lundi 16 février 2015

"Avec le foot et le dribble, nous sublimons nos ambiguïtés, nos tares, et leur péché originel : l'esclavage" (Roberto Da Matta).

Foutchebôôl, ce soir, dans notre billet. Oui, pas facile de retranscrire à l'écrit cet inimitable et au combien charmant accent qu'ont les Brésiliens, les maîtres du football spectacle. Ah oui, je vois déjà quelques sourcils se froncer, quelques moues et rictus apparaître, j'entends quelques ronchonnements... Et pourtant, ce livre s'adresse aussi à ceux qui n'aime pas le foot, parce qu'il parle d'abord du Brésil, de son histoire, de sa riche culture, qui culmine d'ailleurs depuis ce weekend avec l'ouverture du Carnaval de Rio. Car, si ce sont les Anglais qui ont inventé le foot et si ce sont les Allemands qui gagnent à la fin, les Brésiliens, eux, y ont apporté la créativité. Voilà ce que développe Olivier Guez dans un court essai, "Eloge de l'esquive", paru au printemps 2014 chez Grasset. Un livre qui se lit en une après-midi, sur un rythme de samba et qu'on a envie de terminer sur un tonitruant : "GOOOOOOOOOOOOOOL" !!!



Pelé, Garrincha, Zico, Ronaldo, Ronaldinho, Neymar, quelques noms pris parmi tant de joueurs de talent qui ont fait rêver et font encore rêver des générations de fans de football dans le monde entiers. Des favelas aux cours d'école, en passant par les clubs de quartier ou les écoles de foot, combien de gamins se prennent, même quelque minutes, pour ces magiciens du ballon que sont les Brésiliens ?

Et, surtout, comment expliquer que le Brésil soit, depuis un siècle maintenant, une incroyable pépinière de talent hors norme qui enchante chaque weekend les aficionados aux quatre coins du monde ? Oliver Guez, admirateur de ces artistes du ballon rond, a cherché à comprendre cette spécificité nationale. Et le mot n'est pas galvaudé.

Arrivé à la fin du XIXe siècle au Brésil, le foot y a été importé par ses inventeurs, les Britanniques. il est alors le sport des classes aisées. Mais, rapidement, il gagne aussi les strates les plus pauvres de la société, tant il est simple d'y jouer : dans la rue, sur les plages, n'importe où, on fabrique ou on imagine des buts et ballon et c'est parti !

Mais, cette tache d'huile va surtout faire que les populations noires et métisses, fortement ségrégées (merci, Monsieur le Président, de nous avoir rappelé l'existence de ce mot), vont trouver un moyen d'expression. Ces jeunes joueurs, d'abord interdits d'intégrer les équipes majeures du pays, vont peu à peu y imposer leur talent, leur finesse technique, leur fantaisie.

Et tout cela tient en un mot : le dribble. Pour les non-initiés, et en simplifiant, est un geste technique qui permet de conduire le ballon, mais aussi d'éliminer son adversaire direct. La voilà, la fameuse esquive, qui apparaît dans le titre de ce livre. C'est le dribble. Un geste quasiment inventé par les Brésiliens ou, en tout cas, dont ils ont su tirer la quintessence.

Olivier Guez retrace les étapes du développement de ce football utlra-spectaculaire qui va cimenter quelques-unes des plus grandes équipes jamais connues, comme celles de 1958 et de 1970, championnes du monde, somme de talents inégalables qui ont d'autant plus marqué les esprits qu'elles ont été accompagnées par l'essor de l'image.

Et là, c'est vrai que ces passages seront surtout évocateurs pour les amateurs de foot et les curieux qui profitent de la mine d'informations qu'est internet pour aller regarder des vidéos de temps plus lointains. J'ai retrouvé bien des émotions, à commencer par la très belle équipe de 1982, vaincue en Espagne d'avoir trop joué... Comme la France, quelques jours plus tard, d'ailleurs. Eder, vous connaissez ? Non ? Un formidable gaucher, ce garçon !


GOLGOLGOLGOLGOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOL !!! Hum, désolé, je m'emporte... Ces moments d'anthologie, gravés dans les mémoires et les vidéothèques, Olivier Guez en évoque plusieurs, en illustration du raisonnement qui, je le précise, n'a pas encore été abordé en détails dans ce billet. Mais on y vient.

D'abord, un mot de l'image sur le bandeau de couverture, avec Pelé, en 1970, tentant et réussissant un dribble de vaca, un grand pont en français, sur le gardien uruguayen Ladislao Mazurkiewicz. Même s'il ne marque pas derrière, la feinte fut si inattendue et magnifiquement réalisée qu'elle est restée dans l'histoire. L'illustration absolue de l'esquive...


Je sens que je lasse ce que le foot indiffère (pourtant, le sport, comme la littérature est une incroyable source d'émotions et les scénarios sont bien souvent imprévisibles, tels le meilleur des polars), alors intéressons-nous au fond de l'essai d'Olivier Guez. Et le fond, c'est la place inédite que tient le football dans la société brésilienne.

Je ne tomberai pas dans le cliché facile du foot perçu comme une religion, et Olivier Guez non plus. Au contraire, c'est aux côtés de la religion, de la politique et de la culture que vient s'inscrire le football. Et ce que l'on apprend ou (re)découvre dans cet essai, c'est à quel point le foot est étroitement lié à toutes les évolutions profondes de la société brésilienne, jusqu'à parfois les devancer et même les influencer.

A commencer par la question raciale. Au début du XXe siècle, le Brésil est un pays ségrégationniste, disons-le ouvertement, qui prône l'inégalité des races, dans le sillage des textes du sinistre Gobineau. Certains rêvent même d'un Brésil blanc. On est au-delà encore de l'esclavage, que j'évoque dans le titre de ce billet, qui a laissé une marque profonde dans cette société.

Les premiers titres du Brésil coïncident avec l'apparition de joueurs de couleur dans l'équipe. Les premières immenses stars du foot brésilien sont noirs ou métis. Jusqu'à l'équipe de 1958, harmonie parfaite, exemple de mixité à l'unisson, et qui, dans le sillage du gamin Pelé et du don juan Garrincha, le petit oiseau aux jambes torses, va époustoufler le monde.

A travers le football, Olivier Guez nous parle de l'histoire et de la politique du Brésil. De sa culture, qui elle aussi, se métisse, depuis la samba, dans les années 30, jusqu'à la bossa nova et au tropicalisme qui vont d'ailleurs, apparaître en même temps que cette génération dorée de 1958. Le foot devient alors un moyen d'émancipation et d'ascension sociale.

Aujourd'hui encore, les plus grandes stars du foot made in Brasil sont le plus souvent issues des couches les plus pauvres de la société. Ce n'est pas le seul pays où c'est ainsi, soyons franc, mais j'ai noté une comparaison qui m'a frappé : le foot est aux populations noires du Brésil ce que la boxe et le basket aux Etats-Unis.

Au-delà, il y a dans le livre d'Olivier Guez, une formidable analyse du footballeur brésilien comme étant la transposition dans le sport de l'archétype littéraire du malandro. Le roublard, le bluffeur. Difficile de lui trouver un équivalent, mais, allez savoir pourquoi, j'avais Gavroche en tête. Le malandro, c'est la traduction brésilienne de l'adage qui veut que le foot soit un sport de gentleman pratiqué par des voyous, à l'inverse du rugby, sport de voyous que jouent des gentlemen.

Je ne vais pas m'étendre plus, "Eloge de l'esquive" ne compte qu'une centaine de pages, dans un format proche d'un livre de poche. Rassurez-vous, je n'ai fait qu'effleurer le sujet et le récit d'Olivier Guez est truffé d'anecdotes passionnantes, servies par un style qui transpire la passion et la joie. Jusqu'à ces dernières pages où on se retrouve au coeur du foot brésilien, électricité contagieuse.

Une dernière chose, tout de même. "Eloge de l'esquive" est paru en avril dernier. Quelques semaines avant la Coupe du Monde justement organisée par le Brésil. Et je me dis qu'une édition complétée ne serait pas inintéressante. A plusieurs points de vue : une organisation bâclée dans une ambiance délétère, des manifestations, des émeutes... Mais aussi sur le plan strictement sportif avec un échec retentissant et une hallucinante défaite 7 à 1 face aux Allemands.

Le naufrage du foot samba ou de ce qu'il en reste, car, là encore, l'analyse d'Olivier Guez sur la dissolution du jeu à la brésilienne dans la mondialisation et la globalisation libérale est tout à fait intéressante. L'enjeu a tué le jeu et les équipes brésiliennes ne gagnent plus qu'en laissant la fantaisie et l'improvisation aux vestiaires, ou alors, peine à proposer de nouveaux génies capables d'être les moteurs d'équipes talentueuses...

Quelques diamants bruts n'ont pas su être taillés à temps pour briller de mille feux. Ils se sont montrés avant de se ternir et de disparaître, sans doute plus aptes au jeu qu'à la compétition. Car, après tout, cette esquive, qu'est-elle, sinon une forme de jeu, qui a de plus en plus de mal à s'exprimer dans un sport de plus en plus normatif et calibré.

Alors, oui, bien sûr, ce court ouvrage est à conseiller aux fans et aux connaisseurs. Mais, pour les autres, je pense qu'il y a matière à apprendre plein de choses et à mesurer qu'au-delà du business impitoyable et parfois crapuleux qu'est devenu le marché du foot, il y a de fabuleuses histoires, des personnages romanesques et des moments de grâce.

D'ailleurs, terminons en images, avec un de ces joueurs pétris de qualité et  qui sera passé à côté de la carrière qu'on lui prédisait dans son adolescence : Robinho. Contre l'Equateur, il a mystifié un malheureux défenseur, qui a du sentir son bassin faire plusieurs tours sur lui-même. C'est de la gymnastique, c'est de la tauromachie, c'est de la danse. Non, c'est du foot.


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