jeudi 12 février 2015

"C'est vrai, j'avais de la chance, je n'avais que ma mère à détester".

Les origines. Vaste sujet qu'on retrouve si souvent dans la littérature, partout à travers le monde. La quête d'identité des enfants, les histoires compliquées des parents, tout cela est un terreau fertile pour bien des romanciers et chaque pays, chaque culture peuvent les agrémenter à leur guise. En voici un nouvel exemple, avec un roman israélien, une littérature en vogue ces derniers temps en France. Pas un polar, mais un roman de littérature générale retraçant la volonté d'une enfant, puis de la femme qu'elle va devenir, de retrouver la trace du père qu'elle n'a jamais connue. Un roman qu'on devine fortement autobiographique et sur lequel, question de génération, plane l'ombre de la Shoah. "Un jour, on se rencontrera" est le nouveau roman de Lizzie Doron qui vient de sortir aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un roman qui voltige sans cesse de la fin des années 50 à la fin des années 2000, jusqu'à son bouleversant dénouement.



Aliza est née dans le nouvel Etat d'Israël, au début des années 50. Elle a grandi dans un communauté soudée, entre le shtetl et le kibboutz. Un population soudée, souvent venue d'Europe de l'est et ayant survécu au nazisme, mais aussi, parfois, au déferlement soviétique. Une population traumatisée qui se serre les coudes pour se reconstruire.

Aliza a grandi là, aux côtés de sa mère, une infirmière qui a la réputation d'être un peu folle et... Et sans père. Dans l'esprit de l'enfant, la chose est terriblement difficile à vivre, car elle est une des rares enfants de son village à ne pas avoir de père. Une de ses camarades de classe en a même deux ! Mais pas elle.

Et, outre le manque évident que représente cette absence, cela a des répercussions au quotidien. Les moqueries parfois très cruelles des autres enfants, l'attente, perpétuelle, parce qu'il va bien revenir, un jour, les désagréments dans une société où le père tient une place centrale... Ainsi, pendant cet été, si chaud, entre le CE2 et le CM1, qu'elle a dû passer seule parce qu'aucun camp de vacances ne voulait la prendre en charge car chaque enfant va dans celui de son père...

Mais le pire de tout, c'est le silence que tout le monde oppose aux questions de l'enfant. Aliza est dégourdie, curieuse, elle ne cesse de chercher à savoir ce qu'est devenu son père. Fine mouche, elle sent bien que ses questions embarrassent. Et surtout, elle a la nette impression qu'elle est la seule à ne pas savoir où se trouve son père, ou même s'il est toujours en vie.

50 ans plus tard, Aliza ignore toujours ce qu'est devenu son père. La vie en Israël a énormément changé, on vit dans des villes à l'occidentale, les liens se distendent. Les vieilles amitié ont perduré, au moins de loin en loin, et c'est maintenant le plus souvent lors des enterrements que l'on se croise, que l'on se donne des nouvelles, que l'on retrouve la nostalgie de l'enfance.

De moins en moins de personnes ayant pu connaître son père vivent encore. Si Aliza veut un jour savoir qui il était, ce qui est arrivé à cet homme qu'elle a tant attendu et qui n'est jamais revenu, le temps commence à presser. Et, même devenue adulte, même devenu quinquagénaire, Aliza ne vit que pour élucider le mystère de ses origines.

Tout ce qu'elle a en possession, c'est une photo. Une photo d'elle, toute jeune enfant. Aliza y apparaît en tenue traditionnelle de Cracovie, d'où sa famille est originaire. Derrière elle, une plante et, à travers le feuillage, un visage, en partie masqué par le feuillage, à peine reconnaissable. Mais c'est lui, son père, la seule trace qu'elle ait de lui. Et elle en veut plus.

Mais, malgré le temps qui a passé, la chape de silence qui pèse sur ce secret de famille comme une gueuse de fonte n'a rien perdu de sa gigantesque masse. Aucune de ses amies, qui ont maintenant leurs vies, forcément compliquées, leur cheminement dans l'existence, si différentes de celle d'Aliza, ne veut lui parler franchement.

Pas contre, avec le temps, avec le temps va, tout s'en va, y compris les plus fortes résolutions. Et ces amies, devant l'insistance d'Aliza, finissent par lâcher des indices, oh, microscopiques, mais capable d'alimenter ce qui devient une obsession. Et l'enquête reprend de plus belle, à plus d'un demi-siècle de distance. Et cette fois, elle compte bien tout comprendre. Coûte que coûte.

Pour raconter cette histoire, son histoire, Lizzie Doron choisit d'entrelacer les récits des deux époques, l'enfance d'Aliza et le présent. Elle le fait avec des chapitres brefs, parfois très courts, même. Et des chapitres ou paragraphes qui se répondent à un demi-siècle de distance. Il faut quelques pages pour s'habituer à cela, et puis, la lecture retrouve son naturel. Car, finalement, peu importe l'époque, puisque le problème demeure et les acteurs principaux sont les mêmes.

Il y a quelque chose de profondément touchant dans ces relations contrariées, pleines de hauts et de bas, mais qui ont su traverser le temps. Aliza n'est pas parfaitement en phase avec ses plus proches amies, elles semblent même passablement l'agacer, le plus souvent, et pourtant, elles lui sont indispensables. Une planche de salut dans sa profonde solitude.

Et, malgré toutes leurs différences socio-culturelles ou de caractères, et la galerie de portraits est assez croustillante, malgré les problèmes, parfois graves, qui frappent toutes ces amies, le ton, sans être léger, ne tombe pas dans le drame sombre, pour ne pas dire sinistre. Au contraire, entre les années d'enfance et les excentricités de ces femmes, il y a aussi pas mal de moments cocasses.

Mais, le fil conducteur reste cette quête du père dont le dessin s'esquisse au fil des pages. Avec une dimension que j'ai trouvé très intéressante. Aliza est une enfant des années 50. Elle est née bien après la guerre, bien après l'Holocauste. Mais elle reste le symbole d'une vie qui reprend, tant bien que mal, malgré l'horreur traversée par les générations qui l'ont précédée.

La Shoah. On ressent ce traumatisme profond. Pourtant, on en parle pas. On tait, on cache le drame. On panse ses plaies et on ne partage pas cette période. Les enfants grandissent quasiment dans l'ignorance de ces événements, même s'il est évidemment impossible de cacher les absences, tant les familles installées dans le jeune Etat d'Israël ont été décimées, abîmées.

Soyons clair, et permettez-moi cette digression. "Un jour, on se rencontrera" n'est pas du tout un livre politique ou idéologique. Evidemment, les deux périodes qui sont évoquées dans ce roman sont, pour Israël et la Palestine des moments complexes. Mais Lizzie Doron n'aborde pas ces questions, tout simplement parce que ce n'est pas le sujet de son livre.

De la même façon, la Shoah n'est pas au coeur du livre. Mais son ombre plane et d'une certaine manière, le secret qui entoure le sort du père d'Aliza naît de cette angoisse rétrospective, peut-être aussi une forme de honte et de culpabilité d'avoir survécu... Alors, comme on tait ce qui s'est passé en Europe moins de 10 ans plus tôt, on fait silence sur ce qui est advenu du père d'Aliza.

Et, au fur et à mesure que, lentement, très lentement, se dissipe le voile autour de ce père disparu, on comprend effectivement que la culpabilité est forte et qu'elle explique bien des choses. Certaines pages, faisant le lien entre la guerre et la période du début de l'Etat d'Israël sonnent tragiquement aux oreilles. Certains actes, normaux en d'autres circonstances, deviennent lourds de sens.

Et le sont plus encore avec un regard d'aujourd'hui. Pardon, là, c'est moi qui politise d'une certaine façon ce billet, mais on voit à quel point, en un demi-siècle, tout a changé dans la façon d'aborder ces questions liées à l'Holocauste. Les générations ont passé, les dirigeants sont bien souvent nés après les faits et ils sont sans doute plus oublieux...

Refermons la parenthèse. Les pages sur la culpabilité et l'angoisse sont très dures, pleines de questionnement profonds. Mais, Aliza, encore une fois, ne peut pas mesurer leur violence. Elle pressent ce qui a pu arriver à son père, cependant, pas au point de se rendre compte à quel point ce qu'elle attend s'applique à son cas.

Enfin, vous l'aurez compris, une des dimensions fortes de ce roman, c'est aussi la relation entre Aliza et sa mère. Un sacré personnage. Est-elle folle, comme elle en a la réputation, simplement excentrique, ou juste libre ? Difficile de le savoir vraiment. Mais ce n'est pas une mère-poule et Aliza, déjà privée de père, souffre de cette distance.

Indépendante par la force des choses, avec un seul parent qui travaille, et avec des horaires souvent décalés, Aliza a grandi tant bien que mal. Quand elle parle de détester sa mère, puisque c'est elle qui prononce les mots placés en titre de ce billet, c'est d'abord dans ce sens enfantin, où on a tendance à exacerber tout sentiment.

Cette détestation naît du silence de cette mère qui refuse à sa fille tout renseignement, toute explication sur qui est son père. Oh, il existe, c'est certain, pas d'ambiguïté, peut-être est-il même encore vivant au moment où se déroulent les scènes de l'enfance d'Aliza, on ne le saura que plus tard, mais c'est motus et bouche cousue.

Pas évident, dans ces conditions, de ne pas se construire en opposition à cette mère qui la trahit. La haine enfantine, qui a dû, on peut l'imaginer, prendre de fortes proportions à l'adolescence, période qui n'est pas évoquée, est devenue rancune. Parce qu'un non-dit qui s'enkyste suscite de l'incompréhension et de l'incompréhension naît la violence des sentiments.

Je ne sais pas comment aurait vécu et grandi Aliza si elle avait su la vérité à 6 ou 7 ans. Je ne suis même pas certain que Lizzie Doron le sache. Le dénouement est bouleversant, je me répète, en forme de révélation. Les pièces du puzzle d'assemble et le point de vue change d'un seul coup. Impossible de se mettre à la place de celle qui la vit. Mais, même de loin, ouf, on en prend pour son grade...

Le cocktail d'émotions si diverses ressenties au fil de ces 200 pages passe alors à la turbine et, comme les couleurs se mélangent pour ne laisser que du noir ou du blanc, elles s'allient pour frapper le lecteur au coeur. Le roman s'arrête sur la révélation finale. On ne saura pas ce que cela va changer dans la vie d'Aliza. Et cette pudeur ajoute à l'émotion ressentie que d'autres développements auraient pu affadir.

Un dernier mot, sur le titre français. Pardonnez-moi, je ne parle, ni ne lis l'hébreu, je ne sais donc pas s'il est fidèle au titre original. Mais je le trouve très bien choisi. J'avais en tête, pendant la lecture, la voix de Mouloudji chantant, "un jour, tu verras, on se rencontrera, quelque part, n'importe où, guidés par le hasard"...

Cela sonnait si juste, indépendamment du fait que la chanson est une chanson d'amour, sur un couple, pas une chanson filiale. Mais, cette phrase qui l'ouvre colle tellement à l'histoire d'Aliza ! Elle qui s'est heurtée si longtemps à ce silence qu'on lui a imposé, elle qui a fait tant d'efforts en vain pour retrouver trace de son père, recevra le coup de pouce décisif de ce facétieux hasard.

Et, encore une fois, à la lecture des dernières pages, des dernières lignes, des derniers mots du roman de Lizzie Doron, cette voix si particulière est revenue à mes oreilles, pendant que j'avais, sous les yeux, superposées, les images d'une petite fille et d'une femme. La femme sourit, libérée d'un poids. La petite fille saute. Court. Chante. Peut-être les paroles de la chanson de Mouloudji, allez savoir...

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