repose, mais sur un plan purement romanesque, c'est carrément remarquable !
Au-delà, le contexte historique est fondamental. Marguerite de Navarre est une femme incroyablement moderne pour son époque. Sa mère, si obsédée par le pouvoir et qui se projette à travers François comme s'il régnait pour elle, est encore une femme de l'époque médiévale. Marguerite est une femme de la Renaissance, qui a soif d'érudition, de connaissances, de liberté, en particulier sur le plan intellectuel, et de joie.
On découvre en effet un personnage très drôle, complice des frasques de Rabelais, dans la vie comme à l'écrit, un humour souvent potache et grivois, mais aussi un fort sens de la dérision. Comme les écrits de Rabelais, ceux de Marguerite de Navarre sont plein de messages cachés, de doubles sens, de paraboles à mettre en lien avec leur époque et leurs idées modernistes. Cela permet de se moquer de tout et de tous, mais aussi d'afficher leur esprit critique. Quand au rire, il est bien "le propre de l'homme", et de la femme, une arme parfaite quand les vents de l'existence sr font parfois contraires.
C'est sous son influence, et sous l'égide de Léonard, aussi (je parle évidemment dans le contexte du roman, je ne fais pas de comparatif entre l'histoire, disons, officielle, et le livre de Henriette Chardak), que François Ier va devenir un formidable mécène, un homme de culture, favorisant les arts et les lettres, faisant de lui le premier souverain de la Renaissance.
Mais, comme je l'ai évoqué, c'est aussi l'époque de la montée de courants qui remettent en question la toute puissance de l'Eglise et de Rome. La proximité de Marguerite avec Mgr Brissonnet, évêque de Meaux, déplaisent fortement, elle n'en a cure. Et pour cause, elle se sait intègre et fidèle à la foi catholique quoi qu'on puisse en penser.
De même, si elle accueillera chez elle Jean Calvin, personnage qu'elle n'aime pas beaucoup, à aucun moment, elle ne penchera vers la religion réformée qui vient d'apparaître dans le sillage de Martin Luther. Mais elle est favorable au libre choix de chacun dans ce domaine, tout comme Rabelais. Malgré tout, on sent germer ces tensions religieuses qui aboutiront vraiment au schisme puis aux guerres de religions, quelques décennies plus tard...
Henriette Chardak, en faisant de Marguerite de Navarre sa propre biographe, joue évidemment sur une certaine subjectivité, mais elle brosse aussi le portrait d'une femme étonnante qui a su prendre sa vie en main, malgré les carcans (oui, être reine est contraignant !) sociaux et religieux, malgré son sexe, aussi, qui la vouait d'abord à la maternité avant tout autre chose, malgré son respect scrupuleux des apparences...
Car jamais elle n'a renié, trahi. Libre, elle a voulu l'être, mais a toujours gardé un fil à la patte, parce qu'elle était duchesse d'Alençon puis reine de Navarre, et qu'il fallait respecter cela. Elle aurait pu tout remettre en cause, elle ne l'a pas fait, acceptant le pire pour le bien de la famille, pour le destin d'un François Ier qui apparaît sous un jour sombre, plus sombre en tout cas que le roi flamboyant qu'on évoque souvent...
C'est vraiment ce que j'ai ressenti au cours de cette lecture : la dichotomie entre Marguerite de Navarre dans son cadre familial, étriqué, étouffant, douloureux, et Marguerite de Navarre, femme de lettres et humaniste qui s'accomplit pleinement, y compris sentimentalement et sexuellement. Deux univers séparés par un espace sidéral impossible à combler... Elle est condamnée à jongler entre ses deux vies, irréconciliables, entre les deux images, celle, mensongère ou imaginée, de la reine, celle, naturelle, heureuse, de l'intellectuelle.
"La passion secrète d'une reine" n'est pas un livre très facile à lire, il est dense, construit à partir des écrits de Marguerite qui sont cités à de nombreux moments (ah, le vieux françoué !), riche et demandant temps et concentration. Pour être franc, autant je trouvais le prologue contemporain amusant (en lien avec le précédent roman de l'auteure dont nous parlerons prochainement), autant la fin et son raisonnement psychanalytique m'a laissé de marbre... Totalement inutile, à mes yeux, le destin extraordinaire de cette femme suffisant largement, je pense.
Pour autant, cette biographie romanesque, qui tend plus vers le roman historique que la biographie (là encore, je donne un avis personnel, j'espère qu'une future rencontre avec l'auteur apportera un nouvel angle de réflexion à ce sujet), est passionnante pour tout ce qu'elle raconte de l'Histoire de France, de ce siècle si particulier où se clôt définitivement le Moyen-Âge et où débute la Renaissance, pour ces personnages hauts en couleurs qu'on y observe.
Reste une Marguerite étonnante, difficile à cerner dans son rapport à sa mère et à son frère. Un lien complexe unit ces trois-là, au-delà des classiques sentiments d'amour et de haines légitimes. Une sorte de compréhension et d'acceptation (résignation ?)... Marguerite a su pardonner le mal que Louise et François lui ont fait. En cela, elle est sans doute plus chrétienne que tous ceux qui l'ont brocardée et attaquée ; plus humaine, tout simplement.
Louise et François n'ont été que dans l'exercice du pouvoir, Marguerite a toujours rejeté cela. Elle a eu sa part de faux-semblants, mais que la vox populi a alimentée pour elle, comme cette image de reine froide, frigide, incapable de donner un héritier à ses maris successifs, tandis qu'elle vivait, qu'elle était vivante, qu'elle brisait ses chaînes héréditaires pour se créer une vie de femme aussi libre qu'on puisse être.
Une femme telle que Dieu l'a créée, faisant tout ce pour quoi elle a été créée. Non, je ne prêche pas, je me réfère juste à l'abbaye de Thélème, inventée par Rabelais, et à sa fameuse devise, souvent mal interprétée : "Fais ce que voudras". Honneur, vertu, éducation et humour, tout cela est présent chez Rabelais, mais aussi chez Marguerite de Navarre, ce qui fit d'elle ce personnage hors norme.
Marguerite naît le 11 avril 1492, à Angoulême. Elle est la fille de Charles d'Orléans (qui va mourir quand elle sera encore enfant) et de Louise de Savoie. Mais c'est surtout son frère puîné que l'on connaît : François Ier, futur roi de France. Louise, Marguerite et François vont entretenir une relation incroyable et fusionnelle où l'amour et la haine vont se croiser sans cesse...
Marguerite grandit dans l'ombre de ce jeune frère, prunelle des yeux de Louise de Savoie, qui fait tout, vraiment tout, pour que son fils puisse un jour monter sur le trône. En effet, Louis XII, le cousin de Marguerite et de François, qui devient roi en 1498, n'a pas d'héritier mâle... Marguerite observe les manigances de sa mère, sa soif de conquérir le pouvoir et voit son jeune frère, qu'elle aime tant, entrer dans cette course au trône...
Le portrait que Marguerite fait de sa mère, tout au long du roman, n'est guère flatteur. Avide, manipulatrice, impitoyable, confondant souvent ses caisses et celles du Royaume, Louise de Savoie n'apparaît guère sympathique. Pourtant, malgré sa sévérité, Marguerite ne s'éloigne pas d'elle, encaissant reproches et critiques, subissant les décisions prises pour elle.
Cela concerne principalement son avenir conjugal... Dès son enfance, Louise se met en quête de l'époux idéal, comprenez celui qui aura le plus haut rang, représentera le plus beau parti, lui permettra d'élever un peu plus le statut de la famille... Mais, Marguerite a déjà un caractère bien trempé et ne se laisse pas faire...
Pourtant, elle ne pourra refuser le mariage avec Charles, Duc d'Alençon. Elle a 17 ans et commence un calvaire... Le Duc ne la touche pas et ne s'intéresse guère à elle, il préfère la chasse et la guerre à ses devoirs d'époux... Marguerite, curieuse et cultivée, n'a pas d'atomes crochus avec cet homme inculte et froid...
Mais, elle doit faire avec. Elle ne tombe pas enceinte (et pour cause...) et cela lui vaut des critiques sévères et des rumeurs peu amènes ? Elle fait le dos rond... D'autant qu'elle cache un lourd secret, un viol dont elle a été victime. Un viol lourd de sens, suivi, on le comprend à demi-mots, d'un avortement clandestin...
Marguerite se résout à accepter la vie officielle qu'on lui a imposée et va se construire à côté une vie toute autre, une vie rêvée, idéale. Marguerite a grandi aux côtés de Léonard de Vinci, que Louise de Savoie puis François Ier ont pris sous leur aile. Il va lui apprendre beaucoup de sa science, et en particulier, une capacité à travailler les codes, les langages cryptés, que Marguerite utilisera tout au long de sa vie.
Mais plus que les mathématiques ou les arts picturaux, c'est vers les lettres que Marguerite va s'orienter. Elle côtoie Clément Marot, qu'elle apprécie modérément, mais celui-ci appartient déjà à un monde passé, médiéval. Les temps sont à l'humanisme, et c'est ce courant qu'elle va rejoindre, se rapprochant des fondateurs du Cénacle de Meaux, qu'elle soutiendra longtemps.
C'est avec un autre personnage important de la vie culturelle de son temps qu'elle va se lier : François Rabelais. Moine défroqué, médecin, diplomate, polyglotte, épicurien, d'une intelligence aiguë, il est sur la même longueur d'ondes intellectuelle que Marguerite. Ensemble, ils vont entretenir une longue correspondance, mais aussi mettre en place des projets concrets, dont un hôpital où seront pris en charge enfants et orphelins.
Mais Marguerite est une touche-à-tout. Lorsque son frère, François Ier, est prisonnier de Charles Quint après la défaite de Pavie, elle se démène pour trouver une solution afin qu'il soit libéré. Par la suite, comprenant que, à la cour et ailleurs, tout le monde se renseigne sur tout le monde, elle en fait de même, recourant aux nombreuses maîtresses de son frère, qui multiplie les aventures et les bâtards...
Elle se mêle aussi de politique. Avec une orientation très forte : donner à la langue française, qui n'est encore qu'une langue vernaculaire, quand le latin est utilisé pour tout ce qui touche à l'administratif. Elle va faire de cette promotion du Français une priorité qui aboutira à la fameuse ordonnance de Villers-Cotterêts, texte faisant, entre autres, du Français la langue officielle du Royaume.
Voilà aussi pourquoi Marguerite va se faire beaucoup d'ennemis. A commencer par la Sorbonne, où la faculté de théologie impose tout ce qui va dans le sens de la seule religion catholique et romaine, comprenez son dogme écrasant. Impossible d'imaginer que la messe puisse être dite en français, au lieu du latin. Idem pour les textes de loi...
Ajoutez à cela les fréquentations intellectuelles de Marguerite, qui s'approchent dangereusement de l'hérésie. Les humanistes sont dans le collimateur des Sorbonnards, comme on les appelle, tout comme les premiers protestants, qui commencent à apparaître dans le royaume. L'amalgame est aisé, entre ces rebelles, tous sans distinction.
Et puis, il y a Dagoucin...
Dagoucin est l'un des personnages de l'Heptaméron, sans doute le livre le plus connu de Marguerite de Navarre. Un livre dont les personnages, même s'ils portent des noms différents, font référence à de vraies personnes de l'entourage de Marguerite/ Parlamente est Marguerite elle-même, Hircan, son second époux, Henri d'Albret, Oisille est Louise de Savoie (c'est d'ailleurs ainsi que Marguerite, dans son récit, puisqu'elle est la narratrice principale du roman, appelle souvent sa mère), etc.
Mais Dagoucin ? Un des sujets de l'Heptaméron, c'est l'amant idéal. Après son mariage raté avec Charles d'Alençon, être lâche et sans relief, Marguerite a donc épousé Henri d'Albret. Pourtant, Marguerite elle-même nous raconte une vie bien différente de celle qu'on trouve dans les livres d'histoire. Une vie parallèle, un amour idéal (ou presque) avec Dagoucin, tandis que, malgré sa profonde jalousie, Henri d'Albret la trompe éhontément lui aussi...
Je dois dire que, pour toute cette partie-là, je suis resté comme deux ronds de flan car il y a des éléments fascinants aux conséquences inattendues : et si Jeanne d'Albret, mère du futur Henri IV, était née des amours de Marguerite avec Dagoucin ? Ah, voilà une thèse hardie ! Difficile, sans parler directement avec Henriette Chardak, de savoir sur quoi cette audacieuse hypothèse repose, mais sur un plan purement romanesque, c'est carrément remarquable !
Au-delà, le contexte historique est fondamental. Marguerite de Navarre est une femme incroyablement moderne pour son époque. Sa mère, si obsédée par le pouvoir et qui se projette à travers François comme s'il régnait pour elle, est encore une femme de l'époque médiévale. Marguerite est une femme de la Renaissance, qui a soif d'érudition, de connaissances, de liberté, en particulier sur le plan intellectuel, et de joie.
On découvre en effet un personnage très drôle, complice des frasques de Rabelais, dans la vie comme à l'écrit, un humour souvent potache et grivois, mais aussi un fort sens de la dérision. Comme les écrits de Rabelais, ceux de Marguerite de Navarre sont plein de messages cachés, de doubles sens, de paraboles à mettre en lien avec leur époque et leurs idées modernistes. Cela permet de se moquer de tout et de tous, mais aussi d'afficher leur esprit critique. Quand au rire, il est bien "le propre de l'homme", et de la femme, une arme parfaite quand les vents de l'existence sr font parfois contraires.
C'est sous son influence, et sous l'égide de Léonard, aussi (je parle évidemment dans le contexte du roman, je ne fais pas de comparatif entre l'histoire, disons, officielle, et le livre de Henriette Chardak), que François Ier va devenir un formidable mécène, un homme de culture, favorisant les arts et les lettres, faisant de lui le premier souverain de la Renaissance.
Mais, comme je l'ai évoqué, c'est aussi l'époque de la montée de courants qui remettent en question la toute puissance de l'Eglise et de Rome. La proximité de Marguerite avec Mgr Brissonnet, évêque de Meaux, déplaisent fortement, elle n'en a cure. Et pour cause, elle se sait intègre et fidèle à la foi catholique quoi qu'on puisse en penser.
De même, si elle accueillera chez elle Jean Calvin, personnage qu'elle n'aime pas beaucoup, à aucun moment, elle ne penchera vers la religion réformée qui vient d'apparaître dans le sillage de Martin Luther. Mais elle est favorable au libre choix de chacun dans ce domaine, tout comme Rabelais. Malgré tout, on sent germer ces tensions religieuses qui aboutiront vraiment au schisme puis aux guerres de religions, quelques décennies plus tard...
Henriette Chardak, en faisant de Marguerite de Navarre sa propre biographe, joue évidemment sur une certaine subjectivité, mais elle brosse aussi le portrait d'une femme étonnante qui a su prendre sa vie en main, malgré les carcans (oui, être reine est contraignant !) sociaux et religieux, malgré son sexe, aussi, qui la vouait d'abord à la maternité avant tout autre chose, malgré son respect scrupuleux des apparences...
Car jamais elle n'a renié, trahi. Libre, elle a voulu l'être, mais a toujours gardé un fil à la patte, parce qu'elle était duchesse d'Alençon puis reine de Navarre, et qu'il fallait respecter cela. Elle aurait pu tout remettre en cause, elle ne l'a pas fait, acceptant le pire pour le bien de la famille, pour le destin d'un François Ier qui apparaît sous un jour sombre, plus sombre en tout cas que le roi flamboyant qu'on évoque souvent...
C'est vraiment ce que j'ai ressenti au cours de cette lecture : la dichotomie entre Marguerite de Navarre dans son cadre familial, étriqué, étouffant, douloureux, et Marguerite de Navarre, femme de lettres et humaniste qui s'accomplit pleinement, y compris sentimentalement et sexuellement. Deux univers séparés par un espace sidéral impossible à combler... Elle est condamnée à jongler entre ses deux vies, irréconciliables, entre les deux images, celle, mensongère ou imaginée, de la reine, celle, naturelle, heureuse, de l'intellectuelle.
"La passion secrète d'une reine" n'est pas un livre très facile à lire, il est dense, construit à partir des écrits de Marguerite qui sont cités à de nombreux moments (ah, le vieux françoué !), riche et demandant temps et concentration. Pour être franc, autant je trouvais le prologue contemporain amusant (en lien avec le précédent roman de l'auteure dont nous parlerons prochainement), autant la fin et son raisonnement psychanalytique m'a laissé de marbre... Totalement inutile, à mes yeux, le destin extraordinaire de cette femme suffisant largement, je pense.
Pour autant, cette biographie romanesque, qui tend plus vers le roman historique que la biographie (là encore, je donne un avis personnel, j'espère qu'une future rencontre avec l'auteur apportera un nouvel angle de réflexion à ce sujet), est passionnante pour tout ce qu'elle raconte de l'Histoire de France, de ce siècle si particulier où se clôt définitivement le Moyen-Âge et où débute la Renaissance, pour ces personnages hauts en couleurs qu'on y observe.
Reste une Marguerite étonnante, difficile à cerner dans son rapport à sa mère et à son frère. Un lien complexe unit ces trois-là, au-delà des classiques sentiments d'amour et de haines légitimes. Une sorte de compréhension et d'acceptation (résignation ?)... Marguerite a su pardonner le mal que Louise et François lui ont fait. En cela, elle est sans doute plus chrétienne que tous ceux qui l'ont brocardée et attaquée ; plus humaine, tout simplement.
Louise et François n'ont été que dans l'exercice du pouvoir, Marguerite a toujours rejeté cela. Elle a eu sa part de faux-semblants, mais que la vox populi a alimentée pour elle, comme cette image de reine froide, frigide, incapable de donner un héritier à ses maris successifs, tandis qu'elle vivait, qu'elle était vivante, qu'elle brisait ses chaînes héréditaires pour se créer une vie de femme aussi libre qu'on puisse être.
Une femme telle que Dieu l'a créée, faisant tout ce pour quoi elle a été créée. Non, je ne prêche pas, je me réfère juste à l'abbaye de Thélème, inventée par Rabelais, et à sa fameuse devise, souvent mal interprétée : "Fais ce que voudras". Honneur, vertu, éducation et humour, tout cela est présent chez Rabelais, mais aussi chez Marguerite de Navarre, ce qui fit d'elle ce personnage hors norme.
lundi 24 mars 2014
"Si on condamne à mort, il faut bien que quelqu'un exécute. (...) Le bourreau est quelqu'un d'utile" (Michel Folco).
Un mot sur cette phrase de titre, afin de désamorcer tout début de polémique. Cette phrase est tirée de "Dieu et nous seuls pouvons", de Michel Folco, roman qui met en scène un bourreau. Cette phrase est donc le constat d'un homme directement concerné, pas un avis, et elle vise juste à illustrer le sujet du roman dont nous allons parler. Un roman qui est le troisième volet d'une série de polars historiques, désolé, j'arrive en cours de route, "les enquêtes de M. de Mortagne, bourreau". Une série signée par la romancière Andrea H. Japp, qui nous emmène dans le Perche, au XIVème siècle. Cette troisième enquête, "le tour d'abandon", vient de sortir en grand format chez Flammarion. Je pense qu'il est mieux de lire dès le premier, les références aux tomes sont nombreuses, mais ce livre reste compréhensible aisément et le contexte comme l'intrigue centrale, valent la lecture.
Décembre 1305, le nouveau Duc de Bretagne, Arthur II, qui vient tout juste de succéder à son défunt père, décide de relever de ses fonctions le bailli de Nogent-le-Rotrou, dans le Perche, région qui dépend de son duché. On reproche à Guy de Trais les erreurs commises au cours de l'enquête sur l'assassinat de plusieurs enfants (cf "le Brasier de Justice", premier tome de la série).
C'est Louis d'Avre qui est nommé pour le remplacer. Lui arrive de Paris, car Nogent-le-Rotrou et le comté du Perche appartiennent au Domaine Royal et ont été donnés en apanage en 1303 à Charles de Valois, frère du roi de France Philippe IV le Bel. Mais, même envoyé à Nogent par l'éminence grise du roi, Guillaume de Nogaret, Louis d'Avre conserve une grande indépendance d'esprit, une farouche intégrité et une soif de justice...
A Paris, justement, la situation est loin d'être extraordinaire. Les caisses du royaume sonnent plus que creux et le besoin de les renflouer se fait sentir... Nogaret doit faire avec un roi intransigeant qui ne revient que rarement sur ses décisions et avec un Charles de Valois impulsif, irascible et qui n'hésite pas à se servir dans les caisses royales pour financer ses moindres caprices...
Pas l'idéal pour assainir la comptabilité du royaume, en somme... Au grand dam de Nogaret, de nouveaux impôts sont décrétés, étranglant un peu plus une population qui tire déjà la langue et peine à assurer sa survie... D'autant que la météo n'est guère favorable : la sécheresse dure et on commence à parler de disette dans certaines régions...
Comme souvent lorsque la sécheresse et la disette menacent, laissant présager une famine prochaine, les abandons d'enfant se multiplient. Dans les paroisses, et c'est le cas à Nogent-le-Rotrou, on installe ce qu'on appelle des tours d'abandon, afin d'évite que se multiplient les infanticides. Autrement dit, un lieu où les mères peuvent laisser les enfants qu'elles ne peuvent élever, souvent des bébés, où ils seront récupérés et pris en charge...
En ce froid hiver 1305-1306, ces tours sont souvent, très souvent utilisés (dans ce sens, le mot "tour" est bien masculin, car ce sont souvent des cylindres tournant sur eux-mêmes). Mais, on se rend bientôt compte que plusieurs des bébés confiés aux tours d'abandon de la ville ont disparu avant d'avoir été pris en charge par les religieux...
Mais, à cette même période, des jeunes femmes sont agressées et tuées, un enfant est assassiné en pleine forêt, d'autres personnes sont attaquées, dont Adèle, la maîtresse d'Eustache de Malegneux, un noble de la région, gendre de la baronne de Vigonrin... D'abord passés inaperçus, certains de ces actes vont arriver aux oreilles du nouveau bailli, Louis d'Avre, à qui tout cela ne dit rien qui vaille...
Pour l'aider dans son enquête, Louis d'Avre va faire appel à un homme qu'il apprend à connaitre et dont il a apprécié la personnalité dès leur première rencontre : Hardouin cadet-Venelle, Maître de Haute-Justice de Mortagne-au-Perche, c'est-à-dire bourreau, qu'on appelle plus souvent Monsieur Justice de Mortagne, question d'anonymat.
Il veut bien mettre son "savoir-faire" au service de Louis d'Avre, mais une autre affaire le turlupine. Il a contribué à faire emprisonner Mahaut de Vigonrin, bru de la baronne déjà citée, accusée d'avoir empoisonné son époux et son beau-père, les propres fils et époux de la baronne... C'est une histoire extrêmement délicate car les preuves manquent...
En outre, Mahaut est la nièce de Constance de Gausbert, Mère Abbesse de l'Abbaye des Clairets, elle-même cousine du pape Clément V... Mais, ce n'est pas cela qui pose problème au bourreau. Mahaut lui rappelle une jeune femme que Hardouin a exécutée avant de découvrir qu'elle était innocente... Du coup, le doute le hante.
Hardouin exerçait sans rechigner la charge qui est la sienne, héritée de son grand-père et de son père... Eduqué, cultivé, intelligent, il doit pourtant faire avec le rejet dont font l'objet les bourreaux dans la société médiévale. Voilà pourquoi il se fait discret, ne se vantant pas de son office et ne le révélant que très rarement. La cagoule qu'il porte au moment des exécutions lui assure de ne pas être reconnu au quotidien...
Depuis qu'il a découvert qu'il avait tué une innocente, il se pose des questions sur sa fonction... Avant, il exécutait sans se poser de questions, mais désormais, s'il obéit aux décisions de justice, il ressent le besoin d'être certain de la culpabilité des personnes dont on lui confie le sort... Il veut que son surnom, Monsieur Justice de Mortagne, soit justifiée...
La vérité, voilà ce qu'il recherche. Et, concernant Mahaut, il a des doutes... Pourrait-elle être innocente des crimes horribles dont on l'accuse ? Avec Guy de Trais, il aurait eu du mal à mener sa petite enquête. L'arrivée de Louis d'Avre, lui aussi épris de justice, pourrait l'aider à relancer les investigations pour en avoir le coeur net...
Un mot, pour aller plus loin sur ce personnage de bourreau, qui est le centre de cette série. Je dois dire que j'ai été très intéressé par ce personnage, fort complexe. Hardouin cadet-Venelle, si on a affaire à lui dans un contexte de relation sociale quotidienne, est un homme charmant et de bonne compagnie.
Un homme comme les autres, avec des préoccupations normales, un coeur qui peut se mettre à battre la chamade lorsqu'une femme lui plait, comme Mahaut, disons les choses clairement. Un homme calme, discret, qu'on pourrait presque ne pas remarquer, tant il se fond dans le décor qui l'entoure...
Pourtant, lorsqu'il doit exercer son métier, il se métamorphose. Il se blinde, ne voyant plus les personnes à qui il ôte la vie comme des êtres humains. De la même manière, car l'exécution n'est pas sa seule tâche, lorsqu'il doit faire avouer un suspect, il devient un autre homme... Une sorte de Dr Jekyll et Mr. Hyde au Moyen-Âge...
Dans "le tour d'abandon", on le voit interroger un suspect et là, l'homme de bonne compagnie s'efface pour laisser place à un homme impitoyable, entièrement concentré pour obtenir ce qu'il veut... Le contraste entre les deux Hardouin est saisissant, impressionnant, même. Je ne suis qu'un lecteur, mais il m'a fait peur !
La scène est courte, rare, dans ces 400 pages-là, et pourtant terriblement marquante... Difficile de ne pas imaginer le visage fermé de cet homme, dur comme la pierre, insondable, déterminé... Difficile de ne pas voir ce garçon doux se transformer en un être fait de violence, une violence froide, contrôlée, ciblée...
On a beau savoir qu'on a en face de nous un tortionnaire, c'est autre chose de le voir en action... Le plus troublant, c'est la façon dont il appréhende sa fonction : véritablement comme un métier. Lorsqu'il endosse, au propre, comme au figuré, sa tenue de bourreau, il se met au travail avec professionnalisme et un côté consciencieux indéniable...
Oui, tout le paradoxe de ce personnage est là, mais aussi tout son intérêt. Bien sûr, il ne s'agit pas de dire que ce qu'il fait est "bien" ou "juste" ou d'ouvrir un débat sur la peine de mort à travers lui, c'est hors sujet (et je suis évidemment opposé à cette pratique), mais cette double personnalité et sa volonté de découvrir la vérité mise face à son implacable application des décisions de justice sont un excellent ressort romanesque...
Pour autant, on est vraiment dans un roman historique. Le contexte est assez touffu, sur une époque qu'on ne connaît pas forcément bien. On est quelques années avant le début des "Rois Maudits", pour donner une référence qui parlera à beaucoup. Certains d'entre vous ont peut-être trouvé que je mettais du temps à entrer dans le vif du sujet, au début de ce billet.
Mais, croyez-moi, tout ce que j'ai expliqué finit par s'assembler (avec d'autres éléments, évidemment, dont je n'ai pas parlé) pour donner une intrigue passionnante, à plusieurs entrées, mais aussi avec des trames qui se rejoignent. On n'est pas au bout de nos surprises et l'intrigue de polar s'inscrit parfaitement dans ce cadre historique.
On voit évoluer des personnages historiques réels et des personnages de fiction. Et les événements relatés eux aussi touchent à ces deux dimensions. Les dissensions à la tête du royaume, les rivalités, les mésententes et les inimitiés sont remarquablement dépeintes, en particulier à travers ce fascinant personnage qu'est Guillaume de Nogaret, véritable Machiavel avant Machiavel...
Pourtant, si ce personnage a quelque chose de franchement dérangeant, il est, à mes yeux, difficile de le décrire sous un angle franchement négatif... Comparé à Charles de Valois, par exemple, son intégrité saute aux yeux. Il est dévoué corps et âme à son roi, à la mission qui lui a été confiée. Là où il devient plus sombre, c'est dans sa façon de recourir à ce qu'on appellerait la raison d'Etat et dans son implication dans la politique religieuse du royaume, mais ce sont d'autres histoires...
Ici, il va mettre son grain de sel dans l'intrigue, à distance, croyant téléguider Louis d'Avre, qui est mû par d'autres objectifs, pourtant. Et, en fin politique, qui n'oublie pas qui il est, un juriste languedocien devenu à force d'abnégation et de travail, le plus proche conseiller du roi... Cela l'oblige parfois à agir en sous-main, et, ici, il va formidablement tirer son épingle du jeu...
Mais cette saga, c'est aussi une plongée dans le Moyen-Âge, dans son quotidien, à travers la vie dans le Perche. Bon, certains trouveront sans doute que Andrea H. Japp use, voire abuse, des notes de bas de page... C'est toujours un équilibre délicat : alourdir le récit en détaillant dans le corps du roman, ou bien installer un glossaire en fin de page, ou encore recourir à ces notes, parfois longues... Japp a fait un choix, et il s'explique.
Dans ces notes, il est beaucoup question de vocabulaire. Le boulot de documentation, en particulier lexicologique, est énorme et on a l'impression de voyager jusqu'au début du XIVème. En modernisant la forme de la langue, pour que les dialogues ne soient tout de même pas trop éloignés de la langue que nous parlons, elle veut respecter le sens des mots. Et l'on mesure à quel point une langue est dite vivante pour de bonnes raisons : des mots courants actuels ont vu leur sens dériver au fil du temps, d'autres ont été modifiés, d'autres ont disparu, etc.
De même, il est question des us et coutumes, des tenues portées par les personnages, des meubles qu'on trouve dans les maisons, des objets du quotidien, et, et je suis certain que vous me voyez venir, eh oui, la cuisine ! Il y a quelques recettes que j'aimerais bien retrouver dans mon assiette. Elles ne sont que décrites, pas d'annexes pour les réaliser chez soi (je le déplore presque), mais un beau panorama de ce qu'on mangeait à cette époque.
Et tiens, pour illustrer cela, une petite anecdote parfaite pour ce temps de carême (et pas d'onomatopées dégoûtées, je vous prie !) : l'Eglise n'ayant pas su dire s'il fallait classer les escargots avec la viande et les autres aliments gras, il était possible d'en manger lors des jours dits maigres... Et on est dans des recettes plus originales que le simple beurre à l'ail...
Bon, refermons la parenthèse culinaire, surtout que je sens que les escargots ne vont pas faire l'unanimité (il y a de super desserts, dans le livre !) et terminons en disant que "le tour d'abandon" est un roman hybride, véritable roman historique avant que ne s'enclenche vraiment les enquêtes proprement dites, pour un dénouement surprenant (euh, faites gaffe avec l'alimentation, quand même, je dis ça, je dis rien...).
J'avais déjà lu des romans d'Andrea H. Japp, des romans noirs contemporains, cette fois, je sens que je vais me pencher plus sur ses séries médiévales, rattraper le retard dans cette série autour du bourreau de Mortagne, mais aussi, car elles sont indirectement liées, la série intitulée "les mystères de Druon de Brévaux.
Décembre 1305, le nouveau Duc de Bretagne, Arthur II, qui vient tout juste de succéder à son défunt père, décide de relever de ses fonctions le bailli de Nogent-le-Rotrou, dans le Perche, région qui dépend de son duché. On reproche à Guy de Trais les erreurs commises au cours de l'enquête sur l'assassinat de plusieurs enfants (cf "le Brasier de Justice", premier tome de la série).
C'est Louis d'Avre qui est nommé pour le remplacer. Lui arrive de Paris, car Nogent-le-Rotrou et le comté du Perche appartiennent au Domaine Royal et ont été donnés en apanage en 1303 à Charles de Valois, frère du roi de France Philippe IV le Bel. Mais, même envoyé à Nogent par l'éminence grise du roi, Guillaume de Nogaret, Louis d'Avre conserve une grande indépendance d'esprit, une farouche intégrité et une soif de justice...
A Paris, justement, la situation est loin d'être extraordinaire. Les caisses du royaume sonnent plus que creux et le besoin de les renflouer se fait sentir... Nogaret doit faire avec un roi intransigeant qui ne revient que rarement sur ses décisions et avec un Charles de Valois impulsif, irascible et qui n'hésite pas à se servir dans les caisses royales pour financer ses moindres caprices...
Pas l'idéal pour assainir la comptabilité du royaume, en somme... Au grand dam de Nogaret, de nouveaux impôts sont décrétés, étranglant un peu plus une population qui tire déjà la langue et peine à assurer sa survie... D'autant que la météo n'est guère favorable : la sécheresse dure et on commence à parler de disette dans certaines régions...
Comme souvent lorsque la sécheresse et la disette menacent, laissant présager une famine prochaine, les abandons d'enfant se multiplient. Dans les paroisses, et c'est le cas à Nogent-le-Rotrou, on installe ce qu'on appelle des tours d'abandon, afin d'évite que se multiplient les infanticides. Autrement dit, un lieu où les mères peuvent laisser les enfants qu'elles ne peuvent élever, souvent des bébés, où ils seront récupérés et pris en charge...
En ce froid hiver 1305-1306, ces tours sont souvent, très souvent utilisés (dans ce sens, le mot "tour" est bien masculin, car ce sont souvent des cylindres tournant sur eux-mêmes). Mais, on se rend bientôt compte que plusieurs des bébés confiés aux tours d'abandon de la ville ont disparu avant d'avoir été pris en charge par les religieux...
Mais, à cette même période, des jeunes femmes sont agressées et tuées, un enfant est assassiné en pleine forêt, d'autres personnes sont attaquées, dont Adèle, la maîtresse d'Eustache de Malegneux, un noble de la région, gendre de la baronne de Vigonrin... D'abord passés inaperçus, certains de ces actes vont arriver aux oreilles du nouveau bailli, Louis d'Avre, à qui tout cela ne dit rien qui vaille...
Pour l'aider dans son enquête, Louis d'Avre va faire appel à un homme qu'il apprend à connaitre et dont il a apprécié la personnalité dès leur première rencontre : Hardouin cadet-Venelle, Maître de Haute-Justice de Mortagne-au-Perche, c'est-à-dire bourreau, qu'on appelle plus souvent Monsieur Justice de Mortagne, question d'anonymat.
Il veut bien mettre son "savoir-faire" au service de Louis d'Avre, mais une autre affaire le turlupine. Il a contribué à faire emprisonner Mahaut de Vigonrin, bru de la baronne déjà citée, accusée d'avoir empoisonné son époux et son beau-père, les propres fils et époux de la baronne... C'est une histoire extrêmement délicate car les preuves manquent...
En outre, Mahaut est la nièce de Constance de Gausbert, Mère Abbesse de l'Abbaye des Clairets, elle-même cousine du pape Clément V... Mais, ce n'est pas cela qui pose problème au bourreau. Mahaut lui rappelle une jeune femme que Hardouin a exécutée avant de découvrir qu'elle était innocente... Du coup, le doute le hante.
Hardouin exerçait sans rechigner la charge qui est la sienne, héritée de son grand-père et de son père... Eduqué, cultivé, intelligent, il doit pourtant faire avec le rejet dont font l'objet les bourreaux dans la société médiévale. Voilà pourquoi il se fait discret, ne se vantant pas de son office et ne le révélant que très rarement. La cagoule qu'il porte au moment des exécutions lui assure de ne pas être reconnu au quotidien...
Depuis qu'il a découvert qu'il avait tué une innocente, il se pose des questions sur sa fonction... Avant, il exécutait sans se poser de questions, mais désormais, s'il obéit aux décisions de justice, il ressent le besoin d'être certain de la culpabilité des personnes dont on lui confie le sort... Il veut que son surnom, Monsieur Justice de Mortagne, soit justifiée...
La vérité, voilà ce qu'il recherche. Et, concernant Mahaut, il a des doutes... Pourrait-elle être innocente des crimes horribles dont on l'accuse ? Avec Guy de Trais, il aurait eu du mal à mener sa petite enquête. L'arrivée de Louis d'Avre, lui aussi épris de justice, pourrait l'aider à relancer les investigations pour en avoir le coeur net...
Un mot, pour aller plus loin sur ce personnage de bourreau, qui est le centre de cette série. Je dois dire que j'ai été très intéressé par ce personnage, fort complexe. Hardouin cadet-Venelle, si on a affaire à lui dans un contexte de relation sociale quotidienne, est un homme charmant et de bonne compagnie.
Un homme comme les autres, avec des préoccupations normales, un coeur qui peut se mettre à battre la chamade lorsqu'une femme lui plait, comme Mahaut, disons les choses clairement. Un homme calme, discret, qu'on pourrait presque ne pas remarquer, tant il se fond dans le décor qui l'entoure...
Pourtant, lorsqu'il doit exercer son métier, il se métamorphose. Il se blinde, ne voyant plus les personnes à qui il ôte la vie comme des êtres humains. De la même manière, car l'exécution n'est pas sa seule tâche, lorsqu'il doit faire avouer un suspect, il devient un autre homme... Une sorte de Dr Jekyll et Mr. Hyde au Moyen-Âge...
Dans "le tour d'abandon", on le voit interroger un suspect et là, l'homme de bonne compagnie s'efface pour laisser place à un homme impitoyable, entièrement concentré pour obtenir ce qu'il veut... Le contraste entre les deux Hardouin est saisissant, impressionnant, même. Je ne suis qu'un lecteur, mais il m'a fait peur !
La scène est courte, rare, dans ces 400 pages-là, et pourtant terriblement marquante... Difficile de ne pas imaginer le visage fermé de cet homme, dur comme la pierre, insondable, déterminé... Difficile de ne pas voir ce garçon doux se transformer en un être fait de violence, une violence froide, contrôlée, ciblée...
On a beau savoir qu'on a en face de nous un tortionnaire, c'est autre chose de le voir en action... Le plus troublant, c'est la façon dont il appréhende sa fonction : véritablement comme un métier. Lorsqu'il endosse, au propre, comme au figuré, sa tenue de bourreau, il se met au travail avec professionnalisme et un côté consciencieux indéniable...
Oui, tout le paradoxe de ce personnage est là, mais aussi tout son intérêt. Bien sûr, il ne s'agit pas de dire que ce qu'il fait est "bien" ou "juste" ou d'ouvrir un débat sur la peine de mort à travers lui, c'est hors sujet (et je suis évidemment opposé à cette pratique), mais cette double personnalité et sa volonté de découvrir la vérité mise face à son implacable application des décisions de justice sont un excellent ressort romanesque...
Pour autant, on est vraiment dans un roman historique. Le contexte est assez touffu, sur une époque qu'on ne connaît pas forcément bien. On est quelques années avant le début des "Rois Maudits", pour donner une référence qui parlera à beaucoup. Certains d'entre vous ont peut-être trouvé que je mettais du temps à entrer dans le vif du sujet, au début de ce billet.
Mais, croyez-moi, tout ce que j'ai expliqué finit par s'assembler (avec d'autres éléments, évidemment, dont je n'ai pas parlé) pour donner une intrigue passionnante, à plusieurs entrées, mais aussi avec des trames qui se rejoignent. On n'est pas au bout de nos surprises et l'intrigue de polar s'inscrit parfaitement dans ce cadre historique.
On voit évoluer des personnages historiques réels et des personnages de fiction. Et les événements relatés eux aussi touchent à ces deux dimensions. Les dissensions à la tête du royaume, les rivalités, les mésententes et les inimitiés sont remarquablement dépeintes, en particulier à travers ce fascinant personnage qu'est Guillaume de Nogaret, véritable Machiavel avant Machiavel...
Pourtant, si ce personnage a quelque chose de franchement dérangeant, il est, à mes yeux, difficile de le décrire sous un angle franchement négatif... Comparé à Charles de Valois, par exemple, son intégrité saute aux yeux. Il est dévoué corps et âme à son roi, à la mission qui lui a été confiée. Là où il devient plus sombre, c'est dans sa façon de recourir à ce qu'on appellerait la raison d'Etat et dans son implication dans la politique religieuse du royaume, mais ce sont d'autres histoires...
Ici, il va mettre son grain de sel dans l'intrigue, à distance, croyant téléguider Louis d'Avre, qui est mû par d'autres objectifs, pourtant. Et, en fin politique, qui n'oublie pas qui il est, un juriste languedocien devenu à force d'abnégation et de travail, le plus proche conseiller du roi... Cela l'oblige parfois à agir en sous-main, et, ici, il va formidablement tirer son épingle du jeu...
Mais cette saga, c'est aussi une plongée dans le Moyen-Âge, dans son quotidien, à travers la vie dans le Perche. Bon, certains trouveront sans doute que Andrea H. Japp use, voire abuse, des notes de bas de page... C'est toujours un équilibre délicat : alourdir le récit en détaillant dans le corps du roman, ou bien installer un glossaire en fin de page, ou encore recourir à ces notes, parfois longues... Japp a fait un choix, et il s'explique.
Dans ces notes, il est beaucoup question de vocabulaire. Le boulot de documentation, en particulier lexicologique, est énorme et on a l'impression de voyager jusqu'au début du XIVème. En modernisant la forme de la langue, pour que les dialogues ne soient tout de même pas trop éloignés de la langue que nous parlons, elle veut respecter le sens des mots. Et l'on mesure à quel point une langue est dite vivante pour de bonnes raisons : des mots courants actuels ont vu leur sens dériver au fil du temps, d'autres ont été modifiés, d'autres ont disparu, etc.
De même, il est question des us et coutumes, des tenues portées par les personnages, des meubles qu'on trouve dans les maisons, des objets du quotidien, et, et je suis certain que vous me voyez venir, eh oui, la cuisine ! Il y a quelques recettes que j'aimerais bien retrouver dans mon assiette. Elles ne sont que décrites, pas d'annexes pour les réaliser chez soi (je le déplore presque), mais un beau panorama de ce qu'on mangeait à cette époque.
Et tiens, pour illustrer cela, une petite anecdote parfaite pour ce temps de carême (et pas d'onomatopées dégoûtées, je vous prie !) : l'Eglise n'ayant pas su dire s'il fallait classer les escargots avec la viande et les autres aliments gras, il était possible d'en manger lors des jours dits maigres... Et on est dans des recettes plus originales que le simple beurre à l'ail...
Bon, refermons la parenthèse culinaire, surtout que je sens que les escargots ne vont pas faire l'unanimité (il y a de super desserts, dans le livre !) et terminons en disant que "le tour d'abandon" est un roman hybride, véritable roman historique avant que ne s'enclenche vraiment les enquêtes proprement dites, pour un dénouement surprenant (euh, faites gaffe avec l'alimentation, quand même, je dis ça, je dis rien...).
J'avais déjà lu des romans d'Andrea H. Japp, des romans noirs contemporains, cette fois, je sens que je vais me pencher plus sur ses séries médiévales, rattraper le retard dans cette série autour du bourreau de Mortagne, mais aussi, car elles sont indirectement liées, la série intitulée "les mystères de Druon de Brévaux.
mercredi 19 mars 2014
"Le destin a coutume de donner d'étranges rendez-vous" (Alessandro Baricco).
Sans le vouloir, voici une lecture qui va nous permettre de poursuivre la réflexion sur le destin entamée avec le billet consacré à "Mordred", de Justine Niogret. On change pourtant totalement d'univers, de style et d'histoire, mais les deux personnages dont nous allons parler nouent une relation, certes fort différente de celle de Mordred et de son oncle, le roi Arthur, mais comparable en bien des points... Direction le premier siècle de notre ère et le règne de Néron, vu à travers un personnage secondaire sur le plan historique, mais qui, sur le plan romanesque, se révèle fascinant. "Sporus", puisque tel est le nom de ce personnage, est un roman de Cristina Rodriguez. Ne soyez pas surpris si ce titre vous dit quelque chose, il a été publié il y a une dizaine d'années chez Calmann-Lévy (sous un titre plus long) et est désormais réédité chez un éditeur que je découvre, Imperiali Tartaro.
Sporus est un esclave né en 45 après Jésus-Christ. Il doit ce statut à sa mère, Terentia, qu'il n'a jamais connue. Son père, Marcus, ne l'était pas, esclave. Et père, il ne l'était pas vraiment non plus, le départ de Terentia l'ayant détruit... Du coup, mère partie, père absent même quand il est là, Sporus va grandir dans des conditions au combien pénibles...
En effet, Marcus choisit de se remarier avec Octavia qui va faire de sa taverne du quartier populaire de Subure un véritable bordel, dans lequel des patriciens et même des sénateurs viennent s'encanailler. Sporus, absolument pas libre de ses mouvements, puisque esclave, devient dès son plus jeune âge, corvéable à merci. Du moins, jusqu'à ce que Octavia décide de lui confier un autre rôle...
A la mort de Marcus, Sporus, plus esclave que jamais, devient l'un des fleurons du bordel tenu désormais par la seule Octavia. Habillé en fille, il "divertit" les clients... Dix ans à peine et prostitué, le destin est sévère, avec Sporus. Pourtant, l'enfant ne semble pas malheureux, il s'entend bien avec les autres putains du lieu, hommes ou femmes, il est nourri correctement et fait office de nourrice pour Tuccia, sa demi-soeur, dont Octavia, exempte d'instinct maternel, se désintéresse complètement...
C'est un drame qui va bouleverser la vie de Sporus, et de tout son entourage. Je vous laisse découvrir les faits mais, le paradoxe, c'est que c'est son statut d'esclave qui va sauver le garçon. Il y a parfois du bon à être considérer comme un simple bien immobilier ! Son statut, mais aussi son franc-parler et sa sincérité...
Fini le bordel, place au temple ! Confié (le mot exact est "offert") aux prêtres de la déesse orientale Cybèle, "la Grande Mère", dont le culte est en vogue à l'époque, il reste esclave mais va devenir "galle", autrement dit, prêtre. Le temple est situé sur le Mont Palatin, ça change de Subure, mais Sporus n'a guère la vocation et il a du mal à se faire aux us et coutumes de cette communauté... En particulier, le fait que tous ces hommes se parlent au féminin...
Sporus se sent homme, malgré le travestissement qu'il a pratiqué toute son enfance, ses cheveux longs qui lui donnent un air féminin et un corps assez androgyne... Ah, j'oubliais, les galles de Cybèle ne font pas que se parler au féminin... En fait, une fois leur noviciat achevé, ils sont châtrés pour mieux servir la Grande Mère... Et ça, personne n'en avait parlé au pauvre Sporus, quand on l'a envoyé ici...
Sporus peine à se fondre dans le moule et à se comporter comme les autres galles, son statut d'esclave en fait toujours un cas à part, comme son ami Lucidus, et ses manières, son langage, le font remarquer... Autant que sa frappante ressemblance avec la statue d'Attis, qui se trouve dans le temple...
Tant bien que mal, Sporus va s'habituer à sa situation nouvelle, renouant tout de même avec ses anciennes activités, récoltant ainsi quelques offrandes sonnantes et trébuchantes pour financer le culte... Mais, il reste une forte tête, un caractère entier difficilement canalisable, réfractaire à l'autorité, farouchement attaché à sa liberté d'être et de penser, ce qui n'est pas banal pour un esclave, même devenu galle...
C'est dans ces lieux étranges, entre religion, spiritualité, sexualité, argent, pouvoir, qu'il va faire une nouvelle rencontre décisive. Au départ, c'est un véritable quiproquo... Sporus éconduit assez rudement un fidèle, trop laid à son goût... Ce qu'il ne sait pas, alors, c'est que le visiteur est l'homme le plus puissant du pays : Néron...
Malgré ce premier contact plutôt froid, voire carrément impoli, qui aurait pu valoir bien des problèmes à Sporus, la mort, même, si Néron avait été mal luné. Mais le charme de Sporus a frappé le princeps et c'est en fait le début d'une étonnante relation, une amitié pleine de désir mais qui reste essentiellement platonique et qui aboutira... à un mariage !
J'en reste là du récit à proprement parler, car il faut s'intéresser à ces deux hommes que le destin va mettre en présence l'un de l'autre. Commençons par Sporus, qui est le narrateur du roman, en forme de mémoires. Loin d'être idiot, sans doute même fort intelligent pour surmonter tant d'avanies, Sporus n'en est pas moins un être fruste, à l'éducation sommaire et à la culture nulle (c'est lui qui le dit).
Sa franchise, son caractère, ajoutés à ces lacunes, en font un garçon parfois maladroit, mais jamais mal intentionné. D'ailleurs, à plusieurs reprises au cours du roman, ses difficultés à comprendre tout ce qui se dit ou tout ce qui se passe autour de lui, engendre des situations assez comiques, d'autant que la tonalité même du récit, si elle n'exclut pas des moments plus émouvants ou dramatiques, est plutôt ironique...
Sporus, c'est Candide ! Et le meilleur des mondes, c'est cet empire romain si puissant, qui domine le monde connu, à la tête duquel se trouve un homme sur lequel on a tout dit, surtout le pire... Cet homme, c'est Néron... Comme beaucoup, je me rappelle Peter Ustinov jouant de la lyre en regardant Rome brûler, dans l'adaptation hollywoodienne du roman de Henrik Sienkiewicz, "Quo vadis ?".
J'ai d'ailleurs eu du mal tout au long de la lecture de "Sporus" à ne pas plaquer les traits du génial Ustinov sur le visage de Néron. Mais, ce personnage apparaît aussi sous un jour bien différent que ce portrait de fou sanguinaire qu'on lui a collé depuis des siècles. D'abord, Cristina Rogriguez insiste avec une longue note de bas de page, sur le fait que ce n'est pas Néron qui aurait ordonné cet incendie, thèse soutenue par de plus en plus d'historiens contemporains...
Ensuite, parce que si Néron se montre lunatique, prompt à la colère et impitoyable envers ses ennemis ou capable de se débarrasser des membres de sa famille (même si on voit poindre quelques remords), il n'est certainement pas dément. Non, c'est surtout un garçon qui doit assumer un rôle dont il ne veut pas, celui d'empereur.
Sa passion, se sont les arts, le chant, la musique, le théâtre... Il se rêve artiste, position incompatible avec celle d'empereur, et délaisse les affaires politiques, qu'il délègue à d'autres. Mais, petit à petit, cette vocation l'éloigne du peuple et l'isole un peu plus qu'il ne l'est... Et quand il met l'argent public au service de sa passion, comme au cours de l'incroyable et pathétique tournée en Grèce, que retrace Sporus, cela finit en vent de révolte...
Paranoïaque, sans doute à raison, tant les risques d'être trahi et renversé sont nombreux, Néron fuit la réalité dans ces pratiques artistiques (dans lesquelles, toutefois, sa mégalomanie s'épanouit, et son talent incertain s'affiche), les protocoles, le pouvoir qui l'ennuie, l'effraye même, peut-être... Et, bien loin du cinglé incarné par Ustinov, c'est un homme fragile et dépassé qui nous apparaît dans Sporus. Et surtout, terriblement seul...
Voilà le véritable point commun entre nos deux personnages : la solitude. Sporus, depuis toujours, a été livré à lui-même et ne s'est jamais senti aimé. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas eu d'amis sincères, mais comment ne pas comprendre sa méfiance permanente, eu égard à tout ce qu'il a vécu ? Il a autant de mal à se confier qu'à faire confiance et si son coeur n'est pas de pierre, exprimer ses sentiments, s'attacher, tout cela lui est difficile, voire impossible. Sans compter un manque total de confiance en lui que la castration n'arrangera pas...
En face, Néron, empereur malgré lui, persuadé qu'on oeuvre en permanence à sa chute. Il faut dire que le princeps est entouré de courtisan à la sincérité douteuse et aux intérêts variables... Sporus est sans doute le seul membre de cette cour à se montrer parfaitement sincère avec Néron, à commencer par la peur qu'il lui inspirera longtemps... Mais leur amitié réciproque, leur intimité sans ambiguïté feront de l'esclave devenu galle la seule personne à qui Néron montrera son vrai visage, ce qui donnera lieu à une scène particulièrement touchante...
Et, au final, après avoir connu la société des prostitués de tous sexes, dans son enfance, après avoir connu la communauté fermée des prêtres de Cybèle et après avoir fréquenté une cour au sein de laquelle régnaient les ambitions personnelles, les jalousies mais aussi la peur des colères de Néron et les craintes d'une disgrâce sans retour, Sporus réalisera sur le tard à quel point c'est auprès de l'empereur qu'il aura vécu dans ce qu'il y a de plus proche d'une famille...
Sur le tard, parce que la solidarité dont bénéficiera Sporus ne lui apparaîtra que dans un moment fatidique (ah, le destin, toujours lui !), sans remercier aussi chaleureusement qu'il l'aurait voulu ses bienfaiteurs... Sauf à remplir la mission particulière qui lui sera confiée à son insu... Preuve de la confiance immense placée dans l'ancien esclave prostitué devenu prêtre, castrat et épouse impériale... L'accomplissement d'un destin extraordinaire, dont jamais Sporus n'aura tenu les rênes...
Un destin qui, malgré sa discrétion, marquera les esprits. Avant Cristina Rodriguez, Petrone y fera allusion dans son Satyricon et Flaubert, bien plus tard, l'évoquera dans un poème. Comme je l'ai dit en préambule, ce destin est tellement romanesque en lui-même qu'il paraît même étonnant qu'on ne lui ait pas consacré plus tôt tout un livre...
Pour autant, et Cristina Rodriguez le précise dans quelques lignes, en fin d'ouvrage, ce roman est bien sûr documenté, mais ce n'est pas un livre de référence sur l'histoire de Rome au premier siècle de notre ère. Le contexte historique n'y est que le décor dans lequel se déroule la vie extraordinaire de Sporus, et non le principal sujet qui y est traité.
Mais, on ne peut s'empêcher de regarder cette société romaine avec des yeux écarquillés, tant les différences avec notre société occidentale et judéo-chrétienne sont évidentes... La relation au corps et aux relations charnelles, par exemple... Oh, le sujet est logique, d'abord parce qu'il est omniprésent dans "Sporus", mais aussi parce qu'il en gêne toujours autant aux entournures (et sans doute ailleurs)...
Pourquoi entendons-nous forcément le terme "décadence", quand il s'applique à Rome et son empire, dans un sens moral, quand il est d'abord question de pouvoir, d'économie et d'influence ? Le désir et le plaisir sexuel y apparaissent certes, sans limite ni tabous (bien qu'il y en ait forcément eu), mais pas par dépravation. Ce sont les usages et la bisexualité y est une norme parmi d'autres. La sexualité est compartimentée entre la mission procréatrice et la recherche du plaisir.
Mais, de même qu'il ne faut pas juger trop hâtivement ces pratiques, il ne faut sans doute pas en tirer des généralités sur les comportements de tous les citoyens romains à travers ce qu'on voit dans "Sporus". Ni même voir la prostitution avec notre regard actuel qui en fait une activité répréhensible... Bref, gardons l'esprit ouvert face à tout cela, ne soyons pas moralisateurs, on serait à côté de la plaque...
En revanche, et pour rester sur l'aspect décadent de la Rome antique, il faut quand même insister sur le fait qu'on est en fin de règne. Pas seulement celui de Néron, mais celui de la dynastie à laquelle il appartient. Il est le dernier empereur julio-claudien, suivra une période d'instabilité politique avant l'avènement de Vespasien, qui instaurera la dynastie des Flaviens.
Si j'en parle, c'est parce que ce n'est pas anodin. Ce climat global qui agite le peuple et va conduire Néron à sa perte, mais aussi le secret que va emmener Sporus avec lui, tout ça est dans le roman et contribue au destin de Sporus, même indirectement...
Alors, oui, les questions qui touchent à la civilisation sont présentes dans le roman, sans en être le coeur, mais elles ne sont pas anodines. Par exemple, l'adoption de Néron par Claude (évoquée, puisque antérieure à la rencontre entre Sporus et l'empereur), est aussi importante, puisqu'elle n'est pas pour rien dans son accession au trône...
Toutefois, ce sont les particularités légales et sociétales qui entourent l'adoption en général qui sont importantes. Parce que cela jouera aussi un rôle dans la vie de Sporus. Alors, oui, "Sporus", le livre, se veut d'abord un divertissement, et c'est réussi, car on s'amuse beaucoup à sa lecture. Mais c'est aussi un roman initiatique et presque un conte philosophique.
Et, si son auteur réfute l'idée d'un ouvrage de référence, il n'en respecte pas moins les faits et ce qu'on sait de l'époque et donne envie d'en savoir plus sur elle. Un siècle que Cristina Rodriguez a déjà mis en scène dans d'autres de ses livres, dont la série de polars historiques, consacrés à Kaeso le Prétorien (dont un quatrième tome est en préparation).
Au-delà de toutes considération historiques, morales ou littéraires, "Sporus" est d'abord le récit d'une vie extraordinaire qui va mener un enfant né au plus bas de l'échelle sociale, jusqu'à son sommet, jusqu'à la chute, qui aurait pu être plus dure, grâce au hasard, ce coquin. A moins qu'on ne le doive aux doigts agiles des Parques...
Sporus est un esclave né en 45 après Jésus-Christ. Il doit ce statut à sa mère, Terentia, qu'il n'a jamais connue. Son père, Marcus, ne l'était pas, esclave. Et père, il ne l'était pas vraiment non plus, le départ de Terentia l'ayant détruit... Du coup, mère partie, père absent même quand il est là, Sporus va grandir dans des conditions au combien pénibles...
En effet, Marcus choisit de se remarier avec Octavia qui va faire de sa taverne du quartier populaire de Subure un véritable bordel, dans lequel des patriciens et même des sénateurs viennent s'encanailler. Sporus, absolument pas libre de ses mouvements, puisque esclave, devient dès son plus jeune âge, corvéable à merci. Du moins, jusqu'à ce que Octavia décide de lui confier un autre rôle...
A la mort de Marcus, Sporus, plus esclave que jamais, devient l'un des fleurons du bordel tenu désormais par la seule Octavia. Habillé en fille, il "divertit" les clients... Dix ans à peine et prostitué, le destin est sévère, avec Sporus. Pourtant, l'enfant ne semble pas malheureux, il s'entend bien avec les autres putains du lieu, hommes ou femmes, il est nourri correctement et fait office de nourrice pour Tuccia, sa demi-soeur, dont Octavia, exempte d'instinct maternel, se désintéresse complètement...
C'est un drame qui va bouleverser la vie de Sporus, et de tout son entourage. Je vous laisse découvrir les faits mais, le paradoxe, c'est que c'est son statut d'esclave qui va sauver le garçon. Il y a parfois du bon à être considérer comme un simple bien immobilier ! Son statut, mais aussi son franc-parler et sa sincérité...
Fini le bordel, place au temple ! Confié (le mot exact est "offert") aux prêtres de la déesse orientale Cybèle, "la Grande Mère", dont le culte est en vogue à l'époque, il reste esclave mais va devenir "galle", autrement dit, prêtre. Le temple est situé sur le Mont Palatin, ça change de Subure, mais Sporus n'a guère la vocation et il a du mal à se faire aux us et coutumes de cette communauté... En particulier, le fait que tous ces hommes se parlent au féminin...
Sporus se sent homme, malgré le travestissement qu'il a pratiqué toute son enfance, ses cheveux longs qui lui donnent un air féminin et un corps assez androgyne... Ah, j'oubliais, les galles de Cybèle ne font pas que se parler au féminin... En fait, une fois leur noviciat achevé, ils sont châtrés pour mieux servir la Grande Mère... Et ça, personne n'en avait parlé au pauvre Sporus, quand on l'a envoyé ici...
Sporus peine à se fondre dans le moule et à se comporter comme les autres galles, son statut d'esclave en fait toujours un cas à part, comme son ami Lucidus, et ses manières, son langage, le font remarquer... Autant que sa frappante ressemblance avec la statue d'Attis, qui se trouve dans le temple...
Tant bien que mal, Sporus va s'habituer à sa situation nouvelle, renouant tout de même avec ses anciennes activités, récoltant ainsi quelques offrandes sonnantes et trébuchantes pour financer le culte... Mais, il reste une forte tête, un caractère entier difficilement canalisable, réfractaire à l'autorité, farouchement attaché à sa liberté d'être et de penser, ce qui n'est pas banal pour un esclave, même devenu galle...
C'est dans ces lieux étranges, entre religion, spiritualité, sexualité, argent, pouvoir, qu'il va faire une nouvelle rencontre décisive. Au départ, c'est un véritable quiproquo... Sporus éconduit assez rudement un fidèle, trop laid à son goût... Ce qu'il ne sait pas, alors, c'est que le visiteur est l'homme le plus puissant du pays : Néron...
Malgré ce premier contact plutôt froid, voire carrément impoli, qui aurait pu valoir bien des problèmes à Sporus, la mort, même, si Néron avait été mal luné. Mais le charme de Sporus a frappé le princeps et c'est en fait le début d'une étonnante relation, une amitié pleine de désir mais qui reste essentiellement platonique et qui aboutira... à un mariage !
J'en reste là du récit à proprement parler, car il faut s'intéresser à ces deux hommes que le destin va mettre en présence l'un de l'autre. Commençons par Sporus, qui est le narrateur du roman, en forme de mémoires. Loin d'être idiot, sans doute même fort intelligent pour surmonter tant d'avanies, Sporus n'en est pas moins un être fruste, à l'éducation sommaire et à la culture nulle (c'est lui qui le dit).
Sa franchise, son caractère, ajoutés à ces lacunes, en font un garçon parfois maladroit, mais jamais mal intentionné. D'ailleurs, à plusieurs reprises au cours du roman, ses difficultés à comprendre tout ce qui se dit ou tout ce qui se passe autour de lui, engendre des situations assez comiques, d'autant que la tonalité même du récit, si elle n'exclut pas des moments plus émouvants ou dramatiques, est plutôt ironique...
Sporus, c'est Candide ! Et le meilleur des mondes, c'est cet empire romain si puissant, qui domine le monde connu, à la tête duquel se trouve un homme sur lequel on a tout dit, surtout le pire... Cet homme, c'est Néron... Comme beaucoup, je me rappelle Peter Ustinov jouant de la lyre en regardant Rome brûler, dans l'adaptation hollywoodienne du roman de Henrik Sienkiewicz, "Quo vadis ?".
J'ai d'ailleurs eu du mal tout au long de la lecture de "Sporus" à ne pas plaquer les traits du génial Ustinov sur le visage de Néron. Mais, ce personnage apparaît aussi sous un jour bien différent que ce portrait de fou sanguinaire qu'on lui a collé depuis des siècles. D'abord, Cristina Rogriguez insiste avec une longue note de bas de page, sur le fait que ce n'est pas Néron qui aurait ordonné cet incendie, thèse soutenue par de plus en plus d'historiens contemporains...
Ensuite, parce que si Néron se montre lunatique, prompt à la colère et impitoyable envers ses ennemis ou capable de se débarrasser des membres de sa famille (même si on voit poindre quelques remords), il n'est certainement pas dément. Non, c'est surtout un garçon qui doit assumer un rôle dont il ne veut pas, celui d'empereur.
Sa passion, se sont les arts, le chant, la musique, le théâtre... Il se rêve artiste, position incompatible avec celle d'empereur, et délaisse les affaires politiques, qu'il délègue à d'autres. Mais, petit à petit, cette vocation l'éloigne du peuple et l'isole un peu plus qu'il ne l'est... Et quand il met l'argent public au service de sa passion, comme au cours de l'incroyable et pathétique tournée en Grèce, que retrace Sporus, cela finit en vent de révolte...
Paranoïaque, sans doute à raison, tant les risques d'être trahi et renversé sont nombreux, Néron fuit la réalité dans ces pratiques artistiques (dans lesquelles, toutefois, sa mégalomanie s'épanouit, et son talent incertain s'affiche), les protocoles, le pouvoir qui l'ennuie, l'effraye même, peut-être... Et, bien loin du cinglé incarné par Ustinov, c'est un homme fragile et dépassé qui nous apparaît dans Sporus. Et surtout, terriblement seul...
Voilà le véritable point commun entre nos deux personnages : la solitude. Sporus, depuis toujours, a été livré à lui-même et ne s'est jamais senti aimé. Cela ne veut pas dire qu'il n'a pas eu d'amis sincères, mais comment ne pas comprendre sa méfiance permanente, eu égard à tout ce qu'il a vécu ? Il a autant de mal à se confier qu'à faire confiance et si son coeur n'est pas de pierre, exprimer ses sentiments, s'attacher, tout cela lui est difficile, voire impossible. Sans compter un manque total de confiance en lui que la castration n'arrangera pas...
En face, Néron, empereur malgré lui, persuadé qu'on oeuvre en permanence à sa chute. Il faut dire que le princeps est entouré de courtisan à la sincérité douteuse et aux intérêts variables... Sporus est sans doute le seul membre de cette cour à se montrer parfaitement sincère avec Néron, à commencer par la peur qu'il lui inspirera longtemps... Mais leur amitié réciproque, leur intimité sans ambiguïté feront de l'esclave devenu galle la seule personne à qui Néron montrera son vrai visage, ce qui donnera lieu à une scène particulièrement touchante...
Et, au final, après avoir connu la société des prostitués de tous sexes, dans son enfance, après avoir connu la communauté fermée des prêtres de Cybèle et après avoir fréquenté une cour au sein de laquelle régnaient les ambitions personnelles, les jalousies mais aussi la peur des colères de Néron et les craintes d'une disgrâce sans retour, Sporus réalisera sur le tard à quel point c'est auprès de l'empereur qu'il aura vécu dans ce qu'il y a de plus proche d'une famille...
Sur le tard, parce que la solidarité dont bénéficiera Sporus ne lui apparaîtra que dans un moment fatidique (ah, le destin, toujours lui !), sans remercier aussi chaleureusement qu'il l'aurait voulu ses bienfaiteurs... Sauf à remplir la mission particulière qui lui sera confiée à son insu... Preuve de la confiance immense placée dans l'ancien esclave prostitué devenu prêtre, castrat et épouse impériale... L'accomplissement d'un destin extraordinaire, dont jamais Sporus n'aura tenu les rênes...
Un destin qui, malgré sa discrétion, marquera les esprits. Avant Cristina Rodriguez, Petrone y fera allusion dans son Satyricon et Flaubert, bien plus tard, l'évoquera dans un poème. Comme je l'ai dit en préambule, ce destin est tellement romanesque en lui-même qu'il paraît même étonnant qu'on ne lui ait pas consacré plus tôt tout un livre...
Pour autant, et Cristina Rodriguez le précise dans quelques lignes, en fin d'ouvrage, ce roman est bien sûr documenté, mais ce n'est pas un livre de référence sur l'histoire de Rome au premier siècle de notre ère. Le contexte historique n'y est que le décor dans lequel se déroule la vie extraordinaire de Sporus, et non le principal sujet qui y est traité.
Mais, on ne peut s'empêcher de regarder cette société romaine avec des yeux écarquillés, tant les différences avec notre société occidentale et judéo-chrétienne sont évidentes... La relation au corps et aux relations charnelles, par exemple... Oh, le sujet est logique, d'abord parce qu'il est omniprésent dans "Sporus", mais aussi parce qu'il en gêne toujours autant aux entournures (et sans doute ailleurs)...
Pourquoi entendons-nous forcément le terme "décadence", quand il s'applique à Rome et son empire, dans un sens moral, quand il est d'abord question de pouvoir, d'économie et d'influence ? Le désir et le plaisir sexuel y apparaissent certes, sans limite ni tabous (bien qu'il y en ait forcément eu), mais pas par dépravation. Ce sont les usages et la bisexualité y est une norme parmi d'autres. La sexualité est compartimentée entre la mission procréatrice et la recherche du plaisir.
Mais, de même qu'il ne faut pas juger trop hâtivement ces pratiques, il ne faut sans doute pas en tirer des généralités sur les comportements de tous les citoyens romains à travers ce qu'on voit dans "Sporus". Ni même voir la prostitution avec notre regard actuel qui en fait une activité répréhensible... Bref, gardons l'esprit ouvert face à tout cela, ne soyons pas moralisateurs, on serait à côté de la plaque...
En revanche, et pour rester sur l'aspect décadent de la Rome antique, il faut quand même insister sur le fait qu'on est en fin de règne. Pas seulement celui de Néron, mais celui de la dynastie à laquelle il appartient. Il est le dernier empereur julio-claudien, suivra une période d'instabilité politique avant l'avènement de Vespasien, qui instaurera la dynastie des Flaviens.
Si j'en parle, c'est parce que ce n'est pas anodin. Ce climat global qui agite le peuple et va conduire Néron à sa perte, mais aussi le secret que va emmener Sporus avec lui, tout ça est dans le roman et contribue au destin de Sporus, même indirectement...
Alors, oui, les questions qui touchent à la civilisation sont présentes dans le roman, sans en être le coeur, mais elles ne sont pas anodines. Par exemple, l'adoption de Néron par Claude (évoquée, puisque antérieure à la rencontre entre Sporus et l'empereur), est aussi importante, puisqu'elle n'est pas pour rien dans son accession au trône...
Toutefois, ce sont les particularités légales et sociétales qui entourent l'adoption en général qui sont importantes. Parce que cela jouera aussi un rôle dans la vie de Sporus. Alors, oui, "Sporus", le livre, se veut d'abord un divertissement, et c'est réussi, car on s'amuse beaucoup à sa lecture. Mais c'est aussi un roman initiatique et presque un conte philosophique.
Et, si son auteur réfute l'idée d'un ouvrage de référence, il n'en respecte pas moins les faits et ce qu'on sait de l'époque et donne envie d'en savoir plus sur elle. Un siècle que Cristina Rodriguez a déjà mis en scène dans d'autres de ses livres, dont la série de polars historiques, consacrés à Kaeso le Prétorien (dont un quatrième tome est en préparation).
Au-delà de toutes considération historiques, morales ou littéraires, "Sporus" est d'abord le récit d'une vie extraordinaire qui va mener un enfant né au plus bas de l'échelle sociale, jusqu'à son sommet, jusqu'à la chute, qui aurait pu être plus dure, grâce au hasard, ce coquin. A moins qu'on ne le doive aux doigts agiles des Parques...
mardi 18 mars 2014
"Il faut une victime à toute histoire (...) A tout héros il faut son reflet. Un perdant pour que d'autres gagnent".
Peu importe les cultures et les latitudes, il est des thèmes autour desquels les mythologies du monde entier se sont construites. En voici un bel exemple, même si, pour des raisons évidentes, je ne développerai pas ce raisonnement jusqu'au bout, afin de préserver les lecteurs qui n'auraient pas encore lu notre roman du jour. Un roman qui nous emmène au coeur des légendes arthuriennes, qui fascinent toujours autant les amateurs de littérature et de cinéma. Mais, avec "Mordred" (publié chez Mnémos), la talentueuse romancière n'a pas choisi l'épisode le plus connu de notre imaginaire collectif (ce qui est assez surprenant, vu son importance). Un épisode qui lui permet, une nouvelle fois, d'explorer la question des origines, mais aussi, la piste de ce destin, dont nous n'avons pas toujours les rênes en mains...
Voilà une année que le chevalier Mordred a été blessé, lors d'un tournoi. Il en conserve des séquelles que le mire qui le soigne ne parvient pas à guérir complètement... Mordred ne peut se lever sans être la victime de violents étourdissements. Il reste donc le plus clair de son temps au lit, à dormir... Un sommeil agité, rempli de rêves qui tiennent plus de souvenirs que de cauchemars...
Mordred y revoit son enfance, auprès de sa mère, Morgause, demi-soeur du roi Arthur (leur père est Uther Pendragon). Une enfance heureuse, dans la nature, loin du monde guerrier où évolue son oncle. Il y apprend à reconnaître et récolter les plantes qui pourront ensuite servir à soigner. De quoi lui permettre de prendre un jour la suite de sa mère comme guérisseur...
Mais, un jour, son oncle Arthur arrive dans le havre de paix où grandit Mordred. Et tout change... Le roi emmène le garçon avec lui, dans l'intention de le former, à son tour, à la chevalerie et au combat. Dans son sommeil morbide et troublé, Mordrer revit ces épisodes, sa première mission, qu'il accomplit dans la panique, frôlant la catastrophe, son adoubement en catimini par Arthur lui-même et la guerre.
Une guerre pour laquelle Mordred, devenu un adulte bien différent du petit garçon protégé par Morgause, semble particulièrement doué. Il est un chevalier féroce et impitoyable. On pourrait même aller jusqu'à dire qu'il prend plaisir à participer à de sanglantes batailles, à frapper ses adversaires, à recevoir des horions.
Un souvenir d'autant plus douloureux qu'ils le renvoient à son impuissance présente. Lui, le chevalier sans peur, terreur des troupes adverses, n'est désormais plus qu'un être pitoyable, affaibli et vulnérable, attendant que les divers traitements, dont il connaît pertinemment l'inefficacité, agissent et lui permettent de retrouver sa grandeur passée...
Une seule chose peut, peut-être, lui permettre de retrouver une santé meilleure : une opération. Une intervention chirurgicale au combien risquée, sorte de jeu à quitte ou double qui pourrait lui permettre de sortir de sa léthargie, comme le tuer. Mais, c'est la seule solution pour qu'il puisse un jour retrouver les sensations si puissantes que procure le champ de bataille...
A son chevet, pendant ces moments si difficiles, pas sa mère. Mordred n'a plus revu Morgause depuis son départ, alors qu'il n'était qu'enfant. En revanche, outre le mire, qui vient lui porter ses remèdes, quand Mordred n'a plus la force de se déplacer, il y a Arthur. Un oncle bienveillant, inquiet de voir son neveu si mal en point.
Mais un souverain vieillissant, malade, aussi, aux symptômes très inquiétants, peut-être même plus que ceux de Mordred. Un roi Arthur résigné. Mais dont le charisme demeure et en fait un souverain et un chef de guerre toujours respecté. Reste que le roi semble nourrir pour Mordred, un sentiment plus paternel qu'avunculaire...
Et puis, il y a Polik... Ce personnage sorti du passé de Mordred semble évoluer avec lui. Existe-t-il vraiment, ou hante-t-il son esprit, incarnation de sa mauvaise conscience ? A chacun de se faire une opinion sur le sujet... Mais il apparaît, dans les rêves du Chevalier, comme dans son présent, avant et après l'opération, sarcastique puis de la plus grande franchise... Véritable anti-portrait de Mordred. Ou ce qu'il serait devenu sans l'intervention d'Arthur...
Justine Niogret a repris la trame de la légende de Mordred, mais elle l'a traitée à sa façon, avec une idée en tête : réhabiliter ce personnage, qui, je cite le dictionnaire arthurien, est constamment présenté de façon négative. Réhabiliter, le mot est peut-être un peu fort, parce qu'elle ne nie pas les faits, mais lui trouver des circonstances atténuantes, la plus importante étant : le Destin.
Ce destin qui l'a fait fils de Morgause et neveu d'Arthur... Neveu ? Vraiment ? Si la légende arthurienne est claire, évoquant la relation incestueuse qui a donné naissance à Mordred, Justine Niogret n'en fait pas le pilier de son histoire, au contraire. Elle ne verbalise pas cette situation, l'évoque, l'effleure, à travers le comportement d'Arthur, mais aussi les reproches, moins voilés, de Polik.
Mais que peut-il y faire ? Il n'a pas choisi de naître sans père, puisque c'est ainsi qu'on le voit. Il ne choisit pas non plus d'accompagner Arthur à la Cour et d'y devenir Chevalier. Non, jamais Mordred n'a disposé de son destin et son sentiment d'être déraciné apparaît profondément dans les rêves qui le hantent pendant sa pénible convalescence.
Pour moi, c'est dans un de ces songes qu'on trouve le passage clé du roman, pourtant très bref. Mordred y rêve d'un pont, franchi un jour sans espoir de retour en arrière. On peut y voir la relation du départ avec Arthur, ce qui semble être le cas dans le sens strict du rêve. Mais, on peut aussi y voir une métaphore de la naissance... Une fois ce pont franchi, on n'a plus vraiment les cartes en main, Mordred moins que d'autres encore...
Tout, en effet, le mènera vers l'accomplissement de son destin, vaille que vaille, malgré la blessure, la douleur qui s'éternise. Si lui croit que la nature de ce destin est de retourner sur le champ de bataille, quelque chose d'autre va s'imposer à lui, petit à petit, lors de cette convalescence. Quelque chose de l'ordre d'une mission à accomplir.
On ne parle pas là de quelque chose demandé clairement, posé par écrit, un contrat en bonne et due forme, avec un cadre et des objectifs bien définis. Non, il s'agit plutôt d'une insinuation. Une idée qui germe et croît petit à petit, flou jusqu'au moment où l'évidence apparaît dans toute sa grandeur, sa clarté. Son horreur, aussi. Et tout le flot de conséquences forcément négatives qu'elle transportera à propos de Mordred.
Et pourtant ! Et si Mordred s'était sacrifié pour une gloire infiniment plus grande que toutes celles qu'il aurait pu glaner sa vie durant au combat ? Et si le Destin de cet enfant sans père était de naître pour commettre un acte qui paraîtrait aux yeux du plus grand nombre comme scandaleux et traître, mais, en réalité, comme un geste libérateur ?
A la fin du livre, les dernières lignes lues, me sont revenues à l'esprit celles par lesquelles le livre commence. Une des rares scènes impliquant Mordred et sa mère. Et la seule leçon de vie qu'on voit la mère donner à son fils. Le titre de ce billet est d'ailleurs extrait de ce prologue. Mais, rétrospectivement, une scène qui annonce ce qui va advenir, comme si, en son coeur de mère, Morgause savait déjà son fils destiné à un sort bien différent de celui qu'elle aurait voulu pour lui.
Une scène qui montre aussi que tout est question de point de vue : ce que va faire Mordred et qui va asseoir pour longtemps sa traîtresse réputation, correspond à ce que sa mère lui a inculqué, mais avec une vision humaniste, pour employer un terme anachronique. Une éducation qui fait la part belle à l'honneur et au respect, contre la cruauté et la dérision.
Le malentendu, si malentendu il y a, tient dans la relation entre Mordred et Arthur. Une intimité implicite, presque muette, en tout cas, n'abordant rarement de front les problèmes pourtant visibles du roi... Mais une intimité réelle, une confiance réciproque, dans la vie quotidienne, comme au champ de bataille.
Il n'y a que devant Mordred que Arthur peut se laisser aller et afficher des faiblesses de mauvais aloi pour un souverain qui se doit de fédérer. Laisser aller son âme, son esprit, mais aussi son corps, mal en point et épuisé... Justine Niogret nous montre un Arthur bien loin de la glorieuse image des Chevaliers de la Table Ronde. Et tout est peut-être dans ce portrait crépusculaire du souverain...
Bien sûr, comme dans chacun des romans de Justine Niogret, on retrouve cette écriture fine, précise, ciselée, effilée comme une lame, un sens de la description qui donne à voir, que ce soit dans les gestes les plus quotidiens ou dans les scènes d'action les plus violentes. Car on se bat, dans ce livre, dans les souvenirs de Mordred, puis, si j'ose dire, en direct.
Mais c'est aussi dans l'introspection que brille le style Niogret. Pas d'emphase, de grands effets, non, c'est en chaque personnage, et en particulier le principal protagoniste, Mordred, que se noue la tension dramatique. En choisissant de laisser de côté la légende originelle pour n'en donner les éléments qu'au compte-gouttes, voire assez discrètement, comme évoqué plus haut, la romancière peut ainsi travailler ses personnages à sa guise et offrir sa vision de ce pan de la légende.
On est dans un roman de fantasy, puisqu'on évoque un univers plus mythique qu'avéré. Mais, là encore, ne vous attendez pas à croiser fées ou enchanteurs. Point de magie, il y en a rarement chez Justine Niogret, mais le fantastique vient donc d'ailleurs. Du rêve, ici, bien sûr, ou dans ce personnage mystérieux qu'est Polik...
En fait, le fantastique est présent dans cette étrange atmosphère qui préside à tout le roman. On flotte dans un onirisme prenant, d'abord dans ces rêves agités de Mordred (on se sent comme lui, nauséeux, suant, essayant de trouver le repos dans un sommeil qui n'a rien de reposant, comme lorsqu'on tient une sale grippe...), puis dans la seconde partie, là encore, dans le lien presque télépathique qui unit Mordred et Arthur, jusqu'au dénouement... Ca m'a rappelé l'atmosphère brumeuse et couverte de l' "Excalibur", de John Boorman.
On pourrait dire Mordred comme envoûté, accomplissant la mission décidé par d'autres, ou une marionnette qui, une fois fait ce qu'elle devait faire, s'effondre comme si ses fils avaient été coupés... A-t-il sa conscience ? Peut-il s'opposer à ce destin qui va le pousser à agir, au mépris de l'empreinte, jugée infâme, qu'il laissera dans la postérité ?
Au moment de conclure ce billet, j'ai rouvert le livre et je me suis surpris à relire tout un passage. L'ultime conversation entre Arthur et Mordred, les derniers instants de calme avant la tempête. Une osmose, une complicité, la bienveillance d'un aîné envers un homme plus jeune, encore dans la force de l'âge, le complément de l'enseignement reçu de la bouche de Morgause des années plus tôt...
Autant d'éléments qui montrent le respect réciproque entre le roi et son neveu, autant d'éléments qui peuvent être brandis à charge ou à décharge contre Mordred... Apparemment, ceux qui ont ensuite contribué à la légende n'ont retenu que les éléments à charge contre Mordred, le Chevalier à jamais marqué par la trahison...
Cette vision, d'une partie de la légende arthurienne que je ne connaissais pas, je l'avoue humblement, m'a beaucoup plus. Je suis définitivement conquis par l'écriture de Justine Niogret et j'avais envie de comprendre ce qu'elle voulait nous montrer à travers ce personnage de traître présenté en personnage central, si ce n'est en héros.
Et, si vous permettez ce conseil, il est impératif, si vous ne connaissez pas non plus l'histoire de Mordred, de se pencher dessus un peu plus en détails, pour bien maîtriser les subtilités du roman de Justine Niogret. On peut le faire avant la lecture (c'est ce que j'ai fait) ou une fois le livre terminé, pour se ménager un peu de suspense, même si ce n'est pas le but premier de ce roman, quant à son final.
Voilà une année que le chevalier Mordred a été blessé, lors d'un tournoi. Il en conserve des séquelles que le mire qui le soigne ne parvient pas à guérir complètement... Mordred ne peut se lever sans être la victime de violents étourdissements. Il reste donc le plus clair de son temps au lit, à dormir... Un sommeil agité, rempli de rêves qui tiennent plus de souvenirs que de cauchemars...
Mordred y revoit son enfance, auprès de sa mère, Morgause, demi-soeur du roi Arthur (leur père est Uther Pendragon). Une enfance heureuse, dans la nature, loin du monde guerrier où évolue son oncle. Il y apprend à reconnaître et récolter les plantes qui pourront ensuite servir à soigner. De quoi lui permettre de prendre un jour la suite de sa mère comme guérisseur...
Mais, un jour, son oncle Arthur arrive dans le havre de paix où grandit Mordred. Et tout change... Le roi emmène le garçon avec lui, dans l'intention de le former, à son tour, à la chevalerie et au combat. Dans son sommeil morbide et troublé, Mordrer revit ces épisodes, sa première mission, qu'il accomplit dans la panique, frôlant la catastrophe, son adoubement en catimini par Arthur lui-même et la guerre.
Une guerre pour laquelle Mordred, devenu un adulte bien différent du petit garçon protégé par Morgause, semble particulièrement doué. Il est un chevalier féroce et impitoyable. On pourrait même aller jusqu'à dire qu'il prend plaisir à participer à de sanglantes batailles, à frapper ses adversaires, à recevoir des horions.
Un souvenir d'autant plus douloureux qu'ils le renvoient à son impuissance présente. Lui, le chevalier sans peur, terreur des troupes adverses, n'est désormais plus qu'un être pitoyable, affaibli et vulnérable, attendant que les divers traitements, dont il connaît pertinemment l'inefficacité, agissent et lui permettent de retrouver sa grandeur passée...
Une seule chose peut, peut-être, lui permettre de retrouver une santé meilleure : une opération. Une intervention chirurgicale au combien risquée, sorte de jeu à quitte ou double qui pourrait lui permettre de sortir de sa léthargie, comme le tuer. Mais, c'est la seule solution pour qu'il puisse un jour retrouver les sensations si puissantes que procure le champ de bataille...
A son chevet, pendant ces moments si difficiles, pas sa mère. Mordred n'a plus revu Morgause depuis son départ, alors qu'il n'était qu'enfant. En revanche, outre le mire, qui vient lui porter ses remèdes, quand Mordred n'a plus la force de se déplacer, il y a Arthur. Un oncle bienveillant, inquiet de voir son neveu si mal en point.
Mais un souverain vieillissant, malade, aussi, aux symptômes très inquiétants, peut-être même plus que ceux de Mordred. Un roi Arthur résigné. Mais dont le charisme demeure et en fait un souverain et un chef de guerre toujours respecté. Reste que le roi semble nourrir pour Mordred, un sentiment plus paternel qu'avunculaire...
Et puis, il y a Polik... Ce personnage sorti du passé de Mordred semble évoluer avec lui. Existe-t-il vraiment, ou hante-t-il son esprit, incarnation de sa mauvaise conscience ? A chacun de se faire une opinion sur le sujet... Mais il apparaît, dans les rêves du Chevalier, comme dans son présent, avant et après l'opération, sarcastique puis de la plus grande franchise... Véritable anti-portrait de Mordred. Ou ce qu'il serait devenu sans l'intervention d'Arthur...
Justine Niogret a repris la trame de la légende de Mordred, mais elle l'a traitée à sa façon, avec une idée en tête : réhabiliter ce personnage, qui, je cite le dictionnaire arthurien, est constamment présenté de façon négative. Réhabiliter, le mot est peut-être un peu fort, parce qu'elle ne nie pas les faits, mais lui trouver des circonstances atténuantes, la plus importante étant : le Destin.
Ce destin qui l'a fait fils de Morgause et neveu d'Arthur... Neveu ? Vraiment ? Si la légende arthurienne est claire, évoquant la relation incestueuse qui a donné naissance à Mordred, Justine Niogret n'en fait pas le pilier de son histoire, au contraire. Elle ne verbalise pas cette situation, l'évoque, l'effleure, à travers le comportement d'Arthur, mais aussi les reproches, moins voilés, de Polik.
Mais que peut-il y faire ? Il n'a pas choisi de naître sans père, puisque c'est ainsi qu'on le voit. Il ne choisit pas non plus d'accompagner Arthur à la Cour et d'y devenir Chevalier. Non, jamais Mordred n'a disposé de son destin et son sentiment d'être déraciné apparaît profondément dans les rêves qui le hantent pendant sa pénible convalescence.
Pour moi, c'est dans un de ces songes qu'on trouve le passage clé du roman, pourtant très bref. Mordred y rêve d'un pont, franchi un jour sans espoir de retour en arrière. On peut y voir la relation du départ avec Arthur, ce qui semble être le cas dans le sens strict du rêve. Mais, on peut aussi y voir une métaphore de la naissance... Une fois ce pont franchi, on n'a plus vraiment les cartes en main, Mordred moins que d'autres encore...
Tout, en effet, le mènera vers l'accomplissement de son destin, vaille que vaille, malgré la blessure, la douleur qui s'éternise. Si lui croit que la nature de ce destin est de retourner sur le champ de bataille, quelque chose d'autre va s'imposer à lui, petit à petit, lors de cette convalescence. Quelque chose de l'ordre d'une mission à accomplir.
On ne parle pas là de quelque chose demandé clairement, posé par écrit, un contrat en bonne et due forme, avec un cadre et des objectifs bien définis. Non, il s'agit plutôt d'une insinuation. Une idée qui germe et croît petit à petit, flou jusqu'au moment où l'évidence apparaît dans toute sa grandeur, sa clarté. Son horreur, aussi. Et tout le flot de conséquences forcément négatives qu'elle transportera à propos de Mordred.
Et pourtant ! Et si Mordred s'était sacrifié pour une gloire infiniment plus grande que toutes celles qu'il aurait pu glaner sa vie durant au combat ? Et si le Destin de cet enfant sans père était de naître pour commettre un acte qui paraîtrait aux yeux du plus grand nombre comme scandaleux et traître, mais, en réalité, comme un geste libérateur ?
A la fin du livre, les dernières lignes lues, me sont revenues à l'esprit celles par lesquelles le livre commence. Une des rares scènes impliquant Mordred et sa mère. Et la seule leçon de vie qu'on voit la mère donner à son fils. Le titre de ce billet est d'ailleurs extrait de ce prologue. Mais, rétrospectivement, une scène qui annonce ce qui va advenir, comme si, en son coeur de mère, Morgause savait déjà son fils destiné à un sort bien différent de celui qu'elle aurait voulu pour lui.
Une scène qui montre aussi que tout est question de point de vue : ce que va faire Mordred et qui va asseoir pour longtemps sa traîtresse réputation, correspond à ce que sa mère lui a inculqué, mais avec une vision humaniste, pour employer un terme anachronique. Une éducation qui fait la part belle à l'honneur et au respect, contre la cruauté et la dérision.
Le malentendu, si malentendu il y a, tient dans la relation entre Mordred et Arthur. Une intimité implicite, presque muette, en tout cas, n'abordant rarement de front les problèmes pourtant visibles du roi... Mais une intimité réelle, une confiance réciproque, dans la vie quotidienne, comme au champ de bataille.
Il n'y a que devant Mordred que Arthur peut se laisser aller et afficher des faiblesses de mauvais aloi pour un souverain qui se doit de fédérer. Laisser aller son âme, son esprit, mais aussi son corps, mal en point et épuisé... Justine Niogret nous montre un Arthur bien loin de la glorieuse image des Chevaliers de la Table Ronde. Et tout est peut-être dans ce portrait crépusculaire du souverain...
Bien sûr, comme dans chacun des romans de Justine Niogret, on retrouve cette écriture fine, précise, ciselée, effilée comme une lame, un sens de la description qui donne à voir, que ce soit dans les gestes les plus quotidiens ou dans les scènes d'action les plus violentes. Car on se bat, dans ce livre, dans les souvenirs de Mordred, puis, si j'ose dire, en direct.
Mais c'est aussi dans l'introspection que brille le style Niogret. Pas d'emphase, de grands effets, non, c'est en chaque personnage, et en particulier le principal protagoniste, Mordred, que se noue la tension dramatique. En choisissant de laisser de côté la légende originelle pour n'en donner les éléments qu'au compte-gouttes, voire assez discrètement, comme évoqué plus haut, la romancière peut ainsi travailler ses personnages à sa guise et offrir sa vision de ce pan de la légende.
On est dans un roman de fantasy, puisqu'on évoque un univers plus mythique qu'avéré. Mais, là encore, ne vous attendez pas à croiser fées ou enchanteurs. Point de magie, il y en a rarement chez Justine Niogret, mais le fantastique vient donc d'ailleurs. Du rêve, ici, bien sûr, ou dans ce personnage mystérieux qu'est Polik...
En fait, le fantastique est présent dans cette étrange atmosphère qui préside à tout le roman. On flotte dans un onirisme prenant, d'abord dans ces rêves agités de Mordred (on se sent comme lui, nauséeux, suant, essayant de trouver le repos dans un sommeil qui n'a rien de reposant, comme lorsqu'on tient une sale grippe...), puis dans la seconde partie, là encore, dans le lien presque télépathique qui unit Mordred et Arthur, jusqu'au dénouement... Ca m'a rappelé l'atmosphère brumeuse et couverte de l' "Excalibur", de John Boorman.
On pourrait dire Mordred comme envoûté, accomplissant la mission décidé par d'autres, ou une marionnette qui, une fois fait ce qu'elle devait faire, s'effondre comme si ses fils avaient été coupés... A-t-il sa conscience ? Peut-il s'opposer à ce destin qui va le pousser à agir, au mépris de l'empreinte, jugée infâme, qu'il laissera dans la postérité ?
Au moment de conclure ce billet, j'ai rouvert le livre et je me suis surpris à relire tout un passage. L'ultime conversation entre Arthur et Mordred, les derniers instants de calme avant la tempête. Une osmose, une complicité, la bienveillance d'un aîné envers un homme plus jeune, encore dans la force de l'âge, le complément de l'enseignement reçu de la bouche de Morgause des années plus tôt...
Autant d'éléments qui montrent le respect réciproque entre le roi et son neveu, autant d'éléments qui peuvent être brandis à charge ou à décharge contre Mordred... Apparemment, ceux qui ont ensuite contribué à la légende n'ont retenu que les éléments à charge contre Mordred, le Chevalier à jamais marqué par la trahison...
Cette vision, d'une partie de la légende arthurienne que je ne connaissais pas, je l'avoue humblement, m'a beaucoup plus. Je suis définitivement conquis par l'écriture de Justine Niogret et j'avais envie de comprendre ce qu'elle voulait nous montrer à travers ce personnage de traître présenté en personnage central, si ce n'est en héros.
Et, si vous permettez ce conseil, il est impératif, si vous ne connaissez pas non plus l'histoire de Mordred, de se pencher dessus un peu plus en détails, pour bien maîtriser les subtilités du roman de Justine Niogret. On peut le faire avant la lecture (c'est ce que j'ai fait) ou une fois le livre terminé, pour se ménager un peu de suspense, même si ce n'est pas le but premier de ce roman, quant à son final.
vendredi 14 mars 2014
"La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste" (Victor Hugo).
J'ai eu très vite cette phrase en tête pendant ma lecture de notre livre du jour. Je trouvais qu'elle ferait un bon titre. En la vérifiant, je découvre qu'elle est extraite du roman "les Travailleurs de la Mer". Or, la mer est omniprésente dans le livre, à plus d'un titre... Et elle étayera un raisonnement hardi et tarabiscoté dont j'ai le secret... Mais, avant tout, "La fille de Debussy", nouveau roman de Damien Luce (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), est une histoire pleine d'émotions et de musique, d'humour et de tristesse, mais c'est aussi un deuil impossible à faire et d'une immense solitude. Je ne connaissais pas Chouchou, le personnage central de ce livre, avant de l'avoir en mains, mais cette petite fille m'a profondément touché et j'ai lu son journal aux sons de la musique de son illustre papa...
Le 25 mars 1918, s'éteignait Claude Debussy, l'un des plus grands compositeurs français de ce début de siècle. Il laisse sa dernière compagne, Emma, et leur fille, dans un deuil profond. L'enfant, âgée d'une douzaine d'année, s'appelle Claude-Emma, prénom composé de ceux de ses parents, Mais on l'appelle plus couramment Chouchou. Elle déteste son curieux prénom mais commence à trouver que ce surnom ne convient guère à une jeune fille de son âge...
Chouchou prend deux décisions, le jour de la mort de son père. La première, c'est reprendre et tenir cette fois avec assiduité, son journal intime. C'est d'ailleurs ce journal qui compose l'essentiel du roman de Damien Luce. L'autre promesse que fait Chouchou, c'est d'apprendre chaque semaine une des oeuvres pour piano de son père, en dehors des cours officiels que vient lui donner une sévère professeure qu'elle n'aime pas, afin de la jouer le dimanche venu...
On suit donc, jour après jour, entrée après entrée, la vie de Chouchou et son travail musical pour rendre chaque semaine hommage à son père. Commençons par sa vie. La guerre est encore aux portes de Paris, lorsque meurt Claude Debussy. On raconte que les obus pleuvaient lors de son enterrement...
Pourtant, Chouchou ne semble pas s'en faire plus que cela à ce sujet, elle ne déplore que quelques nuits blanches pour s'abriter dans les caves... Non, le plus important dans la vie de Chouchou, c'est son père. Avec Emma, sa mère, le courant ne passe pas vraiment, l'adulte est taciturne et manifeste peu de tendresse pour sa fille (attention, c'est elle qui raconte !)... Et Dolly, une des filles d'Emma qui vit sous le même toi, n'est qu'une demi-soeur, et ne partage pas avec Chouchou le sang de Debussy qui paraît habiter la fillette...
Oui, elle se veut vraiment la fille de l'homme et l'héritière du musicien. Elle passe le plus clair de son temps au piano et, en dehors de la maison, n'a que peu d'amis. Il y a Gabrielle, camarade de classe de Chouchou au Lycée Molière, avec qui elle devient complice. Mais il y a surtout Marius, un garçon un peu plus âgé qu'elle, rencontré lors de vacances à Saint-Jean-de-Luz, avec lequel Chouchou essaye tant bien que mal d'entretenir une correspondance.
De ce séjour et de cette rencontre, Chouchou a gardé un amour pour l'océan. Marius se rêve marin, lui raconte comment on lui a offert son propre bateau... Chouchou aimerait prendre la mer en sa compagnie, elle a son premier béguin pour ce garçon, qu'elle meurt d'envie de revoir lors de prochaines vacances... Chouchou fait dans son journal le récit de la fin de son enfance et son entrée dans l'adolescence. Physiquement, comme affectivement...
Et puis, elle fait les rêves d'avenir de tous les enfants de son âge. Mais elle ne se rêve pas pompier, médecin ou vétérinaire, non, Chouchou est une artiste née. La musique, bien sûr, en tant qu'interprète ou compositrice, mais aussi le cinéma. Avec son père, elle allait voir les films de Max Linder et de Chaplin...
Elle aimait le voir rire, à cette occasion, et elle raconte à plusieurs reprises ce père bien plus drôle que l'image qu'il donnait, ce père austère, mélancolique mais aussi plein d'attentions pour elle. Ce journal, c'est l'expression de son deuil, qu'elle a tant de mal à faire (on peut la comprendre !), mais aussi de sa solitude...
Elle m'a frappé, cette solitude, présente sans cesse. Même quand elle est en compagnie de quelqu'un, elle semble seule. Lancée dans la vie sans la personne en qui elle avait le plus confiance, elle tangue, comme ce radeau qui revient régulièrement dans son journal. Ses rêves de films, dans la lignée des Chaplin ou Linder...
Dessus, un personnage, Monsieur Xantho. Abandonné en plein océan, il cherche sans cesse à envoyer un message dans une bouteille et échoue sans cesse. Une série de gags qui seraient sans doute très drôle à l'écran, mais venant de Chouchou, on ne peut les regarder sans se dire qu'il y a beaucoup d'elle dans ce Xantho, qui ne parvient jamais à rompre son isolement...
Quelque soit le registre de ses différents articles, on est touché par la maturité de Chouchou, par sa douleur muette, par l'amour profond qu'elle a pour son père disparu, par ses doutes, par son envie folle de vivre et par la mélancolie qui se dégage d'elle. Un sentiment qui semble héréditaire, chez les Debussy, tant on utilise ce mot de mélancolie pour qualifier Debussy et sa musique...
Et j'en viens à mon raisonnement tordu. Avant de commencer ce billet, je suis allé jeté un oeil à l'article qu'une célèbre encyclopédie en ligne, Wikipédia, pour ne pas la nommer, consacre à Debussy. Et je vois, pour qualifier son style, l'expression "musique impressionniste"... Comment ne pas sourire à cette mention, en repensant à ce passage du journal de Chouchou où elle raconte la colère de son père à l'idée qu'on le qualifie d'impressionniste !
Et je suis d'accord, même s'il faut reconnaître que les thèmes choisis par Debussy, son lien à la nature, par exemple, ces scènes qu'il illustre musicalement pourraient renvoyer à l'impressionnisme. Mais je le vois plus comme un romantique tardif, mais c'est un humble avis... Cette mélancolie qui l'habite, les thèmes qu'il aborde, tout cela peut faire penser à ce style qui a marqué le XIXème siècle (et l'on retrouve la phrase de titre de ce billet, merci, Monsieur Hugo !).
Peut-être Debussy est-il même le dernier romantique, en tout cas en musique (là encore, simple avis personnel). Et sa mort, à la fin de ce premier conflit mondial, sonne le glas de ce mouvement, l'entrée définitive de toute la société, arts et culture compris, dans un nouveau siècle, le XXème, et le modernisme.
"La fille de Debussy" est d'ailleurs un hommage à toute cette culture. Pour ce qui concerne la littérature, on croise Baudelaire et surtout Rimbaud ("le bateau ivre", évidemment, on y revient), et même Hugo. Pour la musique, Ravel, Satie, Stravinsky, Roger-Ducasse, entre autres, tous amis de Debussy. Sans oublier Jean Cras, qui allie deux intérêts majeurs aux yeux de Chouchou : il est à la fois officier de marine et compositeur !
Evidemment, cela nous amène à la musique qui tient une place importante dans le journal de Chouchou. Comme il se doit, elle a commencé à jouer très tôt du piano, on peut l'imaginer aisément. Mais elle semble particulièrement douée, même si, par moments, le déchiffrage lui pose problème ou l'ennuie...
Il faut dire, à sa décharge, que Debussy lui-même peinait à jouer certaines de ses propres oeuvres ! La demoiselle ne s'en sort donc pas si mal, agrémentant chacune des compositions paternelles qu'elle joue de commentaires avisés ou bien sentis, selon qu'elle adhère à cette musique ou qu'elle ne l'apprécie que moyennement. Et elle qui détestent faire des gammes et tous ces exercices qu'elles jugent inutiles que sa professeure lui impose, elle peut ici s'exercer sur de la matière musicale, comme un sculpteur sur son matériau...
Mais peu importe, chaque semaine de travail, chaque dimanche pendant lequel elle joue une oeuvre différente signée Debussy, lui permet de prolonger la présence de son père auprès d'elle. Elle a un mot magnifique, pour qualifier cela : en jouant sa musique, elle fait "démourir" son père... Il y a dans sa démarche quelque chose d'une Pénélope tissant et détissant sans cesse en attendant le retour d'Ulysse.
L'âme du musicien habite la maison, le piano, les esprits... Toutes ses partitions, annotées de sa main, dorment dans son bureau. Des objets inanimés, me direz-vous ? Sans doute, mais qu'on anime, qu'on réveille du bout des doigts en frappant les touches d'un piano. Et quoi de plus vivant que la musique ?
Damien Luce, à travers le récit de Chouchou, nous offre un tour complet, quasiment exhaustif, de l'oeuvre pour piano de Claude Debussy. Comment ne pas avoir envie d'accompagner la lecture en écoutant ces morceaux, des plus doux au plus flamboyants ? Que vous soyez amateur de classique ou néophyte, que vous soyez instrumentiste (pas seulement pianiste) ou que vous n'ayez jamais touché un instrument de musique, l'occasion est belle de nourrir cette lecture et de découvrir ou redécouvrir Debussy.
Et puis, il y a tout ce que je ne peux pas dire sur le livre. Oh, bien sûr, Damien Luce a respecté les faits et il n'est pas difficile de trouver des articles qui évoquent la vie et le destin de Chouchou. Personnellement, je vous conseillerai de ne rien chercher avant. Faites-moi confiance, laissez-vous porter par les mots que le romancier prête à la fille de Debussy.
Laissez-vous emporter par la candeur de l'enfance. Ce n'est pas la première fois sur le blog qu'on évoque cet aspect, et une fois encore, j'ai trouvé cela très réussi, la Chouchou du roman est idéaliste et ingénue comme on l'est à son âge, rêvant sa vie à venir autant qu'elle vit le présent. Et, malgré ce deuil cruel qu'elle doit dépasser, on la sent prête à croquer la vie à pleines dents...
Plus on avance dans la lecture de ce journal et plus on s'attache à Chouchou, plus on lui souhaite de grandir, de s'épanouir, de porter loin la musique de son père, mais aussi pourquoi pas, la sienne, celle qu'elle devrait forcément un jour composer... A moins qu'elle ne devienne cinéaste ou marin... Qu'elle fasse sa vie avec Marius au Pays Basque ou ailleurs avec un autre homme qui saura faire battre son coeur.
Oui, Chouchou touche le lecteur au plus profond de son être et la force de Damien Luce, c'est justement d'avoir su tout à fait donner chair et vie à cette petite fille. Ca n'est pas surprenant, Damien Luce n'est pas seulement romancier, c'est un artiste multi-cartes qui, parallèlement à la sortie du roman, propose un spectacle sur le même thème (comme il l'avait déjà fait pour son précédent roman, "Cyrano de Boudou").
Entendons-nous bien, le spectacle, "Monsieur Debussy", n'est pas une adaptation du roman, mais son complément. Damien Luce y incarne le compositeur dans un monologue inspiré de la correspondance de Claude Debussy. Et c'est lui aussi qui joue différents morceaux tirés de l'oeuvre pour piano (dont la liste complète se trouve à la fin du livre). Et, on l'a dit, jouer Debussy n'est pas donné à tout le monde !
Cette digression pour dire que Damien Luce, avec son expérience théâtrale, sait comment on donne vie à un personnage. Et, avec Chouchou, il tenait un sujet magnifique, possédant tout pour faire passer le lecteur par toute une palette d'émotions, du rire, car Chouchou sait se montrer très drôle et espiègle, jusqu'aux larmes. Et, croyez-moi, on finit la gorge serrée ce livre.
La gorge serrée et des notes plein la tête, alors, finissons en écoutant, enfin, la musique de Debussy... Et le choix, parmi tant de merveilles, s'est porté sur Children's corner. Une oeuvre composée par Debussy pour Chouchou...
Le 25 mars 1918, s'éteignait Claude Debussy, l'un des plus grands compositeurs français de ce début de siècle. Il laisse sa dernière compagne, Emma, et leur fille, dans un deuil profond. L'enfant, âgée d'une douzaine d'année, s'appelle Claude-Emma, prénom composé de ceux de ses parents, Mais on l'appelle plus couramment Chouchou. Elle déteste son curieux prénom mais commence à trouver que ce surnom ne convient guère à une jeune fille de son âge...
Chouchou prend deux décisions, le jour de la mort de son père. La première, c'est reprendre et tenir cette fois avec assiduité, son journal intime. C'est d'ailleurs ce journal qui compose l'essentiel du roman de Damien Luce. L'autre promesse que fait Chouchou, c'est d'apprendre chaque semaine une des oeuvres pour piano de son père, en dehors des cours officiels que vient lui donner une sévère professeure qu'elle n'aime pas, afin de la jouer le dimanche venu...
On suit donc, jour après jour, entrée après entrée, la vie de Chouchou et son travail musical pour rendre chaque semaine hommage à son père. Commençons par sa vie. La guerre est encore aux portes de Paris, lorsque meurt Claude Debussy. On raconte que les obus pleuvaient lors de son enterrement...
Pourtant, Chouchou ne semble pas s'en faire plus que cela à ce sujet, elle ne déplore que quelques nuits blanches pour s'abriter dans les caves... Non, le plus important dans la vie de Chouchou, c'est son père. Avec Emma, sa mère, le courant ne passe pas vraiment, l'adulte est taciturne et manifeste peu de tendresse pour sa fille (attention, c'est elle qui raconte !)... Et Dolly, une des filles d'Emma qui vit sous le même toi, n'est qu'une demi-soeur, et ne partage pas avec Chouchou le sang de Debussy qui paraît habiter la fillette...
Oui, elle se veut vraiment la fille de l'homme et l'héritière du musicien. Elle passe le plus clair de son temps au piano et, en dehors de la maison, n'a que peu d'amis. Il y a Gabrielle, camarade de classe de Chouchou au Lycée Molière, avec qui elle devient complice. Mais il y a surtout Marius, un garçon un peu plus âgé qu'elle, rencontré lors de vacances à Saint-Jean-de-Luz, avec lequel Chouchou essaye tant bien que mal d'entretenir une correspondance.
De ce séjour et de cette rencontre, Chouchou a gardé un amour pour l'océan. Marius se rêve marin, lui raconte comment on lui a offert son propre bateau... Chouchou aimerait prendre la mer en sa compagnie, elle a son premier béguin pour ce garçon, qu'elle meurt d'envie de revoir lors de prochaines vacances... Chouchou fait dans son journal le récit de la fin de son enfance et son entrée dans l'adolescence. Physiquement, comme affectivement...
Et puis, elle fait les rêves d'avenir de tous les enfants de son âge. Mais elle ne se rêve pas pompier, médecin ou vétérinaire, non, Chouchou est une artiste née. La musique, bien sûr, en tant qu'interprète ou compositrice, mais aussi le cinéma. Avec son père, elle allait voir les films de Max Linder et de Chaplin...
Elle aimait le voir rire, à cette occasion, et elle raconte à plusieurs reprises ce père bien plus drôle que l'image qu'il donnait, ce père austère, mélancolique mais aussi plein d'attentions pour elle. Ce journal, c'est l'expression de son deuil, qu'elle a tant de mal à faire (on peut la comprendre !), mais aussi de sa solitude...
Elle m'a frappé, cette solitude, présente sans cesse. Même quand elle est en compagnie de quelqu'un, elle semble seule. Lancée dans la vie sans la personne en qui elle avait le plus confiance, elle tangue, comme ce radeau qui revient régulièrement dans son journal. Ses rêves de films, dans la lignée des Chaplin ou Linder...
Dessus, un personnage, Monsieur Xantho. Abandonné en plein océan, il cherche sans cesse à envoyer un message dans une bouteille et échoue sans cesse. Une série de gags qui seraient sans doute très drôle à l'écran, mais venant de Chouchou, on ne peut les regarder sans se dire qu'il y a beaucoup d'elle dans ce Xantho, qui ne parvient jamais à rompre son isolement...
Quelque soit le registre de ses différents articles, on est touché par la maturité de Chouchou, par sa douleur muette, par l'amour profond qu'elle a pour son père disparu, par ses doutes, par son envie folle de vivre et par la mélancolie qui se dégage d'elle. Un sentiment qui semble héréditaire, chez les Debussy, tant on utilise ce mot de mélancolie pour qualifier Debussy et sa musique...
Et j'en viens à mon raisonnement tordu. Avant de commencer ce billet, je suis allé jeté un oeil à l'article qu'une célèbre encyclopédie en ligne, Wikipédia, pour ne pas la nommer, consacre à Debussy. Et je vois, pour qualifier son style, l'expression "musique impressionniste"... Comment ne pas sourire à cette mention, en repensant à ce passage du journal de Chouchou où elle raconte la colère de son père à l'idée qu'on le qualifie d'impressionniste !
Et je suis d'accord, même s'il faut reconnaître que les thèmes choisis par Debussy, son lien à la nature, par exemple, ces scènes qu'il illustre musicalement pourraient renvoyer à l'impressionnisme. Mais je le vois plus comme un romantique tardif, mais c'est un humble avis... Cette mélancolie qui l'habite, les thèmes qu'il aborde, tout cela peut faire penser à ce style qui a marqué le XIXème siècle (et l'on retrouve la phrase de titre de ce billet, merci, Monsieur Hugo !).
Peut-être Debussy est-il même le dernier romantique, en tout cas en musique (là encore, simple avis personnel). Et sa mort, à la fin de ce premier conflit mondial, sonne le glas de ce mouvement, l'entrée définitive de toute la société, arts et culture compris, dans un nouveau siècle, le XXème, et le modernisme.
"La fille de Debussy" est d'ailleurs un hommage à toute cette culture. Pour ce qui concerne la littérature, on croise Baudelaire et surtout Rimbaud ("le bateau ivre", évidemment, on y revient), et même Hugo. Pour la musique, Ravel, Satie, Stravinsky, Roger-Ducasse, entre autres, tous amis de Debussy. Sans oublier Jean Cras, qui allie deux intérêts majeurs aux yeux de Chouchou : il est à la fois officier de marine et compositeur !
Evidemment, cela nous amène à la musique qui tient une place importante dans le journal de Chouchou. Comme il se doit, elle a commencé à jouer très tôt du piano, on peut l'imaginer aisément. Mais elle semble particulièrement douée, même si, par moments, le déchiffrage lui pose problème ou l'ennuie...
Il faut dire, à sa décharge, que Debussy lui-même peinait à jouer certaines de ses propres oeuvres ! La demoiselle ne s'en sort donc pas si mal, agrémentant chacune des compositions paternelles qu'elle joue de commentaires avisés ou bien sentis, selon qu'elle adhère à cette musique ou qu'elle ne l'apprécie que moyennement. Et elle qui détestent faire des gammes et tous ces exercices qu'elles jugent inutiles que sa professeure lui impose, elle peut ici s'exercer sur de la matière musicale, comme un sculpteur sur son matériau...
Mais peu importe, chaque semaine de travail, chaque dimanche pendant lequel elle joue une oeuvre différente signée Debussy, lui permet de prolonger la présence de son père auprès d'elle. Elle a un mot magnifique, pour qualifier cela : en jouant sa musique, elle fait "démourir" son père... Il y a dans sa démarche quelque chose d'une Pénélope tissant et détissant sans cesse en attendant le retour d'Ulysse.
L'âme du musicien habite la maison, le piano, les esprits... Toutes ses partitions, annotées de sa main, dorment dans son bureau. Des objets inanimés, me direz-vous ? Sans doute, mais qu'on anime, qu'on réveille du bout des doigts en frappant les touches d'un piano. Et quoi de plus vivant que la musique ?
Damien Luce, à travers le récit de Chouchou, nous offre un tour complet, quasiment exhaustif, de l'oeuvre pour piano de Claude Debussy. Comment ne pas avoir envie d'accompagner la lecture en écoutant ces morceaux, des plus doux au plus flamboyants ? Que vous soyez amateur de classique ou néophyte, que vous soyez instrumentiste (pas seulement pianiste) ou que vous n'ayez jamais touché un instrument de musique, l'occasion est belle de nourrir cette lecture et de découvrir ou redécouvrir Debussy.
Et puis, il y a tout ce que je ne peux pas dire sur le livre. Oh, bien sûr, Damien Luce a respecté les faits et il n'est pas difficile de trouver des articles qui évoquent la vie et le destin de Chouchou. Personnellement, je vous conseillerai de ne rien chercher avant. Faites-moi confiance, laissez-vous porter par les mots que le romancier prête à la fille de Debussy.
Laissez-vous emporter par la candeur de l'enfance. Ce n'est pas la première fois sur le blog qu'on évoque cet aspect, et une fois encore, j'ai trouvé cela très réussi, la Chouchou du roman est idéaliste et ingénue comme on l'est à son âge, rêvant sa vie à venir autant qu'elle vit le présent. Et, malgré ce deuil cruel qu'elle doit dépasser, on la sent prête à croquer la vie à pleines dents...
Plus on avance dans la lecture de ce journal et plus on s'attache à Chouchou, plus on lui souhaite de grandir, de s'épanouir, de porter loin la musique de son père, mais aussi pourquoi pas, la sienne, celle qu'elle devrait forcément un jour composer... A moins qu'elle ne devienne cinéaste ou marin... Qu'elle fasse sa vie avec Marius au Pays Basque ou ailleurs avec un autre homme qui saura faire battre son coeur.
Oui, Chouchou touche le lecteur au plus profond de son être et la force de Damien Luce, c'est justement d'avoir su tout à fait donner chair et vie à cette petite fille. Ca n'est pas surprenant, Damien Luce n'est pas seulement romancier, c'est un artiste multi-cartes qui, parallèlement à la sortie du roman, propose un spectacle sur le même thème (comme il l'avait déjà fait pour son précédent roman, "Cyrano de Boudou").
Entendons-nous bien, le spectacle, "Monsieur Debussy", n'est pas une adaptation du roman, mais son complément. Damien Luce y incarne le compositeur dans un monologue inspiré de la correspondance de Claude Debussy. Et c'est lui aussi qui joue différents morceaux tirés de l'oeuvre pour piano (dont la liste complète se trouve à la fin du livre). Et, on l'a dit, jouer Debussy n'est pas donné à tout le monde !
Cette digression pour dire que Damien Luce, avec son expérience théâtrale, sait comment on donne vie à un personnage. Et, avec Chouchou, il tenait un sujet magnifique, possédant tout pour faire passer le lecteur par toute une palette d'émotions, du rire, car Chouchou sait se montrer très drôle et espiègle, jusqu'aux larmes. Et, croyez-moi, on finit la gorge serrée ce livre.
La gorge serrée et des notes plein la tête, alors, finissons en écoutant, enfin, la musique de Debussy... Et le choix, parmi tant de merveilles, s'est porté sur Children's corner. Une oeuvre composée par Debussy pour Chouchou...
mercredi 12 mars 2014
"L'Afrique est sur la croix. L'Afrique c'est Jésus. Elle meurt pour que le reste de l'humanité vive".
Ne nous excitons pas, ce titre est extrait du roman, et forcément sorti de son contexte pour servir de titre à ce billet. Par ailleurs, s'il est beaucoup question de religion, ou plutôt de religions, au pluriel, ce n'est pas l'unique thématique de notre livre du jour. Et c'est surtout un roman assez drôle et imaginatif dans le style, mettant en scène une belle héroïne. C'est la première fois, avec "Le Christ selon l'Afrique" (en grand format chez Albin Michel), que je lis un roman de Calixthe Beyala, auteure qui attire aussi bien les honneurs (un Grand Prix de l'Académie Française) que les polémiques (accusations de plagiat). Je ne suis qu'un humble lecteur et je me suis bien amusé, tout en réfléchissant. Un cocktail qui me satisfait.
Boréale a une vingtaine d'année et vit dans un quartier pauvre de Douala, au Cameroun. Elle gagne sa vie comme femme de ménage chez Dame Sylvie, une artiste française, venue s'installer en Afrique après le naufrage de son mariage, sans succès : le climat tropical n'a pas soigné la dépression qui la ronge lentement.
Chez Dame Sylvie, Boréale travaille avec une autre femme, plus âgée qu'elle, Mina, qui s'occupe des fourneaux. Mina aussi exubérante et généreuse qu'elle peut-être désagréable avec Boréale. Sans doute une question de jalousie pour sa cadette, plus jeune, plus jolie... Alors, quand ça lui prend, Mina déverse sa rancoeur sur Boréale qui encaisse sans rien dire...
Il faut dire que la famille de la jeune femme ne lui apporte guère de réconfort et que chez Dame Sylvie, c'est pas si mal... La mère de Boréale ne jure que pas sa fille aînée, Olivia, et ne parle à Boréale que pour la dénigrer... On comprend même que son enfance n'a pas été rose, loin de là... Quant à la tante de Boréale, M'am Dorota, elle nourrit de grands projets pour sa nièce...
Mariée à un homme riche, M'am Dorota aimerait devenir mère... Plus exactement, elle voudrait avoir un enfant de son époux, mais ne peut, ou ne veut, le porter. Alors, elle verrait bien Boréale jouer les mères porteuses. Ce à quoi Boréale ne semble pas vraiment disposée... Elle se trouve un peu jeune pour porter un enfant et elle trouve aussi que réduire la femme au simple rôle de mère est quelque peu restrictif...
Car libre, Boréale l'est. Oh, il y a bien eu une relation avec Homotype, mais elle y a mis fin quand elle s'est rendue compte que lui aussi était libre... Pour ne pas dire volage... Aimer, d'accord, mais avec une certaine exclusivité, pense Boréale. Alors, désormais, il leur arrive de se retrouver pour un câlin, et même un peu plus, car Homotype se défend dans ce domaine, mais c'est tout. Il n'a plus aucune chance d'être un jour son homme, foi de Boréale !
Mais Homotype n'est pas qu'un don juan, c'est aussi un garçon étonnant... Ancien étudiant en droit, il est proche du mouvement rastafari et évoque régulièrement les racines africaines, qui plongent dans l'Egypte antique. Considéré comme un artiste ou un hurluberlu, dans le quartier, il du mal à être pris au sérieux alors qu'il défend des positions panafricaines...
Il faut dire que toute cette histoire se déroule dans un Cameroun qui se divise de plus en plus souvent autour des questions religieuses... Le pays est devenu un vrai marché aux croyances où les différentes églises, en particulier les nouvelles églises évangélistes, rivalisent d'astuce et de créativité pour gagner des parts de marché sur la concurrence...
A grand renfort de discours enflammés et de "miracles", de cérémonies spectaculaires et de transes, ces prophètes rallient de plus en plus de fidèles autour de la personne du Christ. Mais quels liens y a-t-il entre Jésus et l'Afrique ? Et entre les autres religions monothéistes, qu'elles soient en perte de vitesse, comme le catholicisme, ou regardées avec crainte et méfiance comme l'Islam ?
En fait, ces poussées religieuses ne sont qu'un symptôme parmi d'autres, selon Homotype, de cette soumission de l'Afrique à l'homme blanc. Quand ce ne sont pas les prophètes, on met en avant la science, comme Doctaire Modeste Nourdjou, le scientifique du quartier, une science qui vient des recherches occidentales alors que, affirme Homotype, l'Afrique a perdu ce savoir qu'elle possédait depuis l'Egypte antique...
Les politiques, alors ? Ils sont bien trop occupés à conserver leur pouvoir et à s'en mettre plein les fouilles... Ces puissants, bien souvent corrompus, s'accommodent volontiers de la situation présente et ne travaillent en rien à l'autonomie et l'indépendance du pays et, au-delà, du continent... N'en déplaise à Madame Foning, cette richissime politicienne, qui n'hésite pas à intervenir dans le quartier, surtout s'il y a des caméras pour la filmer, afin de prêcher la bonne parole du pouvoir en place...
Et l'Afrique n'arrive pas à se débrouiller seul pour régler les problèmes du continent... Le roman évoque la Côte d'Ivoire et la Libye... On pourrait rajouter depuis le Mali et la Centrafrique, d'ailleurs... Là encore, ce sont les Occidentaux qui interviennent pour faire le gros du travail, décident des dirigeants qu'il faut démettre... et de ceux qui restent en place...
Voilà, à différents niveaux, dans quel pays vit Boréale. Et tout ça, c'est un peu le cadet de ses soucis, à la demoiselle. En fait, elle aimerait bien que tous ces oiseaux de mauvaise augure et tous ces empêcheurs de vivre en rond lui lâchent la grappe. Boréale ne se posent aucune de ces questions existentielles, elle a juste envie de s'amuser quand elle en a envie...
Il est beaucoup question d'amour et de sexe, dans "Le Christ selon l'Afrique", mais souvent séparément... Boréale ne cherche pas vraiment le grand amour. Pas sûre qu'elle y croie, d'ailleurs, pas plus qu'à tout le reste. Sans doute n'a-t-elle pas l'existence dont tout le monde rêve, mais elle n'a pas à se plaindre, gagne sa vie, s'amuse, ne pense pas trop au lendemain, dit ce qu'elle a à dire quand il le faut...
Peu importe la réputation, les on-dit, elle s'en fout bien de tout cela, Boréale. Elle ne juge pas, elle attend qu'on fasse pareil à son égard, même si on trouve qu'elle sort des clous ou du chemin qu'on aimerait tracé pour elle... Calixthe Beyala évoque aussi la condition des femmes en Afrique, dans ce roman. Des femmes assignées aux missions maternelles et c'est à peu près tout ; ou bien des prostituées, et là, la montée des idées moralisatrices n'aide pas...
Le tableau a l'air assez sombre, comme cela, et il l'est indubitablement. Pourtant, "Le Christ selon l'Afrique" est une lecture inventive et colorée, qui donne souvent le sourire et même parfois plus. La manière de parler de Boréale, qui est notre narratrice, regorge de trouvailles, de néologismes, d'associations de mots amusantes, d'épisodes hauts en couleurs...
Oui, je me suis franchement amusé au fil de ce récit picaresque qui nous permet de découvrir et d'accompagner un personnage qui a du caractère et qui n'hésite pas à le faire savoir à bon escient. Elle sait ce qu'elle veut, Boréale, et sans doute plus encore, ce qu'elle ne veut pas... Elle trace son propre sillon loin des querelles et des tensions.
J'en ai explicité pas mal, elles sont là, d'abord façon Clochemerle, et puis de plus en plus fort. On n'en est pas encore à des scénarios qui pourraient dégénérer à la façon du Rwanda ou de la Centrafrique, mais la violence n'est jamais très loin... Faut-il pour autant penser que plonger inexorablement dans le chaos est une fatalité pour l'Afrique ?
C'est sans doute un des grands enjeux de ce roman qui, pour critiquer la religion et son influence néfaste sur la société camerounaise, n'en tourne pas moins à la parabole. Je ne vais rien vous dire de la seconde partie du roman, et en particulier de l'événement qui va tout bouleverser pour Boréale, avant tout, mais peut-être plus que cela...
Encore une fois, Boréale va surprendre tout le monde, changer radicalement de cap, mais, même lorsqu'elle accepte certaines concessions, lorsqu'elle revient sur certains de ses choix, elle finit immanquablement par reprendre les rênes de sa vie et mener sa barque seule, contre vents et marées, contre les courants dominants, au milieu des récifs...
"Demain est une incertitude. Oui, une incertitude, pas seulement pour l'homme noir qui s'était éloigné de sa spiritualité originelle mais également pour l'homme blanc qui s'agrippait au pouvoir de la raison et aux biens matériels", nous dit Boréale à la fin du livre. Ce monde a-t-il besoin d'un sauveur, d'un nouveau Christ ?
Ou tout simplement d'une nouvelle génération d'hommes et de femmes africains qui rompent avec les vieilles habitudes pour prendre son destin en main et, dans le même temps, celui du continent. Ce constat, c'est celui que fait Calixthe Beyala dans ce roman, en tout cas, c'est ce que j'y lis, en espérant ne pas me tromper...
Mais la romancière le fait avec un humour féroce et même un certain cynisme. Je ne peux pas trop entrer dans les détails, mais si la question religieuse est directement mise en avant dans le titre du roman, ce n'est évidemment pas un hasard... Et plusieurs aspects de ce dénouement pourraient faire grincer des dents... Moi, je me suis bien amusé de ces retournements de situation et de cette trouvaille finale...
Sans doute cela relève-t-il, pour le moment en tout cas, plus du voeu pieux que du constat d'un mouvement amorcé et destiné à durer... Mais, "Le Christ selon l'Afrique" est plus une fable et une satire qu'un pur roman politique. Son final se veut optimiste et, à défaut de pouvoir suivre plus longtemps Boréale, de la voir encore grandir, s'affirmer et faire ses preuves, on a envie de croiser les doigts pour que ses souhaits prennent corps, pour elle, son pays, son continent...
Avant de clore ce billet, un mot de la bande-son du roman, puisque Calixthe Beyala a cédé à cette nouvelle tendance. Les morceaux, de Francis Bebey à Manu Dibango, de James Brown à Aretha Franklin, de Brassens à Christophe, des Beatles à Tracy Chapman, de Bob Marley à Burning Spear, pour vous mettre des fourmis dans les jambes, forment un play-list métissée et équilibrée entre sons noirs et musiques plus occidentalisées.
Il y a de quoi faire et, à l'image de ce que fit Alain Resnais dans "On connaît la chanson", chacun de ses titres a été choisi pour correspondre à une humeur et une situation, quotidienne ou plus inattendue. La musique, les musiques, même, sont au coeur de ce livre qui, malgré un contexte qui ne prête pas forcément à rire, malgré un constat qui pourrait sombrer dans un profond pessimisme, respire la joie de vivre.
Et cela aussi fait beaucoup pour qu'on passe un bon moment en compagnie de Boréale.
Boréale a une vingtaine d'année et vit dans un quartier pauvre de Douala, au Cameroun. Elle gagne sa vie comme femme de ménage chez Dame Sylvie, une artiste française, venue s'installer en Afrique après le naufrage de son mariage, sans succès : le climat tropical n'a pas soigné la dépression qui la ronge lentement.
Chez Dame Sylvie, Boréale travaille avec une autre femme, plus âgée qu'elle, Mina, qui s'occupe des fourneaux. Mina aussi exubérante et généreuse qu'elle peut-être désagréable avec Boréale. Sans doute une question de jalousie pour sa cadette, plus jeune, plus jolie... Alors, quand ça lui prend, Mina déverse sa rancoeur sur Boréale qui encaisse sans rien dire...
Il faut dire que la famille de la jeune femme ne lui apporte guère de réconfort et que chez Dame Sylvie, c'est pas si mal... La mère de Boréale ne jure que pas sa fille aînée, Olivia, et ne parle à Boréale que pour la dénigrer... On comprend même que son enfance n'a pas été rose, loin de là... Quant à la tante de Boréale, M'am Dorota, elle nourrit de grands projets pour sa nièce...
Mariée à un homme riche, M'am Dorota aimerait devenir mère... Plus exactement, elle voudrait avoir un enfant de son époux, mais ne peut, ou ne veut, le porter. Alors, elle verrait bien Boréale jouer les mères porteuses. Ce à quoi Boréale ne semble pas vraiment disposée... Elle se trouve un peu jeune pour porter un enfant et elle trouve aussi que réduire la femme au simple rôle de mère est quelque peu restrictif...
Car libre, Boréale l'est. Oh, il y a bien eu une relation avec Homotype, mais elle y a mis fin quand elle s'est rendue compte que lui aussi était libre... Pour ne pas dire volage... Aimer, d'accord, mais avec une certaine exclusivité, pense Boréale. Alors, désormais, il leur arrive de se retrouver pour un câlin, et même un peu plus, car Homotype se défend dans ce domaine, mais c'est tout. Il n'a plus aucune chance d'être un jour son homme, foi de Boréale !
Mais Homotype n'est pas qu'un don juan, c'est aussi un garçon étonnant... Ancien étudiant en droit, il est proche du mouvement rastafari et évoque régulièrement les racines africaines, qui plongent dans l'Egypte antique. Considéré comme un artiste ou un hurluberlu, dans le quartier, il du mal à être pris au sérieux alors qu'il défend des positions panafricaines...
Il faut dire que toute cette histoire se déroule dans un Cameroun qui se divise de plus en plus souvent autour des questions religieuses... Le pays est devenu un vrai marché aux croyances où les différentes églises, en particulier les nouvelles églises évangélistes, rivalisent d'astuce et de créativité pour gagner des parts de marché sur la concurrence...
A grand renfort de discours enflammés et de "miracles", de cérémonies spectaculaires et de transes, ces prophètes rallient de plus en plus de fidèles autour de la personne du Christ. Mais quels liens y a-t-il entre Jésus et l'Afrique ? Et entre les autres religions monothéistes, qu'elles soient en perte de vitesse, comme le catholicisme, ou regardées avec crainte et méfiance comme l'Islam ?
En fait, ces poussées religieuses ne sont qu'un symptôme parmi d'autres, selon Homotype, de cette soumission de l'Afrique à l'homme blanc. Quand ce ne sont pas les prophètes, on met en avant la science, comme Doctaire Modeste Nourdjou, le scientifique du quartier, une science qui vient des recherches occidentales alors que, affirme Homotype, l'Afrique a perdu ce savoir qu'elle possédait depuis l'Egypte antique...
Les politiques, alors ? Ils sont bien trop occupés à conserver leur pouvoir et à s'en mettre plein les fouilles... Ces puissants, bien souvent corrompus, s'accommodent volontiers de la situation présente et ne travaillent en rien à l'autonomie et l'indépendance du pays et, au-delà, du continent... N'en déplaise à Madame Foning, cette richissime politicienne, qui n'hésite pas à intervenir dans le quartier, surtout s'il y a des caméras pour la filmer, afin de prêcher la bonne parole du pouvoir en place...
Et l'Afrique n'arrive pas à se débrouiller seul pour régler les problèmes du continent... Le roman évoque la Côte d'Ivoire et la Libye... On pourrait rajouter depuis le Mali et la Centrafrique, d'ailleurs... Là encore, ce sont les Occidentaux qui interviennent pour faire le gros du travail, décident des dirigeants qu'il faut démettre... et de ceux qui restent en place...
Voilà, à différents niveaux, dans quel pays vit Boréale. Et tout ça, c'est un peu le cadet de ses soucis, à la demoiselle. En fait, elle aimerait bien que tous ces oiseaux de mauvaise augure et tous ces empêcheurs de vivre en rond lui lâchent la grappe. Boréale ne se posent aucune de ces questions existentielles, elle a juste envie de s'amuser quand elle en a envie...
Il est beaucoup question d'amour et de sexe, dans "Le Christ selon l'Afrique", mais souvent séparément... Boréale ne cherche pas vraiment le grand amour. Pas sûre qu'elle y croie, d'ailleurs, pas plus qu'à tout le reste. Sans doute n'a-t-elle pas l'existence dont tout le monde rêve, mais elle n'a pas à se plaindre, gagne sa vie, s'amuse, ne pense pas trop au lendemain, dit ce qu'elle a à dire quand il le faut...
Peu importe la réputation, les on-dit, elle s'en fout bien de tout cela, Boréale. Elle ne juge pas, elle attend qu'on fasse pareil à son égard, même si on trouve qu'elle sort des clous ou du chemin qu'on aimerait tracé pour elle... Calixthe Beyala évoque aussi la condition des femmes en Afrique, dans ce roman. Des femmes assignées aux missions maternelles et c'est à peu près tout ; ou bien des prostituées, et là, la montée des idées moralisatrices n'aide pas...
Le tableau a l'air assez sombre, comme cela, et il l'est indubitablement. Pourtant, "Le Christ selon l'Afrique" est une lecture inventive et colorée, qui donne souvent le sourire et même parfois plus. La manière de parler de Boréale, qui est notre narratrice, regorge de trouvailles, de néologismes, d'associations de mots amusantes, d'épisodes hauts en couleurs...
Oui, je me suis franchement amusé au fil de ce récit picaresque qui nous permet de découvrir et d'accompagner un personnage qui a du caractère et qui n'hésite pas à le faire savoir à bon escient. Elle sait ce qu'elle veut, Boréale, et sans doute plus encore, ce qu'elle ne veut pas... Elle trace son propre sillon loin des querelles et des tensions.
J'en ai explicité pas mal, elles sont là, d'abord façon Clochemerle, et puis de plus en plus fort. On n'en est pas encore à des scénarios qui pourraient dégénérer à la façon du Rwanda ou de la Centrafrique, mais la violence n'est jamais très loin... Faut-il pour autant penser que plonger inexorablement dans le chaos est une fatalité pour l'Afrique ?
C'est sans doute un des grands enjeux de ce roman qui, pour critiquer la religion et son influence néfaste sur la société camerounaise, n'en tourne pas moins à la parabole. Je ne vais rien vous dire de la seconde partie du roman, et en particulier de l'événement qui va tout bouleverser pour Boréale, avant tout, mais peut-être plus que cela...
Encore une fois, Boréale va surprendre tout le monde, changer radicalement de cap, mais, même lorsqu'elle accepte certaines concessions, lorsqu'elle revient sur certains de ses choix, elle finit immanquablement par reprendre les rênes de sa vie et mener sa barque seule, contre vents et marées, contre les courants dominants, au milieu des récifs...
"Demain est une incertitude. Oui, une incertitude, pas seulement pour l'homme noir qui s'était éloigné de sa spiritualité originelle mais également pour l'homme blanc qui s'agrippait au pouvoir de la raison et aux biens matériels", nous dit Boréale à la fin du livre. Ce monde a-t-il besoin d'un sauveur, d'un nouveau Christ ?
Ou tout simplement d'une nouvelle génération d'hommes et de femmes africains qui rompent avec les vieilles habitudes pour prendre son destin en main et, dans le même temps, celui du continent. Ce constat, c'est celui que fait Calixthe Beyala dans ce roman, en tout cas, c'est ce que j'y lis, en espérant ne pas me tromper...
Mais la romancière le fait avec un humour féroce et même un certain cynisme. Je ne peux pas trop entrer dans les détails, mais si la question religieuse est directement mise en avant dans le titre du roman, ce n'est évidemment pas un hasard... Et plusieurs aspects de ce dénouement pourraient faire grincer des dents... Moi, je me suis bien amusé de ces retournements de situation et de cette trouvaille finale...
Sans doute cela relève-t-il, pour le moment en tout cas, plus du voeu pieux que du constat d'un mouvement amorcé et destiné à durer... Mais, "Le Christ selon l'Afrique" est plus une fable et une satire qu'un pur roman politique. Son final se veut optimiste et, à défaut de pouvoir suivre plus longtemps Boréale, de la voir encore grandir, s'affirmer et faire ses preuves, on a envie de croiser les doigts pour que ses souhaits prennent corps, pour elle, son pays, son continent...
Avant de clore ce billet, un mot de la bande-son du roman, puisque Calixthe Beyala a cédé à cette nouvelle tendance. Les morceaux, de Francis Bebey à Manu Dibango, de James Brown à Aretha Franklin, de Brassens à Christophe, des Beatles à Tracy Chapman, de Bob Marley à Burning Spear, pour vous mettre des fourmis dans les jambes, forment un play-list métissée et équilibrée entre sons noirs et musiques plus occidentalisées.
Il y a de quoi faire et, à l'image de ce que fit Alain Resnais dans "On connaît la chanson", chacun de ses titres a été choisi pour correspondre à une humeur et une situation, quotidienne ou plus inattendue. La musique, les musiques, même, sont au coeur de ce livre qui, malgré un contexte qui ne prête pas forcément à rire, malgré un constat qui pourrait sombrer dans un profond pessimisme, respire la joie de vivre.
Et cela aussi fait beaucoup pour qu'on passe un bon moment en compagnie de Boréale.
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