lundi 30 janvier 2017

"Chronique de la naissance d'un héros latino".

L'actualité politique, française comme internationale, est certes riche en ce début d'année, mais elle a également tendance à nous laisser dans un certain état de consternation... De la tragicomédie des primaires (de droite comme de gauche, pas de jaloux) à l'élection de Donald Trump, les amateurs de dystopies sont aux anges, ils en vivent une en direct ou presque. Alors, pour résister à l'envahissante sinistrose, voici une idée de lecture qui nous vient du Mexique et qui traite de certains sujets au coeur des préoccupations avec un humour dévastateur et une inventivité rafraîchissante. "Gabacho" (paru aux éditions Liana Levi, dans une traduction de Julia Chardavoine) est le premier roman d'Aura Xilonen, qui n'avait que 19 ans lors de sa sortie. Elle a connu un énorme succès aussi bien critique que public et c'est mérité, car, dans le sillage de son personnage central, Liborio, on rit et on pleure à tour de rôle. Et l'on referme ce livre en se disant qu'on est fier et heureux de connaître ce garçon.



Liborio est encore un adolescent qui travaille dans une librairie d'une petite ville du sud des Etats-Unis (on ne sait ni son nom, ni dans quel Etat elle se trouve). Quand je dis "travaille", je devrais plutôt dire "est exploité" par un patron sans véritable scrupule. Ce dernier a même installé son homme à tout faire (et pour des clopinettes) dans son magasin, sur une mezzanine.

Profitant de ce logement certes spartiate mais fonctionnel, Liborio a découvert la lecture. Depuis qu'il est installé là, il monte des piles de bouquins dans son antre et les dévore, enrichissant rapidement un vocabulaire à l'origine plutôt limité. Tous les genres y passent, mais le garçon apprécie particulièrement la poésie, pour laquelle il ne semble pas prédestiné.

Pas encore adulte, Liborio a déjà eu une vie bien remplie et marquée par un destin contraire. Jeté à la rue par sa marraine, chargée de l'élever, il a connu l'école de la rue. Il y a appris à se défendre, à la force des poings, pour survivre. Puis, il a choisi de faire le grand saut : quitter son pauvre village mexicain pour se rendre, en tout illégalité, en Amérique...

Au fil du roman, à travers quelques flash-back, on découvrira le parcours terrible effectué par Liborio pour arriver jusqu'à cette mezzanine, dans une librairie à la situation précaire. Une odyssée extraordinaire et effroyablement dangereuse. Un voyage vers un monde présumé meilleur que tant d'autres Mexicains entreprennent, enfin, tant qu'un mur ne les en empêchera pas...

Sur son chemin, Liborio a frôlé la mort, et pas qu'une fois. Il a bravé ces dangers mais aussi bénéficié d'un coup de pouce de la part de quelques bons samaritains. Oui, il y en a encore, heureusement... Bien que Liborio ait aussi appris à ces occasions que toute action, même bonne, n'est que très rarement désintéressée...

Voilà qui a endurci ce garçon simple, possédant un coeur  d'or et une grande bonne volonté. Ainsi qu'une naïveté qui est sans doute encore ce qui lui reste de l'enfance. Et, lorsqu'il voit une jeune femme du quartier, qu'il voit souvent passer devant la librairie, importunée par un groupe de voyous, il se lance, chevaleresque, à son aide et laisse quelque malandrin sur le carreau...

Ainsi commence l'odyssée de Liborio, jeune clandestin qui essaye juste de vivre au jour le jour mais qui va, au fil des jours, rencontrer une galerie de personnes dont il va, petit à petit, changer la vie, par son naturel, sa gentillesse, son bon sens. Mais aussi, il faut bien le dire, par l'extraordinaire puissance de ses coups de poings, carrément destructeurs !

Moins que rien, condamné à une existence misérable et à la peur constante d'être pris et expulsé vers une terre natale où plus rien ne l'attend, Liborio va alors entamer une ascension qui se poursuivra certainement bien après la fin du livre. Une ascension qui, comme le dit ce titre de journal, que j'ai repris en tête du billet, en fera un véritable héros latino.

Beaucoup de choses à dire sur ce livre... Par où commencer ? Allez, puisqu'on parle de héros, évoquons la tradition littéraire dans laquelle "Gabacho" vient s'inscrire. Aura Xilonen, pas encore 20 ans, a tout simplement renoué avec le roman picaresque, qui connut ses heures de gloire au XVIe siècle en Espagne.

Elle le transpose de nos jours, dans une Amérique en proie à bien des crises, économiques, morales, politiques... "Gabacho" est paru juste avant l'investiture de Donald Trump, offrant ce terrible contraste d'un merveilleux personnage auquel on s'attache et d'un nouveau président dont il serait la bête noire...

Au fil de ses rencontres, Liborio approfondit sa découverte de la société américaine, élargit son horizon jusqu'ici limité par les trois murs et la vitrine de la librairie. Il trace son sillon, creuse son trou, trouve petit à petit une place dans ce nouveau monde qu'il entreprend de conquérir. Il croise des personnes issues de toutes les couches de la société, des riches aux pauvres, de ceux qui ont déjà construit leur vie à ceux qui ont encore tout à connaître.

Il y a quelque chose d'un Lazarillo chez Liborio, toutes proportions gardées. Mais, on se dit qu'il aurait parfaitement pu connaître un destin violent, comme les jeunes héros de "Los Olvidados", le film de Luis Buñuel. Mais il a su choisir une autre voie, tout aussi difficile et semée d'embûches, y compris celles qui sont au coeur du roman.

Une image s'est imposée dans mon esprit au fil des pages... Pour moi, Liborio, c'est un jeune Anthony Quinn, lui aussi d'origine mexicaine, dont un certain nombres de rôles collent parfaitement au parcours du jeune latino. Ca m'a frappé d'emblée et cette personnification n'a cessé de se renforcer jusqu'à la fin du livre...

Refermons cette parenthèse cinématographique et revenons un instant à la littérature. Roman picaresque, oui, mais "Gabacho" est aussi un roman de chevalerie, là encore transposé au XXIe siècle, d'où certaines différences évidentes. Mais il y a du Quichotte aussi chez Liborio, dans son idéalisme candide. Et dans la quête qu'il mène presque sans en avoir conscience, bravant les obstacles pas franchement imaginaires qui se dressent devant lui à chaque instant.

Fantasque, poétique, ingénu et pourtant volontiers bagarreur lorsqu'il ne voit pas d'autres solutions, Liborio est un personnage magnifique. Il est le narrateur de ce roman, et ce n'est pas anodin de le signaler. Car sa langue est fleurie, mélange d'argot mexicain, de slang, de mot glanés au gré de ses lectures et réutilisés à sa sauce.

Saluons d'ailleurs le travail de Julia Chardavoine, la traductrice, qui n'a pas dû s'amuser tous les jours : Liborio mixe les langues, remplacent les mots par d'autres, en utilisent dans des sens qui ne sont pas les leurs, glissent des substantifs bien compliqués dans son récit... Que du bonheur, en tout cas, pour le lecteur, c'est certain.

Oui, la langue d'Aura Xilonen est l'un des atouts forts du roman, vive, colorée, imagée, recourant volontiers à quelques grossièretés, pour conserver le côté gosse des rues, mais ce langage si personnel est aussi le signe des efforts qu'il fait pour s'intégrer, passant de l'espagnol à l'anglais, quand c'est possible, mais maîtrisant tout de même mieux le premier que le second.

C'est aussi cette langue qui procure au lecteur quelques savoureux moments qui lui donnent le sourire et même, lui font pousser quelques éclats de rire. Les situations, elles, vont des plus comiques (en particulier lorsque Liborio fait jouer ses poings) aux plus touchantes, en particulier après la rencontre avec la jeune Naomi, avec qui il crée un lien spécial.

Il serait d'ailleurs injuste de limiter ce billet au seul Liborio. Autour de lui, Aura Xilonen met en place une galerie de personnages hauts en couleurs, qui gravitent autour de lui, nourrissant l'histoire par leur relation au jeune Mexicain. Et, petit à petit, même lorsque les premières impressions laissent à penser qu'on veut se servir de lui ("Y en a pas un qui essaye pas de profiter de toi, espèce d'abruti", se dit Liborio), ils finissent par se rassembler autour de lui.

Il a cet incroyable pouvoir d'embellir la vie, Liborio. Peut-être pas la sienne, parce que son caractère entier et sa maladresse d'adolescent impulsif le mettent bien souvent dans des situations inconfortables, mais celle des autres. Un pouvoir d'autant plus fort qu'il n'a pas conscience de cette aura (non, ce n'est pas un jeu de mots...), ce qui le rend plus touchant encore.

L'humanité de Liborio fait un bien fou, en ces époques troubles où l'on regarde l'autre de haut, avec mépris, parfois avec haine... Lui-même est bien placé pour savoir tout ça, mais cela ne l'a pas changé, au contraire, il reste ce gentil garçon, un peu balourd, un peu pataud, par moment, mais avec un coeur gros comme ça, dont il n'hésite pas à se servir.

Sans oublier son insatiable amour des livres, cette passion tardive, opportunité saisie parce que c'était aussi la seule qu'il avait à portée de main, dans cette librairie presque carcérale dont il ne sortait presque jamais. Au passage, vous verrez en lisant que le sort de cette librairie est aussi très intéressant pour en dire long sur l'évolution de la société américaine...

Liborio, on pense livre, on pense libre, aussi. Et "Gabacho", c'est aussi l'histoire de cette émancipation, de cet essor. Le roman du passage des derniers instants de l'enfance aux premières périodes de l'âge adulte, la chrysalide qui devient papillon. Bon, costaud, le papillon. Du genre qui pique aussi comme une guêpe, si vous voyez ce que je veux dire...

Ah, un dernier mot, parce qu'il en faut un, même si j'aimerais poursuivre longtemps encore, sur le titre. Gabacho... Un mot péjoratif qu'on s'envoie à la figure entre Wasps et Latinos, et vice-versa. Le Yankee ou le Gringo d'hier est un Gabacho, aujourd'hui. Celui qu'on méprise, qu'on rejette, qu'on chasse (et bientôt, sans doute encore plus qu'aujourd'hui).

Liborio est ce gabacho, sans peur et sans reproche, qui donne des lettres de noblesse à son statut précaire et dédaigné. Bien sûr, on peut se contenter de lire ce roman et d'y prendre un plaisir fou. Mais qu'il est difficile de ne pas faire le lien avec la situation actuelle des Etats-Unis et les inquiétudes qu'elle suscite, à juste titre.

Aura Xilonen nous bouscule, nous interpelle, elle a le talent pour nous faire rire et nous émouvoir par les péripéties qui jalonnent le parcours de son personnage. Mais, surtout, elle nous sensibilise au sort de tous ceux qui, comme Liborio, on tenté, au péril de leur vie, souvent, de franchir une frontière et qui sont aujourd'hui encore une fois dans la ligne de mire...

Les derniers feux d'un rêve américain qui pourrait rapidement tourner au cauchemar...

2 commentaires:

  1. Merci pour ce commentaire qui donne envie de découvrir l'oeuvre !

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  2. Super chronique très détaillée ! Je suis absolument d'accord avec vous sur ce roman. Il est étonnant, et déstabilisant. Je me pose juste la question du Boss. Pour moi, malgré son rôle de patron esclavagiste et sa méchanceté, je pense que sa dureté cache un certain intérêt pour Liborio. Qu'en pensez-vous ?
    Si cela vous intéresse, voici ma chronique : http://livre-metamorphose.blogspot.fr/2017/03/gabacho-de-aura-xilonen.html

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