Thriller. Un genre dans lequel on trouve du bon, du moins bon et, parfois, du franchement raté. Et puis, dans ce genre, il y a les filons, qu'on suit consciencieusement, parce que ça marche bien et qu'on peut, en surfant sur une vague "bankable", vendre pas mal d'exemplaires... Bref, trouver l'original dans une production énorme, qu'elle vienne des Etats-Unis, d'Angleterre et bien sûr de chez nous, ça devient parfois compliqué. Alors, quand on tombe sur un livre qui sort de l'ordinaire, par son fond ou sa forme, on devient tout de suite plus attentif, on le dévore, on s'en repaît, sans savoir quand on retrouvera de telles sensations. Voilà pourquoi la lecture du roman de Terry Kay (publié en 1999 mais seulement cette année en français), "le kidnapping d'Aaron Greene" (Cherche-Midi) ne m'a pas pris longtemps.
Aaron Greene est... personne, en fait, une ombre, quelqu'un qu'on oublie aussi vite après l'avoir croisé. A 18 ans, il suit des études à l'université de Georgia State et gagne petitement sa vie comme préposé au courrier à la Century National Bank d'Atlanta. Un garçon timide, effacé, que personne ne semble connaître dans les lieux qu'il fréquente au quotidien, qui n'imprime pas la rétine, ne prend pas la lumière. Un Anonyme, avec un grand A, et que tout prédestine vraisemblablement à le rester jusqu'à la fin de ses jours.
Alors, quand ce garçon se fait enlever en pleine rue, au vu et au su d'une population totalement indifférente, c'est l'incompréhension... Comment ce garçon sans relief, presque transparent, a-t-il pu être la cible d'un crime aussi grave ? Mais, ce fait divers n'en est encore qu'à ses débuts, le plus déroutant reste à venir...
Cody Yates est un vieux de la vieille du journalisme à Atlanta. Il travaille pour un quotidien d'Atlanta et se désole de voir la modernité fouler aux pieds les fondements de sa profession... Ecriture médiocre, pertinence en berne, intégrité aux oubliettes... La jeune génération ne trouve pas grâce à ses yeux, et en plus, on utilise des ordinateurs et on a remisé les bonnes vieilles machines à écrire qu'il appréciait tant...
Préférant les enquêtes en profondeur à la chasse effrénée au scoop pratiquée par ses jeunes collègues et ses homologues de l'audiovisuel, Cody Yates va se retrouver bien malgré lui embarqué dans l'affaire du kidnapping d'Aaron Greene. Car son journal reçoit bientôt une cassette audio (oui, çà existe encore !). Sur la bande, un message revendiquant l'enlèvement du jeune homme et annonçant qu'une demande de rançon sera prochainement formulée.
Le hic, pour Cody Yates, c'est que la voix qui énonce tout cela... est la sienne ! A sa plus grande stupéfaction, car s'il avait participé à un tel acte, il s'en souviendrait, n'est-ce pas ?
Mais allez expliquer ça à une population qui, dans les jours qui suivent le kidnapping, va se mobiliser en faveur d'Aaron... Aaron qui, déjà ? Car, même à la une de l'actualité, même devenu centre de l'attention de tout l'Etat de Géorgie et au-delà, même au centre des débats sur toutes les radios locales qui lui consacrent leur talk shows, même au coeur des préoccupations quotidiennes des autres anonymes qui cherchent à comprendre pourquoi lui, Aaron Greene reste un fantôme : à peine a-t-on vu ses traits qu'on les oublie, on ne ne souvient même pas de son nom complet...
Peu à peu, entre agitation médiatique et inquiétude légitime, une enquête se met en place. Vincent Menotti, de la police d'Atlanta, ami de longue date Cody Yates, en est l'un des fers de lance, sous la houlette de l'agent du FBI Oglesbee, alias "le Prince Africain"... Mais les enquêteurs pédalent dans la semoule. La faute à Aaron Greene lui-même, si peu consistant que sa vie laisse peu de prises pour comprendre pourquoi on aurait voulu le kidnapper.
Enfin, arrive la demande de rançon, 10 millions de dollars que la banque qui emploie Aaron Greene devra verser avant un mois sous peine de voir le jeune homme subir un sort funeste... Sauf que les responsables de la banque ignoraient que Aaron Greene travaillait pour eux... Oui, même ses employeurs ne le reconnaîtraient pas s'ils le croisaient... Un simple préposé au courrier ? 10 millions de dollars ? Vous n'y songez pas ! La décision du conseil d'administration de la banque de ne pas verser la rançon va déclencher une nouvelle vague d'indignation dans la population et même au-delà.
Ainsi Ewan Pendell, membre de ce conseil d'administration, un richissime vieillard connu pour ses actes philanthropiques, décide-t-il de démissionner de son poste (alors que c'est son grand-père qui a fondé la banque, un signe fort !) et de lancer une grande campagne intitulée "Réveillons l'Amérique !", dont le but est de rassembler les contributions, toutes les contributions, même les plus modestes, afin de réunir les 10 millions demandés par les ravisseurs d'Aaron Greene.
Entre une enquête qui patine, des médias qui relayent les rumeurs les plus folles sous couvert d'information et de liberté d'expression, un mouvement "Réveillons l'Amérique !" qui prend de l'ampleur dans toutes les couches de la société, une banque d'affaires qui éveille les soupçons et, peu à peu, étale son linge sale au grand jour et un Cody Yates qui se débat entre une vie personnelle compliquée et une vie professionnelle au rencard pour éviter tout doute, tant que sa voix servira à délivrer les messages des ravisseurs (les policiers sont certains que la voix de Yates a été enregistrée à son insu et qu'elle a ensuite été montée grâce à des logiciels dernier cri), le lecteur est finalement le seul à garder à l'oeil Aaron Greene.
Et ce que nous voyons a de quoi laisser pantois et multiplier les interrogations...
Je n'en dis pas plus, à vous de jouer si vous voulez, comme je l'ai voulu avidement, comprendre les tenants et les aboutissants du kidnapping d'Aaron Greene.
Intéressons-nous au fond du roman, à ce que Terry Kay a voulu nous dire à travers ce thriller passionnant mais très atypique. La question centrale, c'est : quel est le prix d'une vie. Et, en corollaire, ce prix varie-t-il en fonction du statut social du kidnappé ? En clair, si Aaron Greene ne vaut rien aux yeux de ses employeurs, en tout cas sûrement pas 10 millions de dollars, un des dirigeants de la banque, lui, pourrait les valoir s'il se retrouvait dans la même situation. Est-ce cohérent ?
Au-delà de cet argument sonnant et trébuchant, Terry Kay nous dépeint surtout une société de plus en plus égoïste, uniquement tourné vers un matérialisme à tout crin, avec comme unique pensée le profit, dans laquelle la vie d'un jeune homme aussi peu sûr de lui qu'Aaron Greene ne pèse pas lourd. Une société qui a oublié ce qu'était l'humain.
Une société de l'information qui rentre par une oreille et ressort par l'autre. A plusieurs reprises au cours du roman, Aaron Greene, toujours aux mains de ses ravisseurs, a l'occasion de rencontrer des personnes susceptibles de le reconnaître (un vendeur de journaux qui a sa photo sous le nez à la une des quotidiens, une star de cinéma devenu son principal soutien médiatique...) et pourtant, là encore, il passe inaperçu...
Terry Kay tire à boulets rouges sur cette presse (et ça ne s'est pas arrangé depuis 13 ans qu'il a écrit son live !) qui bondit sur la moindre anecdote croustillante, s'entiche d'une histoire, la décortique sous tous ses angles et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, passe à autre chose. L'affaire Greene, certes, va passionner les journalistes et leur auditoire pendant un mois. Mais, une fois terminée, qu'en reste-t-il ? Des gens incapables d'appeler Aaron autrement que Aaaron Qui ?
Cible particulière de Terry Kay, les radios (aïe...) qui ouvrent leurs antennes aux auditeurs en les laissant dire tout et n'importe quoi... Bien sûr, l'Amérique n'est pas encore traumatisée par le 11 septembre (je rappelle que le livre a été publié en 1999) mais Atlanta se souvient de cet attentat perpétré pendant des JO, 3 ans plus tôt. Aussi, la psychose s'installe rapidement et les rumeurs les plus folles fleurissent sur les ondes : acte antisémite, voire carrément néo-nazi ou au contraire, acte d'un groupuscule juif radical visant à récolter des fonds pour une hypothétique action au Proche-Orient... On se demande même si Aaron Qui ?, celui dont on n'arrive même pas à retenir le nom, ne serait pas l'instigateur de son propre enlèvement pour faire parler de lui !
Et tout ça avec la bénédiction de "la Reine des Ondes", l'insupportable Katie Harris, archétype de la journaliste ambitieuse et prête à tout pour obtenir l'info qui fera la une partout... A part peut-être enquêter sérieusement, évidemment, il ne faut quand même pas exagérer ! Voilà pourquoi il exaspère tant Cody Yates, qui redoute qu'en prime, Harris ne mette, par ses émissions sans limite, Aaron Greene (dont elle se soucie comme d'une guigne) en danger...
Restera à lever l'énigme Ewan Pendell... Est-il sincère dans sa démarche ou est-elle bien plus intéressée qu'il n'y paraît au premier abord ? Un homme aussi riche peut-il s'abaisser sans arrière-pensée à prendre le parti d'un Aaron Greene, quitte pour cela, à déclencher une réaction en chaînes capable de couler la banque fondée par sa famille ?
Bref, vous l'aurez compris, il y a beaucoup de questions, dans cette histoire, tant concernant les mobiles des ravisseurs, que concernant les agissements des différents acteurs, non pas du drame, mais de sa périphérie. Et puis, comme même les plans les mieux élaborés peuvent connaître des ratés, la belle mécanique va s'enrayer et tourner au drame. Parce que l'argent pourrit tout, même les mieux intentionnés, les mieux élevés (ou ceux que l'on croyait l'être...).
Peut-être que cette fin en désarçonnera certains, peut-être qu'elle déplaira aussi à quelques lecteurs qui, eu égard au début de l'histoire, auraient attendu un autre dénouement. Moi, je ne boude pas mon plaisir, mais je dois reconnaître que la fin est un peu en-dessous du reste, même si elle sert parfaitement le propos de l'auteur.
Une mention au personnage de Cody Yates, le genre baroudeur au cuir tanné, qui a tout vu et est revenu de tout, qui enquête à l'ancienne, pose les questions qui fâchent et, par conviction ou cynisme, reste sceptique à propos de tout, sauf peut-être de ce que lui souffle son instinct. Mais, jamais il ne publierait une information qu'il n'aurait pas recoupée, vérifiée ou dont il n'aurait pas une preuve évidente.
Peut-être est-il d'ailleurs un des seuls à sincèrement penser au sort d'Aaron Greene. Et, évidemment, si sa voix se retrouve sur les cassettes, c'est tout sauf un hasard. Ca aussi, il veut le comprendre. Son tandem avec Menotti, à la fois ami, complice et enquiquineur, fonctionne parfaitement et donne un petit côté cynique et blasé à toute cette histoire, un ton que savent si bien donner les auteurs américains de thrillers.
Un tandem, mais je dis ça sans savoir s'ils sont effectivement devenus les héros d'une série de romans, que j'aimerais bien retrouver dans de nouvelles enquêtes.
Un thriller qui se détache du lot... Pourquoi pas? :) Ce que tu en dis me paraît en tout cas suffisamment intéressant pour que je l'ajoute à ma wishlist. Merci!
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