Il y a pas mal de temps que je vois passer le nom de notre auteur du soir en me disant : "tiens, il faudrait que je lise un de ses livres..." L'occasion s'est présentée avec la sortie de son nouveau roman, cet automne, et je dois dire que, en lisant la quatrième de couverture, j'étais très intrigué, curieux de découvrir un univers que je devinais très particulier. Je n'ai pas été déçu, voilà un voyage des plus originaux, entre roman post-apocalyptique et steampunk, mais ce n'est pas tout. "Merfer", de China Miéville (dans la collection Outre-Fleuve, traduction de Nathalie Mège), est un roman d'aventures ferroviaire qui rend hommage à la littérature du XIXe siècle par certains côtés, tout en nous emmenant dans un monde sombre, inquiétant, peuplé d'une faune qu'on n'aimerait pas croiser en bas de chez soi, mais aussi une quête initiatique, et même plusieurs. Attention, un train peut en cacher un autre, mais c'est aussi valable pour les rails...
Sham est un jeune garçon que ses deux cousins ont élevé après la mort de ses parents. Mais, le voilà près à voler (ou plutôt à rouler) de ses propres ailes. Il s'apprête à s'embarquer comme aide médecin sur le Mèdes, un train taupier commandé par la capitaine Picbaie, qui roule à l'année sur un réseau ferré exceptionnel qu'on appelle la Merfer.
Un entrelacs de voies sans début ni faim surplombant un continent qui semble désertique, au moins en surface. Mais c'est une illusion : sous les rails, le sol est creusé d'un nombre immense de galeries creusées par des animaux fouisseurs qui vivent là en grand nombre. Mais, pas tout à fait ceux que nous avons l'habitude de croiser.
Non, nous parlons ici d'animaux d'une taille gigantesque. Des taupes, de différentes espèces, mais aussi des insectes et d'autres bébêtes qu'on a beau trouver charmantes en temps normal mais qui, là, glacent un peu les sangs... Mais, c'est ça, la vie de taupier : parcourir la Merfer et chasser ces bestioles pour récolter leur peau, leur graisse et leur viande, afin d'assurer la subsistance de l'équipage.
Nombreux sont ceux qui s'embarquent sur les train et circulent pendant de longs mois sur la Merfer pour chasser ces animaux redoutables, qui surgissent de leurs terriers sans prévenir, au risque de culbuter tout ou partie d'une rame... Pour beaucoup, cette carrière est un idéal, une forme de rêve, une ambition, mais pas pour Sham, qui peine à s'habituer à sa nouvelle vie.
Mais ce n'est pas la seule particularité de la vie de taupier. Ceux qui ont de l'ancienneté ont croisé et combattu des animaux extraordinaires parmi cette faune déjà hors norme. Certains capitaines, au cours de ces luttes acharnées, ont été blessés, mutilés. Un grand nombre de capitaines de trains taupiers ont perdu un membre dans ces chasses terriblement dangereuses.
C'est le cas de Picbaie, la capitaine du Mèdes, qui a perdu un bras en affrontant un animal incroyable : une gigantesque taupe albinos qui réapparaît régulièrement avant de s'échapper à chaque fois. Au point que la capitaine et son équipage l'ont surnommé Jackie la Nargue. Pour Picbaie, retrouver Jackie et prendre sa revanche est devenu une obsession. Sa philosophie, comme on dit dans le jargon taupier.
Toujours à l'affût d'informations pour retrouver la trace du monstre, capable de mettre la vapeur et prendre les aiguillages à pleine vitesse et, pire encore, d'entraîner son équipage dans cette quête de vengeance personnelle, au risque de mettre tout le monde en danger. Voilà ce que, peu à peu, Sham va découvrir, en même temps que la vie quotidienne des taupiers à bord de leur train.
La chasse ne passionne guère le garçon, pas plus que la médecine, mais c'est ainsi. Jusqu'au jour où un événement va bouleverser le jeune homme. La découverte d'une épave, comme on en croise pas mal au gré de la Merfer. En fouillant l'habitacle, outre un corps qui montre que l'accident n'en était peut-être pas un, Sham découvre une photo.
Et ce qu'il voit sur cette photo le frappe au point de tout mettre en oeuvre pour comprendre. A commencer par retrouver la famille des propriétaires du train accidenté. Il faut qu'il sache où a été prise cette photo extraordinaire... Comme Picbaie est obsédé par Jackie la Nargue, Sham ne pense plus qu'à découvrir ce lieu qui montre qu'il y a une vie en dehors de la Merfer.
Une quête qui va le pousser à s'éloigner de plus en plus du Mèdes pour se lancer dans sa propre philosophie. Une nouvelle aventure bien plus palpitante à ses yeux que la chasse aux taupes géantes, au cours de laquelle il va faire différentes rencontres mais aussi connaître de grands dangers, d'une nature bien différente de ceux encourus sur le train taupier.
Mais toujours avec un but en tête : découvrir le Paradis et les Anges qui y vivent...
Précision sur cette dernière phrase : Paradis et Anges ne sont pas mes mots mais ceux que véhicules les légendes que se racontent les taupiers de générations en générations. Un lieu mythique, que personne n'a jamais vu, qui n'existe sans doute même pas, mais qu'on se décrit, le soir, à la veillée, en attendant que reprenne la chasse. Mais... Et si tout cela n'était pas qu'une légende ?
Laissons cet aspect-là, qui sera évidemment le fil conducteur du roman, pour s'intéresser au tour de force proposé par China Melville... Euh, pardon, Miéville... Mais le lapsus s'explique aisément tant, et vous l'aurez déjà noté, on trouve de parallèles entre "Merfer" et l'un des plus grands classiques de la littérature : "Moby Dick".
Mais un "Moby Dick" transposé dans cet univers étrange au point d'en devenir inquiétant : cet impressionnant réseau ferré, une espèce d'immense noeud ferroviaire, pas simplement à l'échelle d'une gare mais sur une incroyable superficie, à faire se pâmer les amateurs de trains électriques qui ne trouvent jamais de pièce assez grande pour exercer leur passion...
Un océan ferroviaire où les haltes ne sont pas appelées gares mais ports, un gigantesque réseau de circulation sur lequel on circule inlassablement au cours de longs trajets à la recherche de proies. Un maillage assez serré, semble-t-il, qui quadrille cette terre ferme, mais pas trop, dans laquelle évoluent les animaux sus-évoqués.
Des animaux fouisseurs de la taille des baleine que chassent Achab et ses semblables dans le roman de Melville et qui se déplacent sous et par-dessus cette terre exactement comme des cétacés jaillissant des flots... Cela donne un univers tout à fait surprenant et quelques morceaux d'anthologie où l'on se cramponne à son siège pour ne pas finir à la terre, à la merci des redoutables dents et griffes des taupes...
Pour autant, "Merfer" n'est pas que cette transposition de "Moby Dick", même si China Miéville en joue très intelligemment, comme avec ces philosophies, ces quêtes folles et très personnelles qui engagent les capitaines à la poursuite interminable d'animaux qui les ont blessés. Sham est, pour sa part, le pendant d'Ishmaël, même si son récit est (du moins au début) moins tragique.
Mais, au fil des pages, alors que le jeune homme se lance dans sa propre quête, celle de ce mystérieux Paradis, il délaisse les oripeaux d'Ishmaël pour prendre des airs de Jim Hawkins, le jeune personnage central de "l'île au trésor", de Stevenson. Eh oui, on a aussi une sorte de chasse au trésor, avec pirates et tout le tremblement, mais chut, n'en disons pas trop !
Reste qu'on se trouve plongé dans cet univers étrange sans aucune explication. Apparemment, la Merfer existe depuis un bon moment, au point que personne ne semble envisager que ce monde ait pu ressembler à autre chose. Je ne parle même pas de la croissance exponentielle des espèces animales qui n'a pas dû se produire en un jour.
Bref, on est typiquement dans un univers post-apocalyptique, où l'humanité et la nature se sont adaptées à de nouvelles conditions de vie. Tout est centré autour de la Merfer, comme si c'était véritablement un océan. Le lieu nourricier, la source de toute activité ou presque, un domaine prestigieux qu'il convient d'aller dompter.
En y ajoutant cette touche steampunk (enfin, pas tout à fait, certains taupiers fonctionnent encore au diesel, mais ne chipotons pas), China Miéville concocte un univers fascinant, sombre et déroutant, plein de surprises, même lorsqu'on se dit qu'on a tout vu, tout compris... Certaines rencontres sont terrifiantes et permettent des scènes d'action qui bousculent le lecteur.
Reste un final assez curieux, déroutant, même. Je suis resté dans un premier temps un peu dubitatif. Autant l'univers de la Merfer m'a paru le cadre idéal d'une tragédie, autant, d'un seul coup, fait irruption dans l'histoire un passage d'une tonalité très différente. Presque absurde, en tout cas, tout à fait surprenante.
Pour être franc, j'ai trouvé que ce passage arrivait un peu bizarrement dans un récit certes assez étrange dans son ensemble, mais qui ne préparait pas à ça. Et puis, après ce moment de flottement, j'ai retrouvé le fil, pour un final tout à fait logique, en revanche, et qui, d'une certaine manière, vient boucler la boucle.
"Merfer" est un roman d'une grande créativité, fascinant dans les scènes d'action qui l'offre et réjouissant dans le clin d'oeil très réussi à "Moby Dick", tout en conservant toujours ce côté sombre propre à Lovecraft, la principale référence littéraire de China Miéville. Mais, il est difficile pour moi de me faire une idée précise sur ce romancier et son travail à travers ce seul roman et il faudra certainement que j'y revienne, que j'approfondisse.
Mais, j'ai passé un bon moment de lecture avec "Merfer", un voyage plein de rebondissements dont certains ont fait monter ma tension, je n'exagère pas. Il y a quelque chose de macabre, de cauchemardesque dans cet univers, qui n'est pas sans rappeler la fameuse gravure de Goya, "le sommeil de la raison engendre des monstres".
Et cette noirceur inquiétante au point de devenir carrément effrayante n'est pas pour me déplaire, bien au contraire. Le côté masochiste du lecteur qui recherche, parfois, dans les pages des romans qu'il lit, à réveiller ses peurs d'enfant, à se frotter à ces créatures qui hantaient ses rêves et à les affronter dans un combat singulier...
Exactement comme la philosophie d'une Picbaie ou la folie d'un Achab...
"Il va falloir un jour qu'enfin je me décide à lire les livres que, depuis trente ans, je conseille à mes amis de lire". (Sacha Guitry)
vendredi 30 décembre 2016
mardi 27 décembre 2016
"Qu'importe les dangers. Je vous suivrai quoi qu'il arrive, car je suis mû par cette force universelle et incommensurable qui pousse les peuples à partir à la conquête de l'univers, à se connaître les uns les autres et à percer les secrets de la nature : l"ennui".
Une phrase de titre un peu longue (surtout si l'on considère que le livre, lui, ne l'est pas), certes, mais qui a le mérite de parfaitement planter le décor. Enfin, pas tout à fait, il manque quelques éléments qui vont apparaître au fil de notre billet du jour. Une lecture légère et souriante, avouez que ça change un peu et que ce n'est pas désagréable par les temps qui courent. Et en plus, c'est signé par un auteur de grande qualité, triplement récompensé en 2016 par deux Grands Prix de l'Imaginaire et le prix Rosny l'Aîné, vous voyez qu'on ne se moque pas de vous. Avec "Jennifer a disparu" (disponible en numérique aux éditions Walrus), Laurent Genefort s'est accordé une petite récréation. Voici une novella pleine d'humour et de clins d'oeil pour passer un bon moment lors d'une froide soirée ou d'une grise matinée d'hiver, qui mêlent les codes du roman noir, du road-trip et de la SF, sur fond de colonisation alien.
Monsieur G*** est détective privé à Paris et le moins qu'on puisse dire, c'est que les affaires ne sont guère florissantes. Vivant à l'arrière de son bureau minable, il attend désespérément un nouveau client depuis plusieurs mois. Et pourtant, cette carrière a plus le vent en poupe que la précédente, quand G*** écrivait des romans de science-fiction.
Mais, les extraterrestres ont débarqué sur terre et les histoires que G*** publiaient n'ont plus intéressé les lecteurs. Forcément, on lit de la SF pour se dépayser, pas pour trouver ce qu'on a sous les yeux au quotidien... D'où cette pénible reconversion. Mais le détective garde l'espoir d'un gros coup et s'adapte, acceptant même de s'occuper des affaires impliquant des aliens...
Une précision qui n'a pas échappé à Patou, qui pousse la porte du bureau de Monsieur G*** un matin. Patou mesure deux bons mètres et ressemble étrangement à Totoro, le personnage créé par le génial réalisateur de dessins animés japonais Hayao Miyazaki... Une ressemblance qui agace un peu l'Arshule (c'est l'espèce ET à laquelle Patou appartient) mais l'heure est grave.
En effet, Jennifer a disparu. Jennifer, c'est le mari de Patou (oui, les Arshules ont quelques soucis avec la notion de genre...) et il n'est pas revenu après être sorti chercher des kebabs. A-t-il fui le domicile conjugal ou bien a-t-il fait une mauvaise rencontre ? Patou n'envisage que cette seconde solution et elle est morte d'inquiétude.
D'abord parce qu'elle l'aime, son Jennifer, mais aussi parce que, si on ne retrouve pas l'Arshule, c'est toute une espèce qui disparaîtra définitivement, car ils forment le dernier couple encore vivant dans l'univers... C'est dire l'importance de la mission qui est confiée à G***. N'écoutant que son bon coeur (et la perspective de sortir enfin du marasme), il accepte de partir à la recherche de Jennifer...
Une recherche délicate, qui va emmener G*** sur les routes. Il va lui falloir braver bien des dangers, mais aussi subvenir aux besoins de la petite troupe qui va se former autour de lui. Il en est le seul Terrien, au moins pendant un bon moment, et cette armada hétéroclite ne va pas passer inaperçue, malgré l'habitude prise de croiser au quotidien des ET.
Et aucun d'entre eux n'est vraiment un cador dans son domaine, c'est le moins qu'on puisse dire. Des pieds nickelés intergalactiques lancés sur les routes de France, et même un peu au-delà, pour retrouver Jennifer et le tirer du mauvais pas dans lequel il se trouve. Une improbable odyssée, un buddy movie avec que des buddies et une parodie de roman noir tout à fait assumée.
G*** (comme Genefort ?) est un loser de compétition, à côté de qui les Marlowe, Spade et consorts passent pour des modèles de réussite. Blasé et cynique, comme ces modèles romanesques, il n'a pas l'étoffe de ces héros et l'on comprend mieux pourquoi la clientèle ne se bouscule pas devant sa minable agence.
Vous me trouvez dur ? Oui, mais n'oubliez pas qu'on est dans un livre qui détourne les codes pour mieux s'en moquer. Et G*** est l'instrument parfait pour que cette histoire qui a tout d'un véritable roman noir (enfin presque) parte gentiment en sucette. Un bon gros loser sans aucune chance de devenir un héros quoi qu'il se passe, c'est déjà un bon ressort.
Rien n'est ordinaire dans cette affaire, qui se passe dans un monde ressemblant à celui de "Men in Black" où la Terre est devenue un refuge, un lieu de transit ou de villégiature pour des espèces venues des quatre coins de l'univers. Apparemment, il a fallu un temps d'adaptation, mais désormais, tout cela paraît normal.
Ah oui, il y a quand même des humains, dans cette affaire. Et ils n'ont pas non plus le beau rôle. Nos extraterrestres peuvent paraître bien gentillets et un brin candide, mais nos congénères, eux, soutiennent magnifiquement leur réputation d'humain. Insupportables et animés par de bas instincts, veules et odieux.
Les ingrédients du cocktail sont là pour que rien ne se passe comme on pourrait l'imaginer. Laurent Genefort s'en donne à coeur joie et mène la vie dure à ses personnages, pas franchement à la hauteur des événements. On se demande si cette affaire va propulser la carrière de G*** tels les réacteurs de la fusée Ariane, avant de se dire que c'est tout à fait impossible...
En moquant (gentiment) le roman noir, le road-trip (dire qu'une partie du roman se passe sur la route de Louviers, et pas un cantonnier en vue !) et son genre de prédilection, la SF, il nous offre un agréable divertissement qui n'est pour autant pas sans fond. Car, derrière les rebondissements foireux et le dénouement en forme de soufflé (vous savez, le truc qui s'effondre toujours avant l'heure), "Jennifer a disparu" aborde quelques questions marquantes.
Dans le même esprit que le reste, avec humour et ironie, évidemment, mais pas sans poser quelques questions très intéressantes sur notre société. La vraie, celle dans laquelle nous évoluons, sans extraterrestres à l'horizon (enfin, qu'en sais-je ? On nous cache tout, on nous dit rien...), dans laquelle G*** continue d'écrire des romans de science-fiction...
Le fanatisme religieux est un de ces éléments, mais n'en disons pas plus, on me reprocherait de trop en dire... Par ailleurs, les Arshules, enfin ce qu'il en reste, sont un peu des reflets de notre pauvre humanité. Leur extinction annoncée sonne un peu comme un avertissement en lien avec nos comportements qui pourraient, à termes, rendre notre belle planète bleue... toute grise.
Et puis, il y a tous les clins d'oeil, les piques, les vannes qui touchent à notre culture populaire, aux médias, à certains aspects du petit monde de la science-fiction, même. Là aussi, Laurent Genefort s'amuse bien et l'on partage ce plaisir et cette douce ironie. Cet esprit potache qui flotte sur ce texte et qui retourne comme un gant de toilette tous les codes traditionnels est inattendu, subtil et jubilatoire.
"Jennifer a disparu" se présente comme un pulp. C'est d'ailleurs dit sur la page de garde et le texte paraît dans une collection étiquetée Pulps. J'emploie beaucoup ce mot, ces derniers temps sur le blog, l'occasion est belle d'un petit topo. A l'origine, le pulp est un magazine pas cher, imprimé sur du papier grossier (la fibre du bois qui rend sa trame grossière se dit woodpulp en anglais) et propose des textes pas toujours terribles.
Ils ont succédé aux romans à quatre sous et sont un des vecteurs les plus importants de diffusion des littératures qu'on dit populaires (souvent en se bouchant le nez, pouah !). Walrus s'empare de ce concept et le modernise, choisit des auteurs de qualité et propose ces textes à prix réduit et, chose assez paradoxale, uniquement en numérique.
Walrus est ce qu'on appelle un "pure player", autrement dit une maison d'édition qui ne publie qu'en numérique (même si la collection Pulp, par exemple, est désormais disponible en version papier en impression à la demande, pour les réfractaires les plus acharnés). Leur domaine, ce sont les genres de l'imaginaire, teinté de mauvais esprit et sur une tonalité déjantée.
Je ne vais pas faire de longs discours sur Walrus, le mieux, c'est encore de vous orienter vers le site de cette maison sur lequel vous pourrez surfer et découvrir les différentes collections qui vous sont proposées. Ce billet est aussi une bonne occasion de parler de cette maison et de son créneau un peu particulier. Parce que la guéguerre papier /numérique n'a plus grand sens (si elle en a jamais eu).
http://www.walrus-books.com/
Monsieur G*** est détective privé à Paris et le moins qu'on puisse dire, c'est que les affaires ne sont guère florissantes. Vivant à l'arrière de son bureau minable, il attend désespérément un nouveau client depuis plusieurs mois. Et pourtant, cette carrière a plus le vent en poupe que la précédente, quand G*** écrivait des romans de science-fiction.
Mais, les extraterrestres ont débarqué sur terre et les histoires que G*** publiaient n'ont plus intéressé les lecteurs. Forcément, on lit de la SF pour se dépayser, pas pour trouver ce qu'on a sous les yeux au quotidien... D'où cette pénible reconversion. Mais le détective garde l'espoir d'un gros coup et s'adapte, acceptant même de s'occuper des affaires impliquant des aliens...
Une précision qui n'a pas échappé à Patou, qui pousse la porte du bureau de Monsieur G*** un matin. Patou mesure deux bons mètres et ressemble étrangement à Totoro, le personnage créé par le génial réalisateur de dessins animés japonais Hayao Miyazaki... Une ressemblance qui agace un peu l'Arshule (c'est l'espèce ET à laquelle Patou appartient) mais l'heure est grave.
En effet, Jennifer a disparu. Jennifer, c'est le mari de Patou (oui, les Arshules ont quelques soucis avec la notion de genre...) et il n'est pas revenu après être sorti chercher des kebabs. A-t-il fui le domicile conjugal ou bien a-t-il fait une mauvaise rencontre ? Patou n'envisage que cette seconde solution et elle est morte d'inquiétude.
D'abord parce qu'elle l'aime, son Jennifer, mais aussi parce que, si on ne retrouve pas l'Arshule, c'est toute une espèce qui disparaîtra définitivement, car ils forment le dernier couple encore vivant dans l'univers... C'est dire l'importance de la mission qui est confiée à G***. N'écoutant que son bon coeur (et la perspective de sortir enfin du marasme), il accepte de partir à la recherche de Jennifer...
Une recherche délicate, qui va emmener G*** sur les routes. Il va lui falloir braver bien des dangers, mais aussi subvenir aux besoins de la petite troupe qui va se former autour de lui. Il en est le seul Terrien, au moins pendant un bon moment, et cette armada hétéroclite ne va pas passer inaperçue, malgré l'habitude prise de croiser au quotidien des ET.
Et aucun d'entre eux n'est vraiment un cador dans son domaine, c'est le moins qu'on puisse dire. Des pieds nickelés intergalactiques lancés sur les routes de France, et même un peu au-delà, pour retrouver Jennifer et le tirer du mauvais pas dans lequel il se trouve. Une improbable odyssée, un buddy movie avec que des buddies et une parodie de roman noir tout à fait assumée.
G*** (comme Genefort ?) est un loser de compétition, à côté de qui les Marlowe, Spade et consorts passent pour des modèles de réussite. Blasé et cynique, comme ces modèles romanesques, il n'a pas l'étoffe de ces héros et l'on comprend mieux pourquoi la clientèle ne se bouscule pas devant sa minable agence.
Vous me trouvez dur ? Oui, mais n'oubliez pas qu'on est dans un livre qui détourne les codes pour mieux s'en moquer. Et G*** est l'instrument parfait pour que cette histoire qui a tout d'un véritable roman noir (enfin presque) parte gentiment en sucette. Un bon gros loser sans aucune chance de devenir un héros quoi qu'il se passe, c'est déjà un bon ressort.
Rien n'est ordinaire dans cette affaire, qui se passe dans un monde ressemblant à celui de "Men in Black" où la Terre est devenue un refuge, un lieu de transit ou de villégiature pour des espèces venues des quatre coins de l'univers. Apparemment, il a fallu un temps d'adaptation, mais désormais, tout cela paraît normal.
Ah oui, il y a quand même des humains, dans cette affaire. Et ils n'ont pas non plus le beau rôle. Nos extraterrestres peuvent paraître bien gentillets et un brin candide, mais nos congénères, eux, soutiennent magnifiquement leur réputation d'humain. Insupportables et animés par de bas instincts, veules et odieux.
Les ingrédients du cocktail sont là pour que rien ne se passe comme on pourrait l'imaginer. Laurent Genefort s'en donne à coeur joie et mène la vie dure à ses personnages, pas franchement à la hauteur des événements. On se demande si cette affaire va propulser la carrière de G*** tels les réacteurs de la fusée Ariane, avant de se dire que c'est tout à fait impossible...
En moquant (gentiment) le roman noir, le road-trip (dire qu'une partie du roman se passe sur la route de Louviers, et pas un cantonnier en vue !) et son genre de prédilection, la SF, il nous offre un agréable divertissement qui n'est pour autant pas sans fond. Car, derrière les rebondissements foireux et le dénouement en forme de soufflé (vous savez, le truc qui s'effondre toujours avant l'heure), "Jennifer a disparu" aborde quelques questions marquantes.
Dans le même esprit que le reste, avec humour et ironie, évidemment, mais pas sans poser quelques questions très intéressantes sur notre société. La vraie, celle dans laquelle nous évoluons, sans extraterrestres à l'horizon (enfin, qu'en sais-je ? On nous cache tout, on nous dit rien...), dans laquelle G*** continue d'écrire des romans de science-fiction...
Le fanatisme religieux est un de ces éléments, mais n'en disons pas plus, on me reprocherait de trop en dire... Par ailleurs, les Arshules, enfin ce qu'il en reste, sont un peu des reflets de notre pauvre humanité. Leur extinction annoncée sonne un peu comme un avertissement en lien avec nos comportements qui pourraient, à termes, rendre notre belle planète bleue... toute grise.
Et puis, il y a tous les clins d'oeil, les piques, les vannes qui touchent à notre culture populaire, aux médias, à certains aspects du petit monde de la science-fiction, même. Là aussi, Laurent Genefort s'amuse bien et l'on partage ce plaisir et cette douce ironie. Cet esprit potache qui flotte sur ce texte et qui retourne comme un gant de toilette tous les codes traditionnels est inattendu, subtil et jubilatoire.
"Jennifer a disparu" se présente comme un pulp. C'est d'ailleurs dit sur la page de garde et le texte paraît dans une collection étiquetée Pulps. J'emploie beaucoup ce mot, ces derniers temps sur le blog, l'occasion est belle d'un petit topo. A l'origine, le pulp est un magazine pas cher, imprimé sur du papier grossier (la fibre du bois qui rend sa trame grossière se dit woodpulp en anglais) et propose des textes pas toujours terribles.
Ils ont succédé aux romans à quatre sous et sont un des vecteurs les plus importants de diffusion des littératures qu'on dit populaires (souvent en se bouchant le nez, pouah !). Walrus s'empare de ce concept et le modernise, choisit des auteurs de qualité et propose ces textes à prix réduit et, chose assez paradoxale, uniquement en numérique.
Walrus est ce qu'on appelle un "pure player", autrement dit une maison d'édition qui ne publie qu'en numérique (même si la collection Pulp, par exemple, est désormais disponible en version papier en impression à la demande, pour les réfractaires les plus acharnés). Leur domaine, ce sont les genres de l'imaginaire, teinté de mauvais esprit et sur une tonalité déjantée.
Je ne vais pas faire de longs discours sur Walrus, le mieux, c'est encore de vous orienter vers le site de cette maison sur lequel vous pourrez surfer et découvrir les différentes collections qui vous sont proposées. Ce billet est aussi une bonne occasion de parler de cette maison et de son créneau un peu particulier. Parce que la guéguerre papier /numérique n'a plus grand sens (si elle en a jamais eu).
http://www.walrus-books.com/
lundi 26 décembre 2016
"Tel un virus, le mal est passé à l'Ouest".
Après avoir lu "Vintage", de Grégoire Hervier, je n'ai eu aucune hésitation quant à ma lecture suivante. Et pour cause, dormait depuis quelque temps dans ma liseuse un roman au titre tout indiqué pour prendre le relais : "Moi et ce diable de blues", signé par le tandem Richard Tabbi et Ludovic Lavaissière (aux éditions du Riez). Pourtant, il ne s'agit pas, comme "Vintage", de laisser la part belle à la musique, en tout cas, pas de la même façon. Non, voici un roman noir, très noir, glauque, même, ultra-violent et instaurant une ambiance très malsaine. On est dans un pulp à la française, sur les traces d'un tueur en série particulièrement retors. Au service de l'intrigue, une galerie de personnages étranges et hétéroclites, emmenée par un flic à la dérive, le lieutenant Valdès. Amateurs de séries comme "Banshee" ou "Preacher", vous devriez apprécier ce livre. Mais, gare, le lecteur se fait salement bousculer de la première page aux dernières lignes...
Javier Valdès fut l'un des plus grands flics de France. Fut, parce que, désormais, s'il arbore encore la carte tricolore, son glorieux passé est derrière lui, noyé dans l'alcool et autres substances tout aussi addictives que destructrices. Jamais remis de la mort horrible de sa femme, le lieutenant a sombré, sans jamais réussir à remonter sur la rive...
Son auréole est bien terne, désormais, quand il arrive au Havre, une sinistre nuit de novembre. Ou, plus exactement, dans la commune voisine de Sainte-Adresse. Rendez-vous dans une villa qui serait indéniablement charmante si, dans sa luxueuse salle de bain, deux jeunes femmes n'avaient pas été crucifiées au plafond, après avoir été éventrées...
Une découverte macabre à rattacher à d'autres meurtres tout aussi sanglants qui, depuis un moment, sont découverts dans divers endroits de Normandie... Un tueur en série particulièrement sadique qui ne laisse aucun indice derrière lui. Valdès a récupéré ce dossier et, depuis, il patauge allègrement, incapable de faire cesser ces crimes atroces.
A ses côtés, le lieutenant stagiaire Ivana Ivanovic. Une jeune femme au physique sculptural qui se réjouissait de travailler avec Valdès... avant de découvrir ce que le temps, le désespoir et l'alcool avait fait de lui... En fait, on n'imagine pas duo plus mal assorti, tant le poivrot et la stagiaire semblent diamétralement opposés en tous points.
Alors, quand Valdès dévisse, qu'il a besoin de sa cuite quotidienne et qu'il n'est plus bon à rien, c'est elle qui bosse, cherchant en vain des pistes pour comprendre la folie du tueur, dénicher le témoignage décisif ou l'indice-clé... A sa grande surprise, c'est à une étrange rencontre qu'elle va avoir droit : le père Okrölic, un géant roux vêtu de cuir et néanmoins prêtre...
Dans une ville du Havre, sombre, inquiétante, son architecture toute en béton et cet automne froid et humide qui transperce jusqu'aux os, commencent une nouvelle phase de l'enquête. Pendant que Valdès perd de plus en plus le sens des réalités, entre delirium tremens et périodes de surexcitation sous stupéfiant, Ivana cherche, cherche et ne lâche rien...
"Moi et ce diable de blues", c'est d'abord une atmosphère (oui, c'est un livre qui a une gueule d'atmosphère, si je veux !), lourde, pesante, malsaine, dérangeante, à l'image des cauchemars sordides dans lesquels plonge Valdès (et pas seulement lui) lorsqu'il se laisse aller, l'alcool aidant, à l'inconscience. On le sent très vite, la teinte dominante, c'est le noir, et profond.
Valdès est un flic à l'ancienne, avec cette gouaille particulière et un profond mépris du politiquement correct. Sans sa descente aux enfers (terme pour une fois pas du tout cliché mais parfaitement adéquate), il serait certainement encore un excellent enquêteur. Mais son intuition a disparu sous des litres de whisky, et pas des meilleurs, jusqu'à s'y dissoudre (et dix sous, c'est pas cher !).
Il est pathétique, Valdès, il en devient comique, en tout cas lorsqu'il ne nous entraîne pas dans sa sordide folie onirique. On le croirait sorti d'un polar des années 1960-70, un modèle comme on en fait plus. Une sorte de pendant au capitaine Mehrlicht, créé par Nicolas Mehrlicht : lui conserve sa viande grâce à la fumée de ses éternelles clopes, Valdès préfère mettre ses os à l'abri dans l'alcool...
Il est fini, Valdès, et nul doute que, s'il menait seul l'enquête, le tueur aurait de beaux jours devant lui... Car, avant qu'il réussisse à additionner deux et deux, il peut se passer un bon moment... Et la probabilité d'arriver à cinq est grande... "Moi et ce diable de ce blues", c'est aussi l'agonie d'une carrière exemplaire avant euthanasie.
De l'autre côté, Ivana, ravissante, ambitieuse, déterminée, intrépide, maligne... Une flic stagiaire, certes, mais qui a choisi de faire cavalier seul au lieu de traîner son boulet de supérieur partout où elle va. Et, pendant que Valdès dit et fait n'importe quoi, trois pas en arrière pour un pas (titubant) en avant, elle trouve des fils sur lesquels tirer...
Par-delà leurs différences évidentes, ces deux personnages sont très intéressants, l'un par son passé mouvementé qui le hante, l'autre par l'avenir qu'on peut lui prédire sans trop d'erreur, car il lui appartient. Reste à savoir s'ils sauront se montrer complémentaires pour mettre un terme aux agissements du monstre qui sème des cadavres des falaises d'Etretat aux villas bourgeoises de Sainte-Adresse (et pas seulement).
Tabbi et Lavaissière vont chercher leurs influences chez deux spécialistes incontestés de la noirceur, Jean-Patrick Manchette et Maurice Dantec (celui des débuts, des "Racines du mal"). Alain Raimbault, qui signe une brève préface, ajoute à ces deux-là Chester Himes, Baudelaire et même Sade... Cocktail explosif en vue !
Oui, je l'ai dit d'emblée, c'est un roman très violent, et pas seulement par la nature des meurtres commis. C'est un roman crépusculaire et même un peu plus que cela, car on se demande si le soleil se lèvera à nouveau... La nuit, comme la ville du Havre, n'est pas seulement un élément de décor, c'est un des rouages importants de la mécanique de ce livre.
Deux autres éléments forts de ce livre sont la religion et le nazisme. Ils sont là, tout le temps, à des degrés différents, du réel aux recoins les plus sombres de l'inconscient de "Valdo-le-dingue". Un univers cauchemardesque dont on se demande s'il ne suinte pas pour envahir petit à petit le réel comme une filet d'eau passant sous une porte après une fuite.
Mais, au-delà du catholicisme et du nazisme, cette affaire étend ses tentacules venimeux bien plus loin que les bas-fonds havrais. Toute l'histoire européenne du XXe siècle, et particulièrement ses périodes les plus sombres, sont au coeur de l'intrigue. Et c'est comme si le Diable, on y vient, planait au-dessus d'elle, tirant les ficelles en ricanant.
Eh oui, le Diable, il fallait bien qu'il soit là, puisqu'il apparaît dans le titre de ce roman. Longtemps, je me suis demandé si le livre de Richard Tabbi et Ludovic Lavaissière allait basculer dans le fantastique. Avec ou sans créature à queue fourchue. Il y a bien, encore eux, les cauchemars de Valdès, qui ont des airs de giallo, mais ce sont des rêves (hein, ce sont juste des rêves, dites ?).
Mais, c'est bien un thriller, particulièrement sombre et tourmenté, que nous avons là. S'il franchit des limites, c'est celles de la folie et de la monstruosité humaines. Le fantastique reste borné à l'onirisme, certes, effroyablement malsain, mais c'est tout. Rien de diabolique là-dedans, enfin, je crois. Ou, si l'on y trouve le diable, c'est dans les détails.
Comme, par exemple, le titre du livre, mais je ne fais qu'énoncer une évidence, et les titres des chapitres. Ils ont ce point commun d'être tous des traductions, des adaptations ou des références claires aux chansons de Robert Johnson, le bluesman qui prétendait avoir signé un pacte avec le Diable... Nous y revoilà !
La musique n'est donc pas partie prenante de l'intrigue (même s'il y a une play-list réduite mais intéressante). En revanche, pour qui voudrait découvrir ou redécouvrir l'oeuvre hélas très réduite de Robert Johnson, c'est l'occasion idéale, puisqu'on y trouve son intégralité (ou presque, je n'ai pas fait les comptes).
Encore une fois, attention, c'est un roman d'une très grande violence. J'ai évoqué deux séries en préambule, "Banshee" et "Preacher", pour leur caractère violent et déjanté. Il y a aussi un peu de ça dans "Moi et ce diable de blues", avec des personnages très spéciaux, des crimes abominables décrits sans fard, de la baston...
Il y a, chez ces personnages, les flics comme les autres protagonistes, des traits caractéristiques et forts qu'on pourrait tout à fait retrouver dans des bandes dessinées, pulps ou comics. Et c'est aussi une des forces du roman de proposer, en plus de l'atmosphère oppressante et glauque, ces personnages tranchés (ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas ambigus et mystérieux), qui donnent à voir.
Alors, si on n'a pas peur de se frotter à cette histoire très violente, on passe un agréable moment de lecture. La forme est plutôt originale, en rompant avec le réalisme cru de certains romans de serial killer pour nous entraîner dans cet univers pervers et malsain où Ivana fait office d'unique source lumineuse dans un décor de ténèbres.
Un dernier mot, sur les éditions du Riez. Une maison basée dans le Finistère et qui propose un catalogue intéressant, qui a de quoi plaire aux amateurs d'imaginaire. J'en parle, car cette maison a connu, comme d'autres, d'ailleurs, quelques déboires dont les conséquences se font toujours ressentir. Encore récemment, sur leur site, elles expliquaient les difficultés qu'elles traversent.
Ce billet, c'est aussi une manière de coup de pouce. Il y aura certainement des lecteurs qui connaissent cette maison et sa situation précaire. Mais je m'adresse aux autres, qui découvriraient les éditions du Riez. N'hésitez pas à regarder ce qu'elles proposent, à acheter et lire ce qu'elles éditent. Et vous permettrez que l'aventure se poursuive, alors qu'elle s'est arrêtée pour tant d'autres...
http://www.editionsduriez.fr/
Javier Valdès fut l'un des plus grands flics de France. Fut, parce que, désormais, s'il arbore encore la carte tricolore, son glorieux passé est derrière lui, noyé dans l'alcool et autres substances tout aussi addictives que destructrices. Jamais remis de la mort horrible de sa femme, le lieutenant a sombré, sans jamais réussir à remonter sur la rive...
Son auréole est bien terne, désormais, quand il arrive au Havre, une sinistre nuit de novembre. Ou, plus exactement, dans la commune voisine de Sainte-Adresse. Rendez-vous dans une villa qui serait indéniablement charmante si, dans sa luxueuse salle de bain, deux jeunes femmes n'avaient pas été crucifiées au plafond, après avoir été éventrées...
Une découverte macabre à rattacher à d'autres meurtres tout aussi sanglants qui, depuis un moment, sont découverts dans divers endroits de Normandie... Un tueur en série particulièrement sadique qui ne laisse aucun indice derrière lui. Valdès a récupéré ce dossier et, depuis, il patauge allègrement, incapable de faire cesser ces crimes atroces.
A ses côtés, le lieutenant stagiaire Ivana Ivanovic. Une jeune femme au physique sculptural qui se réjouissait de travailler avec Valdès... avant de découvrir ce que le temps, le désespoir et l'alcool avait fait de lui... En fait, on n'imagine pas duo plus mal assorti, tant le poivrot et la stagiaire semblent diamétralement opposés en tous points.
Alors, quand Valdès dévisse, qu'il a besoin de sa cuite quotidienne et qu'il n'est plus bon à rien, c'est elle qui bosse, cherchant en vain des pistes pour comprendre la folie du tueur, dénicher le témoignage décisif ou l'indice-clé... A sa grande surprise, c'est à une étrange rencontre qu'elle va avoir droit : le père Okrölic, un géant roux vêtu de cuir et néanmoins prêtre...
Dans une ville du Havre, sombre, inquiétante, son architecture toute en béton et cet automne froid et humide qui transperce jusqu'aux os, commencent une nouvelle phase de l'enquête. Pendant que Valdès perd de plus en plus le sens des réalités, entre delirium tremens et périodes de surexcitation sous stupéfiant, Ivana cherche, cherche et ne lâche rien...
"Moi et ce diable de blues", c'est d'abord une atmosphère (oui, c'est un livre qui a une gueule d'atmosphère, si je veux !), lourde, pesante, malsaine, dérangeante, à l'image des cauchemars sordides dans lesquels plonge Valdès (et pas seulement lui) lorsqu'il se laisse aller, l'alcool aidant, à l'inconscience. On le sent très vite, la teinte dominante, c'est le noir, et profond.
Valdès est un flic à l'ancienne, avec cette gouaille particulière et un profond mépris du politiquement correct. Sans sa descente aux enfers (terme pour une fois pas du tout cliché mais parfaitement adéquate), il serait certainement encore un excellent enquêteur. Mais son intuition a disparu sous des litres de whisky, et pas des meilleurs, jusqu'à s'y dissoudre (et dix sous, c'est pas cher !).
Il est pathétique, Valdès, il en devient comique, en tout cas lorsqu'il ne nous entraîne pas dans sa sordide folie onirique. On le croirait sorti d'un polar des années 1960-70, un modèle comme on en fait plus. Une sorte de pendant au capitaine Mehrlicht, créé par Nicolas Mehrlicht : lui conserve sa viande grâce à la fumée de ses éternelles clopes, Valdès préfère mettre ses os à l'abri dans l'alcool...
Il est fini, Valdès, et nul doute que, s'il menait seul l'enquête, le tueur aurait de beaux jours devant lui... Car, avant qu'il réussisse à additionner deux et deux, il peut se passer un bon moment... Et la probabilité d'arriver à cinq est grande... "Moi et ce diable de ce blues", c'est aussi l'agonie d'une carrière exemplaire avant euthanasie.
De l'autre côté, Ivana, ravissante, ambitieuse, déterminée, intrépide, maligne... Une flic stagiaire, certes, mais qui a choisi de faire cavalier seul au lieu de traîner son boulet de supérieur partout où elle va. Et, pendant que Valdès dit et fait n'importe quoi, trois pas en arrière pour un pas (titubant) en avant, elle trouve des fils sur lesquels tirer...
Par-delà leurs différences évidentes, ces deux personnages sont très intéressants, l'un par son passé mouvementé qui le hante, l'autre par l'avenir qu'on peut lui prédire sans trop d'erreur, car il lui appartient. Reste à savoir s'ils sauront se montrer complémentaires pour mettre un terme aux agissements du monstre qui sème des cadavres des falaises d'Etretat aux villas bourgeoises de Sainte-Adresse (et pas seulement).
Tabbi et Lavaissière vont chercher leurs influences chez deux spécialistes incontestés de la noirceur, Jean-Patrick Manchette et Maurice Dantec (celui des débuts, des "Racines du mal"). Alain Raimbault, qui signe une brève préface, ajoute à ces deux-là Chester Himes, Baudelaire et même Sade... Cocktail explosif en vue !
Oui, je l'ai dit d'emblée, c'est un roman très violent, et pas seulement par la nature des meurtres commis. C'est un roman crépusculaire et même un peu plus que cela, car on se demande si le soleil se lèvera à nouveau... La nuit, comme la ville du Havre, n'est pas seulement un élément de décor, c'est un des rouages importants de la mécanique de ce livre.
Deux autres éléments forts de ce livre sont la religion et le nazisme. Ils sont là, tout le temps, à des degrés différents, du réel aux recoins les plus sombres de l'inconscient de "Valdo-le-dingue". Un univers cauchemardesque dont on se demande s'il ne suinte pas pour envahir petit à petit le réel comme une filet d'eau passant sous une porte après une fuite.
Mais, au-delà du catholicisme et du nazisme, cette affaire étend ses tentacules venimeux bien plus loin que les bas-fonds havrais. Toute l'histoire européenne du XXe siècle, et particulièrement ses périodes les plus sombres, sont au coeur de l'intrigue. Et c'est comme si le Diable, on y vient, planait au-dessus d'elle, tirant les ficelles en ricanant.
Eh oui, le Diable, il fallait bien qu'il soit là, puisqu'il apparaît dans le titre de ce roman. Longtemps, je me suis demandé si le livre de Richard Tabbi et Ludovic Lavaissière allait basculer dans le fantastique. Avec ou sans créature à queue fourchue. Il y a bien, encore eux, les cauchemars de Valdès, qui ont des airs de giallo, mais ce sont des rêves (hein, ce sont juste des rêves, dites ?).
Mais, c'est bien un thriller, particulièrement sombre et tourmenté, que nous avons là. S'il franchit des limites, c'est celles de la folie et de la monstruosité humaines. Le fantastique reste borné à l'onirisme, certes, effroyablement malsain, mais c'est tout. Rien de diabolique là-dedans, enfin, je crois. Ou, si l'on y trouve le diable, c'est dans les détails.
Comme, par exemple, le titre du livre, mais je ne fais qu'énoncer une évidence, et les titres des chapitres. Ils ont ce point commun d'être tous des traductions, des adaptations ou des références claires aux chansons de Robert Johnson, le bluesman qui prétendait avoir signé un pacte avec le Diable... Nous y revoilà !
La musique n'est donc pas partie prenante de l'intrigue (même s'il y a une play-list réduite mais intéressante). En revanche, pour qui voudrait découvrir ou redécouvrir l'oeuvre hélas très réduite de Robert Johnson, c'est l'occasion idéale, puisqu'on y trouve son intégralité (ou presque, je n'ai pas fait les comptes).
Encore une fois, attention, c'est un roman d'une très grande violence. J'ai évoqué deux séries en préambule, "Banshee" et "Preacher", pour leur caractère violent et déjanté. Il y a aussi un peu de ça dans "Moi et ce diable de blues", avec des personnages très spéciaux, des crimes abominables décrits sans fard, de la baston...
Il y a, chez ces personnages, les flics comme les autres protagonistes, des traits caractéristiques et forts qu'on pourrait tout à fait retrouver dans des bandes dessinées, pulps ou comics. Et c'est aussi une des forces du roman de proposer, en plus de l'atmosphère oppressante et glauque, ces personnages tranchés (ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas ambigus et mystérieux), qui donnent à voir.
Alors, si on n'a pas peur de se frotter à cette histoire très violente, on passe un agréable moment de lecture. La forme est plutôt originale, en rompant avec le réalisme cru de certains romans de serial killer pour nous entraîner dans cet univers pervers et malsain où Ivana fait office d'unique source lumineuse dans un décor de ténèbres.
Un dernier mot, sur les éditions du Riez. Une maison basée dans le Finistère et qui propose un catalogue intéressant, qui a de quoi plaire aux amateurs d'imaginaire. J'en parle, car cette maison a connu, comme d'autres, d'ailleurs, quelques déboires dont les conséquences se font toujours ressentir. Encore récemment, sur leur site, elles expliquaient les difficultés qu'elles traversent.
Ce billet, c'est aussi une manière de coup de pouce. Il y aura certainement des lecteurs qui connaissent cette maison et sa situation précaire. Mais je m'adresse aux autres, qui découvriraient les éditions du Riez. N'hésitez pas à regarder ce qu'elles proposent, à acheter et lire ce qu'elles éditent. Et vous permettrez que l'aventure se poursuive, alors qu'elle s'est arrêtée pour tant d'autres...
http://www.editionsduriez.fr/
dimanche 25 décembre 2016
"If you hand me a guitar, I'll play the blues. That's the place I automatically go" (Eric Clapton).
Livre et musique, encore, et en changeant encore de genre (à la fois pour le livre et pour la musique). Place à un roman noir qui a attiré mon attention par son sujet intrigant et par son auteur, dont j'avais bien aimé les deux premiers romans ("Scream test" et, plus encore, "Zen City"). Cette fois, c'est aux racines du blues qu'il nous emmène, mais pas seulement. Dans cette période effervescente des années 1950 où la musique va franchir un tournant, avec l'apparition du rock'n'roll. "Vintage", de Grégoire Hervier (en grand format au Diable Vauvert), propose une histoire reposant sur des éléments assez classiques mais utilisés de façon originale et nous entraîne dans une enquête en forme de road-trip musical sur des riffs de guitare envoûtants. Longtemps, on se demande où nous conduit Hervier, puis, lorsqu'on le comprend, on se laisse porter, mais pas trop... Car il plane une ombre bien inquiétante sur cette affaire...
A 25 ans, Thomas est dans une période bien incertaine. Honnête guitariste, il vient de voir son groupe splitter sans avoir pu percer. Obligé de renoncer (provisoirement, espère-t-il) à sa carrière musicale, il a trouvé un job dans un des plus importants magasins de guitares de Paris. Un simple intérim, en remplacement d'un pote victime d'un accident.
Une certaine routine s'installe alors dans son existence, bien loin du rêve d'un mode de vie sexe, drogue et rock'n'roll... Pourtant, c'est d'une manière fort étrange que le destin (ou une autre entité aussi imprévisible) va venir frapper à sa porte. Sous la forme d'une livraison pas ordinaire, à effectuer au nom de son patron, Alain de Chévigné.
A la surprise de Thomas, Alain a accepté une offre pour le modèle le plus extraordinaire qu'il a en magasin. Une guitare que le propriétaire du magasin ne semblait pas disposé à vendre, utilisant sa rareté comme un argument publicitaire. Mais, il a suffi d'un coup de fil pour qu'il change d'avis et accepte de céder sa magnifique Goldtop, guitare créée par Les Paul pour Gibson en 1954.
N'aimant guère les voyages, Alain demande donc à Thomas de jouer les intermédiaires. Car l'acheteur n'habite pas en France, mais en Ecosse. Dans un endroit dont le nom résonne aux oreilles du jeune homme pour tout ce qu'il représente : le manoir de Boleskine House, sur les rives du Loch Ness... Un voyage qui a de quoi plaire au musicien, aussi s'empresse-t-il de prendre l'avion...
Une Rolls attend Thomas à la descente de l'avion pour le conduire auprès du client, lord Charles Winsley (suis-je le seul à voir Christopher Lee, dans ce personnage ?). Un vieil homme cloué dans un fauteuil roulant, mais un collectionneur de guitares hors pair. Ce qu'il va montrer à Thomas laisse le jeune homme bouche bée. Malgré l'étrangeté des lieux, il est comme un gamin dans une confiserie, faisant sonner d'incroyables instruments...
Fasciné, il écoute aussi son hôte lui raconter ses récentes mésaventures. Le clou de sa collection a disparu, vraisemblablement volé. Et il voudrait bien qu'on l'aide à la retrouver. En échange, une coquette somme d'argent, 10% de la prime d'assurance fixée à 10 millions de dollars ! De quoi susciter une attention parfaite chez Thomas qui imagine relancer sa carrière musicale grâce à ce pactole.
Mais, plus que l'argent, c'est la guitare qu'on lui demande de retrouver qui intrigue le jeune homme : la Moderne, dessinée chez Gibson en 1958. Or, cette guitare est considérée par les guitaristes comme un mythe absolu, une sorte de Graal. Et pour cause : aucune preuve n'a jamais été apportée de son existence. On connaît les plans, mais le modèle fut abandonné avant fabrication. A moins que...
Thomas, excité à l'idée de mettre la main sur cet instrument fabuleux, se lance alors à corps perdu dans cette quête qui va le mener sur deux autres continents. Il s'imagine d'abord comme une espèce de détective, comme on en croise dans les romans noirs. Mais, une fois le pied posé sur le sol américain, bien des choses vont changer. Et sa curiosité, malgré le danger croissant, va monter de plusieurs crans...
Car, au fil de ses recherches, et de rencontres assez étranges dans ce milieu des dingues (pas toujours doux) de guitares, sa recherche va changer d'axe. Il ne perd pas de vue la Moderne, dont l'existence commence à prendre de l'épaisseur, mais il va s'intéresser à un musicien, un bluesman complètement oublié, dont la trajectoire météorique est entouré de bien des mystères...
Pour ce troisième roman, Grégoire Hervier se lance dans un roman noir au-dessus duquel flotte une ambiance assez étrange, presque surnaturelle. D'emblée, avec cette visite sur les bords du Loch Ness, le ton est donné : cette Moderne n'est vraiment pas une guitare comme les autres. "Vintage" n'est pas un roman fantastique, mais il faut reconnaître que l'auteur joue avec cette ambiguïté tout au long.
Et si la Moderne était maudite ? Et si cette guitare sentait le soufre ? Et si cet instrument était plus que jamais fidèle aux légendes les plus sombres entourant le blues, musique diabolique ? Voilà peu à peu les questions qui s'instillent dans l'esprit de Thomas, alors qu'il suit des pistes improbables pour retrouver une guitare qui n'existe pas...
Cette histoire d'un musicien oublié m'a fait repenser à un roman qui m'avait happé, "la conspiration des ténèbres", de Theodore Roszak. Un livre qui ne traitait pas de musique, mais de cinéma, avec la redécouverte, par hasard, d'un cinéaste et de son oeuvre oubliée, dont le pouvoir était de susciter chez le spectateur la peur la plus crue.
Une impression renforcée par pas mal d'éléments apparaissant dans le cours du livre. Outre quelques clins d'oeil à Frankenstein, on trouve aussi pas mal de références au mythique cinéma de SF et d'horreur des années 1950 (et à ses bandes originales, signées par des maîtres du genre, comme Dimitri Tiomkin ou Bernard Hermann).
Toutes proportions gardées (le Roszak est une brique de près de 800 pages d'une incroyable densité), j'ai retrouvé certains aspects voisins dans l'intrigue de "Vintage", qui nous plonge au coeur de l'histoire de la musique, à un de ses carrefours majeurs, lorsque le blues a profité des évolutions technologiques apportées aux guitares électriques dans les années 1950 pour donner naissance au rock.
Hervier s'appuie sur une play-list incroyable, qui mérite une écoute en parallèle de la lecture, car on n'y trouve pas que des standards. Si, comme moi, votre culture blues se limite aux classiques du genre, vous découvrirez certainement pas mal d'artistes de grand talent et surtout, des morceaux qui ne sont pas forcément ceux qu'on entend le plus souvent.
La musique est véritablement un des personnages de ce roman. Pas uniquement parce qu'on en écoute beaucoup ou qu'on y fait référence régulièrement, mais parce que, derrière la légende de la Moderne, on découvre toutes les évolutions futures du rock, des pionniers américains puis britanniques, jusqu'au rock psychédélique et même au métal.
Tous ces mouvements musicaux qui se sont appuyés sur l'instrument de base qu'est la guitare, offrant des riffs mémorables, des solos immortels (n'en déplaise à Keith Richards), des rythmiques nouvelles, des sonorités différentes et des personnalités diverses chez les guitar heroes... C'est bien sûr Gibson qui est au coeur du roman, mais on n'oublie pas d'autres marques, comme Fender ou Ibanez, bien sûr.
Si Thomas voyage pas mal, le coeur de l'action se situe tout de même dans un mythique triangle, Memphis, Nashville, New Orleans, ce sud des Etats-Unis qui a vu naître le jazz et le blues, qui est le berceau du rock, lorsque les Blancs se sont appropriés ces rythmes que réprouvait la morale (et le politiquement correct encore teinté de racisme, il faut bien le dire).
Grégoire Hervier a remarquablement préparé son sujet pour façonner un personnage au combien mystérieux, un musicien maudit, dont le son est tombé dans l'oubli après avoir eu une influence énorme sur une courte période. J'ai aimé ce personnage et tout ce qui l'entoure, j'ai aimé également comment il réussit à rattacher ce personnage sorti de son imagination au réel.
J'ai évoqué Theodore Roszak, une autre lecture ancienne m'est revenu à l'esprit : "le violon", d'Anne Rice. Là encore, bien des différences de fond, mais des idées voisines, autour d'un mystérieux instrument de musique aux sonorités si particulières... Entre le Stradivarius de la créatrice de Lestat et la Gibson d'Hervier, il y a un lien indéniable. Peut-être à chercher dans ce pouvoir de la musique, déjà évoqué récemment.
Mais la véritable influence, il faut incontestablement la chercher du côté d'un écrivain noir, très noir, Nick Tosches, qui connaît bien le monde du rock et cette période précise des années 1950 pour avoir écrit sur le sujet. Et c'est vrai que "Vintage" bénéficie d'une atmosphère qui va en s'assombrissant au fil des pages, dans la lignée des romans de Nick Tosches.
Le rythme, lui, démarre piano pour aller crescendo, avec quelques pics de tension pour plonger Thomas (et le lecteur) dans l'incertitude et l'inquiétude. Le danger apparaît presque par surprise et ne va cesser de grandir. Décidément, la Moderne attise bien des convoitises, pas toutes très recommandables...
A l'arrivée, une lecture agréable et divertissante, avec un final cohérent et très intéressant, car elle permet de conserver une touche de mystère en suspens... Le tout, servi avec de la musique à profusion, ce qui n'est jamais pour me déplaire. D'ailleurs, pour conclure, voici deux liens où retrouver les musiques marquantes en lien avec "Vintage".
- D'abord une vidéo plus générique sur les origines du rock avant les années 1950.
- Ensuite, la véritable play-list du livre.
A 25 ans, Thomas est dans une période bien incertaine. Honnête guitariste, il vient de voir son groupe splitter sans avoir pu percer. Obligé de renoncer (provisoirement, espère-t-il) à sa carrière musicale, il a trouvé un job dans un des plus importants magasins de guitares de Paris. Un simple intérim, en remplacement d'un pote victime d'un accident.
Une certaine routine s'installe alors dans son existence, bien loin du rêve d'un mode de vie sexe, drogue et rock'n'roll... Pourtant, c'est d'une manière fort étrange que le destin (ou une autre entité aussi imprévisible) va venir frapper à sa porte. Sous la forme d'une livraison pas ordinaire, à effectuer au nom de son patron, Alain de Chévigné.
A la surprise de Thomas, Alain a accepté une offre pour le modèle le plus extraordinaire qu'il a en magasin. Une guitare que le propriétaire du magasin ne semblait pas disposé à vendre, utilisant sa rareté comme un argument publicitaire. Mais, il a suffi d'un coup de fil pour qu'il change d'avis et accepte de céder sa magnifique Goldtop, guitare créée par Les Paul pour Gibson en 1954.
N'aimant guère les voyages, Alain demande donc à Thomas de jouer les intermédiaires. Car l'acheteur n'habite pas en France, mais en Ecosse. Dans un endroit dont le nom résonne aux oreilles du jeune homme pour tout ce qu'il représente : le manoir de Boleskine House, sur les rives du Loch Ness... Un voyage qui a de quoi plaire au musicien, aussi s'empresse-t-il de prendre l'avion...
Une Rolls attend Thomas à la descente de l'avion pour le conduire auprès du client, lord Charles Winsley (suis-je le seul à voir Christopher Lee, dans ce personnage ?). Un vieil homme cloué dans un fauteuil roulant, mais un collectionneur de guitares hors pair. Ce qu'il va montrer à Thomas laisse le jeune homme bouche bée. Malgré l'étrangeté des lieux, il est comme un gamin dans une confiserie, faisant sonner d'incroyables instruments...
Fasciné, il écoute aussi son hôte lui raconter ses récentes mésaventures. Le clou de sa collection a disparu, vraisemblablement volé. Et il voudrait bien qu'on l'aide à la retrouver. En échange, une coquette somme d'argent, 10% de la prime d'assurance fixée à 10 millions de dollars ! De quoi susciter une attention parfaite chez Thomas qui imagine relancer sa carrière musicale grâce à ce pactole.
Mais, plus que l'argent, c'est la guitare qu'on lui demande de retrouver qui intrigue le jeune homme : la Moderne, dessinée chez Gibson en 1958. Or, cette guitare est considérée par les guitaristes comme un mythe absolu, une sorte de Graal. Et pour cause : aucune preuve n'a jamais été apportée de son existence. On connaît les plans, mais le modèle fut abandonné avant fabrication. A moins que...
Thomas, excité à l'idée de mettre la main sur cet instrument fabuleux, se lance alors à corps perdu dans cette quête qui va le mener sur deux autres continents. Il s'imagine d'abord comme une espèce de détective, comme on en croise dans les romans noirs. Mais, une fois le pied posé sur le sol américain, bien des choses vont changer. Et sa curiosité, malgré le danger croissant, va monter de plusieurs crans...
Car, au fil de ses recherches, et de rencontres assez étranges dans ce milieu des dingues (pas toujours doux) de guitares, sa recherche va changer d'axe. Il ne perd pas de vue la Moderne, dont l'existence commence à prendre de l'épaisseur, mais il va s'intéresser à un musicien, un bluesman complètement oublié, dont la trajectoire météorique est entouré de bien des mystères...
Pour ce troisième roman, Grégoire Hervier se lance dans un roman noir au-dessus duquel flotte une ambiance assez étrange, presque surnaturelle. D'emblée, avec cette visite sur les bords du Loch Ness, le ton est donné : cette Moderne n'est vraiment pas une guitare comme les autres. "Vintage" n'est pas un roman fantastique, mais il faut reconnaître que l'auteur joue avec cette ambiguïté tout au long.
Et si la Moderne était maudite ? Et si cette guitare sentait le soufre ? Et si cet instrument était plus que jamais fidèle aux légendes les plus sombres entourant le blues, musique diabolique ? Voilà peu à peu les questions qui s'instillent dans l'esprit de Thomas, alors qu'il suit des pistes improbables pour retrouver une guitare qui n'existe pas...
Cette histoire d'un musicien oublié m'a fait repenser à un roman qui m'avait happé, "la conspiration des ténèbres", de Theodore Roszak. Un livre qui ne traitait pas de musique, mais de cinéma, avec la redécouverte, par hasard, d'un cinéaste et de son oeuvre oubliée, dont le pouvoir était de susciter chez le spectateur la peur la plus crue.
Une impression renforcée par pas mal d'éléments apparaissant dans le cours du livre. Outre quelques clins d'oeil à Frankenstein, on trouve aussi pas mal de références au mythique cinéma de SF et d'horreur des années 1950 (et à ses bandes originales, signées par des maîtres du genre, comme Dimitri Tiomkin ou Bernard Hermann).
Toutes proportions gardées (le Roszak est une brique de près de 800 pages d'une incroyable densité), j'ai retrouvé certains aspects voisins dans l'intrigue de "Vintage", qui nous plonge au coeur de l'histoire de la musique, à un de ses carrefours majeurs, lorsque le blues a profité des évolutions technologiques apportées aux guitares électriques dans les années 1950 pour donner naissance au rock.
Hervier s'appuie sur une play-list incroyable, qui mérite une écoute en parallèle de la lecture, car on n'y trouve pas que des standards. Si, comme moi, votre culture blues se limite aux classiques du genre, vous découvrirez certainement pas mal d'artistes de grand talent et surtout, des morceaux qui ne sont pas forcément ceux qu'on entend le plus souvent.
La musique est véritablement un des personnages de ce roman. Pas uniquement parce qu'on en écoute beaucoup ou qu'on y fait référence régulièrement, mais parce que, derrière la légende de la Moderne, on découvre toutes les évolutions futures du rock, des pionniers américains puis britanniques, jusqu'au rock psychédélique et même au métal.
Tous ces mouvements musicaux qui se sont appuyés sur l'instrument de base qu'est la guitare, offrant des riffs mémorables, des solos immortels (n'en déplaise à Keith Richards), des rythmiques nouvelles, des sonorités différentes et des personnalités diverses chez les guitar heroes... C'est bien sûr Gibson qui est au coeur du roman, mais on n'oublie pas d'autres marques, comme Fender ou Ibanez, bien sûr.
Si Thomas voyage pas mal, le coeur de l'action se situe tout de même dans un mythique triangle, Memphis, Nashville, New Orleans, ce sud des Etats-Unis qui a vu naître le jazz et le blues, qui est le berceau du rock, lorsque les Blancs se sont appropriés ces rythmes que réprouvait la morale (et le politiquement correct encore teinté de racisme, il faut bien le dire).
Grégoire Hervier a remarquablement préparé son sujet pour façonner un personnage au combien mystérieux, un musicien maudit, dont le son est tombé dans l'oubli après avoir eu une influence énorme sur une courte période. J'ai aimé ce personnage et tout ce qui l'entoure, j'ai aimé également comment il réussit à rattacher ce personnage sorti de son imagination au réel.
J'ai évoqué Theodore Roszak, une autre lecture ancienne m'est revenu à l'esprit : "le violon", d'Anne Rice. Là encore, bien des différences de fond, mais des idées voisines, autour d'un mystérieux instrument de musique aux sonorités si particulières... Entre le Stradivarius de la créatrice de Lestat et la Gibson d'Hervier, il y a un lien indéniable. Peut-être à chercher dans ce pouvoir de la musique, déjà évoqué récemment.
Mais la véritable influence, il faut incontestablement la chercher du côté d'un écrivain noir, très noir, Nick Tosches, qui connaît bien le monde du rock et cette période précise des années 1950 pour avoir écrit sur le sujet. Et c'est vrai que "Vintage" bénéficie d'une atmosphère qui va en s'assombrissant au fil des pages, dans la lignée des romans de Nick Tosches.
Le rythme, lui, démarre piano pour aller crescendo, avec quelques pics de tension pour plonger Thomas (et le lecteur) dans l'incertitude et l'inquiétude. Le danger apparaît presque par surprise et ne va cesser de grandir. Décidément, la Moderne attise bien des convoitises, pas toutes très recommandables...
A l'arrivée, une lecture agréable et divertissante, avec un final cohérent et très intéressant, car elle permet de conserver une touche de mystère en suspens... Le tout, servi avec de la musique à profusion, ce qui n'est jamais pour me déplaire. D'ailleurs, pour conclure, voici deux liens où retrouver les musiques marquantes en lien avec "Vintage".
- D'abord une vidéo plus générique sur les origines du rock avant les années 1950.
- Ensuite, la véritable play-list du livre.
mercredi 21 décembre 2016
"Être musicien, c'est ne jamais grandir, un sport que Kurt pratiquait comme un des beaux-arts".
Il va flotter comme un parfum d'adolescence sur ce billet, soyez-en certain. Et sans doute pas mal d'autres effluves beaucoup moins agréables, mais c'est une autre histoire. On va surtout rester dans le domaine musical, mais en changeant radicalement de genre, après "Libertango". On va brancher les guitares, en distordre le son, les saturer un max, sauter dans tous les sens et, éventuellement, tout casser à la fin, joli programme ! "Le roman de Boddah", d'Héloïse Guay de Bellissen (paru chez Fayard et désormais disponible en poche chez Pocket), nous emmène à la rencontre d'une des figures emblématiques de la musique grunge, Kurt Cobain, leader de Nirvana et figure du "Club des 27". Un portrait, plus qu'une biographie romanesque, mais aussi le récit de l'ascension et de la chute d'une star mondiale qui aurait préféré rester un enfant toute son existence et que le passage à la vie adulte a consumé vitesse grand V...
C'est l'histoire d'un garçon né dans la deuxième moitié des années 1960 et qui, une vingtaine d'années plus tard, est devenu chanteur de rock. Son groupe s'appelle Nirvana et mène une honnête carrière aux Etats-Unis. En 1989, on est encore loin du phénomène que va devenir ce groupe deux ans plus tard. Ce garçon s'appelle Kurt Cobain et il s'éclate.
Avec son meilleur pote, Krist Novoselic, qui l'accompagne à la basse, et avant que ne les rejoigne Davie Grohl, qui sera le batteur de la période de gloire de Nirvana, ils font les quatre-cents coups, ne se soucient de rien d'autre que de musique. De vrais garnements, irresponsables et déjantés, cradingues et capables de se conduire comme Attila, là où ils passent...
Un gamin, oui, c'est le mot qui vient à l'esprit lorsqu'on évoque Kurt. Un jeune adulte qui refuse de grandir et fait tout pour rester un enfant. Et pourtant, sa jeunesse n'a pas été facile, cette enfance dans laquelle il évolue désormais, c'est celle qu'il a fabriquée de toutes pièces, loin de parents qu'il a perdus de vue et de toute autre forme de souci.
La preuve de la permanence de cet état enfantin chez Kurt, c'est la personnalité du narrateur. Je vous présente Boddah, oui, celui dont le nom est dans le titre du roman. Boddah, c'est l'ami imaginaire de Kurt, inventé dans sa prime enfance, et qui ne l'a jamais quitté depuis. A plus de 20 ans, alors que ces amis-là disparaissent en général avec l'entrée dans l'adolescence, Kurt continue à se confier à Boddah.
Boddah, c'est le confident de Kurt, son Jiminy Cricket, celui vers qui il se tourne quand ça ne va pas et qui est toujours là pour l'aider. Son véritable alter ego, rebelle et provocateur, lui aussi, même si, forcément, ça se voit moins, puisqu'il n'existe pas. Enfin, pas vraiment, vous me suivez ? Bref, Boddah et Kurt, c'est à la vie, à la mort, et ce n'est pas qu'une formule...
Car 1991 arrive et cette année va tout changer. D'abord, le succès. Immense, sans doute inattendu. "Nevermind" (titre clin d'oeil aux Sex Pistols, les bollocks en moins, si je puis dire ; inspiration du côté des Pixies) est un carton planétaire, porté par les tubes "Smells like teen spirit" ou "Come as you are". Le mot grunge entre dans le vocabulaire de bien des ados à travers le monde.
Pour Kurt, cela s'accompagne d'une rencontre, décisive (chacun mettra ce qu'il veut derrière ce mot) : elle s'appelle Courtney Love, fondatrice du groupe Hole (référence à la Médée d'Euripide et pas à ce que vous pensez, bande de gros dégueulasses !). Le coup de foudre est immédiat, ou presque, en tout cas, ils vont rapidement former un couple.
Mais, dans le même temps, Kurt va se maquer avec une autre maîtresse bien pire : l'héroïne. Oh, Kurt n'est pas un enfant de choeur, il a goûté à peu près à tout et depuis un moment, déjà. Avec ses potes, ça picole, ça fume, ça sniffe, mais là, on passe dans une autre dimension. Et cette découverte marque sans doute le début de la fin...
Kurt, Courtney, l'héroïne, un ménage à trois qui va entraîner ce garçon fragile dans une spirale terrible, une dépression profonde dont il ne sortira plus jamais jusqu'à son geste fatal (je spoile, là, où tout le monde sait déjà comment ça va se finir ?). Avec Boddah comme témoin privilégié de la descente aux enfers de ce "bon mourant" qu'était Kurt Cobain (le nombre d'overdoses auxquelles il a survécu est parlant, à ce sujet)...
En lisant "le roman de Boddah", je pensais à un film sorti à la même période : "Sailor et Lula", de David Lynch. Pas tant pour l'histoire, mais pour l'ambiance déjantée, très sexe, drogue et rock'n'roll. Oui, je trouve Kurt et Courtney assez lynchéens, de par l'espèce de lutte permanente qui est là leur contre le réel.
Mais, une autre idée m'est venue : "le roman de Boddah" est une tragédie shakespearienne. On penche pour "Roméo et Juliette", mais il n'y a pas le poids des familles dans cette affaire, et c'est leur propre incandescence qui consume les personnages, et Kurt en particulier. Je ne m'attendais pas à ce que Boddah vienne confirmer cette référence dans le cours du livre.
Héloïse Guay de Bellissen, en se glissant dans la peau de Boddah, relate donc la croissance malheureuse d'un homme qui rêvait de rester toute sa vie un enfant. Kurt Cobain n'est pas l'Oscar, le personnage principal du roman de Günter Grass, "le Tambour". Physiquement, il a grandi, même s'il n'est pas bien épais et ne risque pas de le devenir, vu son appétit d'oiseau.
Il ne veut pas grandir, et il semble y parvenir assez bien, jusqu'aux trois rencontres évoquées ci-dessus. Impossible de trancher : en l'absence d'un de ces trois éléments, le destin de Kurt Cobain aurait-il été différent ou est-ce la corrélation des trois qui l'a fait plonger ? Cela ne change pas vraiment mon ressenti et mon raisonnement.
A partir de 1991, l'enfance est finie. Un temps, Kurt va connaître l'adolescence, freinant des quatre fers pour ne pas aller plus loin. Mais l'avancée est inexorable, et l'âge adulte est là, comme un vortex menaçant de l'engloutir. Boddah à ses côtés ne suffit plus à freiner ce processus. Oui, l'histoire de Kurt, c'est vraiment ça : puisqu'il ne peut supporter d'être adulte, alors, autant mourir...
J'avais consacré un billet au second roman d'Héloïse Guay de Bellissen, "les enfants de choeur de l'Amérique", et il est difficile de ne pas faire de parallèle entre ces deux histoires. D'un côté, une star qui se serait bien passée de le devenir ; de l'autre, deux pieds nickelés rêvant d'une gloire qu'ils atteindront, d'une certaine façon, à travers des actes criminels emblématiques.
Mais ils sont tous sortis de la matrice américaine, de cette société capable du meilleur comme du pire, cette incarnation nationale de la société du spectacle et du quart d'heure de gloire wahrolien. Kurt Cobain aura eu beau rejeté cela, que ce soit par sa musique, ses textes, son attitude, ses provocations, l'Amérique finira par le ramener dans son giron et par l'assimiler, l'estampiller "made in America".
Et puis, il y a un autre point commun majeur entre les deux romans : la question de la maternité. J'avais, me semble-t-il, développé ce thème dans le premier billet, à travers l'Amérique allégorique qui intervenait dans le cours du récit. Pour "le roman de Boddah", c'est encore plus clair et évident, puisque inscrit dans les faits.
Très vite après la rencontre avec Kurt, Courtney est tombée enceinte. Cette grossesse puis, par la suite, la présence de la jeune Frances vont tenir une place importante dans l'histoire de Kurt. Être père, il n'est pas contre, mais c'est une pression supplémentaire, comme une étape de plus vers l'âge adulte. Mais, n'est-ce pas aussi ce qui pourrait le rattacher à l'existence ?
J'ai dit maternité, je parle paternité, en fait. Mais non, je ne me suis pas trompé. Chez Héloïse Guay de Bellissen, enfin, chez Boddah, le personnage de Courtney Love est nettement moins sulfureux que la description que l'on fait volontiers d'elle. Il y a bien quelques remarques sur son ambition (elle, visiblement, l'idée d'être star ne la dérange pas), mais pour le reste, rien de choquant.
Bien sûr, il y a la question de l'héroïne, des désintox qu'elle s'impose et impose à Kurt par la même occasion. Elle est la plus motivée des deux à s'en sortir, consciente de ses responsabilités nouvelles, craignant qu'on lui retire son enfant. Mais, au-delà, elle apparaît parfois autant comme une épouse que comme une mère pour Kurt, qu'elle porte à bout de bras quand lui ne songe qu'à s'en aller.
Héloïse Guay de Bellissen nous dresse le portrait d'un personnage terriblement attachant, écorché vif et mal dans sa peau de manière endémique. Ce mal-être qu'on ressent dans sa musique, dans ses textes, et qui le ronge. Que seule l'héroïne apaise en le détruisant un peu plus encore... Qu'on soit fan de Nirvana ou pas, difficile de ne pas trouver ce garçon touchant, bouleversant.
A me lire, on dirait que "le roman de Boddah" est un livre sinistre, marqué par le malheur. Bon, forcément, c'est un peu le cas dans la deuxième moitié du roman, qui plonge dans une noirceur croissante. Mais, paradoxalement, tout du long, Kurt reste un personnage lumineux, solaire, capable, par intermittence, de retomber dans son univers enfantin et facétieux.
Car, oui, Kurt Cobain a ce côté vilain garnement qui est éminemment sympathique. Il est grunge, c'est donc un humour assez pipi-caca-vomi, certes, mais il y a de vrais moments de rigolade dans cette histoire, comme ce chapitre hilarant où Nirvana est accusé de plagiat par un autre groupe, litige qui sera réglé dans un concours de Curly aux règles pas banales.
C'est l'image que je garde de Kurt, sans doute parce que la tendresse de Boddah, son ami, son frère, son autre lui-même désormais orphelin (je n'ai pas trouvé d'autre mot), y transpire. Sans ce désespoir profond ancré en lui comme un cancer, nul doute que ce garçon aurait été un boute-en-train et aurait fait une carrière immense. Mais, la légende, on y entre aussi en mourant jeune, que voulez-vous...
On s'attache aussi à Boddah, qu'il m'est arrivé d'oublier, parfois, parce qu'il commençait à s'effacer quand Kurt s'approchait, tel Icare, trop près de l'âge adulte. Mais, il est toujours resté là, aussi impuissant que les autres, ou seul capable d'accepter que son ami, son créateur, ne puisse exister que dans l'inspiration et l'autodestruction.
Mais on le découvre lui aussi provocateur et gonflé, comme lorsqu'il nous fait vivre avec son regard le mythique MTV Unplugged de Nirvana, où Kurt Cobain a, d'une certaine manière, brisé son image comme on déchire une photo parce qu'on n'y aime pas ce qu'on voit de soi. Boddah, durant cet enregistrement, sera lui aussi provocateur et digne représentant du grunge mis en veilleuse.
Et puisque je prononce ce mot, je finis avec. Evidemment, la musique de Nirvana est omniprésente dans le livre, celle de Hole à un degré moindre, mais pas uniquement. C'est tout ce mouvement musical, basé à Seattle, que l'on retrouve, ainsi que les nombreuses influences de Kurt. C'est passionnant, et pour les lecteurs de ma génération, une manière de se rajeunir et de retrouver son adolescence, sa jeunesse...
Une manière de ne plus être adulte, nous aussi, pendant quelques heures...
C'est l'histoire d'un garçon né dans la deuxième moitié des années 1960 et qui, une vingtaine d'années plus tard, est devenu chanteur de rock. Son groupe s'appelle Nirvana et mène une honnête carrière aux Etats-Unis. En 1989, on est encore loin du phénomène que va devenir ce groupe deux ans plus tard. Ce garçon s'appelle Kurt Cobain et il s'éclate.
Avec son meilleur pote, Krist Novoselic, qui l'accompagne à la basse, et avant que ne les rejoigne Davie Grohl, qui sera le batteur de la période de gloire de Nirvana, ils font les quatre-cents coups, ne se soucient de rien d'autre que de musique. De vrais garnements, irresponsables et déjantés, cradingues et capables de se conduire comme Attila, là où ils passent...
Un gamin, oui, c'est le mot qui vient à l'esprit lorsqu'on évoque Kurt. Un jeune adulte qui refuse de grandir et fait tout pour rester un enfant. Et pourtant, sa jeunesse n'a pas été facile, cette enfance dans laquelle il évolue désormais, c'est celle qu'il a fabriquée de toutes pièces, loin de parents qu'il a perdus de vue et de toute autre forme de souci.
La preuve de la permanence de cet état enfantin chez Kurt, c'est la personnalité du narrateur. Je vous présente Boddah, oui, celui dont le nom est dans le titre du roman. Boddah, c'est l'ami imaginaire de Kurt, inventé dans sa prime enfance, et qui ne l'a jamais quitté depuis. A plus de 20 ans, alors que ces amis-là disparaissent en général avec l'entrée dans l'adolescence, Kurt continue à se confier à Boddah.
Boddah, c'est le confident de Kurt, son Jiminy Cricket, celui vers qui il se tourne quand ça ne va pas et qui est toujours là pour l'aider. Son véritable alter ego, rebelle et provocateur, lui aussi, même si, forcément, ça se voit moins, puisqu'il n'existe pas. Enfin, pas vraiment, vous me suivez ? Bref, Boddah et Kurt, c'est à la vie, à la mort, et ce n'est pas qu'une formule...
Car 1991 arrive et cette année va tout changer. D'abord, le succès. Immense, sans doute inattendu. "Nevermind" (titre clin d'oeil aux Sex Pistols, les bollocks en moins, si je puis dire ; inspiration du côté des Pixies) est un carton planétaire, porté par les tubes "Smells like teen spirit" ou "Come as you are". Le mot grunge entre dans le vocabulaire de bien des ados à travers le monde.
Pour Kurt, cela s'accompagne d'une rencontre, décisive (chacun mettra ce qu'il veut derrière ce mot) : elle s'appelle Courtney Love, fondatrice du groupe Hole (référence à la Médée d'Euripide et pas à ce que vous pensez, bande de gros dégueulasses !). Le coup de foudre est immédiat, ou presque, en tout cas, ils vont rapidement former un couple.
Mais, dans le même temps, Kurt va se maquer avec une autre maîtresse bien pire : l'héroïne. Oh, Kurt n'est pas un enfant de choeur, il a goûté à peu près à tout et depuis un moment, déjà. Avec ses potes, ça picole, ça fume, ça sniffe, mais là, on passe dans une autre dimension. Et cette découverte marque sans doute le début de la fin...
Kurt, Courtney, l'héroïne, un ménage à trois qui va entraîner ce garçon fragile dans une spirale terrible, une dépression profonde dont il ne sortira plus jamais jusqu'à son geste fatal (je spoile, là, où tout le monde sait déjà comment ça va se finir ?). Avec Boddah comme témoin privilégié de la descente aux enfers de ce "bon mourant" qu'était Kurt Cobain (le nombre d'overdoses auxquelles il a survécu est parlant, à ce sujet)...
En lisant "le roman de Boddah", je pensais à un film sorti à la même période : "Sailor et Lula", de David Lynch. Pas tant pour l'histoire, mais pour l'ambiance déjantée, très sexe, drogue et rock'n'roll. Oui, je trouve Kurt et Courtney assez lynchéens, de par l'espèce de lutte permanente qui est là leur contre le réel.
Mais, une autre idée m'est venue : "le roman de Boddah" est une tragédie shakespearienne. On penche pour "Roméo et Juliette", mais il n'y a pas le poids des familles dans cette affaire, et c'est leur propre incandescence qui consume les personnages, et Kurt en particulier. Je ne m'attendais pas à ce que Boddah vienne confirmer cette référence dans le cours du livre.
Héloïse Guay de Bellissen, en se glissant dans la peau de Boddah, relate donc la croissance malheureuse d'un homme qui rêvait de rester toute sa vie un enfant. Kurt Cobain n'est pas l'Oscar, le personnage principal du roman de Günter Grass, "le Tambour". Physiquement, il a grandi, même s'il n'est pas bien épais et ne risque pas de le devenir, vu son appétit d'oiseau.
Il ne veut pas grandir, et il semble y parvenir assez bien, jusqu'aux trois rencontres évoquées ci-dessus. Impossible de trancher : en l'absence d'un de ces trois éléments, le destin de Kurt Cobain aurait-il été différent ou est-ce la corrélation des trois qui l'a fait plonger ? Cela ne change pas vraiment mon ressenti et mon raisonnement.
A partir de 1991, l'enfance est finie. Un temps, Kurt va connaître l'adolescence, freinant des quatre fers pour ne pas aller plus loin. Mais l'avancée est inexorable, et l'âge adulte est là, comme un vortex menaçant de l'engloutir. Boddah à ses côtés ne suffit plus à freiner ce processus. Oui, l'histoire de Kurt, c'est vraiment ça : puisqu'il ne peut supporter d'être adulte, alors, autant mourir...
J'avais consacré un billet au second roman d'Héloïse Guay de Bellissen, "les enfants de choeur de l'Amérique", et il est difficile de ne pas faire de parallèle entre ces deux histoires. D'un côté, une star qui se serait bien passée de le devenir ; de l'autre, deux pieds nickelés rêvant d'une gloire qu'ils atteindront, d'une certaine façon, à travers des actes criminels emblématiques.
Mais ils sont tous sortis de la matrice américaine, de cette société capable du meilleur comme du pire, cette incarnation nationale de la société du spectacle et du quart d'heure de gloire wahrolien. Kurt Cobain aura eu beau rejeté cela, que ce soit par sa musique, ses textes, son attitude, ses provocations, l'Amérique finira par le ramener dans son giron et par l'assimiler, l'estampiller "made in America".
Et puis, il y a un autre point commun majeur entre les deux romans : la question de la maternité. J'avais, me semble-t-il, développé ce thème dans le premier billet, à travers l'Amérique allégorique qui intervenait dans le cours du récit. Pour "le roman de Boddah", c'est encore plus clair et évident, puisque inscrit dans les faits.
Très vite après la rencontre avec Kurt, Courtney est tombée enceinte. Cette grossesse puis, par la suite, la présence de la jeune Frances vont tenir une place importante dans l'histoire de Kurt. Être père, il n'est pas contre, mais c'est une pression supplémentaire, comme une étape de plus vers l'âge adulte. Mais, n'est-ce pas aussi ce qui pourrait le rattacher à l'existence ?
J'ai dit maternité, je parle paternité, en fait. Mais non, je ne me suis pas trompé. Chez Héloïse Guay de Bellissen, enfin, chez Boddah, le personnage de Courtney Love est nettement moins sulfureux que la description que l'on fait volontiers d'elle. Il y a bien quelques remarques sur son ambition (elle, visiblement, l'idée d'être star ne la dérange pas), mais pour le reste, rien de choquant.
Bien sûr, il y a la question de l'héroïne, des désintox qu'elle s'impose et impose à Kurt par la même occasion. Elle est la plus motivée des deux à s'en sortir, consciente de ses responsabilités nouvelles, craignant qu'on lui retire son enfant. Mais, au-delà, elle apparaît parfois autant comme une épouse que comme une mère pour Kurt, qu'elle porte à bout de bras quand lui ne songe qu'à s'en aller.
Héloïse Guay de Bellissen nous dresse le portrait d'un personnage terriblement attachant, écorché vif et mal dans sa peau de manière endémique. Ce mal-être qu'on ressent dans sa musique, dans ses textes, et qui le ronge. Que seule l'héroïne apaise en le détruisant un peu plus encore... Qu'on soit fan de Nirvana ou pas, difficile de ne pas trouver ce garçon touchant, bouleversant.
A me lire, on dirait que "le roman de Boddah" est un livre sinistre, marqué par le malheur. Bon, forcément, c'est un peu le cas dans la deuxième moitié du roman, qui plonge dans une noirceur croissante. Mais, paradoxalement, tout du long, Kurt reste un personnage lumineux, solaire, capable, par intermittence, de retomber dans son univers enfantin et facétieux.
Car, oui, Kurt Cobain a ce côté vilain garnement qui est éminemment sympathique. Il est grunge, c'est donc un humour assez pipi-caca-vomi, certes, mais il y a de vrais moments de rigolade dans cette histoire, comme ce chapitre hilarant où Nirvana est accusé de plagiat par un autre groupe, litige qui sera réglé dans un concours de Curly aux règles pas banales.
C'est l'image que je garde de Kurt, sans doute parce que la tendresse de Boddah, son ami, son frère, son autre lui-même désormais orphelin (je n'ai pas trouvé d'autre mot), y transpire. Sans ce désespoir profond ancré en lui comme un cancer, nul doute que ce garçon aurait été un boute-en-train et aurait fait une carrière immense. Mais, la légende, on y entre aussi en mourant jeune, que voulez-vous...
On s'attache aussi à Boddah, qu'il m'est arrivé d'oublier, parfois, parce qu'il commençait à s'effacer quand Kurt s'approchait, tel Icare, trop près de l'âge adulte. Mais, il est toujours resté là, aussi impuissant que les autres, ou seul capable d'accepter que son ami, son créateur, ne puisse exister que dans l'inspiration et l'autodestruction.
Mais on le découvre lui aussi provocateur et gonflé, comme lorsqu'il nous fait vivre avec son regard le mythique MTV Unplugged de Nirvana, où Kurt Cobain a, d'une certaine manière, brisé son image comme on déchire une photo parce qu'on n'y aime pas ce qu'on voit de soi. Boddah, durant cet enregistrement, sera lui aussi provocateur et digne représentant du grunge mis en veilleuse.
Et puisque je prononce ce mot, je finis avec. Evidemment, la musique de Nirvana est omniprésente dans le livre, celle de Hole à un degré moindre, mais pas uniquement. C'est tout ce mouvement musical, basé à Seattle, que l'on retrouve, ainsi que les nombreuses influences de Kurt. C'est passionnant, et pour les lecteurs de ma génération, une manière de se rajeunir et de retrouver son adolescence, sa jeunesse...
Une manière de ne plus être adulte, nous aussi, pendant quelques heures...
lundi 19 décembre 2016
"Je suis né en morceaux, mais la musique répare et nous nous en servons si peu".
Celles et ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux savent que j'apprécie les livres qui parlent de musique. Je les bassine en partageant les morceaux de musique croisés dans mes lectures, ce qui peut aller de quelques posts à une avalanche. Notre billet du jour entre dans cette seconde catégorie, puisque la musique est au coeur du livre (comme le laisse entendre la citation placée en titre), au-delà du simple plaisir d'esthète. Elle y est mode de vie, philosophie, carburant, antidouleur, antidépresseur... Elle y est surtout universelle et puissante, mais pas invincible, hélas... En voyant le titre de notre livre du jour, "Libertango" (en grand format chez Actes Sud), on pense au tango, bien sûr. Mais son auteure, Frédérique Deghelt, élargit le champ des possibles : classique, le genre principal, vous allez comprendre pourquoi, tango, bien sûr, le jazz, quelques crochets vers le rock... Les goûts de Luis, personnage central de cette histoire, sont éclectiques et son parcours est émouvant et pas ordinaire.
A 80 ans, Luis est une célébrité mondiale, ce qui lui vaut la visite de Léa, jeune journaliste qui voudrait réaliser un documentaire sur le vieil homme. Elle voudrait retracer son existence peu ordinaire qui l'a vu devenir l'un des plus célèbres chefs d'orchestre de son temps, et bien plus encore. Un destin d'autant plus fort que Luis n'a pas grandi sous une bonne étoile.
Né dans une famille espagnole ayant fui le franquisme, Luis est victime d'une hémiplégie qui le prive de l'usage de tout son côté gauche. Un handicap qui lui vaut les moqueries des enfants de son âge, mais surtout, un rejet familial qui le blesse au plus profond : seule une de ses soeurs ne le considère pas comme une erreur de la nature...
Privé de l'amour de ses parents, terriblement gêné dans ses mouvements et dans son élocution, Luis peine à entrevoir un destin favorable. Son seul réconfort, il le trouve dans la musique. Son meilleur ami est le poste de radio qu'il écoute dès qu'il le peut et qui diffuse des sons qui l'enchantent et l'aident à tenir bon.
Luis doute de pouvoir un jour vivre une vie comme tout un chacun. De s'épanouir dans une existence tellement contrainte. Jusqu'à cette promenade dans les rues de Paris, au milieu des années 1950, quand un son va changer le sens de son existence. Que dis-je, un son ? Quelques notes de musique, sorti d'un instrument dont il ignorait l'existence : un bandonéon...
Celui qui joue s'appelle Astor Piazzolla, et Luis va se nouer d'amitié avec ce jeune argentin et son jeune compatriote, Lalo Schifrin. Ensemble, ils vont écumer les clubs de jazz de la capitale. Mieux encore, les deux Sud-Américains vont introduire Luis auprès de l'une des grandes figures du conservatoire : Nadia Boulanger.
C'est là, en tant qu'auditeur libre, si l'on peut dire, que va naître, doucement, la vocation de Luis : interdit par son hémiplégie de mener une carrière d'instrumentiste, doté d'une oreille absolue, il va petit à petit se diriger vers le rôle de chef, sans se faire d'illusion. Mais, à force de détermination, il va réussir et, malgré les difficultés, malgré un milieu très dur, il va imposer sa personnalités et ses méthodes...
Luis se livre à Léa au compte-gouttes, révélant son être intime et surtout, cette irréconciliable partition (pas au sens musical, je parle ici d'une division) qui est la sienne : d'un côté, l'homme, abîmé, , introverti, sans espoir ni illusion, de l'autre, le chef d'orchestre, imposant, inflexible, pédagogue et charismatique.
Tout le roman repose sur cette dichotomie que les questions de Léa et les souvenirs de Luis mettent en évidence. Luis, l'homme, est marqué par l'infortune depuis toujours, il reste un être amoindri qui peine à trouver sa place, et encore moins le bonheur. Et puis, il y a Luis, le chef, dont l'ascension a certes été lente et tardive, mais n'a ensuite jamais été démentie, surmontant quelques échecs et accumulant de nombreux succès.
La perception qu'on a de Luis suivra peut-être le même chemin, d'ailleurs. Luis, l'homme, émeut, forcément, par son parcours atypique, tellement semé d'embûches et de désamour qu'on en connaît beaucoup qui se seraient décourager. Luis, le chef, lui, pourra paraître plus impressionnant, allez, je le dis, moins sympathique, aussi, par son côté plus autoritaire.
Néanmoins, à mes yeux, ce serait une erreur de le voir ainsi. Lisez bien ce roman, regardez comment Luis, sujet aux moqueries, faible d'apparence, inquiet de sa légitimité, va progressivement gagner le respect et la confiance de musiciens chevronnés, talentueux, mais pas toujours très disciplinés (la description de la vie dans les orchestres m'a rappelé quelques souvenirs, c'est parfaitement décrit).
Ce personnage assez dur, forcément, il faut se protéger, échouer serait terrible pour Luis, va installer un style, des méthodes, une vision de la musique dans la société mais aussi une forme d'humanisme qui passe par l'expression musicale qui sont tout à fait passionnant. Il y a, qui plus est, dans ce roman des échos puissants avec l'actualité qui donnent une grandeur incroyable à Luis.
La musique... Comment ne pas la considérer comme l'un des personnages du livre ? Luis a dirigé certains des plus grands orchestres philharmoniques et symphoniques du monde. Mais, il ne s'est jamais enfermé dans une tour d'ivoire, comme tant de stars. La musique est un tout, qu'elle soit jouée par des virtuoses, ou de plus modestes artistes.
La musique, pour Luis, est une puissance considérable, capable de soulever des montagnes. Au cours du roman, on évoque l'une de ses initiatives majeures : la création d'un ensemble d'exception, baptisé l'Orchestre du Monde, et appelé à jouer là où personne ne joue jamais. Un projet magnifique, bouleversant, gonflé, improbable, mais une réussite.
J'ai songé à Daniel Barenboim et à ses nombreuses initiatives pour que la musique soit un moyen de rétablir la paix au Proche-Orient : le West-Eastern Divan Orchestra qui rassemble de jeunes musiciens originaires d'Israël et des pays arabes voisins au sein d'un même ensemble, donnant des concerts à travers le monde.
L'initiative est belle, couronnée d'un certain nombre de succès, mais sans doute par le principal aux yeux de son créateur, puisque la situation est toujours aussi tendue dans cette région du monde. Frédérique Deghelt, d'une certaine façon, va plus loin encore avec son Orchestre du Monde et son idée, enfin, celle de Luis, toute naïve qu'elle soit, est magnifique, forte.
"La musique répare et nous nous en servons si peu", dit Luis, phrase que j'ai reprise pour le titre. La musique l'a réparé lui, lui a offert la possibilité d'exister, lui à qui on déniait, jusque dans sa famille, ce droit élémentaire. Alors, pourquoi ne pas appliquer cette recette à un monde malade, violent, déchiré, en proie aux guerres, à la misère, au malheur sous bien des formes.
L'histoire même de cet Orchestre du Monde ferait un roman passionnant. On flirterait avec la science-fiction, du moins avec l'anticipation. On pourrait imaginer que cela réussisse, que la musique soit plus forte que tout, que la politique, les idéologies, les passions humaines... Après tout, José Carlos Somoza n'a-t-il pas, dans un de ses romans, fait de la poésie la plus terrible des armes de destruction massive ?
J'ai aimé l'utopie que représente l'Orchestre du Monde, son côté idéaliste et candide, la joie et le plaisir que procurent ces musiciens, voués à une cause universelle, celle du beau, de la musique devenue bien plus qu'un art. Frédérique Deghelt n'en fait pas le point névralgique de son roman, mais cette expérience est une forme d'accomplissement pour Luis, sa fierté.
Au fil des récits du Maestro, on comprend que la courbe s'est peut-être inversée : le dernier drame en date, évoqué, jamais décrit, a frappé le chef et non l'homme. Et, de ses échanges avec Léa, on découvre la sérénité de l'homme, meurtri, certes, mais pas abattu, philosophe, même. Au soir de sa vie, c'est un Luis en paix que rencontre Léa. Enfin, pour la première fois.
Le parcours de Luis est la trame principale de ce roman qui fait évidemment la part belle à la musique. Mais, il ne faudrait pas négliger l'importance de la relation qui se noue entre Luis et Léa, son intervieweuse. Documentariste est un travail de longue haleine, on ne fait pas que passer, on s'installe pour plusieurs semaines.
Et, lorsque le sujet est un homme, forcément, on noue une relation différente que celle qui s'établit lors d'un reportage classique. La confiance, qui permet la confidence, s'installe, si tout se passe bien, la parole, mais aussi l'écoute, se libèrent, et l'on peut arriver à une quintessence. Mais, doit-on limiter cette relation au niveau professionnel ?
Oh, je vous vois venir, bande de petits coquins, n'allez pas imaginer quelque chose qui n'aura pas lieu. Non, c'est plus fin que cela, et c'est surtout bien plus touchant, bien plus profond, également. Je n'entre pas dans les détails ici, non pas qu'il s'agisse d'un immense mystère, mais parce que cela donne à cette rencontre un supplément d'âme qui fait du bien.
"Libertango" a été une lecture enrichissante, pour moi. L'occasion de lire en musique, et c'est déjà énorme, de découvrir certains morceaux, comme ce formidable "Danzon n°2", d'Arturo Marquez. J'ai aussi renoué, à travers ce roman, avec le plaisir que j'ai longtemps eu quand je chantais, cette liberté qu'on y trouve, cet oubli du quotidien dans lequel on s'abîme, cette joie qui se diffuse.
La musique, et même les musiques. J'insiste, car cela me semble important : certes, Luis n'aime pas tous, les genres plus récents que sont le rap et la techno (même s'ils ne sont pas cités) ne l'intéressent pas (question de génération ?), mais il ne fait pas de hiérarchie entre classique, jazz, rock, tango et tant d'autres...
Là encore, il y a des enseignements à tirer, à un plus humble niveau. Mais si nous suivons les enseignements de Luis, alors, cessons de hiérarchiser aussi les genres littéraires, de cloisonner tout, de mettre des barrières infranchissables pour limiter la curiosité, le plaisir et la force de la lecture. Aïe, me voilà moralisateur ! Honte à moi, restons-en là, alors.
Un dernier mot, toutefois. Vous aurez compris que "Libertango" est aussi un roman sur l'humain. L'individu, à travers Luis, en premier lieu, mais aussi Léa. Et un roman sur l'humanité, cette entité si belle et pourtant autodestructrice... "La musique adoucit les moeurs", dit cet adage bien connu, hélas si souvent démenti par les faits. Frédérique Deghelt, au fil de ces 300 pages, nous laisse espérer qu'un jour, cela deviendra une réalité...
A 80 ans, Luis est une célébrité mondiale, ce qui lui vaut la visite de Léa, jeune journaliste qui voudrait réaliser un documentaire sur le vieil homme. Elle voudrait retracer son existence peu ordinaire qui l'a vu devenir l'un des plus célèbres chefs d'orchestre de son temps, et bien plus encore. Un destin d'autant plus fort que Luis n'a pas grandi sous une bonne étoile.
Né dans une famille espagnole ayant fui le franquisme, Luis est victime d'une hémiplégie qui le prive de l'usage de tout son côté gauche. Un handicap qui lui vaut les moqueries des enfants de son âge, mais surtout, un rejet familial qui le blesse au plus profond : seule une de ses soeurs ne le considère pas comme une erreur de la nature...
Privé de l'amour de ses parents, terriblement gêné dans ses mouvements et dans son élocution, Luis peine à entrevoir un destin favorable. Son seul réconfort, il le trouve dans la musique. Son meilleur ami est le poste de radio qu'il écoute dès qu'il le peut et qui diffuse des sons qui l'enchantent et l'aident à tenir bon.
Luis doute de pouvoir un jour vivre une vie comme tout un chacun. De s'épanouir dans une existence tellement contrainte. Jusqu'à cette promenade dans les rues de Paris, au milieu des années 1950, quand un son va changer le sens de son existence. Que dis-je, un son ? Quelques notes de musique, sorti d'un instrument dont il ignorait l'existence : un bandonéon...
Celui qui joue s'appelle Astor Piazzolla, et Luis va se nouer d'amitié avec ce jeune argentin et son jeune compatriote, Lalo Schifrin. Ensemble, ils vont écumer les clubs de jazz de la capitale. Mieux encore, les deux Sud-Américains vont introduire Luis auprès de l'une des grandes figures du conservatoire : Nadia Boulanger.
C'est là, en tant qu'auditeur libre, si l'on peut dire, que va naître, doucement, la vocation de Luis : interdit par son hémiplégie de mener une carrière d'instrumentiste, doté d'une oreille absolue, il va petit à petit se diriger vers le rôle de chef, sans se faire d'illusion. Mais, à force de détermination, il va réussir et, malgré les difficultés, malgré un milieu très dur, il va imposer sa personnalités et ses méthodes...
Luis se livre à Léa au compte-gouttes, révélant son être intime et surtout, cette irréconciliable partition (pas au sens musical, je parle ici d'une division) qui est la sienne : d'un côté, l'homme, abîmé, , introverti, sans espoir ni illusion, de l'autre, le chef d'orchestre, imposant, inflexible, pédagogue et charismatique.
Tout le roman repose sur cette dichotomie que les questions de Léa et les souvenirs de Luis mettent en évidence. Luis, l'homme, est marqué par l'infortune depuis toujours, il reste un être amoindri qui peine à trouver sa place, et encore moins le bonheur. Et puis, il y a Luis, le chef, dont l'ascension a certes été lente et tardive, mais n'a ensuite jamais été démentie, surmontant quelques échecs et accumulant de nombreux succès.
La perception qu'on a de Luis suivra peut-être le même chemin, d'ailleurs. Luis, l'homme, émeut, forcément, par son parcours atypique, tellement semé d'embûches et de désamour qu'on en connaît beaucoup qui se seraient décourager. Luis, le chef, lui, pourra paraître plus impressionnant, allez, je le dis, moins sympathique, aussi, par son côté plus autoritaire.
Néanmoins, à mes yeux, ce serait une erreur de le voir ainsi. Lisez bien ce roman, regardez comment Luis, sujet aux moqueries, faible d'apparence, inquiet de sa légitimité, va progressivement gagner le respect et la confiance de musiciens chevronnés, talentueux, mais pas toujours très disciplinés (la description de la vie dans les orchestres m'a rappelé quelques souvenirs, c'est parfaitement décrit).
Ce personnage assez dur, forcément, il faut se protéger, échouer serait terrible pour Luis, va installer un style, des méthodes, une vision de la musique dans la société mais aussi une forme d'humanisme qui passe par l'expression musicale qui sont tout à fait passionnant. Il y a, qui plus est, dans ce roman des échos puissants avec l'actualité qui donnent une grandeur incroyable à Luis.
La musique... Comment ne pas la considérer comme l'un des personnages du livre ? Luis a dirigé certains des plus grands orchestres philharmoniques et symphoniques du monde. Mais, il ne s'est jamais enfermé dans une tour d'ivoire, comme tant de stars. La musique est un tout, qu'elle soit jouée par des virtuoses, ou de plus modestes artistes.
La musique, pour Luis, est une puissance considérable, capable de soulever des montagnes. Au cours du roman, on évoque l'une de ses initiatives majeures : la création d'un ensemble d'exception, baptisé l'Orchestre du Monde, et appelé à jouer là où personne ne joue jamais. Un projet magnifique, bouleversant, gonflé, improbable, mais une réussite.
J'ai songé à Daniel Barenboim et à ses nombreuses initiatives pour que la musique soit un moyen de rétablir la paix au Proche-Orient : le West-Eastern Divan Orchestra qui rassemble de jeunes musiciens originaires d'Israël et des pays arabes voisins au sein d'un même ensemble, donnant des concerts à travers le monde.
L'initiative est belle, couronnée d'un certain nombre de succès, mais sans doute par le principal aux yeux de son créateur, puisque la situation est toujours aussi tendue dans cette région du monde. Frédérique Deghelt, d'une certaine façon, va plus loin encore avec son Orchestre du Monde et son idée, enfin, celle de Luis, toute naïve qu'elle soit, est magnifique, forte.
"La musique répare et nous nous en servons si peu", dit Luis, phrase que j'ai reprise pour le titre. La musique l'a réparé lui, lui a offert la possibilité d'exister, lui à qui on déniait, jusque dans sa famille, ce droit élémentaire. Alors, pourquoi ne pas appliquer cette recette à un monde malade, violent, déchiré, en proie aux guerres, à la misère, au malheur sous bien des formes.
L'histoire même de cet Orchestre du Monde ferait un roman passionnant. On flirterait avec la science-fiction, du moins avec l'anticipation. On pourrait imaginer que cela réussisse, que la musique soit plus forte que tout, que la politique, les idéologies, les passions humaines... Après tout, José Carlos Somoza n'a-t-il pas, dans un de ses romans, fait de la poésie la plus terrible des armes de destruction massive ?
J'ai aimé l'utopie que représente l'Orchestre du Monde, son côté idéaliste et candide, la joie et le plaisir que procurent ces musiciens, voués à une cause universelle, celle du beau, de la musique devenue bien plus qu'un art. Frédérique Deghelt n'en fait pas le point névralgique de son roman, mais cette expérience est une forme d'accomplissement pour Luis, sa fierté.
Au fil des récits du Maestro, on comprend que la courbe s'est peut-être inversée : le dernier drame en date, évoqué, jamais décrit, a frappé le chef et non l'homme. Et, de ses échanges avec Léa, on découvre la sérénité de l'homme, meurtri, certes, mais pas abattu, philosophe, même. Au soir de sa vie, c'est un Luis en paix que rencontre Léa. Enfin, pour la première fois.
Le parcours de Luis est la trame principale de ce roman qui fait évidemment la part belle à la musique. Mais, il ne faudrait pas négliger l'importance de la relation qui se noue entre Luis et Léa, son intervieweuse. Documentariste est un travail de longue haleine, on ne fait pas que passer, on s'installe pour plusieurs semaines.
Et, lorsque le sujet est un homme, forcément, on noue une relation différente que celle qui s'établit lors d'un reportage classique. La confiance, qui permet la confidence, s'installe, si tout se passe bien, la parole, mais aussi l'écoute, se libèrent, et l'on peut arriver à une quintessence. Mais, doit-on limiter cette relation au niveau professionnel ?
Oh, je vous vois venir, bande de petits coquins, n'allez pas imaginer quelque chose qui n'aura pas lieu. Non, c'est plus fin que cela, et c'est surtout bien plus touchant, bien plus profond, également. Je n'entre pas dans les détails ici, non pas qu'il s'agisse d'un immense mystère, mais parce que cela donne à cette rencontre un supplément d'âme qui fait du bien.
"Libertango" a été une lecture enrichissante, pour moi. L'occasion de lire en musique, et c'est déjà énorme, de découvrir certains morceaux, comme ce formidable "Danzon n°2", d'Arturo Marquez. J'ai aussi renoué, à travers ce roman, avec le plaisir que j'ai longtemps eu quand je chantais, cette liberté qu'on y trouve, cet oubli du quotidien dans lequel on s'abîme, cette joie qui se diffuse.
La musique, et même les musiques. J'insiste, car cela me semble important : certes, Luis n'aime pas tous, les genres plus récents que sont le rap et la techno (même s'ils ne sont pas cités) ne l'intéressent pas (question de génération ?), mais il ne fait pas de hiérarchie entre classique, jazz, rock, tango et tant d'autres...
Là encore, il y a des enseignements à tirer, à un plus humble niveau. Mais si nous suivons les enseignements de Luis, alors, cessons de hiérarchiser aussi les genres littéraires, de cloisonner tout, de mettre des barrières infranchissables pour limiter la curiosité, le plaisir et la force de la lecture. Aïe, me voilà moralisateur ! Honte à moi, restons-en là, alors.
Un dernier mot, toutefois. Vous aurez compris que "Libertango" est aussi un roman sur l'humain. L'individu, à travers Luis, en premier lieu, mais aussi Léa. Et un roman sur l'humanité, cette entité si belle et pourtant autodestructrice... "La musique adoucit les moeurs", dit cet adage bien connu, hélas si souvent démenti par les faits. Frédérique Deghelt, au fil de ces 300 pages, nous laisse espérer qu'un jour, cela deviendra une réalité...
dimanche 18 décembre 2016
"Un jour, (...) nous nous rappellerons cet après-midi et nous remercierons le hasard de nous avoir été aussi propice... Le hasard, oui, et la destinée aussi (...) Je crois énormément aux caprices du hasard !"
Un poil d'ironie dans le choix de ce titre, mais aussi des raisons objectives qui seront exposées dans le développement à venir. Place, aujourd'hui, à un roman que j'avais repéré dès sa sortie en grand format mais dont j'ai attendu l'édition de poche. Et pour cause : près de mille pages chez Buchet-Chastel, plus de 1230 chez Folio, on a en main un sacré petit pavé, quoi qu'on choisisse ! Mais, j'avais envie de plonger dans cette histoire depuis que j'en avais vu le cadre : la Nouvelle-Zélande, au XIXe siècle, une ruée vers l'or... Il flottait autour de ce livre quelque chose qui me rappelait un film que j'adore : "la leçon de piano", de Jane Campion. Alors, oui, je voulais lire "les Luminaires", d'Eleanor Catton, prometteuse romancière canadienne qui n'avait que 28 ans au moment de la parution de cet énorme livre, passionnant, envoûtant. Il est très difficile de parler de ce livre, tellement dense, tellement riche, le challenge est lui aussi intéressant, allons-y !
Depuis près de vingt ans, le monde vit au rythme des ruées vers l'or. Il y a d'abord eu celle qui a vu des hommes en quête d'aventures et de richesse tout quitter pour se rendre en Californie. Puis, ça s'est essoufflé, alors, on a pris la direction de l'Australie. En cette année 1866, le nouvel eldorado est la Nouvelle-Zélande, où de nouveaux gisements ont été découverts quelques mois plus tôt.
C'est plus particulièrement l'île du Sud qui attire désormais les orpailleurs. Hokitika, bourgade située à 250 kilomètres à l'ouest de Christchurch, connaît une forte affluence car on y a déjà découvert d'impressionnantes pépites. La population ne cesse de croître, les chercheurs d'or drainant dans leur sillage une population hétéroclite et très occidentale, sur ces terres où vivent encore les Maoris.
Parmi les nouveaux arrivants, William Moody. Originaire d'Ecosse, il a traversé la planète et, après un voyage qu'on devine assez mouvementé, il a enfin atteint son objectif : Hokitika. Ses ambitions ne sont pas uniquement de faire fortune, même s'il entend lui aussi trouver la bonne concession, celle où il suffit de se baisser pour ramasser de l'or. Il a aussi quelques motifs personnels de venir ici.
Dès son arrivée, il va se retrouver confronté à des événements pas ordinaires. Lui qui ne sait rien de la vie sur les bords de la mer de Tasman est rapidement pris à témoin par des hommes qu'il surprend, par hasard, en plein conciliabule. Descendu dans un modeste hôtel pour s'y installer le temps de prendre ses marques, il se retrouve au milieu d'une douze hommes, dont certains en colère...
A ce nouveau venu, dont ils ne savent rien, ils vont se confier. Ou plutôt, confier ce qu'ils savent des étranges événements qui les préoccupent. Il y a là un agent maritime, un journaliste, un employé de banque, un organisateur de spectacle également proxénète, un apothicaire, un aumônier, un courtier, un hôtelier, un clerc de magistrat, deux chercheurs d'or chinois dont l'un tient une fumerie d'opium, et un Maori...
Leur inquiétude vient de la mort d'un homme, Cosbie Wells, découvert chez lui, dans une vallée isolée, sans doute mort d'avoir bu trop d'alcool, mais qui sait... Car Wells pourrait avoir découvert le bon filon et ce misanthrope semble avoir reçu bien des visites au moment de sa mort. Celle d'un personnage patibulaire, Francis Carver, et celle du politique qui monte, Allistair Lauderback.
Tout cela manque de femmes, me direz-vous, et c'est vrai. Pourtant, deux d'entre elles vont rejoindre cet aréopage très masculin : Lydia Wells, la veuve de Cosbie, qui va débarquer à Hokitika, chamboulant tout les plans, car personne ne connaissait son existence. Et puis, Anna, prostituée bien connue, retrouvée presque morte au bord d'une route, gavée d'opium...
A-t-elle essayé de se suicider, crime terrible en ces périodes fort puritaines ? C'est en tout cas l'avis de beaucoup. Sauvée de justesse, la jeune femme se retrouve alors embarquée bien malgré elle au coeur d'une autre drôle d'affaire : la disparition d'un homme en vue à Hokitika, Emery Staines, mais aussi l'apparition d'une surprenante quantité d'or que quelqu'un voulait manifestement dissimuler...
Oui, lecteur de ce blog, voilà beaucoup d'informations à digérer d'un seul coup, c'est vrai. Mais, dites-vous que vous êtes exactement dans la position de Walter Moody, englouti sous ces récits à peine arrivé en ville... Chacun de ces personnages semble posséder des pièces du puzzle, mais personne n'a réussi à les assembler. Pourrait-ce être le rôle de l'Ecossais ?
En tout cas, le décor est planté. Enfin, pas tout à fait, il reste à parler du contenant. Du livre lui-même, quoi. Je l'ai dit, c'est une brique qui débute par une première partie extrêmement longue, occupant à elle seule presque la moitié du roman. Un vrai roman à elle seule, chronique de la vie complexe d'une bourgade néo-zélandaise au temps de la ruée vers l'or.
Si le salon de l'hôtel où Moody ne ressemble certainement pas au Reform Club, le club londonien où Philéas Fogg lance son incroyable pari de faire le tout du monde en moins de 80 jours. Mais, il y règne une atmosphère assez proche, à moins que Eleanor Catton ne réussisse à nous influencer pour nous plonger dans cette ambiance si spéciale.
Nous sommes bien au XIXe siècle, certes bien loin de la capitale de l'Empire, mais dans son orbe. Et cela se ressent. D'emblée, l'auteure nous explique bien les règles du jeu : la filiation avec la littérature du XIXe n'a rien de fortuit, bien au contraire. "Les Luminaires" sont un hommage à ces romans feuilletons qui vont donner naissance à la littérature populaire.
Bon, il faut tout de même reconnaître que Eleanor Catton lui donne un sacré coup de plumeau. Elle en déstructure même savamment la trame narrative, jouant habilement du flash-back, par exemple, pour placer petit à petit les pièces du puzzle et construire ce qu'il faut bien appeler une intrigue. Pourquoi Cosbie Wells est-il mort et pourquoi Emery Staines a-t-il disparu ?
De ce fait, cela devient une lecture exigeante, nécessitant de l'attention, de la concentration. Eleanor Catton distille son histoire et glisse des indices ici et là, en faisant mine de ne pas y toucher. Franchement, on se laisse prendre par cette histoire au long cours, parce qu'on a envie de comprendre. De comprendre les faits, mais aussi les liens qui relient tous ces personnages.
Du coup, "les Luminaires" glisse subrepticement du roman-feuilleton vers le polar à l'anglaise. Bon, un polar de dimension inédite, c'est vrai. Une enquête menée par tous ces personnages qui ont tous de bonnes raisons de découvrir la vérité. En apparence, en tout cas. Et ces motivations, qui se dévoilent petit à petit, sont aussi un des grands intérêts de l'intrigue.
Pendant un moment, je me suis demandé si Walter Moody n'allait pas faire office d'Hercule Poirot local. Autrement dit, si ce n'était pas lui, avec son regard neuf, qui allait découvrir le pot-au-rose et mettre, au cours d'une nouvelle réunion proche de celle du début du livre, chacun devant ses contradictions, dénonçant les mobiles des uns et des autres puis démasquant les coupables...
Eleanor Catton joue en tout cas ce jeu des révélations finales pour reconstituer toute l'histoire, et elle est vraiment dense. Cela contribue aussi à faire de ce livre un véritable roman choral où, chacun à leur tour, les personnages offrent leur point de vue particulier au lecteur, épaississant le trait initiale pour en faire un impressionnant faisceau convergeant vers Hokitika.
Reste le dernier élément, encore laissé de côté pour le moment. Vous vous êtes sans doute demandé quel rapport il y a entre tout cela et le titre : "les Luminaires" ? On y vient. Douze personnages dans la pièce avant l'entrée de Walter Moody. Douze, comme les signes du zodiaque. En fait, chacun de ses douze personnages est associé à un signe, dont les caractéristiques fondent sa personnalité...
Et les autres ? Eh bien, les huit autres personnages, Moody, Lydia, Anna, Allistair, Carver, Emery, Cosbie, auxquels nous ajouterons George Shepard, le responsable de la future prison, représentent les astres évoluant dans notre système solaire. Et là encore, Eleanor Catton attribue à chacun d'eux une émotion correspondante.
Après, il s'agit de mettre en route cette mécanique cosmique qui anime les nombreux personnages et les met en présence. "Les Luminaires" devient alors un magistral thème astral qui fait de Hokitika le lieu où se nouent et se dénouent tous les drames, passés et présents, qui touchent tout ce petit monde ainsi rassemblé.
Pas besoin de croire à l'astrologie pour lire "les Luminaires", je vous rassure. On se laisse simplement porter par ce mécanisme d'horlogerie remarquable qu'est la construction de ce livre. Car, vous l'avez compris, ce qui ressemblait au Hasard (je mets la majuscule pour l'allégorie) s'activant pour réunir ces personnages liés entre eux à cet endroit et ce moment précis devient alors... le Destin.
On est en pleine tragédie grecque, subitement, les personnages étant les jouets d'une force indécelable mais dont ils ne peuvent absolument pas se détacher : le Destin. Qui traîne derrière lui nombre de rancoeurs, de désirs, d'ambitions, de sournoiseries, de crimes, de vengeances à assouvir... Un Destin qui récompensera certains, punira d'autres, seul juge des actes de chacun.
J'ai parlé des personnages, sans trop les développer, d'abord parce qu'ils sont nombreux, vous l'aurez noté, mais aussi parce qu'ils doivent être découverts au fur et à mesure, avec leurs qualités, et bien plus souvent, leurs défauts. Je pourrais en rajouter deux à la liste, même si, pour certains, il ne faut plus en jeter, la coupe déborde déjà (oui, pardon à ceux qui n'aiment pas les livres où il y a trop de personnages !).
Respirez, ces deux personnages ne sont pas humains. Comment ne pas évoquer la place de ces deux substances, l'or et l'opium, dans ce livre ? L'or, c'est le moteur de toutes ces histoires, puisque c'est lui qui agit comme un aimant pour attirer tous ces hommes et femmes. L'opium, parce qu'il est son parfait pendant, celui qui console quand le rêve de fortune devient mirage...
Deux drogues qui tiennent tout le monde sous leur emprise et ayant forcément un rôle majeur dans les événements qui sont au coeur de notre roman. Là encore, on pourrait quasiment séparer les uns et les autres, ceux qui cherchent l'or, ceux qui se réfugient dans l'opium, ceux qui passent de l'un à l'autre... Sans doute encore deux instruments machiavéliques du Destin...
Tiens, puisqu'on y revient, je réalise que j'ai utilisé le mot fortune, il y a quelques lignes... En voilà, un mot parfait pour évoquer "les Luminaires" ! Avec ses différents sens, il colle tout à fait à l'histoire et à la construction du roman d'Eleanor Catton, construit justement, comme une roue de la fortune. Qui ne sourit probablement pas à tous les audacieux...
"Les Luminaires", encore une fois, est un roman qui demandera toute votre attention. Mais, pour qui se laisse happer, ensorceler, envoûter, comme par la soif de l'or ou les vapeurs d'opium, alors, c'est une expérience de lecture formidable qui s'ouvre. Un roman qui deviendra, en principe, série sur la BBC prochainement. Et une romancière à suivre, pour son exigence et sa créativité.
Depuis près de vingt ans, le monde vit au rythme des ruées vers l'or. Il y a d'abord eu celle qui a vu des hommes en quête d'aventures et de richesse tout quitter pour se rendre en Californie. Puis, ça s'est essoufflé, alors, on a pris la direction de l'Australie. En cette année 1866, le nouvel eldorado est la Nouvelle-Zélande, où de nouveaux gisements ont été découverts quelques mois plus tôt.
C'est plus particulièrement l'île du Sud qui attire désormais les orpailleurs. Hokitika, bourgade située à 250 kilomètres à l'ouest de Christchurch, connaît une forte affluence car on y a déjà découvert d'impressionnantes pépites. La population ne cesse de croître, les chercheurs d'or drainant dans leur sillage une population hétéroclite et très occidentale, sur ces terres où vivent encore les Maoris.
Parmi les nouveaux arrivants, William Moody. Originaire d'Ecosse, il a traversé la planète et, après un voyage qu'on devine assez mouvementé, il a enfin atteint son objectif : Hokitika. Ses ambitions ne sont pas uniquement de faire fortune, même s'il entend lui aussi trouver la bonne concession, celle où il suffit de se baisser pour ramasser de l'or. Il a aussi quelques motifs personnels de venir ici.
Dès son arrivée, il va se retrouver confronté à des événements pas ordinaires. Lui qui ne sait rien de la vie sur les bords de la mer de Tasman est rapidement pris à témoin par des hommes qu'il surprend, par hasard, en plein conciliabule. Descendu dans un modeste hôtel pour s'y installer le temps de prendre ses marques, il se retrouve au milieu d'une douze hommes, dont certains en colère...
A ce nouveau venu, dont ils ne savent rien, ils vont se confier. Ou plutôt, confier ce qu'ils savent des étranges événements qui les préoccupent. Il y a là un agent maritime, un journaliste, un employé de banque, un organisateur de spectacle également proxénète, un apothicaire, un aumônier, un courtier, un hôtelier, un clerc de magistrat, deux chercheurs d'or chinois dont l'un tient une fumerie d'opium, et un Maori...
Leur inquiétude vient de la mort d'un homme, Cosbie Wells, découvert chez lui, dans une vallée isolée, sans doute mort d'avoir bu trop d'alcool, mais qui sait... Car Wells pourrait avoir découvert le bon filon et ce misanthrope semble avoir reçu bien des visites au moment de sa mort. Celle d'un personnage patibulaire, Francis Carver, et celle du politique qui monte, Allistair Lauderback.
Tout cela manque de femmes, me direz-vous, et c'est vrai. Pourtant, deux d'entre elles vont rejoindre cet aréopage très masculin : Lydia Wells, la veuve de Cosbie, qui va débarquer à Hokitika, chamboulant tout les plans, car personne ne connaissait son existence. Et puis, Anna, prostituée bien connue, retrouvée presque morte au bord d'une route, gavée d'opium...
A-t-elle essayé de se suicider, crime terrible en ces périodes fort puritaines ? C'est en tout cas l'avis de beaucoup. Sauvée de justesse, la jeune femme se retrouve alors embarquée bien malgré elle au coeur d'une autre drôle d'affaire : la disparition d'un homme en vue à Hokitika, Emery Staines, mais aussi l'apparition d'une surprenante quantité d'or que quelqu'un voulait manifestement dissimuler...
Oui, lecteur de ce blog, voilà beaucoup d'informations à digérer d'un seul coup, c'est vrai. Mais, dites-vous que vous êtes exactement dans la position de Walter Moody, englouti sous ces récits à peine arrivé en ville... Chacun de ces personnages semble posséder des pièces du puzzle, mais personne n'a réussi à les assembler. Pourrait-ce être le rôle de l'Ecossais ?
En tout cas, le décor est planté. Enfin, pas tout à fait, il reste à parler du contenant. Du livre lui-même, quoi. Je l'ai dit, c'est une brique qui débute par une première partie extrêmement longue, occupant à elle seule presque la moitié du roman. Un vrai roman à elle seule, chronique de la vie complexe d'une bourgade néo-zélandaise au temps de la ruée vers l'or.
Si le salon de l'hôtel où Moody ne ressemble certainement pas au Reform Club, le club londonien où Philéas Fogg lance son incroyable pari de faire le tout du monde en moins de 80 jours. Mais, il y règne une atmosphère assez proche, à moins que Eleanor Catton ne réussisse à nous influencer pour nous plonger dans cette ambiance si spéciale.
Nous sommes bien au XIXe siècle, certes bien loin de la capitale de l'Empire, mais dans son orbe. Et cela se ressent. D'emblée, l'auteure nous explique bien les règles du jeu : la filiation avec la littérature du XIXe n'a rien de fortuit, bien au contraire. "Les Luminaires" sont un hommage à ces romans feuilletons qui vont donner naissance à la littérature populaire.
Bon, il faut tout de même reconnaître que Eleanor Catton lui donne un sacré coup de plumeau. Elle en déstructure même savamment la trame narrative, jouant habilement du flash-back, par exemple, pour placer petit à petit les pièces du puzzle et construire ce qu'il faut bien appeler une intrigue. Pourquoi Cosbie Wells est-il mort et pourquoi Emery Staines a-t-il disparu ?
De ce fait, cela devient une lecture exigeante, nécessitant de l'attention, de la concentration. Eleanor Catton distille son histoire et glisse des indices ici et là, en faisant mine de ne pas y toucher. Franchement, on se laisse prendre par cette histoire au long cours, parce qu'on a envie de comprendre. De comprendre les faits, mais aussi les liens qui relient tous ces personnages.
Du coup, "les Luminaires" glisse subrepticement du roman-feuilleton vers le polar à l'anglaise. Bon, un polar de dimension inédite, c'est vrai. Une enquête menée par tous ces personnages qui ont tous de bonnes raisons de découvrir la vérité. En apparence, en tout cas. Et ces motivations, qui se dévoilent petit à petit, sont aussi un des grands intérêts de l'intrigue.
Pendant un moment, je me suis demandé si Walter Moody n'allait pas faire office d'Hercule Poirot local. Autrement dit, si ce n'était pas lui, avec son regard neuf, qui allait découvrir le pot-au-rose et mettre, au cours d'une nouvelle réunion proche de celle du début du livre, chacun devant ses contradictions, dénonçant les mobiles des uns et des autres puis démasquant les coupables...
Eleanor Catton joue en tout cas ce jeu des révélations finales pour reconstituer toute l'histoire, et elle est vraiment dense. Cela contribue aussi à faire de ce livre un véritable roman choral où, chacun à leur tour, les personnages offrent leur point de vue particulier au lecteur, épaississant le trait initiale pour en faire un impressionnant faisceau convergeant vers Hokitika.
Reste le dernier élément, encore laissé de côté pour le moment. Vous vous êtes sans doute demandé quel rapport il y a entre tout cela et le titre : "les Luminaires" ? On y vient. Douze personnages dans la pièce avant l'entrée de Walter Moody. Douze, comme les signes du zodiaque. En fait, chacun de ses douze personnages est associé à un signe, dont les caractéristiques fondent sa personnalité...
Et les autres ? Eh bien, les huit autres personnages, Moody, Lydia, Anna, Allistair, Carver, Emery, Cosbie, auxquels nous ajouterons George Shepard, le responsable de la future prison, représentent les astres évoluant dans notre système solaire. Et là encore, Eleanor Catton attribue à chacun d'eux une émotion correspondante.
Après, il s'agit de mettre en route cette mécanique cosmique qui anime les nombreux personnages et les met en présence. "Les Luminaires" devient alors un magistral thème astral qui fait de Hokitika le lieu où se nouent et se dénouent tous les drames, passés et présents, qui touchent tout ce petit monde ainsi rassemblé.
Pas besoin de croire à l'astrologie pour lire "les Luminaires", je vous rassure. On se laisse simplement porter par ce mécanisme d'horlogerie remarquable qu'est la construction de ce livre. Car, vous l'avez compris, ce qui ressemblait au Hasard (je mets la majuscule pour l'allégorie) s'activant pour réunir ces personnages liés entre eux à cet endroit et ce moment précis devient alors... le Destin.
On est en pleine tragédie grecque, subitement, les personnages étant les jouets d'une force indécelable mais dont ils ne peuvent absolument pas se détacher : le Destin. Qui traîne derrière lui nombre de rancoeurs, de désirs, d'ambitions, de sournoiseries, de crimes, de vengeances à assouvir... Un Destin qui récompensera certains, punira d'autres, seul juge des actes de chacun.
J'ai parlé des personnages, sans trop les développer, d'abord parce qu'ils sont nombreux, vous l'aurez noté, mais aussi parce qu'ils doivent être découverts au fur et à mesure, avec leurs qualités, et bien plus souvent, leurs défauts. Je pourrais en rajouter deux à la liste, même si, pour certains, il ne faut plus en jeter, la coupe déborde déjà (oui, pardon à ceux qui n'aiment pas les livres où il y a trop de personnages !).
Respirez, ces deux personnages ne sont pas humains. Comment ne pas évoquer la place de ces deux substances, l'or et l'opium, dans ce livre ? L'or, c'est le moteur de toutes ces histoires, puisque c'est lui qui agit comme un aimant pour attirer tous ces hommes et femmes. L'opium, parce qu'il est son parfait pendant, celui qui console quand le rêve de fortune devient mirage...
Deux drogues qui tiennent tout le monde sous leur emprise et ayant forcément un rôle majeur dans les événements qui sont au coeur de notre roman. Là encore, on pourrait quasiment séparer les uns et les autres, ceux qui cherchent l'or, ceux qui se réfugient dans l'opium, ceux qui passent de l'un à l'autre... Sans doute encore deux instruments machiavéliques du Destin...
Tiens, puisqu'on y revient, je réalise que j'ai utilisé le mot fortune, il y a quelques lignes... En voilà, un mot parfait pour évoquer "les Luminaires" ! Avec ses différents sens, il colle tout à fait à l'histoire et à la construction du roman d'Eleanor Catton, construit justement, comme une roue de la fortune. Qui ne sourit probablement pas à tous les audacieux...
"Les Luminaires", encore une fois, est un roman qui demandera toute votre attention. Mais, pour qui se laisse happer, ensorceler, envoûter, comme par la soif de l'or ou les vapeurs d'opium, alors, c'est une expérience de lecture formidable qui s'ouvre. Un roman qui deviendra, en principe, série sur la BBC prochainement. Et une romancière à suivre, pour son exigence et sa créativité.
samedi 17 décembre 2016
"Nous sommes ici-bas pour rire. Nous ne le pourrons plus au purgatoire ou en enfer. Et au paradis, ce ne serait pas convenable".
Cette phrase, si j'en crois mon moteur de recherche, est signée Jules Renard. Je le signale, mais comme cette référence n'est pas donnée explicitement dans notre livre du jour, je la mets à part. A la lecture, cette phrase m'a frappé, même si elle n'est peut-être pas la plus évidente pour évoquer ce roman. Quatre ans, déjà, que je vous avais parlé du "Terroriste noir", de Tierno Monénembo, auteur guinéen qui évoquait le sort d'un de ses compatriotes dans les maquis vosgiens pendant la IIe Guerre mondiale. Une découverte, un choc. Le nouveau roman de cet auteur, "Bled", paru chez Seuil cet automne, se déroule dans une ambiance bien différente, pas forcément plus rassurante : direction l'Algérie et les années 1980 pour une espèce de conte des mille-et-une nuits moderne avec une héroïne tragique aux prises avec la montée des périls et du fondamentalisme religieux.
Zoubida est une jeune femme traquée. Obligée de fuir, sans se retourner, sans savoir où elle va, ni faire confiance à personne. Elle a un peu d'avance sur ceux qui en veulent à sa vie, aucun doute là-dessus, mais, à chaque fois qu'elle marque une pause, ses bourreaux retrouvent immanquablement sa trace et se rapprochent dangereusement...
Pourquoi est-elle ainsi la proie de ces hommes en colère ? La réponse se trouve dans ses bras, on peut le penser : ce bébé qu'elle serre si fort, ne lâche pas mais qui symbolise tous ses maux. Dans l'Algérie des années 1980, se retrouver mère célibataire n'est pas une bonne chose, et Zoubida en fait l'amère expérience.
Fini, le doux foyer, auprès de Papa Hassan et Maman Asma dans le paisible village d'Aïn Guesma. Finie, l'amitié et les transgressions avec Salma la rebelle. Finies, les discussions avec Alfred, le prof de sport venu du Cameroun, ou Loïc, fils d'un officier français qui a fait sa vie dans cette Algérie que son père voulait voir rester dans la République...
Sur son chemin, Zoubida croise des personnes qui acceptent de l'aider. Enfin, de lui donner un rapide coup de main, mais pas plus, parce qu'ils prennent aussi des risques... Mais, ce sont aussi des témoins de son passage, elle le sait. Ou alors, elle rencontre d'autres personnages tout aussi peu engageants que ceux qui la chassent, mais capables de lui assurer une protection. Contre des contreparties...
C'est le cas du sinistre Mounir. Sa grande et luxueuse demeure a tout d'un havre, ou en tout cas d'un lie où s'abriter et reprendre son souffle. Oui, sauf que Mounir en a fait un harem, un bordel où les filles doivent se plier aux quatre volontés des clients et n'ont plus aucune liberté, à part obéir à Mounir, sous peine d'être sévèrement punies...
Zoubida vit dans un cauchemar qui n'en finit pas. Elle a l'impression de tomber de Charybde en Scylla. Ses pensées ne vont que vers son bébé, qu'elle doit protéger à tout prix, même en acceptant de jouer le jeu sordide de Mounir. Mais combien de temps va-t-elle supporter ce traitement écoeurant qui la prive d'humanité ? Cette mort à petit feu à peine meilleure que le sort qu'on lui réservait à Aïn Guesma...
Coincée entre deux forces qui ne cherchent qu'à l'écraser, Zoubida, la paisible, la gentille, la douce, celle qu'on n'imaginait pas se révolter ainsi, ne se laisse pas faire et agit, simplement pour survivre. Mais qui peut comprendre qu'elle essaye simplement de sauver sa peau, dans ce pays en ébullition, où l'on ne fait pas grand cas des jeunes filles comme elle...
N'allons pas plus loin. Ou plutôt, allons-y à pas feutrés, sans trop en dire. "Bled" s'inspire de la période que Tierno Monénembo a passée en Algérie dans les années 1980, alors que commençait à monter le fondamentalisme religieux. La quatrième de couverture évoque une violence plus archaïque que politique, et c'est vrai, mais pas seulement.
Même si c'est l'arrière-plan du livre, ces questions sont très présentes et très subtilement évoquées, car on découvre le contexte de la vie de Zoubida avant sa fuite par petites touches. Et l'on voit la situation se mettre en place avec une évidence : peu à peu, c'est la place du politique que la religion a conquise. Les promesses non tenues ou mal tenues du FLN ont poussé certains à se tourner vers autre chose...
Mais surtout, on voit le tournant que cette période a été pour l'Algérie de façon plus globale. Aïn Guesma est une bourgade tranquille et très diverse, je l'ai évoqué plus haut : des Algériens, évidemment, mais aussi des Africains venus d'autres régions du continent (on retrouve d'ailleurs les questions idéologiques dans ces échanges), des Français, restés après l'indépendance, des familles ayant connu l'immigration et rentrées au pays, en y rapportant un autre mode de vie...
La question du fondamentalisme religieux est évoqué tout en nuances, sans en rajouter. On comprend bien qu'on reproche à Zoubida d'avoir conçu un enfant hors mariage et que le sort qu'on lui réserve ne peut être que fatal. On n'en est pas encore à l'effroyable guerre civile qui va faire des ravages dans le pays, quelques années plus tard. Mais on sent que plus personne ne sera plus en sécurité, à moins de respecter le dogme à la lettre.
En alternant des épisodes tirés de la jeunesse de Zoubida et son présent, sous tension, Tierno Monénembo brosse le portrait d'une jeune femme, presque encore une jeune fille, livrée à elle-même et écrasée par ces changements violents, radicaux, soudains... Il nous offre le portrait d'une héroïne tragique qui cherche désespérément à vivre, tout simplement.
Ainsi présenter, vous avez une vision très sombre de "Bled", pas très cohérente avec l'idée qu'on peut se faire des contes des mille-et-une nuits (même si, rappelons-le, tout n'y est pas simplement calme, luxe et volupté). Zoubida est issue d'une famille modeste, ce qu'elle connaît du luxe, elle le découvre chez Mounir, et ça n'en donne pas une image très agréable...
Pourtant, il y a la deuxième partie du livre, dont je n'ai absolument rien dit jusqu'ici. Il y a cette deuxième partie qui débute avec la rencontre providentielle de Zoubida : Arsane. De lui, je ne vais rien dire, vous le découvrirez par vous-même, mais il va bouleverser l'existence douloureuse de la jeune femme pour lui proposer une autre existence.
Stop. Je me tais. Depuis le début, depuis notre rencontre avec Zoubida, on souffre avec elle, on se demande quelle nouvelle tuile va lui tomber dessus, quel malheur va la frapper et, surtout, si elle se sortira un jour de ce destin tragique. Et, pour être franc, on y croit pas vraiment... On se dit que sa vie n'est qu'une longue agonie, bien plus longue que celle qu'on lui promettait à Aïn Guesma.
Et puis, voilà Arsane, sorti comme un génie d'une lampe. Et, s'il n'exauce pas les voeux de Zoubida, il va l'éclairer, de bien des manières possibles. Oui, à la suite d'Arsane, on se dirige vraiment dans un univers sorti des contes des mille-et-une nuits. Et, à l'archaïsme et l'obscurantisme, il oppose la culture, sous toutes ses formes, l'ouverture d'esprit, la magie du beau, la joie de vivre.
J'ai évoqué ces classiques contes orientaux pour parler de "Bled", mais une autre lecture, plus récente, m'a également traversé l'esprit pendant que je lisais ce livre. Il s'agit de "Du domaine des murmures", de Carole Martinez. Entre Esclarmonde et Zoubida, des kilomètres et des siècles de distance, des cultures très différentes, mais le même acharnement qui les frappe.
La recluse franc-comtoise, enfermée volontaire pour fuir la concupiscence masculine et échapper à la honte qui lui aurait forcément été attribuée, elle, la victime, et la jeune Algérienne en quête de liberté, d'amour et de respect, elle qui n'est, dans cette société-là, qu'un objet, pire, un objet jetable, pardon pour la dureté de mes mots.
Le lien entre ces deux personnages, issus d'horizons littéraires et culturels si différents, j'insiste, m'est apparu évident et s'est renforcé au fil des pages. Zoubida, dans la dernière partie du livre, vit une existence presque onirique qui rappelle celle d'Esclarmonde, depuis son reclusoir. Presque onirique... Tout est là, en fait : tout cela existe-t-il ailleurs que dans l'esprit de la jeune femme, stimulé par les récits d'Arsane ?
A chacun son point de vue là-dessus, c'est la force de la lecture. Je ne me suis pas forgé de vérité absolue sur le sujet, tant j'ai envie de croire que Zoubida va pouvoir trouver la paix, la sérénité et ce qui peut ressembler le plus à ce qu'on appelle le bonheur... Mais, comment, dans le même temps, faire abstraction des secousses qui agitent son pays au même moment, de plus en plus fortes et violentes ?
Dans ce contexte dur, violent, Tierno Monénembo parvient à faire l'éloge de la joie, de l'optimisme, le mot est un peu fort, préférons-lui épicurisme. Pas dans son sens moderne, qui oublie souvent que cette philosophie n'est pas juste un appel aux plaisirs, mais dans son sens premier, celle de l'élévation de l'âme, de l'ataraxie.
Une vision certainement un peu naïve, mais comment ne pas tenir compte de cela, nous qui, trente ans, quasiment, après les mésaventures de Zoubida, vivons un monde en proie à des maux voisins et omniprésents, une montée des moralismes les plus durs et des fanatismes les plus violents. Pas sûrs qu'être superficiels et légers ou désinvoltes, en n'ayant peur de rien, suffise à faire retomber ce triste soufflé...
En revanche, si Zoubida doit nous apporter une certitude, c'est celle de ne jamais baisser les bras, même au plus profond du doute et du désespoir. Tierno Monénembo nous propose une vraie héroïne, une femme forte que rien ne peut faire plier et qui, par sa détermination, et malgré les coups qu'elle reçoit, ne perd rien de sa grâce, de sa grandeur et de son rayonnement.
"Bled" est un roman beau, terrible mais beau, beau mais terrible, on peut placer ces mots dans n'importe quel sens, ils sont inextricablement liés. Belle comme Zoubida, terrible comme le monde dans lequel elle vit. Les contes ne se terminent pas toujours bien, celui de Zoubida nous laisse augurer d'une nouvelle ère pour elle, placée sous une bien meilleure étoile.
Zoubida est une jeune femme traquée. Obligée de fuir, sans se retourner, sans savoir où elle va, ni faire confiance à personne. Elle a un peu d'avance sur ceux qui en veulent à sa vie, aucun doute là-dessus, mais, à chaque fois qu'elle marque une pause, ses bourreaux retrouvent immanquablement sa trace et se rapprochent dangereusement...
Pourquoi est-elle ainsi la proie de ces hommes en colère ? La réponse se trouve dans ses bras, on peut le penser : ce bébé qu'elle serre si fort, ne lâche pas mais qui symbolise tous ses maux. Dans l'Algérie des années 1980, se retrouver mère célibataire n'est pas une bonne chose, et Zoubida en fait l'amère expérience.
Fini, le doux foyer, auprès de Papa Hassan et Maman Asma dans le paisible village d'Aïn Guesma. Finie, l'amitié et les transgressions avec Salma la rebelle. Finies, les discussions avec Alfred, le prof de sport venu du Cameroun, ou Loïc, fils d'un officier français qui a fait sa vie dans cette Algérie que son père voulait voir rester dans la République...
Sur son chemin, Zoubida croise des personnes qui acceptent de l'aider. Enfin, de lui donner un rapide coup de main, mais pas plus, parce qu'ils prennent aussi des risques... Mais, ce sont aussi des témoins de son passage, elle le sait. Ou alors, elle rencontre d'autres personnages tout aussi peu engageants que ceux qui la chassent, mais capables de lui assurer une protection. Contre des contreparties...
C'est le cas du sinistre Mounir. Sa grande et luxueuse demeure a tout d'un havre, ou en tout cas d'un lie où s'abriter et reprendre son souffle. Oui, sauf que Mounir en a fait un harem, un bordel où les filles doivent se plier aux quatre volontés des clients et n'ont plus aucune liberté, à part obéir à Mounir, sous peine d'être sévèrement punies...
Zoubida vit dans un cauchemar qui n'en finit pas. Elle a l'impression de tomber de Charybde en Scylla. Ses pensées ne vont que vers son bébé, qu'elle doit protéger à tout prix, même en acceptant de jouer le jeu sordide de Mounir. Mais combien de temps va-t-elle supporter ce traitement écoeurant qui la prive d'humanité ? Cette mort à petit feu à peine meilleure que le sort qu'on lui réservait à Aïn Guesma...
Coincée entre deux forces qui ne cherchent qu'à l'écraser, Zoubida, la paisible, la gentille, la douce, celle qu'on n'imaginait pas se révolter ainsi, ne se laisse pas faire et agit, simplement pour survivre. Mais qui peut comprendre qu'elle essaye simplement de sauver sa peau, dans ce pays en ébullition, où l'on ne fait pas grand cas des jeunes filles comme elle...
N'allons pas plus loin. Ou plutôt, allons-y à pas feutrés, sans trop en dire. "Bled" s'inspire de la période que Tierno Monénembo a passée en Algérie dans les années 1980, alors que commençait à monter le fondamentalisme religieux. La quatrième de couverture évoque une violence plus archaïque que politique, et c'est vrai, mais pas seulement.
Même si c'est l'arrière-plan du livre, ces questions sont très présentes et très subtilement évoquées, car on découvre le contexte de la vie de Zoubida avant sa fuite par petites touches. Et l'on voit la situation se mettre en place avec une évidence : peu à peu, c'est la place du politique que la religion a conquise. Les promesses non tenues ou mal tenues du FLN ont poussé certains à se tourner vers autre chose...
Mais surtout, on voit le tournant que cette période a été pour l'Algérie de façon plus globale. Aïn Guesma est une bourgade tranquille et très diverse, je l'ai évoqué plus haut : des Algériens, évidemment, mais aussi des Africains venus d'autres régions du continent (on retrouve d'ailleurs les questions idéologiques dans ces échanges), des Français, restés après l'indépendance, des familles ayant connu l'immigration et rentrées au pays, en y rapportant un autre mode de vie...
La question du fondamentalisme religieux est évoqué tout en nuances, sans en rajouter. On comprend bien qu'on reproche à Zoubida d'avoir conçu un enfant hors mariage et que le sort qu'on lui réserve ne peut être que fatal. On n'en est pas encore à l'effroyable guerre civile qui va faire des ravages dans le pays, quelques années plus tard. Mais on sent que plus personne ne sera plus en sécurité, à moins de respecter le dogme à la lettre.
En alternant des épisodes tirés de la jeunesse de Zoubida et son présent, sous tension, Tierno Monénembo brosse le portrait d'une jeune femme, presque encore une jeune fille, livrée à elle-même et écrasée par ces changements violents, radicaux, soudains... Il nous offre le portrait d'une héroïne tragique qui cherche désespérément à vivre, tout simplement.
Ainsi présenter, vous avez une vision très sombre de "Bled", pas très cohérente avec l'idée qu'on peut se faire des contes des mille-et-une nuits (même si, rappelons-le, tout n'y est pas simplement calme, luxe et volupté). Zoubida est issue d'une famille modeste, ce qu'elle connaît du luxe, elle le découvre chez Mounir, et ça n'en donne pas une image très agréable...
Pourtant, il y a la deuxième partie du livre, dont je n'ai absolument rien dit jusqu'ici. Il y a cette deuxième partie qui débute avec la rencontre providentielle de Zoubida : Arsane. De lui, je ne vais rien dire, vous le découvrirez par vous-même, mais il va bouleverser l'existence douloureuse de la jeune femme pour lui proposer une autre existence.
Stop. Je me tais. Depuis le début, depuis notre rencontre avec Zoubida, on souffre avec elle, on se demande quelle nouvelle tuile va lui tomber dessus, quel malheur va la frapper et, surtout, si elle se sortira un jour de ce destin tragique. Et, pour être franc, on y croit pas vraiment... On se dit que sa vie n'est qu'une longue agonie, bien plus longue que celle qu'on lui promettait à Aïn Guesma.
Et puis, voilà Arsane, sorti comme un génie d'une lampe. Et, s'il n'exauce pas les voeux de Zoubida, il va l'éclairer, de bien des manières possibles. Oui, à la suite d'Arsane, on se dirige vraiment dans un univers sorti des contes des mille-et-une nuits. Et, à l'archaïsme et l'obscurantisme, il oppose la culture, sous toutes ses formes, l'ouverture d'esprit, la magie du beau, la joie de vivre.
J'ai évoqué ces classiques contes orientaux pour parler de "Bled", mais une autre lecture, plus récente, m'a également traversé l'esprit pendant que je lisais ce livre. Il s'agit de "Du domaine des murmures", de Carole Martinez. Entre Esclarmonde et Zoubida, des kilomètres et des siècles de distance, des cultures très différentes, mais le même acharnement qui les frappe.
La recluse franc-comtoise, enfermée volontaire pour fuir la concupiscence masculine et échapper à la honte qui lui aurait forcément été attribuée, elle, la victime, et la jeune Algérienne en quête de liberté, d'amour et de respect, elle qui n'est, dans cette société-là, qu'un objet, pire, un objet jetable, pardon pour la dureté de mes mots.
Le lien entre ces deux personnages, issus d'horizons littéraires et culturels si différents, j'insiste, m'est apparu évident et s'est renforcé au fil des pages. Zoubida, dans la dernière partie du livre, vit une existence presque onirique qui rappelle celle d'Esclarmonde, depuis son reclusoir. Presque onirique... Tout est là, en fait : tout cela existe-t-il ailleurs que dans l'esprit de la jeune femme, stimulé par les récits d'Arsane ?
A chacun son point de vue là-dessus, c'est la force de la lecture. Je ne me suis pas forgé de vérité absolue sur le sujet, tant j'ai envie de croire que Zoubida va pouvoir trouver la paix, la sérénité et ce qui peut ressembler le plus à ce qu'on appelle le bonheur... Mais, comment, dans le même temps, faire abstraction des secousses qui agitent son pays au même moment, de plus en plus fortes et violentes ?
Dans ce contexte dur, violent, Tierno Monénembo parvient à faire l'éloge de la joie, de l'optimisme, le mot est un peu fort, préférons-lui épicurisme. Pas dans son sens moderne, qui oublie souvent que cette philosophie n'est pas juste un appel aux plaisirs, mais dans son sens premier, celle de l'élévation de l'âme, de l'ataraxie.
Une vision certainement un peu naïve, mais comment ne pas tenir compte de cela, nous qui, trente ans, quasiment, après les mésaventures de Zoubida, vivons un monde en proie à des maux voisins et omniprésents, une montée des moralismes les plus durs et des fanatismes les plus violents. Pas sûrs qu'être superficiels et légers ou désinvoltes, en n'ayant peur de rien, suffise à faire retomber ce triste soufflé...
En revanche, si Zoubida doit nous apporter une certitude, c'est celle de ne jamais baisser les bras, même au plus profond du doute et du désespoir. Tierno Monénembo nous propose une vraie héroïne, une femme forte que rien ne peut faire plier et qui, par sa détermination, et malgré les coups qu'elle reçoit, ne perd rien de sa grâce, de sa grandeur et de son rayonnement.
"Bled" est un roman beau, terrible mais beau, beau mais terrible, on peut placer ces mots dans n'importe quel sens, ils sont inextricablement liés. Belle comme Zoubida, terrible comme le monde dans lequel elle vit. Les contes ne se terminent pas toujours bien, celui de Zoubida nous laisse augurer d'une nouvelle ère pour elle, placée sous une bien meilleure étoile.
samedi 10 décembre 2016
"Je le perçois flou ce Monsieur Joseph (...) Ici on le respecte, c’est un malin, ça se lit sur son visage. S’il a réussi à baiser tout le monde, les boches et les résistants, c’est qu’il est fortiche" (Alphonse Boudard).
En 1998, deux ans avant son décès, Alphonse Boudard signait "l'étrange Monsieur Joseph", biographie sensiblement romancée d'un personnage incroyable, croisé lors d'un séjour à la prison de la Santé, peu après la fin de la IIe Guerre mondiale : Joseph Joanovici ou Joinovici. Un homme qui provoque aussi bien la fascination pour son parcours hors du commun que la répulsion pour ses choix plus que discutables, motivés par un seul sentiment : la cupidité. Douze ans avant le livre d'Alphonse Boudard, un autre auteur s'était penché sur la figure inquiétante, paradoxale, déroutante de Joseph Joinovici : Henry Sergg (nous reviendrons sur lui dans le cours de ce billet). Il signait "Joinovici, l'empire souterrain du chiffonnier milliardaire", aux éditions le Carrousel. Il y a quelques semaines, ce livre a été réédité par French Pulp éditions, maquetté de frais, mais toujours aussi percutant et terrifiant, par la plongée qu'il nous offre au coeur de la France occupée puis de la IVe République. Biographie ? Roman ? Chez French Pulp, on a choisi le terme d'exo-fiction, en vogue ces dernières années. Lisons-le donc avec cette réserve, sans perdre de vue qu'il retrace un destin imbriqué dans l'histoire la plus sombre de notre pays...
Savez-vous où se trouvent Chisinau et la Bessarabie ? Aujourd'hui, la seconde est devenue la Moldavie, jeune Etat coincé entre la Roumanie et l'Ukraine, sur les bords de la mer Noire, et la seconde en est la capitale. En 1905, quand y naît Joseph Joinovici, c'est une région de la Russie tsariste qui va devenir partie de la Roumanie, à la création de celle-ci après la Ie Guerre Mondiale.
De sa jeunesse, on ne sait quasiment rien. Cette date et ce lieu de naissance sont peut-être d'ailleurs tout à fait faux. La première certitude, c'est son arrivée en France au milieu des années 1920. Il n'a rien, ne sait ni lire, ni écrire, ne parle pas français, mais possède un don inné pour les chiffres, un sens inné des affaires, un bagout extraordinaire. Ce qu'il n'a pas ? Des scrupules. Absolument aucun...
Installé dans ce qu'on appelle encore la Zone, aux portes de Paris, il devient chiffonnier mais aussi ferrailleur. Des activités peu nobles, mais sur lesquelles il va construire son empire. En quelques années, et après avoir dupé son monde, entourloupé, volé, sans doute recelé, j'en passe et des meilleures, il devient un homme d'affaires roublard et habile, installé dans Paris.
Au cours des années 1930, il amasse, étend ses réseaux, place ses billes, prospère (youp-là boum), dans une grande discrétion. Il ne sait toujours pas lire, ni écrire, parle à peine mieux le français qu'à son arrivée, se fait comprendre tant bien que mal malgré un accent à couper au couteau, et, s'il fréquente désormais la Haute, il a du mal à s'y faire accepter, en raison de ses manières assez rustres.
Et puis, arrive la guerre. La défaite en quelques semaines. L'occupation d'une grande partie du pays par le nazis. Joseph Joinovici aurait alors pu s'inquiéter : il est juif et ce n'est pas un atout, aux yeux des nouveaux hommes forts du pays. Mais, il ne fuit pas, au contraire, il décide de faire ce qu'il sait faire de mieux : des affaires.
On ne change pas une stratégie qui gagne : en cette période de guerre, le métal est une denrée précieuse, le ferrailleur possède les circuits pour s'en procurer... et le vendre à l'occupant. Lui, le juif de Bessarabie devient un fournisseur des nazis ! Et, malgré l'antisémitisme forcené de ses nouveaux partenaires commerciaux, il devient une figure incontournable du Paris occupé.
Comment ? Mais, le plus simplement du monde : parce qu'il a de l'argent et que l'argent achète tout. Même des soldats du Reich. Dans un pays qui se déchire, entre ceux qui s'accommodent du nouveau régime et ceux qui le combattent, Joseph Joinovici fait son beurre et prend une place centrale au sein de la Collaboration. Son domaine n'est pas la politique, mais l'économie.
S'il y a un mot pour définir parfaitement Joseph Joinovici, on le trouve en quatrième de couverture du livre d'Henry Sergg ; matois. Joinovici sait que tout va vite, en ce bas monde, et que la chute peut être plus dure que l'ascension. Alors, il prend ses précautions, soutiens également discrètement la Résistance, alors qu'il continue à faire tourner sa petite entreprise avec l'argent des nazis...
Et, lorsque rien n'y fait, lorsque son empire est un tant soit peu menacé, peu importe qu'il s'agisse d'occupants, de collabos, de résistants, il y a toujours moyen de se débarrasser des empêcheurs de s'enrichir en rond dans cette France complètement sens dessus dessous. Discret, Monsieur Joseph, mais redoutable et impitoyable, sans jamais se salir lui-même les mains.
A la Libération, Joseph Joinovici va longtemps passer entre les gouttes. Dans une IVe République où collabos et résistants continuent à se côtoyer dans un Etat en reconstruction difficile, ses réseaux demeurent actifs et lui assurent une certaine protection. Oh, bien sûr, il sera jugé, mais vous verrez que ce que la justice lui reprochera est bien mince par rapport à ce que l'on croit savoir de lui...
Je connaissais l'histoire de Monsieur Joseph, je connaissais l'histoire d'autres personnages-clés dont nous allons parler dans un instant, et pourtant, je suis resté sidéré face à cette lecture, l'ampleur de ce qui est décrit, l'incroyable parcours de cet homme de l'ombre, sorte d'ogre toujours affamé, toujours prêt à tout pour amasser des fortunes colossales (dont on ne mesurera jamais l'importance).
Chez Boudard, et cela avait d'ailleurs été reproché à Josée Dayan lorsqu'elle avait adapté "l'étrange Monsieur Joseph" pour la télévision, Joinovici apparaît bonhomme, débonnaire. Peut-être pas sympathique, il ne faut pas pousser, mais pas loin. Or, chez Sergg, c'est un tout autre personnage qui émerge, dangereux, sans aucun état d'âme, motivé par le seul appât du gain, tueur de l'ombre.
Il ne tient pas les armes lui-même, il n'assiste pas aux crimes qu'il commandite, mais il tire les ficelles, désignent les victimes, choisit les exécutants, les fait eux aussi disparaître si besoin, joue de son influence auprès des autorités nazies comme des collaborateurs les plus éminents. Sa fortune est un iceberg dont on ne voit que le sommet. De même, saura-t-on un jour l'ampleur de ses crimes ?
Pour nombre de résistants, il fut une bête noire, dénoncée tout au long des années 1950, presque en vain. Mais, pour d'autres, moins héroïques, mais bizarrement mieux placés dans la République renaissante, il sera un sauveur, un patriote, lui, l'apatride, un combattant de la liberté face au péril nazi... Et l'on se demande comment on a pu en arriver là, sachant ce que beaucoup savaient...
Autour de Joinovic, on croise la fine fleur de cette époque sordide, ces personnalités dont les noms font froid dans le dos quand on les prononce, qui sont étroitement liées à cette période tellement glauque de l'Occupation. Mais, plus que les croiser, Monsieur Joseph n'est pas un ami, non, faut pas rêver, mais il est en affaires avec eux, et pas de loin, il est un des moteurs de ces horreurs.
Je parle là de Henri Lafont, considéré comme le chef de la Gestapo française, même si le terme n'est pas tout à fait exact, le Dr Marcel Petiot, tueur en série et exécuteur des basses oeuvres dans son hôtel particulier de l'avenue Le Sueur, dans le XVIe arrondissement, Pierre Loutrel, qui gagnera le surnom de Pierrot le Fou, et ses acolytes, futur gang des Tractions avant, ou encore les membres du réseau "L'Honneur de la Police", aux méthodes pas toujours très réglementaires...
Ils ne font pas que passer dans le livre, ils en sont des acteurs majeurs, chacun dans son rôle. Henry Sergg retrace leurs parcours étonnants, particulièrement ceux des Lafont et Loutrel, petites frappes sans envergure qui vont acquérir sous l'Occupation leurs galons de caïd du milieu. Comme Joinovici, leurs motivations n'ont rien d'idéologique.
Ils sont comme des gamins à qui ont ouvrirait les portes d'une confiserie et en les y laissant libre d'agir à leur guise : ils se goinfrent et s'en mettent plein les poches. Mais, le plus troublants, c'est que ces hommes qui auront été les supplétifs des nazis pendant cette période vont étendre leur influence pendant ces années-là mais aussi acquérir une autorité et un statut dans la pègre qui ne se démentira jamais.
Longtemps, jusqu'aux années 1970, beaucoup de truands qui défraieront la chronique seront soit issus des rangs de ces truands collabos, soit leurs fervents admirateurs. Auguste Ricord, un des patrons de la French Connextion, fait partie de ces sinistres personnages. Ou Carbone et Spirito, les deux truands marseillais qui inspirèrent les personnages incarnés dans "Borsalino" par Delon et Belmondo...
La dernière partie du livre d'Henry Sergg est plus troublante encore, avec ce réseau d'influence (et on se doute bien quel est son carburant) qui va longtemps protéger Joinovici et toujours lui éviter de répondre de ses pires actes. Ainsi, échappera-t-il à toute poursuite pour collaboration économique... On ne croise pas de Papon ou de Bousquet dans ce livre, mais combien d'autres ayant profité sous Vichy avant de se refaire une virginité avec le retour de la République ?
Le livre d'Henry Sergg, qui ne se présente donc pas comme une biographie, est passionnant, captivant, inquiétant, écoeurant, aussi. Certains épisodes narrés dans ces 315 pages font mal au bide et l'on mesure à quel point le matois Joinovici a su se jouer également de la justice, au moins pour les faits les plus terribles. Matois, oui, mais pas très courageux. Et machiavélique.
Henry Sergg est un pseudonyme. Derrière, on trouve Serge Jacquemard, disparu il y a tout juste dix ans. Ce nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, il fut l'une des grandes plumes de Fleuve Noir, dans les années 1970-80. Une époque très prolifique, puisqu'il signa pour cette maison une bonne centaine de romans, polars, romans noirs ou romans d'espionnage.
Sous ce nom d'emprunt, il a publié quelques ouvrages touchant à la Mafia, à la période de l'Occupation, dont ce portrait de Joseph Joinovici, qui est en fait une véritable peinture du Paris des années 1940, sous son pire jour (je n'ai pas évoqué l'Epuration, qu'il aborde sans prendre de gants, distinguant parfaitement les héros des lâches, qui le seront toujours).
Retrouver ce livre en 2016 dans les rayons des librairies peut surprendre, mais pour le comprendre, il suffit de lire la présentation de French Pulp éditions. Une sorte de profession de foi, d'ode à la littérature populaire et au roman de genre, ce qu'on a appelé, avec un certain mépris, ne le cachons pas, le roman de gare, par exemple.
L'ambition est de toucher des genres assez différents, avec des rééditions intéressantes, comme, par exemple, les premiers tomes de "la Compagnie des glaces", de G.-J. Arnaud ou "Paris va mourir", de Francis Ryck... La filiation avec la période mythique du Fleuve saute aux yeux. Avis aux amateurs, en espérant que cela s'accompagnent aussi de nouveautés reprenant cet esprit-là, également.
Savez-vous où se trouvent Chisinau et la Bessarabie ? Aujourd'hui, la seconde est devenue la Moldavie, jeune Etat coincé entre la Roumanie et l'Ukraine, sur les bords de la mer Noire, et la seconde en est la capitale. En 1905, quand y naît Joseph Joinovici, c'est une région de la Russie tsariste qui va devenir partie de la Roumanie, à la création de celle-ci après la Ie Guerre Mondiale.
De sa jeunesse, on ne sait quasiment rien. Cette date et ce lieu de naissance sont peut-être d'ailleurs tout à fait faux. La première certitude, c'est son arrivée en France au milieu des années 1920. Il n'a rien, ne sait ni lire, ni écrire, ne parle pas français, mais possède un don inné pour les chiffres, un sens inné des affaires, un bagout extraordinaire. Ce qu'il n'a pas ? Des scrupules. Absolument aucun...
Installé dans ce qu'on appelle encore la Zone, aux portes de Paris, il devient chiffonnier mais aussi ferrailleur. Des activités peu nobles, mais sur lesquelles il va construire son empire. En quelques années, et après avoir dupé son monde, entourloupé, volé, sans doute recelé, j'en passe et des meilleures, il devient un homme d'affaires roublard et habile, installé dans Paris.
Au cours des années 1930, il amasse, étend ses réseaux, place ses billes, prospère (youp-là boum), dans une grande discrétion. Il ne sait toujours pas lire, ni écrire, parle à peine mieux le français qu'à son arrivée, se fait comprendre tant bien que mal malgré un accent à couper au couteau, et, s'il fréquente désormais la Haute, il a du mal à s'y faire accepter, en raison de ses manières assez rustres.
Et puis, arrive la guerre. La défaite en quelques semaines. L'occupation d'une grande partie du pays par le nazis. Joseph Joinovici aurait alors pu s'inquiéter : il est juif et ce n'est pas un atout, aux yeux des nouveaux hommes forts du pays. Mais, il ne fuit pas, au contraire, il décide de faire ce qu'il sait faire de mieux : des affaires.
On ne change pas une stratégie qui gagne : en cette période de guerre, le métal est une denrée précieuse, le ferrailleur possède les circuits pour s'en procurer... et le vendre à l'occupant. Lui, le juif de Bessarabie devient un fournisseur des nazis ! Et, malgré l'antisémitisme forcené de ses nouveaux partenaires commerciaux, il devient une figure incontournable du Paris occupé.
Comment ? Mais, le plus simplement du monde : parce qu'il a de l'argent et que l'argent achète tout. Même des soldats du Reich. Dans un pays qui se déchire, entre ceux qui s'accommodent du nouveau régime et ceux qui le combattent, Joseph Joinovici fait son beurre et prend une place centrale au sein de la Collaboration. Son domaine n'est pas la politique, mais l'économie.
S'il y a un mot pour définir parfaitement Joseph Joinovici, on le trouve en quatrième de couverture du livre d'Henry Sergg ; matois. Joinovici sait que tout va vite, en ce bas monde, et que la chute peut être plus dure que l'ascension. Alors, il prend ses précautions, soutiens également discrètement la Résistance, alors qu'il continue à faire tourner sa petite entreprise avec l'argent des nazis...
Et, lorsque rien n'y fait, lorsque son empire est un tant soit peu menacé, peu importe qu'il s'agisse d'occupants, de collabos, de résistants, il y a toujours moyen de se débarrasser des empêcheurs de s'enrichir en rond dans cette France complètement sens dessus dessous. Discret, Monsieur Joseph, mais redoutable et impitoyable, sans jamais se salir lui-même les mains.
A la Libération, Joseph Joinovici va longtemps passer entre les gouttes. Dans une IVe République où collabos et résistants continuent à se côtoyer dans un Etat en reconstruction difficile, ses réseaux demeurent actifs et lui assurent une certaine protection. Oh, bien sûr, il sera jugé, mais vous verrez que ce que la justice lui reprochera est bien mince par rapport à ce que l'on croit savoir de lui...
Je connaissais l'histoire de Monsieur Joseph, je connaissais l'histoire d'autres personnages-clés dont nous allons parler dans un instant, et pourtant, je suis resté sidéré face à cette lecture, l'ampleur de ce qui est décrit, l'incroyable parcours de cet homme de l'ombre, sorte d'ogre toujours affamé, toujours prêt à tout pour amasser des fortunes colossales (dont on ne mesurera jamais l'importance).
Chez Boudard, et cela avait d'ailleurs été reproché à Josée Dayan lorsqu'elle avait adapté "l'étrange Monsieur Joseph" pour la télévision, Joinovici apparaît bonhomme, débonnaire. Peut-être pas sympathique, il ne faut pas pousser, mais pas loin. Or, chez Sergg, c'est un tout autre personnage qui émerge, dangereux, sans aucun état d'âme, motivé par le seul appât du gain, tueur de l'ombre.
Il ne tient pas les armes lui-même, il n'assiste pas aux crimes qu'il commandite, mais il tire les ficelles, désignent les victimes, choisit les exécutants, les fait eux aussi disparaître si besoin, joue de son influence auprès des autorités nazies comme des collaborateurs les plus éminents. Sa fortune est un iceberg dont on ne voit que le sommet. De même, saura-t-on un jour l'ampleur de ses crimes ?
Pour nombre de résistants, il fut une bête noire, dénoncée tout au long des années 1950, presque en vain. Mais, pour d'autres, moins héroïques, mais bizarrement mieux placés dans la République renaissante, il sera un sauveur, un patriote, lui, l'apatride, un combattant de la liberté face au péril nazi... Et l'on se demande comment on a pu en arriver là, sachant ce que beaucoup savaient...
Autour de Joinovic, on croise la fine fleur de cette époque sordide, ces personnalités dont les noms font froid dans le dos quand on les prononce, qui sont étroitement liées à cette période tellement glauque de l'Occupation. Mais, plus que les croiser, Monsieur Joseph n'est pas un ami, non, faut pas rêver, mais il est en affaires avec eux, et pas de loin, il est un des moteurs de ces horreurs.
Je parle là de Henri Lafont, considéré comme le chef de la Gestapo française, même si le terme n'est pas tout à fait exact, le Dr Marcel Petiot, tueur en série et exécuteur des basses oeuvres dans son hôtel particulier de l'avenue Le Sueur, dans le XVIe arrondissement, Pierre Loutrel, qui gagnera le surnom de Pierrot le Fou, et ses acolytes, futur gang des Tractions avant, ou encore les membres du réseau "L'Honneur de la Police", aux méthodes pas toujours très réglementaires...
Ils ne font pas que passer dans le livre, ils en sont des acteurs majeurs, chacun dans son rôle. Henry Sergg retrace leurs parcours étonnants, particulièrement ceux des Lafont et Loutrel, petites frappes sans envergure qui vont acquérir sous l'Occupation leurs galons de caïd du milieu. Comme Joinovici, leurs motivations n'ont rien d'idéologique.
Ils sont comme des gamins à qui ont ouvrirait les portes d'une confiserie et en les y laissant libre d'agir à leur guise : ils se goinfrent et s'en mettent plein les poches. Mais, le plus troublants, c'est que ces hommes qui auront été les supplétifs des nazis pendant cette période vont étendre leur influence pendant ces années-là mais aussi acquérir une autorité et un statut dans la pègre qui ne se démentira jamais.
Longtemps, jusqu'aux années 1970, beaucoup de truands qui défraieront la chronique seront soit issus des rangs de ces truands collabos, soit leurs fervents admirateurs. Auguste Ricord, un des patrons de la French Connextion, fait partie de ces sinistres personnages. Ou Carbone et Spirito, les deux truands marseillais qui inspirèrent les personnages incarnés dans "Borsalino" par Delon et Belmondo...
La dernière partie du livre d'Henry Sergg est plus troublante encore, avec ce réseau d'influence (et on se doute bien quel est son carburant) qui va longtemps protéger Joinovici et toujours lui éviter de répondre de ses pires actes. Ainsi, échappera-t-il à toute poursuite pour collaboration économique... On ne croise pas de Papon ou de Bousquet dans ce livre, mais combien d'autres ayant profité sous Vichy avant de se refaire une virginité avec le retour de la République ?
Le livre d'Henry Sergg, qui ne se présente donc pas comme une biographie, est passionnant, captivant, inquiétant, écoeurant, aussi. Certains épisodes narrés dans ces 315 pages font mal au bide et l'on mesure à quel point le matois Joinovici a su se jouer également de la justice, au moins pour les faits les plus terribles. Matois, oui, mais pas très courageux. Et machiavélique.
Henry Sergg est un pseudonyme. Derrière, on trouve Serge Jacquemard, disparu il y a tout juste dix ans. Ce nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, il fut l'une des grandes plumes de Fleuve Noir, dans les années 1970-80. Une époque très prolifique, puisqu'il signa pour cette maison une bonne centaine de romans, polars, romans noirs ou romans d'espionnage.
Sous ce nom d'emprunt, il a publié quelques ouvrages touchant à la Mafia, à la période de l'Occupation, dont ce portrait de Joseph Joinovici, qui est en fait une véritable peinture du Paris des années 1940, sous son pire jour (je n'ai pas évoqué l'Epuration, qu'il aborde sans prendre de gants, distinguant parfaitement les héros des lâches, qui le seront toujours).
Retrouver ce livre en 2016 dans les rayons des librairies peut surprendre, mais pour le comprendre, il suffit de lire la présentation de French Pulp éditions. Une sorte de profession de foi, d'ode à la littérature populaire et au roman de genre, ce qu'on a appelé, avec un certain mépris, ne le cachons pas, le roman de gare, par exemple.
L'ambition est de toucher des genres assez différents, avec des rééditions intéressantes, comme, par exemple, les premiers tomes de "la Compagnie des glaces", de G.-J. Arnaud ou "Paris va mourir", de Francis Ryck... La filiation avec la période mythique du Fleuve saute aux yeux. Avis aux amateurs, en espérant que cela s'accompagnent aussi de nouveautés reprenant cet esprit-là, également.
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