Jade Grivier est une romancière à succès, auteure de romans historiques teintés d'eau de rose et propriétaire de sa maison d'édition. Enfin, je devrais plutôt écrire cette phrase au passé, car Jade Grivier est morte, d'une balle dans la tête. Et tout indique qu'elle a mis elle-même fin à ses jours, un début d'après-midi, dans son bel hôtel particulier de Lazillac, en Normandie...
Morgane, la belle-fille adolescente de Jade, était la seule autre personne présente dans la maison au moment du drame. Lorsque le coup de feu a claqué, elle se trouvait dans sa chambre, dans les étages, rêvassant au lieu d'apprendre ses leçons. Descendue en trombe jusqu'au bureau de Jade, elle n'a pu que constater les dégâts et prévenir la police.
Le premier flic sur place est le commandant Roger Ménard (j'ai bien écrit Roger, hein, pas de malentendu...) et pour lui, les choses sont évidentes, c'est un suicide, point-barre, bonjour, bonsoir, affaire classée et c'est marre... Et toute l'équipe présente sur place est à l'unisson, rien n'indique qu'une tierce personne ait été présente au moment de la mort de la romancière.
Toute l'équipe... Mais pas Samuel Moss...
Lui aussi est commandant à Lazillac, mais il est tout le contraire de son rival, Ménard. Sur le plan de la personnalité comme sur celui des méthodes. Moss est également un flic légèrement extravagant, couvé par sa supérieure, la commissaire divisionnaire Duteil, mais détesté par la procureure Vrillan. Peu lui chaut, lui agit à sa guise, choisissant avec soin les enquêtes qu'il va mener.
Et la mort de Jade Grivier, il le sent d'emblée, est faite pour lui : là où tout le monde voit un suicide et serait prêt à mettre leur main au feu qu'il s'agit de cela, Samuel Moss pense qu'il y a là un parfait cas d'école, un crime parfait qu'il va falloir résoudre. Non, ce n'est pas tout à fait ça, Samuel Moss, s'il me lisait, me reprendrait certainement de volée, son raisonnement, ce n'est pas cela...
Pour Samuel Moss, son credo repose sur trois lois fondamentales en forme de syllogisme : le crime parfait existe ; le criminel parfait n'existe pas ; l'enquêteur doit donc concentrer ses efforts non pas sur le crime, mais sur le criminel. Et c'est aussi cette philosophie que Moss essaye d'enseigner aux étudiants en criminologie de l'université de Lazillac.
Samuel Moss pense donc que Jade Grivier a été assassinée. Scepticisme général... Sauf pour la commissaire divisionnaire Duteil, qui connaît son Moss sur le bout des doigts et lui laisse la bride sur le cou. Scepticisme aussi pour Cheyenne Calvera, nouvelle arrivée en Normandie et qui va devoir faire sa place aux côtés de l'insupportable commandant, dont elle est la nouvelle adjointe...
Commence une enquête minutieuse, et le mot est faible, pour essayer de faire apparaître les quelques erreurs, même infimes, que le meurtrier a pu commettre. Peu importe le mobile du tueur, aux yeux de Samuel Moss, cet élément est la dernière roue du carrosse. Non, pour confondre un meurtrier, il faut mettre en évidence les traces qu'il a forcément laissées derrière lui...
Je n'en dis pas plus, je pense que vous allez comprendre pourquoi dans quelques minutes. Car vous avez le point de départ du roman, mais évoquer la suite des événements me semble un peu délicat, alors je le laisse dans l'ombre et je préfère vous parler de l'attraction centrale de ce roman : le commandant Samuel Moss...
Je l'ai qualifié jusqu'ici d'extravagant et d'insupportable, si je ne m'abuse... N'y voyez pas de reproches, au contraire, j'écris ces mots avec un grand sourire, tant ce sont ces caractéristiques qui font de lui un personnage remarquable. Tour à tour, il devrait vous agacer, vous surprendre, vous énerver, vous fasciner...
Longtemps, je me suis demandé comment j'allais vous parler de lui... Deux noms me sont très rapidement venus à l'esprit, le troisième, lui, ne se laissait pas attraper, mais je crois que ce trio n'est pas très loin de la vérité du personnage... Et, bien sûr, je ne vais pas lancer ces noms au hasard, je vais aussi vous expliquer pourquoi ce sont à eux que j'ai pensé...
Il y a Patrick Jane, alias le Mentaliste. C'est lui qui m'a longtemps échappé, sans doute parce que je ne suis pas un grand fan de cette série. La preuve : ce qui m'a renvoyé vers lui, c'est le côté horripilant de Moss, le genre tête à claque mais qui a quand même raison à la fin... Et puis, parce que ce n'est pas rien, pour l'élégance du commandant, souvent tiré à quatre épingles...
Une élégance qui ne supporte pas la moindre faute de goût, mais plus encore, pas la moindre irrégularité. Samuel Moss est un maniaque, à la limite du TOC, et voilà pourquoi, par moments, il me fait furieusement penser à Monk. Dans les premiers chapitres, j'avais même un peu de mal à ne pas voir le personnage de Laurent Scalese avec le visage de Tony Shalhoub...
Ce n'est pas parce qu'il me rappelle l'obsessionnel détective américain que Samuel Moss en possède par ailleurs la timidité et les phobies. Mais, par instants, le commandant Moss peut avoir des absences, obnubilé brusquement par une imperfection qu'il vit comme un drame personnel, comme une faute terrible qui le crispe, le paralyse, jusqu'à ce qu'on y remédie...
Tout cela, on le découvre évidemment au fur et à mesure de son enquête et les réactions de sa nouvelle partenaire, la capitaine Calvera, vaut le coup d'oeil. Très rationnelle, certainement compétente mais peu habituée à côtoyer un tel énergumène, aux yeux duquel elle est parfois invisible, elle va devoir apprendre... et apprivoiser son commandant...
Jane, Monk... Il manque un troisième personnage, qui recoupe finalement nos deux précédents exemples. Et il s'agit de Columbo... Il y a plusieurs niveaux d'explications à propos du lieutenant à l'imperméable cradingue et au cigare puant. D'abord, dans son sans-gêne, qui se manifeste une bonne partie du roman, et auquel on finit par prendre un plaisir presque sadique...
Moss, c'est le sparadrap qui se colle à vous et dont vous avez le plus grand mal à vous débarrasser, qui atterrit sur une autre partie du corps quand on croit l'avoir décramponné... Il est là, tout le temps, sans avoir été invité, aux moments les moins importuns. Il provoque, encore et encore, son ou ses suspects, jusqu'à l'exaspération, état propice aux erreurs...
Mais, si j'évoque aussi Colombo, c'est que la trame narrative de "Je l'ai fait pour toi" possède bien des points communs avec ce qui fait tout le sel de la série "Columbo". Rassurez-vous, la différence essentielle est qu'on ne connaît pas dès les premières pages l'identité du coupable. En revanche, par la suite, Samuel Moss a vraiment des attitudes très... "columbesques"...
Quoi de mieux qu'un personnage complètement imprévisible ? Samuel Moss en fait partie et Laurent Scalese, qui le met en scène (avec un plaisir qu'on devine aisément) joue toute la partition. On pourrait aussi lorgner vers Hercule Poirot, ses cellules grises et ses intuitions foudroyantes. Le commandant Moss ne néglige pas l'arsenal scientifique en vogue, mais sa force est ailleurs.
Je suis curieux de le voir évoluer, de découvrir de nouvelles enquêtes dont il sera le héros, de voir ce personnage gagner en épaisseur, mais aussi nous offrir d'autres aspects de ses talents et de sa folle intuition. Voir aussi si Laurent Scalese va conserver le schéma mis en place dans "Je l'ai fait pour toi", ou s'il sera à géométrie variable, disons.
Après, pour les puristes du polar, pour ceux qui le préfèrent noir, pour les aficionados des intrigues tortueuses, ce n'est peut-être pas forcément l'idéal. Car, on est un peu dans un one-man-show (on retrouve le côté Columbo dans ce que je suis en train de dire) avec un enquêteur qui concentre tous les pouvoirs et laisse les autres personnages loin derrière.
Malgré cela, je suis également curieux de voir comment son tandem avec Cheyenne va évoluer, également. Ce premier volet, c'est un round d'observation et la jeune femme, si elle est en position de faire-valoir, arrivant sur la pointe des pieds et devant prendre la mesure de ce flic inclassable et déroutant avec qui elle va devoir bosser. L'interaction entre les deux peut donner un truc formidable.
Un dernier mot sur Lazillac. Cette ville, qui compte un peu moins de 30 000 habitants, nous dit-on, est bien sûr imaginaire. Ne vous esquintez pas les yeux sur un atlas ou un site de cartographie. Mais, ce n'est pas ce qui m'intéresse. En fait, cette ville, proche des plages du Débarquement et possédant bien des atouts, en plus d'une certaine douceur de vivre, c'est ScaleseLand...
Vous vous amuserez à jeter un oeil à l'onomastique, autrement dit le nom des lieux que l'on peut rencontrer à Lazillac. Si vous êtes un tant soit peu connaisseur de la bibliographie de l'auteur, ça devrait faire tilt (et sinon, on doit la trouver quelque part dans le livre, ou sur le oueb, of course). Et je ne parle même pas du nom de la maison d'édition de Jade Grivier...
Oui, on sent vraiment que Laurent Scalese a voulu s'amuser avec cette série et ce côté divertissant est communicatif. On se surprend régulièrement à sourire et à rire devant les frasques de Samuel Moss, son comportement asocial et anticonformiste, ses marottes, sa malice et son sans-gêne absolu. Et son incroyable intuition, qu'il lui faut ensuite étayer.
Samuel Moss est un Petit Poucet qui ramasse les cailloux laissés derrière lui par un assassin et négligés par tous les autres observateurs. Puis, fort de ce petit trésor, il instaure un rapport de force psychologique qu'on pourrait apparenter à une forme de maïeutique : il accouche les coupables de leur culpabilité, dont la gestation aura duré le temps de l'enquête...
Vous cherchez un livre capable de vous faire passer un bon moment ? Alors allez jeter un oeil à ce polar plein de fantaisie et de recul, dans la droite ligne de la tradition du polar européen, à l'anglaise, en particulier. Mais, un polar qui ferait aussi, je pense, une excellente série télévisée, histoire de finir ce billet comme il a commencé...
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