dimanche 5 février 2017

"Oeuvrer pour son propre bonheur, Monsieur Halphen, n'est pas donné à tous. Mais si cela vous est donné à vous, c'est une grande trahison que d'y manquer".

Après "Gabacho" et "Les aventures d'Augie March", encore une lecture où la question du bonheur se pose, où des personnages sont en quête de cet épanouissement, de cet accomplissement. Mais le contexte sera sensiblement différent, le ton, aussi, plus mélancolique. Un court roman, un peu plus de 200 pages, qui se lit d'une traite, et vous fait voyager sur trois continents, dont l'Amérique du Sud. Car l'Argentine et son histoire contemporaine sont l'un des fils conducteurs d'un récit au dénouement tout à fait surprenant. "Les Harmoniques" est le nouveau roman de Gérald Tenenbaum qui vient de paraître aux éditions de l'Aube. Pour qui a lu "l'Ordre des jours" (que ce même éditeur va rééditer), "l'Affinité des traces" ou "Peau vive", ce nouveau livre s'inscrit dans la lignée et permet à l'auteur de nous offrir le portrait d'un mathématicien (la profession première de Gérald Tenenbaum), lunaire et touchant, comme enfermé dans cet univers abstrait et inadapté au monde qui l'entoure.



1994. Pierre Halphen est en voyage à Buenos Aires, en compagnie de plusieurs de ses collègues mathématiciens. Il est attendu à l'ambassade de France mais, étourdi comme il se doit, il est en retard et ses amis ne l'attendent pas. Lorsqu'il arrive à l'entrée, il est donc seul et a oublié son carton d'invitation. Une vraie caricature ambulante de savant !

Il doit alors son salut à l'intervention d'une jeune femme, Keila, une Argentine, invitée elle aussi à la réception, et qui va le prendre sous son aile pour lui permettre d'entrer dans le bâtiment diplomatique. Une rencontre qui va marquer durablement la vie de ces deux-là. Je pourrais vous dire "coup de foudre", "histoire d'un amour", "un homme et une femme, chabadabada...", mais non, rien de tout ça.

Ils sont pourtant très différents l'un de l'autre. Lui, le scientifique, elle, la comédienne, pas une star, au contraire, plutôt une anonyme jouant sur de petites scènes devant un public peu nombreux. Une femme qui possède également un secret : la disparition de sa soeur, une quinzaine d'années plus tôt, sous la dictature. Keila consacre une grande partie de son temps à chercher sa trace...

La faute, certainement, à la timidité profonde du Français. Pierre et Keila s'entendent bien, s'apprécient, se plaisent, c'est une évidence, mais la relation se noue doucement... avant de s'interrompre brusquement. Parce que le mathématicien doit rentrer en France, mais surtout à cause d'un événement dramatique qui va le laisser sans nouvelle de la jeune femme.

Jamais Pierre n'oubliera Keila, mais jamais il ne réussira à la revoir. Evaporée, disparue... Morte, peut-être, pense-t-il. Alors qu'il se renferme chaque jour un peu plus sur lui-même, s'isolant dans ses recherches et ressassant cette rencontre qui aurait pu changer sa vie, Samuel, journaliste de son état, ne supportant pas de voir son ami se flétrir ainsi, va mener l'enquête pour retrouver Keila.

"Les Harmoniques" est un roman qui s'étale sur une vingtaine d'années, depuis cette rencontre inopinée à Buenos Aires, jusqu'à un voyage à Venise, dans les brumes de février, à quelques jours de l'ouverture du carnaval. Mais que de chemin, pour en arriver là ! Et surtout, une construction volontairement atomisée et déstructurée de la part de l'auteur.

Le lecteur enchaîne les chapitres en voyageant aussi bien dans le temps et dans l'espace. On passe d'une époque et d'une période à l'autre, se rapprochant de 2015 ou s'en éloignant, au gré des événements. On reste bien sûr en Argentine, mais, sur le chemin de Venise, on passe par Paris, Madrid, Tel Aviv, dans une recherche de l'âme soeur qui ne semble jamais vouloir aboutir.

D'un côté, Pierre, dont la vie semble s'être figée à son retour d'Argentine, qui trouve refuge dans des recherches très pointues, dans un domaine qui nous dépasse (enfin, moi, c'est sûr, les maths ne sont définitivement pas mon truc...) ; de l'autre, Keila, qui ignore tout du désarroi de Pierre et poursuit sa propre quête, celle de sa soeur.

Deux destins qui auraient pu entrer en harmonie (je me rattrape comme je peux, je n'ai strictement rien compris à ce que sont les harmoniques, et donc, je suis incapable de les relier à l'histoire ; mais faites-moi confiance, tout ça est d'une logique imparable) mais longtemps éloignés, comme deux aimants de même charge qui se repoussent.

Je laisse volontairement beaucoup de choses dans l'ombre, de peur de trop en dire. Mais, je ne peux passer sur un des personnages principaux de cette histoire : l'Argentine. Et son histoire, depuis la dictature Videla, dans la deuxième moitié des années 1970 jusqu'à notre époque, avec l'instabilité économique et politique.

Et c'est véritablement un événement qui sous-tend tout. Une onde de choc dont les remous continuent encore d'agiter le pays, avec son lot de scandales, d'implications de notables et de dirigeants et des relents plus nauséabonds encore. Je me souvenais de cette affaire, mais j'ignorais qu'elle pourrissait encore la vie argentine ces dernières années.

Il s'agit d'un attentat. Le pire de l'histoire du pays. Le plus meurtrier. Le 18 juillet 1994, une voiture piégée explose en plein coeur de la capitale, Buenos Aires. Le bâtiment visé abrite des associations juives, dont l'AMIA, l'Association mutuelle israélite argentine. 84 morts, 230 blessés, des soupçons vers l'Iran et le Hezbollah, mais aucune revendication ne sera jamais publiée.

35 années d'histoire de l'Argentine, avec cet attentat comme pivot, forment alors l'arrière-plan principal du livre. Et Keila qui, aux yeux de Pierre, devient une "desaparecida", une disparue, exactement comme, pour elle, cette soeur jumelle raflée par les séides de la dictature et jamais réapparue depuis.

Voilà où se trouve cette résonance qui met Keila et Pierre sur la même longueur d'ondes, sans qu'ils s'en rendent compte : une disparition inexpliquée qui brise le coeur et ronge l'âme, jusqu'à mettre en péril le sens des réalités. Jusqu'à couper la relation au monde en devenant une obsession. Oui, les aimants, encore eux...

Le choix de l'événement n'est bien sûr pas anodin. Elle introduit la question de la judaïté, qui est aussi un thème, secondaire mais important, de ce roman. Keila et Pierre sont juifs, conscients de cette appartenance mais sans en faire pour autant la principale composante de leur existence. Mais les événements vont leur renvoyer au visage.

De la façon la plus terrible, avec l'attentat de l'AMIA. Keila directement, Pierre par ricochet, si je puis dire. Et, plus encore par la discussion au cours de laquelle lui sera assénée la terrible sentence que j'ai placée en titre de ce billet, constat terrible de justesse, une évidence dont Pierre a conscience sans pouvoir inverser les choses.

Voilà qui nous amène au personnage de Pierre. J'ai d'abord souri devant son côté... dans la lune, on va dire. Cette timidité qui cache en fait un mal fou à s'adapter au monde lorsqu'il sort de sa bulle mathématique. Lorsqu'on le rencontre, il a vraiment tout de ces scientifiques qu'on caricature volontiers comme des distraits pathologiques, capable des raisonnements les plus ardus tout en ratant les gestes les plus simples.

Alors, oui, Pierre est lunaire. Au point de s'enfoncer dans une espèce de dépression si discrète que personne ne réalise vraiment la nature de ce repli. Un repli sur soi, mais surtout, sur les mathématiques, ce domaine où, là, il maîtrise tout, ou presque. On suit Pierre dans cette crise sentimentale où son impuissance fait mal.

Le lecteur n'est pas le seul témoin de ce mal-être. Samuel, l'ami, le fidèle, le sagace, lui, ressent la douleur muette de Pierre et va essayer de l'aider. Il y a quelque chose d'un Cyrano de Bergerac, chez Samuel, même si c'est Pierre qui souffre de la mélancolie qui habite et que camoufle derrière sa faconde le personnage de Rostand.

Pierre pourrait être un personnage romantique, celui qu'on perçoit dans cette couverture qui m'a rappelé le tableau de Caspar Friedrich, ce voyageur qu'on voit debout face à la nuée. Mais Pierre est un scientifique, on y revient. Perdu lorsqu'il s'agit d'ouvrir son coeur. Incapable de rompre ses amarres pour se lancer en personne à la poursuite de Keila.

N'y voyez pas de contradiction, "Les Harmoniques" est pourtant bien un livre romantique, dans une acception plus moderne du mot. Nulle comédie dans cette histoire, la tonalité générale est plutôt sombre, empreinte de mélancolie, je réécris ce mot car il me semble le meilleur pour définir ce que j'ai ressenti.

Pierre, Keila. Keila, Pierre. Petit à petit, la scène d'ouverture du roman prend sens, reste à savoir comment on va y parvenir. Tout cela est d'une imparable logique... Et pourtant, on se fait surprendre par Gérald Tenenbaum et le dénouement qu'il nous a concocté. De quoi aussi donner de l'originalité à une histoire d'amour qui semblait pliée d'avance...

Et de quoi faire, oui, je n'en démords pas, des "Harmoniques", une vraie histoire romantique. Après avoir lu les dernières lignes, on reste un temps sous le choc. On pense à Pierre et Keila, forcément. A ce bonheur qui fuit, comme le sable qui glisse entre les doigts, ou qu'on fuit, peut-être de peur qu'il ne se sauve.

Ce bonheur, donnée insaisissable qu'aucune équation mathématique ne peut synthétiser...

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