samedi 23 septembre 2017

"Ils se mentent à eux-mêmes en disant qu'on n'est pas humains pour ne pas avoir à se sentir coupables de la manière dont ils nous traitent".

Cette fin d'été est traditionnellement marquée par la rentrée littéraire et cette année, sans doute en prévision du "Mois de l'imaginaire", qui se déroulera en octobre, il y a eu également pas mal de sorties en fantasy depuis quelques semaines. Après Sylvie Miller, Fabien Cerutti, Elisabeth Ebory, côté français, et le surprenant premier roman de Scott Hawkins, côté anglo-saxon, voici un nouvel exemple remarquable de la vivacité de l'imaginaire en ce moment : "La Cinquième saison", premier tome du nouveau cycle de la romancière américaine N.K. Jemisin "Les Livres de la Terre fracturée", est désormais disponible dans la collection Nouveaux Millénaires des éditions J'ai Lu (traduction de Michelle Charrier). Un roman sur lequel il y a énormément de choses à dire, dans le fond et la forme, porté par un univers incroyable, dystopique et familier, et des personnages fascinants, troublants, que l'on suit dans des tribulations pleines de dangers où le bonheur existe, mais ne s'installe jamais bien longtemps...



Le Fixe est un continent soumis à une très intense activité sismique. Des secousses régulières qui, à chaque fois qu'elles se déchaînent, dévastent tout et poussent la civilisation à sans cesse devoir se reconstruire, à déplacer les endroits où se construisent les villes, à reprendre le cours d'existences sans cesse menacées.

Et les tremblements de terre ne sont pas le seul danger que les habitants du Fixe doivent affronter. En effet, qui dit activité sismique, dit éruptions volcaniques. Celles-ci s'accompagnent d'immenses projections de cendres qui créent de terribles nuages. Le soleil ainsi masqué, ce sont des hivers d'une longueur exceptionnelle qui se déclenchent sur tout ou partie du Fixe.

Quand ces hivers durent plus de six mois, on appelle cela la Cinquième saison. Plusieurs fois au cours de son histoire l'humanité a dû faire face à ces enchaînements de cataclysmes et ces longues nuits, qui mettent en péril leur survie. A certains éléments, il se pourrait qu'une nouvelle fois, le Fixe doive faire prochainement face à une Cinquième saison...

Mais tout cela, Essun s'en moque. Elle a d'autres préoccupations plus personnelles. Son époux, Jija, vient de s'enfuir avec leur fille, Nassun. Avant son départ, il a tué leur jeune fils, Uche, qu'il a battu à mort... Désespérée, Essun est restée longtemps prostrée avant de recevoir le soutien de ses voisins. Mais elle a compris qu'elle allait devoir partir, elle aussi.

D'abord, parce qu'elle veut retrouver Nassun. Même si cela semble irrationnel, elle pense que sa fille est encore en vie, que son père ne lui a pas fait subir le même sort qu'à son fils. Pourtant, elle a une autre raison pour quitter Tirimo, la petite ville où elle a connu ce qui ressemble le plus au bonheur. Car, bientôt, son secret sera révélé à tous, et si elle reste, ses concitoyens voudront la tuer...

C'est ce secret qui a poussé Jija à commettre l'innommable : il a découvert que Essun n'était pas celle qu'il croyait, et qu'elle avait transmis ses différences aux enfants... Mais qui est-elle, alors ? Les gens diraient sans doute d'elle qu'elle est une gèneuse, terme péjoratif et même insultant. En fait, elle est une Orogène.

Ces créatures, que les humains considèrent comme appartenant à une autre espèce et qu'ils méprisent, sont pourtant fondamentales pour la survie du Fixe. En effet, les Orogène ont les compétences pour manipuler, contrôler et même, avec l'expérience, utiliser les différentes forces à l'oeuvre lorsque l'activité sismique se déchaîne.

D'ailleurs, si partout on chasse les Orogènes, on les traque et on les tue quand on les découvre, même les plus jeunes enfants, à Lumen, la capitale, ils occupent une place particulière. Regroupé au sein d'un mouvement baptisé le Fulcrum, ils ont pour mission de protéger au mieux une grande partie du continent en atténuant les secousses quand elles se produisent.

Au Fulcrum, sorte d'école aux allures très militaires, avec uniformes, grades et règlements très stricts, on forme les Orogènes pour qu'ils développent et maîtrisent leur pouvoir. C'est au Fulcrum que va être conduite la seconde protagoniste de ce roman, Damaya. Une enfant originaire d'un village des confins du fixe qui n'a eu que le tort de naître Orogène...

Ses propres parents ont décidé de se débarrasser d'elle, effrayés par son pouvoir. Ils ont fait appel à ceux qu'on appelle les Gardiens, un ordre chargé de surveiller et, quand c'est nécessaire, de traquer les Orogènes. Eux seuls semblent savoir comment empêcher les Orogènes de déchaîner leurs terribles pouvoirs. Eux seuls savent comment les amadouer. Comment les tuer, aussi.

Le Gardien qui va se charger d'escorter Damaya s'appelle Schaffa et, à sa manière, protectrice mais ferme, il va profiter du voyage jusqu'à Lumen pour inculquer à l'enfant quelques notions qui lui seront utiles. En fait, il va lui donner différents avertissements, parfois radicaux, pour que la gamine comprenne qu'elle est différente et qu'il n'aura aucun scrupule à la tuer si elle sort des clous...

Au Fulcrum, Syénite vit déjà depuis un moment. Elle est Orogène de quatrième anneau, ces grades qu'acquièrent ces créatures en fonction de leur expérience et de leurs aptitudes. Syénite a atteint l'âge où le Fulcrum attend d'elle qu'elle devienne une reproductrice. Puisque les Orogènes sont partout chassés, autant en faire naître le plus possible directement au sein de l'organisme protecteur.

Une situation qui n'enchante guère Syénite, qui n'a pas du tout l'intention d'être mère. Et qui en a encore moins envie quand elle découvre celui avec qui elle va devoir concevoir ces enfants : il se fait appeler Albâtre, c'est un dix-anneaux, le grade le plus élevé chez les Orogènes, mais c'est surtout un personnage insupportable et aussi peu motivé qu'elle...

Trois histoires parallèles, trois personnages féminins, trois héroïnes que l'on va suivre tout au long de ce premier tome, et qui doivent faire face autant à leur difficultés personnelles et à leur vie d'Orogènes, qu'à ce monde qui gronde, qui bouge en permanence et où il leur faudra accepter d'être considérées avec mépris ou peur...

Voilà un décor planté aussi brièvement que possible, avec ce monde sens dessus dessous, au bord de l'écroulement ou plutôt, de l'engloutissement par cette terre avide et turbulente. A travers les parcours d'Essun, Damaya et Syénite, on va aussi avoir l'occasion de découvrir différentes régions du Fixe, différentes conditions de vie, différentes manières d'affronter la fatalité sismique...

Comme toujours, avec la fantasy, lorsqu'elle se déroule dans un monde qui n'est pas le nôtre, il faut un temps d'adaptation au lecteur pour trouver ses repères. N.K. Jemisin fait d'ailleurs très bien les choses, en nous faisant entrer directement dans le vif du sujet, puis en distillant les éléments clés liés à cet univers si spécial au fil de son récit (en l'occurrence de ses récits parallèles).

Et, au fil de ces histoires parallèles, cet univers gagne en épaisseur, devient de plus en plus inquiétant, déroutant, même. Dans le même temps, le rôle des Orogènes lui aussi devient plus clair, tout comme leurs capacités effectives. Dès le départ, Essun fait une impressionnante démonstration lors de son départ de Tirimo, mais c'est un acte individuel.

Or, il faut vraiment envisager les Orogènes comme une communauté, assez spéciale, puisque les Orogènes ne peuvent unir leurs pouvoirs et se soucient donc a priori peu de ce que font leurs congénères, mais la structure dont le Fulcrum est le centre nerveux (et le mot n'est pas anodin) va se révéler, en même temps que son incroyable travail pour sauvegarder le Fixe, ainsi que ses zones d'ombre.

Ce monde que l'on découvre, et dont on ne maîtrise sans doute pas encore toutes les subtilités, est-il un monde dangereux dans son essence ou bien avons-nous le décor parfait pour une dystopie ? Ce sujet pourrait entraîner pas mal de discussions. On pourrait même imaginer une dimension médiane, d'un monde effectivement complexe et dangereux qui se mue en dystopie quand arrive la Cinquième saison.

Mais, si je pose cette question, c'est parce qu'il y a quelques éléments dans le cours du roman qui évoque la responsabilité des humains dans la dégradation des conditions de vie sur le Fixe (et peut-être ailleurs, car on ignore quasiment tout du reste du monde). On voit là un avertissement qui nous est donné, à nous, lecteurs, à propos de nos comportements et de leurs conséquences en termes d'écologies et de climat.

Au point de se demander si ce Fixe, ce bout de terre entouré d'eau et secoué sans cesse par la colère souterraine ne serait pas un vestige d'un monde que nous connaissons bien et qui aurait, quelque temps auparavant, suite à des excès et des folies, été salement amoché par une nature vengeresse, infligeant à une humanité irresponsable la correction qu'elle mérite.

Mais, le véritable thème très fort qui transparaît dans ce premier tome et animera sans doute le cycle dans son ensemble, c'est la question de la différence et du rejet qu'elle entraîne. Rien ne distingue physiquement les Orogènes des humains, sur le Fixe. Essun a pu vivre des années sans que même son époux se doute de son secret...

Cependant, dès que ce secret est révélé, de différentes façons, cela déclenche aussitôt une peur, un dégoût, une haine farouches  et cela place l'Orogène dans la situation la plus inconfortable qui soit. Un Orogène qui a parfois eu le temps de se préparer à ce qu'on découvre un jour qui il est, mais qui, à d'autres moments, reçoit la nouvelle comme un coup de massue ou sans rien comprendre à ce qui lui arrive.

Damaya, par exemple, n'est encore qu'une enfant et ces histoires d'Orogènes, elle n'y pige que dalle. Elle n'a pas les connaissances nécessaires pour cela et même si elle les avait, comment pourrait-elle comprendre que, du jour au lendemain, ses parents aimants l'enferment dans une grange devenue prison, en attendant qu'un Gardien viennent la chercher comme on se débarrasse d'un encombrant ?

Moi-même, en écrivant ces lignes, je revis ces passages et je peine à les comprendre... Mais, je ne vis pas sur le Fixe, remarquez, je ne suis pas sujet à ces peurs ancestrales, fondées sur des éléments irrationnels, en tout cas, de ce qu'on en perçoit dans un premier temps. Et ce qui rejaillit surtout, c'est la sensation d'être devant un extraordinaire paradoxe.

Car, si la vie est préservée sur le Fixe, c'est bien grâce aux Orogènes et au système instauré depuis le Fulcrum, qui essaye de couvrir le continent avec un patchwork composé par les pouvoirs d'Orogènes qu'on appelle des noeuds. On pourrait penser à une espèce de maillage à la façon de la couverture d'un réseau de téléphonie mobile, mais dont le but est de maîtriser les soubresauts terrestres.

Pourtant, et on le verra avec Syénite et Albâtre, lorsqu'ils arrivent quelque part en mission officielle, comme des prestataires de n'importe quel service, on les accueille avec fraîcheur, mépris, on fait pour eux des entorses aux traditions les plus ancrées, à l'hospitalité pourtant proverbiale que l'on se transmet de génération en génération...

Les Orogènes ne sont pas les bienvenus alors que sans eux, le Fixe serait probablement un caillou désert, englouti par un tsunami ou vaporisé par l'explosion d'un volcan surgi des eaux... Alors pourquoi tant de haine ? Pourquoi les Orogènes sont-ils considérés non seulement comme différents, mais carrément comme des non-humains ?

Parce qu'ils savent faire ce que personne d'autres ne sait faire... Jamais le mot magie n'est prononcé dans "la Cinquième saison" et la nature de ces aptitudes extraordinaires n'est jamais spécifiée. Au passage, c'est pourtant cela qui fait de l'univers du Fixe un univers de fantasy : ce n'est pas la science qui permet aux Orogènes d'agir pour maîtriser (mais aussi parfois accentuer) les séismes.

Alors, est-ce un don ? Ou une malédiction ? La question est posée dans le livre, en tout cas, l'affirmation est lancée : c'est une malédiction, on doit vivre avec et en subir les conséquences, supporter le mépris, l'ingratitude, le rejet, ou pire encore. Ils sont d'ailleurs bien gentils, ces Orogènes, de continuer à protéger ceux qui les haïssent aussi ouvertement !

Difficile de ne pas lier cette histoire à la situation de N.K. Jemisin et plus largement aux polémiques très violentes qui ont agité le microcosme de la SFFF aux Etats-Unis ces dernières années. Vous voyez sur la couverture de "la Cinquième saison" le bandeau mentionnant le prix Hugo décerné à la romancière. Une des plus prestigieuses récompenses pour une oeuvre d'imaginaire.

Or, voir ce prix remis à une femme noire, ce ne serait sans doute pas anodin en temps normal, mais après l'affaire de ce qu'on a appelé "les Sad Puppies" (voir l'article du Monde sur le sujet), c'est un choix primordial. On pourrait d'ailleurs élargir la question à toute la société américaine qui ne cesse de lutter, jour après jours, contre ses vieux démons racistes...

Et c'est bien de cela dont parle "la Cinquième saison", de cette Amérique surpuissante qui court à sa perte, brûlant la chandelle par les deux bouts et rejetant une large frange de sa population sur des critères de race... Je suis curieux à plus d'un titre de découvrir la suite des "Livres de la Terre fracturée", et particulièrement pour voir quel sort sera réservé aux Orogènes, quel comportement ils adopteront.

Au passage, je vous signale qu'il y a en fin d'ouvrage (dites, Monsieur J'Ai Lu, c'est dommage de ne pas avoir mis une note pour le signaler) un glossaire où est défini le vocabulaire propre à l'univers du Fixe. Je m'en suis d'ailleurs inspiré pour rédiger ce billet. On y trouve aussi une chronologie où sont mentionnés les précédents hivers prolongés, alias les cinquièmes saisons.

N'hésitez pas à lire ces définitions, on y glane des informations précieuses pour mieux entrer dans cet univers, je le redis, assez déroutant au départ. Et une en particulier, que j'ai hésité à mettre dans ce billet. J'ai effleuré le sujet, mais je ne l'ai pas présenté de la même façon, avec les mêmes mots que dans ce glossaire. Je me demande comment cela évoluera dans les prochains volets ou si c'est juste un détail...

Allez, je referme tout cela, en vous disant tout de même que le travail de N.K. Jemisin mérite amplement le prix Hugo qu'on lui a décerné, et indépendamment de toute polémique ou pression. "La Cinquième saison" est un roman impressionnant dans le fond, comme dans la forme, dans la caractérisation de ses personnages, les principaux comme ceux qui occupent une place plus secondaire.

C'est une série qui a d'ailleurs sa propre tectonique, tout y est mouvant, les changements peuvent être brutaux, violents, et certains personnages appelés à évoluer de l'arrière-plan au premier plan... Il reste encore beaucoup à découvrir, même si vous verrez que ce premier volet contient déjà son lot de surprises. Jusqu'à ses derniers mots, qui ouvrent de bien étonnantes perspectives...

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