lundi 7 novembre 2011

"On n'apprend pas impunément la liberté, l'égalité et la fraternité à des gens à qui on les refuse".

Une citation qui résume, je trouve, parfaitement la démarche littéraire adoptée par Alexis Jenni pour son premier roman, "l'art français de la guerre", publié chez Gallimard et récompensé la semaine dernière par le prix Goncourt. Un roman épais (630 pages), dense, complexe, qui donne matière à réflexion, que certains pourront parfois trouver ambigu dans le propos mais qui, s'il m'a donné du fil à retordre, m'a également beaucoup intéressé.


Couverture L'Art français de la guerre


Le narrateur, peut-être Jenni lui-même ou un homme de sa génération, en tout cas, né après 1962, est un homme fort désabusé. Au début des années 90, alors qu'éclate la guerre du Golfe, sa vie commence à se déliter et peu à peu, il abandonne tout pour se retrouver sur une pente bien savonneuse.

Une rencontre va, si ce n'est le sauver, en tout cas ralentir cette descente vers les bas fonds. Celle de Victorien Salagnon, "un ancien d'Indochine", comme le présentent les clients du bar où le narrateur avait ses habitudes alcoolisées et où Salagnon venait lire son journal, au calme.

Sans trop savoir pourquoi, le narrateur engage la conversation et les deux hommes passent un marché : Salagnon va apprendre au narrateur à peindre (la passion du retraité depuis toujours) à condition que le narrateur mette sur le papier la vie de Salagnon. Enfin, la vie, pas tout à fait. 20 années de cette longue vie, 20 années qui correspondent aux 20 années de guerre traversées par la France entre les années 40 et le début des années 60.

En 20 ans et trois conflits aussi sauvages que leurs théâtres sont différents, Salagnon aura tout connu, vécu sa vie en échappant sans cesse à la mort, presque par miracle. Il la raconte avec force détails au narrateur qui nous transmet ce témoignage (quoi que ce terme soit contradictoire avec le mot "roman" qui précède les parties historiques). Défendant une Nation à laquelle, de fait, il n'appartient pas, soldat itinérant n'ayant pour cadre de vie que sa bande armée et les champs de bataille, il semble croire de mon en moins aux idéaux qu'on lui propose, préférant la rigueur militaire, oasis d'ordre au milieu du désordre du monde.

Ni héros, ni ordure, agissant le plus souvent possible avec ce côté chevaleresque que nourrit l'armée française depuis le Moyen-Age, mais capable de lâcheté aussi en acceptant l'innommable sans jamais se rebeller, Salagnon est un homme assez ordinaire, finalement, se contentant de vivre comme on le lui a appris. Seul le contexte chaotique de son époque en a fait cet ancien combattant au passé douloureux. Lui, l'artiste, dessinateur de talent, est le fruit de cet "art français de la guerre", de cette génération qui n'a cessé de se battre pour conserver puis imposer sa vision de la liberté.

Le fil conducteur de ce roman, c'est donc un état de fait : la France a bel et bien traversé 20 années consécutives de guerre, deuxième guerre mondiale, puis Indochine, puis Algérie. 20 années, une génération, dont la France contemporaine subit encore les conséquences, une grande difficulté à définir ce qu'est "être français", à accepter l'autre, celui qui ne correspond pas parfaitement aux critères de cette nationalité et finalement à vivre ensemble et même à communiquer au sein de notre communauté nationale.

Jenni établit un très intéressant parallèle entre deux France, celle d'avant 1962, vaincue mais invitée à la table des vainqueurs du second conflit mondial, un empire colonial qui commence à prendre l'eau de toutes parts mais qui croit encore en sa grandeur passée et se gonfle d'importance ; et puis, la France d'après 1962, réduite à un confetti sur les planisphères, qui traverse une crise morale autant qu'économique et doit appréhender la question de l'immigration, question de plus en plus présente et source de tensions de plus en plus exacerbées.

Car, pour nombre de ceux qui ont participé aux guerres coloniales, à l'image du "meilleur ami" de Salagon, le peu sympathique Mariani, il est difficile de comprendre et plus encore d'accepter que ceux qui ont autrrefois chasser la France veuillent venir y vivre désormais...

Le narrateur, bien plus modéré dans ses positions, presque indifférent au monde qui l'entoure mais de sensibilité de gauche, refuse évidemment cette idée d'une France en voie de disparition sous la pression raciale, tandis que Salagnon ne prend pas parti, assumant ce qu'il a fait, ce qu'il a vécu, mais n'en tirant ni orgueil ni déshonneur.

Jenni alterne alors les "commentaires" du narrateur, parties contemporaines du récit, celles où il côtoie Salagnon, et les parties "roman", récit des guerres de Salagnon. Les pièces s'assemblent au final pour former le récit de 60 ans d'histoire de France, une histoire extrêmement politique, extrêmement sensible, d'où émerge, selon lui, ce qu'est "l'art français de la guerre".

Ce titre fait allusion au plus vieil ouvrage de stratégie militaire connu, "l'art de la guerre", écrit au VIème siècle avant Jésus-Christ par le général chinois Sun Tzu. Pourquoi voir une spécificité française à cet "art" de la guerre ? Parce que, pour Jenni, il est évident que ce tunnel de 20 années de guerre a reposé sur un leitmotiv : le maintien de l'ordre. Et un maintien de l'ordre qui passe par la force militaire pour mater ceux qui refusent la République qu'on veut leur imposer.

Un "art de la guerre" à la Française qui s'est prolongé bien après la décolonisation pour réapparaître de nos jours sous une forme policière. L'ordre républicain ayant de plus en plus de mal à se faire respecter sur ce territoire national pourtant bien rétréci, la force brutale, jusque-là apanage de l'armée, est de plus en plus souvent confiée à une police qu'on a militarisée.

La France vit, depuis l'Occupation, sur une culture de l'affrontement, du conflit permanent au sein de la communauté nationale. Un conflit entre "bons" et "mauvais" français, quels que soient les définitions qu'on met derrière ces vocables. Et quoi de mieux que ce que l'on voit pour distinguer les uns des autres ? Voilà comment aujourd'hui, dit Jenni, cette différenciation se fait par la race, abstraction ethnologique mais évidente différence entre les êtres humains...

Le point de non-retour a peut-être été franchi lorsque même la langue n'a plus suffi à cimenter la Nation. Seul le sang peut déterminer la Nation, pensent ces patriotes qui ont sacrifié toute leur jeunesse à la grandeur de la France, en vain. Il y a un côté très "gaulois", très "Astérix" chez ces personnages, croisés aussi bien dans la partie roman que dans la partie commentaires du livre : bagarreurs, persuadés de leur importance...

Ces Gaulois belliqueux qui ont été entourloupés par l'un des leurs, Charles De Gaulle, symbole de cette France immortelle et noble, mais qui, par sa science du langage (ah, l'importance du langage, tout imprégné qu'il est de vocabulaire guerrier !) a su leur faire prendre une vision fantasmée de la France pour la réalité, tout en démantelant l'empire... Quand le mirage s'est dissipé, il était trop tard et la France recroquevillée dans ses frontières métropolitaines.

Mais plus grave, ce que Jenni montre au travers des périodes historiques qu'il relate (l'occupation, l'Indochine, l'Algérie), c'est le paradoxe de notre République qui a voulu imposer ses idéaux (liberté, égalité, fraternité) par la force à des populations dites indigènes pour qui, d'une part, ces valeurs n'avaient pas grand sens (tout comme le fameux "nos ancêtres, les Gaulois"), et qui, d'autre part, n'ont jamais été considérés comme libres, égaux et frères par ces mêmes Français... Une quadrature du cercle qui ne peut mener que droit dans le mur, encore plus quand on est incapables de comprendre que la force a toujours échoué et échouera toujours.

Fin de cette analyse peut-être un peu longue, toutes mes excuses. Revenons au livre lui-même. Jenni nous y propose une partie historique passionnante, pas forcément très originale dans le traitement, mais très bien faite. On est vraiment dans le maquis autour de Lyon puis dans la jungle indochinoise et enfin dans la poussière algéroise. On suit surtout un personnage désabusé, Salagnon, entré en résistance à 17 ans, à l'âge où l'on entre dans la vie active, et qui n'a de repères que ceux que lui a donné l'armée, une armée en campagne.

Salagnon, à l'image d'une bonne partie de sa génération, enfin de ceux qui ont eu la chance de survivre à ces conflits abominables, se sent incapable de vivre dans un pays en paix. Pourtant, aucun idéal ne semble l'habiter, il n'est que la conséquence de son époque, un militaire, point barre.

Pourtant, Salagnon a un atout que n'ont pas eu la chance d'avoir beaucoup d'autres, un dérivatif qui lui permet de relativiser, d'embellir l'atroce réalité : il sait admirablement dessiner. Face au réel, le dessin lui offre l'abstraction dont il a besoin pour supporter ce qui l'entoure et ne pas succomber au désespoir, au nihilisme. A plusieurs reprises, d'ailleurs, ses supérieurs lui demanderont de faire le portrait de ses camarades, pour les immortaliser, comme on dit...

Mais Salagnon est aussi l'archétype sur lequel repose toute l'architecture du livre. Il est celui dont les racines françaises remontent sans doute le plus loin de la plupart des personnages qu'il fréquente. pour autant, il ne s'est pas engagé dans la Résistance puis dans l'armée par idéalisme mais, comme je le disais plus haut, parce qu'il ne connaît rien d'autre, parce qu'elle est son école, sa famille, sa vie.

Il est aussi le symbole de ce socle gréco-latin sur lequel repose notre civilisation. Voilà pourquoi Jenni en fait son Ulysse, quittant la femme qu'il aime pour partir faire la guerre très loin de chez lui pendant des années et des années, avant de revenir, fourbu, perdu, sans illusion quant à l'avenir, auprès de celle qui ne l'a jamais oubliée...

Toutefois, l'Ulysse de Jenni va, après son retour, se muer en Orphée. Car sa bien-aimée s'appelle effectivement Eurydice et, comme il l'explique lui-même, si elle est restée aussi longtemps à ses côtés, c'est parce qu'il ne s'est jamais retourné sur l'enfer qu'il a traversé.

Lui a su, en se créant une bulle où il s'est isolé avec Eurydice, rompre avec ce passé trop lourd, tandis que ses camarades, comme Mariani, vivent sur les rancoeurs et les désillusions accumulées. Loin des questions idéologiques et politiques, il a retrouvé une paix, peut-être relative, mais qui lui convient bien. Un paix qui prend sa source dans cet amour infini qu'il partage avec son épouse. Tandis que les autres n'ont qu'une maîtrsse : la France, ou plutôt, l'image qu'ils se font d'elle.

En décernant leur prix à "l'art français de la guerre", les jurés Goncourt ont, à 6 mois des présidentielles, fait un choix éminemment politique. Car ils ont choisi un livre dont le centre névralgique est le débat insoluble de l'identité nationale. Débat où l'on oublie allègrement les valeurs de la République que l'on dit vouloir défendre...


2 commentaires:

  1. J'ai lu tout ton article, j'y suis parvenue ! Je me moque, mes les miens sont parfois aussi longs que les tiens, mais certainement pas aussi riches ^^
    J'ai lu beaucoup de choses concernant cet auteur. Tout est son contraire, et puis j'ai vu le livre en librairie, je dois avouer qu'il m'a rebuté. Et va savoir je me méfie aussi parfois des Goncourt, même si ça ne veut rien dire.
    Je me laisserai finalement tentée, qui sait ? Soit j'attendrai sa sortie poche, ou pendant mes prochaines vacances .

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  2. Je l'ai acheté en août parce que l'histoire me tentait et le titre me plaisait. On ne parlait pas encore de Goncourt, puisqu'à ce moment-là, tout le monde voyait Delphine de Vigan l'avoir... Comme quoi... Je m'attarde peu sur les styles, car je suis plus sensible aux histoires et que le ressenti sur l'écriture varie d'un lecteur à l'autre. Les parties historiques sont excellentes et très pertinentes. Les parties contemporaines viennent cimenter la réflexion, mais j'aime moins ce côté égo-roman, avec le narrateur qui se met en scène quand on a envie qu'il nous parle de Salagnon. Mais j'ai globalement apprécié cette lecture qui n'est quand même pas une lecture facile.

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