Que les fans de SF soient prévenus, c'est d'un thriller dont nous allons parler. Mais comme la paternité est au coeur de ce roman, et pas sous ses meilleurs aspects, c'est cette phrase mythique du cinéma qui m'est venu à l'esprit pour intituler ce billet. Mais c'est aussi un moment d'émotion pour moi, si, si, puisqu' Zoran Drvenkar est un peu le parrain de ce blog, son roman "Sorry" (désormais disponible au Livre de Poche) ayant été l'objet de la toute première chronique mise en ligne ici... Souvenirs, souvenirs... Revoici cet auteur allemand d'origine croate, révélation européenne de ces dernières années dans le domaine du thriller, avec un second roman, "Toi", publié en grand format par les éditions Sonatine. Un roman qui, dans la forme comme dans le fond, devrait en désarçonner certains, en surprendre d'autres... Mais, waouh, quel livre !
En novembre 1995, une tempête de neige soudaine paralyse une partie de l'Allemagne. Conséquence, des autoroutes bloquées, des embouteillages monstres, des files interminables de voitures immobilisées au milieu de nulle part... C'est au court de cette soirée de sinistre mémoire qu'un évènement terrible va se produire. Un des automobiliste ainsi coincé sur une des autoroutes enneigées sort de sa voiture, dans le froid, la nuit, la neige et, entrant dans les voitures qui le suivent, laisse derrière lui 26 cadavres. Des personnes seules, tuées à mains nues, sans raison...
Surnommé "le Voyageur", ce tueur inclassable va réapparaître à intervalles réguliers, de manière tout à fait imprévisibles, agissant à chaque fois dans des lieux improbables, mais laissant toujours derrière lui des dizaines de morts, toujours tués à mains nues, toujours sans mobile apparent pouvant expliquer un tel déchaînement de violence, et laissant une masse d'indices et d'empreintes que la police ne parvient à relier à aucun suspect... La légende de ce tueur atypique est en marche...
De nos jours, à Berlin, 5 adolescentes, unies comme les doigts de la main, vivent une vie d'ado traditionnelle, entre loisirs, garçons, découvertes de la sexualité, transgression des interdits, rébellion vis-à-vis des parents, rites de passage, etc. Il y a Stinke, de son vrai prénom Isabell, surnommée Stinke à la fois parce qu'elle sent toujours bon et parce qu'elle est un râleuse invétérée... Il y a Schnappi, le petit format de la bande, aux origines vietnamiennes, sujette aux rêves éveillés pas vraiment prémonitoire... Il y a Rute, la seule issue d'un milieu aisé, peut-être la plus mature... Il y a Vanessa, surnommée Nessi, la plus ingénue, semble-t-il, et pourtant, qui découvre au début du roman qu'elle est enceinte...
Enfin, il y a Taja. C'est celle que l'on découvre le plus tardivement, celle qu'on va aussi voir le moins souvent et pourtant, elle est la clé de toute cette histoire. C'est sa situation qui sera le véritable point de départ de "Toi" et des drames que le roman de Drvenkar va retracer. Car la vie de Taja vient de basculer irrémédiablement avec la mort de son père, Oskar. Une mort soudaine, lors d'une dispute, raconte-t-elle, qui a plongé l'adolescente dans un profond désespoir.
Lorsque ses copines la découvre, quelques jours après la mort, c'est le spectre de Taja qu'elles ont devant elle. Leur amie est méconnaissable et il va falloir toute l'amitié des 4 autres jeunes filles pour la remettre sur pied le plus rapidement possible. Une situation pas évidente du tout à gérer des pour des adolescentes certes plutôt indépendantes, mais qui se retrouvent là face à des responsabilités et des situations auxquelles même des adultes n'apprécieraient guère d'être confrontés...
En effet, bien vite, Stinke, Schnappi, Rute et Nessi comprennent, à travers ce qu'elle voient chez Taja et ce que celle-ci leur raconte, que le danger risque de surgir bien vite si elles restent là. Un danger qui s'appelle Ragnar. Le frère d'Oskar et donc l'oncle de Taja. Un personnage tout sauf recommandable et un tantinet porté sur la violence, comme nous allons rapidement le constater...
La seule solution qui semble viable à notre Club des Cinq (moins sage et propret que celui d'Enid Blyton, et qui n'a même pas de Dagobert avec lui), c'est la fuite, pour échapper à la colère de Ragnar qui ne manquera pas d'éclater, elles en sont sûres, lorsqu'il découvrira à son tour la mort de son frère. Mais où aller et comment s'enfuit quand on a 16 ans, qu'on est déluré, certes, mais aussi un peu naïf, comme on l'est à cet âge-là ?
Taja, elle, ne songe qu'à une chose, partir en Norvège, d'où est originaire sa famille et où doit encore vivre sa mère, pense-t-elle, une mère que Oskar avait effacée de la vie de la jeune fille jusqu'à ces derniers jours... C'est d'ailleurs la Norvège et ces liens familiaux, ravivés brusquement par un coup de téléphone, qui ont provoqué la dispute fatale entre Taja et son père. Taja désirerait plus que tout retrouver le lieu où elle a passé les premiers moment de sa jeune vie. L'Hôtel de la Plage, un hôtel bâti au bord d'un fjord donc pas du tout près d'une plage mais en surplomb des rochers, à deux pas de l'eau, dans un coin perdu... Reste que ce rêve ne se trouve pas la porte à côté...
Prenant une des voitures ayant appartenu à feu Oskar, les 5 demoiselles s'embarquent donc pour un road-trip qui s'annonce bien délicat, tant les talents de conductrice de Nessie, la seule qui a un peu d'expérience au volant, paraissent précaires... Et pourtant, le temps presse, Ragnar a mis toute son équipe sur le pied de guerre, y compris son fils, Darian, qu'il a déjà mis au parfum de ses "affaires", avec un rôle, pour le moment, en bas de l'échelle, afin de retrouver Taja et ses copines.
La course-poursuite s'engage, presque absurde, entre des criminels chevronnés et cinq oies blanches, presque insouciantes, persuadées que la distance suffira à les protéger, ignorantes de toutes ces ressources technologiques modernes qui font qu'avec des moyens, et Ragnar en a à profusion, il est désormais bien difficile de disparaître.
Lorsqu'elles prendront conscience de cela, il sera déjà trop tard, et, même si les filles se découvrent des ressources inédites pour échapper à leurs poursuivants, ce ne sera jamais sans y laisser des plumes et plus que cela encore. Leur ingéniosité sur le tas ne peut compenser leurs erreurs initiales et leur naïveté, qui serait touchante sans le danger effroyable qu'elle leur fait courir.
Malgré tout, c'est bien en Norvège que toute l'histoire va se dénouer, sans que personne n'en sorte indemne. D'autant que, sur leur chemin, demoiselles et poursuivants vont croiser les pas du Voyageur, inactif depuis des années... Mais, comme Drvenkar n'est pas à un paradoxe près, ce dénouement norvégien, s'il laissera des traces chez tous ses acteurs, et pas des plus agréables, va leur apporter un certain apaisement, un certain soulagement pourtant terriblement douloureux...
Vous l'aurez compris, j'ai esquissé l'histoire de "Toi", parce que la construction narrative de Drvenkar mérite qu'on laisse pas mal de choses dans l'ombre pour ceux qui souhaiteraient s'y attaquer ensuite. Donc, je vais rester discret sur un certain nombre d'éléments clés du récit, en particulier sur ce qui pousse les différents personnages à agir de cette manière...
Mais, "Toi" est aussi un roman riche par l'irruption de la vérité, et même de différentes vérités, dans une mer de mensonges, en actions comme en omissions. Je pense en particulier à une révélation très forte qui arrive à l'orée de la dernière partie du livre et qui donne un éclairage bien différents à tous les évènements traversés jusque-là et va lourdement influer sur le dénouement. Là encore, pas de détails supplémentaires, je ne fais qu'aiguiser la curiosité... Mais sachez que j'en suis resté comme deux ronds de flan, moi qui cherchait depuis le début des manières différentes de régler le différend au coeur du roman...
Pour autant, je ne peux pas en rester là, il reste des choses à vous dire sur le livre sans trop en dévoiler. A commencer par une originalité, pas inédite, ce n'est pas la première fois, personnellement, que je la rencontre, mais qui donne une force incroyable à "Toi" et qui vient instiller une sensation étrange, celle de la culpabilité, thème cher à Drvenkar, on le sait depuis "Sorry".
Cette particularité, c'est le tutoiement employé par le narrateur tout au long du livre. Chaque chapitre porte le nom du personnage qui en est l'acteur principal et, à chaque fois, ce narrateur mystérieux, presque divin tant il semble tout connaître d'eux, de leurs gestes comme de leurs pensées profondes, tutoie l'intéressé. C'est vrai que cela surprend, au début, qu'il faut un temps d'adaptation parce que ce procédé est loin d'être habituel, qu'il peut déstabiliser le lecteur, mais c'est aussi ce qui fait son sel, son originalité et sa puissance, je trouve. Alors, accrochez-vous, si vous trouvez cela dérangeant, c'est sans doute fait exprès.
Mais, comme je l'annonçais en préambule, avec ce titre sorti de "La Guerre des Etoiles", il y a une thématique qui sous-tend tout le roman, c'est celle de la paternité. Les personnages centraux du récit ont tous une relation très spéciale, et, disons-le, pas franchement positive, avec la paternité, qu'ils soient eux-mêmes père, enfant et, parfois, les deux. Tentative d'explication, là encore, sans trop en dire pour ne pas risquer de dévoiler des aspects majeurs du récit.
C'est flagrant avec Taja, dont la dispute avec son père est le véritable point de départ de l'histoire. Oskar a beaucoup menti à sa fille sur ses origines et c'est par le plus grands des hasards que l'adolescente va apprendre que ses racines ne sont pas complètement rompues avec la Norvège et qu'à l'Hôtel de la Plage, le mal nommé, elle a peut-être encore des choses qui l'attendent, des choses à découvrir pour, pourquoi pas, élaborer son avenir. Des idées qui sont loin d'enchanter Oskar qui ne veut lus entendre parler de la Norvège et la fin de non-recevoir qu'il émet et qui va dégénérer en dispute...
Mais, au long du livre, on découvre aussi la relation de Ragnar à son père. Le caïd d'aujourd'hui a grandi dans la peur d'un père violent, complètement dingue, même, mais qui avait su inculquer à ses deux fils, mais en particulier à l'aîné, Ragnar, la notion de respect, de crainte envers celui qui représente l'autorité. Un apprentissage à la schlague que les deux fils font diversement tolérer. Si Oskar paraît s'y plier presque de bonne grâce, si l'on peut dire, les humiliations répétées vont pousser Ragnar à se révolter contre ce paternel aux méthodes insupportables.
Pourtant, s'il a rejeté en apparence ce modèle parental, il faut bien reconnaître que Ragnar, devenu adulte, mène son clan exactement de la même manière. Que cet enseignement lui a clairement profité pour devenir le seul maître à bord dans son affaire. Sa violence, la peur dans laquelle il maintient tout le monde en fait un chef craint et respecté, y compris par son mentor, Tanner, devenu un bras droit aux pouvoirs limités. Y compris chez Oskar, frère presque effacé devant l'aura de son aîné. Y compris chez Darian, le fils unique de Ragnar.
Parlons-en, justement, de Darian, qui rentre en plein dans cette thématique. Caïd d'opérette qui joue les chefs de bande auprès des copains de son âge alors que son père, même s'il l'a effectivement intégré dans son organisation, n'en a fait qu'un élément subalterne, tout juste bon à exécuter des tâches sans grande envergure. Mais Darian idolâtre ce père autant qu'il craint ses colères. Il est en quête permanente d'approbation, de fierté de la part de ce père imbu de lui-même et incapable de sentiment paternel autre qu'utilitaire. Il serait capable d'aller au bout du monde pour voir dans les yeux de ce père pas très digne de l'être une lueur de reconnaissance. Mais, c'est une autre forme de mission de confiance qui lui sera confiée et son accomplissement changera beaucoup de choses...
Parmi les personnages plus secondaires, on retrouve aussi cette relation à la paternité. Bizarrement, elle est peu présente chez les 4 autres filles de la bande, comme si la relation de Taja à son père éclipsait les familles des autres... En revanche, Mirko, meilleur ami de Darian, comme il aime à le dire, alors que Darian le traite à peu près de la même façon qu'il est traité par Ragnar, est un cas intéressant.
Son père est mort et c'est son oncle, donc le propre frère de son père qui l'a remplacé. Dans les faits, mais dans une espèce de non-dit qui semble peser sur le caractère du jeune homme. L'oncle Rune a pris la place de son père dans le lit conjugal, il a pris Mirko sous son aile, lui donnant même du boulot dans sa baraque à pizzas. Mais jamais Rune ne se considère comme un père, même de substitution, pour Mirko et l'on sent que cette absence peut pousser l'ado à dériver... Au point de se lier avec Darian, de tout faire pour lui devenir indispensable, d'agir toujours en pensant bien faire pour, au finale, jouer un rôle bien funeste dans toute cette histoire...
Autre personnage secondaire que je n'ai pas évoqué encore, c'est Neil. A 28 ans, lui aussi entretient une relation à la famille bien complexe... Lorsqu'il rencontre les filles, il apparaît comme un flambeur, le genre dragueur des supermarchés, avec sa belle bagnole, sa belle montre et un compte en banque qui doit être bien garni. Mais bientôt, on découvre un garçon bien différent, perdu, désemparé, aux antipodes du mec populaire et des succès féminins. Il vit avec sa mère, séparée de son père, dont la personnalité est importante, là encore. Un père mourant, qu'il ne voit plus guère, mais avec lequel il aimerait, on le sent, renouer, et, à travers lui, susciter un rapprochement entre ses parents.
On se demande quel est le rôle véritable de ce garçon dans l'histoire, juste passager, sorte de courroie de transmission entre les filles et leurs poursuivants, quitte pour cela, à se mettre en grand danger. Mais, c'est à la fin qu'on comprend qu'il est l'avenir dans un roman qui ne tourne qu'autour du passé...
Enfin, le Voyageur n'échappe pas à la règle. Mais je n'en dirai pas plus, car dévoiler cette partie de lui serait trop en révéler...
Au final, je le disais à l'instant, "Toi" est aussi un roman sur le passé et sur la façon dont il nous façonne tous, parfois contre notre gré, en tout cas sans qu'on puisse faire grand chose contre cela. Mais c'est aussi une manière de Drvenkar de nous montrer à quel point il est difficile de s'émanciper de ce passé, qu'on l'appelle culture, éducation, famille, etc., alors qu'il n'y a qu'ainsi qu'on peut vivre sa vie propre, s'épanouir. Et, tant qu'on a pas réussi cette émancipation, on vit dans un carcan terrible : celui de la culpabilité. La culpabilité de décevoir les gens qu'on aime, qu'on respecte. La culpabilité, toujours la culpabilité, qui imprègne "Toi" comme elle était le coeur de "Sorry".
Dans "Sorry", Drvenkar nous montrait l'implosion d'une amitié sous la pression insoutenable de ce sentiment. ici, c'est donc la famille et plus particulièrement, la figure paternelle qui est au centre de la cible dans laquelle l'auteur s'acharne à tirer à boulets rouges et à mettre dans le mille. C'est d'une incroyable férocité, encore une fois, le système de valeurs traditionnelles que nous connaissons volant en éclats sous ces coups de boutoir...
Mais le mauvais esprit de Drvenkar, quand il nous apparaît dans toute sa morbide splendeur, est presque réjouissant pour le lecteur. Pas de politiquement correct ici !, semble-t-il nous dire. Et il fait cela avec un talent, une pertinence et une originalité dans le style qui en font, après seulement 2 romans publiés en France, en tout cas, un des auteurs de thrillers européen qu'il convient de suivre attentivement, car il pourrait rapidement devenir incontournable.
Bonjour,
RépondreSupprimerJ'arrive sur ton blog par hasard et je m'aperçois que nous avons la même lecture en ce moment :"le dernier lapon" !
A bientôt pour confronter nos avis !
Merci, Vonnette ! En fait, j'ai fini "le Dernier Lapon" hier soir, je pense écrire mon billet demain ^^
RépondreSupprimerDe cet auteur, j'ai Sorry à la maison, qui me semblait déjà très prometteur. Celui-ci me tente également, et pourtant je ne suis pas très polars...
RépondreSupprimerC'est assez atypique et finalement, ça repose bien plus sur des ressorts psychologiques que sur de l'action pure. Lorsqu'on comprend le pourquoi du comment, comme pour "Sorry", d'ailleurs, on reste pantois.
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