lundi 3 juin 2013

"Il n'y a pas plus grande douleur que d'être un ange en enfer, alors qu'un diable est chez lui partout" (Martin Page).

Attention, voici un livre à ne pas mettre entre toutes les mains, car, outre une violence qui ne lésine pas sur l'hémoglobine, certaines scènes de sexe sont également particulièrement explicites. Je le signale d'autant plus volontiers qu'il s'agit d'un roman signé par un auteur qui a, en quelques années, sensiblement élargi son lectorat, avec des thrillers fantastiques plus "grand public". Mais, là, rien à voir... Publié à l'origine en 2006, "Angemort", premier roman de Sire Cédric, vient d'être réédité par son nouvel éditeur, le Pré aux Clercs. Une espèce de cauchemar grand-guignolesque et gore, plein de créatures étranges et dangereuses, baignant dans une ambiance déroutante, renversant bien des valeurs traditionnelles et réussissant à provoquer chez le lecteur aussi bien la répulsion qu'un franc sourire. On n'est rarement confronté à ce genre de lecture et, s'il ne faut surtout pas lire ce roman au premier degré, "Angemort" est une drôle d'expérience qui rappelle certains films d'horreur devenus des classiques du genre.


Couverture Angemort


Jean-Stanislas Cheverny est un dandy. Tiré à quatre épingles, une espèce de personnage sorti tout droit de la littérature gothique du XIXème, sans oublier des crocs en céramiques. Mais, tout cela, ce n'est que pour la parade, pour le paraître. Cheverny est juste un garçon imbu de lui-même, séducteur et enjôleur, qui n'en fait qu'à sa tête et serait prêt à n'importe quoi pour faire de ses caprices une réalité...

Car Cheverny est collectionneur. C'est sa lubie du moment. Oh, pas un collectionneur de timbres, de modèles réduits, de disques ou d'étiquettes de boîtes à camembert. Non, lui ce sont des objets un peu moins... communs qu'il essaye de rassembler. Et en particulier... des cadavres. il faut dire que Cheverny s'est installé dans des catacombes, au-dessus desquelles il a ouvert une librairie de livres anciens afin d'y installer sa compagne du moment, Jad.

Cheverny a donc recours à des trafiquants sans scrupule, dont le restaurateur Francesco, pour lui fournir les pièces les plus abracadabrantesques afin de compléter sa collection. L'argent n'est pas un problème, Cheverny a largement de quoi assouvir sa morbide passion. Encore moins lorsque le jeune homme découvre la dernière trouvaille dégotée on ne sait où par Francesco...

Une peau de petite fille, présentée sur une espèce de mannequin d'osier, comme une robe en cours de réalisation. Une peau si extraordinaire que Cheverny la veut, plus que tout. Tant pis si la tête manque, le collectionneur y voit là un filon qu'il compte bien creuser jusqu'à épuisement, devant la qualité incroyable de ce travail...

Mais Cheverny ignore que cette peau est une pièce unique. Pire encore, qu'elle a été volée et qu'elle n'est pas juste ce qu'elle semble être, la peau d'une enfant. Non, cette peau est celle d'un ange et est la propriété légitime, enfin, pas vraiment, mais on se comprend, d'une femme dangereuse, perverse et disposant de pouvoirs hors du commun. Et elle n'est pas contente, qu'on lui ait piqué sa peau d'ange !

Alors, aidé par son fils débile et dégénéré, baptisé Joyeux (je rassure mes fans, rien, mais alors rien à voir avec moi, je ne porte jamais de cagoule en cuir...), Maddalena va partir en chasse pour récupérer ce qui lui appartient et châtier tout ceux qui ont eu le culot insensé de s'approprier son bien, chèrement acquis (quoi que pas vraiment de la même façon que Cheverny).

Epaulée par un démon terrifiant, chez qui les pires horreurs provoquent la plus agréable et perverse des jouissances, Maddalena va déployer bien des efforts et le monstrueux arsenal à sa disposition. Et l'on comprend bien vite que ça ne lui pose aucun problème de laisser derrière elle des cadavres atrocement mutilés et des rivières de sang, bien au contraire...

Mais, si le dandy Cheverny est, sous ses airs de don juan bravache, un parfait exemple de lâcheté masculine, il faudra à la sorcière, compter avec une adversaire bien plus coriace : Jad. Oui, la discrète, presque effacée Jad. Une jeune femme toujours marquée par ses blessures de jeunesse mais qui s'assume parfaitement telle qu'elle est, préférant les livres à la compagnie des humains, et s'amusant beaucoup de l'effet que son look particulier fait sur les gens, en particulier les jeunes hommes...

Jad est splendide, sexy. Toujours vêtue de noir, elle est pâle, comme si elle ne sortait jamais à l'extérieur, et, ses cheveux, qu'elle rase sur les côtés de son crâne, font comme un panache blanc sur son chef. Mais rien à voir avec Henri IV, hein, ni même avec les vampires, auxquels ont pourrait, un peu trop rapidement la rattacher. Non, ce n'est pas son trip, ça, plus celui de Cheverny qui les singe parce que cela lui ouvre des portes, facilite ses transactions illicites et lui donnent une image tendance.

Jad a beau avoir une allure peu ordinaire, elle n'entre pas dans les cases, elle est juste libre, rêveuse, passionnée. Son grand jeu ? Baptiser les squelettes qui l'entourent dans ses appartements et les considérer comme plus vivants qu'ils ne le sont, tandis que Cheverny, pourtant instigateurs de leur emménagement dans les catacombes, n'a que mépris pour ces ossements.

Non, Jad est loin d'être une jeune femme ordinaire, Maddalena risque bien de l'apprendre à ses dépens, elle qui n'imagine pas une seconde qu'on puisse, une fois de plus, lui faire l'affront de se dresser en travers de son chemin. Ce combat pour la peau d'un ange sera féroce, ultra-violent et sanglant, a priori déséquilibré, mais, entre ces deux femmes, c'est un peu le combat du bien contre le mal, d'une autre forme d'ange contre un véritable démon...

Pourtant, la révélation qui sortira de cette histoire a de quoi faire frémir... Il faut toujours se méfier des apparences, le bien, en tout cas la définition que nous en avons, la vision qui nous est dictée par nos valeurs, notre éducation, n'est pas forcément où l'on croit et ne triomphe pas toujours... Même lorsqu'on bénéficie de l'appui d'un ange devenu gardien...

D'abord, une précision d'importance : si vous avez découvert Sire Cédric avec sa série de thrillers fantastiques mettant en scène le flic Alexandre Vauvert, alors, soyez sur vos gardes, "Angemort" n'a absolument rien à voir. Ici, point d'enquête policière, on est plus proche d'un roman d'horreur que d'un thriller. Et le fantastique, qui prend une grande place dans l'histoire, se fait gore, SM, explicitement sexuel, jusqu'à la pornographie, n'ayons pas peur des mots, même si ce sont un démon et un esprit qui nous exposent leurs "prouesses"...

Ceci dit, intéressons-nous d'un peu plus près à ce roman qui, avec le recul, 7 années passées depuis sa première publication et 4 thrillers fantastique, s'avère annonciateur de l'oeuvre à venir. Comme un bouillon de culture dont serait ensuite sortie une création plus aboutie, comme la matrice d'un oeuvre en gestation. Mais surtout, comme le récit d'un cauchemar dont on se réveillerait pantelant, trempé de sueur, les draps défaits et l'esprit retourné...

En effet, il y a un certain nombre d'éléments apparaissant dans "Angemort" et qu'on va retrouver par la suite, dans les thrillers de la série Vauvert. Petit tour d'horizon (bien sombre, l'horizon, même franchement ténébreux) mais pas forcément exhaustif, parce que je n'ai pas toutes les clés et que je ne vais parler que de ce qui m'a sauté aux yeux.

Bien sûr, l'évidence, c'est la soif de sang et la faim de chair humaine, très présentes dans "Angemort" et qui sont à la base de "De fièvre et de sang". Bien sûr, les motivations diffèrent un peu entre les personnages anthropophages d' "Angemort" et l'assassin de "De fièvre et de sang". En apparence, en tout cas, même si la question de l'immortalité et de l'appropriation de l'autre se posent dans les deux cas.

Au-delà, il y a, dixit Sire Cédric lui-même, cette obsession finale pour la dévoration... La forme varie selon les livres, parfois moins explicite et plus teintée de symbolisme, comme souvent avec cet écrivain, on aura l'occasion d'en reparler d'ici la fin de ce billet, mais elle est toujours là, quasiment obsessionnelle... Ici encore, je ne vous dit rien des circonstances, mais ça dévore, oui, ça dévore...

Autre élément précurseur des livres à suivre : l'ombre, ou plutôt les ombres, omniprésentes dans "Angemort", très souvent présentes dans les enquêtes de Vauvert. Dans le bestiaire monstrueux que met en scène Sire Cédric dans "Angemort", on trouve d'ailleurs des ombres bien particulières, très remuantes, plus proches de la condition animale, croit-on avant de connaître le fin mot de cette affaire, très portées sur la chair humaine, elles aussi, eh oui, et perpétuellement affamées...

La sorcellerie, la nécromancie, les incantations et les appels aux créatures démoniaques, qu'on retrouve dans "le Premier sang" font aussi partie intégrante de l'histoire d' "Angemort". Jusqu'à ce vocabulaire si particulier, prononcé par Maddalena, qu'on retrouve dans la dernière en date des enquêtes de Vauvert. Et, à ce propos, là encore, je vais citer Sire Cédric en personne, inconsciemment, semble-t-il, il se trouve que le personnage-clé du "Premier sang" se prénomme... Madeleine ! Comme une réincarnation involontaire du personnage maléfique d' "Angemort" dans un tout autre contexte, il est vrai...

J'y ai enfin retrouvé la passion de Sire Cédric pour ces lieux qui font froid dans le dos rien que quand on se retrouve face à eux... A l'idée d'y entrer, le sang se glace, mais quand il le faut, il le faut, n'est-ce pas ? On atteint même un paradoxe surprenant : on se sent bizarrement plus en sécurité, en tout cas, moins oppressé, dans les catacombes où vivent Jad et Cheverny, avec son ossuaire, et tout, qu'à la porte de la maison de Maddalena, le fameux "Angemort"...

Une espèce de baraque qui tient du motel de "Pyschose" et de l'hôtel de "Shining", un manoir à côté desquels les châteaux écossais les plus appréciés de la population des fantômes paraissent des havres de paix plus accueillants qu'un gîte touristique... Ajoutez un jardin où se croise encore une fois "Shining" (ah, King, influence majeure de Sire Cédric, c'est une évidence) et le troisième volet d' "Evil Dead" et vous comprendrez qu'on n'a pas très envie de s'attarder à "Angemort"...

Et puis, il y a Jad. On y revient... Pâle, cheveux blancs... Indépendante mais marquée au plus profond de son âme par un douloureux passé... Ca ne vous rappelle pas quelqu'un ? Oui, Eva, évidemment, Eva Svärta, flic albinos et franc tireur, apparue dans "De fièvre et de sang" et revenue dans "le Premier sang", avec sans doute, un ancrage dans les prochaines enquêtes de Vauvert...

Jad, comme une ébauche, jusque dans les symboles, de cette flic complètement hors norme... Car, comment ne pas y penser, lorsqu'on voit Jad, un serpent albinos autour du cou... La femme au serpent, Eve, l'albinos... Bon, ok, je vais parfois loin dans la lecture, mais, pour avoir souvent pu discuter avec Sire Cédric ces dernières années, l'avoir mis sur le gril à plusieurs reprises aux Imaginales, je sais quelle importance il attache à toutes formes de symboles, jusque dans la construction de ses histoires, jusque dans ce qui peut, la plupart du temps, rester invisible aux yeux du lecteur.

Je crois qu'on pourrait trouver d'autres points communs entre ce premier roman et les productions actuelles de Sire Cédric, mais je voudrais aussi mettre en valeur quelques influences notables, m'a-t-il semblé, qui ont pu influencé l'écriture d' "Angemort". Je ne reviens pas sur Stephen King, on l'a déjà évoqué, on pourrait là encore sans doute retrouver d'autres inspirations "kingiennes", mais je ne m'appesantis pas.

Il se trouve qu'en 2007, toujours à Epinal, était présent aux Imaginales un personnage très... spécial : Jean Rollin. Un de ses romans, "Bestialité", venait d'être réédité l'année précédente par les éditions Nuit d'Avril. 2006, Nuit d'avril... Même année de sortie et même éditeur que la version originale d' "Angemort", tiens, tiens... Certes, le traitement n'est pas tout à fait le même, sans doute une question de génération, mais, mes souvenirs de ma lecture de Rollin me sont revenus en tête en lisant ce roman de Sire Cédric... Là, je m'avance un peu, mais on est au pire, dans une famille littéraire très proche.

En revanche, pour l'autre référence, je suis plus sûr de moi, d'autant que j'ai eu la confirmation de Sire Cédric il y a quelques jours, ouf, je ne suis pas passé pour un fou furieux ! Cette influence, c'est celle de Dario Argento, le cultissime réalisateur italien, et son fameux Giallo. Un genre littéraire, à l'origine, auquel Argento a redonné des lettres de noblesse, si je puis dire, sur grand écran, en particulier avec un film devenu incontournable : "Suspiria" (le lien n'est pas une bande annonce, je le signale aux âmes sensibles...).

Un genre où les avalanches d'hémoglobine côtoient des scènes horrifiques, le tout dans une atmosphère oscillant entre érotisme et ce qu'on appelle "le grand-guignol"... Tous les ingrédients utilisés par Sire Cédric dans "Angemort" sont là, sans oublier la bonne dose de fantastique, qui en fait un roman extrêmement visuel, très cinématographique. Terriblement spectaculaire aussi, il faut bien le reconnaître, malgré les situations franchement atroces et sordides...

On est donc bien ici en présence d'un roman à ne pas laisser entre toutes les mains, tant en raison de la violence sanglante qui l'imprègne que pour les scènes sexuelles à ne laisser lire qu'à un public averti, et surtout prévenu qu'on voit là des choses... hard core. Sans doute pas le meilleur livre de Sire Cédric, mais quels romans de jeunesse le sont vraiment ? C'est toutefois une étonnante vitrine de l'univers d'un auteur dont l'écriture a bifurqué vers des territoires plus abordables au grand public sans se renier lui-même, ni ses influences.

Pour autant, ça se laisse parfaitement lire, et, en prenant ce roman au second, voire troisième degré, il y a là matière à un bon moment de lecture, dont le grotesque (volontairement recherché par l'auteur) des situations fait sourire à de nombreuses reprises et, même, régulièrement, éclater de rire. Et donner envie de découvrir ou redécouvrir ce cinéma d'horreur italien dont il est inspiré et qui marqua toute une génération de spectateurs...


1 commentaire:

  1. Tiens, j'ai effectivement l'impression d'entendre de plus en plus parler de Sire Cédric... Il me semble aussi que son travail est de plus en plus apprécié par des adolescentes, en particulier, voulant s'identifier aux personnages féminins "démoniaques" de ses romans, mais, n'ayant lu pour l'instant que son recueil "Déchirures", je ne voyais pas du tout où tait le problème, et trouvais même plaisant de voir les modèles féminins classiques en quelque sorte renversés. Je ne suis cependant pas surprise de la description que vous faites de ce roman, puisque je comparais moi aussi "Déchirures" à une sorte de démonstration de ce qu'est l"univers de Sire Cédric (d'après ce que j'en connais), un peu comme "l'arbre des possibles" sert de brouillon à Bernard Werber.

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