mardi 4 septembre 2012

"La science, comme la poésie, se trouve à un pas de la folie" (Leonardo Sciascia).

C'est la rentrée littéraire ! Avec à la clef, quelques découvertes à faire. En voilà une, autant pour son auteur que pour le personnage qu'il met à l'honneur. Alors, bien, sûr, quand on voit "Peste & Choléra" sur la couverture, deux solutions : on fait le dégoûté et on passe à autre chose ou l'on prend quelques minutes à regarder ce qui se cache derrière un titre si... engageant. Je suis plutôt du genre à découvrir, alors j'ai voulu en savoir plus, jusqu'à avoir très envie de lire ce roman signé Patrick Deville et publié aux éditions du Seuil. Avec, pour mon plaisir de lecteur et ma grande surprise d'homme, la découverte d'un personnage au destin hors du commun : Alexandre Yersin (prononcez YersUN et pas Yersine !!).


Couverture Peste & Choléra


Alexandre Yersin, né en 1863, mort en 1943, scientifique de génie, incroyable touche à tout, disciple de Pasteur, pionnier de son Institut, découvreur du bacille de la peste et du vaccin contre cette épouvantable maladie, homme d'une profonde misanthropie sur qui la politique ou l'Histoire en marche semble glisser comme l'eau sur les plumes d'un canard, et pourtant, chef de bande, créateur d'un petit paradis en pleine Indochine, marginal au point d'en être oublié de ses pairs, idole en Asie, inconnu dans son Europe natale... Au long de ce billet, c'est un être humain comme on en croise peu que je vais essayer de vous donner envie de découvrir, un homme de son temps, la IIIème République, un drôle de citoyen pas avare de paradoxes.

Alexandre Yersin est né orphelin de père dans une petite ville suisse, Morges. Il conservera, lui, le solitaire, une relation très étroite avec sa mère et sa soeur jusqu'à leur mort. Mais, très vite, l'ambition du jeune Alexandre dépasse les limites du village. Il veut devenir médecin et entend "monter à la ville" pour mener à bien ses études. Lui rêve de Paris, ce sera Marburg, en Allemagne. Déjà, le destin du jeune étudiant sera marqué par la rivalité entre France et Allemagne...

Très vite, il est frustré, il rêve d'expérimentation quand on ne lui offre que théorie et observation. Yersin, c'est un homme d'action, il veut savoir faire. Alors, bien vite, il quitte la petite ville allemande de Marburg pour la lumineuse capitale française, vers laquelle il se sent attiré comme un insecte par une lampe. Une nouvelle aventure commence, ou plutôt, le vrai destin de Yersin commence à se dessiner ici. Car, à Paris, Yersin va devenir disciple de celui dont tout le monde parle : Louis Pasteur, celui qui a vaincu la rage.

Oh, en Allemagne, il y a bien Koch, le découvreur du bacille de la tuberculose, mais l'aura de Pasteur, en ces années 1880 est considérable. Yersin sera un des pionniers de l'organisme que le vieux sage veut mettre en place : l'Institut Pasteur. Pourtant, cela ne sera qu'un tremplin. Yersin est un passionné, un garçon terriblement doué, aussi doué qu'il est impatient et inconstant. Il se lasse de ce travail d'équipe, bien vite il ne supporte pas de rester devant sa paillasse, il envisage son travail hors les murs du laboratoire.

C'est décidé, il va quitter Paris car, s'il a réalisé son rêve de gosse, celui de voir la mer, ça lui a donné des envies : il sera... marin ! Pasteur et ses camarades n'y croient pas, mais bientôt Yersin s'embarque, en route pour l'Asie où il sera médecin de bord sur des lignes maritimes. Il va, à cette occasion, connaître un véritable coup de foudre pour cette région du monde où il décide de s'installer aussitôt. Dans un endroit qui s'appelle Nha Trang, en Indochine, lieu dont il fera, jusqu'à sa mort, un jardin d'Eden dédié à toutes ses passions...

Car, je vous l'ai dit, Yersin se passionne mais Yersin se lasse... Il se fait explorateur, géographe, ethnologue, photographe, urbaniste, architecte, agriculteur, éleveur, aviculteur, horticulteur, botaniste, agronome, physicien, mécanicien, astronome, météorologue, j'en passe et des meilleurs... Gagne sa vie grâce à l'exploitation du caoutchouc, après avoir importé des hévéas en Indochine et les avoir acclimaté à ces nouvelles latitudes. Il fera de même avec le quinquina, indispensable pour lutter contre le paludisme. Il tâte de l'aviation naissante, rêve d'ouvrir un aérodrome à Nha Trang... Tout cela sans jamais oublier son métier d'origine : bactériologiste. J'oublie encore sûrement quelques unes de ses activités, elles furent si nombreuses et variées... Chez d'autres, elles auraient été des lubies, chez Yersin, elles aboutiront toutes à des résultats concrets dont certains sont encore visibles aujourd'hui...

Et c'est au milieu de tout cela, à la demande pressante de ses amis parisiens, qu'il interviendra en Chine pour essayer d'endiguer une terrible épidémie de peste qui s'y est déclaré. Les disciples de Koch sont aussi sur place. Politique et géopolitique d'emmêlent, alors que Yersin déteste tout cela, qu'il prendra bien soin toute sa vie de se garder de ces activités humaines qui ne débouchent, à ses yeux, que sur des drames et des compromissions.

Alors, bien sûr, un goutte de hasard va se glisser dans cette aventure scientifique. Les brimades dont il est l'objet vont, paradoxalement, servir sa cause. Entre son intuition incomparable et ce coup de pouce du destin, c'est lui qui parviendra à isoler ce bacille qui, tout au long de l'Histoire du monde, aura causé tant de victimes, lui donnera son nom, Yersinia Pestis, et trouvera le moyen de le prévenir avec un vaccin, lui, le disciple prodigue de Pasteur, le chantre de la vaccination, au nez et à la barbe de l'équipe de Koch.

Pour autant, ce succès ne lui apportera que très peu d'honneurs. il s'en moque, remarquez, des honneurs, mais ne les refuse pas s'ils se présentent. Eloigné du microcosme scientifique, ours mal léché, capable du jour au lendemain de se lancer dans tout autre chose que ce pourquoi on l'a mandaté, incapable de se plier aux règles de la diplomatie, il sera peu à peu oublié par ses pairs (aucun Prix Nobel ne le récompensera, par exemple). Jamais par ses condisciples, Roux et Calmette en tête, avec qui il restera très lié, ni avec les générations suivantes de pasteuriens qu'il emploiera à Nha Trang.

Au-delà du portrait, plus que d'une biographie, même romanesque, que dresse Deville de Yersin, "Peste & Choléra" est aussi la chronique d'une époque : la vie de Yersin couvre la totalité de la IIIème République. Sa vie s'achève quasiment le jour de son dernier départ de métropole pour l'Asie. Nous sommes en 1940 et Yersin prend place dans le dernier avion qui décollera du Bourget avant que les Nazis n'occupent le pays et le cadenasse... Coupé de sa maison-mère, malgré son exil volontaire, il n'a jamais coupé les liens avec l'Institut, il finira sa vie dans son paradis personnel à traduire des classiques grecs et latins, lui qui n'a toujours eu que mépris et horreur pour l'art en général et la littérature en particulier.

Ce départ, ce long voyage dont il sait qu'il sera sans retour, est le fil conducteur du roman. Comme si le reste n'était que le regard d'un vieil homme sur sa longue existence. Autre trouvaille narrative, ce "fantôme du futur" qui côtoie parfois Yersin. Un fantôme qui se nomme Patrick Deville, écrivain à la conception proche de ce que fut Yersin : un écrivain voyageur, qui ne reste pas à son bureau à plonger la plume dans son jus de cerveau, mais aime suivre à la trace ses personnages. Un écrivain voyageur pour lecteurs amateurs de voyages immobiles...Curieux, non ?

Mais revenons à Yersin et l'Histoire. Aussi paradoxal que ça puisse paraître, cet homme qui fuit la politique et l'Histoire en marche, est en même temps un personnage complètement en phase avec son époque. Né Suisse, il est en permanence entre le marteau français et l'enclume allemande, comme toute l'Europe qui, au long de sa vie, verra ces deux mastodontes, en découdre par trois fois...

Au cours de sa vie, Yersin nouera une longue relation avec un des symboles de la IIIème République : Paul Doumer, futur président de la République, assassiné en 1932. Longtemps en poste en Asie, il aidera Yersin à développer certains de ses projets, faisant naître une ville au milieu de nulle part, une véritable station balnéaire à la normande, sortie de terre en pleine jungle... Comme Yersin, Doumer est orphelin. Il a connu la misère avant de devenir un des hussards noirs de la République puis député. Ils sont complémentaires, Doumer sera ce que Yersin refusera toute sa vie d'être, tandis que, aux yeux du politique, le scientifique incarne des valeurs phares de son idéologie : le développement des sciences et de l'hygiène.

Car "Peste & Choléra" est aussi un roman sur le progrès. Ce passage du XIXème au XXème siècle est LA période du progrès. On a évoqué la vaccination, citons encore l'automobile, l'aviation, le caoutchouc et ses dérivés, le pétrole et ses premiers dérivés, le cinématographe et encore beaucoup d'autres choses. Le progrès est roi, la science mise en avant, car on est certain que tout cela est fait pour améliorer le bien-être des hommes.

Et dans un sens, oui, c'est le cas... Jusqu'à ce que l'homme lui-même ne trouve d'autres applications à tous ces progrès dans des buts bien moins glorieux, et certainement pas humanistes... Même s'il n'a entendu parler des tueries de 14 que de très loin, Yersin comprend, en quittant définitivement l'Europe un quart de siècle plus tard, que tout va de travers, que le progrès aussi peut être dévoyé par cette "saleté de politique"... La perte des dernières illusions d'un homme qui n'a jamais agi en songeant vraiment à son prochain mais qui n'a jamais perdu de vue l'utilité concrète de ses actes, même les plus abstraits.

Tel est Yersin, un personnage aussi imbriqué dans son époque, à la pointe de la modernité en permanence, et pourtant, qui a la volonté de s'isoler complètement de la marche du monde, un homme qui cultive amitiés et inimitiés et pourtant bien peu porté sur les relations humaines, un personnage à la vie d'une incomparable richesse, qui mit chaque instant de sa longue vie à profit, ne connaissant l'ennui que quand il avait l'impression d'avoir fait le tour de son sujet. Un humaniste misanthrope, bel oxymore, non ?

Deville nous emmène à sa poursuite, à la rencontre d'une légende, d'un vrai personnage de roman... Deville est Stanley, quand Yersin est Livingstone, un être sorti des livres de Verne, Conrad ou Stevenson. Un être aussi riche matériellement qu'intellectuellement, mais totalement désintéressé, comme s'il n'avait jamais été en prise avec les classiques contingences de la vie quotidienne...

Deville nous offre un portrait riche et complexe sur un personnage que je ne connaissais pas (j'avais entendu parler du Yersinia Pestis mais je n'avais pas songé que ce nom était un dérivé de celui d'un tel homme !) et que j'ai adoré suivre au long de cette vie extraordinaire. Un personnage qui donne envie de le rencontrer, malgré ses (menus) défauts et son caractère bien trempé...

Ah oui, un dernier mot... Pourquoi ce titre, "Peste & Choléra" ? Bien sûr, on comprend l'allusion à une fameuse expression, mais, en lisant le livre, le lien avec le choléra, maladie présente à l'époque de Yersin mais sur laquelle il travailla peu, ne saute pas aux yeux.

Pour moi, le choléra, c'était une métaphore pour le reste de ce monde que Yersin rejette avec force. Comme si tout cela lui empoisonnait l'existence en l'obligeant à se consacrer à autre chose qu'à ses envies. Mais, en tombant grâce à un fameux réseau social, sur une des rares interviews de Patrick Deville (pas un grand bavard, apparemment...), j'ai découvert une autre explication de la bouche même de l'auteur...

On y prend conscience d'un ultime paradoxe, concernant Yersin : et si ce scientifique pas comme les autres était si fascinant parce qu'il fut un explorateur alors que, du haut de notre XXIème siècle, nous connaissons tout ? Yersin carbure à la curiosité, chaque instant de sa vie éveille en lui ce sentiment et l'envie de comprendre, d'expliquer, de savoir... Nous sommes des enfants gâtés, le savoir n'a jamais été aussi facilement accessible et nous le négligeons sans cesse, lui préférant de l'artificiel, du superflu...

Yersin est un modèle, un personnage oublié de son temps qui mériterait une réhabilitation en bonne et due forme aujourd'hui afin d'en faire un exemple. Hélas, la Vème République n'a plus le goût, comme la IIIème, des exemples républicains et des saints laïcs... Entrer en Panthéon n'est plus que support idéologique et médiatique, aussi vite vu, aussi vite oublié.

Alors, merci à Patrick Deville de nous faire (re)découvrir Alexandre Yersin, "un anachorète retiré au fond d'un chalet dans la jungle froide, rétif à toute contrainte sociale, la vie érémitique, un ours, un sauvage, un génial original, un bel hurluberlu."


3 commentaires:

  1. Je me rappelais que tu avais apprécié cette lecture. J'ai eu l'occasion de le lire il y a un mois et là oh surprise, moi qui n'aime pas les biographie, j'ai été emportée par le récit. D'une part parce que l'histoire de ce scientifique explorateur est passionnante. D'autre part car le style est étonnant. Deville nous fait voyager, rire ... il mêle les éléments biographique avec l’histoire et de la mise en scène. Magnifique!

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  2. Autant j'ai bien aimé découvrir la vie de Yersin que je ne connaissais pas, ainsi que l'époque à laquelle il a vécu, autant je n'ai pas du tout aimé l'écriture, les va-et-vient chronologiques, la froideur psychologique du personnage etc. J'ai eu l'occasion de rencontrer l'auteur et cela n'a pas amélioré mon opinion...

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    1. Je n'ai été gêné par rien de tout cela, c'est un roman passionnant, sur un personnage fascinant, dans une époque très particulière. Le personnage est un solitaire, et on comprend pourquoi dans le livre. Un vrai beau livre, pour moi.

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