jeudi 13 juin 2013

"Dans un système fermé, le désordre est en augmentation constante".

Dixit le théorie de l'entropie, de Ludwig von Boltzmann... Euh, pour toute réclamation ou pour tout renseignement supplémentaire, adressez-vous à Tim Willocks, qui cite cette phrase dans le roman dont nous allons parler. Moi, j'ai essayé d'en savoir plus sur cette théorie, mais comme mes connaissances en maths se limitent à 2+2=5... Bref, il y a un an, pendant de jolies vacances au bord de l'eau, j'ai découvert un livre absolument génial : "la Religion", de Tim Willocks. Un livre dont je vous ai dit tout le bien que je pensais dans un long billet, auquel je vous renvoie volontiers. Il se trouve que la suite de "la Religion" n'est annoncé que pour l'an prochain... Et c'est long... Alors, j'ai exhumé de ma bibliothèque un autre roman du même auteur, "Green River", disponible en grand format chez Sonatine et, depuis quelques semaines, en poche chez Pocket. Un roman sensiblement différent du roman historique qu'était "le Religion", puisqu'il s'agit d'un pur thriller contemporain. Et pourtant, des points communs existent...


Couverture Green River / L'odeur de la haine


Green River. Bucolique, n'est-ce pas ? Et pourtant, ce nom se rattache à un enfer sur terre. Green River est un prison texane. Un pénitencier de sécurité maximale, construit en 1876, modernisé depuis mais qui reste un des pires lieux de détention qui soit, et pas seulement à cause de sa surpopulation chronique. A Green River, se trouve ce qu'on présente comme la lie de la société américaine, des détenus que les conditions de réclusion épouvantables ont bien peu de chance de remettre sur le droit chemin.

Particularité de Green River, ce n'est pas un cachot sombre où l'on se retrouve à l'ombre, au sens propre comme au sens figuré. En effet, l'architecte qui a conçu les lieux a voulu y intégrer le verre comme l'un des matériaux principaux. Comme la réalisation du vieux fantasme du Panoptique, cher au philosophe Samuel Bentham. Corollaire : une clarté omniprésente, et un effet de serre qui a rendu les lieux invivable en été, jusqu'à ce qu'on installe la climatisation...

Green River, c'est un volcan jamais endormi construit sur une poudrière. Euh, là, je suis à fond dans la métaphore, attention ! En clair, entre le casier édifiant de la majeure partie des locataires des lieux (dont le bail atteint les durées ahurissantes dont le système judiciaire américain raffole et qui dépassent bien souvent, et largement, l'espérance de vie du condamné...) et les tensions raciales, vraie étincelle prête à tout embraser,  cette prison est l'un des endroits les plus dangereux qui soit.

A sa tête, un directeur nommé Hobbes, qui règne sur la prison comme un véritable souverain, profitant de la structure de verre pour dominer l'espace, telle une divinité du haut de son Olympe. Il a tout pouvoir sur ceux qui vivent là, contraints et forcés. Lui se veut magnanime et juste, il n'est, dans ses méthodes de direction, qu'une forme de violence et de brutalité supplémentaire. Mais, cela lui semble le seul moyen de maintenir dans la prison un semblant de paix sociale.

Il a même essayer de limiter le plus possible les risques d'explosion en répartissant les détenus dans les 4 blocs selon des critères censés tenir éloignés les uns des autres les détenus les plus susceptibles d'en venir aux mains... Vous allez vite comprendre : dans le bloc A, des Latinos et des Blancs ; dans le bloc B, des afros-américains uniquement ; dans le bloc C, des Afro-américains et des Latinos ; dans le bloc D, uniquement des détenus blancs. Pas besoin d'être un grand visionnaire : éviter le plus possible les rencontres entre détenus noirs et détenus blancs...

Pourtant, malgré un directeur charismatique et tout-puissant, des conditions de détention optimales ou presque, les tensions s'exacerbent et Green River s'enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos. Parmi les détenus, Ray Klein, un ex-médecin, condamné pour un viol qu'il dit ne pas avoir commis. Autre innocent enfermé à tort, Reuben Wilson, étoile montante de la boxe, piégé par des mafieux, et qui essaye de purger sa peine sans histoire... Pas facile...

Klein bosse à l'infirmerie de la prison, il a même su gagner la confiance de bien des détenus à qui il prodigue soins et conseils gratuitement (ou contre quelques rémunérations discrètes, faut bien gagner sa vie). Il y côtoie un autre détenu, un noir du nom de Coley, surnommé Frogman, et qui semble habiter les lieux. Un vieux bonhomme aussi bougon qu'attachant, et qui se démène pour les détenus malades qu'il a en charge.

Klein, depuis qu'il est à Green River, s'est donc fait des amis, si on peut dire, comme un certain Henry Abbott, un géant apparemment débonnaire, mais que la schizophrénie a, un jour, poussé à dézinguer toute sa famille. Il vit à Green River, mais évolue dans une espèce de vie parallèle et on se dit, avec Klein, que s'il en sort, ça risque de ne pas rigoler, car il pourrait tout à fait fondre de nouveaux fusibles... Pourtant, tout à ses voix intérieures, Abbott sera le premier à pressentir l'explosion à venir...

Travaille aussi à l'infirmerie, mais en tant que personnel externe de la prison, Juliette Devlin (mais appelez-la simplement Devlin, s'il vous plaît) est médecin et psy à Green River. Un choix spécial, car son CV pourrait lui permettre d'exercer n'importe où ailleurs. Mais Devlin a choisi de prolonger la tradition carcérale familiale, puisque son père était lui-même directeur d'une prison fédérale.

Secrètement, Devlin en pince pour Kay (qui ne dirait pas non si elle lui proposait un rapprochement, impossible, forcément, entre une employée et un détenu...) et elle vient surtout de publier dans un magazine très sérieux, un article scientifique inspiré de son travail à Green River et sur lequel elle a crédité Klein et Coley, comme si les deux prisonniers étaient des scientifiques à part entière. Elle brûle de leur apporter l'article quand il sera publié, histoire de leur montrer qu'ils valent bien mieux que leur actuel statut, pourtant appelé à se prolonger.

Dans le bloc D, sévit Nev Agry, le caïd des lieux, chef de bande sans doute plus craint que respecté, mais qui a su rassembler autour de lui une bande de fous furieux, certains des détenus les plus dangereux de Green River, comme cet Hector Grauerholz, authentique sociopathe, pour qui tuer est tout, sauf un problème.

On n'oubliera pas Cletus et Galindez, deux des gardiens du pénitencier. Le premier est le plus haut gradé et une grosse brute, exécuteur des basses oeuvres ordonnées par Hobbes, tandis que Galindez, émigré salvadorien qui a dû prendre ce job pour faire vivre sa famille, est bien plus humain, sans doute parce qu'il a connu le mauvais côté des barreaux dans son pays natal...

Si Cletus sera relativement absent des débats, puisque le laisser faire semble l'ordre premier de Hobbes devant le déclenchement de l'émeute, Galindez va se retrouver bien malgré lui au coeur de l'action, finissant par s'allier à Klein dans sa quête et par l'épauler dans les moments les plus problématiques et dangereux de son épopée vers l'infirmerie de la prison.

Voici, brièvement présentés, les principaux acteurs de Green River. Ou presque, car j'ai volontairement oublié un personnage dont je vais parler plus loin. Un mot sur le principal protagoniste, Ray Klein. Un homme qui a sans doute été accusé à tort de viol et qui a vu sa vie partir en fumée avant de se retrouver dans cet endroit terrible. S'il y a révolte, chez lui, c'est contre l'injustice et, pour montrer à tous qu'on a eu tort de l'envoyer là, il met tout en oeuvre pour traverser l'épreuve sans se faire remarquer...

Sa devise : RIEN A FOUTRE. Une devise qu'il a inscrite dans sa cellule et qui est son mantra au quotidien, face aux provocations, face aux agressions, face à l'envie de répondre à l'insulte par l'insulte, à la violence par la violence, entrant dans une spirale négative, qui ne le condamnerait qu'à un séjour plus long à Green River. Une lutte permanente, que Klein, malgré une ou deux entorses sans conséquence pour lui, est en passe de gagner.

Car Klein doit passer devant la commission de libération conditionnelle. Cette fois-ci, il le sent, il a de bonnes chances, contrairement aux précédentes années, qu'on le laisse sortir de cet enfer. Et, plus que jamais, il marche sur des oeufs pour ne pas risquer de gâcher une telle opportunité de revoir la vraie lumière du jour, pas celle filtrée par les plaques de verre de Green River.

Seulement, voilà, vous savez ce que c'est, la vie, les romans, la loi de Murphy... Si tout se passait comme prévu, on n'aurait rien à lire ! Alors, à peine Klein a-t-il appris l'excellente nouvelle, celle qui vous fait décoller et avancer sur un nuage, qu'une rébellion sans précédent éclate à Green River. Si cette prison était déjà l'enfer sur terre, là, ça va devenir tout juste indescriptible. La violence qui va submerger l'enceinte est effroyable, folle, sans plus aucune limite, hors de tout contrôle...

A l'origine, Nev Agry, dont la haine pour les détenus noirs est bien connue. Manigançant dans l'ombre propice, il va mettre au point un plan de bataille imparable grâce auquel il entend bien faire le plus de victimes dans le bloc B. Il a donné le signal du chaos, et c'est ce chaos en huis-clos, sans pitié, sans quartier, où chacun, prisonnier, gardien, employé, va devoir lutter pour sa vie.

Klein est le témoin indirect de cette guérilla lorsqu'elle éclate. Il décide de suivre son précepte : RIEN A FOUTRE. Il est blanc, il n'est donc pas visé par l'attaque des hommes de Nev Agry, le meilleur moyen pour lui de sortir le plus tôt possible, c'est de rester loin de tout ça et d'attendre que ça se passe... Jusqu'à ce qu'il entende, par la rumeur, que Nev, non content d'avoir voulu décimer le bloc B, a envoyé ses sbires à l'assaut de l'infirmerie pour y tuer les détenus atteints du sida qui y sont soignés...

Après les noirs, les sidéens... Même derrière les murs de Green River, les boucs émissaires commodes de nos sociétés bien malades, elles aussi, se retrouvent dans le collimateur... Inacceptable pour Klein, qui décide de sortir de sa retraite pour empêcher cela. Et sa motivation va croître encore plus quand il va découvrir que Devlin, par un malheureux concours de circonstance, s'est retrouvée dans la prison quand l'émeute a débuté et qu'elle s'est retranchée à l'infirmerie...

Je m'arrête là pour l'histoire, mais je vais parler du style Willocks. Car, dans "Green River", publié en 1994 aux Etats-Unis, j'ai retrouvé bien des éléments que j'avais aimé dans "la Religion". D'abord, le huis clos et une situation qui s'embrase. "La Religion", c'est une guerre effroyable pour un bout de caillou au milieu de l'eau, Malte, Green River, c'est une prison dont les murs contiennent l'onde de choc, mais la concentrent aussi.

Et puis, il y a la puissance de l'écriture, une violence inouïe qui se dégage des mots de Willocks à chaque page, une puissance sensuelle, également, car cet auteur sait stimuler les sens comme personne. Chez Willocks, on ne fait pas que voir, on touche, et surtout on sent... Je crois me souvenir que j'avais déjà évoqué en terme somme toute assez fleuris l'importance de l'olfaction chez ce romancier.

Je pourrais faire un copier-coller pour "Green River", car, en ajoutant quelques autres effluves, certes, pas forcément agréables mais évocatrices, comme le sperme, la sueur, le renfermé, la peur... j'ai retrouvé ces mêmes sensations au cours de ma lecture de Green River. Ce n'est sans doute pas un hasard si, lors de sa première publication en France en 1995, le livre avait été titré "l'odeur de la haine"...

La violence est omniprésente dans "Green River", verbale, physique, morale, même le sexe, même l'amour, si tant est qu'il puisse y en avoir dans un tel endroit, se teintent forcément d'une certaine rudesse... Les rares instants de tendresse, prodigués par Devlin, sont un des rares apports de l'extérieur, une manne convoitée par les détenus qui n'y ont pas accès à l'intérieur.

On n'est pas à proprement parler dans un roman épique, le contexte n'est pas idéal pour cela, mais, au fil des pages, une idée a commencé à germer dans mon pauvre cerveau, décidément dressé à la rude à réfléchir aux livres que je lui fais ingurgiter... Devant le destin chaotique des détenus et des personnels de Green River, mon imagination délirante a vu se dessiner des scènes mythologiques...

Oui, dans ces murs atroces, j'ai vu des remparts, dans cette guerre délirante, j'ai vu une rivalité incroyable... Non, je ne rêvais pas, plus j'avançais et plus cela devenait évident : Willocks a transposé Homère (pas Simpson, l'autre) dans une prison texane au XXème siècle ! Et Green River, c'est... Troie... Rien que ça ! Oui, je sais, dit comme ça, ça paraît fou, mais je suis certain de ce que j'avance. Un élément de preuve ?

Page 370, alors que mon opinion était déjà bien forgée, je lis cette phrase lancée par Klein à Devlin : "est-ce là le visage qui lança mille navires et fit tomber les tours décapitées d'Ilion ?" Ilion, comme dans l'Iliade !! Troie, vous dis-je, Green River, c'est Troie, et le roman, l'Iliade revisitée !! Epoustouflante révélation, non ? Vous ne me croyez toujours pas... Hop, embryon de démonstration !

Plus haut, en vous présentant quelques uns des personnages principaux, j'en ai omis un, il est tant de vous le présenter : il s'agit de Claude, détenu noir qui, lorsque commence le roman, vit au bloc B. Mais, ça n'a pas toujours été le cas. Claude a en effet retrouvé ce bloc récemment, alors qu'il vivait au bloc D. Là, il était le giton de Nev Agry, qui le forçait à se déguiser en femme, l'appelait Claudine et entretenait avec lui une liaison dans laquelle chacun trouvait sa part.

Claude/Claudine est notre Hélène, épouse de Ménélas/Agry, enlevée pour être transférée dans le bloc des Afro-Américains, qui sera véritablement Troie assiégée. Car, il devient bientôt évident que Nev Agry n'a pas juste décider de mettre Green River à feu et à sang par simple délire raciste et génocidaire. Non, il agit pour récupérer Claudine, redevenue Claude depuis qu'il est retourné au bloc B.

Klein, pour moi, est Enée, le courageux prince troyen qui finira par sortir de Troie avec son père Anchise/Coley sur le dos et son fils Ascagne/Reuben à ses côtés, je parle évidemment métaphoriquement. Et je crois que je pourrais poursuivre les exemples jusqu'à retracer une bonne partie de l'Iliade, mais avouez que ce serait un peu long... En tout cas, pensez à mon idée saugrenue, si vous lisez le livre de Willocks et amusez-vous à faire votre casting en rangeant les personnages côté grec ou troyen...

Enfin, je vous demande de me croire sur parole, alors que ce qui me semblait évident il y a quelques minutes est tout à coup bien difficile à expliciter, à vous faire partager... Je n'impose rien, je parle juste de ce que j'ai ressenti au fil de ma lecture et je crois sincèrement à cette folle théorie, j'espère qu'elle vous inspirera, ou que vous viendrez me jeter des cailloux en me disant d'arrêter de prendre de drôles de substances quand je lis...

Si je vois Enée dans Klein, j'y vois aussi beaucoup de Willocks lui-même. Willocks a une formation de chirurgien et de psychiatre, Klein était psy avant de finir en taule et il met la main à la pâte si besoin quand c'est nécessaire pour aider les détenus en souffrance. Et sa connaissance de l'anatomie est un vrai plus, à tous points de vue.

Klein est aussi karatéka, une activité à laquelle il s'astreint au quotidien, pour entretenir son calme et sa maîtrise de soi, mais aussi son agilité et, si besoin, pour pouvoir s'en servir comme d'une arme et décourager d'éventuel agresseurs... Or, Willocks est grand maître d'arts martiaux. Il insuffle à son personnage son propre savoir pour en faire ce personnage en marge du milieu dans lequel il vit mais qui ne se dégonfle pas, quitte à mettre sa liberté, puis sa vie en danger.

Enfin, j'ai commencé en citant Boltzmann, j'ai évoqué Bentham... Malgré le côté thriller, l'ambiance glauque et oppressante, le vocabulaire rude et les manières qui le sont encore plus, eh oui, on n'est pas dans un salon ou dans une société où les règles de convivialité habituelles sont en vigueur, il y a aussi une réflexion philosophique autour de la prison, de ses effets sur les hommes, pas seulement les détenus, d'ailleurs, mais aussi les matons, le directeur, etc.

Or, le directeur s'appelle Hobbes... Comme Thomas Hobbes, auteur de Léviathan... Un ouvrage qui voudrait fonder un nouveau contrat social fondé sur un pacte passé entre les individus eux-mêmes, sans passer par le truchement de traditions ni de religions. L'Etat doit être fondé sur la raison, mais pour en arriver là, l'individu doit être motivé par deux notions fondamentales : la crainte et le désir.

Là encore, je m'avance sûrement plus que je ne le devrais, vu mes faibles compétences en philosophie (mais je suis devenu imbattable à la bataille navale, grâce à cette matière !), mais il me semble que la première scène du roman où Hobbes descend de sa tour pour venir dans un des blocs de la prison et y faire un discours aux détenus dans lequel il les caresse dans le sens du poil avant de leur imposer par la violence son autorité, en faisant un exemple terriblement violent, me semble parfaitement coller...

A vous de voir, après tout. Et si vous vous demandez d'où je sors toutes ces (âneries) idées, sachez que je ne le sais pas plus que vous ! Mais, je veux aussi vous rassurer, "Green River" est d'abord et avant tout un thriller, certes à déconseiller aux claustrophobes et aux maniaques de la propreté, car une bonne partie du roman se déroule sous la prison, dans des canaux particulièrement nauséabonds, mais un livre qui tient toute ces promesses en instaurant une tension de la première à la dernière page et, surtout, en créant un suspense à couper le souffle.

Du bon Willocks, où ceux qui ont aimé "la Religion", devraient se retrouver en terrain connu et plonger dans un univers littéraire qui, dans un contexte complètement différent, développe bien des thématiques communes. Klein est un digne descendant de Matthias Tannhauser, avec lequel il partage le goût pour l'indépendance d'esprit et une certaine diplomatie, qui peut, selon les moments, être celle du gant de velours ou de la main de fer.


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