Notre roman du jour n'est pas seulement un roman sur la photographie (et pas n'importe quelle forme de photographie, on le verra, oubliez les selfies et Instagram), mais elle en est un élément important. Un outil formidable plus qu'une technique artistique, un moyen de transmettre de l'information parfois plus fort que bien des mots, mais qui nécessite de connaître son contexte. Six ans après avoir reçu le prix Goncourt pour "Le Sermon sur la chute de Rome", Jérôme Ferrari propose avec "A son image" (en grand format aux éditions Actes Sud) un roman à la construction narrative très intéressante, où il évoque l'île qui lui est chère, la Corse, et propose de découvrir un personnage féminin dont le portrait se dessine en creux au fil des chapitres. Une jeune femme pleine de force et de détermination, en quête d'un idéal, d'une raison de vivre, jusqu'à choisir une voie déroutante, qui la marquera profondément. Un roman fort, superbement écrit, et un hommage appuyé aux photographes de guerre, à ceux dont le métier est de fixer sur le papier les moments forts de l'actualité qui, un jour, illustreront peut-être un livre d'Histoire...
Un soir d'août 2003, Antonia se trouve sur le port de Calvi quand elle aperçoit un visage qu'elle reconnaît immédiatement parmi un groupe de légionnaires. Cet homme, elle en est certaine, elle l'a bien connu, quelques années plus tôt, dans un contexte très différent. Cela se passait dans ce qui ne s'appelait déjà plus la Yougoslavie, un pays déchiré par une effroyable guerre civile.
La jeune femme a passé la journée à photographier de jeunes mariés qui venaient de se dire oui et ce visage la replonge brusquement dans un passé douloureux. Elle décide d'aller voir celui qu'elle connaît sous le nom de Dragan et ensemble, il passe la soirée et une bonne partie de la nuit à discuter, à se souvenir de cette période si violente.
A l'aube, malgré la fatigue de la nuit blanche, elle dit au revoir à Dragan et prend la route pour rentrer chez elle, dans le sud de l'île. Alors qu'elle circule sur une route sinueuse et escarpée, son véhicule quitte la route et s'écrase en contrebas... Antonia, 38 ans, passionnée de photographie depuis l'enfance au point d'en faire son métier, est tuée sur le coup...
Pour ses proches, le choc est terrible, on l'imagine, et en particulier pour son parrain, qui était également son confident, et qui va présider les funérailles. En effet, ce parrain est devenu prêtre, une vocation tardive qu'il exerce avec une foi farouche dans un contexte corse loin d'être toujours évident, loin d'être toujours très calme.
Cette messe d'obsèques est le fil rouge de ce roman, construit comme un Requiem, et à chaque étape, c'est l'occasion pour l'ecclésiastique de se souvenir d'Antonia, de sa jeunesse, de ses engagements, de ses amours, de ses choix de vie quelquefois surprenant, de sa passion pour la photographie, qu'il a initiée en lui offrant son premier appareil, de cette quête d'idéal qu'elle n'a jamais vraiment trouvé...
On va donc découvrir petit à petit son parcours, en Corse, d'abord, avec ce premier amour, si fort, pour un jeune nationaliste, alors que l'île s'embrase dans ces années 1980 tumultueuses, une relation douloureuse, qui va laisser bien des traces et la pousser à vouloir aller ailleurs. A quitter ses fonctions de journaliste pour un canard corse afin de voler de ses propres ailes comme photographe de guerre.
A l'époque, à quelques heures à peine de la France, un pays européen implose à coup de massacres de civils et de nettoyage ethnique. Antonia s'envole alors pour la Yougoslavie, ou ce qu'il en reste, en pensant qu'elle sera plus utile qu'à couvrir les conférences de presse plus ou moins clandestines du FLNC. Mais n'a-t-elle pas été un peu présomptueuse ?
A travers ces souvenirs et cette vie que l'on appréhende de mieux en mieux, on comprend mieux ce qui a à ce point bouleversé Antonia quand elle a vu Dragan. Une rencontre impromptue dont seul le lecteur a connaissance et qui, dans ce contexte nouveau, laisse apparaître une ambiguïté sur la mort d'Antonia : accident... ou suicide ?
Sur ce dernier point, c'est véritablement mon impression que je vous donne. A chacun de se faire une réponse, Jérôme Ferrari ne donnant aucun élément décisif sur la question et mettant en scène avec beaucoup de finesse les derniers instants d'Antonia. Mais, si j'en parle, c'est parce que je crois que la question se pose et qu'elle est cohérente avec la personnalité de la jeune femme et son parcours un peu chaotique.
"A son image" est le roman d'une vie imparfaite, d'un destin incomplet, inaccompli. On ressent une réelle frustration chez Antonia qui n'est finalement heureuse que lorsqu'elle peut prendre des photos. Pas celles grâce auxquelles elle gagne sa vie, et l'on ressent d'ailleurs le côté utilitaire de cette activité, mais ces photos qui font vraiment battre son coeur, parce qu'elle saisit un instant magique, important.
C'est aussi en pensant à Antonia que j'ai choisi cette phrase comme titre de ce billet. Parce qu'il y a d'abord une espèce de profession de foi qu'embrasse la photographe, "rendre visible ce que personne ne voulait voir", ensuite, un résumé de sa propre histoire en Corse, lorsqu'elle couvre les actions d'éclat des nationalistes en sachant très bien qui se cache sous les cagoules et qu'on l'utilise pour une propagande inepte.
Enfin, il y a cet idéal, résumé en trois adjectifs : utile, courageuse, obstinée... Les deux derniers correspondent parfaitement au caractère entier d'Antonia. Reste l'utilité, après laquelle on a l'impression qu'elle a couru, en vain, toute sa courte vie. Qu'elle couvre l'actualité locale en Corse, et pas la plus passionnante, ou qu'elle immortalise les mariages et les anniversaires, elle ne ressent pas cette plénitude.
C'est pour cela qu'elle a choisi de partir suivre un conflit, en l'occurrence la guerre de Yougoslavie. Avec l'idée que ce qu'elle photographierait servirait à informer un public de ce qui se passe si près, tellement près de chez eux... Force est de reconnaître que ce sera encore un échec, peut-être le pire de tous ceux essuyés par Antonia, et assorti de souvenirs durs à porter.
Non, Antonia n'a jamais réussi à se sentir utile, parce qu'elle s'est sans doute fait une très (trop ?) haute opinion de ce mot. Son parrain, plus confident que confesseur, a été le témoin privilégié de cette lutte pour devenir quelqu'un d'utile et, au moment de dire cette messe, la messe du dernier adieu à Antonia, il se dit certainement que lui aussi à échoué.
Il a échoué toutes ces années à trouver les mots pour convaincre Antonia qu'elle était utile, quoi qu'elle fasse. Il l'a vue, accro à Pascal, ce petit voyou qui lu préfère la cause indépendantiste et se moque d'elle et de ses sentiments. Il l'a vue, plus abîmée encore à son retour de Yougoslavie, par ce qu'elle y a vu, mais n'a pu transmettre.
Il l'a vue, enfin, dans cette dernière partie de sa vie, paisible en apparence, mais tellement insatisfaisante, tellement artificielle, entre la première risette du petit dernier, l'anniversaire du cadet et le mariage en blanc de la plus grande. Des moments forts pour ceux qui les vivent et qui les revivront en regardant les photos d'Antonia, mais tellement creux, vides de sens pour elle...
Je n'ai pas lu tous les romans de Jérôme Ferrari, mais il me semble que c'est la première fois qu'il construit un roman autour d'un personnage principal féminin. Il installe une femme libre, qui a en tout cas tout fait pour le devenir après son entrée délicate dans la vie adulte. Une battante, une femme qui lutte autant contre le monde qui l'entoure que contre elle-même, éternelle insatisfaite.
Plus on la découvre, plus on s'attache à Antonia. Plus on s'attache et plus on voudrait la rassurer, l'aider. Et puis, on se rappelle qu'il est trop tard, que les mots sont dérisoires et cela rend ce parcours plus douloureux encore. Là, je pense aussi que vous voyez pourquoi se poser la question "accident ou suicide ?" a un sens et une vraie cohérence.
Et puis, il y a la photographie, l'image. Ce sont des éléments centraux de ce roman, au même titre que la vie et la mort d'Antonia. Il y a évidemment la passion de la jeune femme pour cette activité, d'abord un hobby, puis une profession, mais ce n'est pas tout. Au cours du récit, décidément bien rempli, entre les moments forts des funérailles d'Antonia et les souvenirs du prêtre, viennent s'intercaler d'autres éléments.
Apparaissent d'autres personnages, présentés sous leur prénom et la simple initiale de leur patronyme. Des personnages qui, contrairement à Antonia, ne sont pas sortis de l'imagination de l'auteur, mais ont bel et bien existé. Des personnages qui ont laissé une trace, qui ont laissé des images. Et des clichés qui ont marqué leur époque, parfois perduré...
Ces personnages, ce sont des photographes, et plus particulièrement des photographes de guerre, terme un peu générique, car certaines des photos qui sont évoqués ne sont pas toutes des photographies de guerre, en tout cas, pas au sens où on les imagine. Ce sont aussi parfois les conséquences des guerres ou les moments marquant leur fin.
Les noms de ces personnages ne vous diront sans doute rien pour la plupart, et pourtant, certaines des photos évoquées par Jérôme Ferrari nous ont marqué, comme cette brèche s'ouvrant dans le Mur de Berlin, un jour de novembre 1989. Si vous tapez "Chute du Mur de Berlin" sur un moteur de recherche, il est probable que cette photo de Gérard Malie apparaîtra dans les premières occurrences :
Chaque photo évoquée nous parle, par les émotions qu'elles nous transmettent, positives comme négatives, la violence de notre monde comme des instants incroyables. Là est la force de la photographie : capturer l'instant, attraper le petit truc qui passerait en quelques secondes et le rendre immortel. A condition de connaître son contexte.
On a coutume de dire que les premiers reporters de guerre sont apparus pendant la Guerre de Crimée. Les photographes aussi ont suivi le mouvement (au cours de ma lecture du roman d'Alan Spence "Le Monde flottant", évoqué il y a quelques semaines sur le blog, je découvrais ainsi les clichés pris au Japon par Felice Beato au tournant des années 1850-60).
Jérôme Ferrari ne remonte pas aussi loin, mais il y a une raison à cela : le premier photographe qu'il évoque est Gaston Chérau, à qui il a consacré il y a quelques années un livre écrit à quatre mains avec Olivier Rohe, "A fendre le coeur". Il y étudiait le travail photographique incroyablement riche et complètement oublié réalisé par cette homme en Libye entre 1911 et 1912, lors de la guerre italo-ottomane.
Sans doute y a-t-il une complémentarité entre cet ouvrage et ce roman dont Gaston C. devient un personnage, un pionnier qui va ouvrir la voie à d'autres, de différents pays, à différentes époques, chargés de prendre des photos de conflits nés pour différentes raisons... La guerre, mais aussi ses conséquences, parce que c'est l'humain qui est au coeur de tout.
Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est le visage de Dragan qui lance le roman, lorsque Antonia le repère, au milieu de ses compagnons de régiment. Elle a l'oeil du photographe, les traits de cet homme sont gravés dans sa mémoire, comme tant d'autres sujets qu'elle a cadrés et fixé sur la pellicule. Avec ce visage, une ribambelle de souvenirs et d'images resurgissent...
Des souvenirs qui ne sont pas juste un instantané, mais tout un contexte, stimulant tous les sens et réveillant des émotions profondes. Car, ne vous y trompez pas, ce n'est pas parce qu'on est témoin et qu'on décide de le prendre en photo qu'on est insensible à tout le reste, au contraire. C'est parce qu'on ressent la puissance de cet instant qu'on veut partager ce qu'il induit...
Gaston C. est le premier d'une série de photographes ayant laissé leur empreinte par des clichés très forts. A moins d'être spécialiste du sujet, difficile de les reconnaître juste avec leur prénom et l'initiale de leur nom. Rassurez-vous, ils sont tous cités en fin d'ouvrage et je vous invite à aller regarder leur travail, du moins ce que l'on peut en voir sur internet. Et leur biographie, aussi.
Jérôme Ferrari s'interroge sur la photographie dans ce roman. Huitième art ? Non, la photo n'est pas la peinture, "ce n'est pas en tant qu'art que la photographie donne la mesure de sa puissance", lit-on dans "A son image". La fonction de la photographie, c'est de porter témoignage, de donner la preuve qui étaye les mots, les soutient, les renforce.
Oh, bien sûr, de nos jours, on peut tout faire dire à une photo, même ce qu'elle n'a jamais voulu dire, on la détourne, la déforme, la recadre, la monte à des fins bien peu glorieuses. Tous les jours sur les réseaux sociaux, on y a droit. Mieux vaut qu'Antonia n'ait pas connu cette époque, ses maux n'en auraient été que renforcés...
Oui, la photo est d'abord un témoignage, nous dit Jérôme Ferrari : "le cliché relève non de l'histoire, mais de l'actualité", écrit-il. Elle n'a pas forcément pour objectif de perdurer, de devenir un document historique, en tout cas, ce n'est pas l'idée du photographe lorsqu'il appuie sur le déclencheur, mais l'Histoire peut parfois s'emparer d'un cliché.
La photo témoigne, de tout et de n'importe quoi, des moments les plus forts et importants, comme des plus futiles et éphémères. "Les hommes aiment à conserver le souvenir émouvant de leurs crimes comme de leurs noces, de la naissance de leurs enfants ou de tout autre moment notable de leur vie, avec la même innocence", lit-on encore.
J'ai été frappé par la récurrence dans le roman du mot "innocence", alors même que les photographes évoqués dans le livre captent régulièrement la laideur de l'être humain et sa profonde duplicité. Un des clichés évoqués, d'ailleurs, incarne parfaitement cela, un soldat frappant violemment du pied un cadavre sur un trottoir, quelque part en Bosnie...
Il y a, derrière cette question de l'innocence, un débat philosophique sur l'image : représente-t-elle la réalité ? Là encore, je vous renvoie au roman, à la vision de Jérôme Ferrari. Mais il est vrai que le choix du cadre, de la composition, de la lumière, tout le travail technique du photographe semble s'opposer à l'idée d'un réel cru, saisi sur le vif.
Et ce débat renvoie au titre du roman : "A son image". Impossible de lire ce roman sans essayer d'attraper les différents sens qui se cachent derrière ce titre. Evidemment en lien avec le personnage d'Antonia, avec les expériences des différents photographes évoqués, sans oublier la dimension religieuse, puisque la Genèse nous dit que "Dieu créa l'homme à son image".
Simple syllogisme : Dieu créa l'homme à son image, or l'homme est monstrueux, donc Dieu est monstrueux. "Le modèle doit être encore pire !", s'écriait Antonia, en partie par révolte contre cet humain capable sans cesse du pire et en partie pour provoquer son parrain. A travers cette formule, c'est bien la question de la fidélité de la reproduction qui est posée, du décalage entre le modèle et sa représentation.
Je suis bien long, je m'en excuse, il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur ce roman, porté par une écriture forte, marque de fabrique de Jérôme Ferrari. De longues semaines que j'ai fini de lire ce livre et vous voyez que les questions qu'il m'a inspirées sont encore bien vivantes. Certainement parce qu'il s'agit de questions très contemporaines dans un monde où l'image est devenue reine.
"Il y a tant de façons de se montrer obscène", écrit Antonia dans le roman. J'ai gardé cette phrase pour la fin de ce billet, car elle met en évidence l'écueil du sensationnalisme, bien plus "vendeur" que la photo de guerre ou d'actualité, pourtant tellement plus importantes que les vulgaires paparazzades... Ainsi va le monde, où le superflu l'emporte sur l'essentiel.
Je vais juste terminer en mettant le lien vers le site du salon du photojournalisme de Perpignan, qui se tient chaque année à la fin de l'été. En surfant sur ce site, en regardant ces clichés, on voit le travail des héritiers de Gaston C. et des autres, et l'on pense alors à Antonia, en se rappelant ces trois mots : utile, courageux, obstiné. Et la volonté de rendre visible ce que personne ne veut voir...
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