samedi 3 décembre 2016

"Se faire du bien n'a jamais fait de mal à personne".

Et là, en lisant ce titre, vous vous dites : "chouette, un "feel-good book", une utopie rabelaisienne ou épicurienne, un roman qui va nous donner la banane pour le weekend !" Eh bien... pas du tout ! Ce titre, j'en conviens, est trompeur, mais remis dans son contexte, il fait surtout froid dans le dos. J'avais découvert, il y a quelques années, déjà, grâce à Gérard Collard, "le sang des bistanclaques", d'Odile Bouhier et depuis, j'ai acheté les deux tomes suivants de la trilogie consacrée aux enquêtes du commissaire Victor Kolvair, sans jamais prendre le temps de m'y mettre. Faute à moitié réparée, puisque nous allons parler ce jour de la deuxième enquête de cette série, "De mal à personne", disponible en poche chez 10-18. Un roman noir, de mon point de vue, plus qu'un polar classique, avec des thèmes abordés qui font écho à des préoccupations très contemporaines...



Victor Kolvair doit brusquement écourter ses vacances pour rentrer à Lyon. En effet, un meurtre a été commis dans un des plus grands hôtels de la ville, la victime est une figure locale, un industriel en vue et l'enquête a été confiée, non pas aux Brigades du Tigre, mais au tout nouveau service de police scientifique mis sur pied par le professeur Salacan.

En l'absence du professeur Salacan, qui est en Angleterre pour un congrès scientifique, c'est donc le commissaire Kolvair qui a les clés de l'enquête, au grand dam de son concurrent, l'ambitieux inspecteur Legone. Et tout cela tombe mal, car les yeux sont braqués sur la capitale des Gaules : on y attend Anatole Deibler, le bourreau de la République, qui doit remplir son sinistre office dans la ville prochainement.

Firmin Dutard, récemment propulsé à la tête de la SLIM, une société lyonnaise dont les récentes innovations dans le domaine automobile devaient assurer le succès, a été retrouvé dans l'arrière-cour du Grand-Hôtel. Il a été poignardé et s'est vidé de son sang. Coup dur pour les hommes de Kolvair, on a nettoyé l'endroit avant de prévenir la police, effaçant sans doute certaines preuves...

Qu'à cela ne tienne, les méthodes du service du professeur Salacan sont encore rudimentaires, mais elles ont déjà montré leur efficacité. Les procédures sont déjà précises et vont donner des éléments intéressants, qui vont corroborer les observations scientifiques. Rapidement, une hypothèse s'impose, eu grand dam de Kolvair : et si l'assassin était un enfant ?

Une idée qui a tout pour déranger le policier, mais que d'autres, policiers magistrats, acceptent sans broncher : le principal suspect fera un coupable idéal, sa sanction sera exemplaire et surtout, on évitera un possible scandale qui aurait fait tache. Mais, pour Kolvair, quelque chose cloche dans cette belle théorie et le coupable désigné l'émeut.

Son instinct de flic lui souffle qu'une anguille se cache sous les roches de cette histoire. Il veut en avoir le coeur net, a un autre suspect en tête dont l'identité ne plaira à personne... Il lui faut comprendre ce qui s'est passé dans cette arrière-cour. Une détermination que de nouveaux faits, terribles, vont encore renforcer.

Je reste volontairement assez vague, le roman est court, dense, mais il s'y passe pas mal de choses autour de ce crime, je ne voudrais pas en dire trop. Mais, une chose est certaine, le rythme, la construction, le propos, tout cela est sensiblement différent du "Sang des bistanclaques" et fait de "De mal à personne" un roman noir sur fond historique.

Bien sûr, on retrouve cette unité de police scientifique, la première au monde, encore balbutiante en cette année 1920, mais déjà remarquablement organisée, recourant aux techniques les plus modernes à disposition, encore bien loin de celles que nous connaissons. "La science n'avait pas encore le moyen de ses intuitions", lit-on ainsi, rappelant que ces nouvelles méthodes ne sont pas une panacée.

Kolvair, personnage très intéressant, flic intraitable mais plein de failles, amputé après avoir été blessé lors du premier conflit mondial, souffrant toujours de douleurs et du syndrome du membre fantôme, recourant volontiers à la cocaïne ou à l'opium pour calmer tout cela... Abîmé, amoureux, aussi, mais incapable de vivre comme si de rien n'était, hanté par ses démons et les affaires sur lesquelles il travaille.

C'est un beau personnage de flic, le genre torturé, tourmenté, mais ayant pour lui une intégrité sans faille et capable aussi d'agir en son âme et conscience et pas en appliquant à la lettre la loi ou les ordres de ses supérieurs. Il en fait la preuve dans ce roman, en prenant un certain nombre d'initiatives qui pourraient lui attirer des ennuis. Mais qui lui paraissent avant tout justes.

L'autre dimension historique est au coeur du livre, il s'agit de la question du traitement des mineurs par la justice. En 1920, la France est exsangue, ou peut s'en faut. Des orphelins, des enfants abandonnés, il y en a pléthore à travers le pays. Et, forcément, parfois, certains sortent du cadre, commettent des délits, ou pire.

La réponse de la justice est effrayante, dans ce cas : on envoie les mineurs délinquants dans des lieux sordides censés les remettre dans le bon chemin, mais qui ne s'avèrent être que la version adolescente des bagnes encore en place à l'époque. C'est dire si ceux qu'on y envoie n'ont pas grande chance de s'en sortir, et la violence qui s'exerce sur ces jeunes détenus est terrifiante.

Or, en 1912, a été votée un texte de loi instituant les tribunaux pour enfants et une arsenal législatif spécifique destiné aux mineurs. Texte voté, certes, mais qui n'a pas été appliqué, sans doute à cause de la guerre. En 1920, beaucoup veulent enfin voir ce texte mis en vigueur, mais les débats sont rudes et ce n'est vraiment qu'avec l'ordonnance de 1945 qu'on verra une véritable justice des mineurs se mettre en place en France.

Odile Bouhier pose ce débat dans "De mal à personne", l'alimente avec les rebondissements de son intrigue, tisse un plaidoyer en faveur d'une justice spécifique aux mineurs. Quittons le cadre strictement historique, prenons un peu de recul : ce roman a été publié en 2012 en grand format, année électorale.

On se souvient que cette fameuse ordonnance de 1945 était dans le collimateur de certains candidats, et pas des moindres, puisque le président sortant lui-même a souvent évoqué le sujet. Un retour aux centres fermés était plus qu'envisagés, mis en place dans quelques cas. Oh, bien sûr, rien à voir avec ceux de 1920, comme Mettray et sa colonie pénitentiaire.

Reste que la situation évoquée dans le roman d'Odile Bouhier fait évidemment écho à ces préoccupations et ces projets qu'on va vraisemblablement encore voir refleurir d'ici quelques mois. La répression, sans véritable contrepartie pour une meilleure réhabilitation. Les situations évoquées dans "De mal à personne" sont bouleversantes, révoltantes. Pour Kolvair, et sans doute pour le lecteur.

Au-delà de la stricte question légale, du statut des mineurs, se pose plus largement la question dont la société considère sa jeunesse, surtout lorsqu'elle appartient à des couches moins favorisées. Plus d'un demi-siècle après "les Misérables", le portrait de cette France tranquille de l'après-guerre fait froid dans le dos, avec sa morale à géométrie variable et ses comportements rappelant les servitudes d'autrefois...

La construction du roman d'Odile Bouhier pourrait décontenancer quelques fans de polars. On n'est pas vraiment dans un roman à intrigue classique, voilà pourquoi je préfère l'évoquer en parlant de roman noir. A la fois en raison des états d'âme de Kolvair, de ses questionnements, de ses prises d'initiative discrètes mais efficaces.

Mais aussi parce que l'enjeu n'est pas simplement la révélation de l'identité d'un assassin, mais bien tout ce qui se cache derrière cette histoire. En lisant le livre, j'ai pensé à Chabrol et à Tavernier (pas seulement parce que ce dernier est Lyonnais, d'ailleurs). On retrouve chez Odile Bouhier la même plongée dans cette bourgeoisie de province où la façade de respectabilité cache bien des turpitudes.

J'ai évoqué Victor Kolvair et ce que l'on sait de sa vie privée, parfois compliquée et douloureuse. On en apprend aussi beaucoup sur d'autres personnages, je n'entre pas dans le détail, et ce qu'on découvre est loin d'être toujours reluisant. Autre temps, autres moeurs, on aimerait que ce soit aussi simple, classer ces histoires sordides dans à la section "passé définitivement révolu"... Mais y croirait-on ?

J'ai dévoré ce roman, emporté, malgré les aléas des transports en commun parisiens, par cette histoire douloureuse et dérangeante. On songe à La Fontaine, "aux animaux malades de la peste", aux puissants et aux misérables que la justice fait blancs ou noirs... Et on se dit que le fabuliste n'aurait certainement pas apprécié que sa fable soit encore autant d'actualité plusieurs siècles après...

J'aperçois "La nuit, in extremis", le troisième volet de cette trilogie, qui attend dans une pile. Je ne sais pas quand je le lirai, mais ce sera sans doute dans moins de 5 ans, intervalle laissé entre la lecture du "Sang des bistanclaques" et de "De mal à personne". Autant pour voir quel genre d'histoire Odile Bouhier y développe que pour voir ce qui va arriver aux personnages, Kolvair en tête.

il y a une noirceur terrible dans cette série, elle plane mais menace de tout engloutir. Victor Kolvair est un personnage attachant, mais si tourmenté qu'on l'imagine mal réussir à dissiper cette noirceur sans y laisser son âme ou plus. Je parais pessimiste, j'en conviens, je souhaite un dénouement heureux à cet homme cabossé.

Mais je crains que, dans ce tome intermédiaire, il n'ait franchi, pour plusieurs raisons, tant personnelles que professionnelles, une sorte de point de non-retour. Kolvair n'est pas un révolutionnaire, mais un révolté, à sa façon, avec ses moyens, son intelligence et son bon coeur. Mais il vit dans un monde et une époque qui ne sont pas faits, je le crains, pour les idéalistes...

A suivre !

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