lundi 31 octobre 2016

"Il était peut-être sans famille, et il lui fallait vivre en attendant de pouvoir un jour rentrer en Russie pour en avoir le coeur net".

Voici un premier roman assez composite, peut-être un peu trop, au risque de s'éparpiller, mais qui est loin d'être inintéressant. Et pour cause, on y découvre (du moins, c'est mon cas) un épisode peu connu de la Première Guerre mondiale, ubuesque et désolant, symptomatique du chaos de cette époque. Mais, on y trouve aussi une saga familiale à deux volets, une trame de polar, un chronique de la vie rurale, une histoire d'amour... Ah oui, je vous l'ai dit, c'est composite. Pour son premier roman, Lise Chasteloux s'inspire de la vie de son arrière-grand-père et nous emmène dans les Vosges, pas très loin d'Epinal où elle est née. On ne s'y attend pas forcément en lisant le titre de ce livre, "Un destin russe" (aux éditions Gallimard), mais c'est bien dans ce département qui m'est cher (non, pas le Cher, les Vosges, suivez, un peu !) que se déroule l'essentiel de cette histoire. De cette petite histoire imbriquée dans la Grande...



La famille Krylov vit confortablement à Bogorodsk, en plein centre de la Russie, grâce aux revenus que lui assurent ses soieries. L'un des fils Krylov, Alexeï, aspire pourtant à une toute autre carrière : il veut devenir médecin. Mais, alors qu'il entame sa quatrième année d'étude, l'Europe bascule brusquement dans la guerre.

Nous sommes en 1914 et Alexeï est mobilisé très rapidement, sans même avoir le temps de repasser par chez lui saluer ses parents. Nommé officier infirmier dans la cavalerie russe, il est envoyé très tôt sur le front, à la frontière entre la Russie et la Prusse-Orientale, où il oeuvre sous les ordres du Docteur Rikanine.

Confronté aux premiers combats, il découvre l'horreur de cette guerre moderne, à l'armement de plus en plus meurtrier. Une occasion d'enrichir son bagage et de poursuivre son apprentissage, mais une pression permanente au contact du danger et de la mort au quotidien. D'autant que les infirmiers sont souvent ceux qui doivent s'aventurer dans les no man's lands pour récupérer les blessés...

Soumis au bon vouloir d'officiers parfois dépassés par les événements, Alexeï et son meilleur ami Dimitri risquent donc à tout instant de se retrouver sous le feu ennemi, sans soutien, sans arme... Il faut avoir les nerfs solide pour survivre dans ces conditions. Et ne pas craindre la fatigue, car, bientôt, il faut opérer à tour de bras pour essayer de sauver quelques vies, certainement détruites...

Alexeï entretient une abondante correspondance avec sa mère. Des lettres qui voyagent de plus en plus difficilement, entre désorganisation des services et censure. Mais elles permettent, malgré tout, de garder le contact et de se tenir au courant de la santé des uns et des autres. Et les nouvelles ne sont pas forcément excellentes, ni sur le front, ni à Bogorodsk et à Moscou.

Car, pendant que la guerre s'embourbe dans les tranchées, le régime tsariste est de plus en plus remis en question et vacille. Alors que Alexeï doit chaque jour faire face à l'horreur, il essaye de se montrer positif pour ne pas inquiéter les siens. Mais sa mère, elle, ne lui cache rien de ses doutes sur l'avenir de son pays, de plus en plus incertain...

A la même période, à des milliers de kilomètres de là, dans les Vosges, la guerre n'est encore qu'une rumeur. S'il n'y avait le départ pour le front des hommes en âge de se battre, on n'y prêterait quasiment pas attention. Parmi les mobilisés, il y a Giuseppe, qui doit quitter le village de Hadaux-la-Tour, au pied du Massif vosgien, et sa jeune épouse Marie.

Celle-ci, malgré le soutien de sa voisine et amie Solange, se languit de son époux. Bientôt, la vie quotidienne du paisible village va être rythmée par les nouvelles de plus en plus douloureuses. Cette guerre, si abstraite et pourtant si proche, ne cesse de se rappeler à eux de la pire des façons. Mais, il faut continuer à vivre...

Pourtant, c'est un tout autre événement qui va défrayer la chronique du village. Aucun lien avec la guerre, et pourtant une vraie source d'inquiétude : l'une des jeunes femmes du village a brusquement disparu dans des circonstances étranges. Une affaire qui va empoisonner les relations entre les habitants de Hadaux-la-Tour...

On va donc suivre en parallèle ces trois situations : la vie au front d'Alexeï, sa correspondance avec sa famille et le quotidien de ce village des Vosges, à l'écart du front mais marqué par la guerre. On est alors plongé dans un véritable roman historique sans avoir véritablement idée du but que suit Lise Chasteloux avec ces destins lointains.

Et puis, se produit alors un événement dont j'ignorais tout et qui va, dans un premier temps, faire basculer l'existence d'Alexeï : à la fin de l'année 1915, Nicolas II décide d'envoyer deux corps expéditionnaire en France pour soutenir les armées alliées devant l'avancée des troupes allemandes. Parmi les "heureux" élus, le Docteur Rikanine et son bras droit, Alexeï...

Commence un incroyable périple qui mériterait quasiment un roman à lui tout seul. En effet, comment rejoindre le front occidental quand on ne peut traverser le territoire ennemi ? Eh bien, en le contournant... par l'Asie ! Des mois de voyage avant d'être opérationnels et de retrouver l'enfer du front, mais de plus en plus loin de Bogorodsk...

Une expérience qui va tourner court, puisque le régime tsariste va tomber. Et nos poilus russes vont alors se retrouver dans une incroyable situation : les voilà traîtres et apatrides malgré eux ! En effet, l'avènement des Bolcheviques modifient les alliances. Les soldats envoyés par le Tsar sont lâchés par le nouveau pouvoir qui ne veut plus entendre parler d'eux.

Et, en France, on va vite les assimiler aux mutins dont le nombre ne cesse d'augmenter tout le long de la ligne de front et qu'on fusille pour l'exemple. Leur nationalité va sans doute les protéger de ce sort funeste mais les autorités françaises n'auront guère plus de mansuétude à leur égard... Et là, je n'en dis pas plus, vous découvrirez la suite dans le roman de Lise Chasteloux.

J'ai insisté pas mal sur cet épisode, qui se trouve, je le précise, au coeur du livre et n'occupe pas une place très importante, en termes de quantité, mais conditionne la dernière partie du récit. Mais, je suis resté sidéré par cette histoire que je ne connaissais pas, qui a privé des hommes de tout libre-arbitre, qui les a déracinés totalement et en a fait encore moins que la chair à canon qu'ils étaient.

En fin de roman, Lise Chasteloux a eu la bonne idée de mettre une bibliographie et je dois dire que je vais la garder précieusement, car l'idée pourrait bien me prendre, un de ces quatre, d'aller y piocher pour en savoir plus (et pas seulement à travers un récit fictif) sur cette incroyable expédition et le sort de ces soldats russes.

Voilà aussi le pourquoi de ce titre, "Un destin russe", alors que l'on s'éloigne de plus en plus de la Russie au fil des chapitres. Mais elle est pourtant toujours là, dans la détresse d'Alexeï et les nouvelles de plus en plus sporadiques qu'il reçoit des siens. A aucun moment, au moment de sa mobilisation très soudaine, il n'imaginait jamais que se produirait cette séparation...

Le destin d'Alexeï, c'est de rester à l'écoute de cet immense pays qui va entrer dans une nouvelle ère, de vivre à distance ces bouleversements historiques, de comprendre que plus rien ne sera comme avant et qu'il n'y aura pas de retour en arrière possible. Là, je parle d'ailleurs plus pour lui que pour la Russie : soudainement, il n'est plus ni Russe, ni étudiant en médecine, ni rien...

Pour dépeindre Alexeï et raconter son étonnant et douloureux parcours, Lise Chasteloux a donc puisé dans la mémoire familiale. Ce destin russe, c'est donc celui de son arrière-grand-père et je dois dire que le mélange entre récit guerrier et récit épistolaire fonctionne très bien pour montrer la détresse croissante et l'impuissante de cet homme face aux événements.

Je l'ai dit d'emblée, on trouve aussi une trame secondaire qui flirte avec le polar. On pourra gloser longtemps sur son utilité... De mon point de vue, elle permet de maintenir l'alternance du récit entre le parcours d'Alexeï et la vie à Hadaux-la-Tour qui n'aurait pas grand-chose de très palpitant autrement. Elle permet aussi de dresser le portrait de la vie dans un village.

On y retrouve les atomes crochus, les amitiés profondes, celles qui permettent de partager les plus profondes douleurs, mais aussi les dissensions, les frictions entre classes sociales et les rumeurs parfois délétères. Oui, Hadaux-la-Tour est un village paisible, mais n'allez pas penser que la vie y est forcément un long fleuve tranquille...

Des deux côtés du récit, les questions familiales sont le sujet central. Elles sous-tendent chacun des fils narratifs que Lise Chasteloux met en place et offre une réflexion sur les origines, les racines, l'éducation qu'on reçoit et dont on s'émancipe parfois, sur le déterminisme social et, simplement, sur l'amour et le bonheur, si fugaces...

"Un destin russe" possède ce défaut qu'ont parfois les premiers romans : dans l'enthousiasme, on voudrait pouvoir tout mettre, ou en tout cas le plus possible de choses dans SON histoire, celle qu'on porte. J'ai énuméré les ingrédients de ce livre, vous voyez qu'on touche un peu à tout, avec le risque de tout effleurer sans aller au fond des choses.

Par instants, j'ai pu avoir ce sentiment, mais ce sont les choix de l'auteur de raconter ainsi cette histoire et j'ai lu "Un destin russe" avec plaisir jusqu'à son terme et jusqu'à ces dernières pages, ces dernières phrases qui m'ont bouleversé. Un point final à ce chapitre d'une vie, une page qu'on doit tourner en sachant qu'on ne reviendra plus lire celles qui précèdent et qu'il faut construire une nouvelle vie...

C'est un premier roman, il y a des imperfections, sans doute, mais il y a aussi beaucoup de bonnes choses dans ce livre ramassé et dense, qui n'a pas l'ampleur d'un roman russe (260 pages en tout) mais qui possède un vrai souffle romanesque qui ne demande qu'à s'épanouir. Et c'est tout ce que je souhaite à Lise Chasteloux.

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