Et, croyez-moi, ce titre est un bel euphémisme ! Chose amusante, comme avec "Il était une fois l'inspecteur Chen", de Qiu Xiaolong, notre roman de ce jour appartient à une série et cet épisode, la douzième enquête mettant en scène son personnage central, repose sur un retour dans le passé, dans la jeunesse de l'enquêteur. Pur hasard, mais bel enchaînement. Et un beau dépaysement, puisque, après la Chine, nous partons en Norvège, à la rencontre de Varg Veum, ancien assistant social à la Protection de la Jeunesse de Bergen, devenu détective privé. "L'enfant qui criait au loup", de Gunnar Staalesen, qui vient de paraître en poche chez Folio, est un pur polar nordique, avec ce rythme envoûtant plutôt qu'effréné et son intrigue étroitement imbriquée dans la société norvégienne. La toile d'araignée que tisse l'auteur est impressionnante, multipliant les fausses pistes, concentrées autour d'un personnage : Jan Egil. Est-il victime des apparences, ou est-il un monstre ?
Au milieu des années 1990, Varg Veum, détective privée à Bergen, est recontacté par une ancienne collègue, Cecilie, qu'il a connue bien des années plus tôt. Elle lui apprend qu'il est sous le coup d'une sérieuse menace, que son nom apparaît sur une liste de personnes à abattre... L'auteur de cette liste s'appelle Jan Egil et, entre Varg et lui, c'est une longue histoire...
Il y a près de 25 ans, alors que Varg était encore un jeune homme idéaliste travaillant pour la Protection de l'Enfance, à Bergen, il avait été appelé par les voisins de Mette Olsen qui estimaient que la jeune femme n'était pas apte à s'occuper de son bébé. Le bébé, c'était Jan Egil, que tout le monde surnommait alors Janegutt (diminutif dont l'équivalent français serait Jeannot).
Une triste histoire comme il y en a tant d'autres : une jeune mère dépassée, droguée, un conjoint violent et un gamin qui subit tout cela... Verdict : le retrait du garçonnet à sa mère pour un placement dans une famille adoptive... Rien de très agréable, ce genre de mission, mais Varg eut la sensation de faire ce qu'il y avait de mieux pour l'enfant. Fin de l'histoire.
Mais, quelques années plus tard, les chemins de Varg et Jan Egil allaient se recroiser. Autour d'un nouveau drame, la mort apparemment accidentelle du père adoptif de l'enfant... Décidément, Janegutt n'a pas de chance et ne connaît décidément pas l'enfance heureuse qui devrait être la sienne et Varg le plaint profondément.
Et puis, surtout, il y a quelque chose dans les circonstances de ce drame qui chiffonne Varg. Il a du mal à croire à l'accident, et les rares déclarations de l'enfant vont un peu plus l'inquiéter. Jusqu'à se demander si Jan Egil, du haut de ses 6 ans, n'avait pas poussé son père adoptif dans l'escalier... Non, impossible, mais comment en avoir le coeur net ?
Alors, sortant de ses prérogatives, Varg mène l'enquête, simplement pour comprendre. Il prend bien trop à coeur ce dossier délicat, dont les répercussions vont le toucher personnellement. Moins que l'enfant, contraint de partir dans une nouvelle famille d'accueil, mais suffisamment pour le pousser à réfléchir sur sa situation...
Quelques mois plus tard, poussé vers la sortie, il décidait de quitter la Protection de l'Enfance. Il serait désormais détective, pour découvrir la vérité dans les enquêtes qu'on voudrait bien lui confier... Et il serait à son compte, pour qu'on ne lui impose rien, comme dans l'administration et qu'il puisse travailler à sa guise, en suivant son intuition mais aussi ce que son coeur lui dicte.
Malgré ce changement de cap, l'histoire commune entre Varg et Jan Egil va se poursuivre, à intervalles réguliers, toujours en lien avec des drames. Des morts, des meurtres... L'enfant a grandi, adolescent puis adulte, à chaque fois, il se retrouve au coeur de l'affaire et dans le sinistre rôle du principal suspect...
Alors qui est Jan Egil ? Un gosse né sous une mauvaise étoile, comme le dit le titre de ce billet, un gamin terriblement malchanceux toujours présent au mauvais endroit au mauvais moment... Ou un monstre, un tueur-né, un être ayant grandi dans un contexte tellement défavorable qu'il en a gardé de terribles traces ?
"L'enfant qui criait au loup", c'est une enquête en pointillés s'étendant sur un quart de siècle, avec quatre rencontres marquantes entre Varg et Jan Egil. La frustration du premier, incapable d'apporter des réponses viables à celui qu'il ne peut voir autrement que comme une victime. La colère du second, qui enfle, jusqu'à devenir haine et menaces...
Le livre débute donc sur les prémices de la dernière rencontre en date. Varg, qui a toujours cherché à défendre Jan Egil, tombe des nues en apprenant que le jeune homme voudrait se venger de lui. Certes, il a échoué et il s'en veut terriblement, mais il ne pensait pas que son action pourrait susciter une telle haine...
Ensuite, pour comprendre la situation, on reprend les événements dans l'ordre chronologique, comme je viens de le faire, avec une rencontre supplémentaire que je n'évoque pas, peut-être la plus dramatique et terrible de toutes. Et l'on se retrouve dans la même position que Varg : incapable de savoir quoi penser de ce garçon qui semble englué dans une sacrée poisse...
A chaque étape, la même volonté du privé de comprendre, de rassembler des indices, des témoignages et de rattraper le fil menant à la vérité. L'officielle, il ne peut l'accepter. Au pire, Jan Egil a des circonstances atténuantes, pas un moment il ne l'imagine en assassin, né sous le signe du sang et irrécupérable...
Au fil de ses recherches, une théorie alternative se dessine, évidemment, je ne vais rien en dire ici. Mais, la liste des suspects potentiels s'étoffe, sans qu'il puisse assembler convenablement les pièces du puzzle, ni apporter des preuves corroborant ses intuitions... Mais, ce qu'il découvre offre de nouvelles perspectives dans lesquelles Jan Egil est une victime, pas un coupable...
Ce Jan Egil, c'est un fort beau personnage, du moins, si on s'en tient au regard du lecteur. Il a tout contre lui, tout semble s'accumuler pour en faire un tueur sans foi ni loi, capable de recommencer dès qu'on lui en laisse l'opportunité... Et, en même temps, le récit de son parcours fait qu'on ne peut que le plaindre, nous aussi... Enfance difficile, tout ça...
Bien malin qui peut avoir un jugement ferme sur la question, d'ailleurs. Varg lui-même oscille régulièrement, doute de ce que ce garçon a pu faire, puis se démène pour l'innocenter, certain qu'il est une victime commode de quelque chose qui le dépasse... A chacune de leurs retrouvailles, le processus reprend, doute, certitude, découragement, enthousiasme... Une enquête bipolaire !
Pour Varg, que cette histoire a durablement marqué (et qui l'aurait été de toute façon), ce dossier à répétition devient une affaire personnelle. Et pas seulement parce que, à chaque fois que le nom de Jan Egil refait surface, le privé se retrouve impliqué d'une manière ou d'une autre. Un lien s'est créé entre lui et le gamin, qui a bien grandi.
Et ce lien porte un nom : la culpabilité. En fait, au-delà de l'histoire et de l'impressionnante trame élaborée par Gunnar Staalesen, c'est, pour moi, le véritable thème du livre. Celle de Varg, en premier lieu, celle de Jan Egil, aussi, même si l'interpréter est un peu plus délicat. Et puis, peu à peu, au fil de l'enquête au long cours de Varg, tout un tas d'autres vont apparaître...
Je n'entre évidemment pas dans les détails, l'intrigue est remarquablement construite, une mécanique de précision, d'autant plus délicate à mettre en place qu'elle s'étend donc sur une très longue période. Viennent s'y greffer des questions sociétales, comme souvent avec les auteurs de polars scandinaves. Les drames humains sont toujours rattachés à des circonstances ayant marqué une époque, une région, un pays...
Derrière le cas particulier de Jan Egil vont apparaître des questions plus larges que le simple destin chaotique d'un garçon. Des sujets qui, vus de France, vont sembler assez exotiques, je crois, car c'est une caractéristique des sociétés scandinaves qui est mise en avant. Et, curieusement, on retrouve des thématiques très classiques du roman noir, qui soutiennent l'intrigue en arrière-plan.
On est bien dans un polar nordique, aucun doute, avec son rythme particulier, loin des canons hollywoodiens, par exemple, mais j'ai été emporté par cette histoire au point de ne pas la lâcher. Comme Varg, j'ai ressenti une immense envie de comprendre, d'embrasser le récit dans son ensemble, et en croisant les doigts pour que Jan Egil ne soit pas ce qu'il semble être...
Enfin, il y a Varg... Je l'ai dit en préambule, "l'enfant qui criait au loup" est sa douzième enquête. Il est un des pionniers du polar nordique puisque Gunnar Staalesen l'a créé dans les années 70, avant la plupart des personnages forts qui ont fait le succès de ce genre particulier. Et c'est un personnage que j'aimerais découvrir mieux.
J'aime cet idéalisme qu'on ressent chez lui et qui est d'ailleurs au coeur de ce roman, pas uniquement dans la première partie, celle d'avant sa carrière de privé. Varg Veum possède quelques caractéristiques classique qu'on attribue aux détectives littéraires, en particulier le fait qu'il tire régulièrement le diable par la queue... Quelles que soient les latitudes, ce n'est pas un métier qui rapporte !
En revanche, il n'a rien du personnage blasé et au bout du rouleau que nous a légué l'âge d'or du roman noir américain. On ne verrait pas Bogart le jouer à l'écran, justement parce qu'il n'a rien perdu de cet idéalisme qui est, d'une certaine manière, plus une contrainte qu'un atout. Mais, qui en fait un personnage attachant, empathique, et pas du tout cynique comme le sont Marlowe ou Spade.
On découvre son parcours professionnel, ses choix forts, mais aussi une vie privée insatisfaisante (et source de culpabilité, encore !), qui peut expliquer en partie son obstination à vouloir voler au secours de Jan Egil. Il n'y a pas de duplicité chez lui et sa sincérité touche, face à un garçon qui le repousse violemment, le considère plus comme un ennemi que comme un allié...
Beaucoup de choses reposent d'ailleurs sur cette opposition entre les deux hommes, dans cette relation à distance assez complexe qui les réunit au fil des années. Varg n'est pas un ange gardien, pas plus un père de substitution, non, il reste un assistant social dans l'âme, dont l'ambition est d'aider, simplement d'aider.
Dans un contexte très différent, j'ai retrouvé certains éléments qui étaient présents dans un roman de la rentrée littéraire, "Yaak Valley, Montana", premier roman de Smith Henderson (qui se déroule également dans les années 70, tiens...) et les dilemmes qui agitent ces personnes, quand ils mettent un peu trop de coeur, un peu trop d'eux-mêmes dans leur activité professionnelle, quand ils ne parviennent pas à se blinder suffisamment.
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